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Cluny dans l'historiographie française de la première moitié du XIXe siècle

Date post: 31-Jan-2023
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© Presses universitaires de Rennes 123 Cluny dans l’historiographie française de la première moitié du XIX e  siècle Didier Méhu En 1823, la destruction de l’église abbatiale commencée vingt-cinq ans plus tôt est suspendue. La France, qui expérimente la monarchie parle- mentaire, connaît alors une vague réactionnaire qui oppose durement « libéraux » et « ultras ». Cette bataille se tient aussi sur le terrain de l’Histoire, l’enjeu étant de construire une histoire de France qui soit le ferment d’un sentiment d’unité nationale. L’histoire universitaire penche franchement du côté des libéraux ; elle cherche, avant tout, à tracer le long cheminement de l’esprit rationaliste qui a conduit au triomphe de la liberté, aux révolutions et à la société moderne. L’Église est sur le fil. Si on lui reconnaît sa place dans la longue genèse de l’esprit rationaliste, depuis Abélard jusqu’à Mabillon, elle incarne aussi l’obscurantisme d’un système social que l’on souhaite dépasser. Cluny, produit de la société féodale, occupe nécessairement une place marginale. La longue déliquescence des bâtiments monastiques depuis le départ des moines, la très lente destruction de l’église abbatiale (vingt-cinq ans !) et le désintérêt total dans lequel sont laissées les archives montrent à quel point l’objet est gênant. Et cette gêne se traduit bien évidemment dans le sort que l’on réserve à l’ancien monastère dans l’écriture de l’histoire. Observons-le en deux temps, d’abord dans les histoires nationales qui sont élaborées à Paris dans le cadre universitaire, puis dans le cadre régional où s’élabore une historiographie clunisienne qui s’inscrit dans le renouveau catholique du milieu du siècle 1 . 1. On dispose pour le moment sur le sujet de l’ouvrage de Marquardt J.T., From Martyr to Monument: the Abbey of Cluny as Cultural Patrimony, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, p. 32-53, 79-88, qui situe l’historiographie clunisienne du xix e  siècle dans le cadre du goût romantique pour les ruines, des travaux de conservation et de restauration menés à Cluny dès les années 1840 et des commémorations de la fin du siècle.
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Cluny dans l’historiographie française de la première moitié du xixe siècle

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En 1823, la destruction de l’église abbatiale commencée vingt-cinq ans plus tôt est suspendue. La France, qui expérimente la monarchie parle-mentaire, connaît alors une vague réactionnaire qui oppose durement «  libéraux  » et «  ultras  ». Cette bataille se tient aussi sur le terrain de l’Histoire, l’enjeu étant de construire une histoire de France qui soit le ferment d’un sentiment d’unité nationale. L’histoire universitaire penche franchement du côté des libéraux ; elle cherche, avant tout, à tracer le long cheminement de l’esprit rationaliste qui a conduit au triomphe de la liberté, aux révolutions et à la société moderne. L’Église est sur le fil. Si on lui reconnaît sa place dans la longue genèse de l’esprit rationaliste, depuis Abélard jusqu’à Mabillon, elle incarne aussi l’obscurantisme d’un système social que l’on souhaite dépasser. Cluny, produit de la société féodale, occupe nécessairement une place marginale. La longue déliquescence des bâtiments monastiques depuis le départ des moines, la très lente destruction de l’église abbatiale (vingt-cinq ans !) et le désintérêt total dans lequel sont laissées les archives montrent à quel point l’objet est gênant. Et cette gêne se traduit bien évidemment dans le sort que l’on réserve à l’ancien monastère dans l’écriture de l’histoire. Observons-le en deux temps, d’abord dans les histoires nationales qui sont élaborées à Paris dans le cadre universitaire, puis dans le cadre régional où s’élabore une historiographie clunisienne qui s’inscrit dans le renouveau catholique du milieu du siècle 1.

1. On dispose pour le moment sur le sujet de l’ouvrage de Marquardt J.T., From Martyr to Monument: the Abbey of Cluny as Cultural Patrimony, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, p. 32-53, 79-88, qui situe l’historiographie clunisienne du xixe siècle dans le cadre du goût romantique pour les ruines, des travaux de conservation et de restauration menés à Cluny dès les années 1840 et des commémorations de la fin du siècle.

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Un germe éphémère et inabouti : Cluny dans l’histoire moderne de la France, 1820-1850

Pour apprécier la place tenue par Cluny dans l’« histoire moderne » française qui se construit dans les décennies 1820-1830, j’ai retenu quatre ouvrages. Il s’agit des 25 Lettres sur l’Histoire de France d’Augustin Thierry rassemblées en un volume en 1827, dont certaines avaient paru, en une version sensiblement différente, dans Le Courrier français en 1820 2 ; du Cours d’histoire moderne de François Guizot, composé d’abord des 14 leçons sur l’Histoire générale de la civilisation en Europe prononcées en Sorbonne en 1827 et parues en un volume en 1828, puis de ses 49 leçons sur l’Histoire générale de la civilisation en France prononcées en Sorbonne entre 1828 et 1830 et publiées en 4 volumes en 1830 3. S’ajoutent à ces œuvres pionnières les deux premiers volumes de l’Histoire de France de Jules Michelet (de la conquête de la Gaule par les Romains au règne de Saint Louis), issus des cours qu’il a donnés entre 1828 et 1832 à l’École normale et qui furent publiés en 1833 4. Ces ouvrages ont profondément marqué la construction de la science historique française. Leur publication quasi instantanée et leurs très nombreuses rééditions jusqu’à l’avènement de la IIIe  République ont diffusé l’enseignement libéral parisien dans l’ensemble de l’Hexagone, tant auprès des enseignants auxquels il était majoritairement destiné, qu’auprès du peuple éclairé 5. Ils promulguaient une histoire « moderne » fondée sur l’idée du changement social, débar-rassée de sa matrice ecclésiastique et monarchique, destinée à penser les différentes étapes de la constitution de l’État, de la nation française et des luttes sociales qui ont abouti aux révolutions de la fin du xviiie siècle.

Augustin Thierry organise ses Lettres sur l’histoire de France autour de trois thèmes : la critique de l’histoire telle qu’elle fut écrite jusqu’à la fin du xviiie siècle, les étapes de l’établissement de la monarchie en France et «  l’affranchissement des communes » aux xie et xiie  siècles auquel il consacre 12 lettres sur 25. La dernière, qui porte sur l’histoire des « assem-2. Thierry A., Lettres sur l’histoire de France, pour servir d’introduction à l’étude de cette histoire, Paris,

Sautelet, 1827 (j’ai utilisé la 9e éd., Paris, Furne et Cie, 1851).3. Guizot F., Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain, Paris, Pichon

et Didier, 1828 (j’ai utilisé la 6e éd., Paris, Victor Masson, 1851). L’ouvrage a été réédité l’année suivante comme le premier volume du Cours d’histoire moderne. Histoire de la civilisation en Europe et en France, par M. Guizot, 6 vol., Paris, Pichon et Didier, 1829-1832, dont les volumes 2 à 5 sont l’Histoire de la civilisation en France depuis la chute de l’Empire romain (j’ai utilisé la 3e éd. parue en 4 vol. à Bruxelles, Wouter frères, 1846).

4. Michelet J., Histoire de France, t. I-II, Paris, Hachette, 1833.5. Les Lettres sur l’Histoire de France d’Augustin Thierry ont connu 17 éditions françaises entre 1827 et

1884, sans compter leur réédition dans les Œuvres complètes de l’auteur à partir de 1846, elles-mêmes rééditées en 1866. Le Cours d’histoire moderne de Guizot a été réédité à Bruxelles en 1839 et ses deux parties constitutives ont été maintes fois réédités séparément : l’Histoire de la civilisation en Europe a connu au moins 9 éditions françaises entre 1828 et 1881, l’Histoire de la civilisation en France a connu 16 éditions françaises entre 1830 et 1886, sans compter plusieurs réimpressions d’une même édition, notamment sous le Second Empire.

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blées nationales » depuis le temps des Romains jusqu’aux États généraux, est une véritable profession de foi pour la nouvelle histoire nationale. Elle se conclut en ces termes :

« La société civilisée, vivant de travail et de liberté, à laquelle se rallie aujourd’hui tout ami du bien et des hommes, eut pour berceau dans notre pays les municipalités romaines. […] Alors le nom de bourgeois n’était pas seulement un signe de liberté, mais un titre d’honneur ; car il exprimait à la fois les idées de franchises personnelles et de participation active à la souveraineté municipale. Lorsque ce vieux titre eut perdu ses privilèges et son prestige, l’esclavage, par une sorte de compensation, fut aboli dans les campagnes ; et ainsi se trouva formée cette immense réunion d’hommes civilement libres, mais sans droits politiques, qui en 1789 entreprit, pour la France entière, ce qu’avaient exécuté, dans de simples villes, ses ancêtres du Moyen Âge. Nous qui la voyons encore, cette société des temps modernes, en lutte avec les débris du passé, débris de conquête, de seigneurie féodale et de royauté absolue, soyons sans inquiétude sur elle ; son histoire nous répond de l’avenir : elle a vaincu l’une après l’autre toutes les puissances dont on évoque en vain les ombres 6. »

Une telle histoire ne laisse aucune place à Cluny. Dans l’ensemble de l’ouvrage, on trouve une seule allusion, très brève, à l’abbé du monastère bourguignon, qui aurait, par jalousie, « favorisé en secret » le comte de Nevers et les bourgeois de Vézelay en faveur de la commune à laquelle s’opposaient les moines 7. Au regard de l’histoire, Cluny n’existe donc que par la bassesse d’un de ses abbés, dont le nom n’est même pas retenu, et qui aurait agi contre son camp !

Guizot lui réserve un traitement un peu plus favorable, bien que fort discret. Dans le second volume de L’Histoire de la civilisation en France, qui traite des viiie-xe siècles, il ne mentionne pas l’abbaye de Cluny, pourtant fondée pendant cette période. Seul l’abbé Odon est cité à deux reprises comme l’un des « hommes célèbres des ixe et xe siècles » du fait de son œuvre littéraire 8. Les tableaux chronologiques qui ouvrent le troisième volume accordent une petite place à Cluny, en retenant trois « événements de l’histoire religieuse » : la fondation de 910, les réformes monastiques d’Odon, présenté comme le père de la congrégation clunisienne, puis l’institution de la fête des trépassés par Odilon 9. Le tableau des grands

6. Thierry A., Lettres sur l’histoire de France, op. cit., p. 364-365.7. Ibid., p. 328, lettre 23 consacrée à l’histoire de la commune de Vézelay au milieu du xiie siècle.8. Odon est cité comme l’auteur de la Vie de Grégoire de Tours dans la 18e leçon, consacrée à la

littérature du vie au viiie siècle ; on voit par là que ce n’est pas Odon qui intéresse Guizot, et moins encore Cluny, mais Grégoire de Tours. Odon est de nouveau cité, pour lui-même cette fois-ci, dans le tableau des hommes célèbres présenté dans la 28e leçon, qui porte sur « l’État intellectuel de la Gaule depuis la mort de Charlemagne jusqu’à l’avènement d’Hugues Capet ». Guizot F., Histoire de la civilisation en France, op. cit., t. 2, p. 40, 220.

9. « Tableau chronologique des principaux événements de l’histoire religieuse de la Gaule du ve au xe siècle », dans Guizot F., Histoire de la civilisation en France, op. cit., t. 3, p. 49-52 : « 910 :

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événements littéraires retient de nouveau l’abbé Odon, décidément le seul clunisien qui sort de l’oubli, pour son œuvre théologique, hagiographique et poétique 10.

Dans le Tableau de la France qu’il insère dans le livre III de son Histoire de France, entre le récit de la période carolingienne et celui des temps féodaux, Michelet décrit brièvement la Bourgogne. La « vraie Bourgogne, l’aimable et vineuse Bourgogne », ce « pays de bons vivants et de joyeux noëls » est une province riche en abbayes. Mais parmi celles-ci, Cluny ne retient guère son attention. Elle n’est mentionnée que parce qu’en 1245 elle « reçut une fois le pape, le roi de France et je ne sais combien de princes avec leurs suites, sans que les moines se dérangeassent 11 ». « La France n’a pas d’élément plus liant que la Bourgogne, plus capable de réconcilier le Nord et le Midi », mais en même temps elle est une province trop féodale, « qui ne pouvait lui donner [à la France] la forme monarchique et démocratique à laquelle elle tendait ». Elle est trop exubérante, trop éloquente ; sa sève, celle de Beaune et de Mâcon, est enivrante et « semble avoir encore quelque chose de ses Burgondes » : « La chair et le sang dominent ici ; l’enflure aussi, et la sentimentalité vulgaire […]. Il nous faut quelque chose de plus sobre et de plus sévère pour former le noyau de la France 12. » La disqualification est donc double, c’est celle de la Bourgogne et celle de Cluny pour construire la France unie et libérale.

Le chapitre célèbre que Michelet consacre à l’art médiéval, intitulé La Passion, comme principe d’art du Moyen Âge, peut se lire comme une autre disqualification implicite de Cluny 13. L’architecture religieuse que Michelet célèbre avec lyrisme, celle qui résulte d’une articulation sublime de l’élan spirituel, social, populaire et laïc, est celle de la cathédrale, pas du monastère ; du xiiie siècle, pas du xie ; de l’art gothique, pas de l’art roman dont Cluny est la quintessence. En effet, ni l’art roman ni Cluny ne sont mentionnés dans ce chapitre. L’abbaye bourguignonne n’est pas Notre-Dame de Paris ; ses ruines n’inspirent encore aucun élan social, ni romanesque, ni poétique 14.

Fondation de l’abbaye de Cluny, par Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine » ; « 926-942 : Saint Odon, abbé de Cluny, réforme son monastère et plusieurs autres qui, par l’autorisation du pape, se réunissent en une seule congrégation – Premier exemple du gouvernement commun d’un ordre monastique » ; « Vers la fin du siècle : Odilon, abbé de Cluny, institue la fête des trépassés ».

10. « Tableau chronologique des principaux événements de l’histoire littéraire de la Gaule du ve au xe siècle », ibid., p. 54-63 : « Saint Odon, dans le Maine, entre 879 et 942, abbé de Cluny », cité pour : « 1. Des écrits théologiques. 2. Des Vies de saints, notamment celle de Grégoire de Tours. 3. Des poésies. »

11. Michelet J., Histoire de France, t. II, Paris, Hachette, 1833, p. 90-95 (citations p. 92).12. Ibid., p. 93-95.13. Ibid., p. 637-695.14. Alphonse de Lamartine a prononcé un poème sur les ruines de Cluny lors de la séance du 6 avril

1813 de la Société d’agriculture, sciences, arts et belles-lettres de Mâcon (future Académie de Mâcon), mais le texte semble perdu. Il faut attendre 1844 pour trouver la première ode en l’honneur de l’abbaye disparue, de la part du président de l’Académie de Mâcon : Bouchard F., L’Abbaye

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Si Cluny est disqualifié, c’est parce que les moines ont erré, alors que le monachisme contenait, dans ses racines, les germes d’une libération future. Guizot termine le premier volume de l’Histoire de la civilisation en France par deux leçons sur l’histoire du clergé régulier depuis ses origines jusqu’au milieu du viiie siècle 15. Il y souligne le caractère primitivement laïc du mouvement monastique, dont les deux qualités primordiales étaient la liberté et l’indépendance. Ce caractère lui permet de présenter les moines du haut Moyen Âge en lutte contre le despotisme et la tyrannie des évêques, à qui ils extorquaient des « chartes » d’immunité pour sauvegarder leur liberté et indépendance. Certes, regrette Guizot, les moines mérovingiens et carolingiens se sont ingérés dans les affaires temporelles, ont adopté les mœurs seigneuriales et abandonné leur caractère primitif, laïc et indépen-dant ; mais le germe était là et put servir, à d’autres, pour construire une société fondée sur la lutte contre la tyrannie seigneuriale et la quête de la liberté. Guizot trace alors des parallèles entre l’idéal monastique primitif et celui porté par d’autres chantres de la liberté : les communes et les esprits éclairés du xiie siècle, comme Abélard, qui osa s’opposer aux lois ecclé-siastiques. On en retient la leçon suivante : « L’analogie de l’histoire des monastères avec celle des communes, qui éclata deux siècles plus tard, est le fait important à remarquer 16. »

Guizot tient des propos voisins à la fin de la 6e leçon de son Histoire de la civilisation en Europe, consacrée aux rapports de l’Église avec le peuple et à son influence sur la civilisation européenne du ve au xiie  siècle 17. L’Église fut un agent d’ordre au sein d’une société anarchique. La papauté (Grégoire VII) et les moines (Robert de Molesmes, Norbert de Xanten, Bernard de Clairvaux et ceux de Cluny) apportèrent une réforme morale et établirent les fondations d’une Église organisée, que ce soit derrière la tête romaine ou sous la forme des congrégations monastiques. En outre, ils posèrent les jalons d’une séparation de l’Église et de l’État, alors que depuis le ve siècle les deux sphères étaient imbriquées et superposées. De cette séparation naquit la société moderne, aboutissement positif de l’évolution sociale 18. De là, l’idée de rapprocher le mouvement monastique de deux phénomènes qui ne relèvent pas explicitement de l’histoire de l’Église mais que Guizot place parmi les événements émancipateurs de la civilisation : l’apparition des « libres penseurs » au tournant des xie et xiie siècles, dont le personnage emblématique est évidemment Abélard, et le mouvement d’affranchissement des communes. En une conclusion magistrale qui unit

de Cluny, Mâcon, Impr. de Chassipollet, 1844, 8 p. Sur la place de Cluny dans la littérature du xixe siècle, je renvoie à l’article d’Elizabeth Emery dans le présent volume.

15. Guizot F., Histoire de la civilisation en France, op. cit., t. I, p. 251-284.16. Ibid., p. 284.17. Guizot F., Histoire de la civilisation en Europe, op. cit., p. 162-165.18. Cette idée est reprise dans la 12e leçon de l’Histoire de la civilisation en France de Guizot , « De l’État

de l’Église en Gaule, du vie siècle au milieu du viiie », op. cit., t. I, p. 228.

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ces deux éléments aux réformes de l’Église, Guizot montre à quel point la société n’était pas encore prête pour que la liberté triomphe véritablement, à cause de l’absence de collusion entre ces mouvements : les moines condam-naient les libres penseurs, l’Église centralisée condamnait les communes, « l’affranchissement rationnel » n’allait pas de pair avec « l’affranchisse-ment politique ». Éléments disjoints et alors opposés du progrès social, les moines, les communes et les philosophes n’avaient pas encore compris « la communauté de leurs intérêts » 19.

Michelet ne reprend pas une telle analogie entre les monastères et le mouvement communal, mais il insiste sur le caractère laïc, voire populaire et antiseigneurial du monachisme du haut Moyen Âge. Dans le chapitre ii du livre IV de L’Histoire de France, consacré au xie siècle, il dresse un tableau de l’Église aristocratique et féodale minée par son incursion dans le siècle, en face de laquelle se dresse une Église pauvre, démocratique et populaire, celle des moines :

« Le monde, depuis la tempête de l’invasion barbare, s’était réfugié dans l’Église et l’avait souillée ; l’Église se réfugia dans les moines, c’est-à-dire dans sa partie la plus sévère et la plus mystique ; disons encore la plus démocratique ; cette vie d’abstinence était moins recherchée des nobles. Les cloîtres se peuplaient de fils de serfs. En face de cette Église splendide et orgueilleuse, qui se parait d’un faste aristocratique, se dressa l’autre, pauvre, sombre, solitaire, l’Église de souffrances contre celle de jouissances. Elle la jugea, la condamna, la purifia, lui donna l’unité. À l’aristocratie épiscopale succéda la monarchie pontificale : l’Église s’incarna dans un moine 20. »

Ce moine, celui dont surgira la réforme purificatrice, vient de Cluny. C’est Hildebrand, le futur Grégoire VII, que tout le monde considérait alors comme un profès clunisien 21. Par son intermédiaire, écrit Michelet,

19. Guizot F., Histoire de la civilisation en Europe, op. cit., p. 165 : « Au même moment, Messieurs, se produisait un mouvement d’une autre nature, le mouvement d’affranchissement des communes. Singulières inconséquences des mœurs ignorantes et grossières ! Si l’on eût dit à ces bourgeois qui conquéraient avec passion leur liberté, qu’il y avait des hommes qui réclamaient le droit de la raison humaine, le droit d’examen, des hommes que l’Église traitait d’hérétiques, ils les auraient lapidés ou brûlés à l’instant. Plus d’une fois Abailard et ses amis coururent ce péril. D’un autre côté, ces mêmes écrivains, qui réclamaient le droit de la raison humaine, parlaient des efforts d’affranchis-sement des communes comme d’un désordre abominable, du renversement de la société. Entre le mouvement philosophique et le mouvement communal, entre l’affranchissement rationnel et l’affranchissement politique, la guerre semblait déclarée. Il a fallu des siècles pour réconcilier ces deux grandes puissances, pour leur faire comprendre la communauté de leurs intérêts. Au xiie siècle, elles n’avaient rien de commun. »

20. Michelet J., Histoire de France, 1833, op. cit., p. 170.21. La formation de Grégoire VII à Cluny a été formellement remise en cause, par défaut de preuve,

par Blumenthal U. R., Gregor VII. Papst zwischen Canossa und Kirchenreform, Darmstadt, Primus, 2001, p. 31-43, puis par Neiske F., « Réforme clunisienne et réforme de l’Église au temps de l’abbé Hugues de Cluny », La reforma gregoriana y su proyección en la cristianidad Occidental, siglos XI-XII. XXXII Semana de Estudios Medievales Estella, 18-22 julio 2005, Pamplona, Gobierno de Navarra, Departamento de Cultura y Turismo, Institución Príncipe de Viana, 2006, p. 335-359 (ici p. 337-343).

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Cluny devint le creuset de la libération de l’Église à l’égard du joug seigneurial et germanique, incarné par l’empereur Henri II et les féodaux. Malheureusement, la vertu monastique ne fut jamais très durable. Rompant son exposé sur la croisade contre les Albigeois, au chapitre vii du livre IV, Michelet revient sur les réformes monastiques des xie et xiie siècles afin d’expliquer la création des frères prêcheurs. Il évoque alors Cluny pour la deuxième fois, en rappelant le rôle matriciel de cette première congré-gation dont sortit Grégoire  VII, pour enchaîner sur sa décadence, la réforme d’abord salvatrice de Cîteaux, « toujours dans la riche et vineuse Bourgogne » puis, à son tour, sa chute rapide dans la corruption, la richesse et le luxe 22.

L’indulgence avec laquelle Michelet envisage l’Église médiévale, portée par l’optimisme de «  l’éclair de Juillet », est de courte durée. En 1861, lorsqu’il réédite les premiers volumes de son Histoire de France, il en infléchit sérieusement le propos. Une grande partie de ce qui était alors favorable à l’Église est gommé ou récrit. Porteuse d’une « exaltation de l’esprit » dans l’édition de 1833, présentée comme un élément important du progrès social, elle devient source d’obscurantisme, de sécheresse, face à l’essor rationnel de la Renaissance 23. Dans le paragraphe où il présentait les moines comme la partie la plus démocratique de l’Église, Michelet ajoute un mot, « alors », en apparence anodin, mais qui en infléchit sérieusement le sens : « L’Église se réfugia dans les moines, c’est-à-dire dans sa partie la plus sévère et la plus mystique ; disons encore la plus démocratique, alors 24. » Distinction qualitative, mais non qualité intrinsèque : les moines du xie siècle peuvent apparaître comme un corps progressiste, parce que la société était alors empreinte de la barbarie la plus crasse ; mais sur le terrain de la démocratie, ils n’auront joué qu’un rôle éphémère.

22. Michelet J., Histoire de France, 1833, op. cit., p. 474-476 : « Plusieurs réformes avaient eu lieu déjà dans l’institut de saint Benoît ; mais cet ordre était tout un peuple ; au onzième siècle, se forma un ordre dans l’ordre, une première congrégation, la congrégation bénédictine de Cluny. Le résultat fut immense : il en sortit Grégoire VII. […] Toute cette grandeur perdit Cîteaux. Elle se trouva, pour la discipline, presque au niveau de la voluptueuse Cluny. Celle-ci, du moins, avait de bonne heure affecté la douceur et l’indulgence. Pierre le Vénérable y avait reçu, consolé, enseveli Abailard. Mais Cîteaux corrompu conserva, dans la richesse et le luxe, la dureté de son institution primitive. Elle resta animée du génie sanguinaire des croisades, et continua de prêcher la foi en négligeant les œuvres. »

23. Michelet lui-même évoque l’évolution de son œuvre et de sa vision du Moyen Âge à l’occasion de la réédition de l’Histoire de France en 1869 : Michelet J., « L’héroïsme de l’esprit », éd. Viallaneix P., L’Arc, no 52 : Michelet, 1973, repris dans Michelet J., Œuvres complètes, éd. Viallaneix P., t. IV, Paris, Flammarion, 1974, p. 31-42. Les différents « Moyen Âge » de Michelet ont été étudiés par Le Goff J., « Michelet et le Moyen Âge, aujourd’hui », ibid., p. 45-63. Les variantes entre les diffé-rentes versions de l’Histoire de France sont examinées par Casanova R., « Examen des remaniements du texte original de 1833 à travers les rééditions de l’Histoire de France », ibid., p. 615-695, qui observe (p. 639) que les variantes relatives au tome II concernent avant tout la religion et l’Église.

24. Michelet J., Œuvres complètes, op. cit., p. 406, 646.

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La naissance de l’histoire clunisienne : Prosper Lorain

Alors que les ouvrages de Thierry, Guizot et Michelet étaient réédités, on vit se développer une histoire proprement clunisienne dans les années 1840. Celle-ci se distinguait de l’histoire de France sur plusieurs plans. D’une part, ses auteurs étaient tous originaires de Cluny ou de sa proche région, et leur histoire apparaissait sur bien des points comme une réponse au centra-lisme parisien, à la diffusion de l’histoire par l’Université, l’École normale ou le ministère de l’Instruction publique. Il s’agissait d’autre part de placer Cluny dans l’histoire de la civilisation et de souligner le rôle positif de cette abbaye, si négligée ou mal traitée par les historiens nationaux.

Le premier ouvrage de ce type est celui de Prosper Lorain (1799-1847), publié à Dijon en 1839, sous le titre Essai historique sur l’abbaye de Cluny 25. Lorain est né à Chalon-sur-Saône en 1798, l’année où commence la destruction de l’abbatiale, et il connaissait Cluny depuis son enfance 26. Il fut élève au collège installé dans l’ancienne abbaye, avant de poursuivre ses études à l’École de droit de Dijon. Il rencontra là un cercle d’amis qui fut déterminant pour le reste de sa vie : Jean-Baptiste Henri Lacordaire, Théophile Foisset, Edmond Boissard, Victor Ladey, pour ne citer que les principaux 27. En 1821, ils fondèrent, à l’initiative de Foisset, un cercle politique, philosophique, juridique, historique et littéraire baptisé « Société d’études de Dijon », sur le modèle de la Société des bonnes lettres de Paris. La Société dijonnaise, animée par un groupe d’étudiants tous âgés de moins de 25 ans, d’origine sociale et d’opinions diverses mais marqués majoritai-rement par le catholicisme et le monarchisme parlementaire (adhésion à la Charte constitutionnelle de 1814), fut dans la deuxième moitié des années 1820, jusqu’à sa disparition en 1831, un foyer du libéralisme catholique 28. Le jeune Lorain en fut le premier président. Il semblait se démarquer parmi les plus libéraux du groupe, avec Lacordaire dont il fut alors l’ami le plus

25. Lorain P., Essai historique sur l’abbaye de Cluny, suivi de pièces justificatives et de divers fragments de la correspondance de Pierre le Vénérable avec saint Bernard, Dijon, Popelain, 1839, 508 p.

26. Jean-Baptiste-Prosper Lorain, Chalon-sur-Saône, 20 janvier 1799 – Paris, 16 novembre 1848. La biographie de Lorain n’a jamais été étudiée. On trouve une très brève notice dans de Maizière E., Liste des membres de l’Académie de Mâcon de 1805 à 1905, Mâcon, Protat, 1905, p. 19 (extrait des Annales de l’Académie de Mâcon, 3e série, t. X, 1905). Les matériaux sont très nombreux, du fait de son cercle d’amis dijonnais, parmi lesquels Théophile Foisset et Henri Lacordaire, dont la volumi-neuse correspondance cite très souvent Lorain, et des responsabilités qu’il a occupées à la Société d’études de Dijon (dont les archives sont rassemblées dans la série 34J des archives départementales de Côte-d’Or [ADCO]) puis à la Faculté de droit de Dijon. Je remercie Alain Rauwel pour ses précieuses indications au sujet de Lorain et de son fonds d’archives, que je n’ai pas consulté.

27. Lorain et Foisset se sont connus au collège de Cluny où Foisset demeura deux ans, 1809-1810. Ils se retrouvèrent à l’École de droit de Dijon dans laquelle Foisset entra en 1819, la même année que Lacordaire : Gaillard F., « Les débuts d’un lauréat précoce de l’Académie : Théophile Foisset », Mémoires de l’Académie de Dijon, t. CXXII, 1973-1975, p. 245-263 (ici p. 250, 262-263).

28. Milbach S., « La gestation d’un libéralisme catholique : l’itinéraire de Théophile Foisset sous la Restauration », Annales de Bourgogne, t. 70 (1998), p. 91-130.

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proche et avec lequel il échangea des centaines de lettres 29. Dans une lettre du 7 février 1824 adressée à Lorain, Lacordaire s’ouvrit pour la première fois de ce qu’il pressentait comme une conversion progressive et quali-fia son ami d’« incrédule, cœur dur » 30. Le 11 mai 1824, c’est à Lorain que Lacordaire envoya sa dernière lettre avant d’entrer, le lendemain, au séminaire d’Issy et d’entamer la carrière ecclésiastique que l’on sait 31. Il est probable que Lorain ait eu alors une attitude fort réservée à l’égard de l’ins-titution ecclésiale ; la lettre qu’il adressa à Lacordaire le 27 novembre 1824 exprime avec vigueur sa crainte devant la perte d’indépendance d’esprit de son ami face aux exigences du corps qu’il venait de rejoindre 32. Toujours est-il que, suivant en cela un mouvement général de la jeune génération des intellectuels, il devint dans les années 1830 un défenseur de plus en plus

29. Pour la période antérieure à 1839, Prosper Lorain est la personne avec laquelle Lacordaire échan-gea le plus de lettres (73 reçues, 134 adressées), juste après Charles de Montalembert (102 reçues, 165 envoyées) et juste avant Théophile Foisset (54 reçues, 100 envoyées), selon le répertoire établi par Bedouelle G.et Martin Ch.-A., Henri-Dominique Lacordaire, Correspondance : Répertoire, t. I : 1816-1839, Paris/Fribourg, Le Cerf/éd. universitaires, 2001. Ce répertoire fort utile ne présente que des analyses, au mieux des extraits des lettres. Il conviendrait donc de mener une étude spéci-fique sur cette correspondance, qu’il serait nécessaire d’articuler à celle échangée avec les autres amis du cercle dijonnais (Foisset, Boissard et Ladey), qui sont, avec Lorain, les principaux correspondants de Lacordaire entre 1822 et 1826. Il existe également près de 300 lettres de Lorain à Foisset dans la série 34J des ADCO.

30. Lacordaire, Correspondance, op. cit., I, p. 101-102, lettre 24/10 : « Croirais-tu que je deviens chrétien tous les jours ? […] J’en suis à croire, et je n’ai jamais été plus philosophe. Un peu de philosophie éloigne de la religion, beaucoup de philosophie y ramène ; grande vérité ! Je deviens fou ; je suis content. Je vois souvent l’abbé Gerbet ; je dîne dimanche chez lui. Adieu incrédule, cœur dur ; adieu Boissard, Lorain, Ladey. Votre ami, Henri Lacordaire. »

31. La lettre, conservée en photocopie dans les archives Lacordaire aux archives dominicaines de France, a été publiée dans Lacordaire H. D., La liberté de la parole évangélique. Écrits, conférences, lettres, textes choisis et présentés par A. Duval et J.-P. Jossua, Paris, Le Cerf, « Sagesses chrétiennes », 1996, p. 677-679. Elle est analysée dans Lacordaire, Correspondance, op. cit., I, p. 114-115, lettre 24/50. Lorain est le seul à qui Lacordaire écrivit ce 11 mai. Il avait, le 1er mai, écrit à Théophile Foisset pour lui annoncer son entrée au séminaire, ce qu’il justifie dans sa lettre à Lorain par le fait qu’il avait « des torts à réparer envers lui » ; et c’est Lorain qu’il chargea d’informer Edmond Boissard et Victor Ladey de sa conversion. Cette annonce in extremis peut être interprétée de deux manières, que la teneur de la lettre ne permet pas de trancher : soit Lacordaire hésitait à annoncer à Lorain sa conversion, redoutant la réticence de ce dernier face à ce choix, soit il tenait à lui adresser ses derniers mots avant de prendre le chemin du séminaire.

32. Lettre originale conservée à la Bibliothèque municipale de Dijon, ms. 1723, no 19, fol. 50-52, analysée et publiée par extraits dans Lacordaire, Correspondance, op. cit., I, p. 135-136, lettre 24/88* et par Milbach S., loc. cit., p. 105 : « Qu’as-tu fait de ton grand œil enflammé, de ton regard fixe, pénétrant, indépendant ? As-tu caché sous les cendres le feu de ton caractère ? […] Feras-tu à tes croyances nouvelles le sacrifice de tes vues originales, et de tout ce qu’il y avait de libre dans ton cœur ? […] Hélas, tu ne tarderas pas d’appartenir à un corps, illustre sans doute par les grands hommes et glorieux par sa haute mission ; mais qui, mêlant sans cesse et confondant invinciblement les choses saintes avec les choses terrestres, a cru toujours mériter le royaume céleste par le gouvernement du monde : ne trembles-tu pas de partager les haines exclusives, les prétentions aveugles, le commandement orgueilleux de ces hommes pieux et absolus ? » Milbach S., loc. cit., cite également plusieurs extraits des discours prononcés par Lorain en 1822, en tant que président de la Société d’études de Dijon (à partir des archives de la série 34J34 des ADCO), le qualifie de « libéral et déiste » (p. 96) ; ce qu’il est alors, sans doute, tout en étant anti-rousseauiste (se félicitant de la conversion de Lacordaire qui, en avril 1824, abjura publiquement le Contrat social dont il vantait préalablement la doctrine) et favorable à la Restauration.

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fervent d’une restauration du catholicisme dans la société française ; et cette restauration passait par l’histoire qui, contrairement à celle qui s’écrivait alors à Paris, souhaitait accorder au facteur religieux une place essentielle dans la production du sens et de l’évolution sociale. Tel est le ton qui domine l’Essai historique sur l’abbaye de Cluny, publié d’abord sans les pièces justificatives en 1836 et 1837 dans la revue Les deux Bourgognes 33, puis en 1839 chez le très catholique éditeur Popelain. Lorain était alors doyen de la Faculté de droit de Dijon 34. Dans la préface de son ouvrage, il rendit un hommage appuyé à son ancien camarade Lacordaire, qui venait de prendre l’habit dominicain près de Viterbe 35 ; neuf ans plus tard, il consacra une biographie au ton très personnel en l’honneur de celui qui pouvait désor-mais s’enorgueillir d’avoir restauré l’Ordre dominicain en France 36.

Le parallèle entre les deux « œuvres  » semble patent. Si Lacordaire s’engage dans la restauration effective des ordres religieux, Lorain s’engage dans la réhabilitation du rôle historique tenu par les moines. Parallèlement, l’Essai historique poursuit un objectif de décentralisation par la promotion de l’histoire régionale, en l’occurrence celle de la Bourgogne, et ce contre l’histoire de France centralisée. Son ouvrage s’ouvre sur une lithographie d’Émile Sagot (1805-1888), alors jeune architecte et dessinateur origi-naire de Dijon, qui s’était fait connaître depuis 1830 par ses vues d’édifices publiées dans des revues régionales ou des « Voyages pittoresques » consacrés à la Bourgogne 37. La lithographie est intitulée Fragmens divers de la ville et

33. Les Deux Bourgognes. Études provinciales, Lettres, sciences et arts, t. I, 1836, p. 345-365 ; t. II, 1836, p. 38-59, 109-124, 285-312 ; t. III, 1837, p. 55-78, 97-124 ; t. IV, 1837, p. 230-250, 269-286 ; t. V, 1837, p. 5-33, 119-144, 242-269, 289-324 (pagination erronée, 239-264). Je n’ai pas vérifié si le texte publié dans la revue est identique à celui de l’Essai historique. La revue Les Deux Bourgognes, lancée à Dijon en avril 1836 et qui fut publiée mensuellement jusqu’en 1839, est caractéristique du régionalisme culturel en plein essor sous la monarchie de Juillet. Lors de son lancement, elle était pourvue d’un Conseil de dix personnes parmi lesquels Théophile Foisset, Victor Ladey, Charles Maillard de Chambure et Prosper Lorain. Ce dernier rédigea la déclaration d’intention qui ouvre le premier numéro en soulignant les richesses « de notre spirituelle contrée », que la revue entend défendre contre le « despotisme parisien » : Les Deux Bourgognes, t. I, 1836, p. 5-12. Ce régiona-lisme spirituel se mâtine de médiévalisme. Des ornements gothicisants ornent le frontispice de chaque volume avec la devise « souvenir avenir » ; une lettrine végétalisée dont la panse accueille un couple courtois moyenâgeux ouvre l’introduction de Lorain et des lettrines gothicisantes ponctuent l’ensemble des numéros de la revue. L’essor du régionalisme sous la monarchie de Juillet s’effectue de manière souvent antagonique au centralisme national, mais aussi pour promouvoir une modernité nouvelle qui articule l’enracinement régional et l’appartenance à la Nation : Gerson S., The Pride of Place. Local Memories & Political Culture in Nineteenth-Century France, Ithaca and London, Cornell University Press, 2003.

34. Il accéda à cette fonction en 1838, à la mort de Jean-Baptiste Victor Proudhon, pour lequel il prononça un discours élogieux, qui soulignait son intelligence contre les errances et « haines démagogiques » des « terroristes » de 1793 et louait ses « prédilections provinciales » pour développer un enseignement de qualité en dehors de la Métropole parisienne, parce que « la vraie liberté, la vraie science, ne peuvent sortir d’une seule ville » : Éloge biographique de M. Proudhon, prononcé par M. Lorain, le 11 décembre 1838, Dijon, Impr. de Mme Brugnot, 1838 (citations p. 6, 9, 23, 24).

35. Lorain P., Essai, p. xlvii.36. Lorain P., Biographie historique du R. P. Lacordaire, Liège, Libraire de Spée-Zelis éditeur, 1847.37. de Thoisy A. et Ségaut A. collab, Sagot, mémoire de Bourgogne. Dessins et lithographies du xixe siècle,

Cluny, Musée Ochier, 1994, et Stratford N. (dir.), Corpus de la sculpture de Cluny, t. I : Les parties

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de l’abbaye de Cluny. Elle présente une reconstitution idéalisée de l’église disparue. Dans un cadre médiévalisant formé d’une arcade surmontée de tours crénelées, dont les colonnes sont partiellement couvertes d’une végéta-tion qui semble naître des ruines de l’abbaye, apparaît une image idéalisée de l’abbatiale. Elle est vue du sanctuaire, son point le plus sacré, qui baigne dans une blancheur éclatante. L’édifice, dont ne subsistaient déjà que des ruines, est présenté dans sa perfection, surmonté de huit tours et percé de très nombreuses fenêtres agencées régulièrement. Au premier plan, un triple trône accueille saint Pierre et saint Paul, qui encadrent la Vierge à l’Enfant, elle-même surmontant un médaillon aux armes de Cluny. De part et d’autre de celui-ci, sur le socle qui supporte le cadre de l’image, une inscription latine évoque le double statut de Marie, vierge et mère : Sum quod eram nec eram quod sum, nunc dicor utrumque (« Je suis ce que j’étais, je n’étais pas ce que je suis, maintenant on me dit l’une et l’autre ») 38.

Cette lithographie frontispice donne le ton à l’ouvrage  : restituer la grandeur historique de l’abbaye. Dans une longue préface de 48 pages, Lorain explique son projet. Il commence par une diatribe contre la centra-lisation française qui, dans l’administration comme dans l’histoire que l’on produit à Paris depuis le début du xixe siècle, a nié les différences entre les régions. Les « prodiges d’unité » et l’idéologie de la liberté qui les sous-tendent, même universelle, sont secs, sans racine, sans croyance ni moralité et, finalement, incohérents. Il leur manque le sens, la différence, l’ancrage dans un foyer 39. Lorain souhaite y remédier en écrivant l’his-toire des « puissances bien inconnues aujourd’hui, l’évêché, le monastère, la commune, le parlement, les états provinciaux » ; la Bourgogne s’impose « naturellement » comme le terrain de ses recherches, il commence par le monastère : « J’attendrai, sur le reste, l’avis du public. »

orientales de la Grande Église Cluny III, vol. 1, Paris, Picard, 2011, p. 99-100. É. Sagot a commencé de publier ses dessins sur les édifices bourguignons en 1833 dans l’ouvrage d’Allier A., L’ancien Bourbonnais  : Histoire, monuments, mœurs, statistique, Moulins, Desrosiers, 1833, puis dans Maillard de Chambure Ch.-H. et al. (dir.), Voyage pittoresque en Bourgogne ou Description histo-rique et vues des monuments antiques, modernes et du Moyen âge, Dijon, Impr. de Veuve Breugnot, 1833. Sagot publia sa première lithographie de l’abbatiale de Cluny restituée (une vue idéalisée de l’église vue du nord-ouest) dans la revue Les Deux Bourgognes, I, 1836, hors pagination (avant p. 345), en ouverture de la première livraison de l’ouvrage de Lorain sur Cluny (cette lithographie ne fut pas reprise dans l’Essai historique en 1839). Il s’agissait de la première publication d’une représentation de l’édifice depuis l’arrêt de la destruction en 1823. Sagot est donc l’inventeur de la représentation figurée de l’abbatiale disparue et il est logique que Lorain ait fait appel à lui pour illustrer son livre, qui se voulait la première reconstitution historique de l’abbaye de Cluny.

38. Cette inscription se trouvait sur le tympan du portail sud de l’église paroissiale Notre-Dame de Cluny, où elle était encore visible à la fin du xixe siècle, selon Penjon A., Cluny, la ville et l’abbaye, Cluny, Mme Veuve Félix Libraire/Renaud-Bressoud Libraire, 1872, p. 30.

39. Lorain P., Essai, op. cit., p. vii : « Hélas ! cette liberté elle-même, universelle, indéfinie, sans nom et sans aïeux, mal comprise, plus mal pratiquée, sans souvenirs et sans point d’appui, quelles racines a-t-elle dans nos esprits, dans nos meurs ? Je ne vois encore que des formes et point de fond, des ambitions et point de croyances, des intérêts matériels et nuls intérêts moraux une éducation nationale sans foyers, sans lien, sans portée, sans suite, gouvernée de quelques centaines de lieues de distance, comme une inspection de cavalerie. »

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Cluny n’avait pas encore son historien ; Lorain, originaire du lieu, se remémorant avec émotion avoir joué dans les ruines de l’abbaye dénuées de vie, de mémoire et de tout « souvenir moral », sera donc celui-ci 40. Il souhaite raconter « dans le récit d’un seul couvent, les tristes destinées de tous les monastères de France ». En effet, Cluny était impliqué dans toutes les affaires de la société, politiques, artistiques, ecclésiastiques, intel-lectuelles ; l’œuvre des moines est une matrice, celle de la liberté et des vertus prônées par la société moderne, alors même que celle-ci ne s’en aper- çoit pas :

« Aussi, toujours et admirablement fidèles à la règle de saint Benoît, les statuts de Cluny, fameux dans les annales religieuses, consacrent-ils à chaque article les droits de la vertu et du mérite, la libre admissibilité aux emplois, l’électivité du chef de l’Ordre, l’égalité la plus absolue, sans distinc-tion de naissance ou de richesses, en un mot, tous ces principes de liberté religieuse et populaire que l’Église a apportés dans le monde, et que le dix-huitième siècle, destructeur du Christianisme, imitait, sans le savoir, dans son ignorant plagiat, en les souillant et en les pervertissant 41. »

Bien conscient que le monachisme médiéval ne fut ni angélique, ni unitaire, Lorain consacre vingt-six pages de sa préface aux diatribes de Bernard de Clairvaux contre le luxe des Clunisiens et aux reproches que Pierre le Vénérable adressait aux moines qu’il s’efforçait de réformer, pour, en définitive, mieux souligner l’acuité spirituelle des moines, leur constant souci de réforme dès que pointe la menace de la décadence, puis revenir sur « le rôle important qu’ont joué les monastères dans la civili-sation chrétienne 42 » : lettres, liturgie, science, agriculture, architecture, commerce, histoire, politique, il n’est pas un domaine dans lequel ils n’aient apporté leur contribution positive. Et celle-ci a pu s’effectuer parce qu’elle s’inscrivait dans un cadre supranational, fidèlement à « l’esprit de l’association catholique » et donc en dehors de toute dépendance à l’égard

40. Ibid., p. vii-ix : « Je me souvenais d’avoir joué, tout enfant, dans les ruines d’une vieille abbaye. Nous montions témérairement dans les escaliers interrompus et dans les combles croulans. Nous nous inclinions et nous frissonnions de peur sous les arceaux de la grande voûte ouverts et tremblans au-dessus de nos têtes. […] Nous comptions, plutôt que nous ne les admirions, les innombrables fenêtres du saint temple, les découpures de la rose qui surmontaient le portail, ses gigantesques piliers à chapiteaux sculptés : et quand on nous permettait d’aller dans le chœur tourner autour de chaque colonne de marbre et l’entourer de nos petits bras, nos regards curieux s’arrêtaient de prédilection sur les grands yeux fixes de l’immense Père-Éternel peint au fond de l’abside, qui semblait nous regarder sans cesse du haut de sa mosaïque d’or. […] Mais voilà tout : nul souvenir moral, nulle histoire ne survivait. […] Il n’y avait pas vingt ans qu’ils avaient disparu du sol, et, dans ce siècle d’oubli, l’oubli pesait déjà froidement sur leurs mémoire, comme les pierres des sépulcres répandus dans l’enceinte sacrée et remuée par la main des révolutions. L’abbaye tout entière avait déjà péri dans le cœur et dans le souvenir de la génération nouvelle, comme ces Bourbons exilés, qui, revenus en France quelques années plus tard, ne devaient pas rencontrer un seul jeune homme qui sût qu’ils existaient et qu’ils allaient régner. O déplorable caducité des choses du monde ! »

41. Ibid., p. xii.42. Ibid., p. xli.

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de l’État, autrement dit dans un contexte strictement opposé à celui du Concordat 43.

En outre, l’esprit de l’association catholique peut être un ferment pour la société actuelle. Le xixe siècle « haché en individus », connaît un intérêt croissant pour les formes d’organisation communautaire, que ce soit dans les projets politiques utopistes, les corporations industrielles ou même la franc-maçonnerie, évoquée à mots voilés. Ces mouvements procèdent du monachisme sans le savoir et Lorain propose de montrer les bienfaits que l’on pourrait retirer de l’expérience monastique médiévale afin de recons-truire sur de meilleures bases la société contemporaine à laquelle manque un esprit 44.

Pour ce faire, il emprunte une autre méthode que celle des histo-riens nationaux dont il entend se distinguer. Si ceux-ci s’adressent à un public cultivé, lui veut s’adresser aux « gens du monde » ; s’il indique avoir parcouru les cartulaires, grands recueils ecclésiastiques et annales bénédic-tines, il ne les citera pas en note, pour « ne pas se donner l’air savant » ni faire preuve d’un « vain étalage de science » 45. Les notes infrapaginales, très peu nombreuses (dix-neuf dans un ouvrage qui compte 508 pages),

43. Ibid., p. xliii-xliv : « Mais on n’oubliera jamais que les corporations religieuses, affiliées de nation à nation, répondaient, mieux que le clergé séculier et nationalisé, à l’esprit de l’association catholique ; que les moines, par leurs voyages, par leurs communications incessantes d’un bout du monde à l’autre, ont été le point de ralliement de l’Europe morcelée et féodalisée. On ne pourra non plus leur contester d’avoir été, pendant le moyen-âge, les gardiens des lumières et des lettres, de la langue et de la civilisation latines, et d’avoir conquis la vénération des peuples à force de supériorité et de science, en opposant la pureté à la corruption des mœurs, la pauvreté à la richesse, la soumission à une indépendance sans frein. L’Église leur doit en grande partie sa liturgie ; les lettres, la conservation des livres antiques ; l’agriculture, de prodigieux défrichements et la naturalisation de mille plantes exotiques. Il n’est pas jusqu’à l’architecture civile qui ne se soit inspirée souvent des constructions quadrangulaires des couvens. […] Partout les monastères se sont faits des centres de commerce, de beaux-arts et de populations. Leur organisation élective est devenue le modèle et le type de l’organisation des Communes ; et c’est de leurs cloîtres que sont sorties les sources historiques de nos événements nationaux. »

44. Ibid., p. xlv-xlvi : « Dans les rangs industriels, dans les sciences économiques, dans les romans eux-mêmes, et, le dirai-je ? dans les sociétés secrètes, on cherche, on invoque ce bien social désormais perdu. (…) Les novateurs imitent, en les transformant, les dogmes, la hiérarchie, et jusqu’au langage du catholicisme. (…) Et quand les disciples de Fourier rêvent la possibilité de leur phalanstère, type moléculaire de leur principe d’association générale, ils le nomment originalement un Monastère civil, comme si l’idée monastique n’avait pas besoin, pour se féconder, de recourir à l’idée religieuse ! Il m’a donc paru que le moment était favorable pour réimprimer la monographie d’un grand monastère. » En écrivant ces lignes, Lorain visait sans doute la ville de Cluny, qui abrita v. 1840 l’un des deux sièges de l’Union phalanstérienne et qui accueillit, dans les anciens bâtiments de l’abbaye, en 1839, 1840 et 1841, des assemblées de Phalanstériens animées par le maire de Cluny, Stanislas Aucaigne : Chevalier E., Théorie sociétaire de Charles Fourier. Les 27 et 28 août à Cluny, Cluny/Lyon, Centre de l’union phalanstérienne, 1841, 34 p.

45. Lorain P., Essai, op. cit., p. xlvi : « Je n’ai pas voulu lui donner les apparences d’un livre d’érudition, ni suivre la mode actuelle de surcharger de notes et de l’indication des sources les marges ou les bas de pages. Il est trop facile de se donner ainsi l’air savant. Les hommes instruits et spéciaux peuvent seuls remonter aux sources historiques et les vérifier. Les gens du monde n’ont ni le pouvoir, ni la fantaisie d’y recourir. Aux yeux de ceux-ci, un vain étalage de science passe à coup sûr pour de la vraie science ; mais c’est, avant tout, un effet moral et sincère que j’ai voulu produire, en vulgarisant des choses peu connues et généralement mal jugées. »

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apportent uniquement des précisions ponctuelles ou tracent des parallèles entre des faits évoqués dans le corps du texte et des caractéristiques de la société contemporaine. Il justifie l’insertion des lithographies de Sagot, « artiste dijonnais plein de talent », par le souci de « répondre à un senti-ment vif et légitime de cette époque », puis il place son travail dans le sillage de tous ceux qui, alors, revivifient l’esprit monastique, que ce soit le comte de Montalembert, les moines de Solesmes ou Lacordaire 46.

L’Essai proprement dit comporte 341 pages, réparties en 24 chapitres généralement brefs (une dizaine de pages en moyenne), suivies de 160 pages de pièces justificatives. Le propos général est de « réveiller ces moines endormis dans leurs tombes d’un sommeil si lourd et irrévocable » (p. 4), en montrant leur rôle civilisateur en Europe au temps où ils n’étaient pas soumis à l’auto-rité de l’État et ce, jusque dans la ville de Cluny, qui leur doit tout, et qui doit être un personnage clé du livre. L’histoire de Cluny oscillera donc entre son ancrage local, celui de la vallée de la Grosne dont la présenta-tion ouvre le livre, et l’Europe tout entière, cadre d’épanouissement de la civilisation monastique 47. Le cadre chronologique sera très large, afin de ne pas se limiter à la période de gloire de Cluny, celle des xe, xie et xiie siècles. L’histoire des vainqueurs, celle que l’on fait à Paris, n’intéresse pas Lorain, qui veut au contraire redonner vie aux personnages et aux menus faits, oubliés, de l’histoire régionale 48. La centralité étatique conduit à la sécheresse, elle est dépourvue de cœur et tue la vivacité des provinces ; en témoignent les archives même de Cluny, transportées à la Bibliothèque royale où personne ne s’en occupe 49.

46. Ibid., p. xlvii.47. Ibid., p. 7 : « L’histoire des ordres monastiques est une histoire importante à faire, non pas, comme

l’ont essayée les compilateurs studieux des derniers siècles, en accordant une trop grande place aux petits détails de la vie intérieure, aux pratiques religieuses, aux cérémonies, aux coutumes, aux vêtemens, à la chronologie des abbés, et à toutes les complications des règles diverses ; mais consi-dérée dans ses rapports avec la civilisation générale, mais étudiée dans son influence sur l’éducation religieuse et morale de l’Europe. »

48. Pour justifier l’écriture de son récit bien au-delà du milieu du xiie siècle, Lorain écrit, p. 164 : « Il est donc moins permis peut-être de s’étonner que de se plaindre du vide et du silence des historiens des ordres religieux sur la suite des destinées de notre illustre monastère. Ils s’arrêtent tout court à Pierre le Vénérable ; ils omettent plutôt qu’ils ne décrivent en quelques pages les six siècles d’agonie de l’abbaye bénédictine. Exemple déplorable, trop fidèlement imité par les faiseurs d’histoire qui nous ont réduits à l’impossibilité à peu près démontrée d’avoir jamais une bonne et complète histoire de France : tant ils ont sacrifié sans vérité, sans goût et sans mesure, à la papauté et à la royauté croissantes, toutes les existences et les individualités qu’elles ont fini par dévorer ; tant ils ont oublié que les véritables annales de l’Europe, à part les temps modernes, étaient cachées presque tout entières dans les ressources locales et les récits provinciaux ! »

49. Lorain P., Essai, op. cit., p. 196 : « Et quand bien même la bibliothèque Royale ou les archives du royaume auraient sauvé d’une destruction totale quelques-unes des richesses du trésor des chartes de Cluny, elles seraient à Paris enfouies pour toujours, ignorées, sans ordre, incomplètes, impossibles à consulter, dédaignées au milieu de tant d’autres, destinées à n’y recevoir jamais les honneurs d’une description, d’un catalogue, d’un inventaire ; et définitivement enlevées aux études provinciales, aux droits et à l’amour-propre de la Bourgogne ! »

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Le récit est construit de manière chronologique, depuis la fondation du monastère jusqu’aux pillages de 1793, préludes à la destruction de l’abbatiale. La critique documentaire n’est pas le point fort de Lorain, qui reprend littéralement la plupart des textes qu’il a sous les yeux, soit les pièces diplomatiques, historiographiques, épistolaires ou hagiographiques rassemblées dans la Bibliotheca Cluniacensis et, pour l’histoire locale, les manuscrits de Philibert Bouché de la Bertillière mis à sa disposition par le Docteur Jean-Baptiste Ochier 50. L’intérêt de l’ouvrage n’est donc pas dans la narration des faits, qui est peu originale et manque de recul critique, mais dans les pauses qui ponctuent le récit chronologique, pour s’arrêter sur des hommes, leur œuvre ou des lieux. Le chapitre ix (p. 71-93) est tout entier consacré à la description de l’abbatiale disparue, dont l’ecphrasis est accompagnée de trois lithographies idéalistes d’Émile Sagot ; l’articulation entre la période glorieuse de Cluny et les temps postérieurs est marquée par trois chapitres consacrés à l’œuvre de Pierre le Vénérable (chap. xii-xiv, p. 117-160), émaillés de longues citations ; le récit du xiiie siècle est inter-rompu par une plongée dans les transformations de l’Ordre, en évoquant point par point le contenu des réformes, depuis Pierre le Vénérable jusqu’au début du xive siècle (chap. xix, p. 206-238). Ces éclairages thématiques sont d’autant plus riches qu’ils sont accompagnés de la traduction de nombreux textes, dont les plus remarquables sont la charte de fondation, la translation des reliques de saint Martin par Odon, des extraits de la Vita Maioli et de la Vita de l’impératrice Adélaïde par Odilon, le testament de l’abbé Hugues, une quarantaine de lettres de Pierre le Vénérable et une vingtaine de Bernard de Clairvaux 51. L’ancrage de l’histoire du monastère dans son environnement social, et ce sur la longue durée, apparaît comme un autre atout de l’ouvrage, d’autant plus rétrospectivement que très peu d’historiens ont poursuivi dans cette voie ; sur certains sujets, comme les guerres de religion à Cluny ou les dernières années de l’abbaye, Lorain apporte du nouveau, même s’il manque souvent d’objectivité 52.

Un des intérêts historiographiques de l’Essai historique tient dans les brefs excursus qui émaillent le récit, pour tirer une leçon de morale des faits rapportés ou mettre en relation l’histoire de Cluny avec des traits ou

50. Bibliotheca Cluniacensis, Marrier Dom M. et Duchesne A. (éd.), Paris, R. Fouët, 1614 ; Bouché de la Bertillière Ph., Description historique et chronologique de l’abbaye, ville et banlieue de Cluny, depuis leur fondation jusqu’à la Révolution de 1789, 8 vol. mss rédigés entre 1789 et 1816, aujourd’hui conservés au Musée d’art et d’archéologie de Cluny, mss 76-83 (dons du Dr Ochier qui fut à l’origine des collections du musée). Rappelons que Lorain ne cite pas ses sources, mais il est aisé de les retracer lorsque l’on connaît les documents clunisiens. On relève deux mentions de remerciement au Dr Ochier, p. 90 et 191, pour les manuscrits prêtés (sans plus d’indication).

51. La charte de fondation est traduite p. 20-25. Les autres textes sont traduits dans les pièces justifi-catives, p. 372-501. À ma connaissance, il n’existe aucune autre traduction française des lettres de Pierre le Vénérable.

52. En particulier sur le terrain des destructions révolutionnaires, comme on le verra plus loin avec Th. Chavot.

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personnages saillants de la société contemporaine. De telles comparaisons se font toujours au profit de l’expérience médiévale 53. Il est d’ailleurs frappant de constater que les deux seules illustrations de Sagot qui présentent des vues actuelles de Cluny, soit la façade du pape Gélase masquant mal les vestiges de l’abbatiale détruite et une rue de la ville, se trouvent dans les deux chapitres consacrés à la décadence de Cluny : le schisme de l’abbé Pons et les destructions révolutionnaires 54. Si la fin de la préface inscrit l’ouvrage de Lorain dans la perspective optimiste du renouveau monastique, la teinte globale du récit et sa conclusion sont résolument pessimistes. Lorain doute même de la postérité de son œuvre, tant le monde d’aujourd’hui est indif-férent à l’égard des moines du passé 55.

Son ouvrage reçut néanmoins un accueil favorable qui l’incita, six ans plus tard à en donner une seconde édition « sous un format plus simple et plus populaire qui répondit mieux aux convenances de tous ». Le texte était inchangé, mais les illustrations furent supprimées et le titre légère-ment modifié  : l’Essai historique devint l’Histoire de l’abbaye de Cluny, comme pour souligner l’assurance prise par l’auteur dans la défense de son propos 56. Une préface signée à Paris en juin 1845 introduisait l’ouvrage sur un ton amer et très virulent. Par cette réédition, Lorain entendait mener un véritable combat contre tous ceux qui s’en prenaient à la liberté de la religion et aux moines, que l’on empêchait de prêcher, dont on voulait

53. Par exemple, Lorain P., Essai, op. cit., p. 133, où le Breton Abélard est comparé à d’autres illustres bretons : Descartes, Châteaubriand et Lamennais ; p. 150-151, l’exhortation de Pierre le Vénérable à la charité pour apaiser les reproches de Bernard de Clairvaux contre les coutumes clunisiennes est présentée comme une leçon dont « nous, prétendus esprits-forts, philosophes dans les bras de notre nourrice » feraient bien de s’inspirer ; p. 155-156, rapprochements de Pierre le Vénérable et Bernard de Clairvaux avec Fénelon et Bossuet ; p. 219-220, les réformes monastiques des xiie et xiiie siècles sont comparées avantageusement aux vaines tentatives d’associations qui marquent la société contemporaine, comme les « folies des communautés de bien saint-simoniens et les rêves des aggrégations fourriéristes » ; p. 255-256, lamentation sur le sort des moines qui se voient de plus en plus soumis à l’autorité royale ; l’ensemble du dernier chapitre, p. 326-341 est une longue lamentation fortement chargée d’émotions sur les drames apportés par « 1793 et ses orgies ».

54. Illustrations hors-pagination situées entre les p. 96-97 et 338-339.55. Ibid., p. 341 : « Et nous-mêmes, qui avons raconté les splendeurs passées de l’abbaye et ses ruines

présentes, et qui avons dévoué notre temps et des recherches bien longues et presque filiales à sauver de l’oubli un lieu déjà presque inconnu, où notre esprit s’est ouvert d’abord au goût des lettres ; nous qui serons les derniers peut-être à prononcer avec quelque honneur le vieux nom de Cluny, on nous dira sans doute que c’est bien avoir perdu son travail que de parler longuement d’un monastère, que l’on ne sait plus en France ce que c’est qu’un moine, qu’il n’y est plus question que de politique et d’ambitions commerciales. Le plus grand nombre, insouciant, s’il n’est malveillant encore, rejettera ces pages à leur seul titre ; et nous n’aurons donc à espérer pour lecteurs bienveillans et sympathiques que ces hommes rares et intelligens que les antiques souvenirs intéressent, qui aiment à méditer sur les ruines, et savent comprendre, au milieu de nos royaumes d’un jour, à travers l’égoïsme d’un siècle industriel, et l’individualisme sec de nos révolutions périodiques, ce qu’il y a de grave et d’élevé dans la contemplation d’une grave existence religieuse et territoriale de neuf siècles. »

56. Lorain P., Histoire de l’abbaye de Cluny depuis sa fondation jusqu’à sa destruction à l’époque de la Révolution française ; avec pièces justificatives, contenant de nombreux fragments de la correspondance de Pierre-le-Vénérable et de Saint Bernard, Paris, Saignier et Bray, 1845, 440 p. Cette seconde édition a été traduite en allemand : Geschichte der Abtei Cluny. Von ihrer Stiftung bis zu ihrer Zerstörung zur Zeit der französischen Revolution, Tübingen, 1858 (n. c.).

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contrôler la vie jusque dans le cœur des cloîtres. Il fit part de « son besoin profond de repos, son dégoût timide et amer des choses de ce monde », de son souhait de se retirer du combat, mais il se sentait redevable à l’égard des « généreux et nobles caractères qui l’ont soutenu dans ses amertumes [et] lui crient que l’âge du repos n’est pas venu et qu’il a une dette à payer 57 ». Trois ans plus tard, Lorain mourait prématurément.

Virginité et fécondité de Cluny : Jean-Baptiste Bouché

La même année, alors que paraît la seconde édition de l’ouvrage de Lorain, un autre natif de Cluny, Jean-Baptiste Bouché, publie un Voyage en Bourgogne qui fait la part belle à la ville abbatiale 58. Bouché, né en 1815, réside alors à Paris, où il a commencé une œuvre pamphlétaire et satyrique marquée par un catholicisme populaire, gallican et violemment opposé aux jésuites et aux ultramontains, qui prône un retour aux valeurs morales ancrées dans les mœurs paysannes et voit les origines de toute civilisation chez les Celtes, dont les Bourguignons seraient les descendants naturels 59. L’auteur, dont l’œuvre s’échelonne entre 1844 et 1856, se nomme lui-même J.-B. Bouché de Cluny, ce qui lui permet de souligner la distance à l’égard de Paris, où il travaille, et de s’inscrire dans le sillage des moines de l’Ancien Régime 60. Selon lui, l’avenir de la société ne peut se construire qu’en retour-

57. Ibid., p. viii.58. Bouché J.-B., de Cluny, Voyage en Bourgogne, suivi de Mélanges littéraires, Paris, Martinon, 1845,

382 p. (dont 247 pour le Voyage).59. Jean-Baptiste Bouché a rédigé deux livres sur la civilisation celte : Les Druides, Paris, Martinon,

1844 et Druides et Celtes, ou Histoire de l’origine des sociétés et des sciences, Paris, V. Lecou, 1848. Son opposition aux jésuites et à la puissance temporelle du pape s’exprime d’abord dans la préface belliqueuse qu’il accorde à la seconde édition du livre de Salgues J.-B., L’Antidote de Mont-Rouge sur le projet de rétablir ou de tolérer les jésuites, suivi de l’examen de leurs modernes apologistes, MM. Tharin, de Bonald, etc., Paris, Martinon, 1845, p.  i-xxviii, puis dans deux ouvrages : Christ et pape, ou la Doctrine de Dieu et ses ministres, Paris, Martinon, 1846 ; Idolâtrie des papes, triomphe de Christ, Paris, Martinon, 1847. Bouché a également rédigé une lettre ouverte au pape : Lettre au pape Pie IX, Paris, Martinon, 1846, 31 p, dans laquelle il l’exhorte à se dépouiller de ses atours de roi pour reprendre ceux du Christ. Opposé autant à la monarchie de Juillet qu’au gouvernement provisoire issu de la Révolution de février 1848, il se présente aux élections législatives d’avril 1848 dans le département de la Seine : Profession de foi de M. J.-B. Bouché, de Cluny, Paris, Imp. d’A. Bailly, s. d. [8 mars 1848], puis soutiendra l’empereur des Français. Ses positions politiques sont exprimées dans trois ouvrages satyriques : Le Scorpion politique. Satire sur les événements du jour [sur les événements des 17-24 juin 1848], Paris, s. d. ; Les Scapins de la République, épopée satyrique en trente-deux chants, Paris, Impr. de C. Hoff, 1852 ; Un cri de la vérité, Paris, Michel Lévy frères, 1856. J.-B. Bouché est également l’auteur d’un roman : Hérie, Paris, Martinon, 1847, construit autour d’une rencontre entre l’auteur et un berger du Mont-Saint-Romain (près de Cluny), qui est l’occasion d’évoquer les malheurs ayant frappé la société française dans les années 1832-1833 et d’offrir un hommage appuyé à Napoléon Ier, par le biais du personnage Marengo, ancien soldat de l’empereur qui meurt d’émotion le jour de l’érection de la colonne Vendôme. On note enfin une œuvre poétique nationaliste et pro-impériale : Français en Crimée, poëme national en cinq chants, par J.-B. Bouché, de Cluny, Paris, E. Pick, 1856 (n. c.).

60. Il est clair d’ailleurs que Bouché n’assume pas d’avoir quitté Cluny pour Paris où il mène son activité professionnelle. Le retour à la terre natale, qu’il prône dans le Voyage en Bourgogne et dans Hérie, lui permet d’exorciser ce péché existentiel. La fin du Voyage, p. 245-247, est tout à fait éloquente :

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nant toujours vers son point de départ, celui de la civilisation, Dieu, et celui de tout homme, sa terre natale. Se dissociant des « Voyages littéraires et romantiques » qui connaissent alors un franc succès, le Voyage en Bourgogne de Bouché est un retour aux sources, celles de sa propre enfance, des valeurs honnêtes de la vie rurale, du travail et de la foi simple du peuple. L’ouvrage commence ainsi :

« J’étais las du tumulte de la capitale, las de n’avoir sous les yeux que des pierres harmoniquement taillées et des productions humaines, las surtout de l’épais brouillard politique, et de la lèpre morale qui enveloppe, ronge et empoisonne la cité géante. Je quittai Paris le 25 juin 1840, pour visiter ma mère, ma terre natale, le beau ciel de la vineuse Bourgogne, le pays de mes aïeux et les lieux tous remplis des impressions rêveuses de ma capri-cieuse jeunesse. Cluny, si riche en souvenirs historiques, c’est vers toi que je dirigeais mes pas 61. »

De ce retour aux sources naît une leçon de morale offerte en vue d’une régénération sociale. Le Voyage conduit le lecteur de Paris à Cluny au gré de visites historiques, monumentales, paysagères et de longues digressions suggérées par les lieux visités. Le premier chapitre nous mène de Paris à Autun, en passant par Sens et Auxerre dont les principales richesses histo-riques sont louées. Autun et le territoire des Éduens sont présentés comme la matrice de l’Humanité 62. De là s’engage une longue méditation sur les origines de la civilisation, qui fait l’objet des chapitres 2 et 3. S’appuyant sur l’Ancien Testament, la mythologie grecque, les historiens de l’Antiquité et quelques-uns de leurs commentateurs modernes, Bouché soutient l’idée selon laquelle toute la civilisation humaine est partie du territoire des Éduens pour conquérir l’Europe, l’Asie jusqu’à l’Inde et la Chine. Reprenant la narration de son voyage, il introduit ensuite le lecteur sur « le sol de la patrie », soit d’Autun à Mâcon, en passant par Cussy, pour admirer la colonne romaine, puis Chalon 63. De cette ville, on retient moins le passé ou les monuments que la position géographique, située véritablement au

« Jamais l’air n’était entré si pur dans ma poitrine qui s’agrandissait. – Pourquoi ? – C’est que j’étais à Cluny !… Cluny, qui avait vu mes premières années, Cluny, dont j’avais tant de fois foulé d’un pied joyeux, et insouciant enfant, les pavés de son temple, où sont marqués les pas de toutes les grandeurs humaines dont les hauts faits traverseront l’océan des siècles, pour redire à la postérité ses beaux jours, sa splendeur et sa gloire ? Que dire de toutes les émotions qui m’assaillirent à la vue de ces murs d’où semblaient sortir des voix du passé ? […] Puis comment peindre les transports de mon âme en franchissant la porte de la maison natale ; ces élans qui me poussèrent dans les bras de ma mère ? […] Hélas que ne pouvais-je demeurer là à toujours ! passer ma vie à côté d’elle !… Dieu ne l’a pas voulu… Vingt jours à peine s’étaient écoulés que le brouillard de plomb qu’on nomme de l’air, pesait sur ma poitrine. J’étais à Paris où s’accomplit la rude tâche de l’écrivain, du penseur et du philosophe, Paris dont le foyer éclaire, mais brûle et dessèche la vie aux sources les plus fécondes. »

61. Bouché J.-B., Voyage en Bourgogne, op. cit., p. 1-2.62. Ibid., p. 28-29 : « Je suis convaincu que le territoire des Éduens, cette contrée délicieuse et produc-

tive, cette mamelle primitive de l’homme, fut le berceau du genre humain, et que c’est là que l’Écriture nous montre la place du Paradis terrestre. »

63. « Le sol de la patrie » est le titre du chapitre 4, p. 97-126.

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cœur de la civilisation européenne 64. Les déplacements d’une ville à l’autre sont l’occasion d’envols lyriques sur la beauté des paysages et la fécondité du sol nourricier. L’homme qui parcourt ces terres est comme aspiré vers la spiritualité 65. L’arrêt à Mâcon est l’occasion de méditer sur les déchi-rures sociales qui se manifestèrent dans cette ville à l’occasion des guerres de religion et de la Révolution. Puis on reprend la route en direction de Cluny, où l’on ne parvient qu’au terme de trois chapitres construits sur de longues digressions moralisatrices. Le chapitre 5, « Fraternité » s’ouvre par une description envolée des collines fleuries et odoriférantes du Mâconnais, dont l’harmonie est sensorielle, voire charnelle :

« Ces montagnes couvertes de plantes aromatiques, sont rayonnées de vignes jusqu’à leurs cimes. Elles offrent des coups d’œil semblables dans leurs teintes, mais très variés par la forme différente des côteaux. Toutes les surfaces sont animées par la gaîté du pampre qui se donne de doux baisers, et s’enivre de l’arome suave de la vigne, au bruit du concert harmonieux que forment dans les airs les mille oiseaux de nos contrées 66. »

Sur la route, on laisse le village de Milly, patrie de Lamartine, dont Bouché loue les Méditations, ces poèmes spirituels nourris par l’observation du paysage qu’il qualifie de « touchantes maximes de la fraternité ». S’ouvre alors une longue réflexion sur la fraternité, l’amour et l’égalité entre les hommes. Ces idées nobles doivent tout au christianisme et c’est dans les racines de celui-ci, dans le modèle christique et apostolique qu’il convient de chercher les fondements de l’association égalitaire entre les hommes. La fraternité chrétienne est l’opposé de la charité moderne, mercantile et spécu-latrice, qui se réduit à l’aumône en infériorisant ceux qui la reçoivent 67. Et comme Bouché va le montrer, le vrai visage de la fraternité chrétienne est inscrit dans le paysage de Cluny, dans ses paysans, dans l’œuvre des moines qui ont marqué son histoire. Le chapitre 6, intitulé « la bénédiction du travail », reprend la description des collines en utilisant de manière récur-rente des métaphores liées à la fécondité, à l’amour, voire à la reproduction

64. Ibid., p. 109 : « C’est ainsi que nous pouvons dire que, par sa jonction avec le Rhin au moyen de ces puissants canaux, Châlon touche les points les plus importants du globe, et s’ouvre une route fructueuse et presque en ligne droite jusqu’à Constantinople, ce splendide vestibule de l’Orient. »

65. Ibid., p. 111 : « Sous ces effluves du ciel, dans ces transports ravissants, l’homme ne rampe plus sur la terre ; comme les anges, il vole ! »

66. Ibid., p. 127-128.67. Ibid., p. 129-130 : « La fraternité est destinée à faire revivre parmi nous la charité évangélique, qui

elle-même a fait revivre cette première dans tout son éclat dans la primitive église. Car, il ne faut pas s’y tromper, le christianisme est la seule institution qui ait précisé d’une manière claire les devoirs et les droits de la fraternité. Ce n’est pas sa faute si plus tard, et à mesure qu’en s’éloignant des temps où l’apôtre Paul en développait le système dans toute sa pureté, des cœurs plus spéculateurs que compatissants l’ont fait dégénérer en ce qu’ils ont appelé la charité, devenue ensuite la hideuse aumône. La charité, ou plutôt la fraternité est une vertu du cœur d’où naît l’obligation morale sur laquelle se fonde l’impérieux devoir d’aider et de soulager son semblable en tout temps, en tous lieux, et de tous les moyens à la disposition de celui qui la pratique. Elle a pour but l’humanité, et ne fait aucune acception de l’individu. »

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charnelle 68 ; le Mâconnais apparaît comme la terre nourricière, la matrice de toute régénération 69. Le pays est un véritable jardin d’Eden parsemée de prairies verdoyantes et peuplé d’animaux utiles et bons. Les jeunes filles vierges y sont vives et prospères, modestes, à l’image des collines. Bouché s’adresse prioritairement à elles 70, les comparant à des fleurs qu’il voudrait ne pas voir se flétrir et leur enjoignant de demeurer chastes, de rester auprès de leur mère et de Dieu, de ne pas fuir l’asile des champs pour « venir grossir le nombre des infâmes prostituées des villes » 71. La richesse du pays tient dans cette étroite symbiose entre la pureté des habitants, la modestie du paysage et la luxuriance des fruits produits par le labeur paysan. Voilà, selon Bouché, une autre spécialité de la Bourgogne, pays qui vit l’agricul-ture inventée par le peuple des Éduens, améliorée par les Bourguignons puis adoucie par les réformes des moines. Les paysans d’aujourd’hui incarnent cette symbiose de la fraternité, de la foi et du travail. Pour mieux en témoigner, Bouché se remémore les moissons auxquelles il a assisté, jeune homme, dans une famille du Clunisois, les Dagoneau. Le tableau harmo-

68. Ibid., p. 152-153, 154 : « On y voit des monticules groupés, qui se reproduisent de distance en distance ; des eaux pures, qui serpentent dans les plaines, et y forment une multitude infini de ruisseaux qui rafraîchissent l’atmosphère ; des bois, qui inspirent une douce mélancolie ; de vertes collines, de riantes prairies, qui font naître la joie. » La Grosne « enserre amoureusement dans ses plis limpides et tortueux les prairies qu’elle arrose, en les couvrant d’une douce vapeur qui rend l’herbe toujours verte ».

69. Ibid., p. 154 : « O terre où je suis né, salut, trois fois salut, douce joie de mon enfance ! C’est à juste titre que je te nomme ma seconde mère. Tu es pour moi ce qu’un rocher couvert de feuillage est pour l’oiseau de mer battu de la tempête… J’ai peine à rendre le contentement que j’éprouve de fouler ton sol, où sont empreints mes premiers pas à côté de ceux de mes aïeux… »

70. L’ouvrage de Bouché semble avoir été destiné à un lectorat féminin, auquel il s’adresse au détour d’une ligne, p. 171 : « Et puis vous l’avouerai-je, charmante lectrice. »

71. Ibid., p. 156-159. Le thème de la virginité est récurrent dans l’œuvre de Bouché. On le retrouve dans la préface qu’il accorde au recueil de chansons de Testa A., La Lyre fraternelle, Paris, Imp. d’A. Bailly, 1847, p. i-iii, qu’il adresse au « fils du peuple [et à la] jeune vierge de la famille de l’ouvrier ». Dans son roman Hérie, op. cit., p. 1-6, la description du paysage clunisois qui introduit l’ouvrage articule encore plus clairement que dans le Voyage en Bourgogne les notions de chasteté et de fécondité. Le paysage est humanisé, animé d’une beauté sensorielle, voire sensuelle, qui exprime une harmonie spirituelle dont la fécondité est totalement décarnalisée, mais qui s’exprime par un vocabulaire charnel. Par exemple : « À mes pieds, la Grosne, comme un serpent qui fait luire au soleil ses ondulants anneaux nacrés, fuit si doucement par mille détours […] qu’on dirait le frissonnement d’une vierge ou le bruit vaporeux d’un esprit aérien. […] La sinueuse rivière […] baigne de ses fructueuses caresses les murs de la vieille cité chrétienne. Grossie de plusieurs eaux qu’elle boit en passant, elle sillonne la plaine et va se perdre aux rives de la Saône. […] La diligente abeille […] voltige de plante en plante, de calice en calice, pour en sucer les doux parfums ; elle entr’ouvre la fleur, apaise sa soif et caresse les boutons arrondis du narcisse odorant, en bourdonnant si doucement qu’on dirait qu’elle murmure un secret d’amour. […] le ramier amoureux voltige sur les bords de la rivière, tandis que la colombe remplit l’air de ses gémissements. […] la génisse, à l’écart, frotte doucement sa tête sur la corne du mâle. […] les parfums qu’exhalent des innom-brables filles de Flore enivrent mon cœur d’une si douce satisfaction, que je voudrais être papillon pour voler sur chacune d’elles et leur dérober quelques caresses. […] le bouleau dont les rameaux ondoyants ressemblent à la chevelure d’une jeune vierge de nos montagnes […] Mon Dieu, quelle saison charmante que celle où la nature célèbre les noces des plantes ! Une fraîcheur virginale se répand sur la terre ! – Qu’il fait bon vivre !… – Léger comme le chevreau, je bondis sur la route unie, ou bien je gravis les monticules qui coupent accidentellement le chemin qui conduit jusqu’au pied du mont Saint-Romain. »

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nieux du char à bœufs dirigé par le maître de maison, des moissonneurs musclés et velus qui entassent la récolte, des deux jeunes filles vierges dont le front ceint d’une couronne de fleurs, le teint pâle et la beauté éclatante évoquent des anges, de la mère de maison qui accueille les travailleurs par des godets de vin et d’un repas auquel le narrateur est convié, tout cela confine à l’idéal, plus encore lorsque surgit le curé pour bénir le labeur et le repas des paysans lors d’un prêche où il prend la posture du Christ : « En vérité, je vous le dis 72… »

Mais le mal rôde : lubricité à la ville, sorcellerie à la campagne. Lors de la veillée chez les Dagoneau, surgit une vieille femme, caricature physique de la sorcière, qui habite dans une masure de l’autre côté du village, à la lisière de la forêt 73. Elle prédit un avenir malheureux à l’une des deux jeunes filles, car elle a renversé une salière, croisé les fourchettes et laissé tomber sa couronne de fleurs. Bouché s’inspire de ce souvenir pour méditer sur la fragilité du bonheur, même incarné dans les plus grandes vertus.

Puis vient le chapitre final, « La ville natale », Cluny, point d’aboutisse-ment du voyage et de la méditation morale (p. 213-247). Cluny, « dont la vue est comme la rosée bienfaisante qui rafraîchit la fleur qui l’embrasse », où planent encore les splendeurs de l’abbatiale disparue, le souvenir de ses grands abbés, de ses grands hommes (l’évêque Jean Germain, le peintre Pierre-Paul Prudhon), de l’hospitalité offerte par les moines au roi Saint Louis et au pape Innocent 74 ; Cluny, terre d’accueil des connaissances rapportées d’Orient par les bienfaisantes croisades, aujourd’hui terre de ruines, de « jardins ravagés », « arbres mutilés », « enceinte désolée par le vandalisme brutal et aveugle d’une époque à jamais déplorable », « noir squelette de l’antique abbaye dont un ministre du Seigneur a dévoré la chair et les os, et qui n’a plus à lever vers le ciel qu’un de ses clochers, comme un bras suppliant dans ses douleurs 75 ! » Ces ruines sont « éloquentes ». En une conclusion lyrique, Bouché s’efforce d’extraire le « langage mystérieux » de

72. Ibid., p. 161-179. Le récit se termine par une leçon de morale : « Heureuse simplicité de la foi, combien tu me parus sublime, quand je vis tous ces villageois au teint bruni par le soleil et baignés de sueur, s’abaisser, courber le front sous le signe de la croix d’où l’homme Dieu étendait ses deux bras sur le monde, en signe qu’il l’asservissait pour toujours à ses lois ! Douces et saintes croyances de nos pères, qu’êtes-vous devenues ? En vain je vous cherche. Des philosophes ont tout matérialisé, des chimistes ont jeté Dieu dans leurs creusets pour l’expliquer ! Attendez ! Ils nous en promettent une définition exacte quand ils l’auront analysé ! »

73. La vieille sorcière s’oppose aux deux jeunes vierges et ensemble elles construisent une image duelle de la femme, construite sur un jeu d’oppositions cher à Bouché : ville/campagne, vieillesse/jeunesse, lubricité/virginité. On retrouve une telle dualité dans les deux personnages féminins du roman Hérie : Marie, la vierge, campagnarde, dont le héros est éperdument amoureux mais qui meurt du choléra avant d’avoir consommé le mariage ; Sophie, la femme adultère, urbaine, véritable femme-sorcière qui entraine le héros dans la décadence.

74. En quinze pages, p. 227-242, Bouché dresse un rapide historique de Cluny, depuis la fondation jusqu’à 1788, dans un style annalistique qui tranche avec le style littéraire de l’ouvrage et dont la matière semble empruntée à Prosper Lorain, car aucun événement relevé par Bouché n’est absent de l’ouvrage de Lorain. Bouché n’indique aucune source.

75. Bouché J.-B., Voyage en Bourgogne, op. cit., p. 218-219.

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ce « cri de la pierre » qui n’attend que la réanimation en vue de construire un nouvel ordre social, fondé et légitimé par les vertus chrétiennes :

« C’est que du milieu de ces ruines, couvertes de lierre et de graminées, restes palpitants d’une croyance qui sommeille et menace de s’éteindre, cette voix nous crie de la ranimer, pour la faire revivre plus forte dans nos consciences avec des formes nouvelles ; car les ruines sont les semences de vie que la main du temps laisse à celle de l’homme le soin de faire fructifier, selon l’ordre de succession progressive de sa puissance morale et religieuse. Tous les pas de cette puissance sont marqués par des ruines qui sont l’his-toire de l’homme ; mais sur chacun, comme dans chacun de ces débris, les germes inaltérables de sa progression sont conservés par les générations futures qui, un jour, les retrouveront dans celles que nous laisserons à notre tour. Tout l’avenir de l’humanité est dans son passé. Elle ne marche à la perfec-tion qu’en revenant sans cesse à son point de départ, qui est aussi sa fin. Elle pivote sur un principe unique, fixe, invariable duquel découle tout ce qui constitue sa vie morale comme sa vie physique, Dieu !… Dieu, qui lui a préparé sa voie, qui l’a placée sur cette voie avec cette conscience des devoirs qui l’y maintiennent ! Dieu, qui permet quelquefois que les hommes s’en écartent, mais qui force par le secret impénétrable de sa providence ces mêmes hommes égarés à revenir toujours à lui, pour marcher plus sûrement à lui, seul but, seul centre de tout 76. »

On l’aura compris, Jean-Baptiste Bouché n’est pas historien et son Voyage en Bourgogne n’est pas un ouvrage historique, mais il s’inscrit parfaitement dans le renouveau qui utilise le passé clunisien pour étayer un discours social à la fois pessimiste et réactionnaire. Les animateurs de ce mouvement sont des enfants du pays, Lorain, Bouché, auxquels s’ajoutent, au début des années 1850, le prêtre François Cucherat et l’avocat Théodore Chavot.

Cluny ou le creuset de la civilisation : François Cucherat

En novembre 1849, l’Académie de Mâcon lance la question de son concours annuel  : «  Quelle fut, pendant toute la durée du xie  siècle, l’influence de l’abbaye de Cluny sur le mouvement religieux, intellectuel, politique, etc., de cette époque ?  » Le programme tenait dans le titre  : montrer, à travers l’histoire, et celle bien choisie du siècle de Cluny (le xie), quel fut le rôle positif des moines. L’Académie de Mâcon reçut trois mémoires sur le sujet proposé, qui furent examinés par une commission dont le rapporteur était Alfred de Surigny, alors vice-président de l’Académie 77.

76. Ibid., p. 243-244. Les mots en italiques et en petites capitales sont distingués par l’auteur.77. Pierre-Marie-Alfred Desvignes de Surigny (Mâcon, 19 février 1805 – Prissé, 26 juin 1878), peintre

et archéologue (au sens que l’on donnait alors à ce terme) mâconnais, qui étudia l’art médiéval, notamment bourguignon, et publia sur le sujet quelques articles ou chroniques dans les revues des sociétés savantes bourguignonnes, les Annales archéologiques, le Bulletin Monumental et les Congrès archéologiques de France. Fervent catholique et royaliste libéral, il côtoya Lacordaire et

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Le premier prix fut attribué à l’Abbé François Cucherat, vicaire à Marcigny, qui vit son mémoire publié par l’Académie de Mâcon 78.

Nicolas Reveyron se penche plus loin sur la vie et l’œuvre de Cucherat et je retiendrai ici seulement quelques aspects essentiels pour comprendre son ouvrage et apprécier sa place dans l’historiographie clunisienne. Cucherat est né en 1812 à Semur-en-Brionnais, dans la patrie des seigneurs dont est issu Hugues, abbé de Cluny entre 1049 et 1109. Vicaire à Marcigny, là où se développa le seul important monastère de moniales clunisiennes (fondé par l’abbé Hugues en 1054), curé à Saint-Martin-du-Lac, près de Semur, puis aumônier de l’hôpital de Paray, Cucherat fut intimement mêlé aux lieux de l’histoire clunisienne. Proche de Jean-Baptiste Pitra 79 et de Charles de Montalembert, il fit partie des principaux acteurs de la restauration catholique dans le sud de la Bourgogne et l’ouvrage qu’il rédigea en 1850 pour l’Académie de Mâcon fut le premier d’une œuvre importante allant dans ce sens 80.

Les « sources historiques du mémoire », présentées en introduction, garantissent le sérieux du travail. Cucherat utilise trois types de sources : quelques manuscrits provenant de Cluny conservés sur place ou à Marcigny (les deux plus anciens cartulaires, le nécrologe de Marcigny et d’autres, non précisés, qui lui ont été prêtés par le dernier prieur de Marcigny), les sources clunisiennes publiées (Bibliotheca Cluniacensis, Bullarium sacri ordinis Cluniacense, coutumes de Bernard et d’Ulrich) et tout ce que l’on comptait alors de sources ecclésiastiques publiées par les moines et religieux du xvie au xviiie  siècle, qu’elles concernent l’histoire générale

Théophile Foisset. Membre titulaire de l’Académie de Mâcon à partir de 1833, il en devint le président en 1855. Arcelin A., « M. Alfred de Surigny. Notice biographique lue à la séance publique du 5 avril 1879 », Annales de l’Académie de Mâcon, IIe série, t. II, 1880, p. 319-338, suivie d’une « Bibliographie des travaux de M. Alfred de Surigny », p. 339-340.

78. Le programme et le déroulement du concours sont rappelés dans l’avertissement qui précède la publication de l’ouvrage de Cucherat : Cucherat Abbé F., Cluny au onzième siècle : son influence religieuse, intellectuelle et politique, suivi du fragment du mémoire présenté à l’Académie de Mâcon par M. Th. Chavot, Mâcon, Académie de Mâcon, 1851, p. i-iv. Les délibérations de l’Académie, accompagnées d’un résumé des trois mémoires reçus, se trouvent dans les Annales de l’Académie de Mâcon, t. I, 1851, p. 7-16.

79. Jean-Baptiste-François Pitra (Champforgeuil, près de Chalon-sur-Saône, 1812 – Rome, 1889), fut professeur de rhétorique au séminaire d’Autun, ordonné prêtre en 1836, entré à Solesmes en 1842, nommé cardinal en 1863 par Pie IX, à qui il donna des reliques de saint Hugues pour le monastère de Solesmes, dont l’abbé, Prosper Guéranger avait pris le titre d’abbé de Cluny et se positionnait dans le sillage de l’abbaye de Cluny et de l’abbé Hugues : Reveyron N., « Les reliques de saint Hugues », Hugues de Semur, 1024-1109. Lumières clunisiennes, Catalogue de l’exposition de Paray-le-Monial, 11 juillet – 11 octobre 2009, Paray-le-Monial, basilique/cloître/musée du Hiéron, 2009, p. 95. Cucherat a consacré un petit ouvrage en l’honneur de l’œuvre du cardinal Pitra : Cucherat F., S. É. le cardinal Dom Pitra de l’ordre de St. Benoît et le R. P. Souaillard de l’ordre de St. Dominique. Notices biographiques, Charolles, Impr. de Lamborot, 1863.

80. L’œuvre de François Cucherat (de 1852 jusqu’à sa mort en 1887) porte sur l’histoire religieuse régionale, en particulier celle de Saint-Rigaud, Anzy-le-Duc, Marcigny, Semur et Paray. Il joua un rôle important pour valoriser le culte de Marguerite-Marie Alacoque, développer le pèlerinage à Paray autour de ses reliques et la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, et promouvoir Paray-le-Monial (nouveau Cluny) comme nouveau centre du christianisme français.

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de l’Église (d’Achéry, Acta sanctorum OSB, Baronius, Bucelin, Labbé, Mabillon, Martène, Monasticon Anglicanum) ou certains auteurs spécifiques (Anselme de Canterbury, Bernard de Clairvaux, Berthold de Constance, Fulbert de Chartres, Guillaume de Malmesbury, Hugues de Flavigny, Léon d’Ostie, Otton de Freising). Les travaux historiographiques ne manquent pas, mais il s’agit exclusivement d’ouvrages rédigés par des religieux aux xviie et xviiie siècles ou, pour l’historiographie contemporaine, d’ouvrages d’histoire ecclésiastique émanant d’auteurs chrétiens 81. L’histoire libérale de Thierry, Guizot, Michelet est, bien sûr, totalement absente.

Cucherat introduit son livre par une épigraphe emblématique, dont la postérité sera grande dans l’historiographie clunisienne  : l’extrait du préambule de la bulle par laquelle Urbain II, en 1098, comparait Cluny à un autre soleil et lui attribuait la parole du Christ aux apôtres « Vous êtes la lumière du monde » 82. Les deux premières pages annoncent le propos sans ambiguïté. Le xe siècle fut une période des plus sombres, marquée par l’ignorance, l’anarchie, le vice, la ruine. « Mais Dieu a fait les nations guéris-sables » : le xie siècle fut celui de la restauration, l’auteur en fut la Providence divine, les acteurs les moines de Cluny. Écrire l’histoire de ce qui était alors une véritable nécessité pour sauver le monde s’avère un devoir pour éclairer le monde d’aujourd’hui ; c’est faire preuve d’un « patriotisme éclairé ».

Cucherat décline alors en trois parties le rôle restaurateur des moines de Cluny et, surtout, de leurs saints abbés 83. Ce furent d’abord des principes, qu’ils exercèrent à l’intérieur des monastères puis propagèrent à l’extérieur : la séparation entre l’Église et l’État, la libre élection de l’abbé, la dépen-dance à l’égard du Saint-Siège, le respect sans faille des vertus chrétiennes, l’esprit d’association, la correction mutuelle, la modération dans le gouver-

81. Historiographie monastique des xviie-xviiie : Père Daniel G., Histoire de France depuis l’établisse-ment de la monarchie française dans les Gaules, 1696 ; Abbé Fleury Cl., Discours sur l’Histoire ecclé-siastique, 1708 ; Longueval J. et al., Histoire de l’Église gallicane, 1730-1734 ; Dom Plancher U., Histoire générale et particulière de la Bourgogne, 4 vol., 1739-1781 ; Platina B., De vitis pontificum romanorum, 1645 ; Dom Rivet, Histoire littéraire de la France, 1683-1749 ; de Yepes A., Chroniques générales de l’ordre de saint Benoît, 7 vol., 1647 (original espagnol, 1609-1615). Pour l’historiogra-phie contemporaine : Dalgairns J. D., Vie de saint Étienne Harding, abbé et principal fondateur de l’Ordre de Cîteaux, 1846 ; Lorain P., Histoire de l’abbaye de Cluny, 1845 ; Michaud J.-Fr., Histoire des croisades, 7 vol., 1812-1822 ; Pitra Père J.-B., Histoire de saint Léger, évêque d’Autun et martyr, et de l’Église des Francs au septième siècle, 1846 ; Voigt J., Histoire du pape Grégoire VII et de son siècle d’après les monuments originaux, 1838 (original allemand, 1815).

82. Cluniacensis congregatio, divino charismate cæteris imbuta pleniùs, ut alter sol enitet in terris, adeò ut his nunc temporibus ipsi potiùs quo a Domino dictum est : Vos estis lux mundi, éd. Bibliotheca Cluniacensis, col. 520 ; Bullarium Cluniacense, p. 30-31 ; JL 5676. Cette même bulle est le point de départ et la justification du titre d’un des derniers ouvrages de synthèse consacré au monachisme clunisien de la période de gloire : Wollasch J., Cluny – « Licht der Welt ». Aufstieg und Niedergang der klösterlichen Gemeinschaft, Zürich/Düsseldorf, Artemis und Winckler, 1996.

83. Cucherat suit parfaitement le canevas proposé par la question de l’Académie de Mâcon : 1. Influence religieuse (p. 3-75), 2. Influence intellectuelle (p. 77-131), 3. Influence politique (p. 133-177). Les abbés de Cluny dont il est question, Mayeul, Odilon et Hugues, sont toujours qualifiés « saint X » ; de même que tous les personnages ecclésiastiques mentionnés : saint Pierre Damien, saint Anselme, saint Bernard, etc.

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nement. Ce furent ensuite des actions multidirectionnelles pour réformer la « société civile » : défrichements et encouragement du travail des paysans, soins aux pauvres, création de nouveaux monastères à travers toute l’Europe pour créer une société chrétienne ennemie de la barbarie, essor des activités intellectuelles dans le domaine des lettres, de «  l’histoire de la patrie  » (id est les historiae de Raoul Glaber), de l’architecture et des arts, sous la gouverne de « moines-artistes » 84. Et, « point de vue le plus éclatant de la grandeur de Cluny », l’action politique 85. Les moines ont mené une véritable « guerre sainte », une « croisade de l’ordre contre le désordre européen » en préparant le terrain et en agissant aux côtés des papes dans leurs luttes contre les empereurs et les ennemis de la Chrétienté. Ils furent les « nouveaux Macchabées », le modèle et le prototype de la restauration sociale qui se poursuivit ensuite par le biais des papes 86. L’abbé Hugues et Hildebrand apparaissent comme les deux revers de la même main  : « Sentinelles vigilantes, dans le camp du Dieu des armées ; les voilà aux postes avancés, tout prêts à se dévouer, tout prêts à engager le grand combat du Seigneur 87. » Et Cucherat de souligner la relation filiale entre Cluny et la papauté réformatrice : quatre papes furent des « enfants de Cluny », formés dans l’abbaye bourguignonne, avant de devenir les plus ardents acteurs de la réforme de l’Église : Grégoire VII, Urbain II, Pascal II et Calixte II 88. Grâce à eux, la bataille pour la réforme fut gagnée en 1122. L’Église triomphe avec le concile de Latran, le livre se termine : « Arrêtons-nous : l’Église et la société sont sauvés, Saint Hugues est glorifié, le rôle public de Cluny est accompli 89. »

Cucherat s’inscrit parfaitement dans le mouvement de restauration du catholicisme en France qui s’est radicalisé depuis la monarchie de Juillet, et plus encore depuis l’avènement de la Seconde République. Bien plus modestement que Lacordaire, Guéranger ou Montalembert, il apporte sa pierre à l’édifice en invitant à revaloriser les éclairs spirituels qui dynami-

84. À ma connaissance, l’accent sur le rôle architectural et artistique des « moines-artistes » de Cluny est une invention de Cucherat.

85. Cucherat F., Cluny au onzième siècle, op. cit., p. 133.86. Ibid., p. 134-135 : « Ce n’est pas assez, pour la Congrégation de Cluny, d’avoir été, dans les mains

de la papauté, le vivant essai, le modèle en petit de ces grandes choses. Elle a été encore le point de départ et le point d’appui de Rome dans leur exécution. »

87. Ibid., p. 143.88. Sur la « clunicité » supposée de Grégoire VII, voir supra, n. 20. Celle de Pascal II, moine italien, a

toujours été avancée sans aucune source. La « clunicité » de Calixte II repose sur sa seule élection à Cluny, alors qu’il était archevêque de Vienne, membre du cortège de Gélase II qui mourut à Cluny. Ne reste donc qu’Urbain II, dont on est certain qu’il fut moine et grand-prieur de Cluny.

89. Cucherat F., Cluny au onzième siècle, op. cit., p. 177. Il est frappant de constater que Cucherat, tout en menant son étude jusqu’en 1122, ne dit pas un mot de l’abbé Pons de Melgueil, qui dirigea Cluny de 1109 à 1122, dont le profil et la fin tragique gênaient manifestement Cucherat. De même, il n’est nullement question des démêlés fréquents et souvent violents entre les moines de Cluny et les évêques de Mâcon, que Cucherat connaissait nécessairement compte tenu de ses sources, alors qu’il s’agit d’une clé pour comprendre la dynamique de la communauté clunisienne aux xie et xiie siècles ; voir sur le sujet l’article d’A. Guerreau dans le présent volume.

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sèrent le Moyen Âge et à s’en inspirer pour reconstruire la société moderne. Plus timidement que Lorain, il effectue quelques parallèles avec son époque, pour montrer tout ce qu’elle doit aux moines. Leurs chapitres généraux sont les préludes des assemblées délibérantes modernes et la monarchie spirituelle qu’ils ont créée est le modèle de ce que devrait être la monarchie constitutionnelle actuelle 90. Comme Lorain ou Bouché, Cucherat est persuadé que la Bourgogne a un rôle à jouer dans la nécessaire restauration de l’ordre catholique. Natif de Semur comme l’abbé Hugues, il ressent sa mission dans le droit fil de la « mission publique » jadis menée par les moines 91. La « belle vallée de la Grosne » comme les « fraiches collines du Brionnais » sont des paradis terrestres en devenir, dont la potentialité s’est affirmée grâce à l’action des moines 92. Aussi, le terreau est-il là, prêt à donner de nouveaux fruits lorsque le besoin s’en fera sentir. Aux xie et xiie siècles, souligne Cucherat, les Bourguignons furent les principaux inspi-rateurs de la Croisade 93. En 1095, Hugues de Semur assistait au concile de Clermont : « Voilà, sans compter le sang de nos braves et les prédications de nos moines, voilà notre part dans la résistance à l’invasion musulmane 94. » Aussi n’est-ce pas un hasard si, 700 ans plus tard, dans la tourmente de 93, « c’est à nos fraiches collines, aux religieuses populations du Brionnais » que Jean-François Michaud, auteur d’une volumineuse Histoire des croisades dût son asile lorsqu’il fut poursuivi pour ses positions royalistes 95. Cluny-Marcigny, telle est la double matrice de la restauration catholique contre la barbarie, et son dernier enfant en est François Cucherat.

Vers l’histoire sociale de Cluny : Théodore Chavot

Le deuxième prix du concours de l’Académie de Mâcon, assorti d’une médaille d’honneur en argent, fut attribué à Théodore Chavot, avocat à 90. Ainsi Cucherat conclut-il le chapitre consacré à l’organisation de la congrégation de Cluny, ibid.,

p. 27-28 : « Ajoutons que cette monarchie spirituelle était tempérée par des institutions qui ont précédé de 600 ans ces institutions constitutionnelles, regardées généralement comme une des plus belles conceptions de l’esprit humain et comme une création des temps modernes. Les conseils des anciens, les grands dignitaires de l’ordre et les chapitres généraux préludaient à nos conseils des ministres, à nos assemblées délibérantes. »

91. L’expression « mission publique de Cluny » est employée par Cucherat, op. cit., p. 132.92. Ces expressions se trouvent respectivement p. 36 et 38.93. Ibid., p. 135-136 : « Si la France a été l’âme des croisades, l’inspiration en appartient à nos contrées

de Bourgogne ; et, peut-être, ne nous a-t-on jamais assez rendu justice à cet égard.  » Suivent plusieurs pages relevant le nom de pèlerins de Jérusalem ou de croisés originaires de la Bourgogne méridionale.

94. Ibid., p. 138.95. Ibid., p. 138 : « Singulière coïncidence ! Le promoteur des croisades et leur chantre immortel ont

dû venir, étrangers l’un et l’autre et à 700 ans de distance, chercher un refuge sur notre sol, avant de manifester au monde leur mission providentielle ! C’est à nos fraiches collines, aux religieuses populations du Brionnais, que Michaud persécuté est venu demander à son tour le calme et l’ins-piration dont il avait besoin pour mettre la première main à sa belle histoire des croisades. Il en a rédigé une partie notable durant le séjour qu’il fit à Marcigny, au sein d’une société amie, dont le législateur Polissard et le modeste auteur de la Gastronomie faisaient le principal ornement. »

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Mâcon (1811-1894). Avec lui, on assiste enfin à l’articulation entre Cluny et l’histoire.

Chavot est, comme les autres, un enfant du pays. Né à Saint-Martin-de-Sallencey le 3 septembre 1811, il fut élève au collège de Cluny puis étudiant à la Faculté de droit de Dijon dans les années 1830. Titulaire d’une licence en droit en 1834 puis d’un doctorat qu’il soutint le 22 juin 1840 devant un jury présidé par… Prosper Lorain, alors doyen de la Faculté, il mena une longue carrière d’avocat et d’homme politique entre Cluny, Mâcon et Villefranche, traversant non sans heurts les régimes successifs de la Restauration, de la monarchie de Juillet, de la Seconde République, du Second Empire et de la IIIe République, avant de s’éteindre à 83 ans (30 janvier 1894) dans sa propriété de Château (à deux pas de Cluny) où il s’était retiré en 1873 96.

Chavot se fait d’abord connaître comme un éminent spécialiste du droit civil. En 1839, alors qu’il n’est pas encore docteur, il publie un volumi-neux ouvrage sur la propriété mobilière suivi, deux ans plus tard, d’un traité sur les vices rédhibitoires relatifs à l’acquisition des animaux et des marchandises, qu’il reprend de sa thèse 97. Cependant, il ne poursuit pas cette œuvre prometteuse pour se lancer, parallèlement à sa carrière d’avo-cat, dans l’histoire médiévale de Cluny, où il s’est marié et vit au moins depuis le milieu des années 1830 98. Chavot fut le premier à lire, étudier et classer les archives originales de Cluny 99, qui étaient alors conservées tant bien que mal dans la bibliothèque de la ville aux côtés des cartulaires et des vestiges de la bibliothèque monastique qui n’avaient pas été pillés 100.

96. Le fonds Chavot, constitué par lui-même et donné aux archives départementales de Saône-et-Loire à sa mort, contient tout ce qu’il faut pour dresser la biographie de Théodore Chavot : archives départe-mentales de Saône-et-Loire (ADSL), 1F58-72 (notamment les liasses 1F58-61). On trouve également une notice biographique dans l’article nécrologique rédigé par Caillemer C., « Théodore Chavot », L’union républicaine, 11 août 1894, et quelques éléments dans la liste des membres de l’Académie de Mâcon au xixe siècle : de Maizière E., Liste des membres de l’Académie de Mâcon, op. cit., p. 19.

97. Chavot Th., Traité de la propriété mobilière, suivant le Code civil, 2 vol., Paris/Lyon, Passot et Poncet/Prosper Nourtier, 1839 ; Faculté de Droit de Dijon. Thèse pour le doctorat soutenue au mois d’août 1840 par M. Théodore Chavot sous la présidence de M. Lorain : De la garantie des vices rédhibitoires, Mâcon, Impr. de Chassipollet, 1840 ; Chavot Th., Traité de la garantie des vices rédhibitoires, tant à l’égard des animaux que des autres marchandises, précédé d’une préface critique et suivi d’une dissertation sur la vente des choses qui s’estiment au poids, au compte ou à la mesure, ou que l’on est dans l’usage de goûter, Mâcon, Impr. de Chassipollet, 1841.

98. Chavot épouse, le 20 mai 1835, Alexandrine Philiberte Sébastienne Ducrot, de Cluny, qui est sa cousine au 3e degré, avec laquelle il a une fille, Emma Pierrette Antoinette Chavot, née le 28 octobre 1835. Une généalogie familiale dressée par Chavot en 1890 figure dans son fonds d’archives : ADSL, 1F58 : Famille Chavot. Notes sur la généalogie et l’état social de ses membres et la condition de leurs possessions foncières dans le Charollais et le Mâconnais, depuis 1470 jusqu’à 1789.

99. Chavot évoque le travail de classification qu’il opéra en 1842-1843 dans les documents originaux de Cluny lors d’une communication qu’il prononça à l’Académie de Mâcon le 30 avril 1855 : Annales de l’Académie de Mâcon, t. IV-1, 1857, p. 77, et dans la lettre qu’il envoie à L. Niepce le 15 mars 1880 : ADSL, 1F62. Son inventaire est aujourd’hui conservé à Paris, BnF, ms. nouv. acq. lat. 2264.

100. Contrairement à une idée reçue, les pillages effectués dans les archives et la bibliothèque de Cluny dans les années 1790-1830 ont fait bien plus de mal que les prétendus autodafés de 1793

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Excellent latiniste, il transcrivit de nombreuses chartes, qu’il annota comme pour en préparer l’édition, expliquant certains termes obscurs, croisant les actes inédits avec d’autres publiés. Il s’arrêta particulièrement sur tout ce qui concernait la propriété foncière, les droits de juridiction, les relations entre moines et laïcs et l’émancipation progressive de ces derniers à l’égard de la domination seigneuriale. Il en ressortit quelques articles importants, publiés de manière relativement confidentielle et quasiment ignorés par ses pairs, mais qui fondent véritablement l’histoire sociale de Cluny.

Les deux premiers sont publiés en 1842 dans une revue régionaliste qui mèle les « chroniques du temps passé » à celle de l’agriculture contem-poraine du Charolais. Chavot se penche sur l’histoire des deux prieurés de Charolles et de Marcigny et propose un récit fondé exclusivement sur les actes originaux qu’il transcrit en intégralité et traduit, en s’attardant tout particulièrement aux possessions foncières des établissements et à leurs démêlés avec les laïcs pour les conserver et les défendre 101. Cette forme, qui privilégie l’accès direct aux documents plutôt que le récit sera la carac-téristique de l’œuvre historique de Chavot. L’année suivante, l’Album de Saône-et-Loire, autre ouvrage romantique consacré aux faits historiques remarquables du département, accueille deux articles fondamentaux sur l’histoire de Cluny 102. Le premier est consacré aux franchises et coutumes

décrits avec emphase – mais sans preuve – par Lorain et Cucherat. En 1845, Jean-Marie Dargaud, chargé par le ministre de l’Instruction publique de repérer ce qui restait des archives de Cluny dans les mairies et bibliothèques bourguignonnes, évoque une centaine de manuscrits conservés à Cluny dont « presque toutes les vignettes ont été coupées par les élèves de l’ancien collège, et par un fonctionnaire de l’empire qui, sous prétexte de mettre en ordre la bibliothèque, l’a dilapidée et mutilée », Dargaud J.-M., Un voyage à Cluny, Paris, Ledoyen, 1845, p. 15. En 1860, Auguste Bernard, qui préparait l’édition des chartes de Cluny, remettait sérieusement en cause les préten-dues destruction de 1793 et signalait les dilapidations des parchemins distribués par le maire de Cluny pour couvrir les pots de confiture : Bernard A., « Lettre à M. le directeur de la Revue des Alpes à Grenoble, Paris, le 14 août 1860 (réponse à M. de Monteynard, auteur du Cartulaire de Domène) », Revue des Alpes, 25 septembre 1860, no 168, tiré-à-part Grenoble, Misonville et fils imprimeurs-libraires, 1860, 13 p. ; id., Archives de l’abbaye de Cluny. Plan de publication soumis à Son Excellence le Ministre de l’instruction publique, Paris, Imp. P. Dupont, mai 1861, 8 p. Léopold Niepce, qui était élève avec Chavot au collège de Cluny dans les années 1820, se rappelle avoir vu érudits, professeurs, élèves et habitants de Cluny se servir copieusement dans les archives pour prendre des parchemins ou découper des enluminures dans les manuscrits. Il évoque ces souvenirs dans les échanges épistolaires avec Th. Chavot en mars 1880 (ADSL, 1F62), et dans son étude sur la bibliothèque de Cluny dans laquelle il cita certains extraits de cette correspondance : Niepce L., « La bibliothèque de l’ancienne abbaye de Cluny », Revue lyonnaise, t. 1, 1881, p. 215-233 (220-222), repris dans id., Archéologie Lyonnaise, t. I : Les stalles et les boiseries de Cluny à la cathédrale de Lyon. Les chartes et la bibliothèque de Cluny, etc., Lyon, H. Georg, s. d. [1881], p. 45-64 (50-52). Pour plus de détails, je renvoie à l’article d’Isabelle Vernus dans le présent volume.

101. Chavot Th., « Du prieuré de Marcigny au Moyen Âge d’après les cartulaires et chartes de Cluny », Les chroniques du Charollais, Revue mensuelle dirigée par J.-L. Havard, 1842, p.  129-149, 161-183 ; id., « Notice sur les premiers temps du Prieuré de Ste-Madeleine de Charolles », ibid., p. 321-340 (les p. 329-338 n’existent pas).

102. Chavot Th., « Des franchises et coutumes de la ville de Cluny au xiie siècle », et « De la juridiction seigneuriale des abbés de Cluny aux xie et xiie siècles », Album historique et pittoresque de Saône-et-Loire, t. 2, Mâcon/Paris, A. Pelliat/Aubert, 1843, p. 67-87 et 157-180. Aussi fondamentaux soient-ils, ces deux articles n’ont quasiment jamais été cités et demeurent aujourd’hui dans un profond oubli.

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de la ville au xiie siècle. Fidèle à l’esprit qui préside à l’histoire libérale natio-nale, Chavot cherche à connaître « l’état civil de nos ancêtres sous le joug de la féodalité » et à montrer ce que les institutions libérales d’aujourd’hui doivent au Moyen Âge, sans pour autant reprendre servilement le modèle posé par Augustin Thierry 103. Si Cluny apparaît, dès la fin du xie siècle, comme l’une des premières villes ayant bénéficié d’un « affranchissement » et d’une « commune », Chavot n’en tire aucun triomphalisme ni régiona-lisme. Les Clunisois doivent leur affranchissement à l’abbé Hugues puis à ses successeurs de la seconde moitié du xiie siècle. L’Église n’est donc pas l’ennemie de la liberté, mais l’un des agents principaux qui a contribué à l’émancipation du peuple.

Avec l’article sur la juridiction des moines, Cluny s’ancre encore davan-tage dans le siècle. À mille lieues de l’angélisme de Lorain, Bouché ou Cucherat qui ne voient que la spiritualité des moines, Chavot essaie de comprendre les modalités de leur domination seigneuriale qu’il qualifie de « réelle personnelle », parce qu’elle recouvre les deux catégories distinguées par les juristes, celle qui pèse sur la personne et celle qui pèse sur la terre. Il cherche à comprendre l’ancrage social du monastère depuis sa fonda-tion, les « droits » et le « pouvoir » des moines sur les serfs et les hommes libres, leurs conflits juridictionnels avec les seigneurs des environs et les modalités des règlements. Juriste, il cherche à déterminer ce que ces règle-ments doivent au droit romain, leur caractère « volontaire » ou « involon-taire », en quoi ils se rapprochent de coutumes connues par ailleurs et comment ils évoluent avec la lente pénétration de la juridiction royale au xiiie siècle. Il croise les chartes originales et les cartulaires avec les sources clunisiennes publiées (Bibliotheca Cluniacensis et Bullarium Cluniacense), les recueils coutumiers ou juridiques médiévaux (Établissements de Saint Louis, Coutumes du Beauvaisis, Décrétales) et tout un arsenal de sources et d’ouvrages historiographiques produits par les juristes de l’Ancien Régime. Le vocabulaire des actes est scruté avec soin pour comprendre les différents types de possession foncière, les droits afférents, les modes de règlement de justice, la définition d’un statut, et Chavot s’interroge sur les associations de mots pour mieux en comprendre le sens 104. Le premier, il se préoccupe de spatialiser la domination monastique en recherchant les adéquations

103. Chavot Th., « Des franchises et coutumes », p. 67 : « Les œuvres législatives que nos ancêtres nous ont laissées, sur leur état civil, méritent respect et reconnaissance ; car, si nous sommes loin du point de départ de nos pères, n’oublions pas qu’ils ont parcouru un chemin couvert de ronces et d’épines qui ont souvent ensanglanté leurs pieds et déchiré leurs corps, et que, s’ils ne l’avaient pas fait pour nous, nous y serions encore. Les œuvres législatives sont, en effet, les jalons de l’humanité dans sa marche ; quiconque saurait les retrouver et les suivre aurait un guide sûr dans cette nuit des temps. »

104. Dans l’article sur les coutumes il s’efforce de préciser le sens des mots suivants : pedagium, placitum, exitis et regressibus, bordelaria, laudatio, potestas, ecclesia, justicia, benefacere, civitas, legistas, legis peritos, magistratus, ordo judicialis et s’interroge sur les associations entre gluto et meretrix ; ecclesia, parrochia et dominus loci ; civis/habitator Cluniaci et perrochianus ecclesiae.

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entre les deux délimitations de l’immunité (1079 et 1144) et les droits revendiqués ultérieurement par les moines 105.

Proche des milieux républicains les plus radicaux dans sa jeunesse 106, Chavot mène parallèlement une activité politique militante pour la défense de l’éducation, l’instauration de la République et du suffrage universel. En juin 1840, il adresse à ses concitoyens de Cluny une lettre ouverte pour exhorter la municipalité à réformer le collège moribond de Cluny 107. En août 1842, il devient le premier gérant et rédacteur du Progrès de Saône-et-Loire, dont la vie sera très mouvementée, puisque le journal est interdit en décembre 1842 pour républicanisme 108. Dès 1843, il collabore à plusieurs autres journaux progressistes comme Le Bien public, le Journal de Saône-et-Loire, l’Écho du Charollais et l’Écho de Saône-et-Loire et surtout le Journal de Villefranche, ville dans laquelle il est avocat entre 1846 et 1850 109. La révolution de février 1848 marque un nouveau pas dans son action. En mars, il est nommé président du comité électoral de Villefranche pour la formation des listes républicaines aux élections législatives du 9 avril. S’il n’est finalement pas retenu parmi les quatorze candidats à la députation du département du Rhône, il devient membre du conseil municipal de Villefranche et compte désormais parmi les personnalités républicaines influentes de la région. Cela lui vaut une arrestation rocambolesque lorsque le département du Rhône est mis en état de siège à la suite des émeutes de la Croix-Rousse, le 15 juin 1849. Tous les républicains notoires du département sont arrêtés, et Chavot, accusé d’être « un des chefs de la démocratie socialiste » et d’avoir fait diffuser au sein de l’armée des listes

105. Chavot, étonnamment, ne mentionne pas la délimitation du « sacré ban » par Urbain II en 1095, mais uniquement sa confirmation par Lucius II en 1144. La date de 1079 renvoie à la délimitation de l’immunité par le légat Pierre d’Albano en février 1080 (n. s.).

106. Dans un mémoire inédit qu’il rédigea pour raconter les circonstances de son arrestation à Lyon en juin-juillet 1849, Chavot évoque ses « relations d’ancienne date avec Gaudefroi Cavaignac et Barbier, que j’avais connus et m’étais permis de prendre Barbier comme homme d’un cœur loyal et généreux », ADSL, 1F61.

107. Lettre du 3 juin 1840 cosignée avec M. [Stanislas] Aucaigne, ADSL, 1F60. Ce dernier fut l’un des principaux animateurs de l’Union phalanstérienne dont le siège était à Lyon et à Cluny. Il fut l’organisateur des deux « congrès phalanstériens » qui réunirent à Cluny, dans les anciens bâtiments monastiques, le 27 août 1839 et les 27-28 août 1840 (Chevalier E., Les 27 et 28 août à Cluny, op. cit.) une quarantaine de disciples de Fourier venus de toute la France, et d’un banquet socia-liste à Cluny en août 1841. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages fouriéristes, dont S. Aucaigne, Théorie sociétaire de Charles Fourier. Espérance et Bonheur, Cluny et Lyon, Au centre de l’Union phalanstérienne, 1841. Bouchet Th., Desmars B. « Stanislas Aucaigne », Dictionnaire biogra-phique du fouriérisme, notice mise en ligne en juin 2011 : [http://www.charlesfourier.fr/article.php3?id_article=423]. Il fut élu maire de Cluny en 1848 et le resta jusqu’en 1870 (je remercie Mary Sainsous pour ces précisions).

108. Dossier complet dans ADSL, 1F61.109. Je n’ai pas repéré tous les articles publiés par Chavot dans ces journaux, mais une note dans la

liasse ADSL, 1F60 indique la tranche chronologique des années pour lesquelles il a collaboré à chacun d’eux : Le Bien public, 1843-1848 (3 nos), Journal de Saône-et-Loire, 1844-1866 (5 nos), Écho de Saône-et-Loire, 1864 (2 nos), Le Progrès, 1842-1843 (dès fin août), Écho du Charollais, 1845-1846. Sa collaboration très régulière au Journal de Villefranche en 1848 laisse penser qu’il en fut le rédacteur et gérant à cette date, mais je n’ai pas pu vérifier cette information.

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de candidats républicains pour inciter à voter pour eux, est emprisonné à Lyon pendant un mois, avant d’être relâché faute de preuve 110. Les temps de ferveur progressiste lui sont évidemment plus favorables. En 1850, il devient avocat au barreau de Mâcon, fonction qu’il occupe jusqu’en 1870, en cumulant des tâches de professeur à l’École normale d’enseignement secondaire spécial de Cluny, où Victor Duruy le nomme en 1866. En 1870, il est nommé procureur de la République au parquet de Mâcon ; destitué de ce poste en juillet 1873 « sur les dénonciations des cléricaux », il se retire alors dans sa propriété de Château pour se consacrer pleinement aux recherches historiques qu’il n’avait jamais abandonnées malgré sa double activité politique et juridique 111.

De janvier à août 1848, le Journal de Villefranche accueille son article sur les privilèges de la ville de Villefranche au Moyen Âge. Les 13 livraisons de ce travail côtoient les déclarations solennelles de Chavot en faveur du suffrage universel, ses professions de foi pour les élections législatives d’avril ou les articles de la future constitution 112. En 1849, lorsque l’Académie de Mâcon lance son concours sur l’histoire de Cluny au xie siècle, Chavot se met logiquement à la tâche et envoie l’année suivante un mémoire de 177 pages sur le sujet 113. Comme Cucherat, il introduit son ouvrage par une épigraphe. Mais là où le vicaire de Marcigny citait Urbain II, l’avocat de Mâcon cite les Essais de Montaigne, l’un de ses livres de chevet 114. Son

110. Procès-verbal d’arrestation le 25 juin 1849, lettres à son épouse durant son arrestation (jusqu’au 21 juillet), mémoire inédit de 27 p. de la main de Chavot sur les circonstances et le déroulement de son arrestation, ADSL, 1F61.

111. Nominations de 1850, 1866 et 1870 : Notice généalogique sur la famille Chavot, ADSL, 1F58, p. 35. Destitution de 1873 : profession de foi de Chavot aux électeurs du canton de Cluny, le 6 août 1873, lorsqu’il est candidat aux élections cantonales pour le parti républicain, ADSL, 1F60.

112. Chavot Th., « De l’État civil des Habitants de Villefranche, d’après les Chartes et les Manuscrits de la Ville », article divisé en treize « lettres », rédigées entre le 7 janvier et juillet 1848, publiées dans le Journal de Villefranche, no 340 (dimanche 20 février 1848, p. 1-2), no 341 (dimanche 27 février 1848, p. 1-2), no 342 (dimanche 5 mars 1848, p. 2-3), 372 (dimanche 18 juin 1848, p. 2-3), 374 (dimanche 25 juin 1848, p. 3, où l’article fait suite à la publication du Projet de Constitution), 377 (jeudi 6 juillet 1848, p. 3), 379 (jeudi 13 juillet 1848, p. 3), 382 (dimanche 23 juillet 1848, p. 3-4), 383 (jeudi 27 juillet 1848, p. 3-4), 384 (dimanche 30 juillet 1848, p. 3), 385 (jeudi 3 août 1848, p. 2-3). La charte des privilèges de Villefranche promulguée en 1260 et sa confirmation de 1331 ont été transcrites et traduites par Chavot, qui a remis son travail au Baron de La Roche La Carelle pour être publié en pièces justificatives de son Histoire du Beaujolais et des sires de Beaujeu, suivie de l’Armorial de la province, Lyon, Imp. L. Perrin, 1853, p. 289-337. La Roche La Carelle remercie, dans sa préface, p. 3-4, « M. l’avocat Th. Chavot », « un savant aussi distingué que modeste ». On a conservé dans le fonds Chavot la lettre que le Baron lui a envoyée en juin 1853 pour lui demander de transcrire et traduire les privilèges de Villefranche, parce qu’il ne connaissait pas le latin… : ADSL, 1F66.

113. Chavot Th., De l’influence de l’abbaye de Cluny au onzième siècle, sur le mouvement religieux, politique et intellectuel, 1850 : ms. Mâcon, Bibl. mun., no 47, 177 p., env. 19 x 29 cm (manuscrit donné par l’Académie de Mâcon à une date inconnue). Ce manuscrit n’est pas de la main de Chavot, qui a vraisemblablement fait appel à un secrétaire pour le mettre au propre. Le brouillon original, abondamment annoté et corrigé comme tous les mss de Chavot, se trouve dans son fonds personnel : ADSL, 1F62.

114. « En cette praticque des hommes, j’entends y comprendre et principalement ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. » Montaigne, Essais, Livre 1er, chap. 25. Le 27 juin 1849, alors qu’il

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mémoire est divisé en cinq livres qui partent systématiquement de l’histoire générale du xie siècle pour arriver à Cluny 115. La réforme clunisienne est ainsi située dans le contexte de la réforme globale de l’Église au xie siècle, en passant par les querelles eucharistiques, les fondations de nouveaux ordres religieux, l’essor de la papauté ; les donations des aristocrates sont situées dans le cadre de la christianisation de l’Europe, du contrôle accru de l’Église sur les laïcs, des nouveautés sacramentelles et de l’essor des pratiques de dévotion comme le culte des reliques, les confraternités ou les pèlerinages ; dans le 3e livre, les relations entre les abbés de Cluny et les princes sont éclairées par d’autres faits qui attestent de l’association étroite entre le clergé et les aristocrates (amitiés, parrainages, trêve de Dieu), les luttes qui les opposent (querelle des investitures) et la dynamique qui ressort de celles-ci par l’élaboration d’une résistance des pouvoirs laïcs et des communau-tés. Dans cette dernière section, Chavot souligne encore plus clairement qu’il ne l’avait fait en 1842 le rôle moteur de l’Église dans la naissance des communes, en articulant en un même chapitre la domination tempo-relle des moines, leur juridiction, la transformation de leur domination de « personnelle » à « territoriale » par le biais de la concession de « limites privilégiés » autour du monastère à la fin du xie siècle 116. Les « écrivains de Cluny » sont situés dans le cadre de l’essor contemporain des écoles monastiques et l’architecture de l’abbatiale dans l’évolution du style roman. La conclusion, décevante, se contente de résumer les cinq livres, mais elle est suivie d’un appendice original sur les revenus du monastère à partir des actes copiés dans les cartulaires : cens d’Espagne, d’Angleterre, d’Italie et des diverses régions de France au xie siècle, réorganisation des revenus sous Pierre le Vénérable avec le concours d’Henri de Winchester, dont les deux actes (Dispositio rei familiaris et Constitutio expense Cluniaci) font l’objet d’une analyse détaillée 117.

L’approche documentaire de Chavot lui vaut les éloges d’Alfred de Surigny, rapporteur de la commission de l’Académie de Mâcon, mais on lui reproche la perspective trop générale dans laquelle Cluny est intégrée, un manque de netteté dans la conception, un style peu élégant et l’aspect trop brut de son mémoire où l’enchainement des documents prend le pas sur le récit. Cucherat, en revanche, est loué pour sa clarté et sa philosophie, malgré « quelques passages parasites affectant un peu l’allure du sermon et une trop grande sobriété dans les citations textuelles 118 ». L’abbé Cucherat

vient d’être emprisonné à Lyon, Chavot écrit à son épouse pour lui demander de lui envoyer « Montaigne et Rabelais », ADSL, 1F61.

115. Les titres, classiques, donnent peu la mesure de l’originalité du contenu : 1. Mouvement religieux considéré au sein de l’église (p.  6-65), 2. Mouvement religieux au sein de la société laïque (p. 65-84), 3. Mouvement politique (p. 84-128), 4. Mouvement littéraire (p. 128-156), 5. De l’art architectural (p. 156-165).

116. Ibid., p. 120-128.117. Ibid., p. 168-177.118. Annales de l’Académie de Mâcon, t. I, 1851, p. 9-13 (citation p. 12).

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est couronné et publié in extenso aux frais de l’Académie ; Chavot, à qui l’on décerne une mention d’honneur et la médaille d’argent, se voit grati-fier par la publication, en annexe de l’ouvrage de son clérical concurrent, de l’appendice et du chapitre sur le temporel et les communes, auxquels l’Académie retranche quelques paragraphes pourtant essentiels à la logique globale 119…

Il est regrettable que l’ouvrage de Chavot n’ait pas été publié, car il était très nettement supérieur au récit nostalgico-apologétique de Cucherat. Pour la première fois, un historien tentait de saisir l’histoire de Cluny dans sa globalité, en articulant l’histoire interne du monastère, l’insertion de la communauté monastique dans l’histoire sociale de la région et dans l’his-toire générale du xie siècle. Une telle perspective ne sera guère reprise avant la fin du xxe siècle, et elle reste encore à écrire 120. Chavot, aujourd’hui, est bien oublié. Le succès de l’ouvrage de Cucherat, plusieurs fois réédité sans les deux chapitres de Chavot 121, la modestie de ce dernier qui ne diffusa pas une bonne partie de ses recherches et le caractère confidentiel des ouvrages dans lesquels il publia ses articles ne facilita pas sa postérité histo-riographique 122. Il fut pourtant, dans la deuxième moitié du xixe siècle,

119. « Du pouvoir temporel de l’abbé et de l’établissement de la commune de Cluny » ; « Des redevances du Monastère et de son régime intérieur », dans Cucherat F., Cluny au onzième siècle, op. cit., p. 183-196. Les passages retranchés ne sont pas signalés dans l’édition. Le manuscrit porte des accolades au crayon en face des parties supprimées, avec la mention « omis » ou « diminuer à l’impression » : p. 125-126, 168-174. Dans le chapitre sur le temporel et les communes, l’Aca-démie a retranché le paragraphe qui fait le lien entre les deux parties du chapitre, qui porte sur la protection pontificale des biens clunisiens et la délimitation des « limites privilégiés », alors que c’est précisément ce paragraphe qui justifie la juxtaposition des propos sur le temporel et celui sur les privilèges des habitants du bourg abbatial.

120. Je renvoie sur ce point à l’article d’Alain Guerreau dans le présent volume.121. Une seconde édition de l’ouvrage de Cucherat parut à Mâcon, chez l’imprimeur Protat, en 1851,

quelques mois après la publication effectuée par l’Académie de Mâcon. Une troisième édition (indiquée 2e car elle ne prend pas en compte celle de Protat), complétée et enrichie de documents inédits relatifs au prieuré de Marcigny et d’un sermon d’Odilon sur la sainte Croix qui avait été édité partiellement dans la Bibliotheca Cluniacensis, parut à Autun, chez Dejussieu, en 1873. Une 4e édition parut chez le même éditeur en 1885 : il s’agit du reprint de l’édition de 1873, augmenté d’une introduction inédite sur les « premières origines de Cluny », p. xi-xxiv.

122. Outre les articles mentionnés ci-dessus, j’ai repéré les travaux suivants : Chavot Th., « Capitulation imposée à la ville de Cluny par Poncenac en 1567 », Annuaire de Saône-et-Loire, 1851, p. 175-192 (sur les guerres de religion dans la région de Cluny, à partir des chartes originales qui se trouvaient alors à la Bibliothèque de la ville et qui sont aujourd’hui à Paris, BnF, ms. nouv. acq. lat. 2269 – que personne n’a jamais réétudiées depuis Chavot…) ; id., « À propos de deux lettres inédites de Pierre-le-Vénérable », Annales de l’Académie de Mâcon, t. IV-1, 1857, p. 77-84 (édition, traduc-tion et analyse de deux actes de l’abbé de Cluny alors conservés dans la Bibliothèque de la ville de Cluny, une charte de donation de 1151 à l’abbé Hugues de Trois-Fontaines et une charte de 1155-1156 instaurant une commémoration pour l’anniversaire de la princesse Mathilde d’Angleterre) ; id., « Monastères de l’ordre de Cluny en Pologne, au xve siècle », ibid., t. IV-2, 1858, p. 15-20 (traduction et analyse d’un acte produit au concile de Constance le 14 février 1418 faisant état des possessions clunisiennes en Pologne, transcrit dans un manuscrit intitulé Visitatio in Alemannia de tempore Roberti abbatis, alors conservé à la Bibliothèque de Cluny) ; id., « Étude historique sur la ville de Cluny », Annales de l’Académie de Mâcon, 3e série, t. VIII, 1868, p. 288-299, repris dans Annuaire de Saône-et-Loire, 1878, p. 43-52, sous le titre « Étude historique sur la destruction de l’abbaye de Cluny et ses causes » (mise au point sur les destructions

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celui qui lança véritablement les recherches historiques sur le sud de la Bourgogne médiévale. Installé à Mâcon à partir de 1850, il poursuivit dans le chef-lieu du département le type de recherches qu’il avait menées à Cluny et à Villefranche. En collaboration avec l’archiviste départemental, Marie-Camille Ragut, il prépara l’édition du cartulaire de Saint-Vincent, en rédigeant une préface de plus de 200 pages sur les structures sociales, les subdivisions territoriales, les modes de domination de la terre et des hommes dans le Mâconnais 123. L’ensemble de ses travaux d’histoire régio-nale trouvèrent leur aboutissement dans le Dictionnaire géographique du Mâconnais, qu’il publia en 1884 et qui fut la première tentative, avant Chaume, Déléage et Rigaut d’identification de la microtonymie mention-née dans les chartes médiévales 124.

ΏÀ l’aube de la IIIe République, l’histoire générale reste encore bien

ignorante du monachisme clunisien, dont on ne retient guère que la forma-

de l’abbatiale au début du xixe siècle pour corriger les propos inexacts de Prosper Lorain dans le dernier chapitre de son ouvrage, que Chavot qualifie ainsi : « À la simple lecture de cet essai, l’on voit trop souvent que l’auteur l’a écrit sans consulter les documents originaux, et qu’il a visé l’effet littéraire plutôt qu’à l’exactitude historique » ; id. « Une page de l’histoire de la propriété dans le Mâconnais », Le causeur Bourguignon, 1re année, no 27, dimanche 15 juin 1884, p. 304-305 (sur l’asservissage des bois dans le Mâconnais au xvie siècle). Chavot a prononcé plusieurs communica-tions à l’Académie de Mâcon qui n’ont pas été publiées, mais dont les Annales ont rendu compte : sur la fondation de Cluny, l’acte de vente du comté de Mâcon au roi en 1238, un testament clunisois du xiiie siècle, les anciennes divisions géographiques du Mâconnais, etc. : Annales de l’Académie de Mâcon, 3e série, t. IV-2, 1858-1859, p. 107, 169-170, 248, 249 ; t. VIII, 1867, p. 217. La liasse 1F66 du fonds Chavot aux ADSL contient plusieurs mss inédits que Chavot a rédigés entre 1851 et 1857 : sur le prieuré clunisien de La Charité-sur-Loire (transcription de chartes), sur les privilèges de la ville de Beaujeu au xve siècle (qui devait être publié par le Baron de La Roche La Carelle mais celui-ci est mort avant), sur le prieuré de Paray-le-Monial (trans-cription de chartes), sur les droits féodaux de l’abbé de Thiers sur les habitants de cette ville. On trouve également un manuscrit sur les chartes de La Ferté-sur-Grosne rédigé en 1882 (modes de la propriété foncière et divisions administratives du territoire d’après 700 chartes de La Ferté transcrites par M. Bazin, dont il critique le travail).

123. Chavot Th., « Condition sociale des personnes et état de la propriété foncière dans le Mâconnais au moyen-âge », préface au Cartulaire de Saint-Vincent-de-Mâcon connu sous le nom de Livre enchaîné, éd. Ragut M.-C., Mâcon, Protat, 1864, p. i-ccxxx. Le travail de Chavot était terminé plusieurs années avant la parution du cartulaire. Il en présenta un résumé lors de sa réception comme membre titulaire de l’Académie de Mâcon en janvier 1857 : Chavot Th., « De la condi-tion sociale des personnes et de l’état de la propriété foncière dans le Mâconnais au Moyen Âge », Annales de l’Académie de Mâcon, 3e série, t. IV-1, 1857, p. 12-36, et il soumit son ouvrage à l’appréciation des membres de l’Académie, qui donna un avis favorable à sa publication lors de la séance du 30 juillet 1857 : Annales de l’Académie de Mâcon, t. IV-1, 1857, p. 163. Des manuscrits préparatoires de cette étude se trouvent dans le fonds Chavot : ADSL, 1F63, et l’ensemble de la liasse 1F64.

124. Chavot Th., Le Mâconnais. Géographie historique contenant le dictionnaire topographique de l’arron-dissement de Mâcon, Paris/Mâcon, H. Champion/Lib. Belhomme, 1884, reprint Res universis, 1993. Chaume M., Les origines du duché de Bourgogne, 2e partie, Géographie historique, 3 fasc., Dijon, varia, 1927-1937 ; Déléage A., La vie économique et sociale en Bourgogne dans le haut Moyen Âge, 2 vol., Mâcon, Protat, 1941, t. II, p. 741-953. L’ouvrage de Chavot est désormais totalement remplacé par celui de Rigault J., Dictionnaire topographique du département de Saône-et-Loire comprenant les noms de lieux anciens et modernes, Paris, CTHS, 2008.

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tion de la première congrégation monastique et la participation indirecte à la réforme de l’Église. Cluny n’a alors sa place ni dans l’histoire du système féodal, ni dans l’histoire de l’architecture, ni dans l’histoire de France ou de l’Europe. Avec Lorain et Cucherat, Cluny a émergé de l’oubli, mais pour mieux s’enfermer dans le carcan étroit d’une histoire ecclésiale. Et si Lorain prenait soin de situer Cluny dans son environnement à la fois local et européen, depuis la fondation du monastère jusqu’à 1793, Cucherat, honorant le vœu de Charles de Lacretelle, enserra Cluny dans un cadre chronologique restreint, le xie siècle, siècle de sa gloire, siècle de Cluny comme il en fut de Périclès, d’Auguste ou de Louis XIV 125. Cucherat fut vainqueur. Les quatre éditions de son ouvrage, le patronage de l’évêque d’Autun, les félicitations du pape Pie  IX et l’engagement de l’auteur dans la reconstruction du catholicisme français autour du pèlerinage de Paray-le-Monial – Cluny de substitution –, en assurèrent la diffusion et la postérité 126. En 1854, Viollet-le-Duc développa l’idée de Cucherat, qu’il cite abondamment, selon laquelle un atelier d’artistes et d’architectes, formés à Cluny, inventa un nouvel art de bâtir 127. En 1860, Charles de Montalembert, ami de Lacordaire et de Foissey, que Lorain côtoya à Dijon et dont il se sentait proche 128, à qui Cucherat fit visiter Paray-le-Monial en 1853, publia le premier volume de ses Moines d’Occident, intégrant l’ensemble du monachisme occidental dans l’œuvre civilisatrice que Lorain et Cucherat avaient mise en valeur pour Cluny 129. S’ouvrit alors une nouvelle période pour l’historiographie clunisienne, celle d’une hagiologie des saints abbés, menée tambour battant par les tenants du renouveau catholique et dont le jubilé de 1898 et la célébration du Millénaire en 125. Dans la préface de la 4e édition de son livre (1885, p. vii-viii), Cucherat rappelle les circons-

tances du concours que l’Académie de Mâcon lança en 1849. Charles de Lacretelle, Alphonse de Lamartine et Mathieu, tous trois membres de l’Institut et de l’Académie de Mâcon, reprochaient à Lorain de n’avoir pas accordé plus de place au xie qu’aux autres siècles. En conséquence, Charles de Lacretelle proposa de mettre au concours de l’Académie de Mâcon une question qui permettrait de revaloriser le rôle de Cluny dans la société du xie siècle. Cucherat justifia lui-même ce choix en ces termes : « Et cependant le xie siècle, c’est tout Cluny. Ce siècle fut vraiment à la grande congrégation bourguignonne ce que fut à la Grèce le siècle de Périclès ; à Rome, le siècle d’Auguste ; à notre France, le siècle de Louis XIV. »

126. Dans la préface de la 3e édition de son livre (1873), Cucherat indique avoir entrepris cet ouvrage « à la demande et avec la bénédiction de Mgr du Trousset d’Héricourt » [évêque d’Autun]. Il dédie cette réédition « à la mémoire de Mgr du Trousset d’Héricourt et à la bienvenue de Mgr de Léséleuc de Kerouara ». Dans l’avant-propos de la 4e édition (1885, p. ix), Cucherat indique avoir reçu un bref de Pie IX « par l’entremise de son secrétaire pour les lettres latines, Mgr Dominique Fioramonti, le 24 septembre 1856 » le félicitant pour son livre.

127. Voir, dans ce volume, notre article avec Laurent Baridon, sur Cluny et Viollet-le-Duc.128. Dans sa préface (p. xlvii), Lorain place son ouvrage dans le sillage de l’œuvre de Montalembert,

« dont l’esprit brillant et jeune, en embrassant, avec le zèle du prosélytisme, une triple carrière dans la religion, dans la politique et dans les lettres, a su réveiller fortement l’art et la poésie des choses religieuses. ». Il conçoit ses chapitres sur Pierre le Vénérable et Bernard de Clairvaux comme « l’humble préface de la belle étude, si patiemment attendue, que prépare sur notre grand saint Bernard l’auteur de Sainte Élizabeth. »

129. Montalembert, Ch. F. de, Les moines d’Occident, depuis saint Benoît jusqu’à saint Bernard, 7 vol., Paris, J. Lecoffre et Cie libraires, 1860-1877.

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1910 furent le point d’orgue 130. Cluny, dont Cucherat a fait une personne vénérable, centenaire, s’incarna alors en autant de personnes saintes qui ont construit sa gloire 131. Deux ouvrages de synthèse publiés dans la seconde moitié du xixe siècle 132 achevèrent le cantonnement de l’abbaye dans la période de ses « grands abbés », éteinte le 25 décembre 1156 avec Pierre le Vénérable, et dont on peina longtemps, et peine encore, à sortir 133.

Ce que l’on retient aussi de l’historiographie clunisienne des années 1820-1860 est la puissance onirique du monastère disparu. Puissance du vide qui permet de construire spirituellement, sur les ruines d’un gigan-tesque édifice, un rêve de société. Rêves qui empruntent des voies diver-gentes et inattendues, celles des collines fleuries dont les doux mamelons renferment, comme les seins des vierges, l’essence de la régénération sociale (Bouché), celles de l’esprit perdu, seul unificateur d’un monde sans repère, dont l’expérience monastique fut l’incarnation (Lorain), celle d’une société-Église dont l’âme, la structure et l’avenir appartiennent aux fidèles, aux pèlerins, aux prêtres et aux moines (Cucherat), celle d’une république égali-taire dont l’éducation, la rigueur et la modestie sont la colonne vertébrale (Chavot). Ce dernier, injustement oublié, fut le maillon essentiel, efficace et discret, de ce qui pouvait être sauvé de l’héritage culturel des moines de Cluny. Héritage culturel, et non spirituel, incarné avant tout dans les archives, que Chavot classa, lu, transcrivit, traduisit et publia alors que tout le monde s’en désintéressait. C’est lui qui attira l’attention du ministère de l’Instruction publique sur le sort désastreux des chartes et cartulaires et qui permit à Auguste Bernard, puis à ses successeurs, Alexandre Bruel, Armand Bénet, Jean-Louis Bazin, Léopold Niepce, Léopold Delisle, de les sauver, de les rapatrier là où elles pouvaient être conservées, de les inventorier et de les publier 134. L’histoire sociale de Cluny qu’il a été le premier à explorer

130. Voir sur ce point l’article de Dominique Iogna-Prat dans le présent volume et Marquardt J.T., From Martyr to Monument, op. cit., p. 70-79, 92-97, 108-136.

131. Pour la liste des ouvrages de type biographique/hagiographique qui se développent dans la seconde moitié du xixe siècle, on se reportera à la bibliographie en annexe (ouvrages identifiés par la lettre B).

132. Il s’agit des ouvrages de J.-H. Pignot (1868) et d’E. Sackur (1892-1894), mentionnés dans la bibliographie en annexe. L’ouvrage de Sackur est le premier livre vraiment sérieux sur l’histoire de Cluny ; il explique en grande partie pourquoi les études clunisiennes sont, au xxe siècle, avant tout le fait des historiens allemands. Je laisse de côté le livre de L.-H. Champly (1866), qui est une pâle resucée de celui de Lorain.

133. Il n’est qu’à penser au sort des archives clunisiennes postérieures à 1300, qui dorment au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale et aux archives départementales de Saône-et-Loire sans que personne ne s’y intéresse jamais.

134. En 1828, Alexandre Buchon, chargé par le ministre de l’Intérieur Martignac de dresser une enquête sur les bibliothèques publiques du royaume, passe par Cluny, découvre les chartes, manuscrits et livres et demande d’en dresser l’inventaire (sans suite). En 1845, le ministre de l’Instruction publique charge Jean-Marie Dargaud de visiter les mairies et bibliothèques bourguignonnes pour faire état des archives qui y sont conservées (il y trouve le travail de classement effectué par Chavot). En 1848, Auguste Bernard commence à rassembler les chartes en vue de leur publication. Il soumet son projet au ministre de l’Instruction publique en 1860, date à partir de laquelle les travaux sur les chartes se multiplient ; le premier volume du Recueil des chartes de Cluny paraît en

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est ensuite tombée en panne, pour longtemps. Le divorce est patent, même chez Marc Bloch, qui n’insère pas Cluny dans ses travaux. André Déléage, le seul de ses élèves qui applique son programme d’histoire sociale, se plonge dans les milliers de chartes de Cluny pour écrire l’histoire de la Bourgogne avant 1050, mais Cluny ne l’intéresse pas ; c’est un moyen, une source monumentale, qu’il n’exploite pas pour comprendre la place des moines dans la société féodale, pourtant la seule qui leur donne sens 135. Georges Duby, qui reprit le dossier pour la période suivante, construisit son édifice sur les chartes de Cluny, mais le monastère est le trou noir de sa Société dans la région mâconnaise 136. Les trois articles qu’il publia avant l’achèvement de sa thèse reprennent assez fidèlement les thèmes qui avaient été traités par Théodore Chavot un siècle plus tôt ; mais ce dernier n’est pas cité, oublié 137. Quant à Maurice Chaume, autre grand historien de la Bourgogne médié-vale alimenté aux chartes de Cluny, il laissa de volumineux instruments de travail (datation des chartes, identifications toponymiques et précisions généalogiques) mais ne s’intéressa guère aux articulations entre les moines et la société 138.

Thierry, Guizot, Michelet, ignorant Cluny, Lorain, Bouché, Cucherat, ignorant l’enracinement social du monastère, peuvent paraître bien loin, mais sans doute, beaucoup plus que l’on ne s’en rend compte, ont-ils durablement contribué à marquer le divorce entre les moines et la société, alors que seules les interactions entre le cloître et l’extérieur permettent de comprendre la maior ecclesia, les maisons romanes de Cluny et les milliers d’actes écrits produits et conservés. Les historiens de la fin du xxe siècle l’ont enfin compris ; espérons que ceux du xxie poursuivront dans cette voie.

1876, l’inventaire des archives de Cluny dressé par Claude Locquet en 1682 est publié partielle-ment en 1884 par A. Bénet et J.-L. Bazin ; la même année les documents de Cluny transférés à la Bibliothèque nationale trois ans plus tôt sont inventoriés par L. Delisle, ceux versés aux archives départementales de Saône-et-Loire dans la série H (H1-23) le sont en 1894. L’ensemble du proces-sus est analysé en détail par Vernus I., « Les “Monumenta” clunisiens : le sort des archives de Cluny au xixe siècle », dans le présent volume. Pour la liste des travaux sur les actes originaux de Cluny, voir la bibliographie en annexe (titres signalés par la lettre C).

135. Déléage A., La vie économique et sociale, op. cit., 1943.136. Duby G., La société aux xie et xiie siècles dans la région mâconnaise, Paris, SEVPEN, 1953.137. Duby G., « Recherches sur l’évolution des institutions judiciaires pendant le xe et le xie siècle

dans le sud de la Bourgogne », Le Moyen Âge, t. 52, 3-4, 1946, p. 149-194, et t. 53, 1-2, 1947, p. 15-38 ; id., « La ville de Cluny au temps de saint Odilon », dans À Cluny. Congrès scientifique. Fêtes et cérémonies liturgiques en l’honneur des saints abbés Odon et Odilon, tenus à Cluny du 9 au 11 juillet 1949, Dijon, Bernigaud-Privat, 1950, p. 260-264 ; id., « Le budget de l’abbaye de Cluny entre 1080 et 1155. Économie domaniale et économie monétaire », Annales ESC, t. 7, 2, mai-juin 1952, p. 155-171.

138. Chaume M., Les origines, op. cit., 1927-1937 ; Chaume M., « Observations sur la chronologie des chartes de l’abbaye de Cluny », Revue Mabillon, t. XVI, 1926, p. 44-48 ; t. XXIX, 1939, p. 81-89, 133-142 ; t. XXXI, 1941, p. 14-19, 42-45, 69-82 ; t. XXXII, 1942, p. 15-20, 133-136 ; t. XXXVIII, 1948, p. 1-6 ; t. XXXIX, 1949, p. 41-43 ; t. XLII, 1952, p. 1-4 ; Chaume M., « Les grands prieurs de Cluny. Compléments et rectifications à la liste de la Gallia Christiana », Revue Mabillon, t. XXVIII, 1938, p. 147-152 ; Chaume M., « En marge de l’histoire de Cluny », Revue Mabillon, t. XXIX, 1939, p. 41-61 ; t. XXX, 1940, p. 33-62.

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ANNEXE

Bibliographie clunisienne du xixe siècle

Les travaux retenus dans cette bibliographie concernent l’histoire de l’abbaye de Cluny, toutes périodes confondues, en excluant les ouvrages et articles relatifs aux prieurés clunisiens et aux provinces de l’ordre (les histoires générales de l’ordre ont toutefois été incluses).

Les éditions de sources concernent l’histoire de l’abbaye et de l’ordre (à l’exclu-sion des actes relatifs à un seul prieuré), Les éditions d’actes ou d’œuvres insérées dans les grandes collections comme la Patrologie latine, les MGH, etc. ont été écartées.

Cette bibliographie doit beaucoup à Franz Neiske et Maria Hillebrandt, concep-teurs de la Bibliotheca Cluniacensis novissima, qui répertorie la bibliographie clunisienne publiée depuis 1498 et propose des renvois à de nombreux articles et ouvrages disponibles en ligne [http://fruehmittelalter.uni-muenster.de/bcnfr]. Je remercie également Isabelle Vernus, Dominique Iogna-Prat et Alain Rauwel pour leur collaboration.

Les lettres portées dans la colonne de gauche indiquent le type d’ouvrage :A : Art, architecture et archéologieB : Biographie, hagiographie et commémorationsC : Archives, chartes, actes originauxE : Édition de sourcesH : HistoireL : LittératureT : Thèse ou mémoire universitaire.

Les titres sont classés par ordre chronologique de parution et, au sein de chaque année, par ordre alphabétique de nom d’auteur.

A/H Cochard N. Fr., « Description d’une pièce de monnaie d’argent de l’abbaye de Cluny », Comptes rendus des travaux de la Société d’agriculture, sciences, arts et belles-lettres de Mâcon pendant l’année 1826, Mâcon, Dejussieu, 1827, p. 88.

C/E Bordier L.-H., « Précis historique concernant un dépôt très important fait à l’abbaye de Cluny, en l’année 1245, par le pape Innocent IV, qui y vint peu après la clôture du premier concile de Lyon », Bulletin de la Société de l’Histoire de France, t. I, 1834, p. 222-231.

C/E Bordier L.-H., « Description du grand Trésor des chartes de l’abbaye de Cluny », Bulletin de la Société de l’Histoire de France, t. I, 1834, p. 231-237.

H/E Lorain Prosper, Essai historique sur l’abbaye de Cluny, suivi de pièces justifica-tives et de divers fragments de la correspondance de Pierre le Vénérable avec saint Bernard, Dijon, Popelain, 1839, 508 p.

H/L Plumet J.-P., « Cluny 1570. Épisode des guerres de religion », Album histo-rique et pittoresque du département de Saône-et-Loire, par une réunion d’artistes et d’écrivains, t. I, Mâcon, A. Pelliat/Paris, Aubert, 1841, p. 17-26.

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A P. A., « Église de l’abbaye de Cluny », Album historique et pittoresque du département de Saône-et-Loire, par une réunion d’artistes et d’écrivains, t. I, Mâcon, A. Pelliat/Paris, Aubert, 1841, p. 31-32.

H P. A., « Cluny 1245 », Album historique et pittoresque du département de Saône-et-Loire, par une réunion d’artistes et d’écrivains, t. I, Mâcon, A. Pelliat/Paris, Aubert, 1841, p. 158-162.

H/L Faguet V., « Un moine de l’abbaye de Cluny, 1149 », Album historique et pittoresque du département de Saône-et-Loire, par une réunion d’artistes et d’écrivains, t. I, Mâcon, A. Pelliat/Paris, Aubert, 1841, p. 195-210.

H/L V. A., « Le comte de Chalon », Album historique et pittoresque du départe-ment de Saône-et-Loire, par une réunion d’artistes et d’écrivains, t. I, Mâcon, A. Pelliat/Paris, Aubert, 1841, p. 218-222.

H de Barthélemy Anatole, « Essai sur l’histoire monétaire de l’abbaye de Cluny », Revue numismatique, année 1842, p. 33-42.

H/E Chavot Théodore, « Des franchises et coutumes de la ville de Cluny au xiie siècle », Album historique et pittoresque de Saône-et-Loire, t. II, Mâcon, A. Pelliat/Paris, Aubert, 1843, p. 67-87.

H/E Chavot Théodore, « De la juridiction seigneuriale des abbés de Cluny aux xiie et xiiie siècles », dans Album historique et pittoresque de Saône-et-Loire, t. II, Mâcon, A. Pelliat/Paris, Aubert, 1843, p. 157-180.

L Bouchard François, L’Abbaye de Cluny, Mâcon, Impr. de Chassipollet, 1844, in-8o, 8 p.

L Bouché Jean-Baptiste, de Cluny, Voyage en Bourgogne, suivi de Mélanges littéraires, Paris, Martinon, 1845, 247 p.

C Dargaud Jean-Marie, Un voyage à Cluny, Paris, Ledoyen, 1845, in-12o, 24 p.

H/E Lorain Prosper, Histoire de l’abbaye de Cluny depuis sa fondation jusqu’à sa destruction à l’époque de la Révolution française ; avec pièces justificatives, conte-nant de nombreux fragments de la correspondance de Pierre-le-Vénérable et de Saint Bernard, Paris, Saignier et Bray, 1845, 440 p.

E de Mas Latrie Louis, « Donation à l’abbaye de Cluny du monastère de Hiéro Komio, près de Patras, en 1210 », Bibliothèque de l’École des chartes, 2e série, t. V, 1848-1849, p. 308-312.

A De Glanville L. « Séances tenues à Cluny par la Société française, les 20 et 21 juin 1850 », Congrès archéologique en France, XVIIe session : Auxerre, Cluny, Clermont-Ferrand, Paris, 1851, p. 111-129.

H Cucherat Abbé François, Cluny au onzième siècle : son influence religieuse, intellectuelle et politique, par l’Abbé Fr. Cucherat, vicaire à Marcigny. Mémoire couronné par l’Académie de Mâcon (26 décembre 1850), suivi d’un fragment du Mémoire présenté à l’Académie de Mâcon par M. Th. Chavot, Mâcon, Académie de Mâcon, 1851, 200 p., repris sous le titre Cluny au onzième siècle : son influence religieuse, intellectuelle et politique, Mâcon, Imprimerie Protat, 1851, 184 p.

H Chavot Théodore, « Capitulation imposée à la ville de Cluny par Poncenac en 1567 », Annuaire de Saône-et-Loire, 1851, p. 175-192.

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A Anonyme. Mention d’une communication d’Alfred de Surigny sur l’ancien candélabre du grand autel de l’abbatiale de Cluny, Annales de l’Académie de Mâcon, 1re série, t. I, 1851, p. 37-38.

A de Soultrait M., « Vœu de l’Académie de Mâcon en faveur du déblaie-ment du transept subsistant de l’abbaye, de sa conservation et conversion en chapelle », Annales de l’Académie de Mâcon, 1re série, t. I, 1851-1852, p. 305-306.

A Verdier Aymard et Cattois François, «  Maisons à Cluny, douzième, treizième et quatorzième siècles », dans id., Architecture civile et domestique au Moyen Âge et à la Renaissance, vol. I, Paris, Lib. archéologique de V. Didron, 1855, p. 69-92, pl. 19-25.

E Chavot Théodore, «  À propos de deux lettres inédites de Pierre-le-Vénérable », Annales de l’Académie de Mâcon, 1re série, t. IV-1, 1857, p. 77-84.

B Wilkens Cornelius August, Petrus der Ehrwürdige, Abt von Clugny: Ein Mönchs-Leben, Leipzig, Breitkopf und Härtel, 1857, xiv-277 p.

H Lorain Prosper, Geschichte der Abtei Cluny von ihrer Stiftung bis zu ihrer Zerstörung zur Zeit der französischen Revolution, trad. Carl Pelargus, Tübingen, H. Lauppschen, 1858, in-8o, x-261 p.

E Luce Siméon, « Visite par les prieurs de Barbézieux et de Saint-Sauveur de Nevers des monastères de la congrégation de Cluny situés dans la province de Poitou », Bibliothèque de l’École des chartes, 4e série, t. V, 1859, p. 237-246.

B Anonyme. Biographie inédite de Bertrand de Colombier, abbé général de Cluny vers la fin du treizième siècle, Valence, Impr. de E. Marc-Aurel, 1860, in-8o, 15 p.

C Bernard Auguste, « Lettre à M. le directeur de la Revue des Alpes à Grenoble, Paris, le 14 août 1860 (Réponse à M. de Monteynard, auteur du Cartulaire de Domène)  », Revue des Alpes, 25 septembre 1860, no  168, Grenoble, Misonville et fils imprimeurs-libraires, 1860, 13 p.

H Azaïs M. l’Abbé, « Une Visite à l’Abbaye de Cluny », Mémoires de l’Académie du Gard, 1860, p. 324-355.

C Bernard Auguste, Archives de l’abbaye de Cluny. Plan de publication soumis à Son Excellence le Ministre de l’Instruction publique, Paris, Imp. P. Dupont, 1861, in-8o, 8 p.

C Bordier L.-H., « Les archives de l’abbaye de Cluni », Bulletin de la Société d’Histoire de France, 2e série, t. III, 1861-1862, p. 126-136, 139-149.

B Duparay Benoit, Pierre-le-Vénérable, abbé de Cluny : sa vie, ses œuvres et la société monastique au xiie  siècle, Châlon s/Saône, Mulcey, 1862, gr. in-4o, 172 p.

A Bernard Auguste, « Les églises de Cluny », Bulletin monumental, t. XXIX, 1863, p. 158-161.

A/H Taylor Baron Justin, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France : Bourgogne, Paris, A. F. Lemaître, 1863, vol. I, p. 175-177, vol. II, 7 planches hors pagination.

H Pécoul Auguste, « Essai sur les causes de la grandeur de l’abbaye de Cluny », École impériale des chartes. Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion 1863-1864…, Paris, Imp. A. Lainé et J. Havard, 1864, p. 51-52.

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C Huillard-Bréholles Jean-Louis-Alphonse, « Examen des chartes de l’Église romaine contenues dans les rouleaux dits rouleaux de Cluny », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque impériale et autres bibliothèques de France, t. XXI-2, 1865, p. 267-363.

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