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Hommage à René Girard Bibliothèque Ceccano -Avignon Académie de Vaucluse 11 mai 2016 Gérard...

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Hommage à René Girard Bibliothèque Ceccano - Avignon Académie de Vaucluse 11 mai 2016 Gérard Valin - Je remercie chaleureusement les personnes présentes qui s’associent ce soir à l’hommage que nous rendons à René Girard, célèbre Avignonnais, décédé à Stanford, en Californie, le 4 décembre 2015. Je m’adresse en parculier aux membres de la famille Girard et à ses pets-neveux (Hugues et Agathe, Odon et Lucie) qui viennent de jouer pour nous l’une des plus belles paroles du Christ de J. Haydn : « Fils, voici ta Mère, Mère voici ton Fils » (1786). - Mme Dewulf, Membre du conseil d’administraon de l’Académie de Vaucluse, m’a aimablement remis les témoignages précieux et émouvants de Marie et Lucie, petes-nièces, ainsi que de Benoît, pet-neveu, de René Girard. - Mme de Forbin, Présidente de l’Académie de Vaucluse et son bureau ont pris l’iniave de ce moment de mémoire que nous allons partager dans ces lieux merveilleux que René Girard et son père ont bien connu. - Le 15 février 2016, l’Académie Française avait organisé, à Saint-Germain- des-Prés, une cérémonie solennelle, en présence de ses confrères, de sa famille et de nombreux collègues universitaires ou lecteurs assidus. - Après l’introducon de Benoît Chantre, créateur de l’ARM et « fellow » de la fondaon américaine « Imitao » présidée par l’homme d’affaires californien Peter Thiel, un concert spirituel, l’intégrale des « Sept dernières paroles du Christ en croix », avait été donnée par le même quatuor Girard. A propos de chacun de ces versets, Michel Serres a proposé un commentaire émouvant : il a su établir un lien inme entre ces « Paroles de Dieu » et celles des hommes, selon les concepons de René Girard. L’œuvre de l’académicien ne peut, en effet, être comprise et appréciée qu’à parr de sa lecture personnelle et singulière de la Bible. La passion du Christ et la révélaon qui l’accompagne jouent le rôle central et constuent le 1
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Hommage à René GirardBibliothèque Ceccano - Avignon

Académie de Vaucluse11 mai 2016Gérard Valin

- Je remercie chaleureusement les personnes présentes qui s’associent ce soir à l’hommage que nous rendons à René Girard, célèbre Avignonnais, décédé à Stanford, en Californie, le 4 décembre 2015. Je m’adresse en particulier aux membres de la famille Girard et à ses petits-neveux (Hugues et Agathe, Odon et Lucie) qui viennent de jouer pour nous l’une des plus belles paroles du Christ de J. Haydn : « Fils, voici ta Mère, Mère voici ton Fils » (1786).

- Mme Dewulf, Membre du conseil d’administration de l’Académie de Vaucluse, m’a aimablement remis les témoignages précieux et émouvants de Marie et Lucie, petites-nièces, ainsi que de Benoît, petit-neveu, de René Girard.

- Mme de Forbin, Présidente de l’Académie de Vaucluse et son bureau ont pris l’initiative de ce moment de mémoire que nous allons partager dans ces lieux merveilleux que René Girard et son père ont bien connu.

- Le 15 février 2016, l’Académie Française avait organisé, à Saint-Germain-des-Prés, une cérémonie solennelle, en présence de ses confrères, de sa famille et de nombreux collègues universitaires ou lecteurs assidus.

- Après l’introduction de Benoît Chantre, créateur de l’ARM et « fellow » de la fondation américaine « Imitatio » présidée par l’homme d’affaires californien Peter Thiel, un concert spirituel, l’intégrale des « Sept dernières paroles du Christ en croix », avait été donnée par le même quatuor Girard. A propos de chacun de ces versets, Michel Serres a proposé un commentaire émouvant : il a su établir un lien intime entre ces « Paroles de Dieu » et celles des hommes, selon les conceptions de René Girard. L’œuvre de l’académicien ne peut, en effet, être comprise et appréciée qu’à partir de sa lecture personnelle et singulière de la Bible. La passion du Christ et la révélation qui l’accompagne jouent le rôle central et constituent le

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leitmotiv, au sens propre du terme, de la pensée et des recherches de ce rénovateur hardi des sciences humaines de notre Occident contemporain.

- Plus modestement, je voudrais exprimer avec vous l’hommage de l’Académie de Vaucluse et notre profonde gratitude à l’égard de notre regretté et illustre concitoyen, le concepteur de la théorie mimétique.

- Je vous propose, dans la limite de temps qui m’a été impartie :

de décrire les principales époques de sa biographie :

d’Avignon à l’Académie française via l’université de Stanford, de la littérature à l’anthropologie religieuse, du lycée Mistral aux sept doctorats honoris causa délivrés par

de prestigieuses universités,

d’évoquer ensuite les principaux aspects de son œuvre en explorant les bifurcations les plus significatives de son itinéraire intellectuel,

de suggérer enfin certaines déclinaisons actuelles de la théorie mimétique dans le domaine de l’économie et de conclure ma contribution avec son dernier ouvrage de 2007, « Achever Clausewitz ».

A l’occasion de cette trop rapide visite de l’univers de René Girard, nous essayerons de répondre à plusieurs questions : notre académicien fera-t-il école à l’avenir ? Dans quelle catégorie académique survivra-t-il ? Quel message nous laisse-t-il en définitive ?

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La biographie de René Girard

On peut répartir la vie de René Girard en quatre périodes distinctes :

1) Sa jeunesse et les études en France : 1923 – 19472) Les premières expériences américaines : 1947 – 19683) L’université de New York et le second séjour à John Hopkins : 1968 – 19814) L’université de Stanford et la retraite : 1982 – 2015

1) Jeunesse et études en France (1923 – 1947) :

René Girard naît le 25 décembre 1923 à Avignon, date idéale pour un futur chercheur en anthropologie religieuse … Il porte un second et prometteur prénom, Théophile ! C’est le deuxième garçon d’une famille de cinq enfants. Son frère aîné, Henri, a exercé longtemps la médecine rue des Teinturiers. Certains d’entre vous s’en souviennent sans doute. René Girard avait deux sœurs, Marthe et Marie, l’une devenue parisienne, l’autre marseillaise, et un dernier frère, Antoine.

- Son père, Joseph Girard (1881 – 1962), a déjà quarante-deux ans à sa naissance. Il n’est pas utile de le présenter ici. Certains l’ont connu ou ont lu ses œuvres érudites. Chartiste, Joseph Girard a été conservateur du Musée Calvet de 1906 à 1949, puis a assumé diverses responsabilités au Palais des Papes en fin de carrière. C’était un membre fidèle de l’Académie de Vaucluse dont il a été président à deux reprises. Bien qu’ancien élève du Collège des Jésuites d’Avignon, Saint-Joseph, Joseph Girard sera tout à la fois anticlérical, radical-socialiste et fervent patriote.

- Sa mère, Thérèse Fabre, est originaire de la Drôme, bachelière à une époque ou moins de 5 % des jeunes filles obtenaient ce diplôme. Contrairement à son mari, elle est animée par une foi profonde qu’elle tente de transmettre à ses enfants. Les Girard savent entretenir une vie de famille agréable et détendue dans leur maison du chemin de l’Arrousaïre, sur la paroisse de Saint-Ruf.

- Le jeune René, d’un tempérament quelque peu chahuteur, fait ses études au lycée Mistral, c’est-à-dire ici même. Il conserve les meilleurs

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souvenirs de ses vacances familiales en Auvergne à Viverols, près de la Chaise-Dieu et d’Ambert, d’où une partie de sa famille paternelle est originaire. Le dernier Seigneur des lieux, Joachim-Charles de Montagu, est un arrière-petit-fils de Jacques II de Stuart (via les Fitzjames, nom célèbre de l’histoire franco-écossaise), dont les descendants, les « prétendants » selon l’hagiographie britannique, Jacques-Edouard et Charles-Edouard, « passeront par Avignon », comme nos Membres de l’Académie le savent déjà.

- René suit les traces de son père en préparant l’école des Chartes, d’abord à Lyon où son frère Henri fait sa médecine, puis avec l’aide paternelle, chez lui à Avignon. C’est la guerre, les temps sont durs et la ville va bientôt être occupée par les Allemands. Il est reçu au concours en 1942 et va vivre à Paris pendant cinq ans dans la pension étudiante ben connue du 104, rue Vaugirard, échappant au STO. Il y retrouve beaucoup de jeunes provinciaux. Le directeur de l’école est alors l’illustre Clovis Brunel (1884 - 1971) qui exerce cette fonction de 1930 à 1954. C’est un spécialiste éminent de la littérature provençale avec qui René Girard se sent en confiance. Cet éminent philosophe et philologue a publié en 1935 une riche bibliographie des manuscrits littéraires en « ancien provençal ».

- René fait son mémoire de fin d’études sur « La vie privée en Avignon dans la seconde moitié du XVème siècle », thème voisin de certaines publications de son père, écrites en 1908 et 1909, en collaboration avec l’érudit Dr. Pierre Pansier (1864-1934) d’Avignon.

- D’autres sujets rapprocheront, à la fin de la guerre, René et son père. Grâce à Joseph, René participera en 1947 à la belle exposition organisée par Christian et Yvonne Zervos dans la grande chapelle du Palais des Papes. René Girard va chercher lui-même à Paris certains des chefs d’œuvre exposés en Avignon : Braque, Picasso, Klee, Léger, Kandinsky, Matisse. C’est l’époque où René Char (1907 – 1988), proche des Zervos, propose au jeune Jean Vilar de mettre en scène Claudel, Clavel et Shakespeare au Palais des Papes. Ce sera la « Semaine d’Art organisée au profit des sinistrés d’Avignon et de Villeneuve » qui se tient en septembre et préfigure la fabuleuse aventure du Festival d’Avignon. Ainsi, de prestigieux acteurs allaient-ils jouer « Tobie et Sarah », « La terrasse de Midi » et « Richard II » sur une scène improvisée, construite pour l’occasion par le 7ème Génie dans la Cour d’honneur.

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- René Girard sympathise avec René Char, auréolé de son prestige de chef de la résistance dans la région de Céreste, au Nord du Luberon, non loin d’Apt. Le « Capitaine Alexandre » a publié l’année précédente ses remarquables écrits de guerre (1943-1944) dédiés à Albert Camus, les « Feuillets d’Hypnos ».

- René Girard se sent cependant à l’étroit dans le milieu chartiste et n’envisage pas la même carrière que son père. L’Etat français propose alors des bourses d’assistant dans certaines universités américaines. A la surprise de sa famille, et à l’encontre les conseils de René Char, le jeune homme de vingt-quatre ans, encore célibataire, saisit cette opportunité rare dans les milieux académiques français. Il renonce à toute responsabilité pédagogique ou professionnelle de ce côté-ci de l’Atlantique et se tourne résolument ver le Nouveau Monde.

2) Les premières expériences américaines (1947 – 1968) :

- (Au cours de la traversée sur le navire « de Grasse », René Girard rencontre par hasard et discute avec Etienne Bloch, le fils de Marc, l’historien des « Annales » fusillé par les nazis en 1944 à Lyon. Avant la Sorbonne, Marc Bloch avait longtemps enseigné à Strasbourg où il avait rencontré de grands connaisseurs de l’Allemagne, tel le Professeur Vermeil, originaire du Gard, qui avait alerté avec vigueur les milieux politique français face aux dangers nazis. Déclarée « université du Reich » en 1940, la plupart des enseignants de Strasbourg s’étaient alors repliés à Clermont-Ferrand. Profondément humilié par la débâcle, Marc Bloch avait écrit un poignant témoignage de la débâcle de juin 1940: « L’étrange défaite », mettant en cause les errements politiques et les fautes du commandement militaire français. Son fils Etienne va poursuivre ses études juridiques à Chicago puis à Yale, avant d’entamer une carrière de magistrat en France, devenant un champion incontournable de l’indépendance judiciaire.)

Les regards de certains jeunes Français se détournent ainsi du vieux continent et de ses cicatrices encore ouvertes à la suite de la pire des guerres civiles européennes. L’Allemagne a certes perdu la guerre, mais la France, l’Angleterre, les Etats-Unis et l’URSS sauront-ils « gagner la paix » ? La question se pose alors avec acuité à cette génération troublée et impatiente de se construire et qui ne rêve pas encore d’une Europe unie.

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- L’intrépide René Girard qui débarque en Amérique est un sartrien convaincu, encore bien naïf en politique. Pourtant, il sera sensible au monde nouveau l’accueille : l’ambiance, les règles, les ambitions ne correspondent guère à ses habitudes de vie provençales ou parisiennes, et encore moins au mythe de l’écrivain engagé à la française.

- A l’université d’Indiana, où il va enseigner la littérature française pendant cinq ans, il découvre le système académique américain. Bloomington est une université d’Etat, ce qui, à de rares exceptions près, n’en fait pas l’une des plus prestigieuses. Dans les classements américains, elle figure aux environs du 100ème rang. Elle accueille 40.000 étudiants dont les 3/4 au niveau « Undergraduate », c’est-à-dire à la fin de la « highschool » sur une durée de 4 ans pour obtenir un « Bachelor of Arts » (« BA »). Elle délivre également des « Masters of Arts » (« MA »), ce qui exige 2 ans de plus et le doctorat américain, le « Philosophy Doctorate » (« PhD »), l’équivalent de nos anciennes thèses de troisième cycle. La dotation en capital (« endowment ») de l’université est faible, de l’ordre d’un milliard $US (valeur 2016). Ce critère monétaire est essentiel outre-Atlantique car les rendements des fonds capitalisés servent à payer les professeurs, à octroyer les bourses, à financer la recherche, en complément des frais de scolarité (« fees ») annuels demandés aux étudiants. Le taux d’admission des étudiants est élevé : 75 %, environ. Du fait de son statut d’assistant invité (« visiting »), René Girard se contente d’animer des séminaires et de préparer sa thèse sur « L’opinion américaine de la France de 1940 à 1943 », qu’il soutiendra avec succès en 1950. L’ambassade de France à Washington où Claude Lévi-Strauss a été attaché culturel pendant quelques années, lui envoie les coupures de presse américaine de l’époque, ce qui accélère et facilite son travail de recherche.

- Il se marie en 1951 avec Martha Mc Cullough, originaire de l’Indiana, qui exercera le métier de bibliothécaire. Ils auront trois enfants : Martin, Daniel et Marie qui feront tous les trois carrières aux Etats-Unis. Le mariage est célébré selon le rite méthodiste, mais cette union sera, ultérieurement, complétée par une bénédiction catholique.

- Grâce à son « PhD », il abandonne son statut d’ « assistant visitant » au profit d’un poste à temps complet d’assistant « sans tenure » à Duke University à Durham, en Caroline du Nord. L’université est beaucoup plus

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prestigieuse que celle de sa première affectation. De statut privé, elle figure parmi les dix meilleures aux Etats-Unis et n’accepte que 7000 étudiants. Le taux de sélection est de 12 %, bien plus sévère qu’à Bloomington.

- René Girard lit beaucoup, profite de sa vie de jeune père de famille, mais rédige peu. Il va apprendre à ses dépens la règle d’or académique qui prévaut aux Etats-Unis : « Publish or perish », « Publie ou meurs ». Valable dans toutes les disciplines, ce principe de reconnaissance réciproque repose sur la « peer review », l’appréciation par les pairs des mêmes spécialités académiques, qui sont membres des comités de lecture de revues universitaires. C’est un critère essentiel pour le « ranking », le classement annuel de l’université, qui détermine les choix des professeurs et des étudiants en faveur d’institutions publiques ou privées qui se font concurrence. Duke ne lui permettra pas d’accéder au poste de professeur pour défaut de publications.

- René Girard et son épouse prennent alors une décision originale en choisissant l’université de jeunes filles « Bryn Mawr », aux consonances bien galloises, près de Philadelphie en Pennsylvanie. C’est l’une des « seven sisters », des « sept sœurs », dont fait également partie « Radcliffe college », par exemple, près d’Harvard ou encore le « Barnard college » de Columbia à New York. Le romancier Michel Butor enseignera également à « Bryn Mawr » quelques années plus tard.

Il n’est plus question de « ranking » ambitieux et la dotation financière n’est que de 850 millions $US (valeur 2016). Mais René Girard dispose alors du temps nécessaire pour publier pendant quatre ans sur Malraux, Kafka, Valéry, Stendhal, St John Perse, notamment. Des articles paraissent également à son sujet dans les Cahiers du Sud de Marseille. Ses contacts à « Bryn Mawr » permettront quelques années plus tard à René Girard, en 1962, de créer l’Institut d’Etudes Françaises en Avignon. De jeunes américaines feront l’équivalent d’un « summer camp » avec obtention de crédits académiques (aux niveaux « Undergraduate » et « Graduate »). Grâce à René Girard et à Michel Guggenheim, ce programme de perfectionnement dans la langue et la civilisation française s’est développé jusqu’à aujourd’hui en collaboration avec le Palais du Roure puis la bibliothèque Ceccano qui nous accueille ce soir. Qu’elle en soit à nouveau vivement remerciée.

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- Les dix années suivantes, de 1957 à 1968, seront décisives pour la carrière universitaire de René Girard et l’écriture de son œuvre. Tout d’abord, il intègre l’université de John Hopkins University en 1958 comme professeur associé permanent. Le « ranking » n’est plus seulement national, mais mondial et l’université privée de Baltimore dans le Maryland se situe au 15ème rang, ce qui est plus qu’honorable. Son « endowment » est de 2,4 milliards $US (valeur 2016). Le taux de sélection est de 10 % pour 20.000 étudiants, dont les 3/4 au niveau Graduate (Master) ou PhD. René Girard est professeur associé puis professeur (full) avec « tenure » (c'est-à-dire à vie), grâce à l’appui d’un éminent collègue romaniste et spécialiste de Dante, Charles Singleton, directeur du « Humanities Center ». Il s’agit d’un centre interdisciplinaire entretenant d’étroits rapports à l’étranger, par exemple avec la 6ème section de l’Ecole Pratique des Hautes Ecoles devenue l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris ou encore le célèbre « Institut für Soziologie » de Francfort dirigée par le philosophe et musicologue Th. W. Adorno (1903 – 1969) qui a fait une partie de sa carrière pendant la guerre en Californie. Le Professeur René Girard n’a que trente-huit ans, ce qui est plus que correct pour une « tenure » dans une université prestigieuse, selon les normes du cursus honorum académique aux Etats-Unis. En 1961, il publie son premier livre : « Mensonge romantique et vérité romanesque ». C’est une brillante et première ébauche de sa théorie à propos du désir mimétique. Ses illustrations sont tirées des œuvres de trois Français : Stendhal, Flaubert et Proust, ainsi que de l’espagnol Cervantès et du russe Dostoïevski. Soucieux de faire connaître ses idées en France, il participe à un congrès où il développe sa thèse à propos du mythe d’Œdipe. Il y rencontre le philosophe et musicologue Th. W. Adorno qui s’était exilé, pendant la guerre, en Californie, non loin de Thomas Mann. Ce dernier écrit alors à Pacific Palisades son fameux Doktor Faustus.

René Girard vit à Baltimore dans un entourage intellectuel de haute tenue qui compte le philologue Léo Spitzer (1887 – 1960), Jean Starobinski, psychiatre passionné de littérature, ou encore Lucien Goldmann (1913 – 1970). Il entretient d’étroits rapports avec la rédaction de la revue « Modern Languages » où il fera paraître de nombreux articles. Il prend en 1966 l’initiative, avec deux collègues, Eugenio Donato (1937 – 1983) et Richard Macksey, d’un congrès sur le thème : « Languages of criticisme and the science of man ». Roland Barthes, Jacques Derrida, Lucien Goldmann, Jacques Lacan, Tzvetan

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Todorov apportent leurs contributions, mais Claude Lévi-Strauss décline l’invitation. A vrai dire, c’est l’occasion pour René Girard d’une première rupture avec ce que l’on appellera plus tard la « french theory » aux Etats-Unis, pour laquelle il éprouve fort peu de sympathie. Il s’agit en effet d’un ensemble disparate, combinant le structuralisme de Lévi-Strauss, la déconstruction de Derrida, la psychanalyse de Lacan… René Girard ne manque pas de souligner les limites et le manque de sens de certaines de ces approches trop intellectuelles, pour ne pas dire artificielles, lesquelles ne conviennent pas à son exigence de réalisme scientifique. Il leur reproche aussi leur arrogance polémique, davantage motivée par les susceptibilités personnelles que par la réflexion de fond. L’ensemble lui paraît incohérent… et c’est d’ailleurs peut-être comme cela que bien des universitaires américains perçoivent l’avant-garde française…René Girard prend alors ses distances avec Jean-Paul Sartre et son environnement germanopratin puis commence à se passionner pour le poète allemand « Hölderlin », héros malheureux et solitaire du romantisme allemand, qu’il lira avec émotion tout au long de sa vie. De nouvelles perspectives s’ouvrent à lui : il entend désormais les explorer à sa façon, en pionnier aventureux et en toute indépendance d’esprit. Il quitte alors John Hopkins pour l’université de New York à Buffalo, en 1968.

3) L’université de New York à Buffalo puis le second séjour à John Hopkins (1968 – 1981) :

- Ce choix paraît déroutant au premier abord, car l’antenne de l’université d’Etat de New York à Buffalo n’est pas aussi prestigieuse que John Hopkins. D’origine presbytérienne, elle a été intégrée sur le tard par l’université d’Etat de New York mais ne dispose que d’une faible dotation financière de 650 millions $US (valeur 2016) et pointe à la 50ème place du classement national. Son taux d’admission des étudiants est de 60 %. La maison mère New York University ne doit pas être sous-estimée sur un plan financier : il s’agit du plus gros propriétaire foncier de l’Etat de New York après l’église catholique… En revanche, il semble que René Girard ait négocié un bon contrat de « Distinguished professor », sans doute avec une généreuse décharge d’enseignement. Pendant les sept ans qu’il

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passe à Buffalo, René Girard approfondit et développe sa théorie mimétique et construit le second volet consacré au meurtre fondateur, idée initialement empruntée à Freud. Cette notion est essentielle : il la place à la source de toutes les cultures. Chaque communauté se fraye ainsi, selon lui, sa voie à travers les concepts religieux et sacrés. Son deuxième ouvrage de référence, la « Violence et le sacré », paraît en 1972 et fait l’objet d’articles critiques dans la revue « Esprit ».

- Les illustrations littéraires cèdent alors le pas à la mythologie et au théâtre grec avec Euripide et Sophocle. Ses études se concentrent sur l’analyse d’ « Œdipe-roi » et des « Bacchantes ». Il se consacre également aux écritures bibliques dont il entreprend une interprétation libre et singulière qui s’avèrera de plus en plus indépendante des traditions exégétiques traditionnelles, qu’elles soient d’origine juive ou chrétienne.

- Il multiplie volontiers les contacts extra-universitaires avec le théologien suisse Raymond Schwager, un jésuite qu’il rencontre en Avignon en 1975. Celui-ci écrira un livre remarquable directement inspiré de la théorie mimétique : « Brauchen wir einen Sündenbock ? », en 1978. Il fait également la connaissance du psychiatre Jean-Michel Oughourlian

qui exercera à Besançon, à Sainte-Anne puis à l’hôpital américain de Neuilly. Ainsi s’installent peu à peu des coopérations interdisciplinaires qui orienteront durablement le parcours intellectuel de René Girard vers l’anthropologie religieuse et la psychiatrie.

- En 1976, René Girard retrouve son poste de « full professor » à John Hopkins jusqu’en 1981. Ce second séjour à Baltimore sera exceptionnellement fécond. C’est à cette époque en effet qu’il confirme la cohérence d’ensemble de sa théorie mimétique avec les deux derniers volets, le lynchage lié à la crise communautaire et le bouc émissaire, selon une articulation que nous préciserons dans quelques instants.

- La coopération avec Jean-Michel Oughourlian aboutit à la publication d’un important livre d’entretien en 1978 : « Des choses cachées depuis la fondation du monde ». Au-delà du désir et de la violence mimétique, il s’agit de savoir pourquoi les origines religieuses de la culture restent ignorées, voire occultées. Le « lynchage fondateur » est camouflé par la « foule » anonyme alors que la victime, innocente ou non, est chargée de tous les maux par la communauté. L’Ancien et le Nouveau Testaments servent de guides et d’illustrations à cette réflexion de fond qui procède

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des intuitions initiales de René Girard, lesquelles remontent à la fin des années 1950.

C’est au cours de ces dernières années que Girard écrit son quatrième ouvrage consacré au « Bouc émissaire », synthèse de la théorie mimétique. Des boucs émissaires des religions archaïques, condamnés par leurs communautés respectives, en vue de rétablir l’ordre, se distingue désormais la victime innocente et consentante, le Christ, qui révèle le chemin unique de salut, celui de la renonciation à la violence collective. René Girard s’inspire aussi des aventures des premières victimes, réelles ou potentielles, de l’Ancien Testament : Abel, Isaac, Joseph, Jonas, Job ; elles annoncent et préparent, chacune à leur façon, la passion du Christ, événement fondateur dans l’histoire de l’humanité. Le livre est publié en 1982, alors que René Girard nommé « full professor » à la célèbre Stanford university, a atteint ses cinquante-neuf ans.

4) L’université de Stanford et la retraite (1982 – 2015) :

- Les années californiennes et la retraite active de René Girard lui apportent la célébrité. Stanford est l’une des plus prestigieuses universités mondiales, la deuxième suivant les critères internationaux. Vingt-et-un Prix Nobel ont été attribués à ses professeurs et l’université dispose de 22 milliards $ US d’ « endowment » (valeur 2016). Le taux d’admission des étudiants s’établit entre 5 et 10 %. Huit millions d’ouvrages sont répartis entre ses dix-neuf bibliothèques. Stanford, c’est aussi la proximité de la Silicon Valley et de ses start-up, telles celles que financera plus tard le mécène de la fondation « Imitatio », Peter Thiel : Paypal ou encore Facebook et Linkedin. Célèbre tycoon de la Silicon Valley, Peter Thiel a été qualifié par le journal britannique « The Economist » de « libertarian » devenu « contrarian », puis « corporate nietzshean »… ce qui démontre, au minimum, une grande capacité d’évolution, même si ses choix politiques peuvent paraître discutables !L’école dite de Palo Alto, de Gregory Bateson (1904 – 1980), proche de la fondation Macy, est la pionnière incontestée de la cybernétique moderne. Cet environnement a attiré les meilleurs chercheurs dont Michel Serres, collègue académicien français et ami ou encore Jean-Pierre Dupuy, créateur du « CREA » (« Centre de recherche en Economie Appliquée ») à polytechnique, puis du « Centre d’étude du langage et de l’information » à Stanford.

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- Pour mieux situer l’université de Stanford, il faut rappeler que, seule Harvard dépasse la fameuse université de la côte Ouest en notoriété mondiale avec ses quarante-cinq Prix Nobel, ses taux d’admission inférieurs à 5 %, ses 90 bibliothèques regroupant 15 millions d’ouvrages, ses 30 milliards $US (valeur 2016) de dotation financière, les 7 présidents américains parmi ses « alumni ». A ce tableau spectaculaire d’Harvard, s’ajoute la proximité de la grande université scientifique des USA, le Massachussets Institute of Technology », le très respecté « M.I.T. » à Cambridge – Massasuchetts, sur la Charles River. Ces institutions, parmi les plus anciennes aux Etats Unis font partie de l’Ivy League. Ces vénérables universités couvertes de lierre ont été créées, avec des intentions religieuses le plus souvent d’inspirations puritaines, sur la côte Est, aux XVIIème ou XVIIIème siècles, par les « WASP », les « White Anglo-Saxon Protestants », les premiers migrants européens qui ont suivi les pèlerins du « May Flower ».

Ce n’est justement pas ce type de comparaison mimétique qui intéresse René Girard. Il suit son propre chemin, multiplie les contacts, et fait véritablement école dans l’environnement fertile de Stanford. Il organise un colloque au titre ambitieux : « Order and disorder », auquel participent J.P. Dupuy, K. Arrow, H. Atlan, C. Castoriadis, H. Von Foester, J.M. Oughourlian, M. Serres, F. Varela … Le « CREA » (« Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée ») de l’école polytechnique française devient son correspondant naturel avec des enseignants de haute volée, tels que J.P. Dupuy, J.M. Domenach, A. Orléans, L. Scubla.

- Le colloque de juin 1983 intitulé « Violence et vérité » est consacré à l’œuvre de René Girard, désormais considéré comme le chef de file incontesté de la théorie mimétique. Cette « Décade de Cerisy », dans le Cotentin, près de Coutances fera date, en réunissant un aréopage exceptionnel de collègues universitaires de plusieurs nationalités. René Girard conclut lui-même ces journées d’études dont les actes seront publiés en 1985 en France.

- René Girard continue à écrire en approfondissant et en défendant sa thèse, diversifiant ses sources, multipliant les exemples, suggérant les déclinaisons dans de nombreux domaines, n’hésitant pas à appliquer ses réflexions à l’actualité immédiate, tout en faisant de nouveaux adeptes, tel l’original théologien James Alison dont il préfacera certains ouvrages.

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- Les publications se succèdent à un rythme régulier « La route antique des hommes pervers » en 1985, « Shakespeare et les feux de l’envie » en 1990, « Je vois tomber Satan comme l’éclair » en 1999, « Celui par qui le scandale arrive » en 2001, « La voix méconnue du réel » en 2002, « les origines de la culture » en 2004, ouvrage qui rassemble les principaux articles parus antérieurement. « Achever Clausewitz », édité en 2007, constitue une référence que je vous proposerai de feuilleter avec moi un peu plus tard.

- Après sa retraite en tant que professeur émérite de Stanford, René Girard se trouve donc comblé d’honneur. L’Académie Française, les sept doctorats honoris causa, le cahier de l’Herne de 2008, de nombreux colloques organisés de par le monde, l’Académie des Arts et des Sciences Américaine de New York couronnent cette brillante carrière internationale d’anthropologue des religions. De multiples confrontations ont lieu avec d’autres chercheurs de différentes disciplines dont la théorie mimétique remet le plus souvent en cause les principaux fondements. René Girard adore ces débats qui lui permettent de mettre ses idées en valeur et de les situer plus précisément sur un plan scientifique. L’une des premières chaires du Collège des Bernardins à Paris est inaugurée, en son honneur, en 2009, en liaison avec Benoît Chantre. Il y participera activement à l’occasion d’un colloque très suivi sur la « relation franco-allemande depuis 1945 », en octobre 2009. Parmi les communications les plus convaincantes, celle du Professeur Husson (« Charles de Gaulle, l’Allemagne et la querelle de l’homme ») met en valeur, à la mode girardienne, « la diffusion de l’onde de réconciliation (franco-allemande) à l’ensemble de l’Europe ».

Après ce petit rappel biographique, il est temps pour nous d’évoquer les aspects essentiels de son approche anthropologique et ses diverses applications, exercice périlleux, s’il en est dans le temps qui m’est imparti ce soir.

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L’œuvre, son contenu et ses applications

Comme on l’aura observé, la biographie de René Girard est loin d’être linéaire ; elle conduit cet écrivain d’origine provençale à plus de 10.000 kilomètres de sa ville natale, Avignon, sur la côte pacifique des Etats-Unis. Son œuvre n’est pas davantage rectiligne, elle épouse les méandres de ses multiples interrogations et de ses nombreux doutes suscités par les environnements successifs qu’il côtoie. Aussi, n’est-il pas simple de suivre le fil directeur d’une pensée foisonnante, sauf à respecter le leitmotiv indiqué plus haut. Faute de temps, je suis conscient de simplifier les concepts girardiens. Je ne commenterai que sa dernière grande publication, rédigée sous forme de dialogue :« Achever Clausewitz ». Je me limiterai enfin aux applications de la théorie mimétique au seul domaine économique, celui qui m’est le plus familier.

1. La logique d’un itinéraire intellectuel :

Commençons par décrire l’intuition fondamentale qui anime René Girard tout au long de sa vie. Je ne dérogerai pas au bien utile adage :

« La biographie suscite l’œuvre », « l’œuvre explique la biographie ».

Il est clair que la réflexion de René Girard accompagne chaque « Erlebnis », éclairant en particulier l’important tournant des années 1960. Sa conversion personnelle, détermine sa conception originale de la révélation chrétienne.

Son œuvre constitue un ensemble cohérent construit autour de quatre livres principaux conçus entre 1961 et 1982, de 38 à 59 ans, au cœur de sa carrière universitaire. Pendant ces 21 années, Girard passe de la littérature à l’anthropologie, de la rigueur du chartiste aux exégèses religieuses, de l’univers romanesque et théâtral à la Bible. Il développera volontiers, aux environs de ses 80 ans, l’application de la théorie mimétique aux événements contemporains.

Pour comprendre la démarche de René Girard, il faut préciser d’entrée de jeu les quatre thèmes essentiels de sa théorie mimétique, les quatre portes qu’il convient d’ouvrir, l’une après l’autre, dans le bon ordre, celui que nous indique l’auteur.

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A) A la base de toute sa réflexion, René Girard part du « désir mimétique » ou triangulaire : « Je ne désire que ce que désire l’autre ». Il n’y a pas de désirs autonomes en dehors des limites de la volonté consciente. Il s’agit donc d’un phénomène majeur, inconscient et collectif, origine violente et dissimulée de l’hominisation, de la culture et de la religion. Au-delà de l’objet désiré, l’autre devient un « modèle ». La confrontation interpersonnelle motive la violence qui sera fonction de la distance (temps, espace, …) entre les acteurs. Ceux-ci peuvent devenir, l’un pour l’autre, des rivaux, voire des obstacles à supprimer sous certaines conditions.

B) La rivalité mimétique suscite la violence :

soit à l’état latent si le modèle reste lointain ; selon le vocabulaire de René Girard, il s’agit de la « médiation externe »,

soit de façon brutale si le modèle est proche, provoquant alors la « médiation interne », conduisant à la « montée aux extrêmes », suivant l’expression de Clausewitz. La médiation interne revêt un caractère réciproque ou double. Dans ce cas, surviennent désordres et scandales, puis une crise généralisée affectant les membres d’une communauté dont le niveau de culture correspond à un stade donné d’acceptations des mythes, et d’élaboration des rites et des interdits.

C) La médiation interne aboutit au lynchage de tous contre un, la victime unique étant considérée comme responsable des malheurs affectant la communauté dans son ensemble. Il s’agit alors d’un véritable exercice de déresponsabilisation collective et inconsciente. Cette issue violente permet de surmonter la crise intracommunautaire à la quête de nouvelles bases culturelles et religieuses. Ce meurtre initial, collectif et anonyme, est systématiquement occulté pour les générations suivantes de la même communauté, cause des vainqueurs oblige.

D) Les meurtres des boucs émissaires choisis arbitrairement donnent naissance aux diverses religions archaïques. Elles éprouvent le besoin de diviniser le « sauveur » de la communauté concernée, c’est-à-dire la victime sacrificielle, laquelle permet d’accéder à de nouveaux rites associés aux interdits culturels plus élaborés, nouvelles étapes sur la voie de l’hominisation progressive.

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La thèse centrale de René Girard consiste à affirmer :

D’abord, que le Christ est la victime innocente et consentante d’une communauté qui s’ouvre peu à peu à l’universel, le peuple juif de Jérusalem,

Ensuite, que la révélation du Nouveau Testament lève le voile sur le mensonge collectif concernant le meurtre initial à la source des autres religions.

Enfin, que des meurtres précurseurs, aboutis ou non, apparaissent dans l’Ancien Testament (Abel, Isaac, Job, Jonas …). Ces épisodes trouvent leur sens final dans le sacrifice de l’« Agneau de Dieu » qui condamnera définitivement toute violence. L’Esprit Saint, le Paraclet (le « défenseur », Saint-Jean, 14 V.15), enseignera cette bonne nouvelle avec les membres de son Eglise, et fera comprendre cette révélation aux générations suivantes, maintenant la mémoire et la réalité de la mort puis de la résurrection du Christ, le « vainqueur du monde » (Saint-Jean, 16 V.33).

Franchissons ensemble, l’une après l’autre, ces quatre portes qu’ouvre pour nous la théorie mimétique à propos de la réalité violente de nos origines... et de notre présent, voire de notre avenir !

A) Le désir mimétique est le sujet principal de « Mensonge romantique et vérité romanesque » publié en 1961. A travers les œuvres de Stendhal, Flaubert, Proust, Dostoïevski et Cervantès, René Girard explore les naissances et les ravages de ces désirs inconscients, magnifiquement illustrés dans chacun de ces romans. Il leur oppose la prétention de certains romantiques, principalement français, à susciter et répondre à des désirs autonomes supposés décisifs.

Chez Stendhal, noblesse et grande bourgeoisie, parisienne ou provinciale, convoitent les mêmes honneurs et pouvoirs dans le « Rouge et le Noir » (Mme de Rénal, Mathilde de la Mole, Valenod, Julien Sorel, le Marquis de la Môle, Verrières, Besançon, Napoléon, les abbés Chélan et Pirard,…).

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Chez Proust, les salons des Verdurin et des Guermantes visent la même notoriété mondaine censée dominer la France, le Faubourg Saint-Germain ou le quai de Conti (Combray, Swann, Saint-Loup, Odette, Charlus, snobisme,…).

Chez Flaubert, Mme Bovary fuit l’ennui provincial et aspire aux plaisirs et à l’aisance parisienne qui lui paraît à portée de main (Emma, Charles et Berthe Bovary, M Homais, Hyppolite, Léon et Rodolphe, Lheureux, Yonville, Rouen,…).

Ces exemples de désirs mimétiques sont traités avec beaucoup de finesse et de persuasion par René Girard qui connaît parfaitement ces auteurs. Il les explique, à sa façon, aux étudiants américains de Baltimore, à la John Hopkins university, au cours des années 60.

« Nous réserverons désormais le terme romantique aux œuvres qui reflètent la présence du médiateur sans jamais le révéler et le terme romanesque aux œuvres qui révèlent cette même présence. »

B) C’est la « Violence et le sacré », publiée en 1972 qui permet de comprendre l’articulation entre la rivalité mimétique et la violence collective. René Girard qui enseigne alors à l’université de New York à Buffalo, a cette fois-ci recours plus fréquent à l’Ancien Testament et à la tragédie grecque. Il commente ainsi les rivalités d’Abel et Caïn, Esaü et Jacob, et procède à une analyse originale d’Œdipe-roi de Sophocle ou des Bacchantes d’Euripide. Sophocle (495 – 406 avant J.C.) a écrit son « Œdipe-roi », quelques années après la grande peste (430 avant J.C.) qui a sévi à Athènes. Les Bacchantes sont une des dernières pièces d’Euripide (480 - 406 avant J.C.), qui ne seront représentées qu’après son décès. Ce sont des spectacles à succès qui remportent les compétitions annuelles organisées à Athènes. La littérature européenne est mise également à contribution à travers Shakespeare (« Troïlus et Cressida », « Jules César », « Songe d’une nuit d’été »,…), les poèmes d’Hölderlin, et Dostoïevski (« Frères Karamazov », « Crimes et châtiment », « Les possédés », « Notes d’un souterrain »,…).

Le leitmotiv de l’œuvre de René Girard repose sur la révélation issue de la passion du Christ. A ce titre, les premières rivalités mimétiques de l’Ancien Testament sont instructives … et d’une certaine façon

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prédictives : Caïn, le cultivateur est jaloux d’Abel ; il tue son frère le pasteur dont les offrandes plaisent davantage au Créateur. Il sera maudit par le Dieu unique qui « l’aura à l’œil », si je puis dire, mais n’hésite pas à en faire néanmoins le géniteur de notre malheureuse humanité, après Adam et Eve … Qui peut encore nier que la violence préside aux développements des racines les plus anciennes de l’homme ? Les jumeaux Esaü et Jacob rivalisent pour le droit d’aînesse auprès de leur père Isaac, mais c’est le mensonge et la ruse qui réussissent au « plus jeune ». Jacob sera certes exclu de sa famille, mais il sera le père des douze tribus d’Israël. La rivalité mimétique, alliée à la médiation interne, conduit à la violence, ici plus interpersonnelle que collective, car ces événements ne provoquent pas le malheur de tous. En revanche, dans Œdipe-roi, Sophocle rend le meurtrier de son père Laïos, amant de sa mère Jocaste, responsable de la peste à Thèbes. Il y a alors meurtre et plus précisément lynchage de tous contre un, car la proximité des acteurs et des modèles rivaux autour des mêmes désirs crée les conditions de la médiation interne, aboutissant à la pire violence. Dionysos préside également à ce type de meurtre collectif dans la Grèce antique, ce dont font mémoire les grandes représentations théâtrales à Athènes au siècle de Périclès.

« Parce que la violence est unanime, elle rétablit l’ordre et la paix. Les significations mensongères qu’elle instaure acquièrent de ce fait une force inébranlable. »

C) A ces situations de crise, de lynchage et de sacrifice, René Girard va attribuer une signification religieuse lourde de conséquences pour la compréhension des comportements humains d’hier et d’aujourd’hui et vraisemblablement de demain. En 1978, il a 55 ans et enseigne encore pour quatre ans à John Hopkins. Il bénéficie d’un environnement humain international stimulant grâce notamment au théologien Raymund Schwager, à Jean-Marie Domenach, directeur de la revue « Esprit », à l’académicien Michel Serres. Il entreprend son dialogue fondamental avec le psychiatre Jean-Michel Oughourlian qu’il intitule « Des choses cachées depuis la fondation du monde », selon le verset 25 du chapitre 13 de Mathieu. Ces deux interlocuteurs traitent successivement dans l’ouvrage de trois sujets essentiels : (1) Anthropologie fondamentale, (2) L’écriture judéo-chrétienne, (3) La psychologie interindividuelle.

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On passe ainsi des textes fondateurs – au premier rang desquels la Bible – aux approches thérapeutiques de la psychiatrie moderne. Ce livre extrêmement riche développe et illustre les thèmes de la crise violente fondatrice des cultures et des religions associées à la mémoire oublieuse des vainqueurs. D’autres exemples sont multipliés et analysés de façon originale : Joseph et ses frères en Egypte, Job et son peuple, Jonas en fuite et son naufrage, Romulus et Remus, les fondateurs rivaux de Rome. Ainsi apparaissent peu à peu les notions d’apocalypse, de contagion de la violence, de « montée aux extrêmes », suivant le vocabulaire de « Clausewitz », thèmes essentiels chez René Girard.

Plus proche de notre actualité, l’hyper-concurrence, les faillites financières et les guerres commerciales ruineuses ne sont pas oubliées dans cet inventaire des malheurs apocalyptiques de l’Occident : ils pourraient et devraient, à mon avis, faire l’objet de développements pertinents à l’avenir.

« Suivre le Christ, c’est renoncer au désir mimétique ».

« Le royaume de Dieu, c’est l’élimination complète et définitive de toute vengeance et de toutes représailles. »

D) Le bouc émissaire constitue le point d’orgue de la théorie mimétique, longuement commenté dans le livre éponyme, alors que René Girard prend ses fonctions professorales à Stanford. Pour lui, une distinction fondamentale s’impose d’entrée de jeu entre :

D’un côté, les boucs émissaires des religions et cultures archaïques, aux rangs desquels il faut placer le plus connu en Occident, celui du Lévitique, mais aussi, par exemple, certains meurtres des rites védiques ou encore les victimes humaines des Aztèques.

A l’opposé, le Christ, l’Agneau de Dieu, la victime consentante et innocente, le « bouc émissaire révélé » qui a été précédé par Jean-Baptiste et sera suivi par Etienne et bien d’autres.

- Les boucs émissaires archaïques prennent en charge et expulsent, par leur sacrifice, les maux qu’ils sont censés avoir provoqués, selon les convictions de la communauté. Les preuves ne sont pas nécessaires car il s’agit d’une forme de causalité magique reconnue spontanément par

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tous et, fait essentiel, destinée à être oubliée. La recette miracle ? L’histoire est écrite et transmise par les seuls vainqueurs. Les vaincus n’ont droit ni à la parole – ils meurent – ni aux écrits mémoriaux qui rappelleraient leur mise à mort, faute d’amis fidèles. Ils sont néanmoins souvent divinisés pour avoir établi un nouvel ordre dans la communauté.

- Le Christ, l’« Agneau de Dieu » , est certes condamné par la majorité de la communauté juive de Jérusalem, alors menacée de toutes parts. A l’instigation de ses élites, les Pharisiens, le peuple choisit de crucifier le Christ au lieu de Barrabas. Mais les apôtres, ses disciples, puis les évangélistes et son église, défendent son innocence et sa mémoire. Il n’y a donc plus unanimité de la communauté pour condamner le bouc émissaire : c’est le vrai miracle de la révélation chrétienne, selon Girard. Le Christ ressuscite, révélant la pérennité de son message, vaincu certes par la violence des hommes, mais vainqueur définitif de la mort. Le Paraclet, le « défenseur », délivrera, avec son Eglise, le même message aux générations suivantes, permettant d’ouvrir les cœurs sur l’annonce du Royaume de Dieu, c'est-à-dire celui de la paix à venir entre les hommes. La lutte contre Satan, puissance de division, générateur de violences et de représailles, revient désormais à la conscience de chacun ainsi éclairée. Voilà le véritable message de la révélation, selon René Girard, qui limite, précise et justifie la marge de manœuvre de l’action et de la responsabilité individuelle face à la violence collective. Sur ces thèmes, René Girard a rendu hommage à Benoît XVI, notamment à l’occasion de son courageux discours de Ratisbonne du 12 septembre 2006 sur foi, raison… et violence.

« Caïphe est le sacrificateur par excellence, celui qui fait mourir des victimes pour sauver des vivants. »

« La résurrection pascale ne triomphe vraiment que sur les ruines de toutes les religions fondées sur le meurtre collectif. »

« La culture humaine est vouée à la dissimulation perpétuelle de ses propres origines dans la violence collective. »

De 1988 à 2007, René Girard ne cesse d’étayer ses hypothèses, d’approfondir ses intuitions, de multiplier débats, colloques, articles et conférences. A 84 ans, en 2007, il éprouve le besoin de mettre en ordre les principales idées qui sous-

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tendent sa théorie mimétique. B. Chantre l’y aidera en rédigeant avec lui « Achever Clausewitz » sous forme de dialogue.

2. Achever Clausewitz (2007) :

Pourquoi revenir en 2007 à Karl von Clausewitz (1780 – 1831), cet habile général prussien mort du choléra en Pologne en 1831 ? Un rappel historique s’impose. Jeune officier, il a subi la défaite d’Iéna comme aide de camp du Prince Auguste de Prusse. Prisonnier en France après Auerstaedt en octobre 1806, il refuse, pendant deux ans, d’être incorporé dans la Grande Armée, puis se place au service du Tsar pendant la campagne de Russie de 1812. Colonel de l’armée prussienne en 1814, il est en 1815 chef d’Etat Major du Général Johann von Thielmann, dont les troupes ont été mises, à la suite d’un retournement d’alliance de la Saxe, au service de la 7ème coalition antifrançaise ; ce dernier a été proche, par nécessité de service, pendant les quelques années précédentes, du Maréchal Davout et du Général Latour-Maubourg, aux côtés desquels il a dû combattre, sans doute malgré lui, suite à l’accord diplomatique conclu entre Napoléon et le Duc de Saxe. Clausewitz est le véritable vainqueur de Waterloo, contrairement aux mérites que les historiographies prussiennes et anglaises réservent abusivement à Blücher et surtout à Wellington. Clausewitz conçoit la manœuvre qui consiste à protéger, par le corps d’armée de Thielmann, la retraite, puis la contremarche vers Waterloo, des troupes prussiennes de Blücher, qui avaient été battues la veille à Fleurus-Ligny. Il oblige ainsi le maréchal de Grouchy (1766 – 1847), qui s’acharne à poursuivre le commandant des troupes prussiennes, à accumuler le retard qui s’avèrera fatal à Napoléon lors la défaite finale de Waterloo, le 18 juin. Les troupes anglaises et prussiennes font en effet leur jonction en fin de journée, contrairement aux prévisions de Napoléon. Les historiens discutent encore pour savoir si l’action de Grouchy tenait à un ordre mal transmis ou correspondait à l’initiative personnelle du maréchal. Toujours est-il que son important corps d’armée refranchira la frontière française, un jour plus tard, sans perte d’hommes ni de matériel alors que la vieille garde et une grande partie de la Grande Armée ont été massacrées. Cette digression sur ces opérations militaires démontre l’habileté du stratège prussien qui privilégie et met en oeuvre trois types successifs de comportement :

Pour vaincre, il faut appliquer la politique du « modèle-rival », en l’occurrence Napoléon, qui consiste à concentrer ses forces sur les faiblesses

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de l’adversaire, en divisant les armées ennemies pour être en mesure de les battre l’une après l’autre.

Ensuite, il convient d’imiter, Napoléon, devenu le « modèle-obstacle », sous la forme d’une riposte graduée qui donne les apparences de la défense, en dépit de l’objectif de son anéantissement final.

Enfin, une détermination farouche, violente et sans limite permettra d’abattre ce bouc émissaire de l’ultime coalition (la 7ème …) anti-française, l’Empereur des Français, sans la moindre pitié. Le massacre des hommes de la grande armée sont là pour en témoigner.

La victoire des alliés contre Bonaparte aboutira au Traité de Vienne, issue diplomatique de la crise qui avait failli détruire la communauté des monarchies dynastiques. Un nouvel ordre s’organise, garantissant trente années de paix en Europe, jusqu’au printemps des peuples de 1848… dans l’oubli provisoire de Napoléon.

« Achever Clausewitz », constitue pour René Girard l’occasion de traiter la rivalité franco-allemande qui avait bouleversé ses années de jeunesse. Il avait 16 ans en 1939 et 22 ans en 1945, évoluant dans un environnement familial au patriotisme fervent. Aussi, ce n’est pas tant la lecture du traité posthume, « De la Guerre », de Clausewitz qui passionne René Girard, que les échecs répétés de réconciliation franco-allemande au XIXème siècle. Les tentatives ont pourtant été fréquentes et sincères. Il évoque Mme de Staël, l’ennemie jurée de Napoléon, qui écrit son beau livre, « De l’Allemagne », pendant son exil et fréquente, pour ne pas dire plus, les grands romantiques allemands. Ces contacts privilégiés entre les milieux culturels de part et d’autre du Rhin n’empêcheront pas, comme l’avait pressenti Clausewitz, la « montée aux extrêmes » opposant ces deux nations qui aboutira aux dramatiques conflits mondiaux du XXème siècle. Les recours à la violence ne connaitront plus de limites. C’est ce que Clausewitz appelait lui-même la « Wechselwirkung », c’est-à-dire l’action réciproque des « modèles-rivaux » selon Girard : ils ne visent plus qu’à se supprimer mutuellement, à la façon de la rivalité mimétique interne.

René Girard utilise, a contrario, la théorie mimétique pour démontrer comment a été cassé, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, le cercle vicieux de la tenace rivalité franco-allemande. Il souligne l’exceptionnel et salvateur mimétisme positif de différents acteurs

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politiques de part et d’autre du Rhin, comme l’a brillamment commenté Edouard Husson lors du colloque franco-allemand du collège des Bernardins en 2009 consacré à René Girard. Les contributions au service de la paix d’écrivains, tels Walter Benjamin, Henri, Thomas et Klaus Mann, Herman Hesse, Franz Werfel, Stefan Zweig et bien d’autres, qui ont su adopter en leur temps une approche cosmopolite en renonçant à toute tentation nationaliste, ne sont pas non plus oubliées par Girard.

« Napoléon est devenu un bouc émissaire de part et d’autre du Rhin au moment même où Clausewitz commence la rédaction de son traité (1810). »

« Il fallait achever « De la guerre » pour voir où mène ce livre qui fonctionne comme le miroir fascinant de son époque. Clausewitz témoigne de façon plus réaliste que Hegel de l’impuissance foncière du politique à contenir la montée aux extrêmes. »

« Ces guerres idéologiques, justifications monstrueuses de la violence, ont en effet amené l’humanité à cet au-delà de la guerre où nous sommes aujourd’hui entrés. »

« Clausewitz … dit qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré entre le commerce et la guerre. »

« La conscience humaine ne s’acquiert pas par la raison, mais par le désir. »

« Le romantisme, c’est la croyance excessive en l’autonomie de l’individu. »

« L’apocalypse des tranchées a inauguré une nouvelle ère : le totalitarisme est une réponse monstrueuse à la guerre. »

« L’esprit apocalyptique n’a rien d’un nihilisme : il ne peut comprendre l’élan vers le pire que dans le cadre d’une espérance très profonde. Mais cette espérance ne peut faire l’économie de l’eschatologie. »

« Les Chinois subissent moins l’attraction du modèle occidental qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. »

« Il faut éveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. »

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3. Vers une application contemporaine de la théorie mimétique dans les domaines de l’économie et de la finance :

René Girard fait allusion à l’innovation économique dans « La voix méconnue du réel ». Ce thème est brièvement traité, dans le cahier de l’Herne de 2008 consacré à René Girard, par André Orléans, membre du « CREA » (« Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée »). Le sujet avait certes été déjà abordé par Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel, dans l’« Enfer des choses », dès 1979. Paul Dumouchel, actuellement professeur invité à l’université Ritsumeikan de Tokyo a poursuivi ses recherches sur l’anthropologie et l’économie dans un contexte girardien appliqué aux sciences cognitives et à l’intelligence artificielle (et tout dernièrement au bon usage des robots). Les actes du colloque de Cerisy, « Violence et Vérité » (1983-1985) traitent de ces mêmes thèmes, mais de façon marginale. Dans son livre de 2011, « L’empire de la valeur », André Orléans fait de la théorie mimétique l’une des ses principales sources d’inspiration, mais n’en tire pas toutes les conséquences au plan du comportement des divers acteurs.

En économie, comme dans les autres sciences humaines, l’approche girardienne s’avère pourtant révolutionnaire : selon lui, « La conscience de l’homme procède du désir et non de la raison. » Or, jusqu’à la fin du XXème siècle, la science économique a reposé sur l’idée simpliste de l’« homo oeconomicus », réduit à un être exclusivement rationnel, ne poursuivant que ses intérêts personnels à court terme. Cette attitude monolithique, aboutissant à la « miniaturisation » de l’esprit humain, est censée s’appliquer encore, suivant la conception néoclassique dominante, dans les quatre principaux types de comportement économique.

En simplifiant à l’extrême cette typologie réductrice, on peut catégoriser ainsi les quatre attitudes principales les plus souvent admises actuellement :

1) En tant que consommateur , conformément à la thèse utilitariste de Stuart Mill (1806 – 1873), bien connu, pour d’autres motifs, à Avignon.

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(Si cet Ecossais est décédé dans notre ville et enterré à Saint Véran, c’est que pour lui le cœur l’avait emporté sur la raison … comme vous le savez sans doute.)

L’approche néolibérale domine la pensée anglo-saxonne dans ses prolongements récents, jusque chez A. Sen, Prix Nobel d’économie 1998 (capabilité, …), à condition de souligner que son idée d’une identité à racines multiples nuance, dans une certaine mesure, les variétés d’attitudes consuméristes et culturelles de par le monde. Sen avait d’ailleurs exprimé son souci des causes des inégalités de par le monde dès 1983 (« Poverty and famines, an essay on entitlement and deprivation »).En France, Maurice Allais (1911 – 2010), autre prix Nobel Français d’économie en 1987, s’inscrit encore largement dans ce courant à expression mathématique prioritaire qui reste privilégié aujourd’hui. Le postulat traditionnel de la « concurrence pure et parfaite » reste en effet indispensable à la formalisation mathématique optimale des comportements, individuels et collectifs, sur les divers types de marchés. Il va de soi que les caractéristiques théoriques d’un tel univers ainsi simplifié se rencontrent rarement dans la réalité des transactions, même si l’on rajoute aux algorithmes, a posteriori, les effets de certaines « externalités ».

2) En tant que travailleur , supposé prendre le pouvoir – ou y participer - pour gérer l’économie à son profit de façon politique (Karl Marx, 1818 - 1883) ou sociale (William Beveridge, 1879 - 1964), quitte à vanter les mérites de l’Etat - providence (Pierre Rosanvallon au Collège de France), encore teinté de lutte des classes…, tout en étant à la recherche de nouvelles formes de démocratie économique et sociale. Gary Becker (1930 – 2014), de son côté, assimilait de façon simpliste la contribution des salariés à un capital humain à évaluer en dollars… dans l’environnement de l’école de Chicago qu’animait en son temps Milton Friedman. Gouvernance sociale, concertation des diverses parties prenantes de l’entreprise et les efforts en faveur des critères « GRI » des années 2000 (« Global Reporting Initiative ») de l’ONU atténuent aujourd’hui, dans une certaine mesure, les potentialités d’affrontements rivalitaires entre structures capitalistiques, marchés du travail et « stakeholders » depuis une dizaine d’années. Non sans quelque retard et à grand renfort de publicité, Michael Sandel plaide à Harvard pour une nouvelle forme de justice (« Justice. What’s the right thing to do ?», 2009), dans la même veine de pensée que celle du philosophe canadien Charles Taylor de Mc Gill University, faisant désormais quelque peu oublier les théories de la justice de Rawls.

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3) En tant qu’épargnant , en vue de maximiser son profit monétaire à court terme grâce aux outils spéculatifs classiques (Franco Modigliani, 1918 – 2003) ou plus modernes (Robert Shiller, Prix Nobel 2013) dans un environnement de plus en plus financiarisé où triomphe l’ « exubérance irrationnelle ». Il en résulte des effets de leviers financiers considérables reposant sur des modélisations stochastiques de valeurs et sur des formules de type « Black and Sholes » pour les stock-options, pour prendre un exemple caricatural. Les investisseurs institutionnels (assurances, fonds de pension,…) intègrent désormais cette large gamme de nouveaux instruments financiers dans le cadre de gestion passifs-actifs des capitaux qui leur sont confiés… Ils introduisent timidement dans leur stratégie de placements certains effets d’externalités identifiées qui perturbent profondément la supposée « efficience des marchés », mettant à mal la plupart des anticipations rationnelles. Robert Shiller et Georges Akerloff ont épinglé dans une publication récente commune (« Marchés de dupes », 2014) ces graves anomalies de fonctionnement des marchés financiers transnationaux, évoquant désormais la puissance des « esprits animaux » qui dominent les comportements de bien des acteurs. Dans ce contexte évolutif et fragile, pour ne pas dire volatil, reposant sur des postulats virtuels fort peu soucieux de l’économie réelle, de rares mais brillants esprits, tels Pierre de Lauzun appellent, de l’intérieur desdites institutions financières, à des conduites plus responsables (et de préférence, plus morales !), à tous les niveaux de la hiérarchie (« La finance peut-elle être au service de l’homme? », 2015).

4) En tant qu’homme de loisir et de culture , tel que l’avait déjà décrit Thornstein Veblen (1857 – 1929), c’est-à-dire en heureux et rare bénéficiaire potentiel de son temps libre. Dans la « Théorie de la classe de loisirs » de 1899, Veblen avait déjà utilisé le concept de rivalité en matière de rang social, suivant des principes que n’aurait pas reniés Girard. Une évolution de ce type de pensée s’est poursuivie vers les notions « économiques » des dons et contre-dons, tels que les a analysés Marcel Mauss (1872 – 1950). Ces comportements, qui minimisent la valeur du « brinkmanship », amènent indirectement aujourd’hui à la promotion de l’économie collaborative et ou écologique, à finalités parfois humaines et d’apparences toujours solidaires. Ces préoccupations à la fois économiques et sociologiques seront partagées en France par Pierre Bourdieu (1930 – 2002) qui élargit la notion de

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capital (culturel, social, symbolique) ou encore en Grande Bretagne par Karl Polanyi (1886 – 1964) avec son concept de « grande transformation » qui met en cause la notion-même de marché. L’évolution récente vers un « transhumanisme » heureux, souvent qualifié de postmoderne, est saluée un peu naïvement par des auteurs reconnus outre-Atlantique, tel Jeremy Rifkin (« La nouvelle société de coût marginal », 2015). Selon lui, l’émergence du paradigme collaboratif changerait tout à bref délai, à commencer par la frontière entre le travail et les loisirs… Les postulats de l’économie du partage sont aujourd’hui encore assez flous pour alimenter les rêves des « happy few » de la « génération Z » ou de certains « digital natives », véritables « millenials » privilégiés. Comme disent cependant nos amis américains : « No motion without friction », constat qui s’avèrera incontournable, quelque soient les époques pour la grande majorité des acteurs économiques de par le monde.

Aucune synthèse dynamique de ces quatre catégories d’intérêts supposés plus ou moins rationnels, mais véritablement contradictoires n’est aujourd’hui établie et reconnue en termes de possibilités d’arbitrages, continus ou pas, tant aux niveaux individuels que collectifs, même si, parallèlement, les notions de risques et de précautions se sont fortement développées et précisées depuis une vingtaine d’années dans certaines économies occidentales. Ulrich Beck avait contribué à élargir, à partir de l’Allemagne, le débat avec sa « Risikogesellschaft » depuis la fin des années 1990. Des progrès significatifs ont été réalisés en matière d’appréhension des événements extrêmes grâce en particulier aux prometteuses mathématiques fractales de Benoît Mandelbrot ; celles-ci conservent en pratique une audience confidentielle, en dépit de la vulgarisation en cours via les théories des « cygnes noirs » de Nassim Nicholas Taleb (« The black swan : the impact of highly improbable events , 2010»). La courbe de Gauss et sa fameuse orthogonalisation reste malgré tout aujourd’hui le credo « généralement admis » dans la lignée des économistes-actuaires historiques qui va de Léon Walras (1834 – 1910) et John Meynard Keynes (1883 – 1946) à Paul Samuelson (1915 – 2009) et Kenneth Rogoff, entre autres. La facilité de mise en équation des comportements sous forme de modèles mathématiques l’emporte, chez la plupart des économistes actuels, sur la prise en compte effective des réalités psychologiques ou sociétales, dans toutes leurs complexités. Pourtant, comme l’affirme le prix Nobel français de physique, Pierre-Gilles de Gennes (1932 – 2007) : « Plus de conscience appelle plus de science ». De fait, la modélisation mathématique des préférences issues d’une part reconnue d’irrationnel ou de gratuit, voire de mimétique et rivalitaire,

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dans le comportement individuel ou collectif s’avère beaucoup plus délicate … Des postulats plus réalistes issus de l’hypothèse mimétique apporteraient cependant une contribution décisive pour comprendre les origines et les évolutions des attitudes individuelles et collectives, contraignant à forger de nouveaux outils d’analyse et conduirait sans doute à changer de paradigme ou à tout le moins de postulats et d’hypothèses de calcul. Un choix explicite entre les priorités économiques et sociales identifiables faciliterait - et sans doute conduirait vers - l’adhésion à une hiérarchie de valeurs, mieux acceptée sur une base personnelle et collective, permettant de proposer à tous et d’espérer ainsi offrir un sens à la vie de chacun dans notre communauté désormais mondiale. Quel immense service serait alors rendu par la science économique aux citoyens d’un monde globalisé en manque de cohérence et d’espérance !

Aujourd’hui, la « théorie mimétique » ne demande qu’à s’appliquer dans bien des secteurs de notre vie quotidienne dont je ne retiens ici que trois sujets parmi les plus sensibles :

Le marketing moderne ne vise pas à répondre aux besoins réels mais à les susciter en faisant miroiter l’accès à une classe de consommateurs supposés privilégiés et de fait manipulés. Ceci concerne en priorité les produits de luxe, mais aussi la sécurité alimentaire, les voitures et autres produits de grande consommation. La publicité sous toutes ses formes, le « big data » et les média jouent un rôle essentiel pour faire évoluer les modes, désigner le nouveau bouc émissaire à abattre, résoudre les crises liées à des attitudes hyper-concurrentielles. Les « sauveurs » prennent la forme de créateurs déclarés géniaux, nouvelles divinités et stars éphémères des temps modernes, que ce soit dans les secteurs de la technologie issus de la Silicon Valley, ou encore des apparences vestimentaires (« dress code ») que dictent les favoris des média... Les effets secrets du lobbying étouffent de fait l’essentiel des débats politiques de fond désormais dépourvus de fondements philosophiques et scientifiques : ils imposant les attitudes supposées enviables par tous … mais profitables seulement à certains !

L’épargne et la finance actuelles favorisent l’instinct grégaire qui domine les comportements de la plupart des acteurs, qu’ils soient traders, fonds

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de pension, assureurs ou simple particulier. Le : « Et pourquoi pas moi ? »issu de l’hubris insatisfaite survalorise n’importe quelle information nouvelle dès lors qu’elle est accessible à tous : peu importe son degré réel de vérité puisque tous se trompent simultanément dès lors qu’il s’agit de maximiser les chances de gains. Les crises et les lynchages anonymes guettent inévitablement ces succès aléatoires et provisoires. Les grandes crises financières de 1987, 2000 et 2008 sont là pour le prouver en appauvrissant indistinctement les épargnants anonymes, voire les contribuables appelés à la rescousse, sans modifier le fonctionnement du système financier transnational. Certains boucs émissaires servent alors de coupe-circuits efficaces de la mémoire collective, qu’il s’agisse de l’auditeur Arthur Andersen, de J. Kerviel à la Société Générale, des promoteurs des obscures « fintechs » ou encore, ce qui paraît plus injuste, de certains cadres intermédiaires des institutions financières supposées respectables et… durables !

L’innovation entrepreneuriale est ardemment défendue par Peter Thiel dans son récent ouvrage : « De zéro à un, comment construire le futur ? », paru en 2016. Les réflexions du fondateur de Paypal, par ailleurs animateur de la fondation « Imitatio » valent bien, pour la plupart de nos amis américains, celles de certains économistes en chambre, nobélisé ou non. Ce tycoon d’un genre nouveau de la Silicon valley défend la création et le développement de monopoles à partir de marchés de niche… condition nécessaire au succès des start-ups. Cette démarche vise à stimuler les envies non satisfaites des consommateurs par ailleurs trop bien servis par une concurrence exacerbée et stérile dans la mesure où elle multiplie l’offre de produits classiques au détriment de la rentabilité des entreprises. Le réinvestissement de considérables profits d’origines monopolistiques favorise, selon lui, la recherche fondamentale, l’innovation technologique et le cas échéant, « les bonnes œuvres » des fondations à but non lucratif. Ainsi se justifierait désormais à ses yeux cette exploitation systématique et quelque peu cynique, par un nouveau type d’entrepreneurs, d’un regain d’instincts grégaires et rivalitaires : ceux-ci seraient suscités par des gammes de produits et de services réellement innovants, sur une base résolument transnationale.

Le temps nous manque, comme à René Girard, pour développer ces importants thèmes d’actualité lourds de comportements mimétiques : ils invitent à une re-conception indispensable et urgente de la science économique, sur la base de nouveaux paradigmes, à l’époque de la mondialisation accélérée. Daniel Cohen

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contribue utilement à ce débat avec son dernier ouvrage : « Le monde est clos et le désir est infini » de 2015. Les travaux récents du Prix Nobel français d’économie (2014) Jean Tirole permettent de nourrir certains espoirs de progrès dans le renouvellement effectif des outils d’analyse. Appelant à situer l’économie parmi les autres sciences humaines, celui-ci distingue dans son dernier livre de vulgarisation (« Economie du bien commun », 2016) quelque types nouveaux en économie selon un découpage certes prometteur mais encore bien limité ; celui-ci reste en effet artificiel et incomplet, même si un cadre d’analyse élargi cherche à saisir les traits d’une humanité « multidimensionnelle » intégrant « homo psychologicus », « homo socialis », « homo incitatus », « homo juridicus », « homo darwinus »… A titre d’exemple, la volonté d’appréhender la portée économique du comportement altruiste reste aujourd’hui davantage appréhendé que les attitudes rivalitaires et mimétiques, pourtant plus décisives, sinon plus fréquentes dans la vie quotidienne. Gaël Giraud, S.J., spécialiste de la théorie des jeux propose quant à lui, dans la lignée de Debreu, autre prix Nobel d’origine française en 1983, des évolutions conceptuelles prometteuses dans ses récentes publications et ses dernières interventions. Partant de sa thèse universitaire sur la théorie des jeux de marchés, il a su mettre en doute certains présupposés dogmatiques correspondants aux « erreurs généralement admises ». On espère qu’il fournira bientôt de nouveaux développements scientifiques plus proches des réalités concrètes actuelles. Les travaux de l’économiste australien Steve Keen (« L’imposture économique », 2014) ouvre également des perspectives encourageantes et intéressantes au regard des postulats trop peu réalistes qui sous-tendent les formalisations mathématiques d’aujourd’hui.

Mais de synthèse, point encore… tout « viendrait peut-être à point à qui saurait attendre » sans impatience, puisque les analyses conventionnelles, tant en termes de concepts que d’outils et de méthodologie, restent à ce jour fort simplistes et véritablement incomplètes par rapport à notre réalité humaine de plus en plus complexe !

Il conviendrait enfin d’évoquer les applications de la théorie mimétique aux données contemporaines du travail et des loisirs de l’homo oeconomicus, ce qui nous réserverait bien des surprises difficiles, elles aussi, à mettre en équations cohérentes sur une base transnationale. On comprend bien que, dans ces deux domaines essentiels, l’anéantissement potentiel du modèle-obstacle ou - rival ne permettra pas de sortir du cercle vicieux de la violence collective, dans le cadre de communautés, aujourd’hui identifiables à certains

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réseaux dits sociaux; considérablement élargies et réactives, leurs influences, positives ou négatives, créent des ondes de choc redoutables.

On ne saurait terminer cette énumération des applications de la théorie mimétique sans souligner ses fructueux prolongements dans le domaine de la psychiatrie. Ainsi, le dernier colloque de l’association française de psychiatrie a-t-il été consacré au : « Désir mimétique entre psychopathologies et neurosciences » à Paris en mars 2016. Ces perspectives encourageantes paraissent de grande actualité au plan international.

« Les Chinois subissent moins l’attraction du modèle occidental qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. »

Et pour ne pas conclure : René Girard, un vaillant explorateur du monde des lettres et des sciences qui se situe au-dessus de la mêlée :

- Pourquoi retenir finalement ce terme générique d’explorateur ? Parce que René Girard est à la fois critique rigoureux, à la mode chartiste, anthropologue de l’Occident religieux sans être clerc, mais toujours pionnier intrépide sur les voies de l’exploration métaphysique à travers le monde des lettres et des sciences. Ses démonstrations de la théorie mimétique reposent en priorité sur l’analyse de textes de multiples origines et de diverses époques, mais conduit inéluctablement vers un renouveau des sciences humaines et sociales.

- Pourquoi « au-dessus de la mêlée » ? Non pas à la façon de Romain Rolland pendant la Grande Guerre ! René Girard s’engage et polémique, il entend se situer clairement par rapport aux grands courants de pensée contemporains. De ce fait, il exige de connaître l’histoire sous ses deux faces, celle des vainqueurs et celle des vaincus. On l’a compris, l’illustre écrivain n’est ni de droite, ni de gauche, ni conservateur ni libéral au sens américain : c’est un véritable créateur de concepts durables. Il se situe ainsi « au-dessus » des partis et des institutions et va de l’avant en dépit des critiques des conformistes de service … voire des créateurs de concepts concurrents. Ceux-ci ne manquent pas de se manifester vigoureusement du

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côté des philosophies de l’identité, du primat de l’individu et de ses intentions ou encore des diverses sagesses orientales !

La théorie mimétique a eu la grande chance jusqu’ici de n’être pas « à la mode », ce qui lui a permis de maintenir, contre vents et marées, sa cohérence conceptuelle défendue avec acharnement par ses premiers adeptes. Les débats ne font que commencer… et marqueront, n’en doutons pas, l’histoire intellectuelle du XXIème siècle.

En effet, ses quatre composantes essentielles me paraissent être plus actuelles que jamais :

- Le désir mimétique est alimenté par les publicités comparatives, les écarts croissants de richesses et de revenus, les exclusions de type social, religieux, voire raciste. Ces désirs mimétiques ne s’exercent plus à l’intérieur de communautés restreintes, mais dans un monde globalisé, si l’on ose cette tautologie, pour un XXIème siècle porté naturellement aux extrêmes.

- La rivalité mimétique est attisée en permanence par un système global d’informations instantanées qui touchent simultanément, via les divers media et réseaux, toutes les couches de la population mondiale. L’appréhension immédiate de nouvelles données, souvent incontrôlables, aboutit à une absence généralisée de discernement. Il en résulte jalousies, ressentiments, rivalités entre pays, religions, générations et classes sociales.

- La violence collective est exacerbée par l’interconnexion constante des hommes, des marchés et des capitaux, pourtant présentée par de bons esprits irresponsables comme la voie définitive du progrès pour tous. Elle prend désormais la forme de concurrences débridées, de conflits sociaux et religieux à la recherche de boucs émissaires, condamnables et salvateurs, alors que les situations de crises deviennent toujours plus insupportables et scandaleuses. La libre circulation d’armes à pouvoirs toujours plus destructeurs provoque la tentation généralisée de la « montée aux extrêmes », pour ne pas dire l’apocalypse, selon Girard, si l’on songe notamment à la force de frappe nucléaire ou à la prolifération des armes biologiques ou chimiques. Les pandémies de toutes sortes, provoquées ou non, constituent également un fléau transnational à la disposition de tous les terroristes en puissance.

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- Les lynchages et le retour à l’équilibre s’effectuent à plus ou moins grande échelle, suivant des degrés, vitesses ou étapes variables, en fonction des domaines concernés qu’ils soient militaires, politiques, commerciaux, financiers, sanitaires ou simplement humanitaires. La diplomatie effective ne reprend ses droits qu’à l’issue des faillites répétées des institutions, des idéologies ou des Etats, obligeant à encenser de nouveaux maîtres à penser à durée de survie de plus en plus limitée, comme le veut l’accélération du temps si souvent relevée par René Girard.

Dans notre monde contemporain, l’étroite marge de manœuvre de chacun repose en dernière analyse sur l’éveil de la conscience que le conformisme à soubassements individualistes et inconscients des temps modernes tend à assoupir, voire à annihiler. Son réveil et sa mise en oeuvre permettrait pourtant d’éviter le déchainement de la violence collective en choisissant de ne plus faire de chaque modèle une matière à rivalité ou à obstacle, mais un sujet d’imitation positive.

Telle est la dernière leçon du Professeur René Girard. Nous ne l’oublierons pas.

Gérard Valin, Membre de l’Académie de Vaucluse(*)

« J’ai toujours espéré que le sens ne faisait qu’un avec la vie. »

« En matière de violence, les torts sont toujours partagés. »

« Hölderlin est le seul, au temps de Hegel et de Clausewitz, à avoir compris le danger de la proximité des hommes entre eux. »

« Cette prise de conscience est plus que jamais requise aujourd’hui que les institutions ne nous aident plus, que c’est à chacun de se transformer seul. »

« Il faudra de plus en plus de victimes pour créer un ordre de plus en plus précaire. »

« C’est parce que tous les signes du temps convergent aujourd’hui que nous ne pouvons plus persévérer dans la folie des rivalités mimétiques (nationales, idéologiques, religieuses). »

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Les personnes désireuses d’aller plus loin dans la connaissance de René Girard peuvent consulter le site de l’Association de Recherche Mimétique (www.rene-girard.fr) afin de sélectionner les lectures qui leur paraissent les plus pertinentes

Concernant la relation mimétique franco-allemande, un résumé est paru dans la Revue « Allemagne d’Aujourd’hui » en 2008 : « René Girard, l’Allemagne et la France » par Gérard Valin, suivi d’un entretien avec Benoît Chantre.

(*) Ancien Directeur Général de Compagnie d’assurances en Europe et en Afrique, ancien Directeur Général du Groupe ESSEC, Expert judiciaire Financier(H) près la Cour d’Appel de Paris (www.gerardvalin.hautetfort.com ; www.sgdl-auteurs.org/ruggiero-del- ponte)

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