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Genèse et traces de Par volonté et par hasard. Sources et ressources des entretiens de Pierre...

Date post: 15-May-2023
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Genèse et traces de Par volonté et par hasard Sources et ressources des entretiens de Pierre Boulez avec Célestin Deliège VALÉRIE DUFOUR, FNRS-ULB et JEAN-MARIE RENS, Conservatoire de Liège Considérés aujourd’hui encore comme une référence incontournable de l’his- toire de la musique du second XX e  siècle, les entretiens de Pierre Boulez avec Célestin Deliège, intitulés Par volonté et par hasard, sont parus aux Éditions du Seuil en 1975 1 . Menés dans le cadre d’une rétrospective que Célestin Deliège avait souhaité consacrer au compositeur sur les ondes du troisième programme de la radio belge, ces entretiens avaient été enregistrés à Londres au studio de la BBC, en août 1972, et complétés à Baden-Baden, au domicile du compositeur, en août 1974. Au moment des enregistrements, Boulez est déjà le compositeur d’une série d’œuvres phares de la modernité d’après 1945 et, depuis peu, chef permanent du BBC Symphony Orchestra. Beaucoup ont lu l’ouvrage avec le sentiment de recevoir une grande et magistrale leçon de composition, dispensée par un homme d’une très grande intégrité intellectuelle, intégrité intellectuelle doublée d’un franc-parler qui, on le sait, n’a pas toujours plu. Quant à l’intégrité intellectuelle et au franc-parler de Célestin Deliège, ils n’avaient rien à envier à ceux de son interlocuteur. À l’époque, Deliège est animateur à la radio belge, et se distingue surtout depuis une vingtaine d’années comme un des penseurs marquants de la musique contemporaine. En 1 P. Boulez, Par volonté et par hasard. Entretiens avec Célestin Deliège, Paris, Éditions du Seuil, collection « Tel quel », 1975. Le recueil de textes de Boulez, Relevés d’apprenti, avait déjà paru en 1966 dans la collection « Tel quel » dirigée par Philippe Sollers. 2014 - Deliège.indb 111 11/09/15 10:26
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Genèse et traces de Par volonté et par hasardSources et ressources des entretiens de Pierre Boulez avec Célestin Deliège

V A L É R I E D U F O U R , FNRS-ULB et J E A N - M A R I E R E N S , Conservatoire de Liège

Considérés aujourd’hui encore comme une référence incontournable de l’his-toire de la musique du second XXe  siècle, les entretiens de Pierre Boulez avec Célestin Deliège, intitulés Par volonté et par hasard, sont parus aux Éditions du Seuil en 1975 1. Menés dans le cadre d’une rétrospective que Célestin Deliège avait souhaité consacrer au compositeur sur les ondes du troisième programme de la radio belge, ces entretiens avaient été enregistrés à Londres au studio de la BBC, en août 1972, et complétés à Baden-Baden, au domicile du compositeur, en août 1974.

Au moment des enregistrements, Boulez est déjà le compositeur d’une série d’œuvres phares de la modernité d’après 1945 et, depuis peu, chef permanent du BBC Symphony Orchestra. Beaucoup ont lu l’ouvrage avec le sentiment de recevoir une grande et magistrale leçon de composition, dispensée par un homme d’une très grande intégrité intellectuelle, intégrité intellectuelle doublée d’un franc-parler qui, on le sait, n’a pas toujours plu.

Quant à l’intégrité intellectuelle et au franc-parler de Célestin Deliège, ils n’avaient rien à envier à ceux de son interlocuteur. À l’époque, Deliège est animateur à la radio belge, et se distingue surtout depuis une vingtaine d’années comme un des penseurs marquants de la musique contemporaine. En

1 P. Boulez, Par volonté et par hasard. Entretiens avec Célestin Deliège, Paris, Éditions du Seuil, collection « Tel quel », 1975. Le recueil de textes de Boulez, Relevés d’apprenti, avait déjà paru en 1966 dans la collection « Tel quel » dirigée par Philippe Sollers.

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1971, il était en outre devenu titulaire de la nouvelle classe d’analyse musicale du Conservatoire de Liège 2. Au moment des enregistrements des entretiens, les deux hommes nourrissent déjà une complicité intellectuelle longue de plus de vingt ans. Deliège est conscient du privilège de cette amitié ; il s’en ouvre à François Wahl, responsable aux Éditions du Seuil, auquel il propose la publi-cation des entretiens. Alors que ce dernier s’inquiétait de l’éventuelle interfé-rence avec les Rencontres avec Pierre Boulez publiées par Antoine Goléa en 1958 3, Deliège le rassure :

De l’avis même de Boulez, il n’a donné aucun entretien qui soit l’équivalent de celui-ci, même en anglais et en allemand. Je crois que si j’ai pu l’obtenir, c’est grâce à une très vieille et longue amitié que Nicolas [Ruwet] pourra, du reste, vous confirmer 4.

La première rencontre de Boulez et Deliège date de décembre 1949. En marge de ses études au Conservatoire de Liège dont il jugeait l’esprit assez étriqué, Célestin Deliège avait suivi les cours d’André Souris au Studio musical du Séminaire des Arts à Bruxelles 5. L’apprentissage du dodécaphonisme l’avait amené avec quelques amis, dont Pierre Froidebise et Édouard Senny, à rencon-trer René Leibowitz à Paris en décembre 1949. Très déçus par cette rencontre, en particulier devant la façon dont Leibowitz délivrait un discours dodécapho-nique très au pied de la lettre, se référant trop religieusement à Schönberg, le petit groupe d’amis belges se tourna naturellement vers Pierre Boulez dont ils connaissaient l’opposition à Leibowitz. Ils s’enthousiasmèrent d’emblée devant « son intransigeance, son imagination débordante, sa culture musicale prodi-gieuse, sa pensée d’une logique souveraine, sa virtuosité surprenante au piano 6 ». 2 Pour une approche de l’évolution intellectuelle de Deliège, et son approche de l’enseigne-

ment de l’analyse musicale, voir M. Joos, « L’intuition et le concept. La théorie musicale selon Célestin Deliège », dans V. Dufour (éd. sc.), Quatre visages de la musique à Liège au XXe siècle, Revue liégeoise de musicologie, 26 (2007), p. 87-119.

3 A. Goléa, Rencontres avec Pierre Boulez, Paris, Julliard, 1958.4 Lettre de Célestin Deliège à François Wahl, non datée [décembre 1972], Université libre de

Bruxelles, Réserve précieuse, Fonds Deliège (ci-après, B-Bulb, Fonds Deliège). Nicolas Ruwet avait recommandé le projet de publication des entretiens que son ami Célestin Deliège avait soumis aux Éditions du Seuil, où il venait lui-même de faire paraître deux ouvrages.

5 V. Dufour et C. Pirenne, « Du Séminaire des Arts à l’Exposition Universelle : quinze années de lutte pour la musique contemporaine », dans C. Pirenne (dir. sc.), Les musiques nouvelles en Wallonie et à Bruxelles (1960-2003), Liège, Mardaga, 2004, p. 11-35.

6 É. Senny, « Pierre Froidebise et le mouvement dodécaphoniste à Liège », Fédération archéo-logique et historique de Belgique. Congrès de Liège 1968, Liège, 1969, p. 328.

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Depuis cette rencontre, Célestin Deliège restera très proche d’une défense de la modernité chère à Boulez. Jusqu’à son décès en 2010, Célestin Deliège main-tiendra une relation d’échange intellectuel ininterrompue avec le composi-teur français dont l’expérience des entretiens aura sans doute été un moment privilégié.

Notre contribution se présente en deux volets : une présentation factuelle des sources d’archives conservées et relatives à la genèse de Par volonté et par hasard précédera une relecture du texte à la lumière des ressources que livre l’ouvrage et qui s’avèrent toujours pertinentes pour la réflexion sur la création aujourd’hui, tant dans le domaine de la composition que celui de l’analyse.

I . Genèse : la troisième voix des entretiens

Sources

L’imposant ensemble d’archives que constitue le fonds Irène et Célestin Deliège, déposé à la Réserve précieuse de l’Université libre de Bruxelles 7, contient un épais dossier relatif à la préparation des entretiens avec Boulez. L’ensemble permet de mieux documenter la genèse de cet opus et de mesurer la distance entre les échanges improvisés entre les deux interlocuteurs et le texte établi patiemment ensuite pour l’édition.

En plus des douze bandes magnétiques (38 cm/s) de l’enregistrement de la BBC réalisé à Londres en août 1972 auxquelles vient s’ajouter la cassette audio (60 min) contenant l’enregistrement complémentaire d’août 1974, le dossier d’archives de Par volonté et par hasard, qui a été mis en ordre par Irène Deliège, comprend l’ensemble de documents suivants :

— [I] Chemise intitulée « Par volonté et par hasard. Correspondance entre Célestin, Boulez et les Éditions du Seuil » comprenant le contrat avec les Éditions du Seuil daté du 1er août 1973, et 34 lettres relatives au suivi éditorial.

7 Les archives de Célestin Deliège ont été déposées à la Réserve précieuse de l’Université libre de Bruxelles (ULB) en 2011. Elles contiennent la correspondance du musicologue avec de nombreuses personnalités de la vie musicale de la seconde moitié du XXe  siècle ainsi que les brouillons manuscrits ou dactylographiés de ses publications. La bibliothèque de Célestin et Irène Deliège a également été confiée à l’ULB en 2007. En outre, en 2012, Irène Deliège, spécialiste de psychologie de la musique, a également déposé à l’ULB les archives de l’ESCOM (European Society for the Cognitive Sciences of Music), société qu’elle a fondée en 1991. Voir le texte de Jean-Pierre Devroey en introduction à ce volume.

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— [II]  Chemise intitulée « Par volonté et par hasard. Traduction anglaise. Correspondance entre Célestin, Boulez (Schirmer) et William Glock », 16 lettres.

— [III]  Chemise intitulée « Rewriting des 12 bandes de 1972 (BBC) par le secrétariat de la RTBF » : deux copies de 131 pages dactylographiées sur papier blanc.

— [IV] Chemise sans titre. 118 pages dactylographiées dont la première page comporte l’inscription manuscrite « Retranscription du texte définitif (1er état) », 3 pages de notes et table des matières sur papier pelure bleu.

— [V] Chemise sans titre contenant une page de titre dactylographiée (sur laquelle figure la mention manuscrite « Retranscription du texte définitif (2e état) »), une préface (inédite en français) de Robert Wangermée (4 pages dactylographiées sur papier blanc) et 132 pages dactylographiées, 3 pages de notes et la table des matières, sur papier pelure bleu.

— [VI]  Chemise intitulée « Partie des entretiens réalisée en août 1974 à Baden-Baden au domicile de Boulez », 21 pages dactylographiées sur papier blanc.

— [VII]  Chemise intitulée « Pages transformées pour la retranscription définitive », multiples révisions de 33 pages, sur papier pelure bleu.

— [VIII]  Pochette plastique comprenant les pages détachées d’un carnet (12 × 18 cm) dont le premier feuillet est intitulé « Notes », 10 feuillets. Il s’agit d’une liste de questions à Pierre Boulez et d’une liste des références à compléter pour réaliser les notes placées à la fin de l’ouvrage.

Devant cet ensemble d’archives, on remarque que si beaucoup d’éléments relatifs à la préparation du texte ont été conservés, rien ne subsiste en ce qui concerne la préparation, en amont, de ces entretiens par Deliège. Si Célestin Deliège avait sans doute préparé un canevas et quelques notes préparatoires pour mener l’entretien, il n’en subsiste aucune trace matérielle.

Le passage de l’oral à l’écrit

Si l’on ne dispose pas d’un avant-texte ou d’un plan, au sens d’une conduite préparée par Célestin Deliège, en revanche, la documentation relative à l’écri-ture des entretiens, donc le passage de l’oral à l’écrit, est assez fournie comme le montre la liste présentée ci-dessus. Si l’ouvrage ne mentionne pas son nom, il faut aujourd’hui rendre hommage à Irène Deliège qui a entièrement pris en charge ce travail.

Les dossiers III à VIII permettent de reconstituer tout ce labeur éditorial accompli pour mettre au point la version finale du texte. Plus précisément encore,

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la comparaison de l’enregistrement qui subsiste sur bandes, avec le dernier état dactylographié (V) qui correspond à de rares corrections près au texte édité, permet de mesurer le degré d’aménagement nécessaire entre l’oral et l’écrit. Deux constats s’imposent. D’une part, les enregistrements gardent la trace de la pensée de Boulez en mouvement : elle paraît totalement improvisée et en même temps très maîtrisée. Le compositeur répond spontanément à Deliège, semble-t-il sans préparation et sans notes. Sa voix énonce des raisonnements clairs et directs, avec très peu d’hésitations dans la formulation et pas d’indécisions dans les réponses. D’autre part, la première transcription (III) a été réalisée par un script de la radio belge, de toute évidence peu au fait de l’œuvre de Boulez. Celui-ci avait donc introduit quantités d’erreurs de compréhension dans cette première version dactylographiée. À partir de là, il y avait un travail considérable de correction et de reformulation à fournir pour arriver à un texte lisible.

Les trois premières pages du dossier III gardent la trace de quelques correc-tions manuscrites de la main de Célestin Deliège en surcharge du texte dacty-lographié. Très vite, comme nous l’a confirmé Irène, celui-ci abandonna ce travail qui s’avérait très difficile pour lui à mettre en œuvre à cause de son infir-mité visuelle. C’est donc Irène qui se chargea entièrement de la mise au point du texte : sur l’état III, on remarque d’ailleurs qu’elle a très tôt pris le relais de son mari et que toutes les corrections manuscrites sont de sa main. Le passage de l’état III à l’état IV révèle donc beaucoup de remaniements. Irène Deliège a réécouté toutes les bandes pour combler les passages manquants et corriger les erreurs de compréhension dans un premier temps, puis s’est attachée à la préparation du texte en opérant les suppressions indispensables pour éviter les redondances, en apportant les nombreuses clarifications ou reformulations nécessaires, ou encore en veillant à la résolution de certains lapsus. C’est là que l’on peut situer l’important apport d’Irène Deliège à la formulation définitive du texte : une troisième voix donc, certes silencieuse, mais sans laquelle le texte n’aurait peut-être jamais été établi, et qui fut essentielle à sa qualité littéraire. L’état IV amène aussi une table des matières à travers laquelle on cerne mieux la réorganisation du propos en différents chapitres qui a obligé aussi la redistribu-tion de certaines parties au sein de l’ouvrage. Irène faisant ces suggestions à son mari, cela a permis de mesurer les lacunes et les mises à jour nécessaires. C’est la raison pour laquelle, dans une lettre de février 1974, Deliège écrit à Boulez pour lui expliquer qu’un nouvel entretien est nécessaire pour éclaircir certains points : « incorporer une situation de votre perspective actuelle par rapport au futur institut [IRCAM] et quelques développements sur … explosante-fixe…,

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œuvre qui était encore largement inachevée en 1972 8 ». La rencontre entre Boulez, Célestin et Irène Deliège, destinée à établir ce complément eut lieu à Baden-Baden, au domicile du compositeur, en août 1974. Les Deliège avaient pu obtenir un magnétophone pour réaliser l’enregistrement à partir duquel Irène a procédé à la transcription, dont on conserve les 21 pages dactylographiées dans le dossier VI, ainsi que l’enregistrement sur cassette. À partir de là, Irène a recomposé toute la fin du texte pour pouvoir y intégrer harmonieusement ce complément avant la conclusion.

S’il y a eu un gros travail formel pour la mise au net du texte, sa composi-tion et sa lisibilité, il n’y a eu en revanche aucune révision du contenu à propre-ment parler. La correspondance montre que Boulez a à peine relu le texte avant impression et n’a demandé aucune modification, ni reformulation. Certes, son emploi du temps l’empêchait d’entreprendre un tel travail, mais cela témoigne aussi tant de sa grande confiance en son interlocuteur 9, que d’une évidente assu-rance personnelle qui le préservait, dans le doute, de revenir sur ses propos, et de vouloir contrôler le résultat final.

Le choix du titre est par contre entièrement dû à Boulez qui a ainsi mis lui-même le point final à l’élaboration du texte. La question du titre était restée longuement en suspens comme on le voit dans la correspondance entre Deliège et les éditeurs. En février 1975, François Wahl propose le titre Autodidacte par volonté qui correspond en fait aux derniers mots du livre, et qui avaient par ailleurs l’avantage de faire écho aux Relevés d’apprenti 10. La question du titre fut soumise à Boulez qui repartira de la suggestion de Wahl pour proposer

8 Lettre de Célestin Deliège à Pierre Boulez, 18 février 1972, B-Bulb, Fonds Deliège. 9 « Pierre Boulez est en possession du manuscrit, […] il a commencé à lire le texte […], mais

craint de ne pas avoir assez de temps pour continuer. Cela veut dire en clair qu’il me fait confiance pour la publication et pense que le manuscrit peut être publié tel que je l’ai établi ». Lettre de Célestin Deliège à François Wahl, 24 avril 1974, Université libre de Bruxelles, Réserve précieuse, Fonds Deliège. Lors de la relecture des épreuves finales qui lui ont été soumises en été 1975, Boulez écrit à Deliège qu’il n’a fait que quelques corrections mineures. Lettre de Pierre Boulez à Célestin Deliège, 8 août 1975, B-Bulb, Réserve précieuse, Fonds Deliège.

10 Lettre de François Wahl à Célestin Deliège, 13 février 1975, B-Bulb, Réserve précieuse, Fonds Deliège.

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lui-même le titre définitif, Par volonté et par hasard 11, assez typique des tour-nures qu’il affectionne dans ses écrits 12.

L’état suivant du texte (V), fait apparaître le brouillon d’une page de couver-ture avant que le titre définitif n’eut été établi. Par contre, ce document mentionne l’avant-propos de Robert Wangermée. En effet, le musicologue belge, également directeur de la radio-télévision belge, et qui avait soutenu Deliège dans son entreprise, avait rédigé une préface à la demande de ce dernier. Contre toute attente, les éditions du Seuil ont refusé ce texte reprochant son caractère trop distant et demandant à Wangermée de fournir plutôt un « discours en première personne 13 ». Wangermée n’a pas accédé à cette demande et l’édition parut dès lors sans la moindre introduction aux entretiens. Or avant même la publication des entretiens au Seuil, des contacts avaient été établis via William Glock pour une traduction anglaise à paraître chez Eulenburg. Là, le texte introductif de Wangermée fut apprécié et donc publié dans sa traduction anglaise 14. La diffu-sion de ces entretiens au plan international fut en effet très rapide puisque, alors que l’édition anglaise paraît en 1976, une édition japonaise est également envi-sagée dès décembre 1975 et paraît en 1977 15 et une dizaine d’autres traductions suivront rapidement.

L’importance de ce texte pour la compréhension de l’œuvre de Boulez, et pour une ouverture tant vers les spécialistes que vers un plus large public, fut donc comprise très tôt. Célestin Deliège en était conscient dans son projet dès le départ si l’on en croit l’argumentaire qu’il avait rédigé en soumettant le projet aux Éditions du Seuil en 1973 :

11 « I have thought about the title, but the only thing that came to my mind is Par volonté et par hasard. What do you think of it? ». Lettre de Pierre Boulez (secrétariat BBC) à Célestin Deliège, 14 avril 1975, B-Bulb, Réserve précieuse, Fonds Deliège.

12 Le choix du titre par Boulez fait écho à d’autres cas, notamment celui de « ... auprès et au loin. » que l’on trouvera explicités dans l’article de Robert Piencikowski, « Dé-chiffrer Boulez », La pensée de Pierre Boulez à travers ses écrits, édité par Jean-Jacques Nattiez, François Nicolas et Jonathan Goldman, Sampzon, Delatour France, 2010, p. 73-88.

13 Lettre de François Wahl à Robert Wangermée, 13 février 1975, B-Bulb, Réserve précieuse, Fonds Deliège.

14 P. Boulez, Conversations with Célestin Deliège, foreword by R. Wangermée, Londres, Eulenburg, 1976. La version française, inédite, de la préface de Wangermée, se trouve dans le dossier V, B-Bulb, Réserve précieuse, Fonds Deliège

15 L’édition japonaise des entretiens paraîtra en 1977 chez Hosei University Press sans la préface de Robert Wangermée.

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[Ces entretiens] apportent beaucoup d’éclaircissements sur chacune des œuvres [de Boulez] et explicitent beaucoup de positions prises par le musicien au cours de sa carrière. Beaucoup d’options ont été prises, notamment en ce qui concerne les musiciens et les poètes (Berg, Schönberg, Webern, Messiaen, Mallarmé, Char, Michaux, …) élus par Boulez dès ses premières années de travail. Boulez se définit aussi très clairement par rapport aux tendances actuelles de la composition (musique sérielle, musique électronique, musique intuitive, récupération, etc.). Sur sa propre activité, il jette un regard hautement critique exposant clairement au passage des jugements très nets sur la période des débuts du sérialisme intégral (débuts des années cinquante). Pour un public qui ne peut aborder aisément la lecture des textes de Boulez, ces entretiens présenteront une meilleure prise de contact. Cependant, le ton général de la discussion se situe à un niveau beaucoup plus élevé que l’habituel interview de presse. Il doit s’agir du meilleur témoignage laissé jusqu’ici par le compositeur sur son œuvre et son époque 16.

II . Traces : permanences du propos pour le compositeur et

l’analyste

Si l’apport de l’ouvrage est indéniable du point de vue de la compréhension des débuts de Boulez et de l’époque, son apport à un niveau plus général sur le plan de l’art de la composition musicale est très vaste également. Il conduit à évoquer, dans un premier temps, la question du matériau dont Boulez parle à de nombreuses reprises, pour ensuite expliciter la manière dont ce matériau, mais aussi sa prolifération — son déploiement —, agit sur la globalité et donc sur la forme. Il sera aussi question de la manière dont rigueur et liberté peuvent se côtoyer harmonieusement (ce que Boulez appelle la discipline globale et l’indiscipline locale). Un second axe de lecture, celui de l’analyse, sera abordé avec un peu moins de rigueur dans la mesure où il interviendra souvent pour commenter le premier. Ce sera, en quelque sorte, notre indiscipline locale.

Le matériau

La thématique du matériau, qu’il s’agisse d’un matériau inventé ou de manière plus exceptionnelle emprunté, voire même déduit d’un élément exogène à la musique, est un véritable leitmotiv. Boulez en parle à de nombreuses reprises

16 Célestin Deliège, document dactylographié, sans titre, non daté, joint au contrat des Éditions du Seuil du 1er août 1973, B-Bulb, Réserve précieuse, Fonds Deliège.

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et notamment à propos des Structures pour deux pianos 17, œuvre qui utilise un matériau emprunté au célèbre Mode de valeurs et d’intensités d’Olivier Messiaen : « J’ai fait là une expérience de degré zéro de l’écriture ». Il ajoute plus loin : « C’était pour moi, un essai, ce qu’on appelle le doute, le doute carté-sien ; remettre tout en cause, faire table rase de son héritage et recommencer à partir de zéro pour voir comment on peut reconstituer l’écriture à partir d’un phénomène qui a annihilé l’invention individuelle 18 ». Cette expérimentation très particulière dont nous parle Boulez est explicitée par la manière dont il utilise ce matériau emprunté : « J’en ai écrit toutes les transpositions 19 comme une espèce d’objet mécanique qui bouge dans tous les sens, et mon rôle s’est simplement borné à choisir des registres différents, mais là encore complète-ment indifférenciés 20 ».

Dans le cadre de ce premier livre (Structures I, 1952), le matériau semble donc vouloir imposer sa loi. Par contre, et Boulez le précise à propos des deuxième et troisième pièces des Structures, il peut aussi être dompté : « En somme, je suis parti progressivement du fait que c’est le matériau qui s’est proposé à moi, et finalement les choses se sont transformées : à la fin de la deuxième pièce, c’est vraiment moi qui propose au matériau de faire quelque chose avec lui 21. »

Ce premier livre, nous le savons, a donné lieu à plusieurs commentaires. Boulez lui-même, en parlant de cette expérience, mais aussi d’un certain nombre d’œuvres de cette époque, commente l’aspect technique, mais surtout esthé-tique en ces termes :

La manipulation est une chose capitale, mais elle doit être un outil de travail, un intermédiaire. Pour couper une vitre, il faut un diamant, mais le diamant en soi n’a aucune importance si on le considère simplement comme un diamant. Je crois que, à cette époque, précisément, on avait beaucoup trop tendance, en général, et moi en particulier, à tailler les facettes du diamant sans se préoccuper beaucoup de sa faculté de couper et même de sa possibilité de couper. Cette période a duré assez peu de temps chez moi, parce que je suis toujours conscient de la nécessité de communication essentielle que doit être la musique 22.

17 Par volonté et par hasard, p. 69.18 Ibid., p. 70.19 Il s’agit bien entendu de la série de base de Modes de valeurs et d’intensité d’Olivier Messiaen.20 Par volonté et par hasard, p. 70.21 Ibid., p. 71.22 Ibid., p. 76.

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Boulez fait donc clairement référence à la place que doivent avoir les aspects spéculatifs et techniques auprès des préoccupations liées à la communication et donc à la perception :

J’ai souvent dit que la préoccupation technique et la préoccupation esthétique sont comme deux miroirs. L’invention va de l’une à l’autre, comme une image qui est perpétuellement renvoyée entre deux images parallèles. C’est pour cela que je tiens absolument à ce que les deux miroirs soient en présence, soient parallèles et aussi importants l’un que l’autre 23.

Il est aussi question de matériau, mais inventé cette fois, dans le quatrième chapitre des entretiens intitulé « Incidence de Schönberg », que Célestin Deliège aborde au travers de la Sonatine pour flûte et piano (1946). Célestin Deliège pose la question de l’influence du modèle de la Symphonie de chambre opus 9 d’Arnold Schönberg sur la forme de cette sonatine. C’est en particulier, sur le plan formel, nous dit Boulez, le fait que

dans cette œuvre (la Symphonie), sont réunis les quatre mouvements d’une sonate, mais en même temps ces quatre mouvements constituent les quatre versets, les quatre développements, d’un seul mouvement 24.

Il poursuit en parlant du matériau :

Dans la Sonatine, j’ai fait cela avec les seuls matériaux de départ, des matériaux très simples d’ailleurs. Avant tout, je voulais expérimenter comment on peut élargir, dans un sens ou dans un autre, un matériau, c’est-à-dire lui donner une sorte d’élasticité qui le rende apte à beaucoup de tâches. Au fond, il y avait simplement un matériau de base qui est devenu un premier thème, une espèce d’allegro de sonate, puis un deuxième, qui est devenu un scherzo ; c’est le même matériau qui, successivement, s’est transformé en scherzo, en mouvement lent 25.

Et il ajoute, dans un esprit très beethovénien :

23 Par volonté et par hasard, p. 75.24 Ibid., p. 31.25 Ibid., p. 31-32.

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Ce qui m’intéressait, c’était les métamorphoses d’un seul thème, et de ce point de vue là, l’œuvre est plus unitaire même que la Symphonie de chambre de Schönberg parce que le matériau est plus réduit.

Toujours à propos de matériau, nous savons à quel point Boulez a l’habitude de retravailler ses œuvres, de remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier. Célestin Deliège aborde ce sujet au septième chapitre en comparant cette démarche à celle, diamétralement opposée, de Stockhausen : « Quant à vous, il semble que vous ne redoutiez pas la fatigue qui peut résulter de la reprise d’une œuvre déjà composée ». Boulez répond :

Je vais dans le sens opposé d’une façon excessive, parce que, tant que je ne suis pas satisfait d’une chose, elle reste dans ma mémoire et je ne peux pas m’en débarrasser. Elle est là à l’état permanent ; c’est ce qui me force à cette remise en question 26.

Est-ce pour ces raisons que Boulez a souvent réutilisé un même matériau dans des contextes différents ? Nous pensons par exemple à une séquence de Don (1960-62) réutilisée dans Éclat (1964-65), ou encore aux Notations pour orchestre (1980 et 1998) qui sont alimentées par le matériau des Notations pour piano (1945). Une même matière première peut donc générer des œuvres diffé-rentes. Un peu comme si le matériau ne devient réalité musicale qu’à partir du moment où il est traité. Le traitement de ce matériau passe alors par diverses manipulations que Boulez va lui appliquer afin de le faire proliférer.

Le déploiement

Boulez aborde l’idée de déploiement par la manipulation, entre autres, au moment où Célestin Deliège l’invite à parler de la Deuxième sonate pour piano (1947).

Ce qui m’a attiré, à l’époque, dans la manipulation des douze sons, c’est de leur donner un sens fonctionnel : un sens motivique et thématique par rapport à certaines fonctions qu’ils devaient assumer dans l’œuvre. Cela se voit très facilement dans le premier mouvement : des séries d’intervalles sont liées à certains motifs et réapparaissent ; cette série de sons est divisée en un certain nombre de motifs qui alimentent tout le premier mouvement en particulier. Une forme d’expression qui était pour moi aussi intéressante, c’est d’avoir un contraste entre une écriture des motifs de thèmes et une écriture athématique ;

26 Ibid., p. 58.

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c’est-à-dire que je conçois le thème comme une accumulation de possibilités, mais que, en même temps, pour les développements de ce mouvement de sonate, j’ai voulu dissoudre au fur et à mesure les cellules d’intervalles, pour faire porter l’attention davantage sur le travail rythmique que sur les intervalles, qui n’ont alors qu’une fonction secondaire 27.

C’est plus précisément d’une métamorphose dont il s’agit : comment créer de nouveaux événements, ayant une autre fonction, à partir d’une idée de base ? Mais n’est-ce pas là une des caractéristiques de l’écriture de la musique occidentale ?

Toujours à propos du déploiement d’un matériau, Boulez revient sur le danger des manipulations guidées essentiellement par des concepts théoriques où les processus d’engendrement deviennent la chose à préserver, et ce, aux dépens de la perception.

Certains concerts de Darmstadt, aux alentours de 1953-1954, devenaient absolument insensés de stérilité et d’académisme  ; ils devenaient surtout d’un inintérêt complet. On sentait la distance entre ce qui était écrit et ce qui était entendu : il n’y avait aucune imagination sonore, mais simplement une accumulation de transcriptions numériques qui, du point de vue esthétique, n’avaient aucun caractère 28.

Nous arrivons ici à une particularité essentielle dans le domaine de l’écriture chez Boulez, c’est le rapport entre le besoin de se fixer des règles et la manière dont elles seront transgressées. Dans ce même chapitre Célestin Deliège aborde le sujet par cette réflexion : « Une grande partie de votre raisonnement met en évidence un fait permanent chez vous : c’est ce caractère dialectique de votre pensée, de votre comportement, qui vous renvoie d’un pôle rationnel à un pôle irrationnel… ». Boulez répond :

J’ai un tempérament qui essaie de construire des règles pour avoir le plaisir de les détruire plus tard : c’est une démarche dialectique entre la liberté de l’invention et la nécessité d’avoir une discipline dans l’invention. On ne peut pas séparer l’une de l’autre : l’invention sans discipline est une invention très souvent inepte, au sens le plus littéral du mot  ; mais la discipline sans invention n’est pas moins inepte, parce qu’elle ne s’applique à rien. La difficulté est de trouver un équilibre, ou du moins un échange constant, entre ces deux pôles extrêmes.

27 Par volonté et par hasard, p. 50.28 Ibid., p. 82.

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Il faut apporter en soi-même l’irrationnel, mais maintenir en même temps la transcription rationnelle qui, seule, peut rendre compte du potentiel irrationnel qu’on a en soi. Cet irrationnel, il faut qu’il soit transcrit en des termes rationnels pour qu’il puisse être reformé par d’autres personnes, qui s’en serviront pour le charger à leur tour de leur propre pouvoir irrationnel 29.

Rationnel et irrationnel pourraient aussi être mis en parallèle avec ce que Boulez appelle, lorsqu’il parle du Marteau sans maître, la discipline globale et l’indiscipline locale :

Une analyse technique du Marteau sans maître serait certainement beaucoup plus difficile à faire que celle de Polyphonie parce que, s’il y a une direction très nette, très stricte, il y a place à partir de cette direction et de disciplines globales, pour ce que j’appelle l’indiscipline locale : globalement, il y a une discipline, une direction ; localement, il y a une indiscipline, une liberté de choix, de décision, de refus. Dans les œuvres précédentes, le cadre strict et inflexible n’offrait pratiquement pas de possibilités de refus. Or, la composition est certainement un acte positif, mais un acte positif constitué par une accumulation de refus déterminants. À l’époque précédente, on ne voulait rien refuser, on mettait tout en jeu à chaque instant. Dans le Marteau, écrit immédiatement après, j’ai pris un point de vue non pas opposé, mais beaucoup plus flexible ; je pouvais éliminer certains facteurs à un moment de ma composition, et cet aspect négatif est justement ce qui fait la vivacité d’une composition 30…

De prolifération du matériau, il en est également question dans les entretiens, au deuxième chapitre « Options et jugements ». Boulez, venant d’expliquer qu’au début de sa production, il n’avait aucun penchant pour les choses flottantes ou à l’état d’âme flottant, mais plutôt un penchant pour les œuvres dynamiques, répondra à la question de Deliège : « Ce penchant que vous revendiquez vers des formes très dynamiques est peut-être ce qui vous a conduit à des rédactions extrêmement développées ? » :

Oui, j’ai un sens probablement inné pour ce que j’appellerai la prolifération des matériaux. C’est-à-dire qu’en général je démarre sur des matériaux assez simples  ; mes idées de base, et même les enveloppes des œuvres, sont assez simples, mais, à l’intérieur de ces enveloppes, naturellement, il y a des textures extrêmement poussées. Si j’ai en face de moi une idée musicale, ou une espèce d’expression musicale à donner à partir d’un certain texte que j’ai inventé,

29 Par volonté et par hasard, p. 83.30 Ibid., p. 84.

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je découvre dans ce texte, quand je le soumets à ma propre analyse, quand je le regarde sous tous les angles, de plus en plus de façons de le varier, de le transformer, de l’augmenter, de le multiplier. Pour moi, une idée musicale est comme une graine : vous la plantez dans un certain terreau, et, tout à coup, elle se met à proliférer comme de la mauvaise herbe. Il faut, après, élaguer 31.

La forme

Le matériau et son déploiement nous conduisent immanquablement à la notion de forme que Célestin Deliège aborde au sixième chapitre, notamment à travers l’évocation de la Deuxième sonate pour piano, pour aborder la question de la dissolution des formes classiques. Cette Deuxième sonate constitue sans nul doute un tournant dans l’approche formelle de Pierre Boulez puisque, tant dans cette Deuxième sonate et plus particulièrement dans la Première sonate, il laisse apparaître, volontairement, des résidus de formes classiques. Bien entendu, il n’est pas question de voir ici une forme sonate avec ses deux thèmes exposés, leurs développements et leurs réexpositions, mais bien de références plus souter-raines. En réalité, ce que Boulez nous propose dans ces deux sonates, mais plus particulièrement dans la deuxième, c’est la destruction volontaire de ces formes classiques. Après avoir décrit globalement les caractéristiques des quatre mouve-ments, Pierre Boulez nous dit :

Probablement influencé par toute l’école viennoise qui voulait récupérer les formes anciennes, j’ai tenté l’expérience de les détruire complètement : j’entends par là un essai de destruction de ce qu’était la forme sonate d’un premier mouvement  ; de dissolution de la forme du mouvement lent par le trope et de dissolution de la forme scherzo répétitive par la forme variation, de destruction, enfin, dans le quatrième mouvement, de la forme fuguée et de la forme canonique. J’emploie des mots négatifs peut-être par excès ; mais il y a éclatement, dissolution, dispersion dans cette Deuxième sonate, et c’est très volontairement, en dépit d’une forme très contraignante, que toutes ces formes ont été mises au feu 32.

Il termine avec ce qui nous semble être une chose importante sur le plan compositionnel : « Après cette Deuxième sonate, je n’ai plus jamais écrit en réfé-rence à une forme du passé. J’ai toujours trouvé une forme qui a été pensée avec l’idée elle-même ». Des formes du passé et de la manière de vouloir les maintenir

31 Par volonté et par hasard, p. 14.32 Ibid., p. 51-52.

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pour certains, Boulez en parle déjà lors du deuxième chapitre lorsqu’il compare les formes de la musique allemande et française et qu’il évoque le cas particulier d’Alban Berg. Célestin Deliège entame sa question par le rappel de la position d’Adorno vis-à-vis de l’utilisation des formes du passé qui pourraient, selon ce dernier, révéler une intention conservatrice. À la question : « Que croyez-vous que l’on puisse retenir de cette objection d’un philosophe de formation posthé-gélienne ? », Boulez répond :

Évidemment, maintenir ces formes, à tout prix, serait une attitude conservatrice parce qu’elles ne signifieraient plus rien par rapport à ce qu’elles ont exprimé à une certaine époque. Ce qui est intéressant dans Berg, par exemple, c’est, non pas qu’il ait conservé ces formes, mais qu’il les ait chargées de tellement d’ambiguïté qu’elles prennent un autre sens et sont pratiquement détruites. On ne peut regarder l’évolution accomplie par Berg que comme une espèce de quête continue pour arriver à un maximum d’efficacité qu’on n’a qu’une hâte, c’est de les dissoudre progressivement et de les détruire ou de leur donner tellement de surcharge émotionnelle — et formelle d’ailleurs — qu’elles s’effondrent sous le poids de toutes ces surcharges 33.

Incidence de Berg sur la Deuxième sonate ? Toujours est-il que la complexité de cette Deuxième sonate, tout comme celle de la musique de Berg, donne de multiples lectures possibles de l’œuvre comme Boulez le rappelle lors du troi-sième chapitre « Défense de Berg » :

Dans Berg, en beaucoup de moments, j’ai cette impression d’une œuvre très difficile, dont il est très malaisé d’épuiser la texture. En dépit de sa communication assez facile, dans la plupart des cas, c’est une œuvre qu’on peut reprendre cinq, six fois, surtout si elle est de vaste dimension. Cette idée de « niveaux de lecture » dans une œuvre est une idée qui m’est très chère. Je l’ai dit maintes fois : pour moi, l’œuvre doit être comme un labyrinthe, on doit pouvoir s’y perdre. Une œuvre dont on découvre les parcours d’une façon définitive en une fois est une œuvre plate, manquant de mystère. Le mystère de l’œuvre est, justement, cette polyvalence des niveaux de lecture. Que ce soit pour un livre, un tableau ou une musique : cette polyvalence des niveaux de lecture est quelque chose qui est, pour moi, fondamental dans ma conception de l’œuvre 34.

33 Par volonté et par hasard, p. 23.34 Ibid., p. 27-28.

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Est-ce cette polyvalence des niveaux de lecture qui a conduit Boulez à imaginer dans sa Troisième sonate pour piano (1955-57), mais aussi dans une pièce plus tardive comme Éclat, différentes trajectoires permettant des écoutes variées d’une même œuvre ? Célestin Deliège aborde le sujet en revenant sur la notion d’indiscipline locale ou, en d’autres termes, de choix possibles, dont Boulez a parlé à propos du Marteau sans maître (1954). Il pose alors la question de savoir si c’est cette indiscipline locale qui a déterminé la notion de mobilité : mobilité qui apparaît pour la première fois dans la Troisième sonate. Boulez répond :

Il y a un certain nombre de choses qui ont convergé pour me faire adopter la mobilité. Je trouvais, premièrement, que la trajectoire de l’œuvre devait être multiple et non pas simple ; deuxièmement, que la disposition typographique de la musique pouvait être renouvelée par l’introduction de parenthèses, d’italiques, etc. ; troisièmement, que l’interprète placé face à une œuvre devrait pouvoir se trouver dans une situation de nouveauté chaque fois qu’il l’aborderait. Ces trois points m’ont décidé à me séparer complètement de la structure traditionnelle de la musique 35.

Célestin Deliège se demande ensuite si le fait que l’œuvre n’ait pas une trajec-toire unique change son statut. « Non, répond Boulez, elle ne change pas de statut, mais on lui donne une certaine flexibilité », avant de poursuivre par cette image extrêmement parlante :

J’ai souvent comparé l’œuvre au plan d’une ville : on ne change pas son plan, on la perçoit telle qu’elle est, mais on a différents moyens de la parcourir, différents moyens de la visiter. Cette comparaison est extrêmement importante pour moi. L’œuvre est comme une ville ou comme un labyrinthe.

Le compositeur ajoute : « Une ville est souvent un labyrinthe aussi : on la visite et on choisit ses propres directions, sa propre démarche, mais il est évident que pour découvrir une ville il faut un plan précis, et certaines règles de circula-tion 36 ». C’est bien de l’œuvre ouverte dont parle Boulez, mais une œuvre ouverte où le hasard n’intervient pas pour autant ! Même si des choix sont à opérer par l’interprète, ils sont, en quelque sorte, canalisés : Boulez précisant ici, mais aussi lors d’un concert-analyse consacré à Éclat en compagnie de l’Ensemble

35 Par volonté et par hasard, p. 105.36 Ibid., p. 106-107.

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InterContemporain 37, qu’il n’est pas question de considérer cette liberté comme une démission du compositeur. Bien au contraire,

la dimension libre implique comme une surpuissance du compositeur, en ce sens qu’il y a beaucoup plus de difficultés à construire une ville qu’à construire une rue : une rue va d’un point à un autre, tandis qu’une ville a des tas de rues, des tas de directions à construire… Le compositeur ne démissionne pas s’il laisse à l’interprète la liberté de choisir certains parcours ou certaines façons d’interpréter la musique 38.

À propos d’Éclat, Deliège demande à Boulez de parler de la conception de la mobilité des petites structures. Et de fait, la mobilité dans cette œuvre est très différente de celle de la Troisième sonate puisqu’il s’agit ici de mobilité très locale. Après la grande cadence inaugurale de piano, la première partie d’Éclat propose aux interprètes de réagir rapidement aux indications du chef leur demandant de jouer tel ou tel motif. Les instrumentistes sont alors sur le qui-vive, car ne sachant pas quel motif ils vont devoir jouer. Les motifs qu’ils ont à exécuter étant flexibles, les interprètes ont une certaine liberté d’interpré-tation que Boulez explicite :

Dans la première partie, la mobilité est implicite. C’est une espèce de groupe où la mobilité fait loi. Les neuf instrumentistes sont dépendants de la volonté du chef pour la coordination entre eux et avec lui, mais ils sont complètement indépendants en ce sens qu’ils réalisent eux-mêmes les figures.

Boulez ajoute : « elles sont écrites parce qu’il faut, je crois, donner un texte à l’imagination pour qu’elle puisse se greffer d’une façon impérative et convain-cante ; mais une fois que les musiciens ont reçu le signal, ils sont libres de donner une interprétation au petit fragment 39 ». Mais le jeu — jeu au sens ludique du terme comme le mentionne Boulez lors du concert-analyse évoqué plus haut — ne s’arrête pas là puisque ce que les interprètes viennent de jouer oblige le chef à être à son tour attentif. C’est lui, maintenant, qui est sur le qui-vive et qui, en fonction de ce qu’il a entendu, choisira l’ordre des motifs suivants.

37 « Le temps musical 1 ». Éclat. Ensemble InterContemporain sous la direction de Pierre Boulez. Cassette magnétique audio publiée par le Centre Pompidou en collaboration avec Radio France, Paris, 1978. Enregistrement disponible à la Réservé précieuse de l’ULB, Fonds Deliège.

38 Par volonté et par hasard, p. 110-111.39 Ibid., p. 113.

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Nous ne pouvons terminer notre parcours sans évoquer l’importance de la littérature et plus particulièrement de la poésie qui, dans l’œuvre de Boulez, peut agir directement sur le matériau, mais aussi sur la grande forme. Cette importance de la poésie chez Boulez se vérifie dans de très nombreuses œuvres et nous pensons, entre autres, à Éclat, dont nous venons de parler. Dans cette œuvre, c’est un poème de Mallarmé, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, qui inspire Boulez. Ce poème, bien qu’il ne soit pas entendu, est une source d’inspi-ration qui agit même sur le plan de l’élaboration du matériau musical de toute la partie centrale. Si Mallarmé est un auteur que Boulez affectionne tout parti-culièrement, René Char occupe, lui aussi, une place privilégiée. Il n’est donc pas étonnant de voir Célestin Deliège consacrer deux chapitres (les septième et huitième) à ces deux grands poètes qui ont inspiré Pierre Boulez. Commençons par Char et plus particulièrement son incidence sur l’écriture du Marteau sans maître. Boulez parle de la manière dont les poèmes choisis pour le Marteau sans maître sont très courts, au contraire de ceux qui ont alimentés Visage nuptial et le Soleil des eaux :

Pour le Marteau sans maître, j’ai pris les poèmes les plus courts, quelques lignes, mais qui me permettaient d’avoir une tout autre conception du rapport de la poésie à la musique ; non plus simplement une accointance de la poésie et de la musique, mais une greffe dans laquelle la musique et le poème gardent à un certain point leur indépendance 40.

Il est clair aussi que ce qui attire Boulez dans la poésie de Char et qui, dans une certaine mesure, rejoint sa conception du discours musical, c’est

… sa condensation. C’est comme si vous découvriez un silex taillé (et qui dit silex, dit variation sur silex taillé) : une sorte de violence contenue, non pas une violence avec beaucoup de gestes, mais intérieure, et concentrée sur une expression tendue.

Et un peu plus loin :

Comme ma conception de la mise en musique d’un poème n’a pas beaucoup à voir avec la conception habituelle, j’ai trouvé que la condensation du verbe, chez Char, était une grande aide. Si un texte est trop abondant, le temps devient tellement distendu que la musique n’a plus de raison d’être par rapport au temps. Au contraire, dans la poésie de Char, ou le temps est extrêmement concentré, la

40 Par volonté et par hasard, p. 54-55.

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musique non pas détend ce temps, mais a la possibilité de se greffer dessus. Ce poème ne rejette pas la musique, mais l’appelle, au contraire. Et dans ce sens, aussi, il m’a séduit 41.

La manière dont Boulez analyse la poésie de Char est intéressante à bien des égards, mais c’est plus particulièrement l’incidence de celle-ci sur l’élaboration du discours musical qui a retenu notre attention. Chez Boulez, nous l’avons compris, le texte n’est pas une simple suite de mots à mettre en musique. Et si, comme nous l’avons signalé plus haut, texte et musique peuvent avoir une certaine indépendance, il est évident que la poésie, comme l’ont du reste montré les nombreux commentateurs du Marteau sans maître, agit, nous l’avons déjà évoqué, sur le déploiement du matériau, mais aussi sur la globalité et donc sur la grande forme.

Est-ce l’importance de la poésie et plus largement de la littérature, qui font que Boulez décide de baptiser son premier quatuor : Livre pour quatuor à cordes ?

Cette idée d’un livre pour quatuor, constitué au départ de mouvements détachables, m’est venue en 1948-1949, probablement en lisant « Igitur » et le « Coup de dés ». J’avais découvert que le poème n’était plus simplement un petit morceau séparé, mais qu’il pouvait être d’une grande continuité, en même temps qu’une continuité séparable : c’est-à-dire une continuité dont on peut détacher des pièces parce qu’elles ont un sens et une validité, même détachées du contexte continu dans lequel elles se placent. Voilà le point qui m’a intéressé 42.

Boulez explique ensuite la manière dont le concept de livre agit aussi sur la manière de développer le matériau musical et l’incidence de ce développement sur la lecture de la forme — ou plus précisément les lectures possibles de la forme.

Quand j’ai écrit, beaucoup plus tard, en 1956-1957, ma Troisième sonate pour piano, je n’avais pas encore lu le Livre de Mallarmé, puisqu’il a été publié fin 1957. J’avais intitulé un des formants : « Constellation », et on m’a demandé si j’avais lu cet inédit de Mallarmé. Non … Je l’ai lu ensuite et j’ai vu que ce que j’avais conçu pour cette Troisième sonate, sans être la même chose, naturellement, était très près de la conception du livre ouvert de Mallarmé et, en particulier, du livre dans l’épaisseur, c’est-à-dire où les développements deviennent de plus en plus complexes au fur et à mesure qu’on s’avance dans l’épaisseur du contenu.

41 Par volonté et par hasard, p. 54.42 Ibid., p. 63-64.

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Boulez parle ensuite, de manière très concrète, des similitudes entre épais-seur du livre et épaisseur d’un développement musical :

Quand on avance dans l’épaisseur d’un livre, on doit avoir une texture plus ou moins complexe, parce qu’on accumule au fur et à mesure des connaissances ; c’est-à-dire qu’on ne lit pas la page 1 comme on lit la page 30. La page 1 est simple et la page 30 est complexe parce qu’elle ramasse toutes les connaissances qu’on a acquises de la page 1 à la page 29. En musique, c’est ce que je fais quelquefois : les développements s’accumulent et deviennent des tropes greffés sur des tropes qui seront à leur tour greffés sur des tropes, si bien qu’on a différentes accumulations de richesses. Cela constitue une démarche très particulière pour moi : cette accumulation qui part d’un principe simple et qui arrive à une situation chaotique parce qu’elle est engendrée par un matériel qui tourne sur lui-même et qui devient tellement complexe qu’il perd toute physionomie individuelle et arrive à faire partie d’un immense chaos 43.

Les quelques phrases de Boulez qui suivent et par lesquelles nous termine-rons, développent un peu plus ces notions d’épaisseur et de déploiement en les plaçant sur le terrain de la perception.

C’est aussi un contraste que je pratique très volontiers entre des structures très claires et des structures où la surcharge implique fatalement la non-absorption. Dans un passage évident, clair, simple, on absorbe à 100 % ce qui est dit parce qu’on en distingue très bien toutes les articulations : le cheminement, la forme générale, etc. Au contraire, dans un passage complexe, elles sont tellement denses à certains moments qu’elles s’annihilent entre elles, et, finalement, il en résulte une appréciation globale. Ce contraste entre la perception vraiment totale et la perception globale qui ne peut plus saisir aucun détail, est une des choses qui me tiennent le plus à cœur. Pour moi, cela a également rapport avec une conception du temps en général : le temps, dans une structure très claire, est un temps très relâché, un temps lent de perception ; tandis qu’au contraire, dans une accumulation, le temps global ne peut plus se décomposer. Beaucoup de ces choses, je les ai découvertes au fur et à mesure, mais ces options m’étaient déjà familières à l’époque du Livre pour quatuor à cordes 44.

Ces notions de texture et de rapport au temps, déjà très présentes dans les œuvres antérieures ou contemporaines de ces entretiens, resteront toujours une préoccupation majeure dans l’œuvre de Boulez. Ces notions constituent, nous

43 Par volonté et par hasard, p. 64-65.44 Ibid., p. 65.

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semble-t-il, une des clés essentielles pour la compréhension des grandes œuvres postérieures à ces entretiens comme Répons (1981-84) ou encore Sur Incises (1996-98).

L’approche que l’on vient de donner de cet ouvrage phare qu’est Par volonté et par hasard, est bien entendu dirigée vers quelques aspects du métier de compo-siteur et, en partie, de celui de l’analyste. Le lecteur nous pardonnera, nous l’es-pérons, cette lecture très ciblée qui occulte bon nombre d’autres sujets abordés lors de cette rencontre entre ces deux experts que sont Pierre Boulez et Célestin Deliège. Elle a essentiellement pour but de montrer que l’ouvrage, quarante ans après sa publication, demeure une magnifique leçon de composition et d’ana-lyse musicale.

*

L’amitié, et la confiance, entre Pierre Boulez et Célestin Deliège a donné nais-sance à des entretiens qui demeurent un des textes parmi les plus éclairants de l’histoire de la musique de la seconde moitié du XXe siècle. La forme dialogique, devenue si incontournable dans la communication des artistes au XXe  siècle, contribue largement à l’accessibilité du texte, mais sa lisibilité est due aussi à la complicité et à l’acharnement d’Irène Deliège à mener ce projet à bien. Sans sa ténacité, il est probable que le texte n’aurait jamais vu le jour.

Tout au long de cette rencontre, le lecteur est invité, en permanence, à un aller et retour entre la description des œuvres de Pierre Boulez et le regard analytique porté sur quelques-unes des œuvres du passé qui ont marqué le compositeur français. Ce qui frappe, aujourd’hui encore, à la lecture des entre-tiens, c’est combien, tant celui qui pose les questions que celui qui y répond sont experts. Experts dans le domaine de l’analyse, bien évidemment, mais aussi experts dans celui de la composition. Certes, l’un est un compositeur en pleine activité et l’autre l’a été un moment. Mais même si Célestin Deliège ne compose plus, il connaît indéniablement le métier. Dans le domaine de l’analyse, ils sont tous deux de véritables virtuoses  ; virtuoses sur le plan de la connaissance et de la compréhension du répertoire, mais aussi virtuoses sur le plan didactique.

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