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Du Livre au livre libertin. La Bersabee de Ferrante Pallavicino (Venise, 1639)

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DU LIVRE AU LIVRE LIBERTIN. LA BERSABEE DE FERRANTE PALLAVICINO (VENISE, 1639) JEAN-FRANÇOIS LATTARICO Publié en 1639, la Bersabee de l’Incognito 1 Ferrante Pallavicino clôt une tétralogie biblique, inaugurée avec la Susanna (1636), auquel suivirent, à un an d’intervalle, Il Giuseppe (1637) et Il Sansone (1638), quatre romans inspirés de l’Ancien Testament (Susanne et les Vieillards, Joseph et la femme de Putiphar et Sanson et Dalila). Symboles d’une production dense et impressionnante d’un auteur libertin prolifique 2 décapité à l’âge de vingt-neuf 1 Sur cette académie, cf. Miato, L’Accademia degli Incogniti, étude hélas marquée par de nombreuses erreurs et approximations ; Morini, Sous le signe de l’inconstance, ainsi que notre étude : Lattarico, Venise Incognita. 2 Comme en témoigne cette remarque de Pallavicino lui-même, dans l’adresse au lecteur de sa Bersabee : « Stimi, che già io m’abusi della tua pazienza, ò lettore, nel moltiplicare con tanta frequenza Opere alle Stampe » (Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 8), même idée dans Il Sansone : « Io mi confesso nel comporre frettoloso e impaziente » (Pallavicino, Il Sansone, [1654], p. 3) ; une remarque similaire est également présente dans le dialogue posthume L’Anima di Ferrante Pallavicino, peut-être écrite par Loredano : « Alcuni libri ch’io hò alle stampe, vorrei che fossero tra le ceneri, e s’io potessi tornare in vita, ti giuro, Henrico, che non più vorrei che la celerità del comporre mi trasportasse alla superfluità della tessitura » ([–], L’Anima di Ferrante Pallavicino, p. 27). Sa réputation d’auteur à la veine intarissable était telle que Loredano lui-même imagina ces propos emblématiques dans la bouche de Pietro Bembo, contraint de renoncer à la charge de « publico revisore de i libri da consignarsi all’immortalità » : « Serenissimo Sire, gl’antichi scrit- tori scrivevano in dieci anni quello che si poteva leggere in un sol giorno ; i moderni all’incontro scrivono in un giorno ciò che a fatica potrei leggere in molti anni. Per questo dunque ho rinonciato la carica, non potendo più sostenerla, né con sodisfattione de gli altri, né con propria riputatione. E tra gli altri che m’hanno necessitato ad una tal risolutione è stato l’in- gegno fertilissimo di Ferrante Pallavicino che in breve spacio di tempo ha CHR David c1.indb 449 03/03/2014 16:54
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DU LIVRE AU LIVRE LIBERTIN. LA BERSABEE DE FERRANTE PALLAVICINO

(VENISE, 1639)

JEAN-FRANÇOIS LATTARICO

Publié en 1639, la Bersabee de l’Incognito1 Ferrante Pallavicino clôt une tétralogie biblique, inaugurée avec la Susanna (1636), auquel suivirent, à un an d’intervalle, Il Giuseppe (1637) et Il Sansone (1638), quatre romans inspirés de l’Ancien Testament (Susanne et les Vieillards, Joseph et la femme de Putiphar et Sanson et Dalila). Symboles d’une production dense et impressionnante d’un auteur libertin prolifique2 décapité à l’âge de vingt-neuf

1 Sur cette académie, cf. Miato, L’Accademia degli Incogniti, étude hélas marquée par de nombreuses erreurs et approximations ; Morini, Sous le signe de l’inconstance, ainsi que notre étude : Lattarico, Venise Incognita.

2 Comme en témoigne cette remarque de Pallavicino lui-même, dans l’adresse au lecteur de sa Bersabee : « Stimi, che già io m’abusi della tua pazienza, ò lettore, nel moltiplicare con tanta frequenza Opere alle Stampe » (Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 8), même idée dans Il Sansone : « Io mi confesso nel comporre frettoloso e impaziente » (Pallavicino, Il Sansone, [1654], p. 3) ; une remarque similaire est également présente dans le dialogue posthume L’Anima di Ferrante Pallavicino, peut-être écrite par Loredano : « Alcuni libri ch’io hò alle stampe, vorrei che fossero tra le ceneri, e s’io potessi tornare in vita, ti giuro, Henrico, che non più vorrei che la celerità del comporre mi trasportasse alla superfluità della tessitura » ([–], L’Anima di Ferrante Pallavicino, p. 27). Sa réputation d’auteur à la veine intarissable était telle que Loredano lui-même imagina ces propos emblématiques dans la bouche de Pietro Bembo, contraint de renoncer à la charge de « publico revisore de i libri da consignarsi all’immortalità » : « Serenissimo Sire, gl’antichi scrit-tori scrivevano in dieci anni quello che si poteva leggere in un sol giorno ; i moderni all’incontro scrivono in un giorno ciò che a fatica potrei leggere in molti anni. Per questo dunque ho rinonciato la carica, non potendo più sostenerla, né con sodisfattione de gli altri, né con propria riputatione. E tra gli altri che m’hanno necessitato ad una tal risolutione è stato l’in-gegno fertilissimo di Ferrante Pallavicino che in breve spacio di tempo ha

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ans pour avoir commis de violents libelles3 contre Urbain VIII, ces romans appartiennent à un genre4 qui apparaît comme une sous-catégorie du roman baroque né sur les terres vénitiennes en 1624 avec L’Eromena de Giovan Francesco Biondi, avant d’inonder – on trouve à l’époque l’expression de « diluvio dei romanzi »5 – la péninsule tout entière. Héritier direct du poème chevaleresque dont il reprit les caractéristiques thématiques et structurelles, le roman baroque – genre hybride et instable – se distingue par une extrême variété de formes issues des nombreuses expérimenta-tions6 des auteurs, notamment vénitiens, pour un genre novateur car libre de toute attache restrictive à une quelconque tradition établie. La nouveauté du genre résidait aussi dans la relation étroite qu’il instituait avec le public, plus diversifié et plus nombreux, en particulier grâce au développement considérable de l’industrie éditoriale7 à laquelle il devenait de facto étroitement mêlé. Toute la production littéraire de Pallavicino, que le critique

compiti più di 20 volumi » (Loredano, Ragguagli di Parnaso, in Id., Bizzarrie Accademiche, p. 226).

3 Ces libelles sont La Baccinata ; Dialogo molto curioso ; Il Divortio celeste. Longtemps contestée, dans une édition posthume de la Bersabee, la liste des ouvrages de l’auteur comporte cette remarque : « Gli fu attribuito il Divortio, ma non fu Opera sua »), la paternité de ce dernier pamphlet a été confirmée par la récente découverte de la dernière lettre de Pallavicino écrite de Bergame, juste avant son emprisonnement dans les geôles avignonnaises, cf. Carminati, « Tra Bergamo e Avignone, l’ultima lettera di Pallavicino ».

4 Sur le roman sacré, ou religieux, cf. Muscariello, La società del romanzo ; De Troja, La maraviglia de la santità ; PedullÀ, « Il romanzo spirituale » ; Marini, « Apprestati, o lettore, a cogliere gran messe ».

5 « È cessato il diluvio dei romanzi » ([–], L’Anima di Ferrante Pallavicino, p. 106).

6 En témoigne l’extraordinaire roman « surréaliste » de Francesco Pona, La maschera iatropolitica, qui décrit le combat que se livrent les organes du corps humain, les uns partisans du Cœur les autres du Cerveau, pour la gouvernance du microcosme corporel. La métaphore physiologique, reflet du politique, est de tradition très ancienne et connaît un développement particulièrement intense au cours du XVIIe siècle.

7 Cf. Infelise, « Ex Ignoto Notus ». Sur la place essentielle de Loredano, fonda-teur de l’Académie, cf. Menegatti, « Giovan Francesco Loredano : il poli-tico, l’Accademico, il mecenate, ovvero il nobile veneziano del ’600 », in Id., Ex ignoto notus. Voir aussi Raimondi, « Avventure del mercato editoriale ». Plus généralement, sur l’importance du livre pour la diffusion de la connais-sance, cf. Libri, biblioteche e cultura nell’Italia del Cinque e Seicento, dont de nombreux chapitres sont consacrés à la diffusion du livre sacré.

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Lucas-Dubreton, au début du XXe siècle, avait qualifié, non sans raison, d’« Arétin manqué »8, est précisément placée sous le signe de cette relation privilégiée avec son lecteur. Les « Adresses au lecteur », précédant la narration proprement dite, sont à la fois le lieu où s’affirme une véritable poétique romanesque et un élément du paratexte fondamental de cette relation qui trouve par ailleurs de nombreux échos dans le corps même du roman9 construit comme un long discours10, rappelant ainsi – nous y reviendrons – la prégnance du paradigme rhétorique. De ce point de vue, la finalité hédoniste et pédagogique – il s’agit de concilier le docere et le delectare de l’enseignement jésuite avec les finalités du nouveau genre11 – n’est pas différente selon la catégorie particulière du genre romanesque, qu’il s’agisse d’un roman politique (Il principe ermafrodito), d’un roman mythologique (La rete di Vulcano), histo-rique (Le due Agrippine) ou bien biblique (La Bersabee)12.

8 Lucas-Dubreton, Un libertin italien du XVIIe siècle. Le parallèle est aussi d’ordre littéraire : l’Arétin, écrivain libertin et licencieux, fut aussi l’auteur d’une production religieuse importante (cf. Boillet, L’Arétin et la Bible).

9 Voir par exemple, Pona, La Messalina : « Fatte qui pausa : arrestate la lettura : Pensate » (p. 75) ; Loredano, L’Adamo : « Qui fermati in grazia, o Lettore, e considera le debolezze della nostra umanità » (p. 25) ; Moroni, Il principe santo : « Gran concerto di maraviglie va preparando il Destino, o Lettore » (p. 44) ; ou bien La Bersabee, [1654] : « Fu necessario, l’avvertire di ciò il lettore » (p. 68).

10 « Considero tal’hora, che se non annoia la lezzione di volumi intieri, ne’ quali non sono altro che discorsi… » (Pallavicino, Il Giuseppe, [1654], « L’Autore a chi vuol leggere », p. 8).

11 « Ciò che leggerai non cavato dall’Originale non credere variazione della verità, ma motivo per allettarti. […] Qual altro di questo dev’esser il fine, che l’utilità di chi legge ? Chi ad altro scrive, scrive al vento, non agl’uomini » (Pallavicino, La Susanna, [1652], p. 8). Après le « diletto », le docere est égale-ment revendiqué dans la préface de la Rete di Vulcano : « Lo Scrittore, che non ha per fine l’insegnare, cancelli il suo nome nel registro di quelli ch’atten-dono a simile professione, perché indegnamente s’usurpa tra essi il luogo » (Id., La rete di Vulcano, Venezia, s.n., 1657, p. 8). Dans un autre passage de l’Anima di Ferrante Pallavicino, l’esprit de l’auteur revendique clairement la mission du romancier qui est « d’instruire ed ammaestrare chi legge nelle Storie, nella morale, nella Politica, nella lingua, e ’n tutte quelle cose dalle quali se ne può cavare utilità » ([–], L’Anima di Ferrante Pallavicino, p. 108).

12 Adolfo Albertazzi avait donné la classification suivante des romans de Pallavicino : a) Romans inspirés d’épisodes de l’Histoire sacrée ; b) romans à caractère mythologique ; c) romans héroïques ou d’« invention » ; cf. Albertazzi, Romanzi e romanzieri del Cinquecento e del Seicento, pp. 321-323.

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Pourtant, le roman sacré, ou « spirituale », repose sur un certain nombre de caractéristiques structurelles et thématiques, qui établissent a posteriori une forme de codification du genre, même si dans ce domaine aucun traité prescriptif ne fut publié en Italie13. Trois sont les sources textuelles principales : les Saintes Écritures, les récits hagiographiques et les martyrologies. L’Adamo de Loredano14, La vita di Sant’Alessio de Brignole Sale15 ou la Vita di Sant’Eustachio Martire de Manzini16 – premier roman « spiri-tuale » –, illustrent chacun, parmi de nombreux exemples, ces trois sources. Le roman de Pallavicino17 appartient bien évidem-ment à la première catégorie, puisque le récit s’inspire de l’épisode de l’adultère de Bethsabée tiré du Livre de Samuel (II, 11). Mais au-delà des sources, le roman sacré présente les mêmes carac-téristiques d’instabilité et d’hybridation formelle que la plupart des genres littéraires de l’époque baroque18. Si Alberto Mancini, a donné en son temps une définition singulière – le roman religieux était qualifié de « romanzo‑saggio »19 – celle-ci reste en effet soumise à l’indétermination des genres, Mancini revenant par ailleurs, quelques pages plus loin, à cette première définition (qu’il reformule en « saggio di precettistica morale e politica »20). Ainsi il peut à son tour se présenter comme une simple réécri-ture des textes sacrés destinée à un public plus large, (c’est le cas de L’Adamo de Loredano, qui connut une fortune considé-rable y compris à l’étranger21), montrer une claire influence des

13 Contrairement à la France où fut publié celui de Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, Paris, 1670. (Voir à présent l’édition moderne : Huet, Lettre‑Traité de Pierre‑Daniel Huet sur l’origine des romans).

14 Loredano, L’Adamo.15 Brignole Sale, La vita di Sant’Alessio.16 Manzini, Della vita di Sant’Eustachio martire. 17 Qui sacrifia également aux textes de dévotion et au récit hagiographique,

avec respectivement Le bellezze dell’Anima et La Vita di San Giovanni martire. 18 Cf. l’étude précédemment citée : Instabilità e metamorfosi dei generi. Voir aussi

Alfieri, « Il prosare in romanzi ». Une instabilité qui s’étend à la plupart des formes esthétiques du XVIIe siècle : cf. Bayard, Feinte baroque.

19 Cf. Mancini, Romanzi e romanzieri del Seicento, p. 11.20 Ibid., cap. II, p. 50.21 Cf. Menegatti, Ex ignoto Notus, p. 175-186 et 331-340, et plus récemment :

Carminati, « Le Istorie meditate ».

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thèmes chevaleresques, combinés à un discours homilétique et édifiant (c’est le cas, par exemple, du Principe santo de Giovanni Battista Moroni) ou bien, comme dans le cas de la Bersabee, illus-trer précisément une forme intermédiaire associant aux traits dominants du roman religieux, des codes stylistiques et théma-tiques appartenant à d’autres formes d’écriture (de nature histo-rique et politique notamment). L’hybridation formelle et surtout l’extrême liberté de l’auteur, données essentielles de l’esthétique baroque, sont revendiquées par l’esprit de Pallavicino dans cet étrange et fascinant dialogue posthume qu’est L’Anima di Ferrante Pallavicino : « La composizione d’un Romanzo, si come è difficile per la invenzione erudita, così io l’ho sempre giudicata delle più belle che possa vedersi, mentre l’ingegno ha campo di rivolgersi, passeggiare, ed erudire come vuole, e chi legge può raccogliere ciò che gli piace »22. Si cette définition rappelle la conception de l’écri-ture d’un Montaigne, qui assimilait l’acte d’écrire à un vagabon-dage, une promenade23, on ne peut dire plus explicitement à la fois la position première de l’auteur, révélant une inédite autorité et prééminence sur celle de la figure tutélaire du Prince à laquelle il était jusque-là étroitement soumise, et celle non moins essen-tielle du lecteur auquel est lié l’acte même de l’écriture.

La figure de David – l’une des plus complexes et contradic-toires parmi les figures bibliques – a inspiré plusieurs membres de l’Académie vénitienne des Incogniti, qui a grandement contribué à l’essor des genres littéraires modernes, comme le dramma per

22 [–], L’Anima di Ferrante Pallavicino, p. 107. Mais les échos aux propres de Pallavicino sont nombreux dans son œuvre ; sur la liberté de l’auteur, l’adresse au lecteur du Giuseppe est on ne peut plus emblématique : « Intorno alle condanne di chi essaggera in mio scorno i vizi della lingua, non mi fermo con scuse, perché, ove non è legge, che astringa a certe regole, non pretendo d’esser obligato ad altra regola, che alla mia volontà. Mentre non si può incontrar il gusto di tutti, scriver voglio almeno conforme il mio gusto » (Pallavicino, Il Giuseppe, [1654], p. 6).

23 « Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’age en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute » (Montaigne, Les Essais, Livre III, chap. II, « Du repentir », p. 782) ; et aussi : « Tantost je le promene à un subject noble et tracassé, auquel il n’a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autruy » (ibid., Livre I, chap. L, p. 289).

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musica ou le roman précisément24. Loredano, lui aussi auteur d’un certain nombre de textes religieux (outre l’Adamo, il écrivit un roman hagiographique, La vita di San Giovanni Traguriense25), publia deux textes inspirés des Psaumes de David : I sensi di devotione sovra i sette salmi della Penitenza di Davide26 et I gradi dell’anima, Parafrase sovra i salmi graduali di Davide27. La Bersabee de Pallavicino annonce clairement, dès l’adresse au lecteur, l’objectif de l’écrivain de ne pas se cantonner à une simple réécri-ture paraphrastique des textes sacrés, ce qui est une manière d’invalider la légitimité des romans qui s’inscrivent dans cette perspective, en avançant implicitement le postulat d’une perfec-tion irréfragable des Saintes Écritures (toute réécriture serait ainsi nécessairement inférieure et, partant, imparfaite eu égard à la source même, symbole implicite de perfection28). De ce point

24 Là est la principale originalité de cette institution, bien plus que sur le plan idéologique – la position extrême de Pallavicino étant précisément une exception dans un cénacle particulièrement hétéroclite, comme l’a bien rappelé Armando Marchi : « Il merito degli Incogniti non va cercato nel coraggio ideologico, ma nell’attenzione ad ogni fermento del nuovo : le inno-vazioni del marinismo, il dramma per musica (non va dimenticato che fu questo ambiente a produrre i più brillanti librettisti degli anni ’40), soprat-tutto il romanzo, visto come un genere svincolato dai rigidi schemi di una tradizione che andava sempre più stretta » (Marchi, « Il Seicento en enfer », p. 357).

25 Loredano, La vita di San Giovanni.26 Id., I sensi di devotione.27 Id, I gradi dell’anima. Dans les Glorie degli Incogniti, qui regroupe les biogra-

phies littéraires de 107 académiciens, on trouve la référence à deux autres ouvrages consacrés à la figure de David : L’Arpa di Davide de Michelangelo Torcigliani et Il Davide de Giulio Strozzi ([–], Le Glorie degli Incogniti, pp. 283, 339). C’est sans doute la figure éminemment musicale du roi des Hébreux qui a pu inspirer ces deux poètes, par ailleurs auteurs de drames musicaux.

28 C’est ce qui ressort de cette remarque de « L’Autore a chi vuol leggere » : « Oltre che con determinazione, quasi risoluta havevo stabilito, di non più ingerirmi in historie sacre ; E impresa, nella quale l’esito, non può essere senza biasimo ; perche il descriverle conforme pure di nuda historia, è un moltiplicare senza necessità le versioni della Bibblia, e dall’altro canto l’ag-giungere ornamenti è stimato da alcuni Aristarchi, un variare i sensi della Scrittura. La frequenza in oltre di quelli, ch’intraprendono la discrittione di questi oggetti sacri, mi dissuade dal continuare, come forse haveano dise-gnato i miei pensieri, per sfuggire l’incontro di concorrenza, che oltre l’essere odiosa, può riuscire per me poco lodevole » (Pallavicino, La Bersabee, [1654], « L’Autore a chi vuol leggere », p. 5). Idée qui ne fait que reprendre une remarque tout aussi explicite de la Susanna, titre inaugural de la tétralogie

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de vue, la position de Pallavicino est opposée à celle de Virgilio Malvezzi qui dans son propre Davide perseguitato, publié cinq ans auparavant en 1634, mêlait l’inspiration historiographique à l’éloge des Saintes Écritures comme seule clé de lecture du monde, paradoxalement dans une même orientation politique :

Coloro che dubitano se sia vero ch’Iddio Signor Nostro non parla più agli uomini, oppure che gli uomini non intendino più Iddio, credino fermamente ch’egli parla, ma troppo sono sordi quelli che non odono il linguaggio. Credino fermamente ch’egli scrive, ma troppo sono ciechi quelli che non vedono il carattere. Chi vuole intendere la sua voce, o leggere la sua lettera, ricorra alla Sacratissima Storia : Ella è un Vocabulario che ci ha lasciato lo spirito di Dio per dichiarare gli alti suoi linguaggi. Ella è una chiave che apre tutte le cifre che si dispiacciano dal Paradiso. […] La Scrittura Sacra è quel libro ove egli ha parlato : là dunque si cerchino le cagioni degli avvenimenti buoni e rei, dove chiaramente e per noi furono scritte. Il formare politici aforismi, lo scriverne regole tratte da’ libri de’ profani, è quasi un pretendere che l’arbitrio nell’uomo sia necessario. Son per dire anche che egli è un disdeificare Iddio e deificare le cagioni seconde.29

Il s’oppose également à Loredano qui, dans l’adresse au lecteur de sa Vita di San Giovanni Traguriense, prône une narration sobre et dénuée de tout ajout – dans les faits ou dans le commentaire – à la vérité historique : « Poteva arricchire questa Narrazione con molti solliloqui, con diverse considerazioni, con mille discorsi verisimili almeno se non in tutto veri, ma scrivendo un’Historia Sacra non ho saputo alterarla. Il giuocar d’invenzione ne i negozi de’ Santi l’ho creduto di poco frutto, e di molto pericolo »30. En donnant de son roman cette définition claire et laconique :

romanesque : « Non è forse sì chiaro e facile nel proprio fonte, che fia di mestieri più ampiamente descriverlo ? Per qual causa un curioso di questa istoria, lasciar dovrebbe la dettatura dello Spirito Santo per leggere la scrit-tura d’una penna sì vile ? » (Id., La Susanna, [1652], p. 7).

29 Malvezzi, Davide perseguitato, pp. 5-6. Cf. l’édition moderne a cura di D. Aricò, Roma, Salerno, 1997. L’intrigue, inspirée du premier Livre de Samuel, porte sur les relations conflictuelles de David avec Saül et précède donc son accession au trône d’Israël.

30 25 Loredano, Vita di San Giovanni, pp. 9-10.

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« La materia è vaga, e curiosa, intessuta solo, o di politica, o d’amore »31, Pallavicino inscrit explicitement la narration du sujet sacré dans une perspective profane, justifiant, quelques lignes plus loin, l’incompatibilité de la thématique amoureuse, consubstantielle à la narration romanesque, avec l’écriture de la dévotion : « ricordo che fatti amorosi non possono circonscriversi con parole devote »32, ce qu’Armando Marchi a synthétisé fort justement : « il testo sacro è affrontato come se fosse un soggetto profano, proiettato in un universo finalmente laico »33. Dans une lettre adressée à Loredano, publiée en annexe à une édition de l’Adamo et datée du 24 novembre 163934, soit l’année de publica-tion de la Bersabee, Pallavicino rendait explicite son opposition à un traitement « orthodoxe » de la matière religieuse à travers le philtre de l’écriture romanesque, récusant la facilité d’un genre nécessairement soumis à une forme de compromission35. La concomitance chronologique des deux textes est intéressante du point de vue de l’histoire du genre, car le travail de « déconstruc-tion » de Pallavicino, qui revendiquait dans la préface de la Taliclea une nette séparation entre le profane et le sacré36, aboutit à une sorte d’essoufflement de cette sous‑catégorie, perçue comme un simple support rhétorique à un discours fortement politisé, et force est de constater que le roman religieux peine à percer dans la seconde moitié du siècle37. La production même de l’écrivain est significative de ce déclin, car la Bersabee sera son dernier texte « sacré ». Dans l’adresse au lecteur, l’écrivain évoque la genèse

31 Ibid., p. 6.32 Ibid.33 Marchi, « Il Seicento en enfer », p. 364. 34 Cette lettre a fait l’objet d’une importante analyse : Antonini, « Ferrante

Pallavicino e la polemica sui romanzi religiosi », pp. 29-85.35 « Bastami di poter contendere con quelle bocche le quali, per aver grac-

chiato alcuna volta nel Campidoglio de’ Letterati, si pavoneggiano al vedere gli onori che tributa loro la gentilezza di soggetti riguardevoli » (ibid., « Appendice », p. 75).

36 « Ho finti i secoli della Gentilità, ancorché forse i successi siano nuovi : tena-cemente attenendomi a quel precetto, di non confonder le cose sacre, con le profane » (Pallavicino, La Taliclea, « L’Autore a chi vuol leggere », s.p.).

37 Sur les trente-quatre romans postérieurs à 1670 signalés par Lucinda Spera dans son essai, seuls trois appartiennent au genre dévot ou biblique : cf. Spera, Il romanzo italiano, pp. 176-184.

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du roman, rappelant qu’il ne souhaitait plus exploiter la veine biblique, semée d’embûches pour le romancier38. L’histoire de David et Bethsabée39 a finalement vu le jour grâce à l’insistance de Loredano40, protecteur de l’écrivain. Si sa production antérieure à ce roman mêlait écrits dévots (ou faussement dévots) et romans libertins inspirés de la mythologie ou de l’histoire antique, la dizaine d’ouvrages qui lui reste à publier sera délibérément placée sous le signe de l’érotisme libertin et de la veine pamphlé-taire qui lui coûtera la vie en terre d’Avignon.

L’exploitation de la matière biblique est donc, du point de vue de l’écrivain, comparable à celle de la matière mythologique, voire historique, dans les drames ou les romans contemporains. Il s’agit pour l’écrivain de prendre appui sur la favola, quelle qu’en soit la teneur ou l’origine, pour en faire matière à obser-vations, maître mot d’une écriture sans compromission41. En ce sens, l’auteur fait fi du risque réel d’être mis à l’index en « vulga-risant » la matière même des textes sacrés42. L’objectif est claire-ment celui d’un écrivain qui use de l’écriture comme d’une arme, témoignage d’un engagement radical : « La lingua e la penna ambe sono saette », écrit l’auteur dans La pudicizia schernita, en mettant en garde le lecteur, dans la préface du Corriero svaligiato :

38 « Oltre che con determinazione, quasi risoluta havevo stabilito, di non più ingerirmi in historie sacre ; E impresa, nella quale l’esito, non può essere senza biasimo ; perché il descriverle conforme pure di nuda historia, è un moltiplicare senza necessità le versioni della Bibblia, e dall’altro canto l’ag-giungere ornamenti è stimato da alcuni Aristarchi, un variare i sensi della Scrittura » (Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 5).

39 Sur ces deux figures vétérotestamentaires, cf. Engammare, « David côté jardin » ; Id., « La morale ou la beauté ? ».

40 « La mia penna è stata secondata per la produzzione di questo parto dalle persuasioni dell’Illustris. Sig. Gio. Francesco Loredano… » (Pallavicino, La Bersabee, [1654], « L’Autore a chi vuol leggere », p. 5).

41 « Era causa di questo capriccio, l’aver incontrati certi umori fantastici, i quali, volendo che si scriva a loro modo, biasimano ciò che vi è di meglio e più riguardevole ne’ libri, cioè le osservazioni » (Id., La rete di Vulcano, « L’Autore a chi vuol leggere », p. 5).

42 Sur cette question, cf. Fragnito, La Bibbia al rogo, en particulier le chap. IX, « La distruzione del Libro sacro », pp. 315-330. Sur les versions italiennes des Saintes Écritures, cf. Barbieri, Le Bibbie italiane del Quattrocento e del Cinquecento.

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« Chi non ha buona armatura, non s’accosti a questo libro »43, tandis que dans un passage fort significatif de l’adresse au lecteur de la Rete di Vulcano, Pallavicino rappelle la mission essentielle de témoin et d’observateur qui est la sienne : « Né pensare, o lettore, ch’io mi riscaldi in questa difesa per proprio interesse, avendo cred’io abbastanza ne’ miei libri protestato di scrivere per formare osservazioni. A questo fine mi sono appigliato ad istorie sacre, note a chi ha imparato il Pater Noster, per non pregiudicare alla curiosità coll’interromperne il racconto »44. Dans la Bersabee, l’auteur reste en général fidèle à la source mère, aboutissant, comme dans une adaptation théâtrale, à une réduction brachy-logique dans le traitement de la narration proprement dite. Les différentes péripéties présentes dans le second live de Samuel et dans le premier Livre des Rois y sont scrupuleusement retrans-crites. La rencontre entre les deux personnages, un soir, alors que David se trouvait à son palais ; le stratagème pour tenter de dissimuler la grossesse peccamineuse de Bethsabée, l’épisode de la lettre et la mort héroïque d’Urie au combat, la mort de leur enfant, interprétée comme un châtiment divin, et la naissance d’un second fils, le futur roi Salomon, sa désignation par un roi David mourant et l’éviction brutale de son rival Adonias ; tous ces éléments, qui forment le cœur de l’histoire, font évidemment l’objet d’une réécriture stylisée, transfigurée, en quelque sorte, par un discours littéraire fortement marqué par le paradigme rhétorique, la dimension analogique et les nombreuses insertions sentencieuses voire parénétiques qui, tout en rappelant l’origine sacrée de la fabula, la réinvestit d’une dimension éminemment profane et politique. L’usage même d’un lexique ad hoc suffit d’ailleurs à illustrer cette dimension nouvelle du roman : il y est question de « cortegiani », de « Grandi », de « Principi », tandis que le prophète Nathan, décrit comme un conseiller du prince, semble tout droit sorti d’un traité politique de Malvezzi45.

Ces péripéties toutefois sont généralement en nombre limité dans les textes des Saintes Écritures, comme le remarque Luigi

43 Pallavicino, Il corriero svaligiato, p. 28.44 Id., La rete di Vulcano, pp. 6-7.45 On songe notamment au Ritratto del privato politico quasiment contemporain

du roman de Pallavicino (Malvezzi, Il ritratto del privato politico, 1635).

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Manzini dans l’adresse au lecteur de ses Turbolenze d’Israele : « Sono pochi gli accidenti delle Sagre Istorie, è vero. Pochi, ma gravi, misteriosi ed universali sì che ad essi, come a comunissimi capi, infiniti Precetti ponno ridursi »46. Elles tranchent singu-lièrement avec le foisonnement habituel des romans profanes, justifiant dans la plupart des cas un résumé circonstancié de la trame narrative figurant en fin de volume. Le romancier peut dès lors soit ajouter à l’inventio déjà présent dans l’hypotexte – c’est la distinction traditionnelle entre la fabula et l’historia qui vaut pour le roman inspiré de faits et de personnages réels –, soit développer le commentaire de ces mêmes événements, ce que Mascardi appelait « l’épiphénomène historique »47. Or la Bersabee est précisément riche de ces nombreux commentaires, qui s’ins-crivent dans la nouvelle orientation politique et érotique que Pallavicino confère à son écriture narrative, développant ainsi deux thèmes particulièrement chers aux académiciens Incogniti.

La réécriture de l’épisode adultérin impliquant l’épouse légitime d’Urie permet en effet à Pallavicino d’achever un processus de transfiguration littéraire qui avait débuté dès les premiers romans bibliques. Dans La Susanna, qui inaugure la tétralogie romanesque, l’auteur insistait déjà sur la part extrême-ment réduite de l’histoire sacrée comme matière du récit : « I punti della Storia sono la minima parte di questo libro. Ove essa somministrata mi ha occasione di discorsi non l’ho tralasciata : ove no, me ne sono servito quasi di fondamenti per osservazioni o morali, o politiche in molte delle quali ho secondato il gusto degli amici »48. Dans Il Giuseppe, second volet de la tétralogie, l’auteur rappelait une nouvelle fois l’orientation singulière de son écriture qui s’appuie sur la matière sacrée pour en exploiter les ressorts politiques et l’adapter ainsi à une réalité contemporaine, objet privilégié d’une réflexion plus générale sur le pouvoir : « Nel rimanente tu Lettore, che sei cortese, non maligno ; hai in questo Libro la più bella historia, che trar si possa da successi

46 Manzini, Le turbolenze d’Israele. 47 « L’epifonema istoriale sarà una gagliarda riflessione dell’istorico sopra il

passato racconto esposta con brevi, ma efficaci parole » (Mascardi, Dell’arte historica, p. 669).

48 Pallavicino, La Susanna, [1652], « L’Autore a chi vuol leggere », p. 7.

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sagri, & anche dirò profani. Ti replico, come ti dissi nella mia Susanna, che i soggetti sacri s’abbracciano, per trarne occasione di discorrere, & osservar insegnamenti, ò morali, ò politici, non per descrivergli »49. Là où la tradition théâtrale jésuite faisait des égarements de David la cible d’une condamnation morale d’un souverain qui faillit à sa mission divine50, Pallavicino procède à une sorte de « narrativisation romanesque » d’une matière éminemment théâtrale (il s’agit toujours d’un discours dans sa structure même fortement oralisé51), pour mieux en révéler sa dimension palimpseste. Par le pouvoir de séduction qu’il incarne, le sujet de la Bersabee est ainsi traité dans une double optique érotico-politique, mais les deux thèmes sont en réalité étroitement mêlés, comme le révèle l’auteur dans son adresse au lecteur dans laquelle la lecture contemporaine de la source biblique apparaît au grand jour : « Favellando di Davide, il quale havea per la colpa, pervertita la Ragione, & il senso, non posso che tacciare quei Grandi i quali lo rassomigliano, negli ordinari costumi »52 ; affir-

49 Id, Il Giuseppe, [1654], p. 7.50 Au sein d’une vaste production théâtrale en la matière, on signalera une

tragédie vénitienne manuscrite de la fin du XVIe siècle qui s’inscrit dans le filon contre‑réformiste, mêlant aux personnages bibliques proprement dit, des figures allégoriques symbolisant le tiraillement du souverain entre les plaisirs et l’honneur divin : Honor di Dio « Ecco David, che senza alcun rispetto | Di questa Maestade, in che l’ha eletto | Il Re del ciel, alle parole finte, | Alle lusinghe del Piacer attende », paroles qui trouvent un écho dans celles du Piacer à la fin de ce même troisème acte : « Sacra Corona, hor aspettato sei | Da Bersabee alle gioconde feste, | Che preparati son con pompa illustre | Come tu già ordinasti » (David Pentito composto | Da vari giovani | Del Seminario | Di Mons.r Ill.mo Cardinal di Venetia. | Recitato dalle figlie dello hospitale di Ss.ti | Giovanni et | Paulo.|In Venetia l’anno 1597, Bibl. Marc., It. IX, 473 (=6652), III, 4, fol. 32r ; III, 5, fol. 34v), avant la résipiscence du protagoniste : « Io l’adultero son, io l’homicida | Io son il reo, io il peccator ingrato, | Qual ogni vizio in se nutre, ed annida. | Non son più quel David da Dio sì amato | Dunque a che più tener spoglia regale ? | No, no, che del mio Dio mi son scordato » (ibid, V, 2, fol. 47v). L’œuvre est aussi intéressante par l’insertion d’éléments mythologiques (référence à Pluton et aux dieux du Tartare) et par des onomatopées plutôt inhabituelles dans ce répertoire (Asmodeo « O, o, o, o, i, i, i, u, u, u, ah, ah, l’ho pur vinto, […] Tacquero tutti al gran ribombo, e lui | In guisa tal il fier rugito mosse. | Ur, ur, ou, ou, hai, hai, una licata, | Grif, graf, ou, ouf, on, on, rom, ron… » (ibid., IV, 3, fol. 39r).

51 Et cette oralité est perceptible dans la forme écrite du discours imprimé. Sur les liens entre l’oralité et le texte biblique, cf. Millet, « La voix et la lettre ».

52 Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 6.

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mation qui fait écho aux nombreux commentaires sentencieux qui émaillent le roman : « Così comandava non solo la politica di stato ma anche quella del vizio »53, rappelant une profession de foi déjà présente dans son premier roman, La Taliclea54. Les nombreuses pointes misogynes qui parcourent le texte, et qui sont déjà monnaie courante dans le roman érotique vénitien gravi-tant dans l’entourage des Incogniti55, sont le reflet moralisé de la passion amoureuse de David. Elles font de la femme tout à la fois l’incarnation du péché, de l’ambition – comme dans l’exemple célèbre de Poppée, son désir amoureux est associé à celui du pouvoir56 –, et de la simulation, pendant érotique de la dissimu-lation politique. Cette passion amoureuse cependant n’est pas un simple prétexte à un développement narratif de la sensualité du personnage, mais bien plutôt l’illustration d’un motif politique, celui de la métamorphose délétère du gouvernement monar-chique en tyrannie, que définit précisément la non maîtrise des passions57.

Bethsabée devient dès lors le symbole de la femme tentatrice qui détourne le souverain de ses responsabilités d’homme d’État. Elle incarne la sensualité qui est celle des sujets profanes, celle de Paolina pervertie par les agissements d’une entremetteuse

53 Ibid., p. 56. 54 « Io protesto di descrivere tal’hora un Principato tirannico, et ingiusto, senza

essemplare d’alcuno de’ moderni » (Id., La Taliclea, « L’Autore a chi vuol leggere », s.p.).

55 L’exemple le plus emblématique est aussi le premier : dans la Messalina de Francesco Pona (Venise, 1633), l’histoire tragique de l’impératrice érotomane est l’occasion pour le romancier-médecin de dresser un portrait clinique d’un véritable cas tératologique, ornementé de nombreuses sentences mora-lisantes sur les vices intrinsèques de la gent féminine : « La Donna è cupa, ardente, tenace de’ suoi propositi oltr’ogni credere », La Messalina, p. 16 ; « La Donna è curiosa per natura ; non lascia buco, ove non applichi l’orecchio, ove non affacci l’occhio, purché creda udire, o vedere cose, che piacciono a sè, o possano dispiacere in altrui » (ibid., p. 17).

56 « Un Principe di condizioni tali, che la corona, e lo scettro, erano vilissimi fregi in paragone del suo merito, non poteva non invaghire una donna, per ambizione, se non per altro interesse, facile nel condescendere al congiungi-mento con Grandi. Quando si presenta per scala un trono, è sicura l’ascesa della Femina, al compiacimento di que’ desideri » (ibid., p. 20).

57 Sur ce thème, déjà bien présent dans la Rome antique, cf. l’étude de Dupont – Éloi, L’érotisme masculin.

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dans la Pudicizia schernita, qui paraît significativement la même année que la Bersabee. Il est remarquable que la description qu’en donne Pallavicino, au début du roman, reprend le topos d’une beauté assimilée à celle d’une œuvre d’art, une sorte de mythe de Pygmalion inversé qui pétrifie l’amant découvrant les charmes d’une statue animée :

Uscirono per la finestra gl’occhi, prima che à quello giunges-sero i passi, havendo fuori di quella preso il volo verso il suo Paradiso. Essendo precorsi al fonte, per abbeverare il cuore, fatto sitibondo da gl’ardori dell’affetto, necessitarono il Rè ad ivi fermarsi, trattenuto dalla curiosità di vagheggiare più distintamente quelle bellezze, molto amate, prima che ben conosciute. A parte a parte considerando la simmetria di quelle membra, con l’aggiustata proportione d’un corpo, che non demeriti l’attributo di bello, ergevasi nel suo petto una statua, per effigie di quell’animato colosso. Il candore delle carni, da cui prometeasi una singolar morbidezza, per allettare anche il tatto, compiuta i trionfi d’amore, il quale à piedi di questa statua, piantava il fasto delle sue glorie.58

Dans les lignes suivantes, l’auteur se réfère également à plusieurs topoï mythologiques, celui de Vénus, déesse de la beauté, et celui de Narcisse auquel il compare le roi des Juifs, tandis que, au milieu même du récit, Bethsabée est comparée à une Circé « che trasforma i Prencipi, per altro saggi, e prudenti, in perversi Tiranni »59. Cette pluralité de références inscrit ainsi l’écriture romanesque de Pallavicino dans une optique résolu-ment irrévérencieuse de la source mère, renforcée, vers la fin du roman par le renversement des canons de la beauté et la métamor-phose de Bethsabée en vieille femme laide, procédé qui rappelle le détournement stylistique par un Francesco Berni parodiant la beauté pétrarquisante d’un célèbre sonnet de Pietro Bembo : « Tramutatosi le chiome d’oro in argento, dimostrava aperta-mente, quando fosse scemato il prezzo di quelle bellezze, che decadute dal primiero stato, doveano molto meno valutarsi »60. L’auteur achève le paragraphe sur cette note particulièrement

58 Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 14.59 Ibid., p. 44.60 Ibid., p. 67.

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féroce et, pour les besoins de la démonstration, encore teintée de misogynie : « Già erasi separata dal marito, perché la vecchiaia d’ambedue, servire non poteva di scambievole formento, atta più ad aggiacciare, che a riscaldare »61. Cette remarque a surtout pour effet, dans la perspective éthico-politique qui caractérise l’écriture narrative de Pallavicino62, de renforcer la négativité du protago-niste, disqualifié, à ce stade de la narration, dans sa stature de souverain moralement voué à la défense et à la préservation du bien commun.

La réflexion sur le pouvoir qui, on le verra, s’appuie sur un usage signifiant de l’écriture laconique63, est d’abord la consé-quence directe de la transformation du héros biblique en une sorte d’anti-héros effeminato, c’est-à-dire précisément quelqu’un qui a abandonné la perspective du souverain bien au profit d’une totale dévotion à l’empire des sens. Maints passages du roman évoquent cette perspective nouvelle témoignant plus globalement d’une crise profonde du héros romanesque64. Dès les toutes premières pages, la condamnation morale d’une telle attitude est implicite : « Intrepido nelle persecuzioni di Saule, vittorioso a gl’assalti del superbo Golia, cadde inervato dal potere d’una donna. Nell’amoroso arringo di un volto fu vinto questo glorioso duce »65. De même, lorsqu’Urie refuse la proposition de David de rejoindre son épouse pour couvrir le péché d’adultère et s’attribuer ainsi la paternité de l’enfant à naître, son attitude est bien celle du héros implicitement opposé à celle du souverain hébreu : « Un animo guerriero non deve mostrarsi effeminato »66.

61 Ibid. sur ce thème de la femme « laide », cf. Bettella, The Ugly Woman, en parti-culier le chap. IV : « News Perspectives in Baroque Poetry : Unconventional Beauty », pp. 163-216.

62 Cette perspective a été récemment étudiée, pour l’ensemble de la production romanesque sacrée de Pallavicino, par Piantoni, « Per le sagre storie discor‑rendo ». Je remercie l’auteur de m’avoir permis de lire son article avant sa publication.

63 Cf. C. Carminati, « Alcune considerazioni », pp. 91-112.64 Sur cette question, cf. Albani, « Idéal héroïque et crise du héros ».65 Pallavicino, La Bersabee, [1654], pp. 10-11 ; renchérissant quelques para-

graphes plus loin : « Quando finalmente con l’esercitio militare, correr dovea all’acquisto di nuovi trionfi, che la guida d’amore, s’incaminò alla preda di lascivi piaceri » (ibid., p. 12).

66 Ibid., p. 35.

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Quelques pages plus loin, Urie, répondant à une missive de son épouse qui lui reprochait son éloignement forcé, donne à son tour une définition de l’amour viril, qu’il oppose, dans un discours miné par l’aposiopèse, à l’ »effeminatezza » des senti-ments de David : « In un’anima virile Amore non è pargoletto quale si dipinge, ma cresciuto con gli alimenti della generosità, non più ha bisogno di latte, onde non possa disgiugnersi dalla presenza di chi s’ama »67. En d’autres termes, le discours du romancier finit par se confondre avec celui de l’historien, obser-vateur des temps présents, soulignant la claire distinction entre le corps physique du roi et la notion politique de maiestatis qui transcende précisément cette dimension physique par essence corruptible. Lorsque ces deux dimensions se confondent – ce que Kantorowicz68, dans son célèbre essai, appelait « les deux corps du roi », l’un mortel, l’autre immortel symbolisant l’ins-titution et le royaume tout entier qu’il incarne littéralement – le souverain faillit à sa mission et devient un tyran. La satisfaction inconditionnelle de la volonté du roi définit précisément sous la plume de Pallavicino l’imposture politique qu’il condam-nera plus violemment encore dans le roman épistolaire du Corriero svaligiato69, à l’origine de tous ses malheurs70, puis dans les pamphlets anti-barbériniens. Le commentaire du narrateur s’interrogeant sur les dérives de l’absolutisme royal mêle une fois de plus significativement les deux dimensions sacrée et profane de la figure de David, soumise, comme pouvait l’être celle de Néron71, d’un Séjan à l’ambition insatiable – par ailleurs évoqué

67 Ibid., p. 39.68 Kantorowicz, Les deux corps du roi. L’ouvrage a paru aux Etats-Unis en 1957.69 Cf. l’édition moderne : Pallavicino, Il corriero svaligiato, con La lettera della

prigionia, a cura di A. Marchi, Parma, Archivio barocco, 1984. En revanche la toute récente édition des Romanzi e parodie, a cura di A.M. Pedullà (Torino, UTET, 2009) est bien en deçà des attentes espérées par une telle publication.

70 Cf. [Brusoni], Vita di Ferrante Pallavicino, p. 7 : « scrisse diverse operette poco aggiustate alla sua dignità, tra le quali fu quella del Corriere Svaliggiato : Invenzione però d’altro ingegno, che gliele suggerì, e sola cagione di tutte le sue disgrazie ».

71 Ce sera le sujet du roman Le due Agrippine (Venezia, Guerigli, 1642), mais le personnage inspirera bon nombre d’auteurs Incogniti, de Francesco Pona (I dodici Cesari, Verona, Merlo, 1633) à Federico Malipiero (L’imperatrice ambi‑ziosa, Venezia, Surian, 1642), en passant par le célèbre dramma per musica de

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plus loin dans le roman72 – ou d’un monarque contemporain, à l’empire des passions, qui finit par transformer la Raison d’État, fraîchement théorisée par Jean Bodin73, en une déraison délétère : « Stimava forse che ad un Grande, il quale stimar suole sacrilegi i contrasti con la propria volontà, fosse disdicevole il desiderare, e non possedere ciò, che bramava. Ne è maraviglia, che in Re altrimente santo, e prudente si fondasse questa politica, propria più di Tiranno, che di Principe »74. Les mêmes propos sont d’ail-leurs repris par le protagoniste dans la seconde missive qu’il envoie à Bethsabée pour la séduire et achever de la convaincre : « Bersabee. La volontà di un Grande, vuol esser obedita, non contrastata ». L’auteur ne cesse de faire cohabiter un discours parénétique renvoyant clairement à la source biblique (« Il procu-rare la mondezza del corpo, sprezzando la purità dell’animo, è un preferire l’aggradimento del mondo à quello di Dio »75) et des considérations politiques sur la dissimulation comme mode d’action privilégié du Prince (« Dall’inganno di questi, hora può conoscersi la temerità, e l’errore di chi pretende fondare su le attioni de’ Principi una certa cognitione, de’ loro interessi e de’ fini occulti, con i quali essi operano in ogni negotio »76). Car la figure de David est évoquée dans le roman dans son versant le plus sombre et le plus moralement répréhensible. L’anti-héroïsme effeminato, le péché d’adultère, le meurtre prémédité et littérale-ment machiavélique – qui trouve au cours du roman une rhéto-rique justification77 – perpétré pour se débarrasser de son rival,

Giovan Francesco Busenello (L’incoronazione di Poppea, Venezia, A. Giuliani, 1656, mais l’œuvre fut représentée, avec la musique de Monteverdi, en 1642).

72 « L’infelice Seiano esperimentò in se stesso questa politica, & a suo danno pur troppo quando condusse l’Imperatore a stato di non poter celarla, diede l’ultima spinta al suo miserabile precipitio » (Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 71.

73 Dans les Six livres de la République (1576), dans lesquels il introduit la notion fondamentale de souveraineté.

74 Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 17.75 Ibid., p. 26.76 Ibid., p. 29.77 Comme souvent une maxime de caractère général est associée à son applica-

tion concrète et particulière à l’intrigue du roman : « Quando non bene ries-cono a’ Prencipi i disegni dei suoi capricci, gli coloriscono col sangue di chi non seppe aggiustarsi al loro volere. Così determinò il nostro Re, che Uria

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figure exemplaire de dévouement et d’abnégation, l’abandon de sa maîtresse devenue vieille et laide, à la fin du récit, au profit de la jeune et belle Abigaïl, sont autant d’éléments signifiants qui définissent négativement le souverain hébreu.

Mais parce qu’il s’agit d’un roman baroque, marqué par les thèmes de l’inconstance et de l’indétermination, ces éléments trouvent une forme de résipiscence dans la revendication d’une idéologie « naturaliste » qui définit précisément la conception libertine du monde revendiquée par le romancier. Les remon-trances homilétiques, présentes au début du récit, laissent ainsi la place, au nom de ce principe naturaliste, à une justification des « errements du cœur ». Celui‑ci est en effet qualifié par Pallavicino de « principio naturale, e sede solo di vita »78, tandis que, quelques pages plus loin, l’auteur nous livre une véritable profession de foi libertine, prélude aux revendications similaires présentes dans le Corriero svaligiato79 ou la Retorica delle puttane80 : « L’habito di questo vizio mai si consuma ; come che la natura, inclinata al godere, ogn’hora lo va rinovando, per sortire in ogni tempo nuovi gusti »81.

Ces remarques nous amènent à évoquer le versant plus proprement narratologique du roman pallavicinien, qui joue sur plusieurs tableaux à la fois. Le discours parénétique, d’inspira-tion religieuse, se transforme subrepticement en un commentaire plus général d’un écrivain désormais libre, ou du moins s’effor-çant de l’être, au sein d’un genre par nature pluriel, cumulant les données constitutives du roman, de l’Histoire et du compte-rendu

servisse morto a sepelire l’adulterio della moglie, già che vivo non havea favorita questa sua intenzione » (ibid., pp. 42-43).

78 Ibid., p. 57.79 « In somma io non so conoscere con qual fondamento il rigore delle censure

perseguiti li termini amorosi permessi nel matrimonio, né contrari almeno alla natura in altri congiungimenti » (Pallavicino, Il corriero svaligiato, p. 99).

80 « Non condanno già il mio lascivo genio perché non m’arrossisco che sia palese, non portando consequenze di vizio degno di virtuoso rossore o di Giusti biasimi ; dovressimo ascriverci a vergogna anche il mangiare e il bere, poiché io non iscorgo differenza dal procurare la sazietà della fame col cibo all’incontrare le soddisfazioni di carnale desiderio, non meno naturale e necessario ne’ suoi compiaccimenti » (Pallavicino, La retorica delle puttane, p. 117).

81 Ibid., p. 68.

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journalistique, en somme un auteur « disponibile al camaleon-tismo », pour reprendre la célèbre formule de Getrevi82. Ce « caméléontisme » – autre façon de désigner la dimension protéiforme83 qui caractérise l’esthétique baroque – est sans doute ce qui rend inévitable l’hybridation du genre romanesque, mais la longue lettre de Pallavicino adressée à Loredano a montré que le roman sacré, qui ne pouvait suivre que deux voies radicale-ment opposées (accompagner sobrement la source biblique, le roman restant ainsi dépourvu des « ornements » nécessaires à la narration et au « diletto » du spectateur, ou bien l’agrémenter de ces effets de style au risque de dévoyer l’intégrité des Saintes Écritures), était d’une certaine façon une contradiction dans les termes : le roman implique une mise à distance de la source sacrée, dans le cas contraire il s’apparente à une paraphrase. Comment se manifeste l’hétérogénéité de l’écriture narrative de Pallavicino ? L’écrivain joue d’abord sur l’alternance non régulière des différentes instances de la narration. Les propos du narrateur – on vient d’en voir un exemple – sont souvent repris, sur le mode direct, par les différents personnages du récit. L’écrivain réduit d’ailleurs au strict minimum la matière narra-tive proprement dite : il est significatif que les premières pages du roman soient marquées par des considérations générales sur l’exercice du pouvoir, surtout sur les effets néfastes de la passion amoureuse pour une « candida, e speciosa fronte » qui a été « un Tempio, in cui si sono svenati i cuori di mille amanti »84. L’écriture oscille ainsi entre le compte-rendu des péripéties et leur commen-taire, entre la narration et l’épiphonème, une variante profane de « l’istoria meditata » théorisée par Luigi Manzini dans la préface de sa Vita di Tobia, c’est-à-dire une histoire « accoppiata colle osservazioni, che vuol dire commento e co’ Precetti che se ne cavano »85. Par ailleurs, reprenant un procédé narratif surexploité dans le roman profane et dans la nouvelle de l’époque baroque,

82 Getrevi, Dal Picaro al gentiluomo, p. 194.83 Cf. I capricci di Proteo.84 Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 9.85 Manzini, Vita di Tobia, « A chi legge », s.p. Un autre roman biblique de Luigi

Manzini porte le même sous-titre, montrant ainsi une constante méthodolo-gique : Flegra in Betuglia.

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Pallavicino fait un usage récurrent de la lettre86 comme moyen dialogique privilégié entre les personnages. Le roman compte en effet pas moins de quatorze missives qui peuvent être lues, tout autant que le portrait, autre élément structurant du roman baroque, comme autant d’instruments narratifs et cognitifs, traits d’union entre la voix du narrateur et celle du personnage.

Existe-t-il cependant une forme d’unité reliant avec cohérence tous ces éléments hétéroclites ? Quel fil conducteur assure une continuité logique entre les maximes sentencieuses et paréné-tiques, les passages de narration pure, l’alternance irrégulière entre les différentes instances de la narration, la voix solipsiste des nombreuses lettres, transcendant ainsi l’instabilité constitu-tive des formes baroques de la narration ? Incontestablement : la prégnance du paradigme rhétorique. Au-delà du roman sacré, toute la production de Pallavicino est marquée par des éléments fédérateurs autour du discours analogique, des résonances pathétiques et des raisonnements logiques qui visent à conjoindre le delectare et le docere dans un effet commun de persuasion et des personnages et du lecteur. La Bersabee obéit aux mêmes procédés, révélateurs des stratégies narratives de l’auteur. Le roman s’ouvre par une introductio qui signale le triomphe de la métaphore, révélant la structure éminemment théâtrale87 – et partant rhétorique – du récit. L’expression « scena de’ fogli » avec laquelle s’ouvre le roman, faisant écho un peu plus loin à celle du « theatro d’una femminil bellezza », la série de question-nements rhétoriques sur l’importance de la matière amoureuse dans sa production romanesque, préludant à une synthèse de la fabula proprement dite, l’alternance récurrente de maximes générales ou de sentences comminatoires et d’éléments narratifs

86 L’autonomie littéraire de ce procédé deviendra réalité à travers le recueil des Lettere amorose, constitué de seules missives et publié, avec d’autres compo-sitions, la même année que la Bersabee (Pallavicino, Panegirici, Epitalami, Discorsi Accademici).

87 On peut relever à ce sujet le contexte de la rencontre entre David et Bethsabée : le roi voit la jeune femme dans l’embrasure de la fenêtre de sa chambre, et non pas, comme dans le récit biblique, en se promenant sur sa terrasse. Ce détail a son importance, car il met précisément l’accent sur la dimension géométrique du « cadre », illustrant ainsi symboliquement la structure rhétorique du discours, elle-même insérée dans un « cadre » fort contraignant qui est celui de son extrême codification.

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les illustrant, semblent être autant d’ingrédients procédant de la forme oratoire du discours. Les lettres, à travers lesquelles les personnages communiquent, sont construites selon les éléments rhétoriques de la persuasion. Si Berthsabée refuse une première fois les « avances » du Roi prétextant le sentiment d’abnégation et de sacrifice de son mari (« Scusi la Maestà Vostra, queste ripulse, obligate dall’honore, e dal debito »88), à la lecture de la seconde missive de David, marquée par la précellence de la volonté du Prince et l’éloge de la « souveraine » beauté de Bethsabée, la jeune femme change d’attitude – montrant ainsi l’efficacité rhétorique du discours du souverain, en reprenant les mêmes arguments précédents, mais en les retournant en faveur de son souverain : le sacrifice d’Urie, précédemment évoqué pour réfuter les avances du Roi, devient à présent à ses yeux un modèle suffisant pour son propre sacrifice corporel : « Se il marito sacrifica ogn’hora la vita alle vostre grandezze, consacrarò anch’io à vostri voleri questo corpo, accioché ne stilino dolcezze in tributo al vostro affetto »89. Vers la fin du roman, devant la menace d’un conflit lié à la succes-sion au trône, le roi David accélère la procédure d’accession de son fils Salomon. Un nouveau discours du souverain met précisément l’accent sur les dangers d’une guerre de succession – phénomène qui a aussi d’incontestables résonances politiques contempo-raines du roman – fondé sur une série d’argumentations logiques étayées d’exemples. Le souverain prend ses précautions en prépa-rant de son vivant sa succession (« Ho però giudicato necessario l’insegnarvi a riconoscere il successore, prima di dover piangermi morto »90), la justifiant par un nouveau postulat naturaliste :

Come dandosi vacuo nella natura, concorrebbero con grandi ruine tutti gl’oggetti, quasi per garra d’occupare quel luogo, al cui corpo, non è luogo : così accade tal’hora, che restando vacuo un throno, si cagionano ruine negli Stati, per la moltipli-cità de’ concorrenti ad occuparlo. Salomone sarà il vostro Re, nelle cui mani fiorirà questo scettro, producendo germogli di felicità, e di pace.91

88 Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 21.89 Ibid., p. 23.90 Ibid., p. 78.91 Ibid.

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470 J.-F. LATTARICO

Anticipant les préceptes d’un Torquato Acetto sur le bon usage et la nécessité d’une prudence et d’une « dissimulation »92 pas toujours honnête, David se fait l’écho des conceptions contempo-raines de la cour comme lieu labyrinthique dans lequel triomphe la ruse et le mensonge93 (qui furent précisément adoptés pour tromper l’honneur et la vertu d’Urie) afin de préserver l’intégrité du pouvoir. Les effets de ce discours de fin de règne sur l’esprit de Salomon montrent clairement son efficacité rhétorique : « Mostrò Salomone di ricevere queste persuasioni »94. Le contenu même du discours révèle également la sagesse acquise par le souverain qui met en garde l’auditoire courtisan sur les risques de métamor-phose du gouvernement monarchique en tyrannie, lui qui avait précisément incarné cette dérive. À travers ce discours, les dernières pages du roman s’inspirent cette fois du Livre des Rois (I, 2), avec la question de la succession au trône et les prétentions d’Adonias, quatrième fils de David, et héritier légitime, dans l’ordre de succession, du trône d’Israël. Si la mort du roi – décrite laconiquement en quelques lignes – permet une nouvelle fois au narrateur d’avancer quelques sentences « politiques »95, Pallavicino suit d’assez près la trame narrative de la source biblique (la volonté d’Adonias d’épouser la concubine de son père et son exécution par Salomon), mais une fois de plus l’écrivain fait de la situation biblique une lecture politique contemporaine eu égard à l’exercice même du pouvoir : « L’interesse del regnare, che ha per essenza l’unità, ha per contrario la compagnia anco d’un fratello. Hebbe insomma per suo regno la tomba, obligato a simile stato, dal non saper vivere nel grado della sua sorte »96.

La Bersabee, aboutissement d’un progressif affranchissement de son auteur de la matière édifiante incarnée notamment par l’école bolonaise et les romans des frères Manzini, illustre la

92 Sur la question, cf. CavaillÉ, Dis/simulations. Le chapitre sur Torquato Acetto (« Torquato Acetto, les ‘ténèbres honnêtes’ ») occupe les pp. 333-369.

93 Cf. Elogio della menzogna.94 Pallavicino, La Bersabee, [1654], p. 80.95 « Non è huomo chi nasce con sembianze humane, ma chi si dimostra tale,

con operazioni ragionevoli. Non è similmente Re, chi ha la corona, ma chi ha capo degno di sostenerla » (ibid., p. 81).

96 Ibid., p. 86.

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fonction de la littérature qui doit offrir au lecteur le « delectare » sans sacrifier à la clarté du « prodesse », tout en transcendant l’exiguïté catégorielle des formes littéraires. L’optique de l’écri-vain, dans la Bersabee comme dans ses autres textes, est avant tout éthique et politique. Entre la justice hypothétique du Ciel et l’injustice terrestre constamment observée, Pallavicino le libertin semble prôner une troisième voie, un troisième tribunal qui dirait la vérité aux hommes, à travers l’examen des faits de leur propre histoire, transfigurée par le filtre de l’écriture fût‑elle romanesque ou non. Ce tribunal – qui semble annoncer le projet d’un autre auteur polémique, Francesco Fulvio Frugoni97, mû par un même acharnement à abattre les représentants de la médiocrité litté-raire – n’est précisément rien d’autre que la littérature, telle que la concevait l’infortuné Ferrante. Celui pour qui il était plus facile d’apporter un bœuf à l’abattoir qu’un livre chez l’éditeur98, a été, dans ce « siècle de fer » si tourmenté, sans doute le plus ardent et le plus tragique de ses avocats.

97 Je fais référence évidemment au Tribunal della Critica, monumental et protéi-forme roman picaresque relevant à la fois du roman, de l’essai, de l’autobio-graphie, du traité moral et de la satire (cf. Frugoni, Il tribunal della critica).

98 « È più facile portar un bue al maccello che un’ Opera alle stampe » (Pallavicino, La Susanna, [1652], « L’Autore a chi vuol leggere », p. 5).

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