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KASENDE J C.L'émergence de la conscience francophone au Congo-Kinshasa, in Documents

Date post: 10-Jan-2023
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L’émergence de la conscience francophone au Congo- Kinshasa Jean-Christophe L. A. Kasende Département d’études françaises Université Dalhousie Nouvelle-Écosse, Halifax, Canada 1. Le statut actuel du Congo- Kinshasa dans la francophonie internationale Dans la hiérarchisation qu’ils établissent, les auteurs du Dictionnaire général de la francophonie parlent de différents niveaux de la francophonie. Ce sont « d’abord les pays de langue française (France, Wallonie, Suisse romande, Québec…), puis les États qui ont choisi le français comme langue nationale à côté des idiomes autochtones, on dit alors que ce sont des contrées d’expression française (Liban, Sénégal, Zaïre 1 …), 1 L’actuelle République démocratique du Congo (RDC), appelée également Congo-Kinshasa, a été désignée par les dénominations suivantes : Congo belge ou Congo- Léopoldville, pendant la période coloniale ; la République du Zaïre ou le Zaïre tout court, sous la dictature de Mobutu.
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L’émergence de la consciencefrancophone au Congo-Kinshasa

Jean-Christophe L. A. KasendeDépartement d’études françaises

Université DalhousieNouvelle-Écosse, Halifax, Canada

1. Le statut actuel du Congo-Kinshasa dans la francophonie internationaleDans la hiérarchisation qu’ils établissent, lesauteurs du Dictionnaire général de la francophonie parlentde différents niveaux de la francophonie. Cesont « d’abord les pays de langue française(France, Wallonie, Suisse romande, Québec…),puis les États qui ont choisi le français commelangue nationale à côté des idiomes autochtones,on dit alors que ce sont des contréesd’expression française (Liban, Sénégal, Zaïre1…),

1 L’actuelle République démocratique du Congo (RDC),appelée également Congo-Kinshasa, a été désignée par lesdénominations suivantes : Congo belge ou Congo-Léopoldville, pendant la période coloniale ; laRépublique du Zaïre ou le Zaïre tout court, sous ladictature de Mobutu.

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enfin les nations dont une minorité plus oumoins importante se sert du français commeinstrument d’échange et de culture (Maghreb,Égypte…)2 ». À la dernière page du dictionnaire,les auteurs présentent les données statistiqueset les informations concernant le Congo-Zaïre dela période allant de 1960-1965 puis de 1965-19703 :

Le Zaïre (ex-Congo belge), avec 2 344 932km2 et plus de 28 millions d’habitants,est par son étendue et après la France,le plus grand pays francophone du monde.Défini dans ses frontières par LéopoldII, l’État indépendant du Congo (1885-1908) devenait le 18 octobre 1908 leCongo belge et l’un des pays les plusdéveloppés d’Afrique sur le planéconomique. L’enseignement était donnéd’abord dans la langue maternelle puisdans une des quatre langues nationales :kikongo (province de Kinshasa), tshiluba(Kasaï), lingala (Équateur), kiswahili(Province orientale, Kivu, Shaba). Seuleune élite de quelques milliers accédait àl’enseignement de l’une des deux langues

2 Jean-Jacques Luthi, Auguste Viatte et GastonZananiri, « Préface », Dictionnaire général de la francophonie, p.1.

3 R. Cornevin intitulé Le Zaïre, 1977, et Mukala Kadima-Nzuji, Bibliographie littéraire de la République du Zaïre (1931-1972),(sources citées par Jean-Jacques Luthi, Auguste Viatteet Gaston Zananiri, auteurs du Dictionnaire général de lafrancophonie).

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nationales belges (français etnéerlandais). L’enseignement en françaisfait des progrès sensibles depuisl’indépendance et la vie universitaireest active dans les trois campus deKinshasa, Lubumbashi et Kisangani. Oncompte plus de 5 millions d’enfantsscolarisés dans les classes primaires,68 000 élèves dans le secondaire et 3 500étudiants dans l’enseignement supérieur.

Il faut noter tout de suite que ces informationsdéjà archivées en 1977 par R. Cornevin dans sonouvrage intitulé Le Zaïre ont été simplementtranscrites par les auteurs du Dictionnaire général dela francophonie en 1986, date de la publication dece dernier ; et qu’aujourd’hui, la situation del’ancien Zaïre, redevenu la Républiquedémocratique du Congo, a considérablement évoluéen termes de politique linguistique, de nombred’habitants et donc de population scolarisée. Aupoint que le pays s’est hissé, en quarante-septans, depuis son accession à l’indépendance, ausommet de la majorité des pays africains commela plus grande pépinière d’intellectuelsfrancophones, pourvoyeuse d’enseignants delangue, culture et littérature francophones dansles universités américaines et européennes.Cette mise au point faite, il importe dans cetteétude, de remonter dans le temps pour suivre lechemin, à la fois sinueux et hasardeux, qui amené le Congo-Kinshasa à son statut et à saplace au sein de la famille francophone depuisson accession à l’indépendance le 30 juin 1960.L’adoption du français en tant qu’unique langueofficielle du pays est l’aboutissement d’un longprocessus. Celui-ci fut basé sur l’émergenced’une certaine conscience historique de lafrancophonie chez les Congolais des deux

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générations qui se sont suivies, celle d’avantet celle d’après l’indépendance du pays. Lerécit de ce processus, fondé en partie sur lesouvenir capital de l’expérience familiale à unmoment de notre enfance, est sans aucun doutecelui que portent en eux la plupart desCongolais de la génération dite de la veille del’indépendance. Il retrace le cheminement duCongo-Kinshasa, ancienne colonie belge, vers sonaccession à la francophonie, c’est-à-dire à sonstatut postcolonial d’un État souverain, membredu groupe d’États francophones ; c’est le récitet l’analyse des circonstances particulières quiont conduit ce pays, non colonisé par la France,à son statut du deuxième pays francophone dumonde en importance après l’Hexagone.Le refus de l’administration coloniale belged’encourager et de généraliser l’enseignement dufrançais, l’image de Léopold Sédar Senghor, lediscours de Brazzaville du général de Gaulleconférant à la France une nouvelle image, lanaissance du mouvement indépendantiste au Congo-Kinshasa, l’influence des écoles locales deformation de l’élite catholique congolaise(notamment les petits séminaires) sont autant depoints qui s’inscrivent dans le processus de« L’émergence du domaine et du mondefrancophones » au Congo-Kinshasa dans sonensemble ; ils s’analysent comme lesconstituants d’une seule et unique causalitéhistorique dans l’accession de ce géant del’Afrique centrale à la francophonieinternationale.

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2. L’aura senghorienne et l’imaginaire congolais des années 1960C’est dans une des rares occasions de réunionfamiliale, au cours d’une brève séanced’explications d’une collection de photosrassemblées par mon père dans son album que,pour la première fois, j’ai vu Léopold SédarSenghor. Sa photo trônait à la première page del’album à côté de celles de Patrice-ÉmeryLumumba, Kwame Nkrumah et Ahmed Sékou Touré,respectivement Premier ministre du Congo-Kinshasa, président du Ghana et président de laGuinée Conakry. Longtemps après, lorsque j’ai eul’occasion de revoir la même image de Senghor,sur des couvertures d’ouvrages et des pagesd’anthologies, avant de suivre au hasard descirconstances quelques-unes de ses interventionsd’archives ou en direct à la télévision, j’avaisdéjà été marqué, voire conditionné, dès monenfance, par le premier geste familial, par lediscours admiratif de mon père pour l’homme :Senghor parlait français comme un Français, ilavait enseigné le français aux Français. Sousson image, à la première page de l’album de monpère, ce dernier avait écrit en trois lignes :« Léopold Sédar Senghor, Président-poète duSénégal, premier Noir professeur de français enFrance. »La séance familiale d’album photos a eu lieu aucamp des déplacés de guerre où nous étions, versles années 1965, date de la fin officielle de larébellion qui avait ensanglanté le Congo-Kinshasa, après l’assassinat en 1961 de Patrice-Émery Lumumba, le premier Premier ministredémocratiquement élu, après l’accession du paysà l’indépendance. Je devais reprendre mes études

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primaires interrompues à peine commencées deuxans plus tôt à cause de la guerre. Je comprenaisdéjà tous les mots que mon père avait employéspour présenter Senghor sur la première page deson album, sauf un seul : poète. Je lui demandaice que le mot « poète » signifiait, et mon pèreme répondit en comparant le poète à notre tantesurnommée Meka, griotte traditionnelle de lafamille et berceuse occasionnelle d’enfants. Etmon père prit soin d’ajouter qu’à la différencede notre tante Meka, qui, elle, chantait enotetela, qui est notre langue maternelle, Senghor,lui, composait ses chansons (il voulait dire sespoèmes) en français, sans être français lui-même. Et, s’adressant à nous trois, mes deuxfrères aînés et moi, il ajouta encore ceci : –« Moi votre père, j’aurais été comme Senghor sij’avais eu la chance d’aller en France. » Puisdétachant son regard de l’album qu’ilfeuilletait pour nous, il nous posa la questionsuivante : « Qui parmi vous va être commeSenghor ? » Pendant que mes frères, encorehésitants, se regardaient en souriant sans riendire, je répondis sans réfléchir, presqueinstantanément, à la question : – « C’est moi. »Une réponse donnée spontanément, peut-être aussibien pour avoir un rêve d’enfant à entretenirque pour obéir, je crois, a posteriori, au désirinassouvi de mon père, etc.Je fais grâce au lecteur de la suite de cettecauserie familiale entre mon père, mes frères etmoi, pour renouer avec le sujet du colloqueproprement dit. Je voudrais cependant indiquerque cette séquence de mon récit sert detémoignage à l’appui de « l’émergence de laconscience francophone au Congo-Kinshasa ». Eneffet, au Congo belge de la veille del’indépendance, l’expression de la consciencesociale et politique, et donc francophone, a étéassumée par les « évolués ». Ces derniers

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étaient une minorité d’indigènes sélectionnés etformés par le régime colonial belge pour remplirdans l’administration publique des fonctionsauxiliaires (de commis, assistant médical ouagricole, etc.) ; ils constituaient la premièregénération d’intellectuels du futur Congoindépendant. Assistant médical diplômé, puisgérant et agent itinérant chargé d’inventaire etde contrôle de ventes d’une compagniecommerciale, mon père faisait partie de cetteminorité privilégiée. C’est donc à ce titre queson récit spontané adressé à ses enfants tientlieu de témoignage authentique à l’appui del’émergence de la conscience francophone auCongo-Kinshasa. En effet, dans la consciencecollective de l’élite congolaise des années1960, Senghor occupait une place de choix ; lesuccès de son odyssée européenne, raconté auxgénérations montantes, était désigné àl’admiration de la jeunesse comme référence.Senghor était donc le modèle d’intellectuelafricain à suivre, et pour tout dire, uneséduction intellectuelle. Adolescent, puis jeuneassistant d’université, je traînais,inconsciemment, comme beaucoup d’autres jeunesde ma génération, mon vœu secret d’enfant fait àma famille et à la société de ressembler àSenghor. Il était pour moi une légende vivante,avant de se découvrir plus tard sous ses autresfacettes de théoricien (parfois controversé) dela négritude, de mythe de l’Afrique et du monde,mais aussi d’artisan et fondateur du mouvementde la francophonie internationale aux côtés dugénéral de Gaulle, président de la Républiquefrançaise, Habib Bourguiba, premier président dela Tunisie indépendante et Hamani Diori, premierprésident de la République du Niger indépendant.Senghor souligne l’importance de sa rencontreavec le président tunisien, lorsqu’il rappellel’origine du projet de la francophonie dans son

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discours de réception à l’Académie des sciencesd’Outre-mer le 2 octobre 1981 en ces termes :

L’idée m’en est venue, je crois, en 1955,lorsque, secrétaire d’État à laprésidence du Conseil dans leGouvernement Edgar Faure, j’étais chargéde la révision du titre VIII de laConstitution, relatif aux départements,territoires d’outre-mer et protectorats.J’eus, alors, l’occasion de m’enentretenir avec Habib Bourguiba, quiétait en résidence surveillée en France.C’est de là que datent notre amitié etnotre coopération. Il s’agissait, commeje l’ai dit en son temps, d’élaborer,puis d’édifier un Commonwealth à lafrançaise … Par « ensemble », j’entendstoujours : entre nations qui emploient lefrançais comme langue nationale, langueofficielle ou langue de culture4.

J’ai compris longtemps après que, pour mon pèrequi appartenait à la première génération dequelques rares enfants indigènes scolarisés enlangues vernaculaires sous le joug colonialbelge, la maîtrise du français par un Africaincolonisé était une fascination et devait tenirpresque de la magie noire. Au Congo belge del’époque en effet, la permission officielled’enseigner le français aux indigènes colonisésne fut donnée par les autorités colonialesbelges que quelques années avant l’accession duCongo, alors colonie belge, à indépendance. Et

4 <http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/francophonie/fondateurs.shtml>

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cette langue qu’on leur interdisait d’apprendreau Congo, sauf si l’on choisissait de devenirprêtre, cette langue qu’il apprenait parfois encachette parce que, son père ayant été polygame,il ne pouvait même pas mentir comme un de sescamarades sur sa vocation sacerdotale pour allerla maîtriser au petit séminaire, – quitte àdéfroquer avant d’être ordonné prêtre –, cettelangue du maître que tout semblait l’avoirempêché d’acquérir, cette langue de prestige,cette langue des Français, Senghor, un jeunehomme noir du Sénégal, l’avait maîtrisée aupoint d’avoir pu l’enseigner aux jeunes Françaisde France. Il importe de noter que Senghor aussiest passé par le petit séminaire ; mais alorsque dans le système colonial français laprêtrise était pour les autochtones l’une desvoies de l’acquisition du savoir, au Congobelge, elle était l’unique voie de promotionintellectuelle et sociale. Le fait est confirmépar ces paroles que V. Y. Mudimbe, philosophe etromancier congolais de l’ex-Congo belge, prête àPierre Landu, le héros-narrateur de son premierroman:

Ça paie d’être prêtre. Et drôlement bien. Àl’époque coloniale, un prêtre, même noir,c’était quelqu’un. Il n’était pas comme lesautres. Il se mouvait intellectuellementdans un champ qui l’apparentait auxmaîtres. On l’acceptait. Il savait qu’avecle sacerdoce il avait franchi une barrière.Sa vie offerte à l’étreinte divine sedéroulait dans un frisson de bonheurhumain. Il n’était plus de la classe desmaudits. Il possédait l’insigne honneur depouvoir établir un lien entre Dieu etn’importe quel homme, fût-il colonisateur.[…] L’appel de Dieu dans nos jeunes cœursépousait le rêve d’un rang social que nous

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ne pouvions occuper autrement que par lagrâce du sacerdoce.5

Les lignes suivantes de cette séquence narrativedu roman reprennent en citation guillemetée laphrase dénonciatrice du Père Supérieur du petitséminaire soupçonnant la vocation intéressée decertains jeunes autochtones : « Il y a parmivous des malhonnêtes qui sont venus au séminairepour étudier, seulement pour étudier ». C’estun soupçon tout à fait justifié, reconnaît lehéros-narrateur du roman, que « le PèreSupérieur fulminait … au moins en nous faisantprendre conscience que, dans notre pays, lechemin de Dieu était encore le seul qui pouvaitconduire au savoir6.» On comprend dès lors, en se fondant sur lesfaits historiques énumérés à l’instant, qu’àcette époque-là, un Congolais du Congo belge,comme mon père, ait pu trouver enviable lasituation d’un Léopold Sédar Senghor. On peutextrapoler et dire qu’à l’échelle du pays déjàen proie à la fièvre de l’indépendance, cetteanalyse de mon père était partagée par tous les« évolués », classe sociale à laquelle ilappartenait. On peut donc affirmer sans aucuneexagération, que c’est dans ce contexte quefurent jetées les bases de l’émergence d’uneconscience francophone au Congo-Kinshasa. Cetteémergence d’une conscience francophone serad’autant plus forte que l’opposition del’administration coloniale à favoriserl’enseignement du français (à développerl’enseignement tout court) était, sinonexplicitement radicale, du moins entretenue.Cette dernière affirmation sert de transition au

5 V. Y. Mudimbe, Entre les eaux. Dieu, un prêtre, la révolution,Présence africaine, Paris, 1973, p. 74-75

6 Ibid., p. 74.

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point suivant portant sur la politique del’administration coloniale en matièred’enseignement au Congo belge.

3. L’administration coloniale et l’enseignement au Congo-KinshasaLe paternalisme sévère, caractéristique dusystème colonial belge, est une des meilleuresillustrations de la relation, au plan social etpsychologique, entre le maître et le subalterne.La position de supériorité absolue du maîtrecolonisateur par rapport à celle d’inférioritétoute aussi absolue du subalterne colonisé dansla hiérarchie établie par le système colonial nepouvait, à la longue, que susciter chez lesindigènes colonisés le désir ardent deressembler au colonisateur. Dans tous lesrapports de domination entre les peuples, cetétat de chose est le fondement de la prise deconscience par les dominés du caractèreinacceptable de leur situation qu’ils finissentpar trouver inégalitaire et injuste.Or, jusqu’aux années 1920, l’enseignementdispensé aux indigènes de la colonie au Congobelge était synonyme de la mission civilisatricepar la christianisation. En 1922, (alors qu’enAfrique Equatoriale Française on avait déjàcélébré deux ans plus tôt la publication deBatouala, premier roman écrit en français parRené Maran, fonctionnaire noir du territoired’outre-mer), l’élaboration du système scolaireau Congo belge en était encore à ses premiersbalbutiements. En 1922 donc, la commissionconstituée par Louis Franck, ministre de lacolonie, précise les contours de l’enseignementau Congo belge : « La primauté devait êtredonnée à l’éducation plutôt qu’à l’instruction ;les programmes et les méthodes devaient se

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préoccuper d’être adaptés au milieu ‘indigène’.Par le fait même, l’enseignement devait se fairedans les langues locales. A l’époque, suivantl’opinion coloniale, la connaissance du françaisdevait être évitée autant que possible, car elleétait source d’orgueil et de prétention, disait-on7. » Le destin anecdotique du célèbre écrivaincongolais du Congo-Brazzaville, Sony LabouTansi, est une illustration supplémentaire de laconscience collective des habitants des deuxCongos voisins, conscience selon laquelle laseule connaissance de la langue de Voltaireétait une garantie de l’instruction ou du savoirtout court. En effet, Sony Labou Tansi est néd’un père Congolais du Congo belge et d’une mèreCongolaise du Congo français, tous deux del’ethnie (mu) kongo répartie sur les deux rivesdu fleuve Congo. Racontant au cours d’unentretien accordé à Bernard Magnier comment lui,enfant né sur les deux rives était devenu dujour au lendemain habitant d’une seule rive,Sony explique la décision de son oncle maternelde lui faire traverser le fleuve au seul motifqu’au Congo belge sa scolarisation d’enfantindigène s’effectuait dans sa langue maternelle,le kikongo. L’écrivain rapporte les propos deson oncle à travers lesquels on sentl’inquiétude de ce dernier pour l’avenir de sonneveu scolarisé en kikongo au Congo belge : «Mon oncle disait qu’il ne fallait pas aller àl’école pour ne rien apprendre et qu’il valaitmieux dans ces conditions que je vienne au Congofrançais… 8» Alors que le monde était en train dechanger, le régime colonial belge au Congo-Léopoldville en était encore, « pour

7 Isidore Ndaywel è Nziem L’histoire du Zaïre. De l’héritage ancienà l’âge contemporain, p. 399.

8 Sony Labou Tansi, « Entretien avec Bernard Magnier», in équateur, no 1, Paris, 1986, p. 10.

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rationaliser l’exploitation », à « former desagents indigènes, organiser des embryonsd’administration et privilégier le colonisateuren l’auréolant de valeurs morales et culturellesprestigieuses9 ». Jean-Paul Sartre parle, enthéorisant cette stratégie du système colonial,du souci de diviser pour régner ; cela expliqueselon lui le fait que la métropole « a fabriquéde toutes pièces une bourgeoisie decolonisés10 ». Cet obscurantisme du systèmecolonial belge vis-à-vis des Congolais étaitentretenu au point qu’il s’est perpétué duranttoute la période d’avant 1945, comme l’expliqueencore Ndaywel dans son Histoire du Zaïre déjà cité :

La société belge avait ses problèmes etses contradictions internes. Mais lesCongolais en étaient si peu conscients,qu’ils continuaient à penser, du moinspour la plupart, que les Belges « étaienttous frères ». S’ils n’étaient pasignorants de l’existence d’une langueflamande distincte du français, ilssupposaient que cette seconde langueconstituait le dialecte des Belges, detous les Belges, et qu’ils en faisaientusage lorsqu’ils ne voulaient pas que lesévolués comprennent le sens de leursparoles. On supposait aussi, pour n’avoirpas eu la preuve du contraire, que tous

9 Ambroise Kom, « Francophonie et métissage culturel ;le senghorisme n’est-il qu’un anachronisme ? », inAmbroise Kom (sous la direction de), Francophonie et dialoguedes cultures. Mélanges offerts à Fernando Lambert, p. 39.

10 Jean-Paul Sartre, « Préface à l’édition de 1961 »,Frantz Fanon, Les damnés de la terre, p. 20.

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les Blancs étaient des chrétiens, descollaborateurs des missionnaires. Lescolons, les fonctionnaires coloniaux etles missionnaires s’étaient arrangés pourmettre cette solidarité apparente enavant. (p. 496)

Pour confirmer la singularité de cetteexpérience belge au Congo-Kinshasa, on peutsignaler qu’elle est aujourd’hui revendiquéecomme un atout pour certaines recherchesfinancées par l’Organisation internationale dela francophonie (OIF). Ainsi, pour préparer desdictionnaires africains plurilingues, lesinitiateurs du projet intitulé Réseauinternational des langues africaines et créoles(Rilac)11, revisitent en quelque sorte l’histoirede la francophonie, en exploitant à bon escientcet aspect de la réalité historique du Congo-Kinshasa. Pour fonder leur recherche sur lesprincipes de la pédagogie convergente « quiconsiste à fonder l’enseignement du français surla connaissance des langues locales », ils ontfait appel à Ngalasso Mwatha Musanji, unsociolinguiste du Congo-Kinshasa. L’équipeorganisatrice de ce chantier affirme : « Iln’est pas étonnant que ce projet révolutionnaireait été confié à un originaire de l’ex-Congobelge. Là-bas, le colonisateur faisait appel auxlangues locales pour alphabétiser et commencer àscolariser les enfants africains. »Mais toutes ces précautions prises parl’administration coloniale belge n’ontmalheureusement pas produit les résultatsescomptés. En effet, en interdisantl’enseignement du français au Congo pour

11 <http://www.rinoceros.org/spip.php?auteur183&lang=fr>, page consultée le 27 septembre 2007.

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l’isoler du reste du monde, l’administrationcoloniale belge a favorisé l’éveil de laconscience francophone chez les Congolais duCongo-Kinshasa ; elle a jeté ces derniers enquelque sorte dans les bras du général deGaulle, ouvrant ainsi grandement à son anciennecolonie les portes de la grande famillefrancophone. Mais il faut remonter aux années1947, pour situer en quelque sorte l’origine dela pression exercée par les évolués sur lepouvoir colonial afin d’obtenir « la mise enplace par les missions d’un réseaud’établissements d’enseignement secondairegénéral, distincts des petits séminaires12 ».Malgré la création de ces premiers collègesd’enseignement secondaire général pour enfantsautochtones en 1947 et la perspective de lasortie des premiers diplômés en 1953,l’université Lovanium (diminutif de Louvain) n’apu ouvrir ses portes qu’en 1954. Par ailleurs,il faut souligner que dans l’énumération desévénements qui furent à l’origine de l’éveil dela conscience de l’élite congolaise,l’historiographie du Congo-Kinshasa retient lediscours de Brazzaville du général de Gaullecomme un fait important. Chronologiquement eneffet, ce discours prononcé le 30 janvier 1944est antérieur à la mobilisation des évolués en1947 pour forcer le pouvoir colonial à fonderles collèges d’enseignement secondaire généralqui poussèrent dans la foulée l’administrationcoloniale à accepter l’ouverture de l’universitéLovanium par la suite. Quel est donc l’impactréel du discours du général de Gaulle surl’éveil de la conscience francophone au Congo-Kinshasa ? C’est l’objet du point suivant denotre intervention.

12 Isidore Ndaywel è Nziem, op. cit., p. 502.

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4. De Gaulle et l’éveil d’une conscience francophone au Congo-KinshasaAprès la Deuxième Guerre mondiale etl’occupation allemande, la France s’est vuemenacée dans son influence en tant que puissanceau sein de l’OTAN ; elle s’est sentie aussiébranlée dans son hégémonie politique à traversle monde, après la perte de ses colonies etterritoires d’outre-mer. Elle n’avait plusqu’une seule option pour garder sa place au seinde la communauté internationale témoin de sondéclin en tant que puissance coloniale :profiter de l’avantage que lui donnait sonhistoire récente en tant qu’ancienne grandepuissance coloniale dans le monde, pourmaintenir sa place de puissance rivale face aubloc anglo-saxon. De Gaulle a vite comprisl’importance de l’enjeu ; il s’est employé à laconstruction d’un espace culturel, grâce à lalangue française déjà implantée dans lesterritoires anciennement colonisés et devenuenaturellement la langue principale d’expressioncommune. Son discours de Brazzaville entreautres, prononcé en janvier 1944, confirmeaujourd’hui son statut de visionnaire. C’estdonc sa capacité d’anticiper les événements etla venue des temps nouveaux qui lui a permis deréaliser son dessein, celui de se servir dufrançais comme d’un outil fédérateur. Convaincude l’avantage que lui accordait l’Histoire et« s’efforçant de redresser la France, il veutpar tous les moyens pacifiques stimulerl’influence française dans le monde13 ». Finorateur, il a mis en pratique le principe

13 Axel Maugey, De la francophonie québécoise à la francophonieinternationale, p. 16.

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rhétorique selon lequel « Il faut, [...] pourargumenter, attacher du prix à l'adhésion de soninterlocuteur, à son consentement, à son concoursmental14. »Le discours du général de Gaulle fut prononcépour l’ouverture de la « Conférence deBrazzaville » sur l’union des territoiresfrançais d’outre-mer. Il n’était donc pasdestiné aux Congolais du Congo belge. Maisl’élite congolaise du Congo-Kinshasa, qui étaitdéjà frustrée par le paternalisme du systèmecolonial belge, ne pouvait pas ne pas êtrecurieuse de savoir ce qui se passait en dehorsde son pays. La proximité des deux Congos, dontles capitales, Léopoldville et Brazzaville, nesont séparées que par le majestueux fleuveCongo, favorisait la communication entre lesdeux peuples frères. Très vite, les échos del’allocution du général de Gaulle aux « accentsindépendantistes parvinrent à Léopoldville ».L’élite congolaise a dû être à la fois fascinéeet séduite par la vision novatrice et l’attitudeavant-gardiste du général de Gaulle lorsque cedernier affirmait en janvier 1944 sa convictionen ces termes :

Mais, en Afrique française, comme danstous les autres territoires où des hommesvivent sous notre drapeau, il n'y auraitaucun progrès qui soit un progrès, si leshommes, sur leur terre natale, n'enprofitaient pas moralement etmatériellement, s'ils ne pouvaients'élever peu à peu jusqu'au niveau où ilsseront capables de participer chez eux à

14 Ch. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité del'argumentation. La nouvelle rhétorique, p. 20-21.

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la gestion de leurs propres affaires.C'est le devoir de la France de faire ensorte qu'il en soit ainsi15.

Bien que ce discours fût destiné auxressortissants des territoires françaisd’Afrique, l’évolution rapide de la situationpolitique du côté français a eu un impactimportant sur l’attitude de l’élite du Congobelge. À côté de la France dont l’image devenaitchaque jour fascinante et positive après cetteintervention de Charles de Gaulle, la Belgique,c’est-à-dire la colonisation belge vécue auCongo-Kinshasa, est apparue aux yeux desCongolais comme un régime on ne peut plusinhumain. Alors que la France s’efforçait dumieux qu’elle pouvait de redorer son blasongrâce au rôle historique et à l’activisme d’ungénéral de Gaulle instruit pas les leçons del’Histoire (il faut songer ici à l’occupationallemande suivie quelques années plus tard dedeux défaites en 16 ans, dans la guerred’Indochine et celle d’Algérie qui ont duréchacune 8 ans), la Belgique s’évertuait à agircomme si la Deuxième Guerre mondiale n’avait paseu lieu. Dans son discours, de Gaulle, plus qued’autres dirigeants des puissances colonialesalliées (notamment la Grande-Bretagne et laBelgique) reconnaît la nécessité de tirer lesleçons des quatre années de guerre et donc del’occupation :

S'il est une puissance impériale que lesévénements conduisent à s'inspirer de leursleçons et à choisir noblement, libéralement,la route des temps nouveaux où elle entenddiriger les soixante millions d'hommes qui setrouvent associés au sort de ses quarante-

15 <http://www.charles-de-gaulle.org/article.php3?id_article=52&page=1>

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deux millions d'enfants, cette puissancec'est la France16.

Même si le général de Gaulle agissait d’abordpour l’intérêt de la France, dans l’imaginairede l’élite congolaise encore colonisée, lagénérosité et l’humanisme de la Francecontrastaient avec l’utilitarisme calculateur dela Belgique. En proclamant sa volonté d’ouvrirles territoires français de l’Afrique au restedu monde et en soulignant l’importance de lacollaboration, au plus fort de la guerre, del’Afrique Équatoriale et du Cameroun françaisavec les territoires voisins dont le Congobelge, de Gaulle associait à son insu l’élitecongolaise du Congo-Kinshasa au projet de lafrancophonie. Plus tard, c’est grâce à larencontre du général de Gaulle avec lesdirigeants politiques des pays qui avaiententretenu des liens avec la France que le mot« francophonie » (avec sa forme adjectivale« francophone ») va être utilisé dans son senspresque actuel, d’une réalité sociopolitique,d’une conscience francophone. Il sera popularisédans ce deuxième sens, notamment par leprésident sénégalais, L. S. Senghor. Ce dernier« mérite une mention spéciale, pour avoirutilisé, le premier, le mot, après OnésimeReclus (1837-1916), dans un numéro spéciald’Esprit (novembre 1962)17 ». La francophoniesignifiait donc au départ dans l’esprit de sespromoteurs poussés par le souci de créer « unecommunauté d’intérêts », « la conscience d’avoiren commun une langue et une culturefrancophones ».

16 Ibid.17 Nyunda ya Rubango, Les pratiques discursives du Congo-Belge au

Congo-Kinshasa, p. 227.

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En analysant aujourd’hui la structure oratoiredu discours de Brazzaville du général de Gaulle,on comprend l’importance du rôle qu’il a jouédans le processus d’élaboration d’une communautéfrancophone. Pour atteindre son objectif,l’orateur qui avait en tête le projet de lacréation d’un Commonwealth à la française, alaissé à ses alliés africains, (notammentSenghor, Bourguiba et Diori) le soin des’engager ouvertement dans la poursuite de cetaspect rationnel compromettant de son combat.Sachant qu’il avait le lourd héritage del’empire colonial à justifier en partie, etsurtout avec lequel il avait décidé de rompre,l’orateur a focalisé son attention sur lesarguments contextuels, c’est-à-dire affectifs deson discours. Celui-ci était essentiellementfondé sur l’ethos et le pathos. Dans le premiercas (en parlant de l’ethos), Charles de Gaulledevait capter l’attention et gagner la confiancedes Africains. Tout en essayant de souligner lesbienfaits relatifs de l’empire colonial etl’importance de son œuvre, il promet de rompreavec un passé révolu pour répondre aux attentesde changement et d’amélioration des conditionsde vie des habitants des territoires d’outre-mer. C’est cet aspect de la fonction oratoire,fondé sur l’ethos, que l’on peut attribuer àl’extrait suivant du discours :

Depuis un demi-siècle, à l'appel d'unevocation civilisatrice vieille debeaucoup de centaines d'années, sousl'impulsion des gouvernements de laRépublique […] les Français ont pénétré,pacifié, ouvert au monde, une grandepartie de cette Afrique noire, que sonétendue, les rigueurs du climat, lapuissance des obstacles naturels, la

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misère et la diversité de ses populationsavaient maintenue, depuis l'aurore del'Histoire, douloureuse et imperméable.Ce qui a été fait par nous pour ledéveloppement des richesses et pour lebien des hommes, à mesure de cette marcheen avant, il n'est, pour le discerner,que de parcourir nos territoires et, pourle reconnaître, que d'avoir du cœur.Mais, de même qu'un rocher lancé sur lapente roule plus vite à chaque instant,ainsi l'œuvre que nous avons entrepriseici nous impose sans cesse de plus largestâches. Au moment où commençait laprésente guerre mondiale, apparaissaitdéjà la nécessité d'établir sur des basesnouvelles les conditions de la mise envaleur de notre Afrique, du progrèshumain de ses habitants et de l'exercicede la souveraineté française18.

En ce qui concerne le second cas (relatif aupathos), l’orateur devait exploiter destendances, passions, désirs et émotions de sonpublic africain pour obtenir son adhésion auprojet qu’il avait à défendre. L’exploitation decet aspect se traduit par la dénonciation dansle discours, en faveur des Africains desterritoires français d’outre-mer, de l’inégalitéet de l’injustice dont ils ont été victimes sousl’empire colonial ; par l’évocation del’expérience douloureuse de la guerre partagéepar la France et ses territoires d’outre-mer ;par l’expression de la reconnaissance de laFrance à l’égard des Africains pour leur

18 Op. cit.

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participation aux efforts de la guerre ; bref,par la prise en compte par la France du désird’autodétermination des peuples africains desterritoires d’outre-mer. Rappelons par ailleurs,qu’en soutenant contre certains parlementairesfrançais, que la proposition de la loi surl’autodétermination des territoires de l’AfriqueOccidentale Française présentée par L. S.Senghor soit soumise au référendum, le généralde Gaulle a fait de ce dernier son fidèle allié,et à travers lui, Bourguiba et Diori.Il n’était donc pas surprenant que l’aspectrationnel, purement syllogistique, del’argumentation à l’appui de l’union desterritoires français d’outre-mer ait été dévolu,comme nous l’avons affirmé plus haut, à cestrois alliés africains du général de Gaulle.L’argument peut se résumer en un enthymème àpartir de l’analogie qu’établissent les alliésafricains du général de Gaulle entre laFrancophonie, version achevée de l’Union desterritoires français d’outre-mer et leCommonwealth : l’Angleterre et ses anciennescolonies retrouvent l’unité dans leCommonwealth, la France dans la Francophonie.Mais ce qui importe ici c’est l’analyse de lastructure rhétorique du discours du général deGaulle, pour souligner son impact sur l’adhésiondes Africains des territoires français d’outre-mer en général et des Congolais du Congo-Kinshasa en particulier. Le discours deBrazzaville du général de Gaulle a donc baliséla voie qui a conduit à l’élaboration d’unprojet francophone à l’échelle internationale.La structure oratoire du discours a parfaitementfonctionné dans un contexte où le statut de sonauteur, représentant de l’empire colonialfrançais, était de nature à susciter la méfiancedes Africains.

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Vue sous la double aura gaulliste etsenghorienne, la France des années 1950 exerçaitune véritable fascination sur l’élite congolaisedu Congo-Kinshasa, suffisamment attentive en sontemps à l’évolution du monde. À la différence dela Belgique, la France n’avait pas interdit dansses colonies l’enseignement de sa langue auxenfants indigènes. Senghor, professeur defrançais en France, est donc l’incarnation decette « générosité française » en matière delibéralisation de l’instruction et de laculture, si l’on peut s’exprimer ainsi, selonl’esprit de l’époque. Il faut reconnaître parailleurs que, sur cet aspect précis del’acquisition de la langue du colonisateur parle colonisé, la politique d’assimilationculturelle pratiquée par la France dans sescolonies était jugée positivement à l’époque parl’élite congolaise. Celle-ci s’estimaitdéfavorisée comparativement aux ressortissantsdes colonies françaises de l’Afrique etd’ailleurs.

5. En guise de conclusion : la pratique du français au Congo-KinshasaOn comprend dès lors qu’à la lumière de tout cequi précède, le relent nationaliste récurrent,qui a toujours ponctué les relations belgo-congolaises souvent tumultueuses, n’a jamaisaffecté la politique linguistique congolaise enfaveur du français. Celui-ci est d’ailleursconsidéré avant tout comme la langue de laFrance et non celle de la Belgique, même si lefrançais est l’une des deux langues officielles

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du royaume. [En effet, si le français estaujourd’hui la langue officielle de la RDC grâceà la colonisation belge, cette dernière estplutôt accusée par le récit de la premièregénération de l’élite congolaise de n’avoirfacilité ni son acquisition ni sa maîtrise parles indigènes.] Cette conscience collective durefus de la Belgique d’ouvrir sa colonie aumonde extérieur justifie, entre autres,l’adoption par les Congolais du français deFrance (plus précisément de Paris) et non celuide Belgique. C’est donc par dépit, je crois,qu’au Congo on dit soixante-dix et quatre-vingt-dix au lieu de septante et nonante comme enBelgique. Par ailleurs, toutes ces contingenceshistoriques ont coïncidé avec un besoin local decohésion nationale dans un pays considéré, àl’instar de la plupart des pays africains, maislui plus que d’autres à cause de sa dimensiongéographique considérable (quatre ou cinq foisla France, et quatre-vingts fois la Belgique),comme une mosaïque de cultures exprimées parautant de langues différentes. Le français s’estdonc imposé au Congo-Kinshasa comme une languede cohésion nationale : il est la langueofficielle, mais aussi celle de l’enseignementet de l’administration. [Caractérisée par unplurilinguisme originellement dysfonctionnel àl’échelle nationale, parce qu’elle compte descentaines de langues, la RDC est donc le lieu

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par excellence de l’usage du français commedénominateur national commun.] Et même dans la foulée de ce que l’on a appelé,sous le régime dictatorial de Mobutu, lapolitique de recours à l’authenticité zaïroise,la pertinence de l’utilisation du français commelangue officielle, langue de l’administration etlangue de l’enseignement n’a pas été remise enquestion. Enfin, sous la même impulsion dunationalisme caractéristique de l’idéologie del’authenticité, les participants au colloquenational des linguistes zaïrois, tenu àLubumbashi en 1974 sur la promotion des languesnationales, ne sont pas parvenus à dégager unconsensus autour d’une seule langue susceptiblede remplacer le français parmi les quatrelangues nationales retenues, à savoir letshiluba, le lingala, le kiswahili et lekikongo. Devenu francophone par un pur accidenthistorique, le Congo-Kinshasa le demeure encorepar nécessité. Mais pour combien de tempsencore ? En effet, les guerres de prédationrendant le gouvernement incapable de subveniraux besoins de l’enseignement, l’activisme dubloc anglo-saxon et la quasi indifférence despays francophones à la situation de crisechronique qui ronge ce pays font que l’on estaujourd’hui à mille lieues de l’enthousiasme quesuscitèrent le discours du général de Gaulle le30 juin 1944 et l’aura de L. S. Senghor. Qui vadonc sauver ce géant de la francophonie qu’estle Congo-Kinshasa ? Sans céder au pessimismedélirant de certains, je donne tout de mêmeraison à Jean-Marc Léger qui met en garde lacommunauté francophone en comptant sur « lafrancophonie de la dernière chance ». « Chaquejour qui passe, dit-il, rend plus nécessairecette entreprise [francophone], mais chaque jourla rend aussi plus incertaine et plus difficile.Dès lors, rien n’autorise encore de tenir pour

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acquis l’avènement d’une véritable communauté delangue française, ni a fortiori à prédire la formequ’elle revêtira, les voies qu’elleempruntera19. »

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19 Jean-Marc Léger, « La francophonie de la dernièrechance », in Jean-Marc Léger, La francophonie : grand dessein,grande ambiguïté, p. 179-192.

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<http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/francophonie/fondateurs.shtml> (pageconsultée en septembre 2007)


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