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Estime, admiration et gloire dans les Passions de l'âme de Descartes et l'Ethique de Spinoza

Date post: 23-Nov-2023
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Estime, admiration et gloire dans les Passions de l’âme de Descartes et l’Ethique de Spinoza Grâce à la parution des Principia philosophiae cartesianae et de la correspondance, le rapport de Spinoza avec Descartes était bien connu par ses contemporains. Ce même rapport n’a jamais cessé d’attirer l’attention des historiens de la philosophie moderne, aussi bien que des interprètes de la pensée spinoziste et des commentateurs de l’ Ethique. La préface de la cinquième partie de cet ouvrage est largement consacrée à un dialogue avec les Passions de l’âme. Dans ce contexte Spinoza s’en prend à la description cartésienne du pouvoir de l’âme sur ses passions en se concentrant surtout sur le problème controversé de la glande pinéale, mais la discussion de ce « détail » condense bien évidemment une confrontation plus vaste, traversant le texte de fond en comble et touchant les présupposés fondamentaux des deux philosophies. Descartes conçoit les corps et les esprits comme des substances dont l’étendue et la pensée représentent les attributs principaux, tandis que Spinoza saisit l’étendue et la pensée comme les attributs d’une seule substance infinie, dont les esprits non moins que les corps ne sont que les modes. Sur ces bases Descartes doit comprendre l’union du corps et de l’esprit humains comme la composition de deux substances distinctes mais mystérieusement susceptibles d’interaction, tandis que Spinoza doit repenser cette union dans les termes d’une identité, celle entre l’idée et son idéat, qui exclue toute interaction. Ces oppositions ne sont pas sans conséquences, parce que la distinction autorise Descartes à émanciper l’esprit des déterminismes physiques qui gouvernent le corps en lui conférant une volonté possiblement indéterminée et capable de résister aux pulsions corporelles, alors que l’identité entre les deux pôles oblige Spinoza à soumettre la pensée aux mêmes contraintes qui déterminent le monde de la matière et à construire son idée de liberté sur les ruines du libre arbitre. Ces divergences, qui émergent au sein d’une problématique et d’un lexique communs, et qui témoignent de l’intensité du rapport de Spinoza avec son maître et adversaire, rendent en même temps justice à la valeur stratégique de la querelle contenue dans la préface d’ Ethique V : ce qui vient à la lumière dans la discussion sur la glande pinéale n’est rien moins que la liaison entre deux ontologies, deux anthropologies, deux façons de concevoir la valeur éthique des passions et leur maîtrise. Dans ce travail j’approfondirai cette liaison en éclairant un aspect de la réception spinoziste de la pensée cartésienne peu ou point considéré par la littérature, c’est-à-dire le rapport entre la théorie de l’estime développée dans Les passions de l’âme et celle réélaborée dans l’ Ethique. Cette 1
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Estime, admiration et gloire

dans les Passions de l’âme de Descartes et l’Ethique de Spinoza

Grâce à la parution des Principia philosophiae cartesianae et de la correspondance, le rapport

de Spinoza avec Descartes était bien connu par ses contemporains. Ce même rapport n’a jamais

cessé d’attirer l’attention des historiens de la philosophie moderne, aussi bien que des interprètes de

la pensée spinoziste et des commentateurs de l’Ethique. La préface de la cinquième partie de cet

ouvrage est largement consacrée à un dialogue avec les Passions de l’âme. Dans ce contexte

Spinoza s’en prend à la description cartésienne du pouvoir de l’âme sur ses passions en se

concentrant surtout sur le problème controversé de la glande pinéale, mais la discussion de ce

« détail » condense bien évidemment une confrontation plus vaste, traversant le texte de fond en

comble et touchant les présupposés fondamentaux des deux philosophies. Descartes conçoit les

corps et les esprits comme des substances dont l’étendue et la pensée représentent les attributs

principaux, tandis que Spinoza saisit l’étendue et la pensée comme les attributs d’une seule

substance infinie, dont les esprits non moins que les corps ne sont que les modes. Sur ces bases

Descartes doit comprendre l’union du corps et de l’esprit humains comme la composition de deux

substances distinctes mais mystérieusement susceptibles d’interaction, tandis que Spinoza doit

repenser cette union dans les termes d’une identité, celle entre l’idée et son idéat, qui exclue toute

interaction. Ces oppositions ne sont pas sans conséquences, parce que la distinction autorise

Descartes à émanciper l’esprit des déterminismes physiques qui gouvernent le corps en lui

conférant une volonté possiblement indéterminée et capable de résister aux pulsions corporelles,

alors que l’identité entre les deux pôles oblige Spinoza à soumettre la pensée aux mêmes contraintes

qui déterminent le monde de la matière et à construire son idée de liberté sur les ruines du libre

arbitre. Ces divergences, qui émergent au sein d’une problématique et d’un lexique communs, et qui

témoignent de l’intensité du rapport de Spinoza avec son maître et adversaire, rendent en même

temps justice à la valeur stratégique de la querelle contenue dans la préface d’Ethique V : ce qui

vient à la lumière dans la discussion sur la glande pinéale n’est rien moins que la liaison entre deux

ontologies, deux anthropologies, deux façons de concevoir la valeur éthique des passions et leur

maîtrise.

Dans ce travail j’approfondirai cette liaison en éclairant un aspect de la réception spinoziste de

la pensée cartésienne peu ou point considéré par la littérature, c’est-à-dire le rapport entre la théorie

de l’estime développée dans Les passions de l’âme et celle réélaborée dans l’Ethique. Cette

1

investigation me semble justifiée par la parfaite connaissance des Passions démontrée par Eth V,

praef., qui invite à vérifier si le dialogue avec Descartes ne se prolonge pas dans des contextes

auxquels l’histoire des interprétations n’a jusqu’à maintenant pas accordé une importance majeure.

En même temps, elle me semble motivée par les avantages qu’elle peut comporter pour la

compréhension de la Wirkungsgeschichte du cartésianisme et du rapport entre le système spinoziste

et celui de Descartes. Dans la comparaison des deux auteurs je reviendrai sur les traits les plus

généraux des deux approches au sujet des passions, en indiquant ensuite le rôle des affections liées

à l’estime à l’intérieur de la problématique morale. De cette façon j’espère répondre du moins à une

question : pourquoi et comment l’Ethique parvient-elle à remplir un espace théorique laissé vide par

Les passions et à construire, avec des matériaux cartésiens, une théorie de la reconnaissance qui

chez Descartes restait de fait impensée, sinon impensable ?

I. Descartes, ou la reconnaissance refoulée

Il serait difficile de mesurer l’importance attribuée par Descartes aux affections liées à

l’estime sans dire quelques mots sur les passions en général, aussi bien que sur leur fondement dans

l’union de l’esprit et du corps, leurs effets naturels ou pathologiques, la nécessité de leur maîtrise.

Le fait que l’âme soit touchée par les passions seulement dans son union avec le corps est mis en

évidence dès le début de l’ouvrage1. L’action et la passion ne sont qu’un seul et même événement

rapporté à deux sujet différents, mais les passions de l’âme sont généralement des actions du corps2,

et elles doivent être définies dans leur rapport différentiel avec les phénomènes mentaux qui

n’impliquent pas la présence du corps. Leur explication physiologique à partir du mouvement des

esprits animaux distingue ainsi les passions des volontés, c’est-à-dire des actions qui « vienent

directement de nostre ame, & semblent ne dependre que d’elle »3. Par cela même, elle les distingue

aussi de ces « emotions interieures » et « purement intellectuelle[s] » qui « ne sont excitées en l’ame

que par l’ame mesme » : des émotions qui peuvent être accompagnées par des passions sans être

elles mêmes des passions, car elles viennent en l’âme non pas par le corps, mais « par la seule

action de l’ame », voire par sa volonté et par la conscience qu’elle doit en avoir4. Pourtant, l’union

manifestée par les passions n’implique pas un rapport égalitaire et pacifique entre l’esprit et le

corps. Dans la désignation de l’un comme « nostre meilleure partie» et de l’autre comme « la

moindre » se manifeste une hiérarchisation toujours exposée à la possibilité d’être remise en cause

1 Cf. Passions, 137.2 Passions, 2.3 Passions, 17.4 Passions, 147, 91, 19.

2

par le conflit dans lequel les deux pôles se battent et se résistent dans une lutte toujours renouvelée

pour l’hégémonie5. C’est à la lumière de cette relation et de ses complications que les passions

manifestent leur fonction et leurs conséquences perverses. Leur effet, chez les hommes, est qu’elles

« incitent et disposent leur âme à vouloir les choses ausquelles elles preparent leur corps », voire les

objets que « la nature nous dicte estre utiles » et les biens dans l’union avec lesquels nous parvenons

à des degré de perfection majeurs6. Cette utilité, ces biens et ces perfections ne concernent l’esprit

que dans son rapport au corps : l’« usage naturel [des passions] est d’inciter l’ame à consentir &

contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus

parfait »7. L’ambivalence des passions dépend justement de ce rapport complexe avec le corps et

sa conservation. Le corps est bien sûr quelque chose à conserver et perfectionner, mais il est en

même temps la source de « tout ce qui peut estre remarqué en nous qui repugne à nostre raison » et

qui est donc contraire au bien et à la perfection autant de l’esprit que de l’homme dont l’esprit est la

« meilleure partie »8. Les passions peuvent être mauvaises, excessives, contraires à la raison, parce

que leur origine corporelle leur permet de fortifier certaines pensées « plus qu’il n’est besoin » et

d’en inciter d’autres « ausquelles il n’est pas bon de s’arrester » : des pensées qui nous représentent

les biens et les maux comme « beaucoup plus grands & plus importans qu’ils ne sont » et qui nous

poussent à « rechercher les uns & fuïr les autres, avec plus d’ardeur & plus de soin qu’il n’est

convenable »9. Cet excès et cette répugnance à la raison posent un problème. En un certain sens les

passions sont « toutes bonnes de leur nature », dans la mesure où elles nous incitent à nous soucier

du bien, de l’utilité, de la perfection du corps10. Elles ne peuvent donc apparaître comme

excessives que par rapport à une utilité et à une perfection qui concernent l’homme d’abord en tant

qu’esprit, et à la lumière d’un critère moral d’évaluation capable de tracer la frontière entre les biens

véritables et les biens seulement apparents. Le problème posé par la possible démesure des passions

est alors celui de leur bon usage. Le fardeau de sa solution repose essentiellement sur les épaules de

la volonté et de sa détermination, et plus précisément d’une volonté orientée par des jugements

éclairés et renforcée par des émotions encore plus puissantes des passions excessives et de leurs

séductions. Définie justement comme la volonté « d’entreprendre & executer toutes les choses

qu’[on] jugera estre les meilleures», la vertu peut être interprétée comme le « souverain remede »

contre les dérèglements des passions parce qu’elle représente un bien et est donc inséparable de la

« satisfaction de soy-mesme » : une joie qui ne dépendant que de nous et nous touchant bien plus 5 Passions, 139.6 Passions, 40, 52, 139. 7 Passions, 137.8 Passions, 47.9 Passions, 74, 138, 211. En lisant Passions, 150 on a même l’impression que seulement « sans passion » la raison peut nous dévoiler la juste valeur des choses, et que l’excès des passions soit donc structurel plutôt que tendanciel.10 Passions, 211.

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intimement que tout autre sentiment ne peut être ébranlée ni par la fortune ni par les autres

passions11. La solution du problème du bon usage des passions réside alors dans la volonté non

seulement en raison de son incoercible liberté, qui lui permet de modérer les passions en détournant

l’attention de l’esprit ou d’empêcher leurs effets pratiques néfastes en leur refusant son

consentement. Cette solution réside dans la volonté surtout en considération de son lien avec des

émotions dont l’âme peut jouir « à part », dans lesquelles elle peut trouver une ressource pour

résister aux passions excessives qui lui viennent de son union avec le corps12. Une connaissance

correcte du bien et du mal garantit l’accès à cette ressource émotive parce qu’elle lui apprend à ne

désirer de façon passionnée que cette vertu qui ne dépend que de lui et à trouver son bonheur dans

sa parfaite maîtrise de soi et dans sa la constante victoire contre le pulsions déréglées qui lui

viennent du corps, et contre lesquelles elle lui assure à l’esprit toute la force de ses « armes

propres »13.

La théorie de l’estime s’inscrit dans ce cadre conceptuel de façon complexe, car elle tend à

mettre entre parenthèses la question de l’union de l’esprit et du corps et à se concentrer plutôt sur la

fonction morale de l’estime. Le premier et le plus important des contextes d’élaboration de cette

théorie est représenté par le discours sur l’admiration, la passion qui concerne ce qui est neuf, rare,

extraordinaire, inattendu. L’estime et le mépris apparaissent ici comme des « especes »

d’admiration liées respectivement à la grandeur ou à la petitesse d’une chose14, et cette définition

semble leur imposer une signification axiologiquement neutre : des « especes » d’admiration ne

peuvent pas se référer aux choses en considération de leur bonté ou méchanceté15. Cependant, la

« grandeur » ou la « valeur » de l’objet estimé et la « petitesse » ou la « bassesse » de l’objet

méprisé sont fort souvent employées dans leur possible qualification morale16. Il n’y a que nos

volontés et les actions qui en dépendent « qui nous puisse[nt] donner juste raison de nous estimer »

et pour lesquelles « nous puissions avec raison estre louëz ou blasmez »17. Ainsi, ce n’est pas par

hasard que l’estime et le mépris « sont principalement remarquables, quand nous les rapportons à

[…] nostre propre merite » : il arrive bien sûr d’être estimé pour des raisons différentes, telles la

beauté, les richesses, les honneurs, les compétences, mais « toutes ces choses […] semblent estre

fort peu considerables, à comparaison de la bonne volonté », et elles « ne meritent aucune loüange,

ou mesme […] meritent du blasme »18. Cette ambivalence demande d’être comprise à partir d’une

11 Passions, 148, 153, 212, 144, 147-8.12 Passions, 41, 45, 47, 91.13 Passions, 145, 48, 49.14 Passions, 53, 70, 54-5.15 Passions, 52-3.16 Il suffit de rappeler ici qu’il n’y a « rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes » (Passions, 156) et que la bassesse est synonyme de l’humilité vicieuse (Passions, 159). 17 Passions, 152.18 Passions, 151, 154, 157.

4

distinction entre deux niveaux sémantiques différents plutôt que sous la forme d’une contradiction.

Il est vrai que l’estime se rattache indifféremment à la nouveauté ou au caractère extraordinaire de

ce qui est grand (sans aucune implication morale) et à la bonté morale (sans aucune relation

apparente avec ce qui est nouveau et extraordinaire). Le manque de relations entre l’estime

moralement connotée et l’estime de ce qui est nouveau est toutefois seulement apparent, parce que

la volonté, en tant que libre, présente toujours quelque chose de singulier, d’imprévisible,

d’étonnant, qui permet d’entendre le lien entre le concept général de l’estime et son usage

moralement qualifié comme un lien de spécification plutôt que d’opposition19.

Le deuxième contexte d’élaboration de la théorie de l’estime est celui des rapports amoureux.

Dans son opposition à la haine, qui nous exhorte à nous considérer comme des totalités séparées,

l’amour nous incite à nous unir avec une « chose […] représentée comme bonne » et à nous

interpréter nous-mêmes comme des parties du tout dont la chose aimée est l’autre partie20. Cette

intégration à l’intérieur d’une totalité dont on n’est qu’une partie applique à la relation

intersubjective le même concept d’union qui était utilisé dans la description de la relation infra-

subjective entre l’âme et le corps. Le sujet peut en être amené à prendre les choses aimées comme

« d’autres soy-mesme » et à rechercher « leur bien comme le sien propre, ou mesme avec plus de

soin »21. Il reste pourtant une différence non négligeable entre les formes de l’amour. Dans son

rapport avec la personne aimée on est « tousjours prest d’abandonner la moindre partie du tout

qu’on compose avec elle pour conserver l’autre », mais cette disponibilité produit des effets

différents selon qu’on estime la personne aimée moins que soi, à l’égal de soi ou plus que soi, c’est-

à-dire selon que le lien amoureux prenne la forme de l’affection, de l’amitié ou de la dévotion22.

Descartes passe sous silence le cas de l’amitié, où il n’y aurait aucune raison de sacrifier une partie

plutôt que l’autre, parce que il ne veut pas revenir sur le problème de l’indétermination de l’arbitre.

En revanche, il est très clair dans son affirmation qu’« en la simple affection, l’on se prefere

tousjours à ce qu’on ayme ; & qu’au contraire en la devotion, l’on prefere tellement la chose aimée

à soy-mesme, qu’on ne craint pas de mourir pour la conserver »23. La signification morale de

l’estime et de la hiérarchie des préférences qu’elle contribue à fonder est ici manifestée par la vision

sacrificielle de l’amour qu’elle présuppose. Personne ne peut se sacrifier pour quelqu’un qu’il

estime simplement plus fort, plus intelligent, plus riche que lui ; il ne peut le faire que de la même

façon il peut sacrifier la vie de son corps sur l’autel de celle de son âme, c’est-à-dire dans la mesure 19 Descartes n’affirme pas que la volonté soit en elle-même quelque chose d’admirable ou d’extraordinaire. Cette thèse représente pourtant le présupposé à partir duquel Descartes peut soutenir que le généreux estime tous les hommes, et cela pour aucune autre raison que la liberté de l’arbitre (et la possibilité de la vertu implicite dans cette liberté). Cf. Passions, 153-6. 20 Passions, 56, 79, 81.21 Passions, 82.22 Passions, 8323 Ibidem.

5

où il estime la chose aimée comme la « meilleure partie » du tout qu’il compose avec elle24. La joie

dont on peut faire l’expérience dans ce sacrifice de soi ou d’autrui est toujours celle suscitée par la

vertu et la satisfaction de soi qu’elle implique.

Le dernier des contextes où la notion d’estime joue un rôle remarquable est celui de la gloire

et de la honte. Ces passions sont définies comme une joie et une tristesse fondées sur l’amour de soi

et excitées par l’opinion que les autres peuvent avoir du bien et du mal qui sont en nous, ou,

autrement dit, par la conviction que nous avons de pouvoir être loués ou blâmés25. Le rapport de ces

passions avec la question de l’estime et ses implications morales me paraissent évidents.

Premièrement, la gloire et la honte sont « des especes de l’estime qu’on fait de soy mesme », et

cette définition invite à interpréter aussi la louange et le blâme dont cette estime de soi n’est que le

reflet comme des formes d’estime et de mépris26. Deuxièmement, toute joie et toute tristesse

naissent de la considération d’un bien présent, et l’amour de soi, en tant qu’amour, n’est qu’une

inclination à s’unir de sa propre volonté à une chose considérée comme bonne, c’est-à-dire

l’inclination à l’unité avec soi-même qui est propre du sujet qui se croit moralement appréciable27.

Enfin, la valeur morale de ces biens et de ces maux est signalée par l’attribution à la gloire et à la

honte de la capacité d’inciter à la vertu. La joie et la tristesse contenues par ces passions

représentent un encouragement à la vertu parce qu’elles amènent le sujet à rechercher une louange

et à fuir un blâme qui s’adressent respectivement à des mérites et à des vices28, et qui représentent

pour le sujet qui les reçoit une validation ou un démenti de sa valeur morale et de la légitimité de

son amour de soi.

Cette orientation morale de la réflexion cartésienne impose la question de la « juste valeur »

de l’estime au devant de la scène théorique29, parvenant à établir la distinction fondamentale entre la

générosité et l’orgueil comme une discrimination engageant autant l’estimation de la valeur que

l’évaluation de cette estime. La générosité et l’orgueil sont des formes de joie jointes à l’admiration

et à l’amour de soi et des biens pour lesquels on s’estime. En naissant tous les deux de la bonne 24 Passions, 82.25 Passions, 66.26 Passions, 152, 157. De façon différente, Passions, 204 désigne la gloire et la honte comme des « especes de l’estime qu’on fait de soy mesme ». 27 Cfr. Passions, 61 et 56. 28 Passions, 157, 206. Mon impression est qu'on peut paradoxalement appliquer à l’amour de soi la même définition de l'amour en général comme disposition à s'unir avec la chose aimé. On pourrait penser que le Moi est forcement uni à lui-même. Mais Descartes est plus subtil : l'unité du sujet avec lui-même n’est pas un donné, mais une construction, le résultat d'une discrimination. Admettons, suivant le texte, que le sujet s'aime par rapport à celles qu'il croit ses vertus, les aspects de son identité qu'il juge bons. Admettons aussi qu'il a de la haine vers ses vices, ou les aspects de son identité qu'il juge mauvais. Contre l’augustinisme, Descartes ne parle jamais de haine de soi  ; cependant, il parle bien de son haine vers ses vices. Sur ces bases, il faut conclure que le sujet est uni à soi-même (et pour ainsi dire se reconnait en lui-même) seulement par rapport aux aspects de son identité qu'il juge positifs et pour lesquels il s'estime, tandis qu'il est séparé de soi-même par rapport à tous les éléments qu'il juge négatifs (et dans lesquels il se refuse de se reconnaitre). Cette idée d'une construction affective de l'unité avec soi-même (et du refoulement des aspects de son identité qu’on n’est en mesure d’accepter) mériterait un majeur approfondissement.29 Passions, 138, 161.

6

opinion que le sujet a de lui-même et des caractères par lesquels il se sent défini dans son identité,

ils ne se distinguent que par rapport à la justesse ou à la fausseté des fondements de cette opinion et

à la contrariété de leurs effets30. Quant à elle, la générosité s’identifie avec une estime de soi bien

fondée, autorisée par la conscience de sa ferme et constante résolution de faire un bon usage de son

libre arbitre. Dans la mesure où leurs désirs se concentrent sur cet usage, qui est entièrement à leur

disposition, les généreux se reconnaissent dans le miroir de leur vertu se réjouissant d’une

satisfaction d’eux-mêmes et d’une tranquillité de l’âme qui ne peuvent être gâtées par la crainte, et

grâce auxquelles ils sont « entierement maistres de leurs passions »31. Bien que l’admiration de soi

qu’elle implique semble l’assimiler à une sorte de vénération de soi, la générosité ne s’oppose pas à

l’humilité vertueuse32. Le rapport positif du généreux avec lui-même est en même temps un rapport

positif avec autrui. En se reconnaissant uni aux hommes par la même liberté et la même fragilité,

par la même aptitude à la vertu et la même exposition aux erreurs, le généreux ne pense pas être

beaucoup supérieur ou beaucoup inférieur aux autres. En ne méprisant que leurs vices, il estime

tous ses semblables et il les voit comme ses égaux et ses possibles amis33. En estimant qu’il n’y a

« rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes, & de mespriser son propre interest

pour ce sujet », sa relative immunisation à la piété n’entrave pas son inclination « à avoir de la

bonne volonté pour chacun » et « à rendre à chacun ce qui luy appartient »34. Par contre, l’orgueil

représente une sorte de générosité renversée : un rapport déformé avec soi-même qui s’accompagne

d’un rapport distors avec les autres, dans lequel le sujet se reconnaissant dans ses vices comme s’ils

étaient ses vertus se retrouve assujetti à l’inconstance des passions. Défini comme une estime de soi

fondée sur l’ignorance, voire sur des raisons différentes du bon usage de la liberté ou sur aucune

raison du tout, l’orgueil s’impose comme un dangereux bouleversement de l’ordre moral à travers la

négation du mérite et la réduction de la gloire à simple usurpation35. Il se dévoile ainsi comme une

« arrogance impertinente » et complètement incompatible avec l’humilité vertueuse dont la

générosité s’est démontrée inséparable36. Différemment de la vertu qui est à la base de la générosité,

qui peut être partagée ou communiquée sans perdre rien de sa bonté, les biens dont on s’enorgueillit

imposent un effort constant d’abaisser ses semblables, car ils ne sont estimés qu’en proportion de

leur rareté et de leur caractère exclusif.

La mise en évidence de la problématique morale qui donne son sens à la question de l’estime,

ainsi que de l’interrogation sur sa « juste valeur » à laquelle elle amène et de la division entre la

30 Passions, 162, 168.31 Passions, 63, 187, 156.32 Passions, 55, 155.33 Passions, 153-6, 164.34 Passions, 156, 164, 187.35 Passions¸157.36 Passions, 190.

7

générosité et l’orgueil à laquelle elle aboutit, nous permet d’entrevoir la façon dont le texte cartésien

aurait pu construire une théorie de la reconnaissance. Bien sûr, il ne faut pas passer sous silence les

passages explicitement connectés à la question qui nous intéresse. A ce propos, il faut d’abord

rappeler que le sujet cartésien est disposé par l’amour à se rapporter à autrui comme à un autre lui-

même et à prendre soin en conséquence,. Cette disposition ouvre la possibilité d’une relation

d’intimité ou d’intériorisation avec autrui, en quelque sorte analogue à celle de l’esprit avec le

corps ; la personne aimée apparaît ainsi comme une altérité interne à la subjectivité amoureuse,

dont les désirs s’orientent sur les désirs de l’autre. En deuxième lieu, il faut souligner le lien qui unit

le rapport positif de l’orgueilleux avec lui-même à l’adulation dont il est l’objet. L’injuste estime de

soi qui alimente l’amour propre de l’orgueilleux paraît en effet presque impensable en-deçà de

l’estime injuste ou de la flatterie dont il est l’objet de la part d’autrui37. Si l’amour de soi est le

sentiment qui rattache le sujet aux aspects de son identité qu’il estime positifs et lui fait éprouver

une répugnance qui le sépare de ceux qu’il estime négatifs, alors le rapport d’union ou de scission

de l’orgueilleux avec soi-même, voire avec les aspects constitutifs de sa personnalité, ne se construit

que par la médiation du rapport à l’opinion dont il est l’objet, de l’image de lui qui lui est renvoyé

par autrui. Enfin, il est particulièrement intéressant de constater que même le généreux n’est pas

totalement exempté de ce genre de lien : il regarde tous les hommes comme ses égaux et

potentiellement comme ses amis, mais le sentiment de l’amitié ne naît en lui que dans une condition

de réciprocité38. Or, il y a une raison précise pour laquelle je crois que ces éléments sont insuffisants

pour imputer au Descartes des Passions une véritable théorie de la reconnaissance. En fait, tous ces

passages remplissent la condition à laquelle une théorie de l’estime peut concourir à la formation

d’une théorie de la reconnaissance : ils s’interrogent sur la connexion entre l’estime que deux sujets

nourrissent l’un envers l’autre et l’estime qu’ils éprouvent envers eux-mêmes39. Cependant, ils ne

remplissent pas la condition plus générale à laquelle on peut imputer une théorie quelconque à un

texte donné. Constituée par une multiplicité de thèses également incompréhensibles en dehors de

leur rapport, une doctrine peut être attribuée à un texte seulement en raison du caractère explicite

non pas des seules prémisses dont elle pourrait être logiquement dérivée, mais des thèses qui la

constituent et de leur articulation. La présence, dans le texte des Passions, de passages clairement

liés à la question de la reconnaissance ne permet pas d’attribuer à Descartes (au moins au Descartes

des Passions) la paternité d’une véritable théorie de la reconnaissance. Dans leur caractère

éparpillé, déconnecté, fragmentaire, les passages rappelés peuvent être lus comme les signes d’une

37 Passions, 157.38 Passions, 83.39 J’affirme qu’une théorie de l’estime se présente comme une théorie de la reconnaissance seulement si elle aborde au moins la question du rapport réciproque entre l’estime de A vers soi-même et son estime vers B, ainsi que celle du rapport de cette estime de A vers B avec l’estime de B vers lui-même et vers A.

8

possible théorie « cartésienne » de la reconnaissance, mais d’une théorie qui n’est présente dans le

texte que de façon virtuelle : une théorie dont les prémisses sont disséminées dans le texte, mais

dont les conséquences sont systématiquement, symptomatiquement refoulées.

On a déjà vu la façon dont la distinction entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste, préside au

partage de la générosité et de l’orgueil, ainsi que de leurs différentes approches de ce qui est digne

ou indigne d’estime ou de mépris, d’amour ou de haine, de louange ou de blâme. Il faut maintenant

examiner la capacité de cette même distinction d’unifier une série de passions apparemment

mineures mais également liées à la sphère morale : des passions qui mobilisent chacune à sa

manière la différence entre le digne et l’indigne. Les premières de ces passions sont l’envie et la

pitié, des espèces de tristesse qui viennent « de ce qu’on voit arriver du bien [ou du mal] à ceux

qu’on pense en estre indignes », et qui s’opposent à cette joie sans nom qui naît du même bien ou

du même mal quand nous en estimons dignes ceux qui en sont touchés40. A côté de ces passions on

trouve celles de la faveur et de l’indignation, qui sont suscitées en nous par les biens et les maux

qu’une personne fait à une autre lorsque nous considérons que cette dernière est digne ou indigne de

les recevoir (tandis que quand c’est nous qui les recevons, les mêmes biens et les mêmes maux nous

incitent à la reconnaissance ou à la colère)41. Le sujet se retrouve pris par ces passions dans une

relation triangulaire, dans laquelle il est impliqué en qualité de spectateur face à deux acteurs, le

patient et l’agent. La capacité de ces passions de constituer les prémisses explicites d’une théorie de

la reconnaissance implicite s’éclaire en rappelant que l’estime et le mépris, la louange le blâme,

l’amour et la haine, représentent eux-mêmes des biens ou des maux42, qui peuvent en tant que tels

éveiller l’envie ou la pitié du spectateur envers ceux qui les reçoivent, aussi bien que sa faveur ou

son indignation envers ceux qui leur les adressent. Chaque injure, chaque violation de la règle

fondamentale consistant à donner à chacun ce qui lui est dû, tout bien et tout mal touchant

quelqu’un qui en est indigne, nous amène à chercher une réparation à l’offense par laquelle notre

naturel amour de la justice est blessé et notre intérêt à ce « que les choses arrivent comme elles

doivent » est frustré43. Tous ces éléments – avec beaucoup d’autres dont j’évite de parler afin de ne

pas compliquer le discours – concourent à poser une question. L’estime est un bien pour celui qui la

reçoit, et sa manifestation est une action qui pose le spectateur dans la position de l’acteur en le

rendant susceptible d’évaluation de la part, entre autres, de l’acteur posé dans la position du

spectateur. Qu’arrive-t-il, de plus, quand l’acteur se voit refuser par le spectateur l’estime, la

louange, l’amour qu’il croit mériter et lui être dus, voire quand il prétend à une estime, à une

40 Passions, 62, 182, 185.41 Passions, 64, 65, 192, 193, 195.42 Passions, 183, 207, où la louange et l’infamie apparaissent comme des maux et la gloire comme un objet d’envie. 43 Passions, 183, 201, 62.

9

louange ou à un amour dont il paraît indigne au spectateur ? Comment peuvent-ils se passer de se

voir mutuellement comme orgueilleux, comme des personnes qui prétendent à une estime

imméritée ou refusent une estime méritée ? Quand A et B estiment tous les deux C comme digne de

louange (ou de blâme), cet accord les dispose à se louer mutuellement en considération de la justice

que l’un attribue à la louange de l’autre envers C. Comment la mésentente de A et de B à propos de

C peut-elle, alors, ne pas glisser dans une situation de reproche mutuel, dans laquelle chacun

prétend que l’autre ressent de la honte et se repent de son injustice, personne n'étant disposé à

satisfaire la prétention d'autrui? Le problème, ici, est que ces questions sont évoquées mais jamais

explicitement posées par le texte, qui sur les sentiments moraux évite soigneusement de passer du

point de vue subjectif au point de vue intersubjectif. Force est alors de constater que dans Les

passions de l’âme une théorie de la reconnaissance est présente seulement au stade de conséquence

non développée des prémisses explicitement posées : dans la forme d’un silence, d’un vide, d’une

latence. En développant l’analyse de la justice ou de l’injustice de l’estime accordée ou refusée,

ainsi que du caractère réel ou imaginaire de la justice à laquelle personne ne peut se passer

d’aspirer, Descartes aurait pu construire une théorie complexe et articulée. Faute d’une

interrogation des conséquences intersubjectives de la distribution de l’estime, cette théorie n’existe

qu’en tant que possibilité inexprimée.

En ne désirant pas m’avancer plus loin dans le monde des possibles, il ne me reste plus qu’à

conclure cette première partie de mon travail en prenant en compte les raisons du refoulement opéré

par Descartes : son silence est éloquent, et il mérite d’être écouté par rapport non seulement à la

parole qui aurait pu le remplir, mais aussi au refus de la prononcer. En cette perspective, la réticence

de Descartes me semble imposée par l’idéal éthique d’une générosité satisfaite d’elle-même et par

la réflexivité autonome qui est son caractère principal. On sait que la générosité consiste d’abord en

une juste estime de soi et que la satisfaction de soi-même se définit comme la joie associée à la

conscience de sa vertu, la seule chose qui soit entièrement en son pouvoir et pour laquelle on peut

légitimement s’estimer. En ce sens le désintéressement du généreux paraît toute à fait intéressé,

parce que la concentration de ses désirs sur la vertu lui ouvre la possibilité d’une satisfaction

inébranlable : renoncer à son intérêt est la seule façon efficace de le cultiver44. En ce sens sa

générosité représente une forme paradoxale de sagesse, une conscience de la juste valeur des choses

qui s’avère inséparable d’un pleine maîtrise de soi et de ses passions, de cette ferme et constante

détermination de la vertu par laquelle nous sommes immunisés contre la fortune, le remords et les

repentirs45. Si le primat de la réflexivité de la satisfaction de soi-même du généreux interdit la

formulation de la théorie de la reconnaissance virtuellement contenue dans les textes, c’est parce

44 Passions, 190.45 Passions, 152, 203.

10

que l’estime, la louange et l’amour représentent le prototype du bien échappant au contrôle du

sujet : le jugement qui les accompagne est incoercible, imprévisible, parce qu’il dépend d’une

volonté nécessairement libre, contingente, soustraite à tout genre de légalité naturelle. Le désir de

reconnaissance constitue en ce sens une forme d’assujettissement à l’arbitraire d’autrui, à sa

fréquente irrationalité, à son caractère en un certain sens toujours fortuit. Il s’impose ainsi comme

un obstacle à la capacité du sujet de consister en lui-même, qui l’exproprie de son autonomie en le

soustrayant à son autoréférentialité. La générosité, ce remède général à tous les excès des passions,

nous fait aimer au plus haut degré notre liberté et notre empire absolu sur nous-mêmes, dont nous

sommes dépossédés dès que nous nous autorisons à nous sentir offensés par quelqu’un, ou nous

permettons que notre satisfaction de nous-mêmes dépende de l’approbation d’autrui46. S’explique

ainsi l’étrange marginalisation des éléments théoriques explicites assignables à la problématique

intersubjective du besoin de reconnaissance, et notamment de cette gloire et de cette honte

auxquelles est néanmoins attribuée la fonction stratégique de nous inciter à la vertu. Il est vrai que

« c’est un sujet pour s’estimer, que de voir qu’on est estimé par les autres »47. Il est également vrai,

pourtant, que nous pouvons être loués ou blâmés pour des choses qui n’en sont pas dignes. Pour

cette raison le sujet engagé dans le parcours difficile de son perfectionnement éthique doit, dans la

mesure du possible et sans arriver au point de choquer le sens commun, trouver sa satisfaction dans

sa force de résister aux tentations de la joie transmise par la gloire et d’accepter patiemment la

tristesse qui ne manque jamais d’accompagner la honte, tout cela dans sa capacité de repousser

autrui en dehors des limites de son identité. Elevé au rang de seul juge de soi-même, il peut trouver

même dans la tristesse indissociablement unie au blâme une occasion de joie, dans la mesure où elle

lui donne l’occasion de constater jusqu’à quel point la citadelle de sa tranquillité intérieure reste

inexpugnable face à l’inquiétude de l’altérité. Ce n’est pas par hasard, alors, si le généreux est bien

sûr touché par la pitié, mais cette pitié « n’est pas amere ; & comme celle que causent les actions

funestes qu’on voit representer sur un theatre, elle est plus dans l’exterieur & dans le sens, que dans

l’interieur de l’ame, laquelle a cependant la satisfaction de penser, qu’elle fait ce qui est de son

devoir, en ce qu’elle compatit avec des affligez », et qu’elle ne partage pas le destin associé à leur

faiblesse et à leur lâcheté48.

2. Spinoza, ou la reconnaissance dévoilée

46 Passions, 204.47 Passions, 204.48 Passions, 187.

11

La mutation du paradigme spinoziste par rapport à la conception des affects est implicite dans

leur définition et dans ses conséquences. En fait, chez Spinoza les affects se définissent en général

comme l’union entre les affections qui augmentent ou diminuent la puissance d’agir du corps et

leurs idées49. L’identité de l’esprit et du corps rend les affects inconcevables en dehors du registre

de l’union, en interdisant ainsi la possibilité d’émotions intérieures dont l’esprit pourrait jouir sans

rapport au corps50 et de tout rapport hiérarchique51 ou conflictuel entre les deux pôles de l’identité

humaine. Spinoza peut alors accueillir la question cartésienne d’une transition éthique de l’excès

des passions à leur maîtrise et de la passivité à l’activité de l’esprit, mais il doit renoncer à la

solution formulée par Descartes, à ce passage de l’intériorité à l’extériorité et du corps à l’esprit qui

permette, chez Descartes, la formation d’une hégémonie de l’esprit sur le corps et d’un empire

absolu du sujet sur ses passions. Tous les affects naissent d’un « effort de persévérer dans son être »

qui engage l’homme dans son unité psychophysique52. Cette racine partagée nous oblige à

comprendre l’excès des passions à partir non pas d’une impossible disposition à se soucier de

l’utilité du corps au détriment de celle de l’esprit, mais d’une détermination à se préoccuper de sa

conservation de manière unilatérale et en concentrant ses efforts sur des objectifs partiels53. Dans ce

contexte la possibilité des affects actifs et d’un dépassement même très partiel de notre passivité

peut être pensée sur le fondement non plus de l’émancipation de la volonté et du jugement face aux

déterminismes corporels, dont ils ne sont désormais que les corrélats mentaux54, mais de notre

capacité de faire expérience de notre détermination de la part des causes extérieures comme une

occasion d’autonomie plutôt que d’asservissement55. La volonté n’étant pas étrangère à la

dynamique affective, et puisque les affects ne pouvent être modérés que par des affects encore plus

forts, le chemin de la maîtrise de soi n’exige plus un empire absolu et possiblement répressif du

sujet sur ses passions, mais le développement le plus large et omnilatéral possible de ses ressources

affectives56. Cette série de changements comporte une transformation radicale de la problématique

morale qui donnait son sens au discours cartésien sur les passions. Là où le bien et le mal ne sont

plus que la source d’une joie et l’objet d’un désir ou d’une aversion, la connaissance du bien et du

49 Eth III, def. 3.50 Sur l’exception apparente de l’amor Dei et de la beatitudo, cf. F. Toto, L’individualità dei corpi. Percorsi nell’Etica di Spinoza, Milano, Mimesis, 2014, 431-446.51 Il est intéressant de remarquer que dans l’Ethique l’idée d’une « pars melior » se réfère non plus à l’esprit par rapport au corps mais à l’ensemble des idées adéquates par rapport à l’ensemble des idées inadéquates ou imaginatives. Cfr. Eth IV, cap. 32.52 Eth III, pr. 7 et 9.53 Eth III, pr. 9 schol., Eth III, pr. 39 schol., Eth IV, pr. 43, Eth IV, pr. 60. 54 E3p9sch.55 Cf. P. Séverac… Action et passions se définissent comme des événements compréhensibles ou incompréhensibles à partir de notre seule nature, mais les événements causés par les choses extérieures à travers ce que leur nature a en commun avec la notre peuvent être expliqués par notre seule nature.56 Eth V, pr 42.

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Francesco Toto, 16/02/2016,
D’habitude on croit qu’être passif ou l’héteronome c’est être déterminé de l’exterieur, et que être actif ou autonome c’est être déterminé de l’intérieur. Je pense que chez Spinoza l’activité ou l’autonomie résident au contraire dans un certaine façon

mal n’a plus aucune autonomie face aux affects et à la conscience qu’on peut en avoir57. La

satisfaction de soi-même se fait encore valoir comme notre satisfaction la plus élevée, mais la vertu

à laquelle elle est associée est conçue désormais non pas comme un mérite imputable au sujet en

raison d’un arbitre dont le bon usage ne dépendrait que de lui, mais comme une puissance, une

capacité de faire les choses qui suivent de sa seule nature, de se conserver soi-même. Puisque la

puissance d’agir n’est augmentée que par les joies et les relations qui les supportent, l’homme se

réjouit comme chez Descartes de son activité et de son autonomie, avec la différence que cette

satisfaction de soi-même n’est en dernière instance plus celle d’un rapport simplement réflexif avec

soi-même, mais celle d’un rapport positif avec soi-même qui est inséparable d’une coopération avec

autrui58. C’est à l’intérieur de ce parcours éthique qu’il faut maintenant essayer de saisir les traits

principaux de la théorie spinozienne de l’estime,.

Les contextes d’élaboration de la théorie spinozienne, qui sont dans l’Ethique plus ou moins

les mêmes que dans les Passions de l’âme, manifestent un jeu compliqué et subtil de continuités et

de discontinuités avec le modèle cartésien. Le premier de ces contextes aborde le problème du

rapport entre l’estime et la racine vitale de la dynamique affective. On se souviendra que Descartes

avait défini l’estime et le mépris comme deux espèces opposées d’admiration, et l’orgueil comme

une estime infondée de soi-même.Il interprétait en effet comme nécessaire le rapport de l’orgueil

avec l’amour de soi, mais simplement comme possible celui de l’estime et de la mésestime avec

l’amour et la haine59. Au contraire, Spinoza sépare la superbia, l’existimatio et le despectus de

l’admiration pour les redéfinir comme des « effets ou propriétés » de l’amour de soi, de l’amour et

de la haine, comme ces passions mêmes, en tant qu’elles touchent le sujet à tel point qu’il fait de soi

ou de la chose aimée « plus de cas qu’il n’est juste » et de la chose haïe « moins de cas qu’il n’est

juste »60. Cette redéfinition étend à l’estime et à la mésestime le caractère excessif réservé par les

Passions au seul orgueil, en dénonçant en même temps la racine vitale des erreurs cognitives ou des

défauts moraux impliqués par ces passions. Cette réduction des sentiments moraux à leur sources

vitale est la même qui investi des passions comme la commisération et l’envie, la faveur et

l’indignation61. Si nous tendons à nous surestimer nous-mêmes et les choses que nous aimons et à

57 Eth III, pr. 9 schol et 39 schol., Eth IV, pr. 8.58 Eth III, pr. 11, Eth III, pr. 30 schol., Aff. Def. 25, Eth IV, pr. 52 schol., Eth IV, def. 8, Eth IV, pr. 20.59 Passions, 150, 160.60 Eth III, pr. 26 schol., Aff. Def. 21, 22, 28. Il vaut la peine de remarquer que dans les Passiones animi traduites par Desmarets et lues par Spinoza la superbia correspond à l’orgueil du texte original, l’existimatio à l’estime, le despectus parfois au mépris et parfois au dédain. De même, Desmarets traduit «  mépris » parfois avec « despectus » et parfois avec « contemptus ». La (tendancielle) univocité du lexique spinozien implique donc une opération conceptuelle complexe. Elle interpelle l’historien des idées, en lui empêchant de confronter Spinoza à Descartes sans tenir compte de la médiation de la traduction et en l’obligeant ainsi à des choix herméneutiques. L’ironie du sort veut que la même confusion lexicale constatable chez Desmarets soit présente dans plusieurs traductions contemporaines de l’Ethique. Afin d’éviter cette confusion, je traduirai ici despectus avec « mésestime » et contemptus avec « mépris ». 61 Cf. Eth III, 22 schol. et 24 schol.

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sous-estimer celles que nous haïssons c’est d’abord car nous nous efforçons de persévérer dans

notre être, et cet effort nous dispose inévitablement à imaginer de nous et des choses aimées tout ce

qui nous affecte de joie, mais de la chose que nous avons en haine rien d’autre que ce qui l’affecte

de tristesse62. Cette série de divergences implique néanmoins une continuité plus fondamentale entre

Spinoza et Descartes. La rupture principale est constituée par la double réduction spinozienne du

jugement à l’expression d’un affect et de l’appréciation de la valeur à l’évaluation d’une puissance :

si Descartes admettait un rapport dans les deux sens, Spinoza confirme que la déformation de la

réalité impliquée par ces formes de conscience est un effet de la force des affects, et que la

surévaluation ou sous-estimation des choses auxquelles nous sommes poussés par nos passions

concerne la vertu d’abord en tant que puissance63. Néanmoins, ici Spinoza semble suivre Descartes

dans son refus d’explorer la dimension intersubjective de l’affectivité et du jugement implicite dans

le concept de justice. La question du justum qui est au centre du discours spinozien mobilise celle

de jus, à sa fois strictement liée à celle de potentia64. Spinoza aurait pu prendre en compte la

question de la reconnaissance ou de la méconnaissance de cette puissance et de ces droits réels ou

imaginaires : que se passe-t-il quand nous sommes – ou bien nous nous sentons – surestimés ou

sous-estimés, quand l’amour ou la haine que nous recevons sont ou nous semblent injustifiés ? Le

soin avec lequel cette interrogation est évitée sembler éprouver la subalternité de l’approche

spinoziste à la question de l’estime à la perspective egocentrique cartésienne.

Ce jeu de continuité et de rupture affecte aussi l’élaboration des notions d’admiratio, de

contemptus et de leurs dérivés. De même que les Passions, l’Ethique définit l’admiration comme

l’imagination d’une chose nouvelle, singulière, dont l’image n’a pas été associée à d’autres images

ni en vertu de la concomitance perceptive ni de la ressemblance ; elle consiste en l’imagination

d’un objet qui soit n’a jamais « été vu en même temps que d’autres » soit possède quelque chose qui

n’est pas « commun à plusieurs »65. Le rapport de la conception spinoziste du mépris avec le modèle

cartésien est plus complexe. Pour Descartes le mépris était l’espèce d’admiration contraire à

l’estime. Par contre, il est chez Spinoza le contraire de l’admiration elle-même, sa négation. En fait,

il naît quand, en un premier moment, nous sommes déterminés à admirer une chose par l’imitation

62 Eth III, pr. 25 et 26.63 Eth III, pr. 26 schol. L’orgueilleux qui rêve les yeux ouverts de pouvoir « toutes les choses qu’il atteint par la seule imagination ». Il y a bien ici une connotation morale, mais cette connotation n’est qu’imaginaire : nous ne pouvons sinon ce que nous désirons, et nous attribuons sa réalisation comme un mérite parce que nous interprétons comme bon tout ce que nous désirons. 64 Eth IV, pr. 37 schol. 2.65 Eth III, pr. 52 schol., Aff. Def. 4. expl. La conception spinoziste de l’admiration se rapproche à la conception cartésienne dans la mesure où l’échec des mécanismes mnémoniques qui la détermine la connote comme un état mental en lui-même ni bon ni mauvais, qui fige l’esprit sur une seule idée. En même temps, elle se détache de son modèle parce que son indifférence au bien et au mal empêche chez Spinoza de la considérer comme une passion, et la fixation qu’elle implique la définit comme une forme de distraction de l’esprit plutôt que d’attention : comme une paralyse de la puissance de penser plutôt que comme un instrument d’élargissement ou approfondissement de la connaissance. Cf. Eth III, pr. 13 schol, Eth III, pr. 29 schol.

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Francesco Toto, 16/02/2016,
Ça va la position des “soit”? faut il repeter le « qui » ? Et si on écrivait : qui n’a jamais « été vu en même temps que d’autres » ou qui possède quelque chose qui n’est pas « commun à plusieurs »

de l’admiration qui lui est adressée par nos semblables ou par sa ressemblance à une chose que nous

admirons, mais une considération plus attentive de cette chose nous amène en un deuxième moment

à constater jusqu’à quel point elle est dépourvue de ce qui était censé la rendre admirable et à penser

ainsi plutôt à ce qu’elle n’a pas qu’à ce qu’elle a. Tandis que chez Descartes l’estime et le mépris

s’adressent à une qualité – comme par exemple l’intelligence en raison de sa grandeur ou de sa

petitesse étonnantes, chez Spinoza une intelligence moins qu’exceptionnelle est toujours

méprisable. Ce même jeu de ressemblances et de différences se prolonge sur le plan des passions

dérivées de l’admiration et du mépris. Avec quelques oscillations sémantiques, chez Descartes la

« vénération » était l’estime d’une chose libre et la « dévotion » était cette même admiration en tant

qu’elle est accompagnée de l’amour, qui ne s’attend de la chose qu'il vise rien d’autre que du bien  ;

par contre, le « dédain » et la « moquerie » étaient l’un le mépris d’une chose libre et l’autre ce

même mépris en tant qu’il s’adresse à une chose mauvaise et digne de haine66. Chez Spinoza on

retrouve les mêmes termes (avec l’adjonction de l’« horror » de la « consternatio », déjà classés par

Descartes comme des formes de haine et de peur). Cependant, l’Ethique projette sur l’ensemble de

ces passions le rapport hiérarchique ou égalitaire développé par les Passions dans le contexte de la

distinction des trois formes d’amour : nous voyons le sujet vénéré ou objet de dévotion comme «

largement supérieur », et celui dédaigné ou objet de moquerie comme inférieur. La question de

l’égalité ou de l’inégalité revient dans la définition de deux autres qualités liées à l’admiration et au

mépris : celle de l’hardiesse (audacia), en tant que disposition d’un homme à courir des risques que

« ses égaux craignent de s’exposer », et celle de la lâcheté (pusillaniminitas), en tant que

disposition à ne pas courir des risques auxquels « ses égaux ont l’hardiesse de s’exposer » 67. Ces

dispositions révèlent l’opposition la plus profonde entre la perspective de Spinoza et celle de

Descartes . Pour le premier , un homme se considérant hardi en raison de la singularité de sa

résistance à la crainte ne peux pas se passer de s’admirer, c’est-à-dire de mépriser ses semblables et

la banalité de leurs peurs en affirmant la supériorité de sa force face à l’égalité de leur faiblesse. De

plus, la proportionnalité de la satisfaction de soi-même à la « distinction » attribuée par le sujet à sa

puissance ou vertu, c’est-à-dire à son admiration, à sa vénération, à sa dévotion vers soi-même,

encourage en lui une forme d’orgueil pour ainsi dire hyperbolique, une envie qui l’amène à nier de

66 Passions, 55, 162, 163, 62, 178. Il faut remarquer que Desmarets traduit « dédain » autant avec « despectus » qu’avec « designatio ». Je parle d’indéterminations sémantiques parce que, par exemple, dans quand Descartes thématise la dévotion il n’en parle que comme une espèce d’amour, en nommant son rapport à l’admiration seulement de façon marginale et dans le contexte du discours sur la dévotion. 67 Aff. Def. 40 et 41. Cf. aussi Eth III, pr. 51 schol. Je préfère traduire ici « audax » et « pusillanimis » avec « hardi » et « lache », plutôt qu’avec « courageux » ou « intrépide » et « peureux », parce que « audacia » et « pusillanimitas » sont, chez Desmarets, la traduction latine de « hardiesse » et « lâcheté ». Il faut d’ailleurs constater que le lien entre ces qualités et la question de la singularité et de sa négation – et donc avec l’admiration et le mépris – constitue une spécificité du discours spinoziste, Spinoza définit comme Descartes ces qualités à partir du désir et de la crainte.

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ses semblables toutes les qualités qu’il prétend s’attribuer. Contre Descartes, qui admettait la

possibilité d’une admiration de soi généreuse, coopérative et fondamentalement égalitaire, Spinoza

réduit cette admiration à sa vocation orgueilleuse et tendanciellement délirante en liant, dans le

sujet, son affirmation imaginaire de sa propre singularité à la négation de la singularité d’autrui.

L’ampleur de cette distance ne peut pas cacher une proximité plus profonde. L’indication de

l’aspect intrinsèquement concurrentiel de l’admiration amène Spinoza au bord du problème de la

reconnaissance : pour formuler ce problème, il aurait suffi d’interroger cette tendance universelle

des hommes à se mépriser les uns les autres du point de vue de ses conséquences intersubjectives,

en se demandant ce qui arrive quand l’homme structurellement disposé à s’admirer ne reçoit pas

l’admiration qu’il croit mériter, mais plutôt peine à obtenir des autres la reconnaissance de sa

supériorité et celle de leur infériorité. Néanmoins, le silence qui engloutit cette question semble

témoigner de l’intériorité de la théorie spinoziste de l’estime à la perspective subjectiviste de

Descartes.

La théorie spinoziste manifeste toute son originalité seulement dans son troisième contexte, à

partir de ce principe d’« imitation des affects » en vertu duquel on ne peut pas attribuer un affect à

son semblable sans faire l’expérience du même affect68. En nous déterminant à jouir de sa joie et à

pâtir de ses souffrances, ce principe nous dispose à désirer d’agir d’une façon qui puisse être vue

avec joie par nos semblables et d’éviter ce qu’il peut les attrister69. Le structure relationnelle du

champ affectif construit autour de ce principe est alors évidente. L’Ethique suit les Passions dans la

conception de la gloire et de la honte comme joie ou tristesse qui dérivent de la louange ou du

blâme, mais elle se détache du modèle cartésien en définissant la louange comme la « joie avec

laquelle nous imaginons une action d’autrui par laquelle il s’efforce de nous délecter » et le blâme

comme la tristesse contraire à cette joie70. Comme leurs correspondants cartésiens, tous ces affects

se rapportent à la sphère morale de la vertu et de sa négation71, mais le principe de l’imitation

impose à cette sphère une configuration strictement intersubjective. Les affects des acteurs et des

spectateurs se définissent les uns par rapport aux autres et sur la base de la commune capacité des

sujets impliqués de se mettre l’un à la place de l’autre : la gloire n’est accessible qu’à l’acteur

amené par la recherche de louanges à prendre en charge la réaction émotive du spectateur, et la

louange ne peut être accordée par le spectateur qu’à un acteur auquel il attribue le désir de le rendre

68 Eth III, pr. 27 et schol. 1.69 Eth III, pr. 29. En ce sens, l’imitation des affects produit des effets comparables à ceux de l’amour, et on peut même dire qu’elle représente une sorte d’universalisation des effets de l’amour : comme l’amour, elle amène un sujet à se soigner d’un autre comme s’il s’agissait de lui-même, en promouvant sa joie et en chassant sa tristesse  ; à la différence de l’amour, cette attitude ne s’adresse pas de façon particulariste à ceux qui ont déjà été la source du sujet, mais aux hommes en général.70 En fait, les Passions ne donnent aucune définition de la louange et de la blâme, conçues plutôt comme des jugements que comme des sentiments. 71 Cf. Traité politique, II, 24.

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heureux et d’obtenir la récompense de son approbation72. Il ne faut pas s’étonner si c’est dans le

contexte de l’analyse des mécanismes mimétiques et de leurs implications intersubjectives que

Spinoza entreprend la formulation d’une véritable théorie de la reconnaissance capable de rendre

compte des formes de co-implication de l’Ego et de l’Alter-Ego. La proposition successive à celles

qui introduisent les couples louange/blâme et gloire/honte souligne la capacité du sujet désirant des

choses appréciées par ses semblables de trouver en cette appréciation une confirmation à ses efforts

et le déchirement auquel se retrouve exposé le sujet désirant des choses dépréciée par les autres : la

convergence avec autrui rend la satisfaction du désir de la chose et l’acquiescentia in se ipso

inséparables de la satisfaction du désir d’approbation et de la gloire, mais la divergence rend

impossible de satisfaire le désir de la chose sans renoncer à l’approbation ou d’obtenir cette

approbation sans frustrer le premier désir. Des sujets prisonniers du particularisme de leurs passions

et également incapables d’abdiquer à la plénitude de leur joie peuvent expérimenter l’exigence

d’unanimité suscitée par les mécanismes mimétiques seulement dans la forme bouleversée d’un

effort d’extorquer aux autres la même reconnaissance que les autres s’efforcent de leur extorquer,

mais que personne n’est en mesure d’accorder73. Cette exigence d’universalité réapparaît dans la

discussion de la question cartésienne de la « juxta ratio ». Le sujet se glorifie (ou a de la honte)

quand il reconnaît la « juste raison » qui motive l’amour et la louange (ou bien la haine et le blâme)

dont il est l’objet, tandis qu’il aime (ou il hait) la personne par laquelle il reçoit un amour et un

éloge (ou bien une hostilité et des critiques) privés de cette « juste raison »74. Bien sûr, la tendance

universelle des hommes à s'enorgueillir les dispose à interpréter tout signe d’estime, d’admiration,

d’approbation comme juste, touts signe de mésestime, de mépris et de désapprobation comme

injuste, et à prétendre les uns par les autres la reconnaissance universelle dont ils se sentent

injustement privés.

La capacité du mimétisme de rendre compte des rapports intersubjectifs de reconnaissance

démontre la nature seulement apparente de la subalternité de la réflexion spinoziste sur l’estime par

rapport au modèle cartésien. Il ne s’agit pas de diviser deux Spinoza, le Spinoza encore influencé

par Descartes dans son discours sur la superbia et l’admiratio et le Spinoza finalement parvenu à

réaffirmer son originalité à travers l’analyse des affects mimétiques. Au contraire, il s’agit

d’appréhender l’originalité globale de la théorie spinozienne à partir du rôle hégémonique joué par

72 Cette complicité de l’Ego et de l’Alter-Ego est en même temps une inextricabilité de l’intérieur et de l’extérieur. La gloire et la honte peuvent être vues comme des formes spécifiques de satisfaction de soi-même ou de repentir, car elles représentent une joie et une tristesse accompagnées chez le sujet par «  l’idée d’une cause interne » : par la conscience d’être lui-même l’origine de la louange ou de la blâme qu’il a reçu, ou par la contemplation de sa puissance ou impuissance à assouvir son désir d’approbation. En même temps, elles représentent une joies et une tristesse qui sont accompagnées « par l’idée d’une cause extérieure », qui sont engendrées par l’extériorité de la louange et de la blâme. Cf. Eth III, pr. 30 schol.73 Cf. Eth III, pr. 31 avec son corollaire et scholie. 74 Eth III, pr. 40 et 41 avec leurs scholies.

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l’imitation dans l’unification des trois constellations affectives liées à la question de l’estime, de

saisir les effets systémiques de la rupture introduite par le mimétisme à partir du réagencement des

autres sphères émotives dont elle est responsable. Ce point est particulièrement évident dans la

reconstruction spinoziste du partage cartésien entre la subjectivité orgueilleuse et la subjectivité

généreuse. La primauté du principe mimétique dans le premier domaine est signalée par ses effets

rétroactifs, qui modifient rétrospectivement la géométrie des passions connectées à l’orgueil. En

tant qu’aspiration à la gloire (peu importe si excessive ou non), l’ambition « est un désir par lequel

tous les affects […] se retrouvent alimentés et renforcés »75. Aucun affect n'échappe à ce

réinvestissement, mais le cas le plus parlant est sans doute celui de cette satisfaction de soi-même

dont Descartes gardait soigneusement l’autonomie face à la gloire, et qui n’apparaît jamais, dans

l’Ethique, sinon à côté de la gloire qui l’alimente et le fortifie76. En fait, ce lien avec la gloire se

répercute sur tous les affects liés à la satisfaction ou à l’amour de soi, et notamment sur l’orgueil et

sur l’admiration. On a déjà eu l’occasion de constater l’orgueilleuse disposition des hommes à

s’admirer et à se vénérer, en mettant en évidence le lien qui unit la vénération d’une chose à la

présupposition de sa supériorité. Sur ces bases, une première redéfinition de l’orgueil comme « une

joie née de la fausse opinion selon laquelle un homme se croit supérieur à un autre » aboutit à

unvéritable court-circuit entre les idées d’orgueil et d’admiration ou de vénération de soi77 : il n’y a

pas d’orgueil sans auto-admiration. Si Spinoza suit Descartes dans la compréhension de cette

admiration orgueilleuse de soi-même comme une possible conséquence de l’estime reçue, il s’en

détache dans la mesure où il ne se limite pas a constater l’efficacité séductrice de la flatterie, mais il

l’explique à partir du mimétisme affectif. Le sujet tend à croire tout ce qui peut le rendre heureux,

mais l’estime stratégiquement manifestée par l’adulateur ne contribue à son bonheur que dans la

mesure où elle est aveuglement interprétée comme l’expression d’un amour et d’une louange

sincères et bien fondés, et le mécanisme mimétique permet d’introjecter cette apparence d’amour et

de louange sous la forme de la gloire et de la fortification de l’amour de soi-même78. C’est toujours

le mimétisme qui assigne à l’orgueilleux le besoin de voir son image de lui-même continuellement

confirmée par le miroir déformant de l’estime, en le disposant ainsi à aimer la présence des

adulateurs, qui font de lui « d’un sot un fou », et à détester celle des généreux, qui « font un juste

cas » de lui79. C’est encore une fois le désir de gloire déclenché par le mimétisme affectif qui fonde

la deuxième redéfinition de l’orgueilleux comme quelqu’un qui « veut qu’on le préfère à tous »80 :

le mécanisme mimétique traduit l’amour propre et la vénération de soi qui caractérisent 75 Aff. Def. 43, expl.76 Cf. Eth III, pr. 53 schol., Eth IV, pr. 52 schol.77 Eth IV, pr. 57 schol.78 Eth IV, pr. 49, Eth IV, cap. 21.79 Eth IV, pr. 57 et son scholie.80 Aff. Def. 29 expl.

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l’orgueilleux en un désir de reconnaissance que les autres ne peuvent satisfaire sinon à travers

l’aveu de leur infériorité. Les effets systémiques de cette rétroaction du mimétisme sur l’ensemble

des passions liées au domaine de l’estime se manifestent dans la conception de la reconnaissance

comme l’enjeu d’une lutte que personne ne peut gagner et qui risque de miner la possibilité même

du lien social, et dans la redéfinition de la subjectivité orgueilleuse à partir d’un désir insatiable de

reconnaissance81. Le caractère compétitif de la gloire est en ce contexte le même chez Descartes et

chez Spinoza, mais Spinoza confère à cette compétition une nuance bien plus sombre : la gloire

dans laquelle l’orgueilleux cherche son apaisement est «  vana », évanescente, subordonnée à

l’approbation d’un sujet « changeant et inconstant », et ce caractère aléatoire déclenche une tension

constante, une rivalité dans laquelle « chacun rabaisse volontiers la réputation de l’autre » et « le

vainqueur est plus glorieux d’avoir nui à autrui que de s’être rendu service à lui-même »82.

A la différence de Descartes, l’aspiration à la gloire qui joue un rôle dominant dans la

définition de la modalité passionnelle et orgueilleuse de recherche de la reconnaissance ne cesse pas

de produire ses effets dans le domaine vertueux de la générosité. En réalité, l’homo liber spinoziste

radicalise plusieurs traits fondamentaux du généreux cartésien. Comme chez Descartes, l’homme

qui sait avoir rempli son office trouve la source d’un bonheur inébranlable dans la conscience de sa

propre vertu, c’est-à-dire de quelque chose qui est entièrement en son pouvoir, qui ne dépend que de

sa nature et son activité. Comme chez Descartes, ce bonheur ne peut pas être enfreint par le mauvais

sort, parce que l’homme qui arrive à saisir ses limites à partir de la reconnaissance de la nécessité

des choses et du « décret éternel de Dieu » est en mesure d’accepter avec sérénité « l’un et l’autre

visage de la fortune »83. Curieusement, cette proximité de l’homo liber spinoziste au généreux

cartésien n’implique pas la même marginalisation de la fonction éthique des rapports de

reconnaissance. Au contraire, la générosité spinozienne est distincte de la générosité cartésienne par

une pluralité de facteurs. Premièrement, la générosité spinoziste ne se définit plus à partir d’une

admiration légitime de soi-même et dans un rapport indissoluble avec l’humilité (qui pour Spinoza

n’est jamais une vertu84), mais comme un désir, et plus précisément comme le désir « par lequel

chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes et de se les lier

d’amitié ». Deuxièmement, elle n’est plus le résumé de toutes les vertus, mais une espèce de vertu

distincte de la « vaillance », c’est-à-dire du « désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être

sous la seule dictée de la raison ». Troisièmement, cette distinction n’implique pas une opposition :

elle n’est pas contraire, mais complémentaire, à la vaillance. Si la vaillance vise « seulement »

l’utilité de l’agent, mais que la générosité vise « aussi » l’utilité d’autrui, le généreux spinoziste

81 Eth IV, pr. 54 schol. 82 Eth IV, pr. 58 schol.83 Eth II, pr. 49 schol, Eth IV, cap. 32, Eth IV, pr. 53 dem.84 Eth IV, pr. 57.

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n’est plus, comme le cartésien, quelqu’un disponible à mépriser son intérêt et à le sacrifier sur

l’autel de l’intérêt d’autrui, mais quelqu’un qui comprend le lien qui unit son utilité à celle d’autrui

au sein de la rationalité d’un « utile commun »85. Pourtant, la divergence la plus significative

concerne encore une fois la fonction éthique des rapports de reconnaissance liés au mimétisme.

Comme chez Descartes, chez Spinoza la tendance du généreux à faire « un juste cas» de ses

semblables le soustrait aux formes négatives de reconnaissance : sa rationalité le rend inaccessible

non seulement à l’orgueil, à l’estime et à la mésestime, mais aussi à l’admiration et au mépris86. A la

différence de Descartes, Spinoza attribue à la reconnaissance un rôle éthique fondamental. D’abord,

elle est à la base de cette disposition à désirer pour les autres hommes le même bien auquel on

aspire pour soi – ce qui est l’une des propriétés fondamentales du généreux. Il est vrai qu’une

première démonstration de cette disposition mobilise des présupposés strictement utilitaires, mais il

est également vrai qu’une deuxième démonstration s’appelle à des prémisses posées dans le

contexte du discours sur la gloire. D’après cette deuxième démonstration le généreux s’efforce à ce

que les autres jouissent du vrai bien, et ils l’aiment, parce qu'il peut espérer obtenir la louange et la

reconnaissance de ses vertus seulement à condition que les autres s’accordent avec lui87. Ce même

lien entre la générosité et le désir de reconnaissance est confirmé par la conception d’une autre

vertu. D’un côté, le désir rationnel de s’unir les autres hommes d’amitié, qui a déjà contribué à la

définition de la générosité, réapparaît dans la définition qui attribue le nom d’honnêteté au « désir

qui tient l’homme vivant sous la conduite de la raison de s’attacher tous les autres d’amitié  ». De

l’autre côté, l’honestum n’est rien d’autre que « ce que louent les hommes qui vivent sous la

conduite de la raison »88. Ainsi, la générosité apparaît en même temps comme un désir rationnel

d’amitié et un désir d’être loué par d’autres hommes rationnels, et l’unité de ces deux désirs laisse

entrevoir un cercle vertueux dans lequel la vertu et sa reconnaissance s’excitent mutuellement en

favorisant la formation de lien sociaux fondés sur l’utilité commune. Non seulement la gloire peut

dériver de la raison, mais la constante anthropologique de la recherche de ce bien symbolique

représente un facteur suffisant à impliquer des hommes raisonnables et vertueux dans une

dynamique d’alimentation réciproque de leur puissance, de leur activité, de leur autonomie, de leur

bonheur, c’est-à-dire dans la constitution d’une réciprocité dans laquelle chacun peut « chercher

pour soi l’utile qui est commun à tous »89. La même imitation des affects et le même désir de

reconnaissance qui sont la source de l’aspiration ambitieuse à soumettre ses semblables à son propre

85 Eth III, pr. 59 schol., Eth IV, pr. 18 schol.86 Eth IV, pr. 48, 50, 55, 56, 70 dem., 73 schol.87 Eth IV, pr. 37 et Eth IV, pr. 37 dem. 2. Cette dernière démonstration se réfère directement à Eth III, pr. 31 et à son corollaire, mais Eth III, pr. 31 schol, souligne que le lien de cette dynamique avec l’ambition, c’est-à-dire avec le désir de gloire. 88 Eth IV, pr. 37 schol. 1.89 Eth IV, pr. 58, Eth IV, pr. 18 schol.

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Francesco Toto, 16/02/2016,
je veux dire que pour Spinoza le généreux fait un juste cas de ses semblables, et pour cette équité il ne les estime ni les méprise, etc. Est-il plus clair maintenant ?

tempérament sont aussi le moteur de l’aspiration généreuse à les aider à jouir d’un bien partagé,

d’un antagonisme dans lequel il ne s’agit plus de venger des offenses, mais de « triompher de la

haine par l’amour » , d'une lutte au sein de laquelle chacun « combat tout joyeux et sans

inquiétude », où il « tient tête avec autant de facilité à plusieurs hommes qu’à un seul, et n’a pas le

moins du monde besoin du secours de la fortune »90.

En conclusion, la réponse à l'interrogation dont j'étais parti, ainsi que la façon dont Spinoza

peut construire, avec des matériaux cartésiens, une théorie de la reconnaissance différente de celle

qui aurait pu être édifiée par Descartes, devraient désormais être claires. La théorie spinozienne

présente bien sûr une série de divergences mineures par rapport à son antécédent cartésien : des

divergences qui concernent la définition et l’explication des passions, mais aussi des divergences

qui investissent la géométrie des affects et leurs connexions. La différence principale, qui empêche

de lire le rapport entre Spinoza et Descartes sous le signe de l’identité ou d’interpréter la théorie

spinozienne comme la simple explicitation d’une théorie déjà implicitement présente chez

Descartes, est introduite par le principe mimétique et par sa capacité à fonder une reconstruction

systématique des rapports intersubjectifs de reconnaissance. Même si les affects liés à la superbia et

à l’admiratio sont en un premier moment traités en une perspective subjectiviste, dominée par le

problème du rapport sujet-objet, l’introduction du mimétisme ne manque pas de rétroagir sur ces

sphères en les élevant au niveau de la problématique intersubjective propre des affects de la gloire

et de la honte. La différente articulation du rapport avec soi-même et du rapport avec autrui rend

visible une double opposition : l’opposition anthropologique entre le sujet tendanciellement

autoréférentiel de Descartes et le sujet intrinsèquement relationnel de Spinoza ; mais aussi

l’opposition éthique entre d'une part la maîtrise de soi cartésienne, fondée sur la capacité de la

volonté de limiter les passions et sur celle du sujet de se réjouir de cette autolimitation, et d'autre

part la maîtrise de soi spinoziste, fondée à la fois sur un équilibre affectif qui n’a besoin de censures

internes ou externes, et sur la connexion entre la possibilité de se reconnaitre en soi-même et être

satisfait de soi et la reconnaissance reçue par autrui. Chez Descartes, le refoulement du rôle

éthiquement positif du désir de reconnaissance était lié à la nécessité de chercher à l’intérieur du

sujet lui-même, et notamment dans une vertu identifiée avec un bon usage son libre arbitre, les

ressources de son perfectionnement éthique : une nécessité qui exigeait d’émanciper le sujet de tout

assujettissement à l’autorité du jugement d’autrui, dans son caractère forcement arbitraire, aléatoire,

évanescent. Le dépassement spinoziste de l’interdit cartésien trouve son présupposé fondamental

dans la conception de la vertu comme une puissance nécessairement sujette aux lois de la nature

humaine et dans la conception du jugement comme la simple expression d’une affectivité également

90 Eth IV, pr. 46 schol.

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conforme aux lois et aux règles de la nature. L’homme qui vit sous la conduite d’une raison

consistant d’abord dans la compréhension des lois de la nature humaine peut être relativement

certain que sa générosité va non seulement susciter chez son semblable une vertu analogue à la

sienne, mais aussi lui permettre de jouir de la juste reconnaissance de sa propre vertu : il s’efforce

de compenser la haine par l’amour, puisque la force et la constance d’un amour vertueux ne peut

pas ne pas gagner contre la haine, et susciter un amour et une reconnaissance bien plus forts que

cette passion triste91.

91 Eth IV, pr. 46, Eth III, pr. 41 schol et Eth III, pr. 42.

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