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Des mains par-delà les âges

Date post: 21-Nov-2023
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Sur la paroi d’une grotte, dans une forêt de l’est de Bornéo, des peintures au pochoir de mains et de mystérieux symboles forment les branches d’un « arbre de vie ». Une équipe franco-indonésienne a découvert des centaines de ces peintures dans une trentaine de cavités. Datant de plus de 10 000 ans, les plus anciennes de ces œuvres ont peut-être un lien avec l’art préhistorique des Aborigènes d’Australie, lors de leurs migrations anciennes. À la découverte de l’art rupestre de Bornéo Des mains par-delà les âges 2
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Sur la paroi d’une grotte, dans une forêt de l’est de Bornéo, des peintures au pochoir demains et de mystérieux symboles forment les branches d’un « arbre de vie ». Une équipefranco-indonésienne a découvert des centaines de ces peintures dans une trentaine decavités. Datant de plus de 10 000 ans, les plus anciennes de ces œuvres ont peut-être unlien avec l’art préhistorique des Aborigènes d’Australie, lors de leurs migrations anciennes.

À la découverte de l’artrupestre de Bornéo

Des mainspar-delà

les âges

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Les monts Marang se dressent au milieu de la jungle, leurs flancs escarpés truffés degrottes. Les peintures rupestres décorent les cavités les plus haut perchées et figurentsouvent sur des plafonds élevés (ci-dessus). Ces escalades périlleuses étaient peut-êtrepour les artistes l’occasion de faire preuve de bravoure lors de rites initiatiques. Selon le spéléologue Luc-Henri Fage, « s’il y a le moindre pépin, c’est fini ».

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Le vent se lève juste avant la nuit, secouant lefeuillage de la canopée, et une pluie tropicales’abat sur la forêt. Après l’orage, nous sommesenvahis de fourmis rouges dont la morsure estaussi douloureuse qu’une piqûre de guêpe. Jufri,un guide bugi, les éloigne en brûlant de l’essence.

Le lendemain matin, nous rejoignons nospirogues et mettons le cap sur Gua Tewet, unecavité qui porte le nom d’un des plus expérimen-tés de nos guides. Depuis quarante ans, Tewet

explore les grottes de la région à larecherche de nids d’oiseaux comes-tibles, un mets très recherché par les restaurants de Singapour et de Hongkong que fréquentent les

tions restaient alors en suspens : qui avait des-siné ces images ? quand et pourquoi ? Nousretournons aujourd’hui sur les lieux en quête denouveaux indices.

L’équipe franco-indonésienne compte trente-cinq membres, dont des archéologues, des spé-léologues, des guides, une équipe de tournage,des piroguiers, des porteurs et un cuisinier.L’expédition est partie il y a un mois de la côte dudétroit de Makassar, dans la partie indonésiennede Bornéo, au cœur de la province de Kaliman-tan-Est. Remontant les eaux brunes du fleuveBungalon à bord de dix pirogues lourdementchargées, nous avons progressé vers une régionoù il n’y a ni routes ni villages, rien que de lajungle et des pics calcaires dentelés à perte de vue.Notre programme : suivre le Bungalon jusqu’àl’embouchure de la rivière Marang et poursuivreau nord dans la montagne en nous arrêtant enchemin pour explorer plusieurs grottes présen-tant un art rupestre similaire.

am, mon guide et ami dayakqui me précède de quelquespas sur la piste forestière,s’arrête brusquement.« Luc,attention,un serpent ! »,dit-il. Derrière mes verres de

lunettes embués par la pluie, je distingue le grandcobra noir-bleu sur lequel il a failli marcher. Unemorsure aurait pu être mortelle car nous n’avonspas emporté de sérum et le dispensaire le plusproche se trouve derrière nous, à deux jours demarche puis à deux autres de pirogue.Immobiles, nous écoutons en silence le crépite-ment de la pluie sur la forêt tropicale tandis que lecobra disparaît dans la broussaille.

Nous nous rendons à Ilas Kenceng, la plusbelle et la plus inaccessible des grottes que nousavons découvertes à Bornéo. La première foisque nous l’avons vue, en 1998, nous ne dispo-sions que de quelques heures pour étudier sonmystérieux art rupestre. De nombreuses ques-

De Luc-Henri Fage Photographies de Carsten Peter

HItin´eraire del'exp´edition

en 2003

Sepasu

Sangkulirang

Monts Marang

(KALIMANTAN)B O R N E O

I N D O N E S I E

D´etroit deMakassar

Karangan

Bungalon

Rivi`ere Marang

Gua Batu Aji(2004)

Gua Tengkorak (2003)

Liang Jon (2003)

Gua Keboboh (2004)

GuaMardua(1994)

Gua Tewet (1999)

Liang Ara (1996)Gua Misna (2003)

Gua Masri (1998)

Liang Sara (1995)

Ilas Kenceng (1998)Gua Ham (2001)

Liang Karim (2003)

Gua Thamrin(2001)

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NG MAPS

10 km

Grotte peinte(ann´ee de la d´ecouverteentre parenth`eses)

Explor´ee Fouill´ee

EQUATEURBORNEO

ASIE

AUSTRALIEOCEANINDIEN

ZONE AGRANDIE

INDONESIE

Comme aucune route ne relie la côte de Bornéo aux monts Marang, dansla province de Kaliman-tan-Est, il faut remonteren pirogue le fleuveBungalon (ci-dessous, et ci-contre) qui serpentejusqu’à la rivière Marang.L’équipe de chercheursdoit ensuite escalader des à-pics de centaines de mètres de haut pourexplorer les grottes.

Assis sur les caillebotis de ma précaire embar-cation, je me rappelle ma première expédition àBornéo, il y a dix-sept ans. Documentariste etdirecteur d’un magazine de spéléologie, jem’étais embarqué avec quelques amis amateursde grottes dans une traversée de Kalimantan, soitplus de 1 100 km.Au centre de l’île, en nous abri-tant sous un rocher,nous avions découvert que leplafond était orné d’anciens dessins au charbonde bois. De retour en France, j’avais appris avecsurprise qu’aucun art rupestre de ce type n’avaitété répertorié sur Kalimantan.

J’y suis retourné en 1992 avec Jean-MichelChazine,un archéologue du CNRS,spécialiste dela préhistoire océanienne. Deux ans plus tard,nous découvrions des peintures préhistoriquesdans l’est de Kalimantan. En 1995, l’anthropo-logue indonésien Pindi Setiawan se joignait ànous. Au fil des ans, nous avons découvert plu-sieurs dizaines de grottes peintes dans la région,dont certaines présentent des motifs uniques,révélateurs d’une mystérieuse culture oubliée.

Pour atteindre les grottes, nous suivons larivière qui serpente le long des pitons découpésdes monts Marang. Nous installons notre campprès d’une source limpide et suspendons noshamacs entre les arbres. Pour sondîner, le cuisinier fait griller desscorpions de 15 cm de long. Il a beaunous assurer que c’est excellentpour la virilité,nous préférons le riz.

■ RECHERCHE

Ce projet a été financé

par la National

Geographic Society.

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L’expédition campe cinq jours à Gua Ham. Pour la cuisine, on utilise l’eau qui dégoutte des stalactites. L’archéologue Jean-Michel Chazinepense que les chasseurs-cueilleurs qui ont ornéles grottes de quelque 350 mains en négatif se sont retirés ici seuls ou par petits groupesafin de jeûner, danser, chanter et prier.

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10 national geo g raphic • août 2005

Il pense qu’un nid d’aigle comme celui-ci étaitplus réservé à des rituels sacrés.

« Est-ce qu’on mange dans une cathédrale ? »,demande-t-il. Jean-Michel choisit de commen-cer à fouiller une grotte plus proche du coursd’eau. Il s’y rend le lendemain avec son équipe.Avec son immense porche qui domine la rivière,Gua Tengkorak, ou « grotte des crânes », peutabriter un grand nombre de personnes. On aainsi découvert, au pied d’une des parois, desurnes funéraires en céramique provenant d’unephase culturelle plus récente, des ossementshumains et des restes d’animaux calcinés.

Pendant les deux semaines qui suivent, Jean-Michel Chazine, accompagné de Julien Espagne,un doctorant français, de Gunadi Mum et deNasruddin, des archéologues indonésiens, vascrupuleusement tamiser des strates de sol à larecherche d’objets. Plus tard, deux échantillonsde charbon de bois seront datés de 12 000 ans.Ces découvertes permettent de formuler l’hypo-thèse suivante : les peuples qui ont laissé cesempreintes et dessins étaient liés aux Aborigènesqui avaient émigré précédemment en Australie et y avaient créé un art rupestre comparable.

Après des heures passées à photographier,mesurer et inventorier les peintures d’Ilas Ken-

ceng, nous touchons au terme de l’expédition.Un matin, je me réveille sur mon tapis de sol poséà l’entrée de la grotte. La forêt en contrebasbaigne dans une douce brume matinale, lessinges poussent des cris et les oiseaux tournoientdans les airs, happant des insectes. Je suis épuiséet couvert de poussière. Mais je ne veux pas par-tir. Il y a encore tant de questions sans réponse.

Loin au-dessus de moi, une niche abrite uneœuvre d’art extraordinaire : six mains au pochoirdisposées en bouquet (ci-contre). Chaqueempreinte est délicate mais, toutes ensemble,elles dégagent une incroyable force, comme sielles venaient d’être créées.

En l’an 2000, une plaque de calcite qui recou-vrait une main dans une autre partie de la grottea été analysée par un spectromètre de masse au CNRS, en France : elle était datée d’au moins 10 000 ans. La main qui se trouve en dessous estdonc encore plus ancienne.

Je me lève et pénètre dans la grotte où Jufri faitbouillir de l’eau pour le café. C’est le seul guide àavoir accepté de dormir à l’intérieur. Les autresont peur des fantômes qui hanteraient ces lieuxsacrés. Je ne crois pas aux fantômes mais je recon-nais être à mon tour hanté par les esprits deshommes qui ont jadis peint ces parois.

Chinois fortunés. Il y a plusieurs années, Tewets’est souvenu de la grotte et nous en a parlé.

Laissant les pirogues au bord de la rivière,nousgrimpons sacs au dos un escarpement de 150 mde roche déchiquetée pour atteindre le porche dela grotte.Nos muscles sont douloureux mais l’es-calade en vaut la peine. Les peintures à l’intérieurde la cavité sont aussi émouvantes que la pre-mière fois que nous les avons vues, en 1999 :quelque 200 mains, remarquablement conser-vées, ainsi que des dessins d’animaux et de per-sonnages. Environ la moitié des mains sontrehaussées de points, de lignes, de chevrons oud’autres motifs. J’en dénombre plus de cinquantecombinaisons (voir pages suivantes).

« On dirait des tatouages », dis-je à Chazine.« Ou des peintures corporelles », répond-il. Cespratiques sont toujours en vigueur, à Bornéonotamment; elles servent à identifier un individuet son rang social.Au centre du plafond se trouvele clou de la grotte : onze mains, chacune décoréed’un motif différent, sont arrangées à la manièred’un arbre généalogique. Non loin, deux autresmains, reliées par une ligne brisée, entourent lasilhouette d’un lézard ou d’un crocodile.

« Je suis persuadé que nous avons affaire à despratiques chamaniques, dit Jean-Michel, mais jene sais pas de quel type. Ce trait irrégulier repré-sente le passage du rude monde des vivants aumonde des esprits,que seul un chaman peut visi-ter puis quitter. »

En tant qu’archéologue, le travail de Jean-Michel Chazine consiste à découvrir de qui sontces peintures et de quand elles datent. Il n’atrouvé jusqu’à présent aucune trace d’occupa-tion dans les cavités les mieux ornées : ni poteriesni ossements d’animaux laissés par des feux de camp. Mais l’archéologue n’est guère surpris.

Des chefs-d’œuvre multicolores surgissent de la roche : dans la grotte d’Ilas Kenceng, desmains sont juxtaposées en bouquet; à LiangKarim, des points représentent des abeillesdans un essaim. Luc-Henri Fage (ci-contre), réalise sur du plastique le relevé du dessind’un animal inconnu datant de l’âge glaciaire.

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Au cours des dix dernières années, nous avons inventorié environ 1 500 empreintes de mains en négatif dans trente grottes deKalimantan-Est. La plupart n’ont pas été trou-vées dans les cavités situées près des coursd’eau – dont nous savons qu’elles servaientd’abri il y a 12 000 ans – ni dans les grottes un peu plus haut, qui ont livré des os et desjarres funéraires beaucoup plus récents. Cesmains peintes se trouvent surtout dans lesgrottes les plus difficiles d’accès; j’en déduisqu’elles étaient probablement liées à desrituels particuliers réservés à un nombre limitéde participants. En effet, ces lieux retirésétaient parfaitement adaptés à la formation et à l’initiation des guérisseurs traditionnels, ou chamans, rituels qui comprenaient souventle jeûne, la danse, le chant, le conte, la transeou la peinture de symboles. Le grand nombrede mains négatives présentes dans certaines

Luc-Henri Fage a inventorié 57 types de symboles peints sur les dessins de mains négatives deGua Tewet; 29 d’entre eux sont également présents ailleurs. À IlasKenceng, deux lignes parallèles (ci-dessus) retracent peut-être levoyage symbolique d’un chamanrencontrant une tortue et un cerf.

MARK THIESSEN, PHOTOGRAPHE DU NATIONAL GEOGRAPHIC(À DROITE). ILLUSTRATION PAR SHAWN GOULD (EN HAUT, ETCI-CONTRE) ; SOURCE : LUC-HENRI FAGE

De Jean-Michel Chazine

grottes correspondrait à la formation de nouveaux chamans – peut-être d’un seul pargénération – répartie sur des milliers d’années.Les empreintes de mains sont un motif courantde l’art pariétal préhistorique dans le mondeentier. Mais les mains des grottes de Kaliman-tan présentent la particularité d’être fréquem-ment décorées de points, de pointillés etd’autres motifs (ci-contre). Dans certains des-sins, les mains sont reliées à d’autres ou à desreprésentations de personnages ou d’animauxpar de longues lignes courbes. Luc-Henri Fagea relevé un motif (ci-dessous) que nous avonsappelé « l’arbre de vie », d’après une peinturede Gua Tewet (voir pages précédentes). Ilreprésente peut-être les liens entre les indivi-dus, les familles, les territoires ou les esprits.Un motif similaire apparaît dans une peintured’Ilas Kenceng (à gauche) : il est possible qu’ilsymbolise la voie suivie par un chaman entre le monde des vivants et le monde des espritsou des morts, qui se cache peut-être derrièreles parois de la grotte. Il y a une remarquablesimilitude entre la création de ces empreinteset les pratiques thérapeutiques traditionnellesde Bornéo. Pour dessiner un motif, le peintrepose une main sur la paroi, puis projette par la bouche des pigments d’ocre pulvérisés. Unguérisseur traditionnel a les mêmes gestes : ilpose les mains sur la partie malade, puis soufflepour projeter des substances thérapeutiques.Dans les deux cas, c’est une forme de magie. j

Percer le secretdesmains

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