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Inégalités de santé et effet de sélection à lemploi : quelques résultats empiriques

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Inégalités de santé et effet de sélection à l’emploi : quelques résultats empiriques Philippe Abecassis, Philippe Batifoulier, Isabelle Bilon-Hoefkens et Florence Jusot (EconomiX, CNRS et Université Paris X-Nanterre ; IRDES) Résumé Ce travail fournit une illustration empirique du rôle négatif exercé par la mauvaise santé sur la probabilité de chômage. L’enquête mobilisée permet également d’étudier le lien entre injustice ressentie pour raison de santé et éviction du marché du travail. 1. INTRODUCTION La santé est un domaine où existent de nombreuses inégalités. Celles concernant l’espérance de vie et la mortalité par sexe ou catégories socio professionnelles sont largement renseignées et identifiées (LECLERC et alii, 2000, MONTEIL et ROBERT-BOBEE, 2005). Les fortes disparités spatiales d’offre médicale (en qualité – i.e. spécialité médicale et thérapeutique – comme en quantité) opposant notamment des "déserts médicaux" et des régions sur médicalisées font l’objet d’études suivies. Elles peuvent être affinées en fonction de la concentration des tarifs : la pratique des dépassements d’honoraires (honoraires libres depuis 1980) n’est pas uniformément répartie sur le territoire et le prix payé par le patient est fonction de son lieu de résidence. Plus récemment, la multiplication des déremboursements (politiques de ticket modérateur) renforçant l’importance de la "mutuelle" a mis l’accent sur les inégalités de couverture santé. L’acquisition d’une complémentaire est corrélée positivement au revenu et les complémentaires les plus "couvrantes" sont aussi inégalement distribuées (entre cadres et ouvriers, petites et grandes entreprises). Si l’existence d’inégalités de santé fait l’objet d’un large consensus, l’origine de ces inégalités fait débat 1 . L’intuition profane suggère que la maladie (et surtout la maladie grave ou le handicap) choisit ses victimes au hasard et non en fonction de caractéristiques socio-économiques. Cette croyance qui survalorise la finitude de la vie humaine (on va tous mourir, quel que soit son statut social ; tout le monde peut avoir un cancer, etc.) semble être en effet largement 1 Voir la synthèse de COUFFINHAL et alii (2005).
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Inégalités de santé et effet de sélection à l’emploi : quelques résultats empiriques

Philippe Abecassis, Philippe Batifoulier, Isabelle Bilon-Hoefkens et Florence Jusot (EconomiX, CNRS et Université Paris X-Nanterre ; IRDES)

Résumé

Ce travail fournit une illustration empirique du rôle négatif exercé par la mauvaise santé sur la probabilité de chômage. L’enquête mobilisée permet également d’étudier le lien entre injustice ressentie pour raison de santé et éviction du marché du travail.

1. INTRODUCTION La santé est un domaine où existent de nombreuses inégalités. Celles

concernant l’espérance de vie et la mortalité par sexe ou catégories socio professionnelles sont largement renseignées et identifiées (LECLERC et alii, 2000, MONTEIL et ROBERT-BOBEE, 2005). Les fortes disparités spatiales d’offre médicale (en qualité – i.e. spécialité médicale et thérapeutique – comme en quantité) opposant notamment des "déserts médicaux" et des régions sur médicalisées font l’objet d’études suivies. Elles peuvent être affinées en fonction de la concentration des tarifs : la pratique des dépassements d’honoraires (honoraires libres depuis 1980) n’est pas uniformément répartie sur le territoire et le prix payé par le patient est fonction de son lieu de résidence. Plus récemment, la multiplication des déremboursements (politiques de ticket modérateur) renforçant l’importance de la "mutuelle" a mis l’accent sur les inégalités de couverture santé. L’acquisition d’une complémentaire est corrélée positivement au revenu et les complémentaires les plus "couvrantes" sont aussi inégalement distribuées (entre cadres et ouvriers, petites et grandes entreprises).

Si l’existence d’inégalités de santé fait l’objet d’un large consensus, l’origine de ces inégalités fait débat1. L’intuition profane suggère que la maladie (et surtout la maladie grave ou le handicap) choisit ses victimes au hasard et non en fonction de caractéristiques socio-économiques. Cette croyance qui survalorise la finitude de la vie humaine (on va tous mourir, quel que soit son statut social ; tout le monde peut avoir un cancer, etc.) semble être en effet largement

1 Voir la synthèse de COUFFINHAL et alii (2005).

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répandue (FASSIN et alii, 1998). Il y a bien, dans ces conditions, de graves et cruelles inégalités face à la maladie mais elles ne peuvent pas être déclinées selon un registre social. Ceci peut justifier l’absence de réflexion sur les inégalités sociales de santé dans le débat public français (les États Généraux de la Santé en 1999 n’ont pas considéré ce thème comme une priorité).

Le controversé rapport BLACK publié en 1982 alimente cette conception. Ce rapport, commandé en 1977 par le gouvernement travailliste britannique, est devenu la référence dans le champ des inégalités de santé. Le rapport met en évidence l’existence d’un "gradient social de santé" selon lequel les inégalités d’état de santé et de mortalité ne sont pas imputables à la pauvreté et ne peuvent être réduites à des oppositions du type pauvres/riches ou manuels/intellectuels. Cette relativisation du rôle des conditions de vie sur l’état de santé a notamment pour conséquence de renverser le sens de la causalité. Si le statut social a peu d’influence sur la santé, la santé peut avoir une influence sur le statut social. Dans cette perspective, la santé vient notamment affecter la position de l’individu au regard de l’emploi. La santé devient donc un argument de la sélection sur le marché du travail.

Notre travail s’inscrit dans cette perspective d’une sélection à l’emploi par la santé. La mauvaise santé semble en effet être un facteur important d’exclusion du marché du travail. La recension de la littérature empirique anglo-saxonne par CURRIE et MADRIAN (1999) montre ainsi que la maladie diminue le niveau de participation au marché du travail et réduit substantiellement le salaire. En France, un travail sur les données longitudinales de l’enquête sur la santé et la protection sociale en fournit une illustration. La mauvaise santé joue un rôle non négligeable dans le passage de l’activité au chômage ou à l’inactivité (JUSOT et alii, 2006).

Si la santé sélectionne les individus sur le marché du travail, il reste à savoir si cette sélection vient des entreprises ou des individus eux-mêmes, et donc si la santé affecte l’offre ou la demande de travail. Mettre l’accent sur ce rôle de l’entreprise dans le lien emploi-santé pointe alors l’existence d’une discrimination où la (mauvaise) santé est alors utilisée comme un critère de définition de la (in) compétence.

En France, les discriminations sur le marché du travail liées à la santé ou tout au moins le rôle des employeurs dans la relation existante entre santé et chômage n’ont jamais été étudiées, du fait de la difficulté de prouver empiriquement l’existence d’une discrimination, mais aussi parce que la plupart des travaux portent sur l’effet de la santé sur la cessation d’activité ou le non emploi, sans différencier spécifiquement l’effet de la santé sur le chômage et

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l’inactivité, et interprètent généralement les résultats en termes d’effet de la santé sur l’offre de travail2.

Ce travail propose au contraire d’étudier les liens entre santé et chômage et d’apporter un éclairage sur l’effet de la santé sur la demande de travail. Il présente des résultats issus de l’exploitation de l’enquête "histoire de vie". Après avoir présentée la base de données et la méthode dans la première partie, nous mesurons l’impact sur le chômage de variables concernant l’état de santé perçu d’une part et de variables identifiant une discrimination liée à la santé d’autre part. La deuxième partie présente les variables mobilisées pour mesurer l’état de santé et les résultats des régressions logistiques concernant l’effet de la (mauvaise) santé sur la probabilité d’être au chômage. Elle montre l’impact massif de l’ensemble des variables santé sur l’emploi, confirmant ainsi la relation positive entre mauvaise santé et chômage. Cela est vrai pour tous les indicateurs de santé. Dans la dernière partie, nous présentons les variables mobilisées pour mesurer le sentiment d’injustice (de la moquerie au refus de droit) du fait de l’état de santé ou du handicap et étudions le lien entre la probabilité de chômage, l’état de santé et le sentiment d’injustice liée à l’état de santé. Elle montre une association entre le sentiment d’injustice liée à la santé, l’état de santé et la probabilité de chômage, suggérant ainsi l’existence d’inégalités liées à la santé sur le marché du travail.

2. DONNÉES ET METHODE

2.1. L’enquête Histoire de vie - Construction des identités

Cette recherche est réalisée à partir des données de l’enquête "histoire de vie – construction des identités", collectée par l’INSEE dans la période du 17 février au 7 avril 2003, auprès d’un échantillon d’environ 8400 personnes résidant en France métropolitaine. Son objectif principal de cerner la façon dont les différentes dimensions de la vie des personnes (dimensions sociodémographique, géographique, scolaire et professionnelle, d’histoire de la famille, de mode de vie et de trajectoire, etc.) contribuent à la façon de se définir socialement (image de soi, rôles sociaux, appartenances sociales, etc.). Cette enquête est ainsi la seule enquête française permettant de recueillir des informations sur l’état de santé ressentie des personnes, leur situation vis-à-vis de l’emploi, et les injustices ressenties au cours de la vie en raison de leur état de santé. Sous l’hypothèse que les individus peuvent être de bons juges de leur état de santé et des injustices qu’ils ont vécus, cette enquête permet donc

2 Voir BARNAY, 2005 pour une lecture critique et une analyse microéconomique de cette relation.

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d’explorer les liens entre état de santé, chômage et injustices liées à la santé sur le marché du travail3.

2.2. Méthode Afin d’analyser l’hypothèse d’un effet de sélection liée à la santé sur le

marché du travail, cette analyse propose d’étudier, à l’aide de régressions logistiques, les déterminants de la probabilité d’être chômeur.

Le chômage est entendu ici comme le fait d’être sans emploi alors que l’on offre son travail. Cette catégorie comprend donc toutes les personnes se déclarant actuellement sans emploi et se définissant en relation avec l’emploi, c’est-à-dire, se déclarant chômeuses ou se déclarant inactives et déclarant rechercher un emploi.

Nous étudions tout d’abord l’effet de l’état de santé déclaré sur la probabilité d’être chômeur, à l’aide de plusieurs indicateurs de santé (cf. supra). Ces analyses sont menées en contrôlant par plusieurs variables socioéconomiques, traditionnellement utilisées pour expliquer la probabilité d’être au chômage à savoir le sexe, l’âge (introduit sous forme quadratique) qui permet d’approximer l’expérience, le diplôme et la qualification, c’est-à-dire la profession et catégorie sociale l’emploi actuellement occupé ou du dernier emploi pour les personnes actuellement sans emploi.

Cette première analyse ne permet en aucun cas de montrer l’existence d’un effet de sélection liée à la santé puisque une association entre mauvaise santé et chômage peut tout aussi bien refléter un effet de la santé sur l’insertion sur le marché su travail qu’un effet délétère inverse du chômage sur l’état de santé (SERMET et KHLAT, 2004). Afin d’apporter des éléments de compréhension sur cette association, nous proposons utiliser la déclaration d’un sentiment d’injustice (de la moquerie au refus de droit) du fait de l’état de santé ou du handicap pour mesurer l’effet de sélection sur la marché. Nous étudions alors l’effet sur la probabilité d’être au chômage du sentiment d’injustice liée à la

3 Ce travail s’inscrit dans le cadre d’un projet collectif piloté par le laboratoire EconomiX et associant des chercheurs issus de différentes disciplines (économie mais aussi démographie, droit et sociologie) et de différents laboratoires de recherche : CEE, CPDR (Université Catholique de Louvain), IDHE (Université Paris X-Nanterre), INED, MATISSE et TEAM (université de Paris 1). Ce projet collectif a débuté en janvier 2005 et est financé par les ministères du travail et de la protection sociale à travers la DARES et la MiRe.

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santé, après contrôle par les variables socioéconomiques et en introduisant l'état de santé dans un deuxième temps4.

2.3. La population étudiée Afin d’étudier les liens entre santé et chômage, il est nécessaire d’étudier

une population homogène du point de vue des mécanismes d’insertion ou d’exclusion du marché du travail. Nous avons donc sélectionné un échantillon de personnes dont la situation la plus courante est celle de l’emploi, et dont le statut et la profession les rendent susceptibles de connaître le chômage.

Le champ de l’étude est donc en premier lieu limité aux personnes âgées de 18 à 59 ans, afin d’exclure les populations majoritairement retraitées. En second lieu, les individus salariés dans des secteurs protégés (fonctionnaires de l’État, salariés des entreprises publiques essentiellement) et les travailleurs non salariés (agriculteurs exploitants, artisans, commerçants, chefs d’entreprises) ont été exclus : ces catégories sont peu confrontées au chômage, et, le cas échéant, ce dernier relève de mécanismes assez différents de ceux généralement mis en jeu dans la population salariée.

Au total, l’échantillon retenu est composé de 3203 personnes dont la profession actuelle ou la dernière profession appartient à la catégorie des cadres, professions intermédiaires, employés ou ouvriers, exerçant actuellement un emploi de salarié du privé ou des collectivités locales, se déclarant chômeuses, ou se déclarant inactives et recherchant un emploi, et dans ce dernier cas dont le dernier emploi était un emploi de salarié du privé ou des collectivités locales.

Dans la population étudiée, 85 % des personnes déclarent être actives occupées et 15 % déclarent être chômeuses ou inactives recherchant un emploi. Ce taux élevé s’explique d’une part par le fait que l’on ait sélectionné une population susceptible d’être touchée par le chômage et d’autre part par l’inclusion des inactifs recherchant un emploi. Ainsi, alors que dans l’ensemble de la population active (actifs occupés + chômeurs) âgée de 18 à 59 ans de l’enquête, le taux de personnes se déclarant chômeuses est de 8.88 %, un taux très proche du taux national, cette proportion est de 12 % dans notre échantillon. En outre, 3 % des personnes de cet échantillon se déclarent inactives et recherchant un emploi. Cette dernière catégorie est principalement composée de

4 L’enquête ayant volontairement sur-échantillonné certaines catégories d’individus (personnes handicapées, personnes d’origine étrangères) afin de permettre d’étudier notamment les discriminations liées à la santé ou au handicap, qui sont rarement déclarées, nous avons choisi de ne pas utiliser dans les régressions logistiques les pondérations proposées pour retrouver la représentativité de l’échantillon. Toutefois, les résultats des analyses descriptives correspondant aux échantillons pondérés.

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femmes. En effet, sur 84 inactifs déclarant rechercher un emploi, 64 sont des femmes et 20 seulement sont des hommes.

3. ÉTAT DE SANTÉ ET CHÔMAGE

Après avoir présenté les indicateurs utilisés pour mesurer l’état de santé, nous présentons les résultats des régressions logistiques concernant l’effet de la mauvaise santé sur la probabilité d’être au chômage, après contrôle par les variables socioéconomiques.

3.1. La mesure de la santé La mise en évidence d’inégalités de santé est malaisée car la santé est un

concept difficilement mesurable. Plusieurs approches peuvent être retenues. L’évaluation de l’état de santé des enquêtés peut tout d’abord être réalisée lors d’un examen médical. Cette approche conduit à laisser aux médecins le soin de définir la mauvaise santé. D’autres enquêtes recueillent les maladies déclarées par les répondants et ainsi que leurs gènes et limitations ressenties et proposent de définir la mauvaise santé des individus à l’aide une classification préalable des maladies par classe thérapeutique, par degré d’incapacité, ou encore par la construction de scores d’incapacité ou de qualité de vie. Dans ce cas, on peut considérer que c’est le modélisateur qui construit la mauvaise santé d’un individu qui peut, éventuellement ne pas se reconnaître dans la classification. Une autre façon de faire est de considérer que les individus peuvent apprécier eux-mêmes leur santé. C’est l’approche retenue dans l’enquête "histoire de vie – construction des identités".

Cette enquête offre en effet le choix entre plusieurs indicateurs de santé déclarée. Une question à choix multiples propose tout d’abord à la personne interrogée de déclarer la perception de son identité en relation avec son état de santé : “Vous considérez-vous comme : une personne en bonne santé / une personne malade / une personne handicapée / une personne âgée”. Cette question permet alors de construire trois indicateurs de santé dichotomiques : "se considérer comme une personne en bonne santé ou non" ; "se considérer comme une personne malade ou non" ; "se considérer comme une personne handicapée ou non". Une deuxième question permet de repérer les personnes suivies régulièrement pour raisons médicales : “Avez-vous aujourd’hui un traitement régulier ou un suivi régulier pour raisons médicales : oui / non”. Une troisième question permet de construire un indicateur dichotomique de limitations d’activité : “Êtes-vous limité dans le genre ou la quantité d’activité que vous pouvez faire (à la maison, au travail, à l’école, ou dans les autres occupations de votre âge : déplacements, jeux, sports, loisirs…) ? oui / non”. La combinaison de la deuxième question et de la troisième permet enfin de

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construire un indicateur de limitations d’activité liées au problème de santé de long terme.

Ces indicateurs peuvent être rattachés à la typologie proposée par BLAXTER (1989) qui distingue trois catégories d'indicateurs. La première fait référence à un modèle subjectif et mesure les états de santé perçus. La seconde catégorie correspond à un modèle médical où l'état de santé est mesuré par rapport à une norme physiologique ou psychique. La troisième catégorie se réfère à un modèle fonctionnel et social pour lequel un mauvais état de santé est défini comme l’inaptitude à assurer un rôle social et à réaliser des tâches normales. La variable "se considérer ou non comme une personne en bonne santé" et les trois variables qui en découlent sont des indicateurs purement subjectifs et relèvent, à ce titre de la première catégorie. La variable "se considérer ou non comme une personne malade", bien qu'elle aussi subjective, peut cependant être rattachée au modèle médical ou biologique. De même, le fait d’être suivi régulièrement pour raisons médicales sera sans difficulté rattaché à cette seconde catégorie, Enfin, l’indicateur de limitations d’activité relève de la troisième catégorie. Le fait de "se considérer comme une personne handicapée" est plus difficile à classer selon cette typologie. On peut penser que les personnes se considérant comme des personnes handicapées sont les personnes dont le handicap est reconnu par la société (bénéficiaires de l’allocation d’adulte handicapé par exemple). Au-delà du handicap reconnu, la perception profane du handicap est sans doute proche des problèmes lourds de santé fonctionnelle.

La santé analysée dans cette enquête est donc la santé perçue et vécue en tant que constituant de l’identité. Ces mesures peuvent donc souffrir d’un biais de justification, les personnes exclues de l’emploi déclarant plus fréquemment un mauvais état de santé. Cependant les auto-déclarations de mauvaise santé semblent peu surévaluées car les identités de personne malade ou de personne handicapée semblent peu valorisées. Les résultats du tableau 1 montrent ainsi que si 24,3 % des individus déclarent "avoir un traitement ou un suivi médical réguliers ", ils ne sont que 5.7 % à ne pas "se considérer comme une personne en bonne santé", et ne sont que 4.6 % à "se considérer comme une personne malade". De même, la limitation d'activité (12,2 %) n'est pas associée au fait de "se considérer comme une personne handicapée" (2 %). Ces écarts plaident pour une minoration des biais d’auto-déclaration de mauvaise santé (ce qui n’est pas forcément le cas pour la déclaration de surpoids par exemple).

En outre, bien que ces indicateurs de santé soient peu classiques, l’analyse de la distribution par âge et sexe de ces indicateurs montre que ces derniers présentent des propriétés proches de celles des indicateurs habituellement

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disponibles dans les enquêtes santé menées en population générale (Tableau 15). D’une part, on constate que l’état de santé se dégrade avec l’âge pour chacun des indicateurs. D’autre part l’état de santé déclaré par les femmes apparaît plus dégradé que celui des hommes, lorsque la santé est approchée selon le modèle médical, ces dernières déclarant plus massivement suivre un traitement (29,5 %) ou être malade (5,5 %) que les hommes (20,3 % et 3,95 %).

Tableau 1 : Distribution de l’état de santé selon l’âge et le sexe Hommes Femmes (Échantillon

pondéré) 18-29 ans

30-39 ans

40-49 ans

50-59 ans Ens. 18-29

ans 30-39 ans

40-49 ans

50-59 ans Ens.

Ensemble (18-59 ans)

% se considérant en bonne santé 96,63 96,65 92,90 91,80 94,89 96,35 96,11 90,72 88,17 93,47 94,28

% se considérant malade 1.44 2.51 6.31 7.14 3.95 3.46 3.66 7.15 9.30 5.45 4,60

% se considérant handicapé 2.54 2.19 2.14 2.51 2.32 0.59 0.23 2.71 3.71 1.55 1,99

% suivant un traitement 9.77 14.39 25.24 40.70 20.34 20.83 19.15 37.84 49.32 29.49 24,30

% déclarant des limitations d’activité 12.81 9.85 14.19 14.53 12.51 9.38 8.81 14.73 16.20 11.73 12,77

% déclarant suivre un traitement ET des limitations d’activité

4.41 4.19 7.51 11.13 6.26 5.48 4.10 9.79 14.39 7.68 93,10

3.2. Effet de la santé sur le chômage Une première analyse a été menée afin d’étudier l’effet de ces variables de

contrôle sur la probabilité d’être au chômage. Cette analyse met tout d’abord en évidence de façon non surprenante, un effet de l’âge, le fait d’être jeune ou d’être senior a un impact sur la probabilité d’être demandeur d’emploi. Le niveau de qualification semble également jouer un rôle significatif, les cadres et les profession intermédiaires ayant une probabilité plus faible d’être au chômage que les employés, alors que les ouvriers non qualifiés ont une probabilité plus fortes que ces derniers, Enfin, on observe un effet protecteur de l’éducation, les personnes ayant un niveau d’études supérieures ou un diplôme

5 Trois questions composent le mini-module européen, proposé par l’OMS Europe, afin d’harmoniser les indicateurs de santé disponibles dans les enquêtes en Europe. La traduction introduite dans l’enquête sur la santé et la protection sociale de l’Institut de Recherche et Documentation en Économie de la Santé en 2004 est la suivante : 1.Comment est votre état de santé général ? Très bon / bon / moyen / mauvais / très mauvais . 2. Souffrez-vous d’une maladie ou d’un problème de santé chronique ? Oui / non / ne sais pas. 3. Êtes-vous limité(e) depuis au moins 6 mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ? Oui, fortement limité /oui, limité /non.

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de l’enseignement technique ayant un risque de chômage plus faible que le personnes ayant suspendu leurs études à la fin du collège.

Après contrôle par ces variables socioéconomiques, plusieurs analyses ont été menées pour étudier successivement l’association entre les différents indicateurs de santé sur la probabilité d’être au chômage. Ces analyses ont été réalisées pour la population totale, puis en stratifiant la population selon l’âge, le genre, la zone géographique et la profession afin de confirmer l’effet de la santé sur la probabilité de chômage, dans des populations davantage touchées par le chômage par ailleurs.

Tableau 2 : Effet de la santé sur la probabilité de chômage, après contrôle par l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, la PCS

Pop. totale

18-49 ans

50-59 ans

Hom-mes

Fem-mes ZUS Ouv-

riers Emp-loyés

Cadres et Prof. Inter.

Se considérer en bonne santé 0,334(3) 0,324(3) 0,308(3) 0,312(3) 0,369(3) 0,402(1) 0,297(3) 0,332(3) 0,422(1)

Se considérer malade 2,467(3) 2,463(3) 2,920(3) 2,754(3) 2,223(3) 1,966 2,756(3) 2,792(3) 1,326 Se considérer handicapé 4,209(3) (3) 5,017(3) 4,248(3) 3,943(3) 9,553(2) 4,562(3) 3,266(2) 5,930(3)

Suivre un traitement 1,488(3) 1,678(3) 1,098 1,515(1) 1,491(2) 1,200 1,817(3) 1,435(1) 1,101 Déclarer des limitations d’activité 2,055(3) 1,996(3) 2,198(3) 2,304(3) 1,870(3) 2,292(1) 2,402(3) 2,206(3) 1,519

Suivre un traitement ET déclarer des limitations d’activité

2,005(3) 2,011(3) 2,032(3) 2,169(3) 1,940(3) 1,601 2,502(3) 2,018(3) 1,620

(1) au seuil de 5 %, (2) au seuil de 1 %, (3) au seuil de 0,1 %

Les régressions logistiques (tableau 2) montrent ainsi des effets de la mauvaise santé sur la probabilité d’être au chômage, quel que soit l’indicateur de santé utilisé ou la population étudiée. Les résultats suggèrent un risque de chômage croissant avec la gravité de l’état de santé. Ainsi les personnes se considérant comme une personne handicapée ont un « risque de chômage »6 4 fois plus élevé que les personnes ne se considérant pas comme une personne handicapée. Les personnes ne se considérant pas comme une personne en bonne santé ont un risque 3 fois plus élevé et les personnes se considérant comme une personne malade ont également un « risque de chômage » 2,5 fois plus élevé. Les limitations d’activité, accompagnées ou non d’un suivi médical, sont associées à un risque 2 fois plus élevé. A l’inverse le fait d’avoir un traitement ou un suivi régulier, qui est déclaré par environ un quart de la population

6 Nous interprétons ici les odds ratios comme des risques relatifs de chômage, bien que cette mesure surestime le risque relatif puisque la probabilité de chômage soit supérieure à 10 % dans cet échantillon.

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étudiée, est significativement associé à un risque accru de chômage, mais l’odds-ratio est plus réduit.

Cette analyse confirme donc l’existence d’une forte corrélation entre chômage et mauvaise santé, après contrôle par l’âge, le niveau d’éducation, et la qualification. Ces résultats ne peuvent toutefois pas être uniquement interprétés en termes de sélection liée à la santé sur le marché du travail, car l’exclusion du marché du travail peut également avoir des effets délétères provoquant ou aggravant des problèmes de santé (SERMET et KHLAT, 2004).

4. SANTÉ, CHÔMAGE ET INJUSTICES RESSENTIES

Afin d’affiner cette analyse, nous proposons d’appréhender l’effet de sélection à l’aide du sentiment d’injustice ressentie liée à la santé. Après avoir présenté les variables mobilisées pour mesurer ce sentiment, nous étudions le lien entre la probabilité de chômage et le sentiment d’injustice liée à l’état de santé, sans puis après contrôle par l’état de santé.

4.1 Mesure des injustices et inégalités de traitement ressenties

L’un des avantages de l’enquête "Histoire de vie" est de comporter des informations sur le ressenti des inégalités. Ainsi, une question à choix multiples du questionnaire permet tout d’abord d’identifier les personnes déclarant avoir subi des injustices ou moquerie liées à leur état de santé ou leur handicap : “Est-il déjà arrivé que l’on se moque de vous, que l’on vous mette à l’écart, que l’on vous traite de façon injuste ou que l’on vous refuse un droit à cause …: de votre état de santé ou un handicap que vous avez” Puis, parmi les personnes repérées, une seconde question permet de préciser la nature de l’injustice vécue : “A cause de votre état de santé ou un handicap que vous avez vous êtes-vous retrouvé(e) dans l’une des situations suivantes : Vous avez eu à subir des moqueries, des insultes / Vous avez été mis(e) à l’écart des autres / Vous avez été traité(e) injustement / On vous a refusé un droit”.

C’est à partir de ces deux questions que nous avons construit deux indicateurs d’injustice vécue liée à la santé : un indicateur dit d’« injustice ou moquerie » (injustice « faible ») et un indicateur plus radical qualifié « d’injustice » (injustice « forte »), correspondant au traitement injuste et refus de droit (ce qui correspond aux modalités 3 et 4 de la question). Ces deux indicateurs permettent de hiérarchiser la nature des injustices en fonction de la gravité supposée du préjudice subie.

Le second indicateur peut fournir une indication sur la discrimination ressentie en rapport avec l’état de santé. Cependant, une telle interprétation peut poser problème du fait de la difficulté d’identifier et de mesurer les

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discriminations7. Le refus de droit peut être de nature non discriminatoire au sens de l’économie (par la référence à la productivité : le refus d’embauche d’un aveugle comme pilote de ligne) ou encore au sens du droit car certains refus de droit sont légaux (refuser un emploi public à un étranger par exemple). Les individus peuvent donc faire état de plusieurs injustices et refus de droit sans qu’il soit possible d’identifier une discrimination. De plus, ces injustices peuvent se manifester dans différents lieux et pas seulement dans l’entreprise. On ne peut pas directement déduire d’un refus de droit (entrée dans un lieu de spectacle ou de divertissement par exemple) l’existence d’une discrimination sur le marché du travail. Enfin, la question posée fait référence implicitement à la vie entière de l’individu, et peut donc correspondre à des événements très anciens. C’est pourquoi, dans un premier temps, et faute de question directe du type « Pensez vous avoir été victime de discrimination sur le marché du travail en raison de votre état de santé ?», nous préférons au terme « discrimination », celui d’ « injustice » qui, en définitive, est plus facile à cerner dans ce type d’enquête.

Ceci ne signifie pas qu’il faille donner peu de crédit au sentiment d’injustice pour raison de santé. En effet, nous nous situons dans la lignée de certains résultats fournis par la sociologie compréhensive qui tendent à donner du crédit aux dires des acteurs (BOLTANSKI et THEVENOT, 1991 ; DUBET, 2005). Ces enquêtes montrent, en effet, que lorsque l’on interroge des individus, ceux-ci parviennent à justifier le caractère injuste d’une situation. Ce faisant, ils modélisent « en creux » une théorie de la justice en se conduisant en quelque sorte, comme des philosophes même si leur théorie de la justice est spontanée ou profane. Ainsi, nous considérons que les critères de justice peuvent être vus comme une référence normative qui encadre les modèles d’action et que les acteurs sont capables de justifier. Nos résultats statistiques, qui soulignent que le témoignage d’injustices est en lien avec la position des individus sur le marché du travail, nous confortent dans cette conception.

En effet, si le sentiment est peu reporté par les personnes enquêtées (tableau 3), son étude est source d’enseignement. La part des personnes déclarant avoir subi globalement des injustices ou moqueries pour raisons de santé est ainsi de 3 % dans l’ensemble de la population, et diffère peu selon l’âge ou le sexe. La part des personnes déclarant avoir subi des injustices au sens fort est 1 % dans

7 Sur ce sujet, voir la communication d’A. Ghirardello dans ce même colloque, qui exploite également l’enquête Histoire de vie.

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l’ensemble de la population8. Elle est plus importante parmi les personnes âgées de 18 à 49 ans (0.75 %), que parmi les personnes de 50 à 59 ans (0.2 %), mais est quasiment identique chez les femmes (0.69 %) et chez les hommes (0.63 %).

Tableau 3 : Description de l’échantillon – injustices liées à la santé (Échantillon pondéré) 18-59 ans Hommes Femmes

Injustice ou moquerie liée à la santé 94.2 2.94 53 3.20 40 2.60 Pas d'injustice ou moquerie 3108.8 97.06 1610 96.80 1500 97.40 Injustice liée à la santé 21.0 0.66 11 0.63 11 0.69 Pas de d'injustice 3182.0 99.34 1652 99.37 1529 99.31

Afin d’étudier la pertinence de ces résultats, une analyse multivariée a été réalisée pour analyser les déterminants de la déclaration de ces injustices. Le fait de déclarer avoir subi des injustices liées à la santé est peu lié à la situation sociodémographique des répondants, mais fortement lié à l’état de santé, et ce pour les deux indicateurs. Ainsi, les résultats ne montrent aucun lien significatif avec l’âge et le genre. On constate également peu de différences selon le niveau d’éducation, les personnes ayant atteint un niveau d’études techniques court déclarant toutefois plus fréquemment des injustices que les autres catégories, ou selon la profession, seules les professions intermédiaires le déclarant moins fréquemment que les autres catégories.

Tableau 4 : Effet de la santé sur l’injustice ou la moquerie ressentie Effet sur l'injustice ou la

moquerie ressentie Effet sur l'injustice seule

O.R IC 95 % O.R IC 95 % Se considérer en bonne santé 0.129(1) [ 0.085 - 0.195 ] 0.093(1) [ 0.047 - 0.184 ]

Se considérer malade 3.914(1) [ 2.419 - 6.332 ] 7.664(1) [ 3.737 - 15.718 ] Suivre un traitement 5.108(1) [ 3.435 - 7.595 ] 7.829(1) [ 3.702 - 16.556 ]

Déclarer des limitations d’activité 6.872(1) [ 4.690 - 10.067 ] 8.317(1) [ 4.199 - 16.472 ] Se considérer handicapé 13.598(1) [ 8.302 - 22.275 ] 8.900(1) [ 3.792 - 20.889 ]

(1) au seuil de 0,1 %

Le fait de déclarer avoir subi des injustices (des deux types) est significativement associé à un mauvais état de santé, et ce pour tous les indicateurs de santé utilisés (tableau 4). Il y a donc une relation non équivoque entre l’état de santé et l’injustice ressentie vis à vis de cet état. Ceci montre donc une cohérence entre la déclaration des injustices et la déclaration de l’état de santé et tend donc à confirmer la fiabilité des indicateurs. Le passage de l’injustice ou la moquerie à l’injustice forte (refus de droit par exemple),

8 Cette faible déclaration peut donner plus de crédit à ceux qui se disent injustement traités pour raison de santé et ainsi lever une partie des problèmes liés à l’autoévaluation. Cependant, elle peut aussi suggérer que les injustices liées à la santé sont minorées et peut être paradoxalement par ceux qui en sont les plus victimes : les plus modestes, du fait d’une croyance égalitaire plus répandue.

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confirme ce constat. Plus l’injustice est « dure », plus le lien avec les variables de mauvaise santé est fort. Ce n’est pas le cas avec la variable « handicap » où la moquerie semble avoir un impact plus sévère.

4.2. Injustice liée à la santé et chômage L’injustice liée à la santé a-t-elle un lien avec le chômage ? Pour étudier ce

lien, les deux indicateurs d’injustices liées à la santé et au handicap sont introduits successivement dans un modèle logistique expliquant le fait d’être chômeur, en contrôlant par les caractéristiques socioéconomiques, mais en excluant (pour l’instant) les variables de santé. Les résultats du tableau 5 révèlent un lien significatif entre le fait de déclarer avoir subi des injustices liées à la santé et la probabilité d’être au chômage, quel que soit l’indicateur d’injustice utilisé. Là aussi, la valeur de l’odds-ratio est beaucoup plus élevée lorsque les injustices sont approchées par l’indicateur d’injustice au sens strict, ce qui suggère un lien plus fort entre le risque de chômage et les refus de droit9.

Tableau 5 : Effet de l’injustice ressentie sur le chômage O.R IC 95 %

Injustice ou moquerie 2.444(1) [ 1.637 - 3.647] Injustice uniquement 5.232(1) [ 2.673 -10.240 ]

(1) au seuil de 0,1 %

L’introduction de l’injustice ressentie dans l’analyse modifie peu les déterminants du chômage. La probabilité de chômage est plus élevée chez les femmes et augmente avec l’âge. Par rapport aux personnes ayant atteint le BEPC, les personnes ayant un niveau d’études non renseigné, un niveau d’études techniques court ou un niveau d’études supérieures ont une probabilité plus faible de chômage. Enfin, Les cadres, les professions intermédiaires et les ouvriers qualifiés ont un risque de chômage plus faible que les employés, alors que les ouvriers non qualifiés ont un risque plus élevé.

Ces liens étroits entre témoignages d’injustices et position vis-à-vis de l’emploi, apportent un élément de validation sur l’utilisation de ces indicateurs pour approcher l’effet de sélection liée à la santé. En effet, bien que ces injustices déclarées puissent correspondre à des injustices subies en d’autres lieux que le marché du travail, il semble que le refus de droit, quel que soit son cadre, n’est pas sans relation avec l’éviction sur le marché du travail.

9 Ces résultats sont robustes à l’utilisation des pondérations ramenant l’échantillon à un échantillon représentatif de la population française. Quel que soit l’indicateur d’injustice utilisé, la probabilité de chômage est significativement plus élevée parmi les personnes déclarant avoir été discriminées en raison de leur état de santé et de leur handicap. La valeur des odds-ratios est toutefois réduite pour les deux indicateurs (O.R.=2 pour l’injustice et la moquerie et O.R.=3 pour l’injustice au sens strict).

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4.3. Injustices liées à la santé, état de santé et chômage Nous étudions maintenant les effets toutes choses égales par ailleurs de l’état

de santé et des injustices (quelle que soit leur forme donc y compris les moqueries) liées à la santé sur la probabilité de chômage (Tableau 6). Quels que soient l’indicateur d’injustice et l’indicateur de santé utilisés, la probabilité de chômage est significativement associée à la mauvaise santé et aux injustices déclarées liées à l’état de santé ou au handicap10. L’introduction simultanée des deux types d’indicateurs réduit la valeur des paramètres associés aux indicateurs de santé et aux injustices, ces valeurs restant cependant élevées.

Tableau 7 : Effet des injustices ressenties et de la santé sur le chômage Injustices ou moqueries Injustices seules O.R IC 95 % O.R IC 95 %

Injustice (ou moquerie(2)) 1.795(1) [ 1.182 - 2.726 ] 3.592(1) [ 1.803 - 7.157 ] Se considérer en bonne santé 0.363(1) [ 0.273 - 0.483 ] 0.361(1) [ 0.272 - 0.478 ]

Injustice (ou moquerie(2)) 2.177(1) [ 1.448 - 3.271 ] 4.228(1) [ 2.138 - 8.358 ] Se considérer malade 2.311(1) [ 1.681 - 3.176 ] 2.283(1) [ 1.659 - 3.141 ]

Injustice (ou moquerie(2)) 2.176(1) [ 1.447 - 3.273 ] 4.529(1) [ 2.301 - 8.914 ] Suivre un traitement 1.396(1) [ 1.133 -1.722 ] 1.415(1) [ 1.149 - 1.742 ]

Injustice (ou moquerie(2)) 1.900(1) [ 1.259 - 2.869 ] 3.944(1) [ 1.994 - 7.801 ] Déclarer des limitations d’activité 1.915(1) [ 1.526 - 2.404 ] 1.941(1) [ 1.550 - 2.430 ]

Injustice (ou moquerie(2)) 1.774(1) [ 1.157 - 2.720 ] 4.230(1) [ 2.112 - 8.473 ] Se considérer handicapé 3.634(1) [ 2.382 - 5.544 ] 3.875(1) [ 2.567 - 5.849 ]

(1) au seuil de 0,1 % ; (2) moqueries prises en compte dans les col. 2 et 3 seulement.

Sous l’hypothèse réaliste au regard de la cohérence entre la déclaration des inégalités et de l’état de santé, que les injustices déclarées soient une bonne proxy des injustices réellement subies, ces résultats tendent à montrer d’une part l’existence de phénomènes d’inégalités liées à la santé sur le marché du travail, et d’autre part un effet résiduel de la mauvaise santé sur la probabilité de chômage au-delà des inégalités.

L’ensemble des ces résultats semble fournir une indication de l'existence d'un effet de sélection liée à la santé et indiquer, de plus, que cet effet de sélection provient également des employeurs et pas uniquement d'un effet de la santé sur l'offre de travail. En effet, notre analyse est ici restreinte à la population active, excluant donc les personnes dont l’état de santé les contraint à l’inactivité. Les personnes que nous considérons comme chômeurs sont des personnes se déclarant chômeuses ou inactives recherchant un emploi. Parmi celles-ci, nous

10 L’utilisation des pondérations ne modifie pas la significativité de l’association entre état de santé et chômage mais réduit fortement celle de l’effet des injustices. Cela ne remet toutefois pas en cause les résultats des analyses non pondérées. En effet, la valeur des odds-ratios associés aux indicateurs d’injustice sont peu modifiés par l’usage des pondérations, ce qui suggère un problème de puissance.

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avons mis l’accent sur les personnes se disant victimes d’injustices liées à la santé et étant sans emploi. Ces personnes, qui n’ont donc pas renoncé à l’emploi, dénoncent l’inégalité dont elles sont victimes et la perçoivent comme illégitime. Cette critique, qu’elles expriment à l’encontre de leur non emploi, semble peu favorable à l’hypothèse selon laquelle l’effet de sélection par la santé serait l’illustration de la manifestation d’un non emploi volontaire. Dans cette conception, la santé serait un argument de l’arbitrage travail-loisir, les individus en mauvaise santé ayant intérêt à réduire leur activité s’ils peuvent faire "subventionner" leur mauvaise santé ou leur handicap. L’intérêt de l’étude d’une variable « (in)justice » est au contraire de mettre l'accent non seulement sur l’aspect involontaire de la situation de non emploi pour raison de santé mais aussi sur la dénonciation du préjudice subi11.

5. CONCLUSION

Ce travail fournit une illustration empirique du rôle négatif exercée par la mauvaise santé sur l’emploi. Il confirme les résultats habituellement énoncés dans ce type d’analyses. Ainsi, « se considérer comme une personne malade » ou déclarer des limitations d’activité en raison d’un problème de santé augmente considérablement le risque de chômage. A l’inverse, le fait de se considérer comme une personne en bonne santé réduit la probabilité de chômage. L’originalité de l’enquête utilisée est de fournir des repères sur la perception par les individus de leur identité, en l’occurrence de leur « identité de malade » et les injustices ressenties en raison de son état de santé. Dans cette perspective, nous avons mis en évidence un lien entre l’injustice ressentie pour raison de santé et l’éviction du marché du travail. Ce lien tend à confirmer un effet de sélection à l’entrée du marché du travail.

L’analyse de cette sélection et, symétriquement, l’analyse des injustices ressenties reste encore en suspens. En particulier, derrières les inégalités mises en évidence, certaines d’entre elles sont de nature discriminatoire sans qu’il soit possible de l’identifier plus précisément. En effet, les discriminations en raison de l’état de santé et du handicap étant interdites à la fois par le Code Pénal (Article 225-1) et par le Code du Travail (Article L. 122-45), elles relèvent d’un comportement caché, difficile à mettre en évidence dans les statistiques publiques. Plus profondément encore, il nous semble que cette difficulté de mesure empirique renvoie à la difficulté théorique de définir le concept même de discrimination, en particulier quand elle touche à l’état de santé des individus.

11 L’existence d’un effet résiduel de l’état de santé après contrôle par les injustices ressenties

peut alors être dû soit à l’influence de la santé sur la productivité ou sur l’efficacité de la recherche d’emploi.

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En effet, en économie, la discrimination est définie comme un écart de traitement par rapport à la productivité. Or, si la (mauvaise) santé est un critère de définition de la (in) compétence, les écarts de traitement en raison de l’état de santé, seront que très rarement interprétés comme étant de nature discriminatoire. Si l’état de santé détermine la productivité des individus, alors, il ne peut s’agir de discrimination au sens économique du terme. Telle n’est pas la position adoptée par le droit qui reconnaît une responsabilité « sociale » de l’entreprise qui doit supporter une part du coût nécessaire à l’intégration. En effet, le droit suppose qu’il incombe à l’entreprise d’effectuer des « aménagements raisonnables et nécessaires » afin de faciliter l’intégration des personnes malades ou handicapées (DE SCHUTTER, 2001).

Une contradiction peut alors exister entre les approches économiques et juridiques de la discrimination, en particulier en ce qui concerne la discrimination en raison de l’état de santé. En effet, il est fort possible qu’un écart de traitement fondé sur l’état de santé, parce qu’il affecte la productivité, ne soit pas considéré comme discriminatoire au sens de l’économie mais discriminatoire au sens juridique (GHIRARDELLO et VAN DER PLANKE, 2006). Il convient alors de s’interroger sur les modes d’évaluation de la compétence et de l’employabilité des individus, en particulier quand il s’agit d’une personne « malade », et ce dans un souci de rentabilité pour l’entreprise mais sans pour autant négliger son rôle social.

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