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ENCORE SUR L'ICÔNE DE KAFTOUN : RAPPORT PRÉLIMINAIRE SUR LE DÉCOR SINGULIER DE SON ENCADREMENT

Date post: 11-Jan-2023
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Le monastère de Notre-Dame de Kaftoun qui se situe dans le nord du Liban est connu pour être l’un des monastères les plus anciens du pays (Hélou 2007a, 292-295 ; Mouawad 2001-2002, 95-96). Son ancienne icône de la Vierge et les fresques récemment découvertes témoignent de la grande prospérité dont il a joui à l’époque des Croisés, plus précisément au XIIIe siècle. Dans les recherches précédentes que j’avais entreprises sur les fresques et sur l’icône de Kaftoun (Hélou 2002, 2003, 2009 ; Hélou et Immerzeel 2005 et avec la collaboration de Mat Immerzeel 2006 et 2007), j’avais toujours mis l’accent sur les scènes et les figures qui constituent le sujet principal, omettant de toucher aux motifs représentés dans l’encadrement et composés de figures animales. Celles-ci forment en soit un sujet très particulier à cause de cette combinaison très singulière créée entre sujet principal, l’image de la Vierge, et l’encadrement où les figures animalières font le périmètre du panneau. La présence peu habituelle de ces motifs sur une icône pose des questions d’ordre problématique. Il est certain que l’origine de cet encadrement n’est pas byzantine à l’instar de l’image représentée sur l’icône qui est d’un style très byzantinisant, mais qui remonte à l’une des traditions existant au XIIIe siècle dans le Comté de Tripoli. Ici vivaient les communautés confessionnelles les plus diverses telles les latins, les grecs orthodoxes, les syriens orthodoxes, les maronites, ainsi que des minorités arméniennes, nestoriennes, juives et bien sûr les musulmans autochtones majoritaires (Hamilton 1980 et 1996 ; Richard 1999 ; Cruikshank Dodd 2004 ; Immerzeel 2009). L’étude de l’encadrement devrait nous guider à déceler la provenance de cette sorte de motifs, les interactions et corrélations qui existaient à cette époque complexe de cohabitation et de fusion de différentes cultures. ENCORE SUR L’ICÔNE DE KAFTOUN : RAPPORT PRÉLIMINAIRE SUR LE DÉCOR SINGULIER DE SON ENCADREMENT NADA HÉLOU 1 1 Université libanaise. CHRONOS Revue d’Histoire de l’Université de Balamand Numéro 24, 2011, ISSN 1608 7526
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Le monastère de Notre-Dame de Kaftoun qui se situe dans le nord du Liban est connupour être l’un des monastères les plus anciens du pays (Hélou 2007a, 292-295 ;Mouawad 2001-2002, 95-96). Son ancienne icône de la Vierge et les fresquesrécemment découvertes témoignent de la grande prospérité dont il a joui à l’époquedes Croisés, plus précisément au XIIIe siècle.

Dans les recherches précédentes que j’avais entreprises sur les fresques et surl’icône de Kaftoun (Hélou 2002, 2003, 2009 ; Hélou et Immerzeel 2005 et avec lacollaboration de Mat Immerzeel 2006 et 2007), j’avais toujours mis l’accent sur lesscènes et les figures qui constituent le sujet principal, omettant de toucher aux motifsreprésentés dans l’encadrement et composés de figures animales. Celles-ci formenten soit un sujet très particulier à cause de cette combinaison très singulière créée entresujet principal, l’image de la Vierge, et l’encadrement où les figures animalières fontle périmètre du panneau. La présence peu habituelle de ces motifs sur une icône posedes questions d’ordre problématique. Il est certain que l’origine de cet encadrementn’est pas byzantine à l’instar de l’image représentée sur l’icône qui est d’un style trèsbyzantinisant, mais qui remonte à l’une des traditions existant au XIIIe siècle dans leComté de Tripoli. Ici vivaient les communautés confessionnelles les plus diversestelles les latins, les grecs orthodoxes, les syriens orthodoxes, les maronites, ainsi quedes minorités arméniennes, nestoriennes, juives et bien sûr les musulmansautochtones majoritaires (Hamilton 1980 et 1996 ; Richard 1999 ; Cruikshank Dodd2004 ; Immerzeel 2009).

L’étude de l’encadrement devrait nous guider à déceler la provenance de cettesorte de motifs, les interactions et corrélations qui existaient à cette époque complexede cohabitation et de fusion de différentes cultures.

ENCORE SUR L’ICÔNE DE KAFTOUN : RAPPORT PRÉLIMINAIRE

SUR LE DÉCOR SINGULIER DE SON ENCADREMENT

NADA HÉLOU1

1 Université libanaise.

CHRONOSRevue d’Histoire de l’Université de BalamandNuméro 24, 2011, ISSN 1608 7526

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Description de l’encadrement

L’icône de Kaftoun est bilatérale : elle représente sur une face la ViergeHodigitria et, sur l’autre, une scène de Baptême (Fig. 1) (Lammens 1996 : 22-27).Dans mes recherches antérieures citées plus haut, j’avais démontré l’origine syro-libanaise de l’icône, tout en insistant sur la forte influence byzantine qui se seraitmanifestée via Chypre. Ce panneau ainsi qu’une douzaine d’autres œuvres conservéesau monastère Sainte-Catherine du Sinaï représentent des caractéristiques stylistiquessemblables et ont été reliés à une école de peinture localisée dans la moitié norddu comté de Tripoli (Nordiguian 2009 ; Zibawi 2009). Nous avions ainsi placél’icône de Kaftoun dans son contexte historique et artistique, mais sonencadrement pose toujours problème (Fig. 2). Celui-ci renferme des motifsanimaliers singuliers, dont l’originalité réside surtout dans leur correspondanceavec l’image de la Vierge.

L’icône mesure 111 x 80 cm, l’encadrement présente un bandeau de six cm.de largeur qui cintre le périmètre de l’icône (Fig. 3). Celui-ci est fait d’un reliefen plâtre brun, gesso ou pastiglia. Il est décoré de motifs de relief qui consistent

Fig. 1 : L’icône biface de Kaftoun : la Vierge Hodigitria et le Baptême. Milieu-deuxième moitié du XIIIe

siècle. Kaftoun, monastère de la Vierge (photo de A. Lammens 1996, Pl. 21)

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Fig. 2 : La Vierge Hodigitria. Milieu-deuxième moitié du XIIIe siècle. Kaftoun, monastère de la Vierge(photo de A. Lammens 1996, Pl. 21)

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en des médaillons cernés par de petits traits ou hachures, à l’intérieur desquelsloge un animal. Chaque médaillon est séparé par un trait en relief. Les figuresd’animaux qu’on retrouve sont celles d’un aigle, d’un lion et probablement celled’un griffon. Des quatre côtés du bandeau, seul celui du bord supérieur est presqueintact ; ici les animaux sont symétriques c'est-à-dire que deux ou trois animaux— lion, aigle et griffon — disposés par paire s’affrontent de telle sorte que l’aigleaux ailes à moitié déployées ou le griffon se tourne vers le lion représenté de profilet se dirigeant vers l’oiseau. La partie horizontale inférieure est complètementdétruite. Sur le long côté de droite, les médaillons sont relativement en bon état deconservation bien que la partie inférieure de ce dernier est pratiquement effacée(Fig. 4). Ici les animaux se superposent et se tournent tous vers le centre de lacomposition. Le côté gauche est en grande partie détérioré et les animaux se setournent éventuellement vers la scène centrale (Fig. 5). Comme nous retrouvonsune alternance des mêmes figures (un modèle d’aigle, un autre de griffon, et un oudeux modèles de lion), nous concluons que l’artisan a frappé, ou tamponné, sesfigures sur un gesso frais.

Ce bandeau de pastiglia est bordé des deux côtés par un trait rouge. Celui del’extérieur mesure un centimètre de largeur mais il ne nous en est parvenu que le

Fig. 3 : Détail de l’encadrement. Partie supérieure. Icône de la Vierge. Monastère de la Vierge à Kaftoun(photo Charles Chémali)

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bord supérieur, alors qu’il devait faire tout le périmètre du panneau. Les deuxbords latéraux de l’icône ont été tellement usés que le trait rouge a été totalementeffacé ; même une partie du plâtre n’existe plus. Un autre trait rouge, plus fin quele premier, encadre la partie interne du motif en plâtre. Mais le plus frappant de cetencadrement est le motif interne qui est difficilement discernable à cause de sonmauvais état de conservation et aussi des réflexions produites par le verre placédevant le panneau. Ce motif est constitué d’une série de losanges qui sont engrande partie effacés. Il est intéressant de noter qu’on retrouve ce motif sur desicônes datant du XIIIe siècle conservées au monastère Sainte-Catherine du Sinaïet qui ont été attribuées à des maîtres francs, tel le diptyque représentant saintProcope et la Vierge Kikkotissa — que plusieurs chercheurs ont attribué à un artiste

Fig. 4 : Détail de l’encadrement. Partie de droite.Icône de la Vierge. Kaftoun, monastère de la Vierge(photo Charles Chémali)

Fig. 5 : Détail de l’encadrement. Partie de gauche.Icône de la Vierge. Kaftoun, monastère de la Vierge(photo Charles Chémali)

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franc travaillant en Terre Sainte (Fig. 6) (Weitzmann 1963 : 181-183, Fig. 3,4 ; 1966 :62-64, Fig. 22-24 et 1982 : 293-295, 336-338 ; Catalogue Martigny 2004 : 78-79, nº 22).Or ce motif n’était pas méconnu à Byzance ; on le rencontre sur l’encadrement d’uneicône représentant saint Pantéleimon datant du Xe siècle (Etingof 2005 : 631-634, Fig.4,5). Cette icône, disparue après la Deuxième Guerre mondiale, était au monastèreSainte-Catherine avant de s’avérer au Musée de Kiev2. On retrouve par ailleurs cemotif en losanges reproduit sur l’icône de la Vierge Hodigitria à Lagoudera quiremonte à la fin du XIIe siècle3. L’existence de cet élément ornemental sur des icônesbyzantines prouve que celui-ci n’était pas méconnu dans l’art de l’Empire et que lespeintres croisés s’en seraient inspirés. Ceci reflète l’influence de l’art byzantin surce qu’on appelle « Art croisé » et, plus généralement, sur l’art de cette époque(Catalogue New York 2004 : 355-356, nº 214).

Décorer les icônes avec la technique du relief en plâtre ou pastiglia est unetradition qui a commencé vers la fin du XIIe siècle à Chypre (Fig. 7), où elle a obtenuson plus grand essor au XIIIe siècle. À cette époque, cette tradition se répand

Fig. 6 : Saint Procope et la Vierge Kikkotissa. Diptyque, 3e quart du XIIIe siècle. Sinaï, monastère Sainte-Catherine (Catalogue Martigny 2004, nº 22)

2 L’icône fut transportée en Russie par l’Archimandrite Porphyriy Uspensky au XIXe siècle. 3 D’après Doula Mouriki, l’icône de la Vierge Hodigitria à Lagoudera de la fin du XIIe siècle, contenantle motif de losange, est la seule icône de Chypre datant de la première période des Lusignan et quicontient un ornement peint sur son encadrement (Mouriki 1995 : 346-347; idem 1985-1986 : 19-20).

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rapidement à travers les contrées du Proche-Orient pour inclure non seulement Chypremais aussi la Palestine, le Mont Sinaï et la région de Tripoli (Frinta 1981 et 1986 :539-544 ; Folda 1997 : 395, 2005 : 314, notes 652, 653 ; Mouriki 1985-1986 : 20, 55-56 ; Catalogue Martigny 2004 : 128). Ici, on retrouve des panneaux où le relief enplâtre constitue un substitut du revêtement métallique qui devait être plus somptueuxcar il exigeait des matières nobles comme l’or ou l’argent (Grabar 1975 ; Peers 2004).Le pastiglia recevait généralement des motifs géométriques et végétaux stylisés, mais,tout comme les revêtements métalliques byzantins, on n’y rencontrait jamais defigures animales à l’instar de l’icône de Kaftoun. Selon la mentalité byzantine, il est

Fig. 7 : Le Christ Pantocrator. Église de la Panagia à Moutoullas, 1280 (photo A. Papageorgiou 1992, pl. 28)

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incompatible de représenter sur une icône sacrée des figures animales. La question dela cohabitation de cette sorte de décor avec la figure de la Vierge se pose donc demanière incontestable. Quelles seraient alors les origines de ces motifs qui décorentl’encadrement de l’icône de la Vierge ? Tournons notre regard vers les différentestraditions qui coexistaient en terre d’Orient au XIIIe siècle, les influences exercées,d’une façon ou d’une autre, sur l’encadrement de l’icône.

Le motif des animaux dans différentes traditions

Art protobyzantin et iconoclasmeLe monde de la faune était largement répandu dans l’art protobyzantin, mais on

le rencontre surtout dans les mosaïques de pavement de cette période4, quand il étaitconvenu de ne pouvoir fouler des pieds des représentations de personnages sacrés. Lesmotifs de rinceaux peuplés ou de médaillons incérant des figures animales qui sepoursuivent et qui ressemblent à la bordure de l’icône de Kaftoun se retrouvaient nonseulement dans les mosaïques de pavement mais aussi un peu partout, tant dans l’artmonumental que dans l’orfèvrerie byzantine. Cette tradition perd quelque peu de sapopularité après le triomphe sur l’iconoclasme, sans doute parce que l’iconoclasme,qui avait interdit les images sacrées, avait favorisé les représentations décoratives dumonde de la faune et de la flore. Le triomphe des images va par la suite concentrer touteson attention sur les scènes et les figures sacrées. De ce fait, le décor animalier disparaîtdu répertoire des mosaïques de pavement et cette pratique artistique cessera d’exister.Les figures d’animaux dans la peinture et la mosaïque murales et dans les icônes perdentde leur popularité et seront reléguées au deuxième plan. Ainsi, l’existence des figuresanimales dans l’icône de Kaftoun au contexte strictement byzantin devient incongrue.

Art islamiqueDans une première étude publiée en 2003 sur l’icône de Kaftoun, je m’étais

limitée à faire une description rapide de l’encadrement en reliant l’apparition desfigures animales à la tradition islamique afin de démontrer l’origine orientale localedu panneau (Hélou 2003 : 117-118). Certes, les miniatures islamiques de l’époqueoffrent des modèles semblables d’encadrement de la composition centrale où unebordure en rinceaux abrite des figures de bêtes qui se poursuivent, un motif qui nousrappelle ceux de l’Antiquité tardive et de l’art chrétien dans ses premiers sièclesdesquels l’art islamique a puisé. Des miniatures arabes de l’école de Bagdad et plusprécisément de Mossoul au XIIe et XIIIe siècles utilisent ce même motif

4 Pour les mosaïques du Liban et de la Syrie, voir Chéhab 1958-1959 ; Donceel-Voûte 1988 ; Balty1977. Pour les mosaïques de la Palestine, voir Piccirillo 1997 et 2002.

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d’encadrement de la composition principale (Sarkisian 1939 ; Buchtal 1940). Desscènes de chasse encadrent des miniatures des Maqamat al-Hariri de la BibliothèqueNationale de France 5; elles ont été effectuées par Al-Wassiti en 1237 (Fig. 8) (O’Kane2007 : 120-121). Les frontispices de manuscrits arabes, tels le Kitab al-Aghani (lelivre des chansons), vol. 4 (1218-1219) (Rice 1953 : 128-136 ; Stern 1957 : 501-503)6

ou le Kitab ad-Diryaq (le livre des antidotes)7 (Farès 1953), tout deux du XIIIe siècle,

Fig. 8 : Maqamat al-Hariri. Miniature d’Al-Wasiti, 1237. Paris, BibliothèqueNationale de France, ms arabe 5847, fol. 1v. (photo de O’Kane 2007, pl. 1a)

5 BNF, ms. arabe 5847.6 Le Caire Bibliothèque nationale, adab farisi, nº 579.7 BNF, ms. Arabe 2964.

utilisent le même schéma. Cette sorte de scènes métaphoriques encadrant unecomposition centrale complète et confirme le sens du sujet principal qui signifiel’affirmation de la puissance et de l’autorité du roi ou du grand chef.

En Égypte fatimide, s’effectue au cours du XIe-XIIe siècle, un rapprochementremarquable des formes tant chrétiennes que musulmanes qui devient très intense, àtel point qu’il est parfois difficile de trouver l’appartenance confessionnelle —musulmane ou chrétienne — de celui qui a exécuté l’œuvre (Semeynov 2006 : 144 ;Jeudi 2007 : 129, 132). Ce phénomène qui s’opère surtout au niveau de l’ornementdes objets d’art mineurs ne se limite pas a l’Égypte fatimide ; il est caractéristique detout le Proche et le Moyen-Orient. Ce rapprochement était dû au développement ducommerce et des métiers d’artisans dans les villes (Semeynov 2006 : 145). Cetéchange d’expériences au niveau des arts englobant différentes cultures a servi àrapprocher les liens au niveau de l’image et de l’ornement. Cette manière communetémoigne du rapprochement du style d’exécution des objets produits en des lieuxdifférents, qui varient entre le Caire, Constantinople, Jérusalem ou Mossoul. Descompositions symétriques englobant des animaux étaient fort répandues dans l’artfatimide, elles deviennent même un motif typique de cette tradition. Des scènessymétriques pouvaient se rencontrer dans les ateliers byzantins de la périphérieorientale durant le XIe et le XIIe siècle. C’est ainsi que le chercheur russe N. Seymonovcompare le style du panneau de bois du bema de l’église Sitt Barbara au Caire avec lasculpture islamique fatimide de l’époque (Semeynov 2006 : 152). Néanmoins, si cespanneaux chrétiens égyptiens revêtent un caractère décoratif, le motif d’animaux del’encadrement de l’icône de Kaftoun avec son hiératisme prononcé, possède uncaractère plutôt symbolique. C’est ici où réside la différence.

Nous retrouvons dans le même sillage l’encadrement en ivoire du Musée de Berlin8

(Fig. 9) qui est d’époque fatimide (XIe siècle) qui a servi de reliure et où les partieshorizontales supérieure et inférieure représentent respectivement des scènes de chasse etdes scènes de danses et de musiciens (Hoffman 1999 : 406-407) ; les parties latéralesmélangent les deux sujets avec des scènes d’animaux se poursuivant ou se dévorant. Cetivoire exécuté avec raffinement provient d’un milieu aristocratique qui aurait lancé cette« mode ». Il est à noter cependant que dans l’art islamique, là où ils se trouvent, lesmotifs animaliers sont toujours reliés à un motif végétal — un rinceau, une branche —ou à un motif de chasse ou de poursuite, et tout ceci leur confère un aspect soit narratif,soit anecdotique, mais jamais héraldique ou emblématique comme il est le cas à Kaftoun.

Dans l’icône de Kaftoun, l’encadrement qui abrite des animaux reprend le schémaqui existe dans l’art musulman, mais avec une grande stylisation : le rinceau végétal qui

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8 Staatliche Museum, Berlin, inv. nº XXX.

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conférait à la scène une certaine vitalité a été supprimé, des médaillons monotones auxformes austères l’ont remplacé. Ce n’est plus une scène de poursuite où les plus fortsattaquent et dévorent les plus faibles, mais des figures d’animaux identiques qui selimitent à l’aigle (le griffon ?) et au lion, à l’allure figée et qui alternent et qui sontdisposés par paire. Cette rigoureuse symétrie, qui donne à chaque animal l’aspect d’unsigne symbole, accentue le côté métaphorique plus que décoratif de l’encadrement.

Fig. 9 : Encadrement d’ivoire. XIe siècle. Berlin Museum (photo de E.R. Hoffman 1999, Fig. 8)

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Chaque motif se transforme en un emblème héraldique. D’ailleurs, la réutilisation parles Occidentaux (au XIVe siècle et probablement avant) de l’encadrement en ivoire duMusée de Berlin pour encadrer une scène religieuse (Fig. 10) est très significative dansle cas échéant (Hoffman 1999 : 405, Fig. 8). Un motif strictement profane d’origineislamique avec des scènes de danses et de poursuites a servi d’encadrement à unereprésentation chrétienne sacrée. Le même principe, motifs d’animaux dansl’encadrement d’une icône, se retrouve à Kaftoun, ce qui pourrait poser la question surune éventuelle influence ou origine occidentale de cette sorte d’encadrement.

Fig. 10 : Encadrement d’ivoire. Berlin Museum (photo d’après un dessin de E.R. Hoffman 1999, Fig. 9)

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Fig. 11 : Histoire Universelle, la Création. British Library, Add. ms 15268: fol. IV(photo J. Folda 2005, Fig. 246)

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9 British Library, London, add. ms 15268, fol. IV.10 Hoffman considère que le centre représente l’histoire sacrée, alors que l’encadrement symbolisel’histoire mythologique (Hoffman 1999 : 416). 11 Musée, inv. nº XX.

Art des CroisésLe même motif d’encadrement — scènes de fête avec poursuites — a été repris

par les latins dans le frontispice du livre de la Genèse de « l’Histoire Universelle »de la British Library9 (Fig. 11), qui est une œuvre croisée de Terre Sainte du XIIIesiècle (Boase 1977 : 133-134 ; Buchtal 1986 : 79-80 ; Folda 2005 : 419-420, Fig.246). Le motif de rinceau peuplé reçoit ici non seulement des figures animales qui sepoursuivent mais aussi des représentations humaines. Le miniaturiste, s’inspirantincontestablement d’un modèle arabe, a reproduit les figures des musiciens habillésdu turban et de la djellaba (sorte de robe longue) et jouant sur des instrumentsappartenant à la tradition arabe comme le ‘oud (luth) et le riq (sorte de tambourin).La bordure en rinceau entourant les huit médaillons qui figurent le Tout Puissantcréant le monde symbolise non seulement la création de la Terre avec les activités del’homme, mais glorifie la puissance du souverain céleste dans sa capacité degouverner, diriger et maîtriser le monde ; celui-ci est représenté ici par toutes sortesde créatures, entre autres les animaux10. Ici et dans l’encadrement du Musée de Berlin,la symbolique est à peu près semblable : elle signifie ici le règne de Dieu sur l’Universet la diversité de son œuvre, alors que sur l’ivoire de Berlin le pouvoir céleste estsubstitué par celui du patron ou souverain. Cette symbolique provient certainementde la tradition islamique, car pour l’Occident latin où la conception dualiste du mondeprévalait, les motifs animaliers servaient à personnifier les bons et les mauvaischrétiens, avec une prédilection pour le côté moralisateur et didactique.

On ne peut non plus mentionner le motif de l’encadrement de l’icône de Kaftounsans évoquer l’ornement gravé en relief, identifié comme élément de coffret de mariageou de trône (Fig. 12), de provenance de l’Italie du sud et daté du XIIe-XIIIe siècle11

(Croisades 1997 : 409, nº 182). C’est un panneau de bois sculpté, décoré de huit cerclesornés d’animaux (oiseaux, lions et griffons) et de figures humaines (détériorées)agencés par groupe de quatre, entre lesquels court un rinceau vertical. Une granderessemblance existe entre l’encadrement de l’icône et ce panneau gravé : ici et là onretrouve les figures d’animaux qui sont inscrites dans des médaillons de telle sortequ’elles épousent à la rondeur du cercle et se plient à sa courbe. Les griffons dupanneau de bois qui occupent les deux médaillons du centre sont symétriques etidentiques tout comme les deux lions situés sur les deux bords du panneau. Les corpsde ces bêtes sont dirigés vers l’extérieur alors que leurs têtes se retournent vers lecentre. Ces figures sont hiératiques et raides mais exécutées avec une grande précision :

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le motif est nettement dessiné et gravé, à tel point que les animaux apparaissent commedes signes symboles qui se rapprochent de ceux de l’encadrement de l’icône. Le décordu panneau est considéré comme étant fortement marqué par des influences islamiquesde la même période. L’on ne peut cependant proposer des rapports directs entre lesdeux pièces qui ne peuvent être issues d’un même milieu. Or, ces ressemblances nepeuvent être justifiées que par l’existence d’une origine commune de laquelle lesartisans, tant Byzantins que musulmans, ont puisé. Cette origine commune s’enracinedans le vocabulaire ornemental oriental, plus précisément sassanide, qui a existé depuisle Ve siècle et que l’on rencontre dans l’art chrétien du VIe siècle. Cette tradition s’esttransmise jusqu’aux XIIe-XIIIe siècles. Au Moyen Âge, les Croisés adoptent la mêmeapproche : ils puisent leurs motifs dans les traditions byzantine et islamique.Parallèlement aux influences islamiques, le motif du panneau de bois est de mêmedirectement inspiré des textiles du Proche-Orient. On le trouve fréquemment reproduitdans des ateliers d’Italie du Sud sous la domination des Normands de Sicile, connuspour leur appréciation et de l’art byzantin et de l’art musulman.

Il est certain qu’un réseau d’influences et de liens s’était tissé entre l’artbyzantin et l’art musulman, mais aussi ce même processus avait eu lieu dans lesmilieux francs qui empruntaient leur imagerie aux deux cultures. Ainsi, une relationcomplexe d’échanges et d’interactions s’était établie entre ces différentes cultures.V. Pace affirme la légitimité et l’évidence de ce phénomène, qu’il devient inutile des’interroger sur les causes et les raisons qui ont provoqué de telles relations (Pace1997 : 297). Par ailleurs, il est évident que les influences islamiques exercées sur l’artdes Croisés étaient très fortes durant les XIIe et XIIIe siècles. Eventuellement le motifde l’encadrement de l’icône de Kaftoun et l’icône elle-même sont le produit de cettemême atmosphère culturelle et artistique.

Fig. 12 : Panneau de bois. The Fogg Art Museum. Harvard University (photo de Croisades 1997, nº 182)

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La tradition byzantineL’étude de l’icône à deux faces de Kaftoun avec la Vierge Hodigitria sur un côté

et le Baptême sur l’autre a prouvé son caractère très byzantin (Immerzeel 2007 : 67-83 et 2009 : 125-142 ; Hélou 2002 : 64-65 et 2003 : 113-114); il devient alorsnécessaire de chercher des rapprochements avec l’encadrement dans la traditionbyzantine et plus précisément dans les arts mineurs et profanes. Comme on l’a déjàévoqué, le monde de la faune a toujours servi de mode d’expression dans l’imageriebyzantine. Le bestiaire byzantin provenait de différentes sources d’inspiration. Tantôtil était le produit de l’imagerie antique tardive ou paléochrétienne, tantôt il provenaitde la tradition sassanide ou de l’Orient islamique. Les échos de ces dernières semanifestaient surtout dans le décor des tissus où l’on pouvait rencontrer des pairesd’aigles ou de lions s’affrontant symétriquement (Fig.13) (Catalogue New York 1997 :224-225, nº 148 et 149). Mais ce motif se rencontrait de même dans l’art paléochrétienet notamment dans les mosaïques de pavement ; ainsi les artistes byzantins avaientassimilé ces emprunts tout en les retravaillant selon leurs propres besoins et goûts. Dece fait, apparaît une iconographie très spécifique dont il est difficile de suivre ou dedéterminer les origines, mais qui reste très utile pour notre étude.

Les représentations des figures animales dans l’art byzantin étaient reléguées àune place secondaire, car celles-ci comblaient la plupart des fois les vides comme ellesse limitaient aux œuvres sculptées ou gravées en relief ; elles apparaissaient de même

Fig. 13 : Deux fragments de tissue. 13a- tissue avec aigle, Byzance, IXe-Xe siècle. Bruxelles, Musées Royaux d’Art et d’Histoire (photo du Catalogue New York 1997, nº 148). 13b. Fragment du reliquaire de Saint Germain. Byzance, vers l’an 1000. Auxerre, Musée Saint Germain (photo du Catalogue New York 1997, nº 149)

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dans les arts mineurs, sacrés et profanes de telle sorte qu’elles peuplaient les boiseries,les ustensiles métalliques, les ivoires ou apparaissaient sur la sculpture architecturale(Muratova 1984). Leurs représentations, qu’elles soient sur la porte d’une église, surun chapiteau ou sur le fond d’une vaisselle, revêtaient certes un sens protecteur,apotropaïque ou glorificateur, mais dans l’encadrement de Kaftoun, ces motifs de lions,d’aigles et de griffons revêtent un sens plus précis et plus intense. L’étude de lasymbolique lié à leur contexte devrait aboutir à des conclusions plus explicites.

Symbolisme

Sur l’icône de Kaftoun le caractère emblématique des figures amplifie leursignification symbolique. Les lions aux formes très proportionnelles sont représentésde deux façons : de profil ou de face, mais tous sont en position de marche de tellesorte que leurs pas épousent très naturellement le tracé courbe du médaillon. Malgréleurs dimensions minimes et leur hiératisme, le dessin aux proportions vraies sembleplutôt réaliste. On retrouve ces caractéristiques dans beaucoup de modèles de l’artbyzantin telles les figures de lions du bol de l’Hermitage (XIIe siècle) où des motifsd’animaux dans des médaillons se retrouvent sur la paroi extérieure (Fig. 14)

Fig. 14 : Bol en argent. Byzance, XIIth century. Saint Petersbourg, Hermitage (photo du Catalogue New York 1997, p. 223)

(Darkevitch 1975 : 189-190). Le bol en argent, avec son décor raffiné, appartenaitprobablement à une personne de la haute société byzantine.

Le lion est l’un des animaux les plus appréciés parmi les symboles animalierschrétiens. Il est l’image hyperbolique de la puissance du héros qui vainc les bêtesféroces dans sa lutte contre elles. Cet animal a toujours été considéré comme lesymbole de la force divine suprême, de la puissance, du pouvoir et de la grandeur ;il est de même le symbole du soleil et du feu. On relie le lion à l’intelligence, lanoblesse, le courage, l’orgueil, la justice, le triomphe, la supériorité (Mifi Marodov1982 : II, 41-43). Un lion semblable apparaît à côté d’un guerrier sur la tabatière deSaint Marc de Venise (Fig. 15), où il personnifie la bravoure et l’héroïsme (CatalogueNez York 1997 : 251, Fig. 176). Bien sûr, il ne faut pas oublier la traditionnellesymbolique de l’image du lion, figuré en tant que gardien bienveillant, dormant lesyeux ouverts et qui était représenté depuis les temps les plus anciens aux entrées destemples et des palais des souverains. Toutes ces qualités réunies en ont fait le symboledu Christ (Darkevitch 1975 : 42). D’ailleurs des textes anciens sont clairs en ce sens :ils appliquent l’épithète de lion au Sauveur. On lit par exemple dans l’Apocalypse (5,5) « Ne pleure point ; voici le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, a vaincu pourouvrir le livre et ses sept sceaux ». Le lion est ainsi assimilé à Jésus. Il est de mêmerattaché à Juda qui est l’ancêtre et la tribu de laquelle provient le Christ : « Juda est unjeune lion » disait le patriarche Jacob (Genèse XLIX, 9). Dans l’icône de Kaftoun, lasymbolique du lion est incontestablement rattachée au Sauveur, vu le contexteexclusivement sacré dans lequel il se trouve. Néanmoins et malgré le rattachement icide la symbolique du lion au Christ, on ne peut négliger non plus que celui-ci estl’attribut de beaucoup de saints tels l’évangéliste Marc, Jérôme, ou Mammas…)12.

La deuxième figure emblématique de l’encadrement est l’aigle. Tout commele lion est le roi des animaux, l’aigle est le roi des oiseaux et sa symbolique est aussiimportante. Il représente la force céleste et solaire, comme il est le symbole du feuet de l’immortalité.

Dans l’imagerie antique, l’aigle était l’attribut de Zeus (Jupiter). Il devient chezles Romains l’insigne de la légion romaine, mais apparaît aussi dans les scènesd’apothéose des empereurs morts qu’il porte au ciel. Ces tâches se sont transmiseschez les chrétiens où il adopte différentes significations.

La tradition chrétienne dote l’aigle de pouvoirs exceptionnels tels la force, lepouvoir, l’ambition, l’orgueil mais aussi la jeunesse. L’aigle possède la force des’exposer au soleil ; et quand son plumage est brûlant, il plonge dans une eau pure et

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12 Malgré le sens de noblesse que porte l’épithète de lion, celle-ci se relie aussi aux attributs du mal telqu’on la rencontre dans la première Épître de Pierre (V, 8) : « Votre adversaire le diable rôde comme unlion rugissant, cherchant qui il dévorera » ; ainsi il représente l’aspic et le basilic mais aussi le dragon.

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Fig. 15 : Encensoir en forme d’un bâtiment à coupoles. Argent. Byzance, XIIe siècle. Venise, Saint-Marc(photo du Catalogue New York 1997, nº 176)

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Fig. 16 : Aigle aux ailes déployées. Mosaïques, pavement de la chapelle du Diacre Thomas.Mont Nebo, VIIe siècle (photo de M. Piccirillo 2002, Fig. 180)

retrouve ainsi une nouvelle jeunesse. Le cinquième verset du psaume 102 lui attribueune force régénératrice « C’est lui… qui te fait rajeunir comme l’aigle ». Cettemétaphore servira plus tard, chez les chrétiens pour assimiler l’aigle au néophyte dontla vie a été renouvelée dans le Baptême.

La symbolique de l’aigle sautant sur le serpent et le terrassant, image que l’onretrouve dans l’art protobyzantin, revêt la signification de la lutte du Christ contreSatan (Wittkower 1938 : 312). Ainsi, l’image de l’aigle s’assimile à Jésus, comme ellereprésente l’immortalité. Cette symbolique se retrouve d’une façon fort significativesur les mosaïques de pavement et notamment dans les églises du diacre Thomas au

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Fig. 17 : Aigle aux ailes déployées. Mosaïque, pavement de l’église de Ghinée (Liban), Ve-VIe siècle(photo N. Hélou)

Mont Nebo13 (Fig.16) (Palestine) (Piccirillo 1997 : 187, Fig. 259 et 2002 : 180) et deGhinée (au Liban) (Fig. 17) (Chéhab 1858-1959 : 158), toutes les deux datant du Ve-VIe siècle et où l’aigle est représenté frontalement déployant ses ailes en signe degloire. L’oiseau de l’église palestinienne est accompagné par les lettres α et ω quiidentifient le Christ et qui symbolisent la vie et la résurrection, tout comme l’aigle del’église de Ghinée (Fig. 17) dont la signification sacrée est amplifiée par sonemplacement dans le chœur de la nef.

C’est ainsi que la héraldique byzantine adopte le motif de l’aigle pourreprésenter l’emblème de l’Empire et de l’empereur et pour symboliser le Sauveur.L’aigle est aussi le symbole de l’évangéliste Jean et l’une des quatre créaturesapocalyptiques.

Il n’est pas exclu non plus de discerner sur l’encadrement, et malgré sonmauvais état de conservation, une troisième figure qui pourrait être celle du griffon.Ce motif d’origine orientale, est très répandu dans l’art byzantin où il figure dans leséglises et sur les tombes en tant que gardien des lieux (Muratova 1984 : 121).Comme il est une créature composite — moitié aigle et moitié lion —, il a de même

13 Piccirillo 1997 : 187, Fig. 259.

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symbolisé les deux natures de Jésus. C’est dans cette symbolique qu’il se manifesteà Kaftoun, tout comme le côtoiement du lion et de l’aigle dans l’encadrementpossède la même interprétation (Catalogue Nez York 1997 : 36, nº 2). La symboliquede ces figures — lion, aigle et griffon — est donc identique : toutes les troisreprésentent le Sauveur.

Conclusion

Après cette étude de la nature du motif de l’encadrement de l’icône de Kaftoun,il devient évident qu’on se trouve ici devant un cas très particulier où cohabitent lestrois traditions : byzantine, islamique et latine. Le sens symbolique des figures quireprésentent le Christ, puis leur hiératisme, l’accentuation de leur caractèreemblématique et leur représentation réaliste, concourent à les attribuer à une originebyzantine. Toutefois, et comme on l’a déjà évoqué, pareils représentations de motifsanimaliers s’avèrent incompatibles avec les figures de saints dans une icônebyzantine, alors qu’on peut la rencontrer dans l’art sacré occidental qui lui-même apuisé ses images dans l’art islamique. L’image de la Vierge est l’œuvre d’un artistelocal fortement influencé par l’art byzantin, tout comme l’encadrement, qui, pris àpart, c'est-à-dire sans son contexte sacré, se rattache à cette même tradition byzantine.Le fait de combiner cet encadrement, constitué de motifs animaliers à une imagesacrée provient, comme on l’a vu, d’une tradition latine qui elle-même a puisé sesmotifs dans l’art islamique. De ce fait l’on peut déduire que l’encadrement de l’icônede Kaftoun constitue un amalgame d’influences et incarne avec l’image de la Viergede l’icône la synthèse de tous les courants et de toutes les influences quis’entremêlaient et cohabitaient pendant cette période exceptionnelle par sa diversitéculturelle qu’était le XIIIe siècle en terre d’Orient.

D’autre part, l’encadrement de l’icône de Kaftoun est, comme on l’a vu, limitéà la représentation de ces deux ou trois figures d’animaux dont les images sont les plusrépandues dans le bestiaire chrétien, et dont la symbolique se rattache aux valeurs lesplus nobles. Le lion est représenté comme le plus fort parmi les animaux de la terreet du monde ; l’aigle, lui, comme le plus puissant oiseau parmi les oiseaux du ciel. Cen’est pas une coïncidence gratuite ou par pur hasard que l’on retrouve combinées desimages de lion avec celles d’un aigle ayant le corps et les pattes de l’un réunis avecla tête et les ailes de l’autre donnant la figure d’un griffon. Comme nous l’avonsmontré, la symbolique de ces figures (lion, aigle ou griffon) est soit rattachée au Christen personne, soit elle peut, en tant que signe héraldique, se relier à des personneimportantes comme l’empereur, les saints ou même à un courageux guerrier pourdésigner leur emblème ou héraldique. Ceci ouvre la voie à d’autres considérationsrattachées cette fois à l’appartenance ou à la commande de l’icône ou, plus

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exactement, à l’identité de celui qui a commandé l’icône. Dans ce cas il ne peut s’agirque d’une personne d’un certain niveau social : soit une personne appartenant à lahiérarchie religieuse, soit un notable laïc. En l’absence de référence historiqueévidente, on ne peut trancher la question d’une façon plus précise. Cependant, si l’ondésire proposer des hypothèses, il serait intéressant de penser à l’inscription sur lamouluration qui fait le périmètre de l’église Saints-Serge-et-Bacchus située à quelquesdizaines de mètres en contrebas du monastère de la Vierge où est conservée l’icône.Cette église abrite sur ses murs des fresques qui possèdent une grande ressemblanceavec l’icône, ce qui nous a conduit à attribuer et les fresques et l’icône, si ce n’est àla même main, au même atelier. Cette inscription, écrite en arabe, évoque le patriarched’Antioche et de tout l’Orient. Ce qui pourrait signifier que les fresques sont soientpeintes à l’époque de ce patriarche (dont le nom est effacé), soit que le patriarche enpersonne ait commandé les fresques et peut-être même l’icône. Les animauxhéraldiques qui entourent cette dernière pourraient donc indiquer l’appartenance del’icône au patriarche ou une commande patriarcale, ce qui semble à notre avis plusplausible. Quoi qu’il en soit, la haute qualité artistique de cette icône et le raffinementde son encadrement suggèrent que le panneau aurait bien pu être commandé par lepatriarche ou pour lui ; tout comme elle aurait pu être faite pour ou par toute autrepersonne d’un haut niveau social. Une étude plus détaillée et plus élaborée de l’icôneet de l’encadrement devrait aboutir à des conclusions plus précises.

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