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La diffusion par mer des matériaux de construction en terre cuite : un aspect mal connu du commerce...

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Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité La diffusion par mer des matériaux de construction en terre cuite : un aspect mal connu du commerce antique en Méditerranée occidentale Christian Rico Résumé Christian Rico, La diffusion par mer des matériaux de construction en terre cuite : un aspect mal connu du commerce antique en Méditerranée occidentale, p. 767-800. Fabriqués localement, les matériaux de construction en terre cuite étaient aussi diffusés localement, voire régionalement : briques et tuiles sont, par essence, des produits qui «voyagent» peu et rarement loin. Aux briqueteries situées dans les régions littorales de la Méditerranée, la mer a toutefois offert la possibilité d'élargir, parfois de manière considérable, leur débouché commercial. L'archéologie sous-marine et l'épigraphie doliaire attestent ainsi l'existence d'un véritable trafic maritime ayant pour objet des tuiles et des briques dans l'ensemble du bassin méditerranéen nord-occidental. Au départ de Rome, il prend la forme du «grand commerce»; au départ de Fréjus, il concerne tant un commerce à moyenne (v. au verso) distance vers la Tarraconaise qu'un commerce de cabotage le long de la côte ligure, ce dernier étant également révélé en Tarraconaise par la répartition des timbres épigraphiques régionaux. Nous nous interrogeons dans cet article sur les modalités de cette diffusion maritime des matériaux en terre cuite et, à la lumière des données archéologiques et épigraphiques actuellement disponibles, sur sa place dans le système économique romain. Trafic parallèle et secondaire en regard du commerce d'autres produits manufacturés, le commerce maritime des matériaux de construction en terre cuite fut cependant loin d'avoir été un phénomène ponctuel et dénué de toute signification économique. Citer ce document / Cite this document : Rico Christian. La diffusion par mer des matériaux de construction en terre cuite : un aspect mal connu du commerce antique en Méditerranée occidentale. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité, tome 107, n°2. 1995. pp. 767-800; doi : 10.3406/mefr.1995.1907 http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1995_num_107_2_1907 Document généré le 09/05/2016
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Mélanges de l'Ecole française deRome. Antiquité

La diffusion par mer des matériaux de construction en terre cuite :un aspect mal connu du commerce antique en MéditerranéeoccidentaleChristian Rico

RésuméChristian Rico, La diffusion par mer des matériaux de construction en terre cuite : un aspect mal connu du commerce antique enMéditerranée occidentale, p. 767-800.

Fabriqués localement, les matériaux de construction en terre cuite étaient aussi diffusés localement, voire régionalement :briques et tuiles sont, par essence, des produits qui «voyagent» peu et rarement loin. Aux briqueteries situées dans les régionslittorales de la Méditerranée, la mer a toutefois offert la possibilité d'élargir, parfois de manière considérable, leur débouchécommercial. L'archéologie sous-marine et l'épigraphie doliaire attestent ainsi l'existence d'un véritable trafic maritime ayant pourobjet des tuiles et des briques dans l'ensemble du bassin méditerranéen nord-occidental. Au départ de Rome, il prend la formedu «grand commerce»; au départ de Fréjus, il concerne tant un commerce à moyenne(v. au verso) distance vers la Tarraconaise qu'un commerce de cabotage le long de la côte ligure, ce dernier étant égalementrévélé en Tarraconaise par la répartition des timbres épigraphiques régionaux.Nous nous interrogeons dans cet article sur les modalités de cette diffusion maritime des matériaux en terre cuite et, à lalumière des données archéologiques et épigraphiques actuellement disponibles, sur sa place dans le système économiqueromain. Trafic parallèle et secondaire en regard du commerce d'autres produits manufacturés, le commerce maritime desmatériaux de construction en terre cuite fut cependant loin d'avoir été un phénomène ponctuel et dénué de toute significationéconomique.

Citer ce document / Cite this document :

Rico Christian. La diffusion par mer des matériaux de construction en terre cuite : un aspect mal connu du commerce antique

en Méditerranée occidentale. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité, tome 107, n°2. 1995. pp. 767-800;

doi : 10.3406/mefr.1995.1907

http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1995_num_107_2_1907

Document généré le 09/05/2016

TRAFICS ET COMMERCE EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE

CHRISTIAN RICO

LA DIFFUSION PAR MER DES MATÉRIAUX DE CONSTRUCTION EN TERRE CUITE :

UN ASPECT MAL CONNU DU COMMERCE ANTIQUE EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE

Dans un article qui remonte à une petite dizaine d'années et encore fondamental aujourd'hui, J.-P. Morel s'était interrogé sur la réalité du commerce des céramiques dans l'Antiquité, axant tout naturellement sa réflexion sur les céramiques d'époque républicaine et sans tenir compte, logiquement, des matériaux de construction en terre cuite1. Il est vrai que ces derniers figurent parmi ces «biens de consommation courante» qui nécessitèrent un artisanat plus ou moins spécialisé aux endroits mêmes où les besoins existaient. Il n'est donc effectivement guère de collectivités humaines - villes et agglomérations secondaires, mais aussi villae - qui n'aient développé leurs propres officines de potiers, conduisant par là même à une très grande dispersion des foyers d'activité artisanale et limitant d'autant plus le rayonnement commercial des ateliers à leur région immédiate. Certes, en bien des lieux, l'existence de voies fluviales praticables permit à certaines officines d'élargir leurs débouchés commerciaux; mais ce fut le plus souvent de l'ordre de quelques dizaines de kilomètres, guère plus2.

Aussi la diffusion à moyenne ou longue distance n'intéresse-t-elle que les ateliers ayant un accès à la mer ou installés à proximité d'une agglomé-

1 J.-P. Morel, La céramique comme indice du commerce antique (réalités et interprétations), dans Trade and famine in classical Antiquity (P. Garnsey et C. R. Whitta- ker éd.), Cambridge, 1983, p. 66-74 (= Morel, La céramique).

2 Dans le sud de la Gaule, le Tarn et la Garonne servirent ainsi tout naturellement à étendre l'horizon commercial des tuileries antiques de Montans et de Toulouse respectivement, que nous avons eu l'occasion d'étudier il y a quelques années dans le cadre d'une recherche de maîtrise restée en partie inédite. Autre exemple bien connu, celui du potier Clarianus dont les matériaux frappés de son timbre furent diffusés le long de la vallée du Rhône; voir M. Verguet, La marque de Clarianus sur briques, tuiles et tuyaux d'hypocauste. Époque des Antonins, dans RAE, 25, 2, 1974, p. 239-249.

MEFRA - 107 - 1995 - 2, p. 767-800. 50

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ration portuaire. C'est le cas de certaines des fìglinae en activité autour de Rome aux deux premiers siècles de notre ère; une partie de leurs produits put effectivement prendre la mer, à partir d'Ostie, à destination des marchés côtiers de l'Afrique du Nord, de la Sardaigne et des provinces de Nar- bonnaise et de Tarraconaise. En effet, les navires qui regagnaient leurs ports d'attache dans les provinces après avoir débarqué dans le «port de Rome» leur cargaison (vin, blé, céramiques et autres denrées alimentaires ou produits manufacturés, etc.), embarquaient, pour le retour, des matériaux tels que briques sesquipedales et bipedales, tuiles à rebord et tubuli, qui pouvaient constituer, comme on l'admet communément, une espèce de lest3. Aussi M. Steinby qui, dans un court mais dense article qui fait toujours référence a analysé cette diffusion de l'opus doliare en dehors de l'aire de Rome, en a-t-elle relativisé fortement l'importance4; peu volumineux, ces chargements de retour auraient été aussi très épisodiques.

Sous-commerce, la diffusion des matériaux de construction en terre cuite produits à Rome en a toutes les apparences. Cet article n'a pas pour objectif de revenir sur cette interprétation ni de la contredire. Des travaux récents que nous avons réalisés sur les estampilles de tuiliers de la province de Tarraconaise nous ont amené toutefois à rouvrir le dossier5. Il nous semble nécessaire ainsi de compléter, pour la Gaule Narbonnaise et l'Espagne Tarraconaise, le catalogue des estampilles romaines réuni en 1981 par M. Steinby6. Il nous semble surtout nécessaire d'approfondir la réflexion sur un phénomène qui ne nous paraît encore que très partiellement perçu. Il convient là de ne plus considérer seulement les marques italiques mais d'élargir au contraire la problématique aux matériaux produits localement - ainsi en Gaule et en Hispanie - qui ont fait également l'objet d'une diffusion maritime. Celle-ci est révélée non seulement par la réparti-

3 Voir notamment, K. F. Hartley, La diffusion des mortiers, tuiles et autres produits en provenance des fabriques italiennes, dans Cahiers d'archéologie subaquatique, 2, 1973, p. 49-60; P. A. Gianfrotta et P. Pomey, L'archéologie sous la mer. Histoire, techniques, découvertes et épaves, Paris, 1981, essentiellement p. 224.

4 M. Steinby, La diffusione dell'opus doliare urbano, dans Società romana e produzione schiavistica. IL Merci, mercati e scambi nel Mediterraneo, (sous la direction d'A. Giardiana et A. Schiavone), Rome, 1981, p. 237-245 (= Steinby, Diffusione).

5 Voir notre article, Production et diffusion des matériaux de construction en terre cuite dans le monde romain : l'exemple de la Tarraconaise d'après l'épigraphie, dans Mélanges de la Casa de Velazquez, 29, 1, 1993, p. 51-86, complété par le catalogue des marques étudiées : index de les marques epigràfiques sobre tegulae romanes de Cata- lunya i el pais Valencia (antiga Tarraconensis) , dans Saguntum, 28, 1995, p. 197-215.

6 Voir ci-dessus note 4.

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tion des timbres de potiers sur les côtes du littoral nord-occidental de la Méditerranée mais aussi par la découverte, ces vingt dernières années, d'un certain nombre d'épaves chargées de tuiles au large de la Provence.

Notre propos ici est donc de réactualiser la vision actuelle d'un commerce certainement secondaire et en tout cas particulier par la nature des chargements concernés, et que l'on tentera d'évaluer tant dans son évolution que dans son volume.

Le commerce maritime des matériaux en terre cuite : données actuelles

C'est l'épigraphie des matériaux de construction qui représente notre première source d'information sur ce trafic maritime. La dispersion des estampilles de potiers, généralement imprimées sur tuiles et sur briques, le long des côtes du bassin occidental de la Méditerranée laisse ainsi entrevoir trois sortes de diffusion par mer : à courte, moyenne et longue distance.

Un trafic local et régional par navigation de cabotage

C'est peut-être à ce type de commerce maritime que se rapportent la plupart des épaves chargées de tuiles découvertes à ce jour; peu nombreuses (à peine une dizaine), elles sont essentiellement localisées le long de la côte provençale, entre Antibes et le Rhône7 (fig. 1). Une seule épave chargée de tuiles est à l'heure actuelle connue au large de la Corse, à la pointe de Sette-Nave (commune de Pietrosella, Corse du Sud)8. Toutes n'ont pas été fouillées, beaucoup ont subi un pillage en règle, aussi les

7 Deux épaves sont connues au large des côtes siciliennes (Punto Scario A et Ognina B), trois autres dans les eaux sardes (Alghero, Capo Ferrato et Capo Carbonara C). Les informations à leur propos sont assez maigres; on ne peut pas ainsi assurer que toutes correspondent à des navires de cabotage. Le doute n'est pas possible pour deux d'entre elles, Punto Scario A et Capo Carbonara C. La première arrivait de Campanie, ainsi que le laisse penser la découverte de tuiles marquées au nom de Ti. Claudius Felix; la seconde épave est celle d'un navire qui faisait la liaison entre Rome et Carales ou l'Afrique du Nord; nous en reparlerons plus loin. Sur ces différents sites sous-marins, nous renvoyons principalement à A. J. Parker, Ancient Shipwrecks of the Mediterranean and the Roman Provinces, Londres, 1992 (BAR International Series, 580), respectivement n° 34 p. 52, 221 p. 113, 228 p. 115, 961 p. 360 et 754 (= Parker, Ancient shipwrecks).

8 Elle est de découverte récente; voir, H. Alfonsi et P. Gandolfo, L'épave de VI- solella, dans Cahiers d'archéologie subaquatique, 10, 1991, p. 199-207.

Fig. 1 - Épaves à tuiles antiques en Méditerranée occidentale. - 1. Dénia; 2. Calanque de l'Âne 1; 3. La Lucque A; 4. Pointe Debie B;

5. Les Mèdes B; 6. N

ord Camarat; 7. Sud Cam

arat; 8. Le Lion de Mer; 9. Dram

ont G; 10. Les R

oches d'Aurelle; 11. Pointe de l'Ilette 1;

12. Le Sécanion; 13. Isolella 1; 14. Alghero; 15. Capo Carbonara C; 16. Capo ferrato; 17. Punta Scario A; 18. Ognina B.

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informations concernant d'une part les navires, de l'autre les cargaisons, sont-elles souvent limitées. C'est le cas des épaves voisines de la Pointe de la Lucque A et de la Pointe Débie B, dans les Iles du Frioul9, de celle dite des Mèdes B à Porquerolles, de l'épave du Lion de Mer face à Saint-Raphaël10, et des deux navires coulés au large du cap Camarat, à la pointe sud du golfe de Saint-Tropez, dont les chargements n'ont pu être évalués avec précision11. Les plus intéressantes sont sans conteste l'épave des Roches d'Au- relle, située au nord-est du Cap Roux, et celle dite du Dramont G, au large de l'Estérel12. Si les dimensions des deux bateaux restent mal connues - entre 10 et 15 m -, en revanche leur cargaison respective a été bien étudiée bien qu'elle ait été, dans les deux cas, partiellement récupérée par des plongeurs clandestins. L'épave des Roches d'Aurelle a livré des amphores vinaires G. 5, des tegulae et des imbrices, des céramiques communes qui, ainsi que l'ont montré les analyses de pâtes, avaient été fabriquées à Fréjus ou dans ses proches environs13. Le navire du cap Dramont associait à un chargement de tuiles à rebord et a' imbrices, dont le nombre a été évalué entre 100 et 200 individus, des céramiques communes produites également à Fréjus ou dans des ateliers tous proches de là, dans la basse vallée de l'Ar- gens, ainsi qu'un petit lot de céramiques sigillées. Si la destination exacte de ces deux navires nous est forcément inconnue, nul doute qu'ils devaient

9 F. Benoit, Nouvelles épaves de Provence (III), dans Gallia, 20, 1, 1962, p. 169; B. Liou, Recherches sous-marines , dans Gallia, 33, 1975, p. 581 (= Liou, Recherches).

10 G. Fedière, Tuiles et briques romaines estampillées de Fréjus et de sa proche région (Puget-sur-Argens, Saint-Raphaël), dans Annales du Sud-Est varois, 6, 1981, p. 12 (= Fedière, Tuiles romaines), signale une estampille incomplète [...]NDI, en forme de croissant de lune, forme caractéristique des marques utilisées à Rome à la fin du Ier siècle. Conservée au musée de Saint-Raphaël, elle proviendrait de l'épave dite du Lion de Mer. Elle indiquerait a priori que le navire arrivait de Rome avec un chargement de matériaux embarqués à Ostie.

11 Sur ces épaves, voir J.-P. Joncheray, L'épave G du Dramont. Notes sur six épaves de tuiles, dans Cahiers d'archéologie subaquatique, 6, 1987, p. 81-84 (= Joncheray, Dramont G).

12 Ibid., p. 51-72; du même auteur, L'épave G du Dramont, dans L'exploitation de la mer. La mer moyen d'échange et de communication, VIes Rencontres internationales d'archéologie et d'histoire (Antibes, octobre 1985), Juan-les-Pins, 1986, p. 217-230 (= Joncheray, L'épave G du Dramont).

13 J. Berato, M. Boreani, J.-P. Brun, M. Pasqualini et A. Pollino, L'épave des Roches d'Aurelle, dans L'exploitation de L· mer. La mer moyen d'échange et de communication, VI" Rencontres internationales d'archéologie et d'histoire (Antibes, octobre 1985), Juan-les-Pins, 1986, p. 191-216 (= Berato, Les Roches dAurelle); voir également : A. Pollino, L'épave des Roches d'Aurelle, dans Cahiers d'archéologie subaquatique, 6, 1987, p. 25-49.

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rejoindre quelque port de la côte du sud-est de la Gaule, pas nécessairement très éloigné de Fréjus, quand ils ont sombré14.

Sur terre, les timbres de briquetiers offrent matière souvent abondante à la perception de ce trafic côtier, bien que, en général, ils ne nous apprennent rien du volume des marchandises échangées; ce point nous retiendra tout à l'heure. En Tarraconaise ainsi, une série de marques identiques est attestée le long de la façade maritime de la province hispanique, depuis Ampurias au nord jusqu'à Carthagène au sud, sans oublier les îles Baléares (fig. 2). Ce sont les marques CLP, connue à Ampurias et à Mataró, CN BEN, présente à Ampurias et Tarragone, PAPVS MÈVI à Tarragone et Pollentia (Majorque), Τ · FAD · LIC · F à Mataró et Pollentia et C LVT PRI ainsi que NSI, que l'on rencontre toutes deux également à Pollentia et à Carthagène15 Ces différentes marques ne sont malheureusement pas datées; on ignore d'autre part l'emplacement des ateliers qu'elles représentent. Il en va différemment avec les marques MVL, SEC, QVIETI et PRI. Les matériaux frappés de ces différents timbres étaient fabriqués sur le site de l'actuel petit port de pêche de Llafranc, au fond d'une petite crique bien abritée de la Costa Brava au sud d' Ampurias. Des travaux immobiliers y ont à diverses reprises mis au jour les structures d'ateliers de fabrication de matériaux en terre cuite et d'amphores qui avaient vraisemblablement commencé à fonctionner à l'époque d'Auguste; l'activité se poursuivit, semble-t-il, pendant les deux premiers siècles de notre ère16. On a là un exemple très éclairant d'une agglomération secondaire vivant sans doute principalement de l'artisanat de la terre cuite et dont la mer assurait l'essentiel des débouchés. Dans l'état actuel de notre information, son aire de commercialisation englobait le territoire d'Emporiae (marques à Ampurias et à L'Estartit). L'archéologie nous dira un jour si les matériaux des ateliers de Llafranc n'ont pas fait également l'objet d'une diffusion vers le sud, en direction de Blanes (Blandae) et Mataró (antique Iluro).

À une échelle différente, Fréjus et la basse vallée de l'Argens s'imposent, durant le Haut Empire, comme un centre d'activité céramique de première importance en Provence. Les ateliers connus autour de l'agglomé-

14 La nature des marchandises - céramiques communes régionales, matériaux de construction -, le type de navire, sans doute de dimensions modestes, trahissent effectivement un commerce local par cabotage; Berato, Les Roches d'Aurelle, p. 213.

15 Sur toutes ces marques, voir notre article, Index de les marques epigràftques, ci-dessus note 5.

16 J. Canes, J. M. Nolla et X. Roca, Un font de terrissa a Llafranc (Palafrugell, Baix Empordà). Excavacions de 1980-81, dans Ampurias, 44, 1982, p. 147-183; A. Bar- ti et R. Plana, La terriseria d'epoca romana de Llafranc (Palafrugell, Girona), dans Cypsela, 10, 1993, p. 87-99.

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Fig. 2 - Diffusion des marques hispaniques le long de la côte de Tarraconaise (chiffres romains : sites; chiffres arabes : timbres de tuiliers). - I. Banyoles (et environs); II. Gérone; III. Ampurias; IV. Torroella de Montgri; V. Llafranc; IV. Vilassar de Dalt; VII. Mataró; VIII. Pollentia; DC. El Vendrell; X. Tarragone; XI. Carthagène. -^1. C. OBVLNI; 2. CLP^3. CN BEN; 4. MVL, SEC et QVIETI; 5. FRI; 6. Τ · FAD · LIC · F; 7. Τ ^PAETI; 8. C. LVT PRI et NSI; 9. PAPVS

MEVI.

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ration antique de Forum Iulii produisaient amphores et céramiques communes, ces dernières faisant l'objet d'une commercialisation en dehors de l'aire immédiate de la ville, comme nous l'avons vu plus haut avec les deux épaves des Roche d'Aurelle et du Dramont G17. Les matériaux en terre cuite fabriqués dans la région n'en faisaient pas moins l'objet d'un commerce régional; nous en fournit une très bonne illustration la zone de dispersion des tuiles estampillées L · ÎÏÈR · OFT, MARI, CASTORIS et M MEL POLI (fig. 3). L'origine fréjussienne de ces différents potiers, qui ont sans aucun doute travaillé à la même époque - dans la deuxième moitié du Ier s. de n. è. -, ne peut faire aujourd'hui l'objet d'un doute18. De Fos à Vinti

CASTORO MARI

Fig. 3 - Timbres de Fréjus trouvés en Tarraconaise. - 1. Ampurias; 2. Tarragone; 3. Valence; 4. Tarragone; 5. Badalona; 6. Tarragone.

17 Sur les ateliers de Fréjus, cf. D. Brentchaloff, L'atelier du Pauvadou, une officine de potiers flaviens à Fréjus, dans Revue Archéologique de Narbonnaise, 13, 1980, p. 73-114, et en particulier p. 75-78 (inventaire des sites connus); plus récemment, sur les amphores, F. Laubenheimer, C. Gébara, et I. Béraud, Production d'amphores à Fréjus, dans Les amphores en Gaule. Production et circulation. Table ronde internationale (Metz, 4-6 octobre 1990), Paris, 1992, p. 15-19 (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 474).

18 Nous avons fait le point sur le débat qui a tourné autour de l'origine de l'un

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mille, ces estampilles jalonnent l'ensemble du littoral ligure (fig. 4). Leur aire de diffusion respective se recoupe19, preuve qu'au départ très certainement de Fréjus, les matériaux de nos différents potiers faisaient souvent partie de mêmes lots destinés à l'exportation. La diffusion est, là, strictement régionale, même si les timbres L · HER · OPT et M MEL POLI sont attestés à Rome {CIL, XV, 1, 2412 et 2413) : vraisemblablement, les tuiles frappées de ces deux marques y arrivèrent comme chargement complémentaire d'une cargaison qui, au départ de Fréjus, avait toutes les chances d'être constituée d'amphores contenant les vins et les sauces de poissons élaborés en Provence.

Le commerce des tuiles de Fréjus en Tarraconaise : une diffusion à moyenne dtetance

Le rayonnement des ateliers de tuiliers de Forum Iulii ne s'est cependant pas limité au littoral oriental de la Narbonnaise. Les tuiles estampillées L · HER · OPT, MARI, CASTORIS et M MÈL POLI sont en effet fréquemment attestées sur la côte de Tarraconaise (fig. 4) : des quatre tuiliers fréjusiens, L. Herennius est celui dont les marques ont connu la plus grande diffusion. Elles sont signalées sur l'ensemble du littoral, depuis Elche au sud jusqu'à Ampurias au nord en passant par Alicante, Bocairent, Valence, Sagonte, Tarragone, San Ginès de Vilasar, Barcelone, Badalona et Mataró, faisant un petit crochet par Alcudia (JPollentia) dans l'île de Majorque. La marque MARI est connue à Elche, Valence, Tarragone et son arrière-pays, Mataró, Ampurias et Alcudia. Castor et M. Melius (ou Meli-

d'entre eux, en l'occurence Lucius Herennius Optatus, dans notre article Production et diffusion des matériaux de construction en terre cuite dans le monde romain, p. 74- 77. Nous y exposons les arguments (archéométriques et archéologiques) qui poussent à faire de tous ces potiers des producteurs installés à Fréjus ou dans ses proches environs; il ne nous paraît pas utile d'y revenir. Pour être complet, signalons que, lors de la discussion centrée sur l'origine du potier L. Herennius, qui avait suivi la communication présentée par F. Laubenheimer, C. Gébara et I. Béraud à la table ronde Les amphores en Gaule (Actes, p. 23-24), M. Picon a précisé que divers matériaux frappés de la marque L · HER · OPT, trouvés sur des sites catalans et provençaux et qu'il avait dans le temps analysés, avaient bien la même origine; il nous l'a confirmé récemment dans une lettre datée du 24 mai 1993. Il conviendrait maintenant de confronter ces résultats à ceux obtenus sur les produits estampillés MARI pour mettre un point final à cette discussion, en attendant bien sûr que l'archéologie nous fasse connaître un jour l'emplacement des ateliers en question, près de Fréjus ou dans la basse vallée de l'Argens.

19 Sur les différents lieux de découverte, qu'il serait trop long de donner en détail, nous renvoyons essentiellement à l'inventaire donné par Fedière, Tuiles romaines, p. 9-12.

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Fig. 4 - Diffusion des marques fréjussiennes (L · HER · OPT, MARI, CASTORIS et M MEL POLI) dans le Sud-Est de la Gaule et en Tarraconaise (sites principaux numérotés). - 1. Elche; 2. Alicante; 3. Valence; 4. Sagonte; 5. Tarragone; 6. Barcelone; 7. Terrassa; 8. Badalona; 9. Mataró; 10. Ampurias; 11. Alcudia (Pollentia); 12. Fos; 13. Martigues; 14. Marseille; 15. Toulon; 16. Oïbia; 17. Le Luc; 18. Cavalaire; 19. Fré- jus/Puget-sur-Argens (centre producteur); 20. Cannes; 21. Antibes; 22. Nice; 23.

Monaco; 24. Vintimille.

nius) Pol(...), enfin, restent assez mal représentés en Tarraconaise; on ne retrouve en effet les matériaux du premier qu'à Tarragone, Ampurias et Valence, le second n'étant attesté que dans ce dernier lieu20.

Cette commercialisation des tuiles fréjussiennes en Espagne est pour le moins déroutante. Il convient d'écarter d'ores et déjà l'hypothèse de

20 Pour le détail, voir notre article, index, p. 200, 202-205.

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«filiales» installées le long du littoral nord-méditerranéen, évoquée récemment pour expliquer l'étonnante diffusion de la marque L · HER · OPT sur les côtes hispanique et narbonnaise21. Au contraire, ces diverses marques attestent l'existence de certains liens commerciaux entre la Tarraconaise et le port de Fréjus tout au moins; on remarquera que ce commerce évite le Languedoc occidental où aucune marque fréjussienne n'est connue. La route commerciale entre Fréjus et la Tarraconaise semble donc avoir été directe, mais les termes des échanges restent pour le moins obscurs. Ainsi, il n'y a pas lieu de croire que les produits de nos différents potiers étaient directement concernés. Ce commerce portait plus probablement sur d'autres biens, les tuiles constituant soit les compléments de cargaisons importées, soit les chargements de retour de navires tarraconais ayant déchargé leurs marchandises à Forum Iulii.

À la différence de la navigation de cabotage, la diffusion en Tarraconaise des matériaux en terre cuite fabriqués à Fréjus s'apparente à un trafic à plus longue distance qui eut pour objet les briques et les tuiles produites dans la région de Rome. Dans le premier cas, ce trafic a été sans doute de courte durée. Le point commun entre les deux est qu'il concerne un seul port au départ et plusieurs à l'arrivée.

Un commerce à longue distance : la diffusion des matériaux produits à Rome (fig. 5)

Les auteurs des différents volumes du CIL avaient déjà noté dans la péninsule Ibérique, en Afrique du nord et en Gaule la présence de marques correspondant à des figlinae en activité à Rome. M. Steinby les a réunies en 1981 dans un catalogue rapide, complété récemment pour l'Afrique et la Sardaigne par R. Zucca22. Il ne nous semble pas inutile de procéder de la même manière pour la Gaule du sud et l'Espagne Tarraconaise, dont les corpus respectifs se sont enrichis depuis lors.

21 Ainsi par A. Bermudez, Production latericia y comercio a media distando, en època romana. Un ejemplo en el Mediterraneo noroccidental : Lucius Herennius Opta- tus, Marus y Castor, officinatores, dans Jornades internationals d'arqueologia romana. De les estructures indigenes a l'organització provincial de L· Hispania Citerior. Ho- menatje a Josep Estrada i Garriga (Granollers, 5-8 de febrer de 1987), Granollers, 1987, p. 370, et par I. Roda, Los materiales de construction en Hispania, dans Pré-actes du XIVe Congrès international d'arqueologia clàssica (Tarragona, 5-11 de setembre de 1993), vol. I, Tarragone, 1993, p. 175. Voir également ci-dessus note 18 les arguments pétrologiques qui vont à l'encontre de cette hypothèse.

22 R. Zucca, L'opus doliare urbano in Africa ed in Sardinia, dans L'Africa romana. Atti del IV Convegno di studio (Sassari, 12-14 dicembre 1986), Sassari, 1987, p. 659-677 (= Zucca, L'opus doliare urbano).

00

Fig. 5 - Diffusion des timbres rom

ains en Méditerranée occidentale. - 1. Elche; 2. Tarragone; 3. Badalona; 4. M

ataró; 5. Am

purias; 6. Pollentia; 7. Santanyi; 8. N

îmes; 9. A

rnès; 10. Orange; 11. Arles; 12. Glanum

; 13. R

ognes; 14. Aix-en-Provence; 15. Puyloubier;

16. Trets; 17. La Roquebrussane; 18. Saint- Jean-le-G

uarguier; 19. L'Alm

anare {Olbia); 20. O

lbia; 21. Tunis Libisonis; 22. Assem

ini; 23. Neapolis; 24. G

uspini; 25. Decimom

annu; 26. Cagliari; 27. Capoue; 28. Caserta; 29. Bénévent; 30. Pouzzoles; 31. Naples; 32. Pom

péi; 33. Capri; 34. Salerne; 35. Reggio di Calabria; 36. Catane; 37. Syracuse; 38. Cherchel; 39. Saldae; 40. Cirta; 41. R

usicade; 42. Bulla Regia; 43. U

tique; 44. Carthage; 45. Hadrum

ète; 46. Tagiura.

DIFFUSION PAR MER DES MATÉRIAUX EN TERRE CUITE 779

L'Afrique du Nord - et Carthage en particulier - draine l'essentiel des productions romaines. Des villes côtières comme Utique, Hadrumète, Rusicade, Saldae, Cesaree et quelques autres sont également concernées, mais les timbres romains y sont assez peu nombreux. On n'omettra pas de mentionner le cas exceptionnel de la grande villa de Tagiura, près de Tripoli, qui a livré à elle seule 69 estampilles sur briques issues de six figlinae différentes, toutes en activité dans les années 15023. Autre destination des matériaux de Rome, la Sardaigne offre un important répertoire qui est dominé par un ensemble de 78 estampilles datées de l'époque de Domitien trouvées dans la grande villa de Coddu de Acca Arramundu à Guspini dans la partie occidentale de l'île24. Bien sûr, l'Italie ne reste pas en marge de ce trafic, bien que les marques romaines connues soient là bien moins nombreuses qu'en Afrique du Nord. Hormis la zone allant de Civitavecchia à Anzio, qui correspond selon M. Steinby à l'aire de commercialisation spécifique des figlinae romaines25, sont principalement concernées par cette diffusion la Campanie - la plupart des timbres sont connus à Pompéi - et la côte orientale de la Sicile - marques à Syracuse et Catane -. Sur les bords de l'Adriatique, la diffusion des produits romains n'est représentée que par quelques marques trouvées à Aquilée26.

S'agissant de la Tarraconaise (fig. 6), M. Steinby n'a pris en compte dans son inventaire que les timbres trouvés dans l'île de Majorque et publiés par C. Veny27; on y ajoutera la marque SAL(arese) EX PR(aedia Quintanensia) / AN(ni) VER(i) (= CIL XV, 48), trouvée en deux exemplaires et datée des années 120. Les autres estampilles d'origine romaine proviennent de Badalona (Baetulo) : CN(aei) DOMITI(i) CLEMENTIS (= CIL XV, 1102b) - première décennie du IIe s. -, et T(iti) CAMIDIE(ni) ATIMET(i) (opus) DOL(iare) / EX PR(aediis) PL(otinae) AVG(ustae) (= CIL, XV, 695), trouvée en plusieurs exemplaires et datée des années 110;

23 Voir le détail dans A. Di Vita, La villa della «Gara dei Neridi» presso Tagiura : un contributo alla storia del mosaico romano, suppl. II à Lybia antiqua, Tripoli, 1966, p. 16-20.

24 Zucca, L'opus doliare urbano, p. 673. 25 Steinby, Diffusione, p. 239. 26 Pour le détail, nous renvoyons essentiellement à Steinby, Diffusione, p. 240-

241, étant entendu qu'il conviendrait de compléter pareillement son inventaire par un dépouillement systématique des ouvrages et articles parus après 1981.

27 II s'agit des marques CIL XV, 601, 829, 1513 et S., 121; voir C. Veny, Algunas marcas de ladrillos y tejas encontradas en Mallorca, dans Archivo espandi de arqueolo- gta, 39, 1966, p. 159-160, 162 et 166.

780 CHRISTIAN RICO

Fig. 6 - Timbres romains trouvés en Tarraconaise. - 1. Ampurias; 2. Badalona; 3. Badalona (villa de Tiana); 4. Elche; 5. Mataró; 6. Tarragona.

DIFFUSION PAR MER DES MATÉRIAUX EN TERRE CUITE 781

Mataró (Iluro), deux timbres de l'année 123 : L(ucius) BRVTTIDIVS AVGVSTALIS FEC(it) / OP(us) DO(liare) EX FIG(lina) OC(eana) M(inore) CAES(ari) N(ostri) PAET(ino) / CO(n)S(ule) (= CIL XV, 320) et C(aii) CALPETANI HERMETIS / OPVS DOLIARE EX FIG(lina) / CAE- SARIS N(ostri) (= CIL, XV, 373); Tarragone, DOL(iare) EX PRAED(iis) CAES(aris) N(ostri) / AQVILI APRILIS (= CIL XV, 361) - régne d'Hadrien -, et G(aii) RAS(inii) (= CIL XV, 1171); Elche, en deux exemplaires datés de la deuxième moitié du Ier siècle : TONNEI(ana) DE FICLINIS / VIC- CIANIS (= CIL XV, 658a). Nous signalerons enfin deux estampilles qui par leur forme ou par leur texte peuvent, avec de fortes présomptions, être attribuées aux ateliers de Rome bien que nous nous n'ayons pas trouvé leur équivalent dans les divers inventaires disponibles. Il s'agit d'une part de Q OCTA VRSI, dont la forme du cartouche, en demi-cercle, est caractéristique des productions romaines des années 30-70, et de CN DOM ATTÌC, qui pourrait être un des nombreux officinatores affranchis que compte la gens Domina au Ier et au IIe siècle. La première marque provient d'Ampurias; la seconde a été trouvée avec trois autres estampilles circulaires romaines - mais malheureusement indéchiffrables - sur le site de la villa de «Ca l'Andreu» à Tiana, située sur les collines dominant Badalona. C'est de cette même villa que proviennent plusieurs marques datées des années 110, déjà mentionnées ci-dessus (CIL XV, 695), ce qui nous encourage d'autant plus à reconnaître dans Cn. Domi- tius Atticus un affranchi lié à la gens Domina à Rome.

Pour la Narbonnaise enfin, la plupart des timbres romains connus par M. Steinby avaient déjà été recueillis par le CIL XII. Ce sont les marques : C(hresimus) L(ucii) M(unatii) C(rescentis) O(pus) D(oliare) DE K(aninianis figlinis) D(omitiae) L(ucillae) / PAETIN(o) ET APRONIAN(o) / CO(n)S(ulibus) (CIL XII, 5678, 4 et 9 : Aix-en-Provence; CIL, XII, 5678, 5 : Rognes) - IIe s. -; HOSTILI / AMPLIATI (CIL XII, 5678, 10 : L'Alma- nare) - Ier s. -; ABASCANTVS CN(aei) DO(mitii) TRO(phimi) / PAET(ino) ET APR(oniano) / CO(n)S(ulibus) (CIL XII, 5678, 6 : Arles) - année 123 -; BARBAR(o) ET REGVL(o) CO(n)S(ulibus) EX OFIC(ina) FAVI(ana) / FL(aui) APRI OP(us) D(oliare) FAD(i) EVHELP(isti) (CIL XII, 5678, 7 : Arnès) - année 157 -; DOL(iare) / EX PRAE(diis) PLOT(inae) AVG(ustae) / EX OFFICINA VALERIAES NICES (CIL XII, 5678, 1 : Nîmes) - année 123 -; OP(us) DOL(iare) EX PR(aediis) M(arci) AVRELI ANTO/NINI AVG(usti) N(ostri) Port(us) LlC(ini) (= CIL XV, 408b, 45 : Orange) - années 212-217 -; L LVRI PROCVLI / FEC(it) (CIL XII, 5678, 11 : Puylou- bier) - marque datée de 123 -; L(ucii) VALERI / SEVERI (CIL XII, 5678, 12 : Saint- Jean-le-Garguier, Bouches-du-Rhône) - époque de Domitien -; ROSCIANI CN(aei) DOMITI / AGATHOBVLI (CIL XII, 5678, 3 :

782 CHRISTIAN RICO

Trets, Bouches-du-Rhône) - époque d'Hadrien -. Ce dernier timbre est aussi attesté à Glanum (fouilles H. Rolland)28.

De découverte plus récente sont les estampilles suivantes : EX FIGLINIS TONNEIANIS AB / L(ucio) LICINIO FELICE (= CIL XV, 635a : Aix-en-Provence), de la fin du Ier siècle29; APRON(iano) ET PAET(ino) CO(n)S(ulibus) / POMP(oni) VIT(alis) EX PR(aediis) / ANNI VERI QVINT (ianis ou anensibus) (= CIL, XV, 454) et EX PR(aediis) AGAT(hyrsi) AVG (usti) L(iberti) Q(uintus) / POMP(onius) IAN(uaris), PAETINO / ET APRO- NIANO CO(n)S(ulibus) (= CIL, XV, 465b), toutes deux datées de 123. L'une et l'autre proviennent du site rural de « Grand Loou 1 » à la Roquebrussane dans le Var; la première a été trouvée en 13 exemplaires30, la seconde en 1531.

La forte présence dans les provinces du bassin méditerranéen des produits issus des figlinae romaines ne doit toutefois pas faire oublier que d'autres officines de la péninsule italique furent pareillement concernées par ce trafic maritime de matériaux en terre cuite. Elles sont représentées par deux estampilles dans l'île de Majorque; l'origine de la première, CIL X, 8043, 79, est à situer peut-être dans le Latium; la seconde mentionnant un potier du nom de Q. Mucius Asclepiades (CIL X, 8402, 76 = CIL XV, 2401) pourrait être campanienne selon M. Steinby32. De Campanie proviendraient également des matériaux non estampillés utilisés à Carthage, notamment dans le cirque et le port circulaire ainsi que dans le chantier de l'avenue Bourguiba de la Mission archéologique britannique. Les analyses de pâtes effectuées sur des lots de briques non marquées montrent l'emploi simultané de matériaux issus pour partie d'ateliers africains locaux et pour

28 H. Rolland, Inscriptions antiques de Glanum (Saint-Rémy-de-Provence, Bouches-du-Rhône), dans Gattia, 2, 1944, p. 203 n° 101, 3. Le timbre est daté du début des années 120.

29 Cf. L. Rivet, Un quartier artisanal d'époque romaine à Aix-en-Provence. Bilan de la fouille de sauvetage du parking «Signoret» en 1991, dans RAN, 25, 1992, p. 374.

30 Signalés par F. Benoit, Informations archéologiques de la circonscription d'Aix-en-Provence (région Sud), dans Gallia, 39, 2, 1964, p. 596-597.

31 Chr. Goudineau, Informations archéologiques de la circonscription de Côte d'Azur, dans Gallia, 39, 2, 1981, p. 539. Sur le site de Grand Loou 1, voir en dernier lieu J.-P. Brun, L'oléiculture antique en Provence. Les huileries du département du Var, supplément 15 à la RAN, Paris, 1986, p. 190-194; il s'agit d'une importante villa viticole, en activité du milieu du Ier s. av. J.-C. au début du IIIe s. de n. è. Les briques romaines proviennent des pièces à hypocauste du quartier thermal (états 3 et 4).

32 M. Steinby, Appendice a CIL, XV, 1, dans Bullettino della Commissione archeologica comunale di Roma, 86, 1978-79, p. 69.

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partie importés du sud de l'Italie, du golfe de Pouzzoles plus précisément pour ce qui concerne les briques analysées par les Anglais33.

L'ensemble de toutes les données actuellement connues - archéologiques et épigraphiques et, malheureusement trop peu souvent encore, archéométriques - évoque l'image d'un trafic régulier de matériaux de construction en terre cuite dans le bassin occidental de la Méditerranée. Mais avant de chercher à déterminer dans quelle mesure la réalité s'accorde à cette image, il importe de préciser les conditions dans lesquelles ce commerce a été rendu possible.

Un commerce privé de structure, un vaste marché potentiel

Une des constatations qui s'imposent est que, en règle générale, ce trafic maritime n'obéissait pas aux lois qui régissent le commerce d'autres biens de consommation comme le vin, l'huile, les céréales, voire même les céramiques dites «de luxe». La raison en est que, «outre mer», il n'existait pas de véritable demande en briques, tuiles et autres matériaux de construction, qui aurait justifié qu'une partie de la production d'un atelier fût, dès le départ, destinée à l'exportation à moyenne ou longue distance. Constituant les chargements d'accompagnement ou le lest de navires dont les cales étaient à moitié occupées ou vides, les matériaux en terre cuite furent recherchés pour leur poids avant d'être appréciés pour leur valeur commerciale. Il n'en reste pas moins qu'une fois parvenus à destination, ils faisaient bien l'objet d'une transaction commerciale. Ce sont les modalités de celle-ci qui nous intéressent ici plus particulièrement.

Quand le naviculaire s'improvise «commerçant»

Au terme du processus de fabrication, bien souvent le potier ne conserve plus aucun contrôle sur sa production. Celle-ci est acquise par un négociant qui se charge de sa commercialisation. Lui seul pourra faire parcourir de quelques miles à plusieurs centaines de miles romains aux marchandises en question. Cela vaut essentiellement pour les céramiques sigil-

33 Voir M. G. Fulford et D.P.S. Peacock, Excavations at Carthage : the Brìtish mission. I. 2. The Avenue du Président Bourguiba. Salammbô. The pottery and other ceramic objects from the site, Sheffield, 1984, p. 243-244 (= Fulford, Excavations at Carthage); R. Tomber, Evidence for long-distance commerce : imported bricks and tiles at Carthage, dans Rei Cretariae Romanae Fautorum Acta, 25/26, 1987, p. 163-168 (= Tomber, Long-distance commerce).

MEFRA 1995, 2 51

784 CHRisnAN Rico

lées dont on ne conçoit pas qu'elles aient pu inonder les marchés du monde romain sans l'intervention de revendeurs spécialisés34.

La place réservée à d'éventuels grossistes dans la diffusion des matériaux en terre cuite est difficile à évaluer; sans doute restait-elle assez limitée. Probablement ceux-ci ne sont-ils pas spécialisés dans ces seuls objets. Encore une fois, ce sont les épaves des Roches d'Aureïle et du Dra- mont G qui nous permettent de le supposer. Nous avons vu que leur cargaison était variée, composée pour partie de tuiles, pour partie d'amphores vinaires et pour partie de céramiques communes de la basse vallée de l'Ar- gens. Peut-être a-t-on affaire ici à des commandes spécifiques venant de sites quelconques de la côte ligure. On ne saurait pour autant exagérer l'intervention de professionnels du commerce dans la distribution des matériaux de construction. Plus fréquemment sans doute, ce furent les navi- culaires eux-mêmes qui, à l'occasion, se firent négociants.

Parmi eux, on peut trouver aussi bien ces propriétaires de navires qui pratiquent une navigation de cabotage que ceux qui fréquentent les routes du grand commerce avec Rome. La différence est, bien sûr, que les premiers tirent de cette activité leur denier quotidien, alors que, pour les seconds, embarquer des matériaux en terre cuite qui seront forcément écoulés à leur retour constitue une modeste (?), mais sans doute non négligeable, source financière d'appoint. La diffusion de marques d'origine locale tant le long du littoral méditerranéen hispanique que sur les côtes de Provence trahit ce que J. Rougé avait défini comme un «commerce itinérant spéculatif»35, plus ou moins organisé, mais qui n'est pas à proprement parler spécialisé, les tuiles et les briques constituant, dans ce cas concret, des marchandises au même titre que d'autres biens de consommation. Les épaves connues au large de la Narbonnaise complètent cette vision des choses; rien n'interdit de penser que, lors de voyages antérieurs à leur naufrage, ces bateaux n'avaient pas transporté autre chose que des matériaux de construction. Le cas est quelque peu différent de ces capitaines retournant de Rome, les cales de leurs navires chargées de briques et de tuiles.

Une inscription du IIe siècle {CIL XIV, 102 = ILS, 6177) nous apprend l'existence à Ostie d'une corporation spécialisée dans le lestage des navires repartant du port de Rome, les saburarii. L'emploi de pierres et de sable pour équilibrer les navires voyageant à vide ou partiellement chargés, est illustré par les fouilles sous-marines; l'épave de la Cavalière, coulée vers le

34 Voir Morel, La céramique, p. 71 sq. 35 J. Rougé, Recherches sur l'organisation du commerce maritime en

Méditerranée sous l'Empire romain, Paris, 1966, p. 419 (= Rougé, Recherches).

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début du Ier s. av. n. è., renfermait un lest de pierres d'à peu près 11 tonnes destiné à compenser la vente d'une partie de la cargaison au cours de son voyage commercial entre l'Afrique et la Gaule, au large de laquelle il prit fin36. Un autre navire en route pour l'Italie mais qui sombra près de Saint- Raphaël (épave de la Chrétienne H), avait embarqué sur une plage du nord-est de la Catalogne - peut-être du côté d'Ampurias - un lest de graviers et de gros galets, d'un poids non évalué, pour compléter un chargement partiel des cales37. Le remplacement de ce lest traditionnel par des matériaux en terre cuite est un phénomène que seules illustrent les marques italiques retrouvées dans les provinces méditerranéennes. On ignore toutefois dans quelle mesure les naviculaires avaient toute liberté de préférer les matériaux en terre cuite aux pierres et au sable. De la même manière, le rôle éventuel des saburarii d'Ostie dans l'embarquement de briques et de tuiles sur les navires accostant dans le port de Rome reste inconnu.

Une multitude de marchés potentiels

Sans véritable organisation donc, le trafic de matériaux en terre cuite en Méditerranée ne s'appuyait pas davantage sur un véritable système d'offre et de demande; aussi y-a-t-il peu de chances de voir apparaître de véritables réseaux de succursales qui auraient permis ainsi à des officines de potiers de contrôler de larges aires géographiques. Il existait bien au contraire une multitude de marchés potentiels d'importance variable, où un marchand ou un armateur pouvait espérer trouver acquéreur de ses lots de tuiles et de briques. On n'oubliera pas que c'est l'essence même du commerce de cabotage; la répartition des estampilles de tuiliers le long des côtes de la Narbonnaise ou celles de la Tarraconaise est sur ce point suffisamment parlante. Toutefois on remarquera que plusieurs grands itinéraires se dessinent sur les cartes de distribution des marques de potiers le long des côtes occidentales du bassin méditerranéen; logiquement, ils concernent en premier lieu les grands ports du commerce maritime, d'où étaient expédiées, notamment à destination de Rome, les denrées - blé, vins, huile, céramiques et autres marchandises - dont la Ville avait constamment besoin. Il s'agit bien là d'un commerce à sens unique

36 G. Charlin, J.-M. Gassend et R. Lequément, L'épave antique de la baie de Cavalière (Le Lavandoti, Var), dans Archaeonautica, 2, 1978, p. 17-18 (= Charlin, Épave de la Cavalière).

37 Voir Cl. Santamaria, L'épave «H» de la Chrétienne à Saint-Raphaël (Var), dans Archaeonautica, 4, 1984, p. 48 (= Santamaria, La Chrétienne H).

786 CHRISTIAN RICO

comme il a été fréquemment défini, et sur lequel il n'est pas utile de s'arrêter. Il est tout aussi superflu de s'étendre ici sur le rôle de ports comme Carthage d'où partaient, dès l'époque de Néron d'après J. Rougé, «les trois quarts du blé pour le ravitaillement de Rome»38, Olbia ou Cagliari (Cavales) en Sardaigne. En Narbonnaise, c'est Fos qui, tout naturellement, s'impose comme le plus grand port du commerce avec Rome. La seule dispersion des marques issues des figlinae romaines dans toute la région du bas-Rhône suffirait à marquer l'importance de l'avant-port d'Arles, par où transitait une partie du vin de la Gaule à destination de Rome aux deux premiers siècles de notre ère; il fut également une importante escale sur les routes du commerce en provenance de l'Espagne et du reste de la Gaule39. Pour la Tarraconaise enfin, il n'est pas surprenant de voir que la diffusion des marques romaines se fait autour de ports comme Tarragone et Pollentia et quelques autres, moins importants, comme Iluro et Baetulo, tous lieux d'embarquement des amphores remplies des vins tarraconais expédiées à Rome au Ier siècle et au début du second.

Ce furent là les premiers lieux touchés par la diffusion hors d'Italie des matériaux fabriqués dans la région de Rome. Centres récepteurs, ils jouèrent, comme pour n'importe quelle autre marchandise, le rôle de centres distributeurs de ces mêmes matériaux dans les régions alentour. D'une manière générale, semble-t-il, cette redistribution se fit sur les lieux mêmes de déchargement et leurs environs immédiats. Ce fut très certainement le cas de Carthage, qui concentre la très grande majorité des marques romaines connues en Afrique du Nord. Ce fut aussi celui de Tarragone, de Mataró et de Badalona. À propos de cette dernière ville, il est intéressant de constater qu'une grande partie, sinon la totalité d'une de ces cargaisons de retour fut acquise par les constructeurs d'une villa située sur les hauteurs dominant l'agglomération antique, celle de «Ca l'Andreu» à Tiana. Le site a fait l'objet d'une fouille malheureusement partielle, qui n'a touché que les installations thermales de la villa, repérées dans un sondage d'à peine une cinquantaine de mètres carrés40. Le sol de l'hypocauste était formé de briques sesquipedales , certaines d'entre elles frappées d'une marque circulaire de l'époque de Trajan (voir ci-dessus)41. Dans les déblais de destruc-

38 Rougé, Recherches, p. 123. 39 Voir la récent article de B. Liou et M. Sciallano sur Le trafic du port de Fos

dans l'Antiquité : essai d'évaluation à partir des amphores, dans SFECAG. Actes du congrès de Lezoux, 1989, p. 153-166 et, en particulier p. 157.

40 M. Prevosti, Cronologia ipoblament a l'area rural de Baetulo, Badalona, 1981, p. 196 sq. et 202 iM.onogra.fies Badalonines, 3).

41 La fouille a permis d'en mettre au jour une quinzaine; on regrettera que les

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tion, trois autres marques circulaires entièrement effacées et une estampille rectangulaire, CN DOM ATTÌC, que nous attribuerions volontiers, comme on l'a vu plus haut, à un atelier de Rome, furent également trouvées. Aussi la fréquence des marques de fìglinae romaines rencontrées sur une toute petite partie du site nous conduit-elle à penser que l'ensemble des matériaux de construction en terre cuite qui y ont été mis en œuvre provenait d'Italie. Mais évaluer leur nombre reste dans l'état actuel des choses une tâche impossible.

Le port de Fos représente un cas quelque peu à part. De là les matériaux de construction remontaient le Rhône en direction d'Arles et ils étaient redistribués le long de l'axe fluvial. Orange est ainsi le point le plus au nord atteint par la diffusion des matériaux en provenance de Rome; les autres marques connues dans le sud-est de la Gaule se répartissent dans le Languedoc oriental (autour de Nîmes) et, en Provence occidentale, dans les territoires d'Arles et d'Aix-en-Provence en passant par Glanum. Les matériaux débarqués à Fos n'y étaient certainement pas indéfiniment entreposés dans l'attente d'acquéreurs; il n'y avait pas là en effet d'agglomération importante qui aurait pu, à elle seule, absorber tout ou partie des cargaisons débarquées, comme ce fut bien le cas au contraire pour Carthage, Tarragone et bien d'autres cités portuaires.

L'exemple de la diffusion des marques romaines le long de l'axe rhodanien montre clairement l'existence d'un réseau de distribution commerciale qui, autant qu'on puisse le supposer, ne concernait probablement pas les seuls matériaux en terre cuite débarqués dans le port de Fos; il est difficile à mettre en évidence ailleurs en Méditerranée. D'une manière générale, les matériaux de construction d'origine extérieure, qu'ils provinssent d'Italie, de Gaule dans le cas de la Tarraconaise, ou de quelque atelier local installé non loin de la mer, furent employés sur les lieux mêmes de leur déchargement. On ne peut oublier qu'il y entraient forcément en concurrence avec les produits sortis des officines locales, et qu'ils étaient même mis en œuvre simultanément sur les mêmes chantiers avec les matériaux locaux, comme le montre clairement l'exemple de Carthage (cf. supra). C'est là un indice de plus de l'existence d'intermédiaires entre les potiers et leur clientèle, qui, dans les agglomérations d'une certaine importance en tout cas, n'étaient probablement pas en contact direct.

fouilleurs n'aient pas pris le soin de préciser leur nombre exact. Elles sont toujours en place sur le site même mais recouvertes d'un petit remblai de terre pour protéger les structures. Lorsque nous avons visité le site pour relever et étudier les marques, nous n'en avons retrouvé que trois mais il n'avait pas été question à ce moment-là de nettoyer la totalité de la zone de fouille.

788 christian rico

Évolution et volume du trafic : essai d'évaluation

On n'exagérera pas pour autant le rôle de ces intermédiaires; en effet, ils n'étaient certainement pas à l'origine de ces exportations maritimes de matériaux de construction en terre cuite. On n'oubliera pas qu'il n'existait pas de demande qui justifiait que l'on fît venir des matériaux d'ailleurs, et de très loin dans certains cas. L'arrivée sur les marchés côtiers de briques et de tuiles produites «outre-mer» n'aurait-elle été pour autant qu'occasionnelle, voire accidentelle? On peut se demander tout autrement si le commerce par mer des matériaux en terre cuite ne fut pas le fruit d'une certaine évolution et si, par voie de conséquence, le volume de ce trafic ne se ressentit pas de cette évolution. L'évaluer s'avère pourtant un exercice difficile et délicat tant les paramètres à prendre en considération sont nombreux; ils concernent des aspects très divers allant, par exemple, de la datation des timbres de potiers, de la proportion de matériaux estampillés dans un même lot, aux dimensions et tonnage des navires, tant de ceux qui pratiquaient une navigation de cabotage que de ceux qui fréquentaient les grandes routes commerciales de la Méditerranée occidentale. Force est de constater que, sur tous ces points, les données aujourd'hui disponibles restent très souvent partielles, ce qui explique pourquoi une telle évaluation n'a jamais été tentée sérieusement.

Un trafic permanent et en progression régulière

On constatera en premier lieu que les données concernent presque essentiellement les deux premiers siècles de notre ère. Les épaves de caboteurs chargés de tuiles, qui ont coulé au large des côtes de la Narbonnaise, sont dans leur majorité postérieures aux années 50; seule l'épave du Séca- nion, à Antibes, est à replacer dans les deux dernières décennies du Ier siècle avant notre ère42. Les naufrages des navires du Dramont G et des Roches d'Aurelle ont été peu éloignés dans le temps, dans les années 60 en ce qui concerne le premier, vers 70 pour le second. Suivent les épaves dites de La Calanque de l'Ane 1, près de l'île de Pomègues (dernier quart du Ier s.)43, d'Isolella 1, en Corse du sud, datée de la fin du Ier - début du IIe siècle, et de la Pointe de la Lucque (époque d'Hadrien). Viennent ensuite le navire de la Pointe de l'Ilette 1, qui a fait naufrage au large du cap d' Antibes vers la

42 Joncheray, L'épave G du Dramont, p. 78-79. 43 Tout récemment publiée par S. Ximénès et M. Moerman, Les fouilles de

l'épave 1 de la Calanque de l'Âne, dans Cahiers d'archéologie subaquatique, 12, 1994, p. 95-111 (= Ximénès, Calanque de l'Âne).

DIFFUSION PAR MER DES MATÉRIAUX EN TERRE CUITE 789

fin du IIe s., si ce n'est au début du Ille44, et celui de la Pointe Débie Β au large de Marseille, coulé dans les années 230-23545.

De leur côté, les découvertes terrestres n'apportent pas toujours les précisions chronologiques espérées. Ainsi, les timbres de tuiliers de la Tar- raconaise et une grande partie de ceux qui sont connus dans le sud de la Gaule sont loin d'être datés aujourd'hui; en l'occurrence, seules les marques de fabriques fréjussiennes commercialisées en Hispanie et, surtout, celles qui sont issues des figlinae romaines fournissent quelques indices sur l'évolution du trafic. Les premières sont datées de l'époque fla- vienne; les marques italiques couvrent quant à elles, dans leur immense majorité, les cent cinquante premières années de notre ère. On y reviendra plus en détail par la suite.

Bien sûr, cette diffusion ne débute pas en 1 pour prendre fin dans les années 150 ou à la fin du IIe siècle. Les témoignages les plus anciens d'un transport maritime de matériaux de construction en terre cuite en Méditerranée occidentale ont été reconnus sur les côtes italiennes à l'époque républicaine. Ils concernent des terres cuites architecturales, plaques décorées et antéfixes, fabriqués dans le centre de l'Italie et diffusés par cabotage dans les régions voisines des ateliers. À l'occasion, ces matériaux ont fait l'objet d'une certaine diffusion dans les provinces. C'est ainsi que, récemment, un important ensemble de ces éléments de décoration fut découvert au cours de l'exploration d'un sanctuaire ibérique situé dans l'arrière-pays de Carthagène et édifié dans le courant du IIe siècle avant notre ère46.

De l'autre côté, les exemples les plus récents de ce trafic sont représentés par quelques marques romaines du IVe siècle de notre ère, attestées d'une part en Sardaigne47, d'autre part sur les bords de l'Adriatique (CIL XV, 1613, 8 : Aquilée) et en Sicile (CIL X, 8041, 2). À Carthage, les matériaux d'origine campanienne, mis en œuvre sur plusieurs chantiers et dont nous avons parlé à plusieurs reprises, appartiennent à des contextes tardifs, allant du IIP au WVIe siècle48.

44 Voir Joncheray, Dramont G, p. 84 (épave de la Lucque); P. Pomey et L. Long, Recherches sous-marines, dans Gallia Informations. Préhistoire et Histoire, 1992-1, p. 48 (épave de Pointe de l'Ilette 1), et p. 60 (épave Isolella 1).

45 Liou, Recherches, p. 581. 46 Voir, S. Ramallo, Terracotas arquitectónicas del santuario de la Encamación

(Carvaca de la Cruz, Murcia), dans Archivo espanol de arqueologia, 66, 1993, p. 73-83 en particulier.

47 Zucca, L'opus doliare urbano, p. 674-675. 48 Tomber, Long-distance commerce, p. 163; Fulford, Excavations at Carthage,

p. 242.

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Que l'ensemble de notre documentation concerne plus particulièrement les deux premiers siècles de notre ère n'est certainement pas le fait du hasard. Elle montre que le commerce maritime des matériaux en terre cuite qui, jusque-là, avait pu être occasionnel et peut-être le plus souvent de caractère régional, s'intensifia au cours de cette période. Bien que peu nombreux, les sites sous-marins révèlent également une progression réelle au cours d'une période relativement longue du trafic côtier; les marques italiques retrouvées dans les provinces vont dans le même sens.

Les timbres romains offrent en effet l'image d'un trafic qui évolue lentement mais sûrement tout au long des deux premiers siècles de notre ère, ainsi que le montre l'histogramme donné à la figure 749. On observe ainsi comment la diffusion en Méditerranée des matériaux fabriqués dans les officines romaines débute dans le deuxième quart du Ier siècle pour connaître un siècle plus tard, sous le règne d'Hadrien, un véritable essor, qui se poursuit sous Antonin le Pieux.

Dans le détail, cette évolution vaut surtout pour l'Afrique du Nord et la Sardaigne; les marques montrent là une progression régulière des arrivages de matériaux en terre cuite en provenance de Rome pendant le Ier siècle. L'apogée de ce trafic se situe entre les années 120 et 150; près de 70% des timbres entrent dans cette période. En ce qui concerne la Tarraconaise, l'essentiel des marques appartient à la période Trajan-Hadrien; les timbres d'Ampurias et d'Elche prouvent toutefois que le trafic avait déjà cours au premier siècle. Au contraire, l'exportation en Narbonnaise de briques et de tuiles romaines ne semble véritablement démarrer que dans les dernières décennies du Ier s. sous le règne de Domitien et ne prend réellement d'importance que dans la première moitié du siècle suivant50. On notera que la marque la plus récente trouvée en Narbonnaise, à Orange {CIL XV, 408b), est datée de l'époque de Caracalla.

49 Nous n'avons pris en compte ici que les valeurs absolues. Chaque unité correspond ainsi à une marque différente, fut-elle trouvée en un ou plusieurs exemplaires. On remarquera d'autre part que les totaux du Ier et du IIe siècle ne correspondent pas à la somme des périodes correspondantes. Cela vient du fait que, parmi les timbres du Ier siècle comme parmi ceux du siècle suivant, tous ne peuvent pas être précisément datés.

50 Le terme d'« exportation» utilisé ici ne doit pas tromper. On n'oubliera pas que la distribution dans les provinces des matériaux de construction produits à Rome n'obéit pas aux règles de l'offre et de la demande qui régissent le commerce traditionnel.

DIFFUSION PAR MER DES MATÉRIAUX EN TERRE CUITE 791

Afrique du Nord Sardaigne

Espagne

Gaule

Fig. 7 - Évolution des exportations en province de matériaux de construction en terre cuite fabriqués à Rome d'après les estampilles.

Il n'y a rien là de très surprenant. L'évolution de ce trafic concorde logiquement en effet avec la progression générale du commerce avec Rome, illustrée en particulier par les comptages précis d'amphores effectués par C. Panella sur des ensembles clos provenant de différents endroits de la Ville pour la période allant de 64 à 150, et des Thermes du Nageur à Ostie pour la période du IIe siècle51. Ils mettent ainsi en évidence d'une part la régularité des envois de vin et d'huile d'Afrique Proconsulaire, de l'autre

51 C. Panella, Mercato di Roma e anfore galliche nella prima età imperiale, dans Les amphores en Gaule. Production et circulation, Table ronde internationale (Metz, 4-6 octobre 1990), Paris, 1992, p. 185-206 (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 474); sur les Thermes du Nageur, du même auteur, Anfore italiche del II secolo d. C, dans Amphores romaines et histoire économique : dix ans de recherche, Actes du colloque de Sienne (22-24 mai 1986), Rome, 1989 (Collection de l'École française de Rome, 114), tableaux fig. 20-24, p. 175-177 (= Panella, Anfore italiche).

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l'important accroissement des exportations gauloises à la charnière du jer.jje siecle, alors que, dans le même temps, les vins tarraconais connaissent un déclin certain52. La présence de timbres romains dans les provinces ne fait donc que confirmer ce que l'on savait déjà sur le trafic maritime liant Rome et ses provinces. De la même manière, l'évolution des arrivages de matériaux en terre cuite en Afrique, en Gaule et en Tarra- conaise s'accorde avec celle de la production de briques à Rome. Sollicitées constamment entre l'époque d'Auguste et le règne d'Antonin le Pieux, les figlinae romaines connurent des périodes d'activité particulièrement grande sous les Flaviens et sous les règnes successifs de Trajan et d'Hadrien; Rome était perpétuellement en chantier, Ostie et Portus se construisaient et se reconstruisaient53. C'est aussi à ce moment-là que l'envoi dans les provinces de matériaux fabriqués dans les figlinae de Rome connut son apogée. La fréquence de timbres appartenant à des périodes bien précises sur le pourtour méditerranéen est éclairante. On remarquera ainsi la forte proportion des timbres datés du règne d'Hadrien et des années 120 en particulier et, en Afrique, de ceux correpondant à l'ensemble du règne d'Antonin le Pieux. Or c'est sous ce dernier empereur que l'activité édilitaire à Rome et dans sa région connut un important ralentissement, qui se fit sentir au niveau de la production elle-même. Si les figlinae continuaient à fonctionner, on peut penser qu'elles produisaient plus que ce dont les marchés locaux avaient réellement besoin. Aussi peut-on croire que d'autres débouchés étaient recherchés, parmi lesquels se trouvaient les provinces qui continuaient à fournir Rome en blé, huile, vin, etc. : l'Afrique bien sûr, la Sardaigne et la Gaule, où un timbre romain, daté de 157, est connu près de Nîmes, à Arnès {CIL XII, 5678, 7). La Tarraconaise était là

52 Dans la conclusion (p. 171-172) de leur ouvrage sur Les épaves de Tarraconaise à chargement d'amphores Dressel 2-4, Archaeonautica, 5, 1985, B. Liou et M. Scialla- no font remarquer que les 14 épaves chargées d'amphores Dr. 2-4 de Tarraconaise recensées appartiennent toutes aux 50 premières années de notre ère, laissant penser que le déclin de l'exportation des vins Tarraconaise vers Rome aurait pu commencer dès la seconde moitié du Ier siècle. Il s'agit d'un déclin très progressif puisque le vin de Tarraconaise est encore consommé à Rome dans les premières décennies du IIe s. Dans les Thermes du Nageur à Ostie, les amphores de Tarraconaise ne représentent plus qu'un petit 6% du total des amphores vinaires trouvées dans un contexte archéologique de l'époque d'Hadrien. Voir Panella, Anfore italiche, fig. 20 p. 175.

53 Sur l'évolution de la production de briques à Rome aux deux premiers siècles de notre ère, on pourra se reporter à l'étude encore actuelle de H. Bloch, / bolli laterizi e la storia edilizia romana. Contributi all'archeologia e alla storia romana, Rome, 1947, p. 334-340, ainsi qu'aux divers travaux des chercheurs de l'Institut finlandais de Rome (M. Steinby, T. Helen et P. Setälä).

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de moins en moins concernée, ses vins ne parvenant plus à Rome ou seulement en de très petites quantités.

Une possible, sinon probable surproduction de matériaux à Rome n'explique cependant pas tout; elle ne fut pas en tout cas à l'origine de ce mouvement commercial à destination des provinces54. On n'oubliera pas en effet que, dès le début presque, une partie, peut-être minime, de la production était assurément destinée à être écoulée en dehors du marché de Rome et de ses environs. Non pas que les figlinae elles-mêmes aient pris l'initiative de ces exportations; des négociants existaient à Rome qui faisaient le relais entre les centres producteurs et les utilisateurs55. Les mentions de portas et horrea sur certains timbres attestent d'autre part l'existence d'entrepôts, sortes de marchés en gros, qui alimentaient les chantiers de construction56. Et, à sa manière, Ostie était le plus grand d'entre eux. Les navires qui y accostaient pouvaient ainsi embarquer pour leur voyage de retour les matériaux issus de diverses figlinae qui y étaient stockés57. Dans quelle mesure leurs capitaines étaient-ils libres de choisir entre ceux-là et le lest de sable courant, c'est, nous l'avons déjà dit, un point qui nous échappe. On retiendra donc que cette diffusion maritime des matériaux de Rome ne répondit pas au besoin de conquérir de nouveaux marchés de la part ni des figlinae ni de leurs intermédiaires; elle fut simplement permise par l'importance du trafic commercial avec Rome et favorisée, au IIe siècle, par le très grand développement de la production de matériaux en terre cuite.

Phénomène permanent, la diffusion maritime des matériaux produits à Rome dans les provinces fut aussi plus régulière que ce que l'on a pu croire jusque-là. Il y a fort à parier qu'il en fut de même pour les matériaux

54 Un mouvement commercial qui n'en est pas véritablement un; voir, à ce propos, nos remarques ci-dessus note 50.

55 Plusieurs marques du IIe siècle mentionnent des negotiatores (CIL XV, 415, 417, 418-419, 430-432, 649 et 870; Bloch, Index..., 105)

56 = CIL XV, 139, 226, 408 et 630 (Portas Liciniï), 409-411 (Portas Parrae); M. Steinby, Diffusione, p. 239, signale d'autre part un témoignage de Cassiodore (Var., 1, 25) à propos du portas Licini, qu'il décrit comme un centre de vente des matériaux de construction en terre cuite : «propter moenia civitatis (...) portum Licini (...) re- parari iussio nostra constituit, ut XXV milia tegularum annua illatione praestaret, simul etiam portubus iunctis, qui ad illa loca antiquitus pertinabant (...)».

57 Une quinzaine de figlinae sont attestées; les mieux représentées sont, tant au Ier s. qu'au IIe s., celles liées à la toute puissante gens Domitia, les figlinae Tonneianae et Viccianae dans les années 30-70 et, à partir d'Hadrien, les figlinae contrôlées par l'empereur ou des membres de sa famille. Nous ne prenons pas en compte ici une grande partie des timbres du Ier s. qui ne mentionnent que des offtcinatores , que l'on ne peut pas toujours rattacher à une figlina en particulier.

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fabriqués localement et diffusés par navigation de cabotage; c'est ce que laissent penser les quelques épaves à tuiles localisées au large de la côte ligure. C'est ce qu'évoque aussi la distribution des timbres de tuiliers hispaniques et narbonnais le long de l'arc nord-occidental de la Méditerranée, et ce malgré l'absence de toute précision chronologique les concernant. Mais, pour régulier qu'il ait été, ce trafic n'en gardait pas moins un caractère secondaire dans le volume global du commerce méditerranéen.

Des chargements plus volumineux que nombreux ?

Cette question révèle d'emblée les limites que nous avons rencontrées dans cette étude. Déterminer le volume moyen du trafic ayant pour objet les matériaux en terre cuite dépend de divers paramètres que nous avons brièvement énumérés au début de ce chapitre et que malheureusement on ne maîtrise pas encore. On peut quand même essayer de poser les problèmes.

S'appuyant sur les proportions de briques estampillées dans un même lot qu'avait données G. Lugli - proportions qui varient selon les époques58 -, M. Steinby avait évalué en 1981 le nombre de matériaux romains arrivés à Carthage à quelques 2000 tuiles et briques59; estimation risquée s'il en est dans la mesure où, bien qu'elle soit donnée à titre indicatif et qu'elle ne prenne en considération que les marques jusqu'alors connues, elle ne tient pas compte d'un facteur important : les timbres ne sont généralement connus que par un ou deux exemplaires, rarement plus, ce qui montre que les cargaisons furent dispersées à leur arrivée. Aussi, si on cherche à évaluer le nombre de briques et de tuiles romaines parvenues dans un lieu donné et à une époque donnée, on ne peut pas retenir comme postulat de départ qu'à chaque estampille différente correspondait systématiquement un chargement différent. Les matériaux entreposés à Ostie provenaient de plusieurs centres de production; c'est aussi sans distinction d'origine qu'ils étaient chargés sur les navires dont les capitaines en avaient fait la demande60. La preuve en est donnée par les sites de Coddu de Acca Arra- mundu en Sardaigne et de Tagiura en Lybie qui ont livré des ensembles de marques assez importants pour qu'on puisse être certain d'avoir là des chargements complets, ou à peu près complets (voir ci-après). L'une et

58 G. Lugli, La tecnica edilizia romana con particolare riguardo a Roma e Lazio, Rome, 1957, p. 557 (= Lugli, Tecnica edilizia romana).

59 Steinby, Diffusione, p. 245. 60 On n'en fera pas toutefois une règle générale; on ne peut pas exclure en effet

que certaines cargaisons avaient pu être exclusivement constituées des matériaux issus d'une seule figlina

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l'autre séries réunissent des marques provenant de diverses figlinae : en Sardaigne, on trouve les produits des figlinae Tonneianae et ceux des officines liées aux Domitii; ces derniers sont d'autre part associés sur le site de Tagiura à des figlinae contrôlées par l'empereur. On peut aller plus loin et supposer que les estampilles de même date (ou appartenant à une même tranche chronologique) qui ont été trouvées dans un même lieu ont voyagé ensemble61; il n'est pas alors interdit de penser que les différentes séries que l'on peut réunir fournissent quelques indications sur la taille des cargaisons en question. Prenons quelques exemples62. Les 15 timbres de l'époque de Domitien attestés à Carthage représenteraient, en suivant les proportions de G. Lugli, 150 briques. Toujours à Carthage, les 30 timbres datés des années 120 totaliseraient entre 90 et 150 individus. Ce qui représente dans le premier cas un poids minimum d'un peu plus d'une demi- tonne et un poids maximum de 4,390 tonnes; dans le deuxième cas, le poids oscillerait entre 330/500 kg et 2,600/4,390 tonnes63. Si on applique ces mêmes calculs à la Tarraconaise et à la Narbonnaise, les six estampilles de 123 ap. J.-C. attestées jusqu'à présent dans la première64 et les 34 de même date connues dans la deuxième donneraient respectivement des lots d'une petite trentaine de tuiles à peine, représentant un poids inférieur à 400 kilos, et de 170 briques pour un poids moyen de 2550 kg. Dans tous les cas, de tels ensembles paraissent trop faibles et toujours d'un poids loin d'être suffisant pour assurer la stabilité d'un navire rentrant à vide à son port d'attache. De fait, on conviendra que chercher à déterminer quelle quantité de matériaux en provenance de Rome a pu effectivement parvenir à Carthage, dans un port de Tarraconaise ou ailleurs, reste une démarche vaine, pour ne pas dire illusoire. En fait, le problème est ailleurs; il

61 C'est un cas de figure possible, bien qu'il ne puisse être vérifié hormis à Guspi- ni et à Tagiura; on peut ajouter la série de 28 marques datées de 123 ap. J.-C. de la villa du «Grand Loou 1» à La Roquebrussane. Mais, dans ce dernier cas, on est peut- être loin d'avoir le compte exact des briques estampillées qui y furent utilisées.

62 Le décompte des marques pour Carthage a été fait d'après l'inventaire détaillé de Zucca, L'opus doliare urbano, p. 667-672.

63 Nous prenons comme référence les poids indiqués par Lugli, Tecnica edilizia romana, p. 551 : la plus grande des briques fabriquées à Rome, la bipedalis (59,2 cm de côté et 5 cm d'épaisseur) pèse 29,270 kg, la bessalis (19,7 cm de côté et 5 cm d'épaisseur) 3,69 kg; la tuile à rebord a un poids moyen de 12,90 kg.

64 Nous ne tenons pas compte du fait que ces six timbres ont été trouvés en des lieux différents (Majorque, Tarragone et Mataró); ce qui pourrait indiquer que la plupart des briques et des tuiles ont été redistribués par cabotage à partir, par exemple, de Tarragone. C'est une hypothèse plausible, mais elle n'a pas plus de force, croyons-nous, que celle qui attribuerait à chaque lieu un chargement différent.

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concerne la taille moyenne des chargements et se pose aussi bien pour le commerce au départ d'Ostie que pour la navigation de cabotage. Mais peut-on le résoudre?

C'est de l'archéologie sous-marine que l'on attend les premiers éléments de réponse. Malheureusement, les données restent insuffisantes tant sur les dimensions que sur les tonnages des navires antiques qui commerçaient avec Rome ou qui pratiquaient un commerce de cabotage. La seule épave connue aujourd'hui chargée de matériaux de construction en terre cuite embarqués à Ostie n'a pour l'heure pas fait l'objet de fouilles systématiques65; les épaves de caboteurs de la côte du sud-est de la France ont été souvent abondamment pillées et les informations à leur sujet manquent grandement de précision. Il n'est donc pas question de rechercher les tonnages moyens. De fait, les navires qui sillonnaient la Méditerrannée étaient sans aucun doute de dimensions et de tonnages très divers, la limite inférieure des bateaux les plus gros ayant pu tourner, à la fin de la République et au début de l'Empire, autour des 330 tonnes de port en lourd66. On ne saurait donc davantage tenter de calculer le poids de lest indispensable à la stabilité d'un navire, qui était nécessairement proportionnel à la taille de ce dernier. Sur cet aspect aussi, on manque d'exemples de référence, l'épave de la Cavalière faisant exception. Ce navire de 13 m de longueur sur 5 de largeur et d'un tonnage approchant les 20 à 21 tonnes, sombra au large du Lavandou dans le Var au début du Ier siècle avant notre ère, après un périple qui, à partir de l'Afrique, lui fit remonter les côtes italienne et ligure67. Son capitaine pratiquait une sorte de «colportage maritime» au cours duquel il se débarrassait, au gré de ses escales, d'une partie de ses marchandises tandis qu'il en acquérait d'autres. C'est vraisemblablement à l'occasion de son dernier arrêt avant le naufrage qu'il embarqua un important lest de pierres destiné à remplacer une partie non renouvelée de sa

65 II s'agit du navire coulé au large du cap sarde de Carbonara à la pointe sud- orientale de l'île et distingué de deux autres épaves voisines par la lettre C. La cargaison est exclusivement constituée de briques bessales et bipedales ainsi que de tubuli; leur nombre n'est pas connu. Elle provenait de Rome, ainsi que le montre une marque semi-circulaire sur brique, au nom de M. Procilius Meleager. Le navire se dirigeait soit vers le port de Caroles soit vers l'Afrique; voir : Zucca, L'opus doliare urbano, p. 666.

66 Voir P. Pomey et A. Tchernia, Le tonnage maximum des navires de commerce romains, dans Archaeonautica, 2, 1978, p. 233-252 (exemples p. 234); voir aussi la petite liste donnée par L. Casson, Ships and seamanship in the Ancient world, New Jersey, 1971, p. 190.

67 Charlin, La Cavalière, p. 89 sq.

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cargaison; il a été estimé à 11 tonnes. Mais, dans quelle mesure ce poids représente-t-il une valeur moyenne s'appliquant à l'ensemble des navires de commerce antique, c'est un point que l'on ne saurait préciser.

Sur les navires qui transportaient des tuiles et des briques, les données sont aussi rares que peu précises. La seule épave dont on ait tenté une évaluation de la cargaison est celle du Sécanion. Le navire aurait chargé entre 1000 et 1500 tuiles totalisant un poids compris entre 12 et 18 tonnes68. Ses dimensions sont en revanche inconnues. La longueur du navire qui a sombré près de l'île de Pomègues (Calanque de l'Ane 1) a été estimée à 20/25 m; par contre, sa cargaison principale de tuiles n'a pas été chiffrée69. On remarquera d'ores et déjà que ces données correspondent, dans les tonnages ou dans les dimensions, avec celles que fournit l'archéologie sous- marine pour d'autres épaves, celle de la Cavalière dont nous avons déjà parlé, celle aussi de la Chrétienne H, navire qui faisait le commerce du vin entre la Tarraconaise et Rome. Il s'agit d'un petit navire de 15 m sur 5, emportant 13 tonnes d'amphores Dr. 2-4 complétées par un important lest de galets placé au centre de la cale, dont on ne connaît cependant pas le poids70.

Nous avons vu que l'on ne peut tirer d'autre part aucune indication sérieuse des découvertes terrestres de timbres sur tuiles et sur briques, qu'elles aient été transportées d'Italie vers les provinces, de Fréjus vers la Tarraconaise, ou encore qu'elles soient issues d'un quelconque atelier local dont les produits prirent un jour la mer. Il existe toutefois deux exceptions. Il s'agit, d'une part, des 78 timbres trouvés au cours des fouilles de la villa de Guspini en Sardaigne. Ils représentent près de 800 tegulae et bipedales, ce qui équivaut à un poids qui se situerait entre 11 et 24 tonnes71; on a sans doute là le chargement complet - ou peu s'en faut - d'un navire revenant d'Ostie. De la même manière, les 68 briques sesquipedales estampillées des années 150-155 et trouvées à la villa de Tagiura en Lybie faisaient sans aucun doute partie d'une même cargaison arrivée directement de Rome. L'évaluation du nombre de briques reste difficile; G. Lugli n'indique malheureusement pas la proportion des matériaux qui, dans un même lot, reçoivent une estampille à l'époque d'Antonin le Pieux; elle était de 3 à 5

68 Joncheray, Dramont G, p. 77. 69 Ximénès, Calanque de l'Ane, p. 95-98. 70 Santamaria, La Chrétienne H, p. 48 (lest) et 51 (coque). 71 On ne peut être plus précis puisque l'on ne connaît pas le nombre exact de

tuiles et de bipedales concernés. Onze tonnes correspondent à 800 tuiles à rebord, 24 tonnes à 800 briques bipedales. Le bon poids se trouve donc entre les deux.

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briques sur 10 sous Hadrien. Peut-être n'a-t-elle guère varié sous son successeur. On pourrait alors calculer le nombre de briques romaines utilisées à Tagiura à 350, ce qui fait une masse d'un peu plus de cinq tonnes. Ce n'est bien sûr qu'un minimum, qui ne tient compte que du nombre exact de marques retrouvées sur le site. On peut en effet penser que le chargement de briques ramené d'Ostie était plus important.

Quoi qu'il en soit, les chiffres auxquels on parvient nous ramènent, là encore, à une valeur constante qui approche ou dépasse les dix tonnes de poids en lourd. Ne faut-il y voir que le hasard? Ou peut-on, au contraire, se risquer à proposer ce chiffre comme le seuil inférieur du poids de lest grâce auquel un bateau de taille moyenne pourrait naviguer en toute sécurité? Il est sûr en tout cas que les navires qui prenaient la mer avec un chargement de tuiles n'en embarquaient pas que quelques dizaines. D'une part, elles n'auraient pas été suffisantes pour assurer la stabilité du bateau, de l'autre le bénéfice qu'aurait pu en retirer le naviculaire - c'est un aspect que l'on aurait tort de négliger - aurait été assez modeste. De tels chargements pourraient représenter en moyenne, et en fonction des types de matériaux embarqués, des ensembles non négligeables constitués de 300 à 1000 tuiles et briques72. On ne peut s'empêcher ici de comparer ces chiffres avec les 30 briques théoriquement acheminées dans les années 120 en Tarraconaise, même si les navires qui amenaient les vins hispaniques à Rome n'étaient pas, au vu des données actuellement disponibles, de gros bateaux; les plus importants embarquaient un peu plus de 50 tonnes de poids en lourd de marchandises73. Aussi les chargements de matériaux que les capitaines de certains d'entre eux avaient décidé d'embarquer pour le retour devaient-ils bien compter, à chaque fois, quelques centaines de tuiles et de briques.

Conclusion

M. Steinby n'aurait-elle pas péché par excès de prudence en évaluant à quelques 2000 exemplaires le nombre de tuiles et de briques exportées de Rome vers Carthage? Il faut certainement revoir à la hausse ce chiffre mais, par prudence également, nous ne lui opposerons pas une quel-

72 Sans compter tous ces autres matériaux de construction, comme les tubuli, qui étaient également concernés par ce trafic maritime (cf. l'épave de Capo Carbonara C). Ces matériaux ne faisaient pas l'objet d'un marquage systématique, aussi sont- ils généralement passés inaperçus lors des fouilles.

73 D'une manière générale, nous renvoyons à : Corsi, Liou, Épaves de Tarraconaise, et à la synthèse de B. Liou, L'exportation de vin de Tarraconaise d'après les épaves, dans El vi a l'Antiguitat. Economia, producció i comerç al Mediterrani occiden-

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conque estimation, qui reste infaisable à notre avis. Ce n'était pas l'objectif de cet article, que nous avons conçu avant tout comme une mise au point nécessaire sur un aspect mal perçu du commerce méditerranéen à l'époque romaine74. Nous avons tenté de l'examiner globalement, bien qu'inévitablement, l'analyse du commerce des matériaux de terre cuite fabriqués à Rome ait souvent pris le dessus sur celle de la diffusion des tuiles et des briques par navigation de cabotage; le manque d'informations précises sur cette dernière y est pour beaucoup.

Nous n'avons pas pour autant cherché à donner plus d'importance à ce trafic qu'il n'en a pu avoir réellement. Sans véritable organisation, il gardait très certainement un caractère secondaire. En effet, il n'existait pas un commerce par mer des matériaux de construction comme il en existait par ailleurs pour le vin, l'huile ou d'autres céramiques. Cependant, on ne peut plus conclure, pensons-nous, que ce trafic n'était qu'occasionnel; même s'il est impossible de donner un ordre de grandeur, on dira qu'il fut beaucoup plus régulier et volumineux que ce que l'on avait pu croire jusqu'alors. L'étude des marques romaines retrouvées sur les sites qui bordent le bassin occidental de la Méditerranée nous paraît en être une bonne illustration. Les voyages semblent avoir été en progression régulière depuis les premières décennies de notre ère, les chargements assez importants.

On ne peut oublier maintenant que l'essentiel du trafic maritime des matériaux de construction en terre cuite fut peut-être assuré par des caboteurs distribuant, le long des côtes d'une même région, les produits fabriqués dans quelque atelier local. Rien en fait ne différencie fondamentalement cette diffusion locale et régionale de briques et de tuiles de la «grande distribution» au départ de Rome; il n'est pas dit en effet que le transport par caboteurs de matériaux de construction en terre cuite fut toujours le fait d'une demande spécifique. On ne peut pas davantage affirmer qu'il fut plus important que le commerce au départ de Rome; les

tal, Actes del Ier colloqui d'arqueologia romana (Badalona, 1985), Badalona, 1987, p. 282 (Monografies Badalonines, 9).

74 Nous ne pouvons pas ne pas signaler ici la communication présentée par Y. Thébert au colloque de Saint-Cloud, «La brique antique et médiévale», qui s'est tenu tout récemment à l'E.N.S. de Fontenay les 16, 17 et 18 novembre 1995. Sous le titre Transport à grande distance et magasinage de briques dans l'Empire romain : quelques remarques sur les rapports entre production et consommation, l'auteur a analysé, sous un angle différent du notre mais pas toujours opposé, la question de la commercialisation en Afrique du Nord de briques produites à Rome. Il n'était pas possible, faute de temps, d'insérer dans notre texte quelques référemces précises à l'étude d'Y. Thébert; aussi renvoyons-nous aux actes à paraître dudit colloque.

MEFRA 1995, 2 52

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données actuellement disponibles sont encore trop sporadiques et incomplètes pour évaluer correctement ce trafic régional par cabotage. Faisons le vœu que l'archéologie sous-marine mais aussi les fouilles terrestres nous en donneront à l'avenir une image beaucoup plus précise. On peut se demander cependant si les cargaisons concernées par ce commerce n'avaient pas été le plus souvent mixtes, mais aussi modestes. Rappelons que le nombre de tegulae de l'épave des Roches d'Aurelle n'excédait pas 160 exemplaires, le navire transportant par ailleurs entre 100 et 150 imbrices. Celui qui a coulé au large du cap Dramont n'avait embarqué qu'entre 100 et 200 tuiles plates; de petits chargements donc qui ont pu être aussi les plus fréquents sur les routes de la Méditerranée occidentale. Celui de 1000 à 1500 tuiles de l'épave du Sécanion - à supposer que celle-ci concerne bien un trafic régional - représenterait non seulement un maximum, mais aussi un cas exceptionnel.

Christian Rico


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