Estime, admiration et gloire
dans les Passions de l’âme de Descartes et l’Ethique de Spinoza
Grâce à la parution des Principia philosophiae cartesianae et de la correspondance, le rapport
de Spinoza avec Descartes était bien connu par ses contemporains. Ce même rapport n’a jamais
cessé d’attirer l’attention des historiens de la philosophie moderne, aussi bien que des interprètes de
la pensée spinoziste et des commentateurs de l’Ethique. La préface de la cinquième partie de cet
ouvrage est largement consacrée à un dialogue avec les Passions de l’âme. Dans ce contexte
Spinoza s’en prend à la description cartésienne du pouvoir de l’âme sur ses passions en se
concentrant surtout sur le problème controversé de la glande pinéale, mais la discussion de ce
« détail » condense bien évidemment une confrontation plus vaste, traversant le texte de fond en
comble et touchant les présupposés fondamentaux des deux philosophies. Descartes conçoit les
corps et les esprits comme des substances dont l’étendue et la pensée représentent les attributs
principaux, tandis que Spinoza saisit l’étendue et la pensée comme les attributs d’une seule
substance infinie, dont les esprits non moins que les corps ne sont que les modes. Sur ces bases
Descartes doit comprendre l’union du corps et de l’esprit humains comme la composition de deux
substances distinctes mais mystérieusement susceptibles d’interaction, tandis que Spinoza doit
repenser cette union dans les termes d’une identité, celle entre l’idée et son idéat, qui exclue toute
interaction. Ces oppositions ne sont pas sans conséquences, parce que la distinction autorise
Descartes à émanciper l’esprit des déterminismes physiques qui gouvernent le corps en lui
conférant une volonté possiblement indéterminée et capable de résister aux pulsions corporelles,
alors que l’identité entre les deux pôles oblige Spinoza à soumettre la pensée aux mêmes contraintes
qui déterminent le monde de la matière et à construire son idée de liberté sur les ruines du libre
arbitre. Ces divergences, qui émergent au sein d’une problématique et d’un lexique communs, et qui
témoignent de l’intensité du rapport de Spinoza avec son maître et adversaire, rendent en même
temps justice à la valeur stratégique de la querelle contenue dans la préface d’Ethique V : ce qui
vient à la lumière dans la discussion sur la glande pinéale n’est rien moins que la liaison entre deux
ontologies, deux anthropologies, deux façons de concevoir la valeur éthique des passions et leur
maîtrise.
Dans ce travail j’approfondirai cette liaison en éclairant un aspect de la réception spinoziste de
la pensée cartésienne peu ou point considéré par la littérature, c’est-à-dire le rapport entre la théorie
de l’estime développée dans Les passions de l’âme et celle réélaborée dans l’Ethique. Cette
1
investigation me semble justifiée par la parfaite connaissance des Passions démontrée par Eth V,
praef., qui invite à vérifier si le dialogue avec Descartes ne se prolonge pas dans des contextes
auxquels l’histoire des interprétations n’a jusqu’à maintenant pas accordé une importance majeure.
En même temps, elle me semble motivée par les avantages qu’elle peut comporter pour la
compréhension de la Wirkungsgeschichte du cartésianisme et du rapport entre le système spinoziste
et celui de Descartes. Dans la comparaison des deux auteurs je reviendrai sur les traits les plus
généraux des deux approches au sujet des passions, en indiquant ensuite le rôle des affections liées
à l’estime à l’intérieur de la problématique morale. De cette façon j’espère répondre du moins à une
question : pourquoi et comment l’Ethique parvient-elle à remplir un espace théorique laissé vide par
Les passions et à construire, avec des matériaux cartésiens, une théorie de la reconnaissance qui
chez Descartes restait de fait impensée, sinon impensable ?
I. Descartes, ou la reconnaissance refoulée
Il serait difficile de mesurer l’importance attribuée par Descartes aux affections liées à
l’estime sans dire quelques mots sur les passions en général, aussi bien que sur leur fondement dans
l’union de l’esprit et du corps, leurs effets naturels ou pathologiques, la nécessité de leur maîtrise.
Le fait que l’âme soit touchée par les passions seulement dans son union avec le corps est mis en
évidence dès le début de l’ouvrage1. L’action et la passion ne sont qu’un seul et même événement
rapporté à deux sujet différents, mais les passions de l’âme sont généralement des actions du corps2,
et elles doivent être définies dans leur rapport différentiel avec les phénomènes mentaux qui
n’impliquent pas la présence du corps. Leur explication physiologique à partir du mouvement des
esprits animaux distingue ainsi les passions des volontés, c’est-à-dire des actions qui « vienent
directement de nostre ame, & semblent ne dependre que d’elle »3. Par cela même, elle les distingue
aussi de ces « emotions interieures » et « purement intellectuelle[s] » qui « ne sont excitées en l’ame
que par l’ame mesme » : des émotions qui peuvent être accompagnées par des passions sans être
elles mêmes des passions, car elles viennent en l’âme non pas par le corps, mais « par la seule
action de l’ame », voire par sa volonté et par la conscience qu’elle doit en avoir4. Pourtant, l’union
manifestée par les passions n’implique pas un rapport égalitaire et pacifique entre l’esprit et le
corps. Dans la désignation de l’un comme « nostre meilleure partie» et de l’autre comme « la
moindre » se manifeste une hiérarchisation toujours exposée à la possibilité d’être remise en cause
1 Cf. Passions, 137.2 Passions, 2.3 Passions, 17.4 Passions, 147, 91, 19.
2
par le conflit dans lequel les deux pôles se battent et se résistent dans une lutte toujours renouvelée
pour l’hégémonie5. C’est à la lumière de cette relation et de ses complications que les passions
manifestent leur fonction et leurs conséquences perverses. Leur effet, chez les hommes, est qu’elles
« incitent et disposent leur âme à vouloir les choses ausquelles elles preparent leur corps », voire les
objets que « la nature nous dicte estre utiles » et les biens dans l’union avec lesquels nous parvenons
à des degré de perfection majeurs6. Cette utilité, ces biens et ces perfections ne concernent l’esprit
que dans son rapport au corps : l’« usage naturel [des passions] est d’inciter l’ame à consentir &
contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus
parfait »7. L’ambivalence des passions dépend justement de ce rapport complexe avec le corps et
sa conservation. Le corps est bien sûr quelque chose à conserver et perfectionner, mais il est en
même temps la source de « tout ce qui peut estre remarqué en nous qui repugne à nostre raison » et
qui est donc contraire au bien et à la perfection autant de l’esprit que de l’homme dont l’esprit est la
« meilleure partie »8. Les passions peuvent être mauvaises, excessives, contraires à la raison, parce
que leur origine corporelle leur permet de fortifier certaines pensées « plus qu’il n’est besoin » et
d’en inciter d’autres « ausquelles il n’est pas bon de s’arrester » : des pensées qui nous représentent
les biens et les maux comme « beaucoup plus grands & plus importans qu’ils ne sont » et qui nous
poussent à « rechercher les uns & fuïr les autres, avec plus d’ardeur & plus de soin qu’il n’est
convenable »9. Cet excès et cette répugnance à la raison posent un problème. En un certain sens les
passions sont « toutes bonnes de leur nature », dans la mesure où elles nous incitent à nous soucier
du bien, de l’utilité, de la perfection du corps10. Elles ne peuvent donc apparaître comme
excessives que par rapport à une utilité et à une perfection qui concernent l’homme d’abord en tant
qu’esprit, et à la lumière d’un critère moral d’évaluation capable de tracer la frontière entre les biens
véritables et les biens seulement apparents. Le problème posé par la possible démesure des passions
est alors celui de leur bon usage. Le fardeau de sa solution repose essentiellement sur les épaules de
la volonté et de sa détermination, et plus précisément d’une volonté orientée par des jugements
éclairés et renforcée par des émotions encore plus puissantes des passions excessives et de leurs
séductions. Définie justement comme la volonté « d’entreprendre & executer toutes les choses
qu’[on] jugera estre les meilleures», la vertu peut être interprétée comme le « souverain remede »
contre les dérèglements des passions parce qu’elle représente un bien et est donc inséparable de la
« satisfaction de soy-mesme » : une joie qui ne dépendant que de nous et nous touchant bien plus 5 Passions, 139.6 Passions, 40, 52, 139. 7 Passions, 137.8 Passions, 47.9 Passions, 74, 138, 211. En lisant Passions, 150 on a même l’impression que seulement « sans passion » la raison peut nous dévoiler la juste valeur des choses, et que l’excès des passions soit donc structurel plutôt que tendanciel.10 Passions, 211.
3
intimement que tout autre sentiment ne peut être ébranlée ni par la fortune ni par les autres
passions11. La solution du problème du bon usage des passions réside alors dans la volonté non
seulement en raison de son incoercible liberté, qui lui permet de modérer les passions en détournant
l’attention de l’esprit ou d’empêcher leurs effets pratiques néfastes en leur refusant son
consentement. Cette solution réside dans la volonté surtout en considération de son lien avec des
émotions dont l’âme peut jouir « à part », dans lesquelles elle peut trouver une ressource pour
résister aux passions excessives qui lui viennent de son union avec le corps12. Une connaissance
correcte du bien et du mal garantit l’accès à cette ressource émotive parce qu’elle lui apprend à ne
désirer de façon passionnée que cette vertu qui ne dépend que de lui et à trouver son bonheur dans
sa parfaite maîtrise de soi et dans sa la constante victoire contre le pulsions déréglées qui lui
viennent du corps, et contre lesquelles elle lui assure à l’esprit toute la force de ses « armes
propres »13.
La théorie de l’estime s’inscrit dans ce cadre conceptuel de façon complexe, car elle tend à
mettre entre parenthèses la question de l’union de l’esprit et du corps et à se concentrer plutôt sur la
fonction morale de l’estime. Le premier et le plus important des contextes d’élaboration de cette
théorie est représenté par le discours sur l’admiration, la passion qui concerne ce qui est neuf, rare,
extraordinaire, inattendu. L’estime et le mépris apparaissent ici comme des « especes »
d’admiration liées respectivement à la grandeur ou à la petitesse d’une chose14, et cette définition
semble leur imposer une signification axiologiquement neutre : des « especes » d’admiration ne
peuvent pas se référer aux choses en considération de leur bonté ou méchanceté15. Cependant, la
« grandeur » ou la « valeur » de l’objet estimé et la « petitesse » ou la « bassesse » de l’objet
méprisé sont fort souvent employées dans leur possible qualification morale16. Il n’y a que nos
volontés et les actions qui en dépendent « qui nous puisse[nt] donner juste raison de nous estimer »
et pour lesquelles « nous puissions avec raison estre louëz ou blasmez »17. Ainsi, ce n’est pas par
hasard que l’estime et le mépris « sont principalement remarquables, quand nous les rapportons à
[…] nostre propre merite » : il arrive bien sûr d’être estimé pour des raisons différentes, telles la
beauté, les richesses, les honneurs, les compétences, mais « toutes ces choses […] semblent estre
fort peu considerables, à comparaison de la bonne volonté », et elles « ne meritent aucune loüange,
ou mesme […] meritent du blasme »18. Cette ambivalence demande d’être comprise à partir d’une
11 Passions, 148, 153, 212, 144, 147-8.12 Passions, 41, 45, 47, 91.13 Passions, 145, 48, 49.14 Passions, 53, 70, 54-5.15 Passions, 52-3.16 Il suffit de rappeler ici qu’il n’y a « rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes » (Passions, 156) et que la bassesse est synonyme de l’humilité vicieuse (Passions, 159). 17 Passions, 152.18 Passions, 151, 154, 157.
4
distinction entre deux niveaux sémantiques différents plutôt que sous la forme d’une contradiction.
Il est vrai que l’estime se rattache indifféremment à la nouveauté ou au caractère extraordinaire de
ce qui est grand (sans aucune implication morale) et à la bonté morale (sans aucune relation
apparente avec ce qui est nouveau et extraordinaire). Le manque de relations entre l’estime
moralement connotée et l’estime de ce qui est nouveau est toutefois seulement apparent, parce que
la volonté, en tant que libre, présente toujours quelque chose de singulier, d’imprévisible,
d’étonnant, qui permet d’entendre le lien entre le concept général de l’estime et son usage
moralement qualifié comme un lien de spécification plutôt que d’opposition19.
Le deuxième contexte d’élaboration de la théorie de l’estime est celui des rapports amoureux.
Dans son opposition à la haine, qui nous exhorte à nous considérer comme des totalités séparées,
l’amour nous incite à nous unir avec une « chose […] représentée comme bonne » et à nous
interpréter nous-mêmes comme des parties du tout dont la chose aimée est l’autre partie20. Cette
intégration à l’intérieur d’une totalité dont on n’est qu’une partie applique à la relation
intersubjective le même concept d’union qui était utilisé dans la description de la relation infra-
subjective entre l’âme et le corps. Le sujet peut en être amené à prendre les choses aimées comme
« d’autres soy-mesme » et à rechercher « leur bien comme le sien propre, ou mesme avec plus de
soin »21. Il reste pourtant une différence non négligeable entre les formes de l’amour. Dans son
rapport avec la personne aimée on est « tousjours prest d’abandonner la moindre partie du tout
qu’on compose avec elle pour conserver l’autre », mais cette disponibilité produit des effets
différents selon qu’on estime la personne aimée moins que soi, à l’égal de soi ou plus que soi, c’est-
à-dire selon que le lien amoureux prenne la forme de l’affection, de l’amitié ou de la dévotion22.
Descartes passe sous silence le cas de l’amitié, où il n’y aurait aucune raison de sacrifier une partie
plutôt que l’autre, parce que il ne veut pas revenir sur le problème de l’indétermination de l’arbitre.
En revanche, il est très clair dans son affirmation qu’« en la simple affection, l’on se prefere
tousjours à ce qu’on ayme ; & qu’au contraire en la devotion, l’on prefere tellement la chose aimée
à soy-mesme, qu’on ne craint pas de mourir pour la conserver »23. La signification morale de
l’estime et de la hiérarchie des préférences qu’elle contribue à fonder est ici manifestée par la vision
sacrificielle de l’amour qu’elle présuppose. Personne ne peut se sacrifier pour quelqu’un qu’il
estime simplement plus fort, plus intelligent, plus riche que lui ; il ne peut le faire que de la même
façon il peut sacrifier la vie de son corps sur l’autel de celle de son âme, c’est-à-dire dans la mesure 19 Descartes n’affirme pas que la volonté soit en elle-même quelque chose d’admirable ou d’extraordinaire. Cette thèse représente pourtant le présupposé à partir duquel Descartes peut soutenir que le généreux estime tous les hommes, et cela pour aucune autre raison que la liberté de l’arbitre (et la possibilité de la vertu implicite dans cette liberté). Cf. Passions, 153-6. 20 Passions, 56, 79, 81.21 Passions, 82.22 Passions, 8323 Ibidem.
5
où il estime la chose aimée comme la « meilleure partie » du tout qu’il compose avec elle24. La joie
dont on peut faire l’expérience dans ce sacrifice de soi ou d’autrui est toujours celle suscitée par la
vertu et la satisfaction de soi qu’elle implique.
Le dernier des contextes où la notion d’estime joue un rôle remarquable est celui de la gloire
et de la honte. Ces passions sont définies comme une joie et une tristesse fondées sur l’amour de soi
et excitées par l’opinion que les autres peuvent avoir du bien et du mal qui sont en nous, ou,
autrement dit, par la conviction que nous avons de pouvoir être loués ou blâmés25. Le rapport de ces
passions avec la question de l’estime et ses implications morales me paraissent évidents.
Premièrement, la gloire et la honte sont « des especes de l’estime qu’on fait de soy mesme », et
cette définition invite à interpréter aussi la louange et le blâme dont cette estime de soi n’est que le
reflet comme des formes d’estime et de mépris26. Deuxièmement, toute joie et toute tristesse
naissent de la considération d’un bien présent, et l’amour de soi, en tant qu’amour, n’est qu’une
inclination à s’unir de sa propre volonté à une chose considérée comme bonne, c’est-à-dire
l’inclination à l’unité avec soi-même qui est propre du sujet qui se croit moralement appréciable27.
Enfin, la valeur morale de ces biens et de ces maux est signalée par l’attribution à la gloire et à la
honte de la capacité d’inciter à la vertu. La joie et la tristesse contenues par ces passions
représentent un encouragement à la vertu parce qu’elles amènent le sujet à rechercher une louange
et à fuir un blâme qui s’adressent respectivement à des mérites et à des vices28, et qui représentent
pour le sujet qui les reçoit une validation ou un démenti de sa valeur morale et de la légitimité de
son amour de soi.
Cette orientation morale de la réflexion cartésienne impose la question de la « juste valeur »
de l’estime au devant de la scène théorique29, parvenant à établir la distinction fondamentale entre la
générosité et l’orgueil comme une discrimination engageant autant l’estimation de la valeur que
l’évaluation de cette estime. La générosité et l’orgueil sont des formes de joie jointes à l’admiration
et à l’amour de soi et des biens pour lesquels on s’estime. En naissant tous les deux de la bonne 24 Passions, 82.25 Passions, 66.26 Passions, 152, 157. De façon différente, Passions, 204 désigne la gloire et la honte comme des « especes de l’estime qu’on fait de soy mesme ». 27 Cfr. Passions, 61 et 56. 28 Passions, 157, 206. Mon impression est qu'on peut paradoxalement appliquer à l’amour de soi la même définition de l'amour en général comme disposition à s'unir avec la chose aimé. On pourrait penser que le Moi est forcement uni à lui-même. Mais Descartes est plus subtil : l'unité du sujet avec lui-même n’est pas un donné, mais une construction, le résultat d'une discrimination. Admettons, suivant le texte, que le sujet s'aime par rapport à celles qu'il croit ses vertus, les aspects de son identité qu'il juge bons. Admettons aussi qu'il a de la haine vers ses vices, ou les aspects de son identité qu'il juge mauvais. Contre l’augustinisme, Descartes ne parle jamais de haine de soi ; cependant, il parle bien de son haine vers ses vices. Sur ces bases, il faut conclure que le sujet est uni à soi-même (et pour ainsi dire se reconnait en lui-même) seulement par rapport aux aspects de son identité qu'il juge positifs et pour lesquels il s'estime, tandis qu'il est séparé de soi-même par rapport à tous les éléments qu'il juge négatifs (et dans lesquels il se refuse de se reconnaitre). Cette idée d'une construction affective de l'unité avec soi-même (et du refoulement des aspects de son identité qu’on n’est en mesure d’accepter) mériterait un majeur approfondissement.29 Passions, 138, 161.
6
opinion que le sujet a de lui-même et des caractères par lesquels il se sent défini dans son identité,
ils ne se distinguent que par rapport à la justesse ou à la fausseté des fondements de cette opinion et
à la contrariété de leurs effets30. Quant à elle, la générosité s’identifie avec une estime de soi bien
fondée, autorisée par la conscience de sa ferme et constante résolution de faire un bon usage de son
libre arbitre. Dans la mesure où leurs désirs se concentrent sur cet usage, qui est entièrement à leur
disposition, les généreux se reconnaissent dans le miroir de leur vertu se réjouissant d’une
satisfaction d’eux-mêmes et d’une tranquillité de l’âme qui ne peuvent être gâtées par la crainte, et
grâce auxquelles ils sont « entierement maistres de leurs passions »31. Bien que l’admiration de soi
qu’elle implique semble l’assimiler à une sorte de vénération de soi, la générosité ne s’oppose pas à
l’humilité vertueuse32. Le rapport positif du généreux avec lui-même est en même temps un rapport
positif avec autrui. En se reconnaissant uni aux hommes par la même liberté et la même fragilité,
par la même aptitude à la vertu et la même exposition aux erreurs, le généreux ne pense pas être
beaucoup supérieur ou beaucoup inférieur aux autres. En ne méprisant que leurs vices, il estime
tous ses semblables et il les voit comme ses égaux et ses possibles amis33. En estimant qu’il n’y a
« rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes, & de mespriser son propre interest
pour ce sujet », sa relative immunisation à la piété n’entrave pas son inclination « à avoir de la
bonne volonté pour chacun » et « à rendre à chacun ce qui luy appartient »34. Par contre, l’orgueil
représente une sorte de générosité renversée : un rapport déformé avec soi-même qui s’accompagne
d’un rapport distors avec les autres, dans lequel le sujet se reconnaissant dans ses vices comme s’ils
étaient ses vertus se retrouve assujetti à l’inconstance des passions. Défini comme une estime de soi
fondée sur l’ignorance, voire sur des raisons différentes du bon usage de la liberté ou sur aucune
raison du tout, l’orgueil s’impose comme un dangereux bouleversement de l’ordre moral à travers la
négation du mérite et la réduction de la gloire à simple usurpation35. Il se dévoile ainsi comme une
« arrogance impertinente » et complètement incompatible avec l’humilité vertueuse dont la
générosité s’est démontrée inséparable36. Différemment de la vertu qui est à la base de la générosité,
qui peut être partagée ou communiquée sans perdre rien de sa bonté, les biens dont on s’enorgueillit
imposent un effort constant d’abaisser ses semblables, car ils ne sont estimés qu’en proportion de
leur rareté et de leur caractère exclusif.
La mise en évidence de la problématique morale qui donne son sens à la question de l’estime,
ainsi que de l’interrogation sur sa « juste valeur » à laquelle elle amène et de la division entre la
30 Passions, 162, 168.31 Passions, 63, 187, 156.32 Passions, 55, 155.33 Passions, 153-6, 164.34 Passions, 156, 164, 187.35 Passions¸157.36 Passions, 190.
7
générosité et l’orgueil à laquelle elle aboutit, nous permet d’entrevoir la façon dont le texte cartésien
aurait pu construire une théorie de la reconnaissance. Bien sûr, il ne faut pas passer sous silence les
passages explicitement connectés à la question qui nous intéresse. A ce propos, il faut d’abord
rappeler que le sujet cartésien est disposé par l’amour à se rapporter à autrui comme à un autre lui-
même et à prendre soin en conséquence,. Cette disposition ouvre la possibilité d’une relation
d’intimité ou d’intériorisation avec autrui, en quelque sorte analogue à celle de l’esprit avec le
corps ; la personne aimée apparaît ainsi comme une altérité interne à la subjectivité amoureuse,
dont les désirs s’orientent sur les désirs de l’autre. En deuxième lieu, il faut souligner le lien qui unit
le rapport positif de l’orgueilleux avec lui-même à l’adulation dont il est l’objet. L’injuste estime de
soi qui alimente l’amour propre de l’orgueilleux paraît en effet presque impensable en-deçà de
l’estime injuste ou de la flatterie dont il est l’objet de la part d’autrui37. Si l’amour de soi est le
sentiment qui rattache le sujet aux aspects de son identité qu’il estime positifs et lui fait éprouver
une répugnance qui le sépare de ceux qu’il estime négatifs, alors le rapport d’union ou de scission
de l’orgueilleux avec soi-même, voire avec les aspects constitutifs de sa personnalité, ne se construit
que par la médiation du rapport à l’opinion dont il est l’objet, de l’image de lui qui lui est renvoyé
par autrui. Enfin, il est particulièrement intéressant de constater que même le généreux n’est pas
totalement exempté de ce genre de lien : il regarde tous les hommes comme ses égaux et
potentiellement comme ses amis, mais le sentiment de l’amitié ne naît en lui que dans une condition
de réciprocité38. Or, il y a une raison précise pour laquelle je crois que ces éléments sont insuffisants
pour imputer au Descartes des Passions une véritable théorie de la reconnaissance. En fait, tous ces
passages remplissent la condition à laquelle une théorie de l’estime peut concourir à la formation
d’une théorie de la reconnaissance : ils s’interrogent sur la connexion entre l’estime que deux sujets
nourrissent l’un envers l’autre et l’estime qu’ils éprouvent envers eux-mêmes39. Cependant, ils ne
remplissent pas la condition plus générale à laquelle on peut imputer une théorie quelconque à un
texte donné. Constituée par une multiplicité de thèses également incompréhensibles en dehors de
leur rapport, une doctrine peut être attribuée à un texte seulement en raison du caractère explicite
non pas des seules prémisses dont elle pourrait être logiquement dérivée, mais des thèses qui la
constituent et de leur articulation. La présence, dans le texte des Passions, de passages clairement
liés à la question de la reconnaissance ne permet pas d’attribuer à Descartes (au moins au Descartes
des Passions) la paternité d’une véritable théorie de la reconnaissance. Dans leur caractère
éparpillé, déconnecté, fragmentaire, les passages rappelés peuvent être lus comme les signes d’une
37 Passions, 157.38 Passions, 83.39 J’affirme qu’une théorie de l’estime se présente comme une théorie de la reconnaissance seulement si elle aborde au moins la question du rapport réciproque entre l’estime de A vers soi-même et son estime vers B, ainsi que celle du rapport de cette estime de A vers B avec l’estime de B vers lui-même et vers A.
8
possible théorie « cartésienne » de la reconnaissance, mais d’une théorie qui n’est présente dans le
texte que de façon virtuelle : une théorie dont les prémisses sont disséminées dans le texte, mais
dont les conséquences sont systématiquement, symptomatiquement refoulées.
On a déjà vu la façon dont la distinction entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste, préside au
partage de la générosité et de l’orgueil, ainsi que de leurs différentes approches de ce qui est digne
ou indigne d’estime ou de mépris, d’amour ou de haine, de louange ou de blâme. Il faut maintenant
examiner la capacité de cette même distinction d’unifier une série de passions apparemment
mineures mais également liées à la sphère morale : des passions qui mobilisent chacune à sa
manière la différence entre le digne et l’indigne. Les premières de ces passions sont l’envie et la
pitié, des espèces de tristesse qui viennent « de ce qu’on voit arriver du bien [ou du mal] à ceux
qu’on pense en estre indignes », et qui s’opposent à cette joie sans nom qui naît du même bien ou
du même mal quand nous en estimons dignes ceux qui en sont touchés40. A côté de ces passions on
trouve celles de la faveur et de l’indignation, qui sont suscitées en nous par les biens et les maux
qu’une personne fait à une autre lorsque nous considérons que cette dernière est digne ou indigne de
les recevoir (tandis que quand c’est nous qui les recevons, les mêmes biens et les mêmes maux nous
incitent à la reconnaissance ou à la colère)41. Le sujet se retrouve pris par ces passions dans une
relation triangulaire, dans laquelle il est impliqué en qualité de spectateur face à deux acteurs, le
patient et l’agent. La capacité de ces passions de constituer les prémisses explicites d’une théorie de
la reconnaissance implicite s’éclaire en rappelant que l’estime et le mépris, la louange le blâme,
l’amour et la haine, représentent eux-mêmes des biens ou des maux42, qui peuvent en tant que tels
éveiller l’envie ou la pitié du spectateur envers ceux qui les reçoivent, aussi bien que sa faveur ou
son indignation envers ceux qui leur les adressent. Chaque injure, chaque violation de la règle
fondamentale consistant à donner à chacun ce qui lui est dû, tout bien et tout mal touchant
quelqu’un qui en est indigne, nous amène à chercher une réparation à l’offense par laquelle notre
naturel amour de la justice est blessé et notre intérêt à ce « que les choses arrivent comme elles
doivent » est frustré43. Tous ces éléments – avec beaucoup d’autres dont j’évite de parler afin de ne
pas compliquer le discours – concourent à poser une question. L’estime est un bien pour celui qui la
reçoit, et sa manifestation est une action qui pose le spectateur dans la position de l’acteur en le
rendant susceptible d’évaluation de la part, entre autres, de l’acteur posé dans la position du
spectateur. Qu’arrive-t-il, de plus, quand l’acteur se voit refuser par le spectateur l’estime, la
louange, l’amour qu’il croit mériter et lui être dus, voire quand il prétend à une estime, à une
40 Passions, 62, 182, 185.41 Passions, 64, 65, 192, 193, 195.42 Passions, 183, 207, où la louange et l’infamie apparaissent comme des maux et la gloire comme un objet d’envie. 43 Passions, 183, 201, 62.
9
louange ou à un amour dont il paraît indigne au spectateur ? Comment peuvent-ils se passer de se
voir mutuellement comme orgueilleux, comme des personnes qui prétendent à une estime
imméritée ou refusent une estime méritée ? Quand A et B estiment tous les deux C comme digne de
louange (ou de blâme), cet accord les dispose à se louer mutuellement en considération de la justice
que l’un attribue à la louange de l’autre envers C. Comment la mésentente de A et de B à propos de
C peut-elle, alors, ne pas glisser dans une situation de reproche mutuel, dans laquelle chacun
prétend que l’autre ressent de la honte et se repent de son injustice, personne n'étant disposé à
satisfaire la prétention d'autrui? Le problème, ici, est que ces questions sont évoquées mais jamais
explicitement posées par le texte, qui sur les sentiments moraux évite soigneusement de passer du
point de vue subjectif au point de vue intersubjectif. Force est alors de constater que dans Les
passions de l’âme une théorie de la reconnaissance est présente seulement au stade de conséquence
non développée des prémisses explicitement posées : dans la forme d’un silence, d’un vide, d’une
latence. En développant l’analyse de la justice ou de l’injustice de l’estime accordée ou refusée,
ainsi que du caractère réel ou imaginaire de la justice à laquelle personne ne peut se passer
d’aspirer, Descartes aurait pu construire une théorie complexe et articulée. Faute d’une
interrogation des conséquences intersubjectives de la distribution de l’estime, cette théorie n’existe
qu’en tant que possibilité inexprimée.
En ne désirant pas m’avancer plus loin dans le monde des possibles, il ne me reste plus qu’à
conclure cette première partie de mon travail en prenant en compte les raisons du refoulement opéré
par Descartes : son silence est éloquent, et il mérite d’être écouté par rapport non seulement à la
parole qui aurait pu le remplir, mais aussi au refus de la prononcer. En cette perspective, la réticence
de Descartes me semble imposée par l’idéal éthique d’une générosité satisfaite d’elle-même et par
la réflexivité autonome qui est son caractère principal. On sait que la générosité consiste d’abord en
une juste estime de soi et que la satisfaction de soi-même se définit comme la joie associée à la
conscience de sa vertu, la seule chose qui soit entièrement en son pouvoir et pour laquelle on peut
légitimement s’estimer. En ce sens le désintéressement du généreux paraît toute à fait intéressé,
parce que la concentration de ses désirs sur la vertu lui ouvre la possibilité d’une satisfaction
inébranlable : renoncer à son intérêt est la seule façon efficace de le cultiver44. En ce sens sa
générosité représente une forme paradoxale de sagesse, une conscience de la juste valeur des choses
qui s’avère inséparable d’un pleine maîtrise de soi et de ses passions, de cette ferme et constante
détermination de la vertu par laquelle nous sommes immunisés contre la fortune, le remords et les
repentirs45. Si le primat de la réflexivité de la satisfaction de soi-même du généreux interdit la
formulation de la théorie de la reconnaissance virtuellement contenue dans les textes, c’est parce
44 Passions, 190.45 Passions, 152, 203.
10
que l’estime, la louange et l’amour représentent le prototype du bien échappant au contrôle du
sujet : le jugement qui les accompagne est incoercible, imprévisible, parce qu’il dépend d’une
volonté nécessairement libre, contingente, soustraite à tout genre de légalité naturelle. Le désir de
reconnaissance constitue en ce sens une forme d’assujettissement à l’arbitraire d’autrui, à sa
fréquente irrationalité, à son caractère en un certain sens toujours fortuit. Il s’impose ainsi comme
un obstacle à la capacité du sujet de consister en lui-même, qui l’exproprie de son autonomie en le
soustrayant à son autoréférentialité. La générosité, ce remède général à tous les excès des passions,
nous fait aimer au plus haut degré notre liberté et notre empire absolu sur nous-mêmes, dont nous
sommes dépossédés dès que nous nous autorisons à nous sentir offensés par quelqu’un, ou nous
permettons que notre satisfaction de nous-mêmes dépende de l’approbation d’autrui46. S’explique
ainsi l’étrange marginalisation des éléments théoriques explicites assignables à la problématique
intersubjective du besoin de reconnaissance, et notamment de cette gloire et de cette honte
auxquelles est néanmoins attribuée la fonction stratégique de nous inciter à la vertu. Il est vrai que
« c’est un sujet pour s’estimer, que de voir qu’on est estimé par les autres »47. Il est également vrai,
pourtant, que nous pouvons être loués ou blâmés pour des choses qui n’en sont pas dignes. Pour
cette raison le sujet engagé dans le parcours difficile de son perfectionnement éthique doit, dans la
mesure du possible et sans arriver au point de choquer le sens commun, trouver sa satisfaction dans
sa force de résister aux tentations de la joie transmise par la gloire et d’accepter patiemment la
tristesse qui ne manque jamais d’accompagner la honte, tout cela dans sa capacité de repousser
autrui en dehors des limites de son identité. Elevé au rang de seul juge de soi-même, il peut trouver
même dans la tristesse indissociablement unie au blâme une occasion de joie, dans la mesure où elle
lui donne l’occasion de constater jusqu’à quel point la citadelle de sa tranquillité intérieure reste
inexpugnable face à l’inquiétude de l’altérité. Ce n’est pas par hasard, alors, si le généreux est bien
sûr touché par la pitié, mais cette pitié « n’est pas amere ; & comme celle que causent les actions
funestes qu’on voit representer sur un theatre, elle est plus dans l’exterieur & dans le sens, que dans
l’interieur de l’ame, laquelle a cependant la satisfaction de penser, qu’elle fait ce qui est de son
devoir, en ce qu’elle compatit avec des affligez », et qu’elle ne partage pas le destin associé à leur
faiblesse et à leur lâcheté48.
2. Spinoza, ou la reconnaissance dévoilée
46 Passions, 204.47 Passions, 204.48 Passions, 187.
11
La mutation du paradigme spinoziste par rapport à la conception des affects est implicite dans
leur définition et dans ses conséquences. En fait, chez Spinoza les affects se définissent en général
comme l’union entre les affections qui augmentent ou diminuent la puissance d’agir du corps et
leurs idées49. L’identité de l’esprit et du corps rend les affects inconcevables en dehors du registre
de l’union, en interdisant ainsi la possibilité d’émotions intérieures dont l’esprit pourrait jouir sans
rapport au corps50 et de tout rapport hiérarchique51 ou conflictuel entre les deux pôles de l’identité
humaine. Spinoza peut alors accueillir la question cartésienne d’une transition éthique de l’excès
des passions à leur maîtrise et de la passivité à l’activité de l’esprit, mais il doit renoncer à la
solution formulée par Descartes, à ce passage de l’intériorité à l’extériorité et du corps à l’esprit qui
permette, chez Descartes, la formation d’une hégémonie de l’esprit sur le corps et d’un empire
absolu du sujet sur ses passions. Tous les affects naissent d’un « effort de persévérer dans son être »
qui engage l’homme dans son unité psychophysique52. Cette racine partagée nous oblige à
comprendre l’excès des passions à partir non pas d’une impossible disposition à se soucier de
l’utilité du corps au détriment de celle de l’esprit, mais d’une détermination à se préoccuper de sa
conservation de manière unilatérale et en concentrant ses efforts sur des objectifs partiels53. Dans ce
contexte la possibilité des affects actifs et d’un dépassement même très partiel de notre passivité
peut être pensée sur le fondement non plus de l’émancipation de la volonté et du jugement face aux
déterminismes corporels, dont ils ne sont désormais que les corrélats mentaux54, mais de notre
capacité de faire expérience de notre détermination de la part des causes extérieures comme une
occasion d’autonomie plutôt que d’asservissement55. La volonté n’étant pas étrangère à la
dynamique affective, et puisque les affects ne pouvent être modérés que par des affects encore plus
forts, le chemin de la maîtrise de soi n’exige plus un empire absolu et possiblement répressif du
sujet sur ses passions, mais le développement le plus large et omnilatéral possible de ses ressources
affectives56. Cette série de changements comporte une transformation radicale de la problématique
morale qui donnait son sens au discours cartésien sur les passions. Là où le bien et le mal ne sont
plus que la source d’une joie et l’objet d’un désir ou d’une aversion, la connaissance du bien et du
49 Eth III, def. 3.50 Sur l’exception apparente de l’amor Dei et de la beatitudo, cf. F. Toto, L’individualità dei corpi. Percorsi nell’Etica di Spinoza, Milano, Mimesis, 2014, 431-446.51 Il est intéressant de remarquer que dans l’Ethique l’idée d’une « pars melior » se réfère non plus à l’esprit par rapport au corps mais à l’ensemble des idées adéquates par rapport à l’ensemble des idées inadéquates ou imaginatives. Cfr. Eth IV, cap. 32.52 Eth III, pr. 7 et 9.53 Eth III, pr. 9 schol., Eth III, pr. 39 schol., Eth IV, pr. 43, Eth IV, pr. 60. 54 E3p9sch.55 Cf. P. Séverac… Action et passions se définissent comme des événements compréhensibles ou incompréhensibles à partir de notre seule nature, mais les événements causés par les choses extérieures à travers ce que leur nature a en commun avec la notre peuvent être expliqués par notre seule nature.56 Eth V, pr 42.
12
mal n’a plus aucune autonomie face aux affects et à la conscience qu’on peut en avoir57. La
satisfaction de soi-même se fait encore valoir comme notre satisfaction la plus élevée, mais la vertu
à laquelle elle est associée est conçue désormais non pas comme un mérite imputable au sujet en
raison d’un arbitre dont le bon usage ne dépendrait que de lui, mais comme une puissance, une
capacité de faire les choses qui suivent de sa seule nature, de se conserver soi-même. Puisque la
puissance d’agir n’est augmentée que par les joies et les relations qui les supportent, l’homme se
réjouit comme chez Descartes de son activité et de son autonomie, avec la différence que cette
satisfaction de soi-même n’est en dernière instance plus celle d’un rapport simplement réflexif avec
soi-même, mais celle d’un rapport positif avec soi-même qui est inséparable d’une coopération avec
autrui58. C’est à l’intérieur de ce parcours éthique qu’il faut maintenant essayer de saisir les traits
principaux de la théorie spinozienne de l’estime,.
Les contextes d’élaboration de la théorie spinozienne, qui sont dans l’Ethique plus ou moins
les mêmes que dans les Passions de l’âme, manifestent un jeu compliqué et subtil de continuités et
de discontinuités avec le modèle cartésien. Le premier de ces contextes aborde le problème du
rapport entre l’estime et la racine vitale de la dynamique affective. On se souviendra que Descartes
avait défini l’estime et le mépris comme deux espèces opposées d’admiration, et l’orgueil comme
une estime infondée de soi-même.Il interprétait en effet comme nécessaire le rapport de l’orgueil
avec l’amour de soi, mais simplement comme possible celui de l’estime et de la mésestime avec
l’amour et la haine59. Au contraire, Spinoza sépare la superbia, l’existimatio et le despectus de
l’admiration pour les redéfinir comme des « effets ou propriétés » de l’amour de soi, de l’amour et
de la haine, comme ces passions mêmes, en tant qu’elles touchent le sujet à tel point qu’il fait de soi
ou de la chose aimée « plus de cas qu’il n’est juste » et de la chose haïe « moins de cas qu’il n’est
juste »60. Cette redéfinition étend à l’estime et à la mésestime le caractère excessif réservé par les
Passions au seul orgueil, en dénonçant en même temps la racine vitale des erreurs cognitives ou des
défauts moraux impliqués par ces passions. Cette réduction des sentiments moraux à leur sources
vitale est la même qui investi des passions comme la commisération et l’envie, la faveur et
l’indignation61. Si nous tendons à nous surestimer nous-mêmes et les choses que nous aimons et à
57 Eth III, pr. 9 schol et 39 schol., Eth IV, pr. 8.58 Eth III, pr. 11, Eth III, pr. 30 schol., Aff. Def. 25, Eth IV, pr. 52 schol., Eth IV, def. 8, Eth IV, pr. 20.59 Passions, 150, 160.60 Eth III, pr. 26 schol., Aff. Def. 21, 22, 28. Il vaut la peine de remarquer que dans les Passiones animi traduites par Desmarets et lues par Spinoza la superbia correspond à l’orgueil du texte original, l’existimatio à l’estime, le despectus parfois au mépris et parfois au dédain. De même, Desmarets traduit « mépris » parfois avec « despectus » et parfois avec « contemptus ». La (tendancielle) univocité du lexique spinozien implique donc une opération conceptuelle complexe. Elle interpelle l’historien des idées, en lui empêchant de confronter Spinoza à Descartes sans tenir compte de la médiation de la traduction et en l’obligeant ainsi à des choix herméneutiques. L’ironie du sort veut que la même confusion lexicale constatable chez Desmarets soit présente dans plusieurs traductions contemporaines de l’Ethique. Afin d’éviter cette confusion, je traduirai ici despectus avec « mésestime » et contemptus avec « mépris ». 61 Cf. Eth III, 22 schol. et 24 schol.
13
sous-estimer celles que nous haïssons c’est d’abord car nous nous efforçons de persévérer dans
notre être, et cet effort nous dispose inévitablement à imaginer de nous et des choses aimées tout ce
qui nous affecte de joie, mais de la chose que nous avons en haine rien d’autre que ce qui l’affecte
de tristesse62. Cette série de divergences implique néanmoins une continuité plus fondamentale entre
Spinoza et Descartes. La rupture principale est constituée par la double réduction spinozienne du
jugement à l’expression d’un affect et de l’appréciation de la valeur à l’évaluation d’une puissance :
si Descartes admettait un rapport dans les deux sens, Spinoza confirme que la déformation de la
réalité impliquée par ces formes de conscience est un effet de la force des affects, et que la
surévaluation ou sous-estimation des choses auxquelles nous sommes poussés par nos passions
concerne la vertu d’abord en tant que puissance63. Néanmoins, ici Spinoza semble suivre Descartes
dans son refus d’explorer la dimension intersubjective de l’affectivité et du jugement implicite dans
le concept de justice. La question du justum qui est au centre du discours spinozien mobilise celle
de jus, à sa fois strictement liée à celle de potentia64. Spinoza aurait pu prendre en compte la
question de la reconnaissance ou de la méconnaissance de cette puissance et de ces droits réels ou
imaginaires : que se passe-t-il quand nous sommes – ou bien nous nous sentons – surestimés ou
sous-estimés, quand l’amour ou la haine que nous recevons sont ou nous semblent injustifiés ? Le
soin avec lequel cette interrogation est évitée sembler éprouver la subalternité de l’approche
spinoziste à la question de l’estime à la perspective egocentrique cartésienne.
Ce jeu de continuité et de rupture affecte aussi l’élaboration des notions d’admiratio, de
contemptus et de leurs dérivés. De même que les Passions, l’Ethique définit l’admiration comme
l’imagination d’une chose nouvelle, singulière, dont l’image n’a pas été associée à d’autres images
ni en vertu de la concomitance perceptive ni de la ressemblance ; elle consiste en l’imagination
d’un objet qui soit n’a jamais « été vu en même temps que d’autres » soit possède quelque chose qui
n’est pas « commun à plusieurs »65. Le rapport de la conception spinoziste du mépris avec le modèle
cartésien est plus complexe. Pour Descartes le mépris était l’espèce d’admiration contraire à
l’estime. Par contre, il est chez Spinoza le contraire de l’admiration elle-même, sa négation. En fait,
il naît quand, en un premier moment, nous sommes déterminés à admirer une chose par l’imitation
62 Eth III, pr. 25 et 26.63 Eth III, pr. 26 schol. L’orgueilleux qui rêve les yeux ouverts de pouvoir « toutes les choses qu’il atteint par la seule imagination ». Il y a bien ici une connotation morale, mais cette connotation n’est qu’imaginaire : nous ne pouvons sinon ce que nous désirons, et nous attribuons sa réalisation comme un mérite parce que nous interprétons comme bon tout ce que nous désirons. 64 Eth IV, pr. 37 schol. 2.65 Eth III, pr. 52 schol., Aff. Def. 4. expl. La conception spinoziste de l’admiration se rapproche à la conception cartésienne dans la mesure où l’échec des mécanismes mnémoniques qui la détermine la connote comme un état mental en lui-même ni bon ni mauvais, qui fige l’esprit sur une seule idée. En même temps, elle se détache de son modèle parce que son indifférence au bien et au mal empêche chez Spinoza de la considérer comme une passion, et la fixation qu’elle implique la définit comme une forme de distraction de l’esprit plutôt que d’attention : comme une paralyse de la puissance de penser plutôt que comme un instrument d’élargissement ou approfondissement de la connaissance. Cf. Eth III, pr. 13 schol, Eth III, pr. 29 schol.
14
de l’admiration qui lui est adressée par nos semblables ou par sa ressemblance à une chose que nous
admirons, mais une considération plus attentive de cette chose nous amène en un deuxième moment
à constater jusqu’à quel point elle est dépourvue de ce qui était censé la rendre admirable et à penser
ainsi plutôt à ce qu’elle n’a pas qu’à ce qu’elle a. Tandis que chez Descartes l’estime et le mépris
s’adressent à une qualité – comme par exemple l’intelligence en raison de sa grandeur ou de sa
petitesse étonnantes, chez Spinoza une intelligence moins qu’exceptionnelle est toujours
méprisable. Ce même jeu de ressemblances et de différences se prolonge sur le plan des passions
dérivées de l’admiration et du mépris. Avec quelques oscillations sémantiques, chez Descartes la
« vénération » était l’estime d’une chose libre et la « dévotion » était cette même admiration en tant
qu’elle est accompagnée de l’amour, qui ne s’attend de la chose qu'il vise rien d’autre que du bien ;
par contre, le « dédain » et la « moquerie » étaient l’un le mépris d’une chose libre et l’autre ce
même mépris en tant qu’il s’adresse à une chose mauvaise et digne de haine66. Chez Spinoza on
retrouve les mêmes termes (avec l’adjonction de l’« horror » de la « consternatio », déjà classés par
Descartes comme des formes de haine et de peur). Cependant, l’Ethique projette sur l’ensemble de
ces passions le rapport hiérarchique ou égalitaire développé par les Passions dans le contexte de la
distinction des trois formes d’amour : nous voyons le sujet vénéré ou objet de dévotion comme «
largement supérieur », et celui dédaigné ou objet de moquerie comme inférieur. La question de
l’égalité ou de l’inégalité revient dans la définition de deux autres qualités liées à l’admiration et au
mépris : celle de l’hardiesse (audacia), en tant que disposition d’un homme à courir des risques que
« ses égaux craignent de s’exposer », et celle de la lâcheté (pusillaniminitas), en tant que
disposition à ne pas courir des risques auxquels « ses égaux ont l’hardiesse de s’exposer » 67. Ces
dispositions révèlent l’opposition la plus profonde entre la perspective de Spinoza et celle de
Descartes . Pour le premier , un homme se considérant hardi en raison de la singularité de sa
résistance à la crainte ne peux pas se passer de s’admirer, c’est-à-dire de mépriser ses semblables et
la banalité de leurs peurs en affirmant la supériorité de sa force face à l’égalité de leur faiblesse. De
plus, la proportionnalité de la satisfaction de soi-même à la « distinction » attribuée par le sujet à sa
puissance ou vertu, c’est-à-dire à son admiration, à sa vénération, à sa dévotion vers soi-même,
encourage en lui une forme d’orgueil pour ainsi dire hyperbolique, une envie qui l’amène à nier de
66 Passions, 55, 162, 163, 62, 178. Il faut remarquer que Desmarets traduit « dédain » autant avec « despectus » qu’avec « designatio ». Je parle d’indéterminations sémantiques parce que, par exemple, dans quand Descartes thématise la dévotion il n’en parle que comme une espèce d’amour, en nommant son rapport à l’admiration seulement de façon marginale et dans le contexte du discours sur la dévotion. 67 Aff. Def. 40 et 41. Cf. aussi Eth III, pr. 51 schol. Je préfère traduire ici « audax » et « pusillanimis » avec « hardi » et « lache », plutôt qu’avec « courageux » ou « intrépide » et « peureux », parce que « audacia » et « pusillanimitas » sont, chez Desmarets, la traduction latine de « hardiesse » et « lâcheté ». Il faut d’ailleurs constater que le lien entre ces qualités et la question de la singularité et de sa négation – et donc avec l’admiration et le mépris – constitue une spécificité du discours spinoziste, Spinoza définit comme Descartes ces qualités à partir du désir et de la crainte.
15
ses semblables toutes les qualités qu’il prétend s’attribuer. Contre Descartes, qui admettait la
possibilité d’une admiration de soi généreuse, coopérative et fondamentalement égalitaire, Spinoza
réduit cette admiration à sa vocation orgueilleuse et tendanciellement délirante en liant, dans le
sujet, son affirmation imaginaire de sa propre singularité à la négation de la singularité d’autrui.
L’ampleur de cette distance ne peut pas cacher une proximité plus profonde. L’indication de
l’aspect intrinsèquement concurrentiel de l’admiration amène Spinoza au bord du problème de la
reconnaissance : pour formuler ce problème, il aurait suffi d’interroger cette tendance universelle
des hommes à se mépriser les uns les autres du point de vue de ses conséquences intersubjectives,
en se demandant ce qui arrive quand l’homme structurellement disposé à s’admirer ne reçoit pas
l’admiration qu’il croit mériter, mais plutôt peine à obtenir des autres la reconnaissance de sa
supériorité et celle de leur infériorité. Néanmoins, le silence qui engloutit cette question semble
témoigner de l’intériorité de la théorie spinoziste de l’estime à la perspective subjectiviste de
Descartes.
La théorie spinoziste manifeste toute son originalité seulement dans son troisième contexte, à
partir de ce principe d’« imitation des affects » en vertu duquel on ne peut pas attribuer un affect à
son semblable sans faire l’expérience du même affect68. En nous déterminant à jouir de sa joie et à
pâtir de ses souffrances, ce principe nous dispose à désirer d’agir d’une façon qui puisse être vue
avec joie par nos semblables et d’éviter ce qu’il peut les attrister69. Le structure relationnelle du
champ affectif construit autour de ce principe est alors évidente. L’Ethique suit les Passions dans la
conception de la gloire et de la honte comme joie ou tristesse qui dérivent de la louange ou du
blâme, mais elle se détache du modèle cartésien en définissant la louange comme la « joie avec
laquelle nous imaginons une action d’autrui par laquelle il s’efforce de nous délecter » et le blâme
comme la tristesse contraire à cette joie70. Comme leurs correspondants cartésiens, tous ces affects
se rapportent à la sphère morale de la vertu et de sa négation71, mais le principe de l’imitation
impose à cette sphère une configuration strictement intersubjective. Les affects des acteurs et des
spectateurs se définissent les uns par rapport aux autres et sur la base de la commune capacité des
sujets impliqués de se mettre l’un à la place de l’autre : la gloire n’est accessible qu’à l’acteur
amené par la recherche de louanges à prendre en charge la réaction émotive du spectateur, et la
louange ne peut être accordée par le spectateur qu’à un acteur auquel il attribue le désir de le rendre
68 Eth III, pr. 27 et schol. 1.69 Eth III, pr. 29. En ce sens, l’imitation des affects produit des effets comparables à ceux de l’amour, et on peut même dire qu’elle représente une sorte d’universalisation des effets de l’amour : comme l’amour, elle amène un sujet à se soigner d’un autre comme s’il s’agissait de lui-même, en promouvant sa joie et en chassant sa tristesse ; à la différence de l’amour, cette attitude ne s’adresse pas de façon particulariste à ceux qui ont déjà été la source du sujet, mais aux hommes en général.70 En fait, les Passions ne donnent aucune définition de la louange et de la blâme, conçues plutôt comme des jugements que comme des sentiments. 71 Cf. Traité politique, II, 24.
16
heureux et d’obtenir la récompense de son approbation72. Il ne faut pas s’étonner si c’est dans le
contexte de l’analyse des mécanismes mimétiques et de leurs implications intersubjectives que
Spinoza entreprend la formulation d’une véritable théorie de la reconnaissance capable de rendre
compte des formes de co-implication de l’Ego et de l’Alter-Ego. La proposition successive à celles
qui introduisent les couples louange/blâme et gloire/honte souligne la capacité du sujet désirant des
choses appréciées par ses semblables de trouver en cette appréciation une confirmation à ses efforts
et le déchirement auquel se retrouve exposé le sujet désirant des choses dépréciée par les autres : la
convergence avec autrui rend la satisfaction du désir de la chose et l’acquiescentia in se ipso
inséparables de la satisfaction du désir d’approbation et de la gloire, mais la divergence rend
impossible de satisfaire le désir de la chose sans renoncer à l’approbation ou d’obtenir cette
approbation sans frustrer le premier désir. Des sujets prisonniers du particularisme de leurs passions
et également incapables d’abdiquer à la plénitude de leur joie peuvent expérimenter l’exigence
d’unanimité suscitée par les mécanismes mimétiques seulement dans la forme bouleversée d’un
effort d’extorquer aux autres la même reconnaissance que les autres s’efforcent de leur extorquer,
mais que personne n’est en mesure d’accorder73. Cette exigence d’universalité réapparaît dans la
discussion de la question cartésienne de la « juxta ratio ». Le sujet se glorifie (ou a de la honte)
quand il reconnaît la « juste raison » qui motive l’amour et la louange (ou bien la haine et le blâme)
dont il est l’objet, tandis qu’il aime (ou il hait) la personne par laquelle il reçoit un amour et un
éloge (ou bien une hostilité et des critiques) privés de cette « juste raison »74. Bien sûr, la tendance
universelle des hommes à s'enorgueillir les dispose à interpréter tout signe d’estime, d’admiration,
d’approbation comme juste, touts signe de mésestime, de mépris et de désapprobation comme
injuste, et à prétendre les uns par les autres la reconnaissance universelle dont ils se sentent
injustement privés.
La capacité du mimétisme de rendre compte des rapports intersubjectifs de reconnaissance
démontre la nature seulement apparente de la subalternité de la réflexion spinoziste sur l’estime par
rapport au modèle cartésien. Il ne s’agit pas de diviser deux Spinoza, le Spinoza encore influencé
par Descartes dans son discours sur la superbia et l’admiratio et le Spinoza finalement parvenu à
réaffirmer son originalité à travers l’analyse des affects mimétiques. Au contraire, il s’agit
d’appréhender l’originalité globale de la théorie spinozienne à partir du rôle hégémonique joué par
72 Cette complicité de l’Ego et de l’Alter-Ego est en même temps une inextricabilité de l’intérieur et de l’extérieur. La gloire et la honte peuvent être vues comme des formes spécifiques de satisfaction de soi-même ou de repentir, car elles représentent une joie et une tristesse accompagnées chez le sujet par « l’idée d’une cause interne » : par la conscience d’être lui-même l’origine de la louange ou de la blâme qu’il a reçu, ou par la contemplation de sa puissance ou impuissance à assouvir son désir d’approbation. En même temps, elles représentent une joies et une tristesse qui sont accompagnées « par l’idée d’une cause extérieure », qui sont engendrées par l’extériorité de la louange et de la blâme. Cf. Eth III, pr. 30 schol.73 Cf. Eth III, pr. 31 avec son corollaire et scholie. 74 Eth III, pr. 40 et 41 avec leurs scholies.
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l’imitation dans l’unification des trois constellations affectives liées à la question de l’estime, de
saisir les effets systémiques de la rupture introduite par le mimétisme à partir du réagencement des
autres sphères émotives dont elle est responsable. Ce point est particulièrement évident dans la
reconstruction spinoziste du partage cartésien entre la subjectivité orgueilleuse et la subjectivité
généreuse. La primauté du principe mimétique dans le premier domaine est signalée par ses effets
rétroactifs, qui modifient rétrospectivement la géométrie des passions connectées à l’orgueil. En
tant qu’aspiration à la gloire (peu importe si excessive ou non), l’ambition « est un désir par lequel
tous les affects […] se retrouvent alimentés et renforcés »75. Aucun affect n'échappe à ce
réinvestissement, mais le cas le plus parlant est sans doute celui de cette satisfaction de soi-même
dont Descartes gardait soigneusement l’autonomie face à la gloire, et qui n’apparaît jamais, dans
l’Ethique, sinon à côté de la gloire qui l’alimente et le fortifie76. En fait, ce lien avec la gloire se
répercute sur tous les affects liés à la satisfaction ou à l’amour de soi, et notamment sur l’orgueil et
sur l’admiration. On a déjà eu l’occasion de constater l’orgueilleuse disposition des hommes à
s’admirer et à se vénérer, en mettant en évidence le lien qui unit la vénération d’une chose à la
présupposition de sa supériorité. Sur ces bases, une première redéfinition de l’orgueil comme « une
joie née de la fausse opinion selon laquelle un homme se croit supérieur à un autre » aboutit à
unvéritable court-circuit entre les idées d’orgueil et d’admiration ou de vénération de soi77 : il n’y a
pas d’orgueil sans auto-admiration. Si Spinoza suit Descartes dans la compréhension de cette
admiration orgueilleuse de soi-même comme une possible conséquence de l’estime reçue, il s’en
détache dans la mesure où il ne se limite pas a constater l’efficacité séductrice de la flatterie, mais il
l’explique à partir du mimétisme affectif. Le sujet tend à croire tout ce qui peut le rendre heureux,
mais l’estime stratégiquement manifestée par l’adulateur ne contribue à son bonheur que dans la
mesure où elle est aveuglement interprétée comme l’expression d’un amour et d’une louange
sincères et bien fondés, et le mécanisme mimétique permet d’introjecter cette apparence d’amour et
de louange sous la forme de la gloire et de la fortification de l’amour de soi-même78. C’est toujours
le mimétisme qui assigne à l’orgueilleux le besoin de voir son image de lui-même continuellement
confirmée par le miroir déformant de l’estime, en le disposant ainsi à aimer la présence des
adulateurs, qui font de lui « d’un sot un fou », et à détester celle des généreux, qui « font un juste
cas » de lui79. C’est encore une fois le désir de gloire déclenché par le mimétisme affectif qui fonde
la deuxième redéfinition de l’orgueilleux comme quelqu’un qui « veut qu’on le préfère à tous »80 :
le mécanisme mimétique traduit l’amour propre et la vénération de soi qui caractérisent 75 Aff. Def. 43, expl.76 Cf. Eth III, pr. 53 schol., Eth IV, pr. 52 schol.77 Eth IV, pr. 57 schol.78 Eth IV, pr. 49, Eth IV, cap. 21.79 Eth IV, pr. 57 et son scholie.80 Aff. Def. 29 expl.
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l’orgueilleux en un désir de reconnaissance que les autres ne peuvent satisfaire sinon à travers
l’aveu de leur infériorité. Les effets systémiques de cette rétroaction du mimétisme sur l’ensemble
des passions liées au domaine de l’estime se manifestent dans la conception de la reconnaissance
comme l’enjeu d’une lutte que personne ne peut gagner et qui risque de miner la possibilité même
du lien social, et dans la redéfinition de la subjectivité orgueilleuse à partir d’un désir insatiable de
reconnaissance81. Le caractère compétitif de la gloire est en ce contexte le même chez Descartes et
chez Spinoza, mais Spinoza confère à cette compétition une nuance bien plus sombre : la gloire
dans laquelle l’orgueilleux cherche son apaisement est « vana », évanescente, subordonnée à
l’approbation d’un sujet « changeant et inconstant », et ce caractère aléatoire déclenche une tension
constante, une rivalité dans laquelle « chacun rabaisse volontiers la réputation de l’autre » et « le
vainqueur est plus glorieux d’avoir nui à autrui que de s’être rendu service à lui-même »82.
A la différence de Descartes, l’aspiration à la gloire qui joue un rôle dominant dans la
définition de la modalité passionnelle et orgueilleuse de recherche de la reconnaissance ne cesse pas
de produire ses effets dans le domaine vertueux de la générosité. En réalité, l’homo liber spinoziste
radicalise plusieurs traits fondamentaux du généreux cartésien. Comme chez Descartes, l’homme
qui sait avoir rempli son office trouve la source d’un bonheur inébranlable dans la conscience de sa
propre vertu, c’est-à-dire de quelque chose qui est entièrement en son pouvoir, qui ne dépend que de
sa nature et son activité. Comme chez Descartes, ce bonheur ne peut pas être enfreint par le mauvais
sort, parce que l’homme qui arrive à saisir ses limites à partir de la reconnaissance de la nécessité
des choses et du « décret éternel de Dieu » est en mesure d’accepter avec sérénité « l’un et l’autre
visage de la fortune »83. Curieusement, cette proximité de l’homo liber spinoziste au généreux
cartésien n’implique pas la même marginalisation de la fonction éthique des rapports de
reconnaissance. Au contraire, la générosité spinozienne est distincte de la générosité cartésienne par
une pluralité de facteurs. Premièrement, la générosité spinoziste ne se définit plus à partir d’une
admiration légitime de soi-même et dans un rapport indissoluble avec l’humilité (qui pour Spinoza
n’est jamais une vertu84), mais comme un désir, et plus précisément comme le désir « par lequel
chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes et de se les lier
d’amitié ». Deuxièmement, elle n’est plus le résumé de toutes les vertus, mais une espèce de vertu
distincte de la « vaillance », c’est-à-dire du « désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être
sous la seule dictée de la raison ». Troisièmement, cette distinction n’implique pas une opposition :
elle n’est pas contraire, mais complémentaire, à la vaillance. Si la vaillance vise « seulement »
l’utilité de l’agent, mais que la générosité vise « aussi » l’utilité d’autrui, le généreux spinoziste
81 Eth IV, pr. 54 schol. 82 Eth IV, pr. 58 schol.83 Eth II, pr. 49 schol, Eth IV, cap. 32, Eth IV, pr. 53 dem.84 Eth IV, pr. 57.
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n’est plus, comme le cartésien, quelqu’un disponible à mépriser son intérêt et à le sacrifier sur
l’autel de l’intérêt d’autrui, mais quelqu’un qui comprend le lien qui unit son utilité à celle d’autrui
au sein de la rationalité d’un « utile commun »85. Pourtant, la divergence la plus significative
concerne encore une fois la fonction éthique des rapports de reconnaissance liés au mimétisme.
Comme chez Descartes, chez Spinoza la tendance du généreux à faire « un juste cas» de ses
semblables le soustrait aux formes négatives de reconnaissance : sa rationalité le rend inaccessible
non seulement à l’orgueil, à l’estime et à la mésestime, mais aussi à l’admiration et au mépris86. A la
différence de Descartes, Spinoza attribue à la reconnaissance un rôle éthique fondamental. D’abord,
elle est à la base de cette disposition à désirer pour les autres hommes le même bien auquel on
aspire pour soi – ce qui est l’une des propriétés fondamentales du généreux. Il est vrai qu’une
première démonstration de cette disposition mobilise des présupposés strictement utilitaires, mais il
est également vrai qu’une deuxième démonstration s’appelle à des prémisses posées dans le
contexte du discours sur la gloire. D’après cette deuxième démonstration le généreux s’efforce à ce
que les autres jouissent du vrai bien, et ils l’aiment, parce qu'il peut espérer obtenir la louange et la
reconnaissance de ses vertus seulement à condition que les autres s’accordent avec lui87. Ce même
lien entre la générosité et le désir de reconnaissance est confirmé par la conception d’une autre
vertu. D’un côté, le désir rationnel de s’unir les autres hommes d’amitié, qui a déjà contribué à la
définition de la générosité, réapparaît dans la définition qui attribue le nom d’honnêteté au « désir
qui tient l’homme vivant sous la conduite de la raison de s’attacher tous les autres d’amitié ». De
l’autre côté, l’honestum n’est rien d’autre que « ce que louent les hommes qui vivent sous la
conduite de la raison »88. Ainsi, la générosité apparaît en même temps comme un désir rationnel
d’amitié et un désir d’être loué par d’autres hommes rationnels, et l’unité de ces deux désirs laisse
entrevoir un cercle vertueux dans lequel la vertu et sa reconnaissance s’excitent mutuellement en
favorisant la formation de lien sociaux fondés sur l’utilité commune. Non seulement la gloire peut
dériver de la raison, mais la constante anthropologique de la recherche de ce bien symbolique
représente un facteur suffisant à impliquer des hommes raisonnables et vertueux dans une
dynamique d’alimentation réciproque de leur puissance, de leur activité, de leur autonomie, de leur
bonheur, c’est-à-dire dans la constitution d’une réciprocité dans laquelle chacun peut « chercher
pour soi l’utile qui est commun à tous »89. La même imitation des affects et le même désir de
reconnaissance qui sont la source de l’aspiration ambitieuse à soumettre ses semblables à son propre
85 Eth III, pr. 59 schol., Eth IV, pr. 18 schol.86 Eth IV, pr. 48, 50, 55, 56, 70 dem., 73 schol.87 Eth IV, pr. 37 et Eth IV, pr. 37 dem. 2. Cette dernière démonstration se réfère directement à Eth III, pr. 31 et à son corollaire, mais Eth III, pr. 31 schol, souligne que le lien de cette dynamique avec l’ambition, c’est-à-dire avec le désir de gloire. 88 Eth IV, pr. 37 schol. 1.89 Eth IV, pr. 58, Eth IV, pr. 18 schol.
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tempérament sont aussi le moteur de l’aspiration généreuse à les aider à jouir d’un bien partagé,
d’un antagonisme dans lequel il ne s’agit plus de venger des offenses, mais de « triompher de la
haine par l’amour » , d'une lutte au sein de laquelle chacun « combat tout joyeux et sans
inquiétude », où il « tient tête avec autant de facilité à plusieurs hommes qu’à un seul, et n’a pas le
moins du monde besoin du secours de la fortune »90.
En conclusion, la réponse à l'interrogation dont j'étais parti, ainsi que la façon dont Spinoza
peut construire, avec des matériaux cartésiens, une théorie de la reconnaissance différente de celle
qui aurait pu être édifiée par Descartes, devraient désormais être claires. La théorie spinozienne
présente bien sûr une série de divergences mineures par rapport à son antécédent cartésien : des
divergences qui concernent la définition et l’explication des passions, mais aussi des divergences
qui investissent la géométrie des affects et leurs connexions. La différence principale, qui empêche
de lire le rapport entre Spinoza et Descartes sous le signe de l’identité ou d’interpréter la théorie
spinozienne comme la simple explicitation d’une théorie déjà implicitement présente chez
Descartes, est introduite par le principe mimétique et par sa capacité à fonder une reconstruction
systématique des rapports intersubjectifs de reconnaissance. Même si les affects liés à la superbia et
à l’admiratio sont en un premier moment traités en une perspective subjectiviste, dominée par le
problème du rapport sujet-objet, l’introduction du mimétisme ne manque pas de rétroagir sur ces
sphères en les élevant au niveau de la problématique intersubjective propre des affects de la gloire
et de la honte. La différente articulation du rapport avec soi-même et du rapport avec autrui rend
visible une double opposition : l’opposition anthropologique entre le sujet tendanciellement
autoréférentiel de Descartes et le sujet intrinsèquement relationnel de Spinoza ; mais aussi
l’opposition éthique entre d'une part la maîtrise de soi cartésienne, fondée sur la capacité de la
volonté de limiter les passions et sur celle du sujet de se réjouir de cette autolimitation, et d'autre
part la maîtrise de soi spinoziste, fondée à la fois sur un équilibre affectif qui n’a besoin de censures
internes ou externes, et sur la connexion entre la possibilité de se reconnaitre en soi-même et être
satisfait de soi et la reconnaissance reçue par autrui. Chez Descartes, le refoulement du rôle
éthiquement positif du désir de reconnaissance était lié à la nécessité de chercher à l’intérieur du
sujet lui-même, et notamment dans une vertu identifiée avec un bon usage son libre arbitre, les
ressources de son perfectionnement éthique : une nécessité qui exigeait d’émanciper le sujet de tout
assujettissement à l’autorité du jugement d’autrui, dans son caractère forcement arbitraire, aléatoire,
évanescent. Le dépassement spinoziste de l’interdit cartésien trouve son présupposé fondamental
dans la conception de la vertu comme une puissance nécessairement sujette aux lois de la nature
humaine et dans la conception du jugement comme la simple expression d’une affectivité également
90 Eth IV, pr. 46 schol.
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conforme aux lois et aux règles de la nature. L’homme qui vit sous la conduite d’une raison
consistant d’abord dans la compréhension des lois de la nature humaine peut être relativement
certain que sa générosité va non seulement susciter chez son semblable une vertu analogue à la
sienne, mais aussi lui permettre de jouir de la juste reconnaissance de sa propre vertu : il s’efforce
de compenser la haine par l’amour, puisque la force et la constance d’un amour vertueux ne peut
pas ne pas gagner contre la haine, et susciter un amour et une reconnaissance bien plus forts que
cette passion triste91.
91 Eth IV, pr. 46, Eth III, pr. 41 schol et Eth III, pr. 42.
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