+ All Categories
Home > Documents > La façade comme surface, de Monet à l’art abstrait

La façade comme surface, de Monet à l’art abstrait

Date post: 27-Feb-2023
Category:
Upload: cnrs
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
26
La façade comme surface, de Monet à l’art abstrait Georges ROQUE Chercheur au CNRS, Centre de Recherches sur les Arts et le Langage, Paris « Les gothiques furent de grands peintres parce qu’ils étaient de grands architectes. […] Nous avons donc été, tout d’abord, amené à parler de peinture à propos d’architecture ». Auguste Rodin, Les Cathédrales de France, « Initiation à l’art du Moyen Âge. – Principes », Paris, A. Colin, 1914, p. 2-3. « Prenez une cathédrale / Et offrez-lui quelques mâts / Un beaupré, de vastes cales / Des haubans et halebas / Prenez une cathédrale / Haute en ciel et large au ventre / Une cathédrale à tendre / De clinfoc et de grand- voiles / Prenez une cathédrale / De Picardie ou de Flandre / Une cathédrale à vendre / Par des prêtres sans étoile / Cette cathédrale en pierre / Qui sera débondieurisée / Traînez-la à travers prés / Jusqu’où vient fleurir la mer / Hissez la toile en riant / et filez sur l’Angleterre […] ». Jacques Brel, « La Cathédrale » (1977), in L’intégrale, 2003. Parler de l’imaginaire moderne de la cathédrale en peinture est une tâche énorme, à la fois parce qu’il faudrait l’inscrire dans le cadre des rapports complexes entre la modernité et le Moyen Âge gothique, et parce que nombreux sont les artistes modernes qui se sont intéressés à la cathédrale, pour des raisons diverses. L’un d’entre eux, Lyonel Feininger, a déjà été mentionné dans plusieurs chapitres de ce volume, puisqu’il est l’auteur de la fameuse gravure qui a servi d’emblème au Bauhaus dans le Manifeste de Gropius de 1919. Un autre est Kurt Schwitters, lui aussi fasciné par la cathédrale : on lui doit notamment une série de huit lithographies, éditées en 1920 sous le titre Die Kathedrale 1 . La même année, il réalise une sculpture, Haus Merz, dans laquelle son ami Christof Spengemann a reconnu une cathédrale, analogie dont il s’est fait l’écho 2 . Il fera d’ailleurs à la fin de sa vie 1 Cf. N. NOBIS, « Kurt Schwitters und die Druckgraphik », dans le catalogue de l’exposition Kurt Schwitters 1887-1948, Hanovre, Sprengel Museum, 1986, p. 239 sq. 2 K. SCWHITTERS, « Merz » (1920), dans son livre Manifestes théoriques et poétiques (éd. M. DACHY), Paris, Ivrea, 1994, p. 18.
Transcript

La façade comme surface, de Monet à l’art abstrait

Georges ROQUE Chercheur au CNRS,

Centre de Recherches sur les Arts et le Langage, Paris

« Les gothiques furent de grands peintres parce qu’ils étaient de grands architectes. […] Nous avons donc été, tout d’abord, amené à parler de peinture à propos d’architecture ».

Auguste Rodin, Les Cathédrales de France, « Initiation à l’art du Moyen Âge. – Principes », Paris, A. Colin, 1914, p. 2-3.

« Prenez une cathédrale / Et offrez-lui quelques mâts / Un beaupré, de vastes cales / Des haubans et halebas / Prenez une cathédrale / Haute en ciel et large au ventre / Une cathédrale à tendre / De clinfoc et de grand- voiles / Prenez une cathédrale / De Picardie ou de Flandre / Une cathédrale à vendre / Par des prêtres sans étoile / Cette cathédrale en pierre / Qui sera débondieurisée / Traînez-la à travers prés / Jusqu’où vient fleurir la mer / Hissez la toile en riant / et filez sur l’Angleterre […] ».

Jacques Brel, « La Cathédrale » (1977), in L’intégrale, 2003.

Parler de l’imaginaire moderne de la cathédrale en peinture est une tâche énorme, à la fois parce qu’il faudrait l’inscrire dans le cadre des rapports complexes entre la modernité et le Moyen Âge gothique, et parce que nombreux sont les artistes modernes qui se sont intéressés à la cathédrale, pour des raisons diverses. L’un d’entre eux, Lyonel Feininger, a déjà été mentionné dans plusieurs chapitres de ce volume, puisqu’il est l’auteur de la fameuse gravure qui a servi d’emblème au Bauhaus dans le Manifeste de Gropius de 1919. Un autre est Kurt Schwitters, lui aussi fasciné par la cathédrale : on lui doit notamment une série de huit lithographies, éditées en 1920 sous le titre Die Kathedrale1. La même année, il réalise une sculpture, Haus Merz, dans laquelle son ami Christof Spengemann a reconnu une cathédrale, analogie dont il s’est fait l’écho2. Il fera d’ailleurs à la fin de sa vie

1 Cf. N. NOBIS, « Kurt Schwitters und die Druckgraphik », dans le catalogue de l’exposition Kurt Schwitters 1887-1948, Hanovre, Sprengel Museum, 1986, p. 239 sq. 2 K. SCWHITTERS, « Merz » (1920), dans son livre Manifestes théoriques et poétiques (éd. M. DACHY), Paris, Ivrea, 1994, p. 18.

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

une autre sculpture, beaucoup plus élancée, intitulée cette fois explicitement Cathédrale (1941-42)3. Enfin, il écrira également en 1931 un court texte, « Cathédrale de la misère érotique »4.

Cependant, afin d’éviter de proposer un parcours hétéroclite et forcément rébarbatif de tous les artistes modernes qui se sont intéressés à la cathédrale, je me contenterai d’aborder un seul point, mais qui me semble, à tort ou à raison, très important, pour l’histoire de la modernité : la représentation picturale de la cathédrale réduite à une surface.

Avant d’aborder ce sujet, une remarque d’ordre chronologique s’impose : en constituant mon corpus, j’ai été frappé par la concentration des représentations picturales de cathédrales chez des artistes majeurs pour la modernité, à deux périodes précises : dans les années 1910-1914, puis vers 1944-48. Cette concentration autour de ces deux périodes, qui coïncident grosso modo avec les deux guerres mondiales, nous indique une piste importante et commune à ces deux périodes : la veine nationaliste. À chacune de ces époques s’exacerbe en effet un courant nationaliste qui s’empare du gothique pour en faire un « gothique national » et renforcer par ce biais un art nationaliste français, contre l’art allemand5.

Monet

Si le thème de la cathédrale apparaît comme bien peu « moderne », il

a pourtant été traité par des peintres considérés comme modernes, et qui l’ont précisément traité de façon moderne en le réduisant à une surface. Je prendrai pour point de départ la fameuse série des Cathédrales de Rouen de Monet en me demandant ce qui en constitue la modernité et pourquoi elle a profondément modifié la façon dont les artistes se sont ensuite référés à la cathédrale. Je dirai pour aller vite que ce qui constitue cette modernité, c’est la transformation de la cathédrale de thème en motif, ou encore, c’est le sacrifice du thème de la cathédrale sur l’autel du motif.

Pour Victor Hugo, par exemple, ou Huysmans, la cathédrale est encore un thème littéraire ; ou encore pour un peintre comme James Ensor, la cathédrale est encore un thème iconographique dans sa gravure de 1886, La Cathédrale. Pour Monet, en revanche, elle se transforme en motif, au

3 Sur le rapport de SCHWITTERS à la cathédrale, cf. les indications de J. ELDERFIELD, Kurt Schwitters, Londres, Thames and Hudson, 1985, p. 114-115. 4 Reproduit dans K. SCWHITTERS, Manifestes théoriques et poétiques, op. cit., p. 86-87. 5 J’ai développé cette question dans mon article « La cathédrale et son imaginaire moderne », à paraître.

114

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

sens où avec l’avènement du motif, le sujet devient secondaire tandis qu’est mise en avant la dimension plastique de l’œuvre : la surface picturale, l’assemblage des couleurs, la texture prennent le dessus sur le rendu d’un sujet. Comme Maurice Denis – citant Sérusier – l’a souvent noté à propos de Cézanne : « Dans sa première manière, le sujet était quelconque, voire puéril. Après son évolution, le sujet disparaît, il n’y a qu’un motif »6. À ce titre, la série des Cathédrales de Rouen de Monet constitue un apport décisif à cette mutation essentielle à la modernité picturale.

Fig. 1 : Cl. Monet, Cathédrale de Rouen, 1893, Paris, Musée d’Orsay ©RMN-GP (Musée d’Orsay/Hervé Lewandowski).

En effet, la cathédrale de Rouen n’intéresse en rien Monet, ni comme objet architectural, ni comme objet de culte. De son propre aveu, il n’y est entré qu’une seule fois, et encore pour ainsi dire accidentellement7. Pourquoi alors l’avoir choisi comme motif ? Il faut dire que le choix de la cathédrale comme motif n’avait rien de spécialement étrange à l’époque, étant donné son importance dans la littérature romantique et symboliste8 ainsi que dans le livre illustré, comme l’a montré S. Le Men9. Et le même auteur, dans sa contribution à ce volume, pour expliquer pourquoi les architectes du Chicago Tribune Tower se sont inspirés de la Tour de Beurre de la cathédrale de Rouen, rappelle que cette cathédrale était un haut lieu du tourisme romantique développé par les Anglais en Normandie. Ce qui est nouveau, en revanche, est le traitement qu’il subit, et c’est précisément cette transformation qui en constitue la modernité10. S’il faut donc chercher une raison au choix de la cathédrale, je serais tenté de dire qu’en dernière

6 M. DENIS, « Cézanne » (1907), dans Théories 1890-1910, 4e édition, Paris, L. Rouart et J. Watelin, 1920, p. 252-253. 7 Cf. S. PATIN, « Une Cathédrale ‘bleue ou rose ou jaune’ » dans le catalogue de l’exposition Rouen, Les Cathédrales de Monet, Musée des Beaux-Arts de Rouen, 1994, p. 46. 8 Cf. J. PRUNGNAUD, Figures littéraires de la cathédrale. 1880-1918, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008. 9 S. LE MEN, La Cathédrale illustrée de Hugo à Monet. Regard romantique et modernité, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 175. 10 Sur cette question, cf. mon texte : « Au lieu du sujet, le motif », dans Ethnologie française, n° 2, 1995, Le motif en sciences humaines, p. 196-203.

115

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

instance, et peut-être sans qu’il en soit complètement conscient, Monet a choisi un thème sacré pour discréditer le thème (souvent religieux) et faire advenir le motif.

C’est en cela que constitue la remarquable modernité, pour nous aujourd’hui, de cette série, modernité qui, il faut bien le dire, n’a pas toujours été perçue comme telle à l’époque, car si la critique fut en général favorable, nombreux sont les peintres qui ne l’ont guère appréciée. Tel est par exemple le cas de Signac, pourtant favorable à la peinture moderne. Il note en effet dans son Journal : « Ces morceaux de cathédrale sans ciel, sans terrain, ne donnent pas la proportion du monument »11. C’est évidemment se méprendre complètement sur l’intention de Monet qui n’était en rien de donner la proportion du monument, ni même de le représenter. Signac reprend ici en la détournant de son sens l’expression de son ami Théo van Rysselberghe qui critiquait ces toiles pour n’être que des « morceaux », sous-entendu de peinture. Signac en fait des « morceaux de cathédrale » pour signaler qu’il ne représente de la cathédrale qu’un morceau, lui ôtant donc son caractère de monument. Il reviendra à la charge quelques jours plus tard en notant : « Je me rends bien compte de ce que sont ces Cathédrales : des murailles merveilleusement exécutées»12. À nouveau il vise juste en soulignant, mais pour le déplorer, ce que nous y admirons aujourd’hui : que la cathédrale se réduise à des murailles merveilleusement peintes.

Cette désacralisation du thème et son devenir motif s’opère par une naturalisation : Monet traite la cathédrale de Rouen comme un paysage, comme s’il s’agissait de prolonger la série des meules ou des peupliers. Cette opération s’effectue à plusieurs niveaux. D’abord, l’objet devient de moins en moins reconnaissable, ce qui est flagrant si l’on compare une toile de 1892 et une autre peinte deux ans plus tard. Ensuite, c’est l’unité substantielle du thème qui est mise en question : comme il l’écrira dans une lettre : « tout change, quoique pierre »13. La cathédrale n’est plus un monument éternel, l’orgueil des hommes à la gloire de Dieu, fait pour durer des siècles, mais un objet de nature, changeant et mouvant, comme le regard qui se porte sur elle.

De plus, le fait de la série, que Monet n’aura jamais travaillé aussi magistralement qu’ici, est capital dans cette mutation du motif. On sait que le résultat de ses deux longs séjours à Rouen et de tout le travail en atelier qui a

11 J. REWALD, « Extraits du Journal inédit de Paul Signac. I. 1894-1895 », Gazette des Beaux-Arts, XXXVI, 1949 (2), notes du 21 mai 1895, p. 122. 12 Ibid., entrée du 25 mai 1895, p. 123. 13 Cl. MONET, lettre à A. MONET du 5 avril 1893, (lettre 1208), citée par S. PATIN, « Une Cathédrale ‘bleue ou rose ou jaune’ », op. cit., p. 42.

116

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

suivi a été un ensemble d’une trentaine de toiles, dont vingt ont finalement été retenues pour l’exposition de 1895. Cela signifie non seulement que le thème s’émiette, mais que la série est un ensemble en transformation et virtuellement infini. Dans une lettre de la fin de son séjour de 1893, il écrit : « plus je vais, plus j’ai de mal à rendre ce que je sens ; et je me dis que celui qui dit avoir fini une toile est un terrible orgueilleux. Finir voulant dire complet, parfait »14.

En ce sens, la transformation qui s’opère est le passage de l’impossibilité de finir ou de représenter adéquatement un thème à la multiplication des motifs. Aussi, voir l’une des œuvres isolée n’a guère de sens quand c’est la comparaison des toiles entre elles qui devrait requérir toute notre attention, plutôt que la façon dont chacune d’elles rend un objet de plus en plus évanescent. Plusieurs critiques l’avaient compris en regrettant qu’après l’exposition la série soit dispersée. C’était aussi l’avis de Pissarro, qui écrira par deux fois à son fils Lucien que « c’est surtout dans son ensemble qu’il faut que ce soit vu »15. Ainsi, avec l’avènement du motif, le rapport se déplace du thème représenté vers les relations que les différents motifs entretiennent entre eux.

Il est également intéressant de remarquer que la transformation du thème en motif, la naturalisation et la sécularisation de la cathédrale, s’opère au travers du travail de la lumière, où se note le même glissement. Il ne s’agit plus de la lumière diffusée au travers des vitraux, lumière transcendante de nature à accentuer la spiritualité du lieu. Non, il s’agit de la lumière qui tombe sur la façade de la cathédrale, de la lumière circadienne et de ses infinies variations. D’où cette « révolution de cathédrale », pour reprendre le titre d’un article célèbre de Georges Clemenceau, dans lequel « révolution » se réfère aussi à la révolution du soleil, comme Proust le fera remarquer. Clemenceau avait aussi bien compris que cette révolution consacrait la fin d’une conception unitaire du thème ou de l’objet :

Si, dans une même journée, le matin rejoint le soir, par une série de transitions infinies, chaque moment nouveau de chaque jour variable constitue, sous les ruées de la lumière, un nouvel état de l’objet qui n’avait

14 Cl. MONET, lettre à G. GEFFROY du 28 mars 1893, citée par G. GEFFROY dans son livre Monet, sa vie, son œuvre, Paris, Macula, 1980 (1e éd., 1924), p. 323. Ce côté inachevé de la série est à mettre en parallèle avec un des traits de l’imaginaire fin de siècle de la cathédrale en littérature, la « figure de l’inachèvement » ; cf. J. PRUNGNAUD, Figures littéraires de la cathédrale. 1880-1918, op. cit., p. 108-110. 15 C. PISSARRO, lettres à son fils Lucien, n° 381 (26 mai 1895) et 382 (1er juin 1895), citées par S. PATIN, « Une Cathédrale ‘bleue ou rose ou jaune’ », op. cit., p. 45.

117

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

jamais été et jamais ne sera plus. […] Aussi longtemps que le soleil sera sur elle, il y aura autant de manières d’être de la cathédrale de Rouen que l’homme pourra faire de divisions dans le temps16.

Autrement dit, la cathédrale est traitée, non comme le produit de l’homme, mais comme un morceau de nature, soumis à tous les caprices de cette dernière. Non plus un objet substantiel, mais une surface livrée aux accidents de la lumière. En ce sens, il est frappant de noter que les deux meilleurs comptes rendus de l’exposition de 1895 aient mis l’accent sur le fait que le sens du tableau n’avait aucun rapport avec le thème de la cathédrale, mais était la vie elle-même. Geffroy écrivait que ces œuvres « donneront à tous la même sensation de l’éternelle beauté de la vie, présente à toutes les heures, à tous les moments de la lumière »17. Clemenceau, quelques jours plus tard, tiendra des propos semblables :

La merveille de la sensation de Monet, c’est de voir vibrer la pierre et de nous la donner vibrante, baignée de vagues lumineuses qui se heurtent et se pulvérisent en éclaboussures d’étincelles. C’en est fini de la toile immuable de mort. Maintenant la pierre elle-même vit, on la sent muer de la vie qui précède en la vie qui va suivre18.

L’image est belle : la pierre morte de la cathédrale renaissant grâce à la lumière sans cesse changeante qui se pose sur elle. Clemenceau voulait finalement dire qu’au lieu d’une représentation figée du monument mort qu’est la cathédrale du passé, c’est désormais la peinture qui fait vivre la pierre. Si l’on prolonge cette image, on dira que ce qui est mort avec la cathédrale, c’est non seulement le thème des vieilles pierres du passé que la peinture devrait célébrer, mais le thème tout court, qu’il soit religieux, architectural, littéraire, etc. Bref, Monet ne s’est pas intéressé à la cathédrale comme objet architectural, mais l’a traitée en peintre, picturalement, en réduisant le plus souvent la cathédrale de Rouen à sa façade occidentale, et en la traitant comme une surface et une texture.

16 G. CLEMENCEAU, « Révolution de cathédrales », La Justice, 20 mai 1895, repris dans son livre Claude Monet. Cinquante ans d’amitié, Paris/Genève, La Palatine, 1965, p. 121-123. 17 G. GEFFROY, Monet, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 336. 18 G. CLEMENCEAU, « Révolution de cathédrales» in op. cit., p. 123-4.

118

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

1. Les années dix

Bourliouk et Malevitch Une vingtaine d’années plus tard, le regard des peintres a changé. Ce

qu’ils célèbrent désormais, ce n’est plus la vie de la lumière, mais la vie de la peinture elle-même. C’est particulièrement flagrant chez les Russes, d’abord. Le premier tableau que décrit David Bourliouk, le chef de file des Cubo- futuristes russes, dans son article « La facture », de 1912, lorsqu’il en vient à classifier les différentes façons de rendre la surface du tableau, est une Cathédrale de Rouen :

Cet hiver, lors d’une visite à la Galerie de Peinture d’Europe Occidentale de S. I. Chtchoukine, – j’ai attentivement contemplé la Cathédrale de Rouen de C. Monet. – Là, tout près, sous la vitre, poussaient des mousses délicatement peintes de tons orangés, lilas, jaunes ; il semblait qu’en réalité la peinture avait les racines de ses propres fils qui s’élevaient de la toile – délicatement parfumés. « Structure fibreuse (verticale) », ai-je pensé – « fils tendres de plantes admirables et étranges »19.

Plus loin il dira qu’il s’agit là d’un monde organique. Malevitch fera quelques années plus tard une description assez semblable du même tableau. Après avoir noté que les visiteurs cherchaient surtout à repérer les contours de la cathédrale au travers de la toile, Malevitch ajoute :

Mais personne n’avait vu la peinture elle-même, n’avait vu les taches de couleur bouger, croître à l’infini, personne n’avait remarqué qu’en peignant cette cathédrale, Monet s’était efforcé de rendre la lumière et l’ombre posées sur ses murs ; non, cela est inexact ; en réalité, tous les efforts de Monet tendaient à cultiver la peinture qui poussait sur les murs de la cathédrale. Ce n’étaient pas la lumière et l’ombre qui constituaient son objectif principal, mais la peinture placée dans l’ombre et dans la lumière. […] Ce n’est pas de la cathédrale dont nous avons besoin, mais bien de la peinture, et peu importe le lieu où elle a été prise. […]

Si Claude Monet avait absolument besoin des plantes picturales qui poussaient sur les murs de la cathédrale, par contre, on peut dire qu’il considérait le corps même de cette cathédrale comme les plates-bandes des surfaces-plans sur lesquelles poussait cette peinture nécessaire, comme le champ et les plates-bandes sur lesquels poussent l’herbe des prés et les semis

19 D. BOURLIOUK, « La facture », 1912, dans Art et poésie russe. 1900-1930. Textes choisis, Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1979, p. 63.

119

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

de seigle. […] C’est ainsi qu’il faut considérer toute œuvre peinte, et non le samovar, la cathédrale, le potiron ou la Joconde.

Lorsque l’artiste peint, il plante de la peinture et l’objet lui sert de plate- bande : il doit alors semer la peinture de manière à ce que l’objet disparaisse, car c’est de lui que sortira la peinture que voit l’artiste20.

On peut dire sans grand risque de se tromper que La Cathédrale de Rouen de Monet a joué pour Malevitch le rôle qu’une œuvre d’une autre série, celle des meules, à joué pour Kandinsky, dans les deux cas, ceci n’est pas indifférent, dans le cheminement qui les conduit vers l’abstraction.

Malevitch fera en effet de nombreuses allusions à la Cathédrale de Rouen21 et n’hésitera pas à écrire ailleurs à ce sujet : « La cathédrale de Monet a une importance capitale pour l’histoire de l’art et oblige des générations entières à changer leurs conceptions »22. Ou encore : « Il n’est pas possible de dire que Claude Monet a reflété l’idéologie religieuse bourgeoise, parce Monet travaillait sur les variations purement physiques de la lumière, et non sur la cathédrale de Rouen en tant que telle »23. Il reproduira d’ailleurs une des œuvres de la série dans son fameux livre Die gegenstandlose Welt, publié par le Bauhaus en 1927, à côté d’une reproduction de la cathédrale de Cologne24. Avec une lucidité exemplaire, il avait vu que le sujet de l’œuvre était la peinture elle-même, le motif, dirais-je à nouveau, la peinture comme surface, comme surface-plan, et non la cathédrale.

Les analyses de Bourliouk et de Malevitch nous aident ainsi à mieux comprendre la modernité des Cathédrales de Rouen de Monet et leur impact sur la peinture du XXe siècle. Car il y a bien un lien profond entre le motif de la cathédrale et la modernité picturale, telle qu’elle est envisagée ici. D’une part, elles partagent cette nature organique que les deux artistes ont mise en évidence. La cathédrale a d’ailleurs souvent été décrite en termes de

20 K. MALEVITCH, « Des nouveaux systèmes dans l’art » (1919), repris dans son livre Écrits (éd. A. Nakov), Paris, Ivrea, 1996, p. 352-3. 21 Cf. par exemple dans le même ouvrage, p. 357 et 486. 22 K. MALEVITCH, cité par M. HOOG, « De Claude Monet à Lichtenstein » dans le catalogue de l’exposition Rouen. Les cathédrales de Monet, op. cit., p. 50. 23 K. MALEVITCH, « L’esthétique », Nova Guénératsiya, Kharkov, 1929, n° 12, p. 68, cité par M. HOOG, « La cathédrale de Reims de Claude Monet ou le tableau impossible », La Revue du Louvre, XXXI, n° 1, 1981, p. 24 24 Cf. M. HOOG, « La cathédrale de Reims de Claude Monet ou le tableau impossible », loc. cit., p. 23.

120

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

métaphores liées à la végétation, à la forêt, à la nature25. Ce tissu métaphorique est ici mis au service de l’idée d’une croissance organique de la peinture elle- même venant supplanter celle de la cathédrale. Le second aspect frappant, lié au premier, est l’insistance des deux peintres russes sur le fait que ce qui devient visible au travers de la Cathédrale de Rouen de Monet est la peinture en tant que telle, la peinture comme surface-plan, la peinture comme autant de « mousses » qui poussent à la surface de la toile. Or si la peinture devient enfin visible, alors qu’auparavant elle était occultée par ce qu’elle montrait – ce qui constitue sans doute, soit dit en passant, la principale caractéristique de la modernité picturale –, il est essentiel de faire remarquer que la lisibilité est aussi une des principales caractéristiques de la cathédrale gothique qui donne précisément à voir la fonction des formes, dans la mesure où il s’agit d’« un système constructif devenu forme, une structure qui raconte sa propre genèse »26. Il existe ainsi une profonde congruence entre cathédrale et modernité picturale, dont nous allons voir d’autres exemples : les deux se caractérisent par la volonté de donner à voir, au lieu de l’occulter, le processus de construction, le faire, la matérialité de la « facture », pour reprendre le terme (« Faktura ») qu’affectionnaient les Russes.

Matisse Un autre cas intéressant est Matisse qui habitait depuis 1895 au dix-

neuf quai Saint Michel. Il avait de sa fenêtre une vue privilégiée sur Notre- Dame qu’il a souvent représentée, aussi bien dans des dessins à l’encre que dans de nombreuses toiles27. Il en existe une représentation néo- impressionniste de 1904-1905, Notre-Dame (Stockolm, Moderna Museet) réalisée après le séjour à Saint-Tropez auprès de Signac, qui devait l’amener à peindre également une de ses œuvres les plus importantes, Luxe, calme et volupté. Ce qui frappe quand on examine ces nombreuses toiles, néo- impressionnistes, proto-fauves, fauves, etc., c’est d’abord qu’il s’agit d’une sorte d’exercice de style, durant cette époque d’intense tâtonnement pendant lequel Matisse a cherché à dépasser l’impressionnisme par le néo-

25 Cf. J. PRUNGNAUD, « Nature et artifice : la décadence et la doctrine romantique de la cathédrale gothique », dans J. PRUNGNAUD (éd.), La Cathédrale, Villeneuve d’Ascq, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, 2001, p. 159-170 ; et, du même auteur, le chap. 6 de son livre Figures littéraires de la cathédrale. 1880-1918, op. cit., p. 143 sq. 26 R. RECHT, « La cathédrale comme modèle théorique », dans C. ARMINJON et D. LAVALLE (éds.), Vingt Siècles en cathédrales, Paris, Centre des Monuments Nationaux / Éditions du Patrimoine, 2001, p. 39. 27 Il est à noter qu’Albert MARQUET, qui avait également son atelier à la même adresse, a lui aussi souvent représenté Notre-Dame.

121

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

impressionnisme, puis ce dernier par le fauvisme, dans lequel il n’est pas non plus resté très longtemps. De plus, Notre-Dame est, comme c’était déjà le cas pour Monet, réduite à une façade traitée comme une surface parallèle au plan du tableau, comme on peut le voir dans une toile proto-fauve, de 1902, qui est d’ailleurs vraisemblablement une réminiscence de Monet, puisqu’elle se nomme Notre-Dame, fin d’après-midi, ou Notre-Dame, effet d’après-midi (Buffalo, Albright-Knox Art Gallery).

La toile la plus aboutie qui clôt cette longue série en 1914 est la Vue de Notre-Dame du MoMA, une des œuvres les plus abstraites qu’il ait peintes, réduite à un seul plan vertical homogénéisé par la couleur bleue.

Fig. 2 : H. Matisse, Vue de Notre-Dame, 1914, huile sur toile, 147 x 94 cm, New York, Museum of Modern Art. Photo © Succession H. Matisse.

La perspective est à peine esquissée par un trait noir qui permet de deviner la Seine et le pont qui l’enjambe. Notre-Dame est réduite à ses traits essentiels. Elle n’est pas ici une simple surface, car c’est plutôt toute la toile qui se présente comme un seul plan vertical ; en revanche, la cathédrale a bien un volume

esquissé sous forme de deux parallélépipèdes rectangles. Par un curieux transfert, c’est donc la toile tout entière qui est devenue surface. J’ajouterai que pour Matisse la cathédrale était non seulement un motif, mais aussi un modèle de construction. À ses élèves, il expliquait en 1908 : « Tout doit être construit – composé de parties qui forment un tout : un arbre comme un corps humain, un corps humain comme une cathédrale »28. C’est là indiquer une autre dimension capitale de l’imaginaire moderne de la cathédrale, son aspect organique ou morphologique.

Kupka Si Matisse a flirté avec l’abstraction, il n’a jamais franchi le pas. Tel

n’est pas le cas de Kupka à qui l’on doit sans doute la première cathédrale non-figurative de l’histoire de l’art moderne.

D’après Kristina Passuth, le tableau précisément intitulé La Cathédrale, considéré comme un des chefs d’œuvre de l’artiste, et daté de

28 H. MATISSE, Écrits et propos sur l’art, (éd. D. FOURCADE), Paris, Hermann, 1972, p. 65.

122

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

1913, « s’inspire des vitraux des cathédrales gothiques, et surtout de ceux de Notre-Dame de Paris »29.

Cette œuvre de dimensions respectables (180 x 150 cm) a été préparée par au moins une gouache ; il reviendra sur le sujet dans une toile plus tardive (du début des années vingt) significativement intitulée Réminiscence d’une cathédrale30.

Fig. 3 : F. Kupka, La Cathédrale, 1913, huile sur toile, 180 x 150 cm, Coll. Mládek, Musée Kampa, Prague. © Adagp, Paris 2012.

Quelles sont donc les « réminiscences » de la cathédrale pour Kupka ? On peut proposer deux réponses complémentaires. L’une concerne les couleurs. Dans La Cathédrale dominent en effet le rouge et le bleu, les deux couleurs les plus utilisées dans les vitraux des cathédrales gothiques du XIIIe siècle, et qui en outre forment un accord harmonique entre elles. Comme l’avait noté Étienne Souriau, « Que ce soit à Chartres ou à Reims, l’accord est fondé sur cette tonique et cette dominante, le bleu fondamental et le rouge noble »31. Soucieux de composer des toiles par la couleur seule, Kupka a sûrement trouvé une source d’inspiration dans les vitraux des cathédrales, alors que l’art non-figuratif n’en était qu’à ses balbutiements. L’autre réponse quant à l’intérêt de Kupka pour la cathédrale tient non plus à la couleur directement, mais à la composition. Une des voies qui le conduisent en effet à l’art non-figuratif est celle des plans verticaux. Il est d’ailleurs significatif à cet égard de noter que La Cathédrale s’est d’abord intitulée Plans verticaux et diagonaux, titre qu’il a ensuite réservé à une autre œuvre32.

De plus, La Cathédrale fait partie d’une série d’œuvres qui jouent un rôle majeur dans le passage à l’abstraction. Pour Kupka, en effet,

29 K. PASSUTH, notice de l’œuvre dans le catalogue de l’exposition František Kupka, Paris, musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1989, p. 266. 30 Reproduite dans le catalogue de l’exposition Frantisek Kupka 1871-1957. A Retrospective, New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 1975, n° 143 ; la toile porte également un autre titre : Réminiscences hivernales. 31 É. SOURIAU, « Y a-t-il une palette française ? », Art de France, n° 2, 1962, p. 26. 32 Plans verticaux et diagonaux, œuvre reproduite dans le catalogue de l’exposition Kupka, musée d’art moderne de la Ville de Paris, op. cit., n° 214.

123

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

« Solennelle, la verticale est l’échine de la vie dans l’espace, l’axe de toute construction »33. Il est d’ailleurs à noter que d’autres œuvres de cette série, même si leur titre n’y fait pas directement allusion, pourraient être inspirées par l’intérieur d’une cathédrale gothique. C’est du moins ce que suggère Margit Rowell à propos de Ordonnance sur verticales en jaune et Étude pour le langage des verticales, les deux datées de 1910-1134. L’ensemble des plans verticaux pourrait provenir de la colonnade serrée de la nef d’une cathédrale, de même que l’opposition du rouge et du bleu viendrait du contact avec les vitraux anciens. Irait dans ce sens une déclaration du peintre, pour qui, lorsqu’elles sont coupées à angle droit ou par des diagonales, « les verticales donnent une impression d’ascension ou de descente »35. Or l’usage des verticales dans les cathédrales gothiques donne justement souvent ce sentiment d’ascension. Bref, d’une façon très personnelle, Kupka, s’est servi des plans verticaux d’une cathédrale et des oppositions de couleurs dans les vitraux pour structurer de purs rapports de plans et de couleurs qui ont constitué une de ses principales voies d’accès à l’art non-figuratif.

Mondrian L’autre grand nom parmi les pionniers de l’art abstrait que je voudrais

évoquer à présent est Mondrian. Son cas présente un certain nombre de similitudes avec celui de Kupka. Mondrian s’est beaucoup intéressé aux façades d’églises. Dans une œuvre éclatante de 1909, L’Église à Domburg avec un arbre, l’église est réduite à une façade mangée par la lumière et traitée dans un style de type néo-impressionniste. À l’évidence, Mondrian s’est inspiré de Monet, sans cependant s’en tenir là, dans la mesure où le style n’est plus impressionniste36. Poursuivant dans cette voie, il réalisera une autre œuvre importante, Soleil, église à Zeeland. Peinte vers 1910, l’église de Zoutelande, cette fois, est le prétexte pour un jeu de couleurs éclatantes dans une gamme de rouge et de bleu (c’est l’un des points communs avec Kupka). C’est aussi à cette époque qu’il découvrit Van Gogh, et il est sûr que le traitement des couleurs doit beaucoup à cette découverte qui enthousiasmera

33 F. KUPKA, La Création dans les arts plastiques, Paris, Cercle d’Art, 1989, p. 169. 34 M. ROWELL, catalogue de l’exposition Kupka, Guggenheim Museum, op. cit., p. 158. 35 F. KUPKA, La Création dans les arts plastiques, op. cit., p. 169. 36 Notons cependant qu’il avait réalisé l’année précédente une série de trois meules représentées à différentes heures du jour par différentes couleurs ; P. MONDRIAN, Catalogue raisonné, vol. I, R.P. WELSH, Catalogue raisonné of the Naturalistic Works (until early 1911), New York, Harry N. ABRAMS, 1998, œuvres A655, 656 et 657, p. 429-430.

124

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

ses amis37. Dans cette œuvre, l’église est à nouveau traitée comme une surface et non un volume (à la différence d’une autre vue, de trois-quart, de la même église). Le traitement du ciel accentue cette absence de profondeur, toute la composition étant ramenée au plan.

Cependant, le plus important pour notre propos est la série d’œuvres qu’il a produites à partir de 1914. Étant retourné en Hollande durant l’été 1914 (il vivait alors à Paris), il sera surpris par le début de la guerre et y restera. C’est là qu’il commence à travailler sur trois séries d’œuvres qui présentent la même caractéristique : partant de motifs réalistes, elles évoluent assez vite vers la non-figuration. Il s’agit de la mer, d’un brise-lame et de la façade de la petite église de Domburg. Étant donné l’intérêt nouveau qu’il manifestait alors pour l’architecture, on a supposé que c’est par ce dernier motif qu’il a commencé38. Ces trois motifs vont l’occuper à titre exclusif durant les deux années à venir et ne déboucheront que sur deux toiles, d’une importance capitale pour son passage à la non-figuration.

Dans un des premiers dessins, on reconnaît encore assez bien le motif de départ. Or c’est justement ce qui fait problème, le fait que la « particularité » du motif soit trop visible. Le motif connaît alors une stylisation de plus en plus poussée, comme on peut en juger si on compare un dessin de 190939 avec l’un des dessins de 1914 (ill. 4). Pour expliquer cette stylisation du motif de départ, on a fait remarquer que « les arcades et les contreforts de l’architecture médiévale n’ont rien à voir avec la modernité. Célébrer ces emblèmes d’un âge révolu, c’est pour quelqu’un d’évolutionniste comme Mondrian, faire montre d’un attachement coupable »40.

Fig. 4 : P. Mondrian, Façade d’église 6, 1915, fusain sur papier, 99 x 63 cm., Museum of Modern Art, New York © 2013 Mondrian/Holtzman Trust c/o HCR International.com

37 H. JANSSEN et J. M. JOOSTEN, dans le catalogue de l’exposition Mondrian de 1892 à 1914. Les chemins de l’abstraction, Paris, musée d’Orsay, 2002, p. 144. 38 Y.-A. BOIS, « The Iconoclast » dans le catalogue de l’exposition Piet Mondrian 1872- 1944, New York, Museum of Modern Art, 1996, p. 336. 39 Cf. le catalogue qui vient d’être cité, p. 159. 40 Y.-A. BOIS, « The Iconoclast » dans le catalogue de l’exposition Piet Mondrian 1872- 1944, op. cit., p. 336.

125

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

Il faut cependant nuancer ce jugement dans la mesure où tout cet ouvrage a justement pour objectif de montrer qu’il y a une modernité de la cathédrale gothique. Et Mondrian en constitue un exemple parmi beaucoup d’autres. Installé à Paris depuis décembre 1911, il était en contact avec les peintres cubistes avec lesquels il exposa dès 1912, et devait lui-même s’orienter vers le cubisme. Il serait donc surprenant qu’il n’ait pas été au courant des représentations de cathédrales exposées par Delaunay à Paris en février-mars 1912 (Saint-Séverin, Les Tours de Notre-Dame, les Tour de Laon), ni la Cathédrale de Gleizes, exposée au Salon de la Section d’Or en octobre de la même année. En revanche, il n’avait sans doute pas connaissance de La Cathédrale de Kupka (seuls les Plans verticaux ont été exposés au Salon des Indépendants en 1913). Autrement dit, le choix de ce motif était sans doute largement surdéterminé, étant donné son importance à l’époque. Quant à la stylisation, elle ne répond pas à la volonté de se défaire d’un « attachement coupable », mais à celle d’éliminer le particulier au profit de l’universel.

Mondrian continue donc de schématiser, en réduisant de plus en plus la composition à un jeu d’horizontales et de verticales qui débouche sur une des deux seules toiles peintes depuis l’été 1914, Composition 1916, toile non- figurative41. Plus rien du motif de départ n’est à présent visible, ni même dans le titre qui indique au contraire qu’il s’agit d’une composition. Si cette toile est si importante, c’est qu’il s’agit d’une exploration poussée des rapports entre horizontale et verticale, lesquels jouent un rôle déterminant dans sa peinture abstraite. Il devait d’ailleurs écrire à la fin de sa vie, dans un texte autobiographique, qu’il voyait « le tragique dans un vaste horizon ou une haute cathédrale »42. Et dans une interview, il associera explicitement l’accentuation des verticales à une expression « gothique »43.

On pourrait cependant penser à première vue que nous touchons ici aux limites de notre étude, car le motif de départ n’est pas une cathédrale, mais une église, et même pas une église gothique, mais une église protestante ! À cette objection possible, nous ferons une double réponse. La

41 Cf. le catalogue de l’exposition Piet Mondrian 1872-1944, op. cit., p. 171. 42 P. MONDRIAN, The New Art – The New Life. The Collected Writings of Piet Mondrian, H. HOLTZMAN et M. S. JAMES (eds.), New York, Da Capo Press, 1993, p. 339. 43 Dans la mesure où il cherchait à équilibrer par des équivalents les verticales et les horizontales de façon à atteindre ce qu’il appelait l’universel, il sentait qu’il n’y était pas arrivé dans ses peintures d’arbres de 1911 : « Dans ces œuvres, prédominait l’accentuation de la verticalité. En a résulté une expression ‘gothique’ », interview de 1943 dans The New Art – The New Life, op. cit., p. 356.

126

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

première est lexicographique : le terme « cathédrale » n’a rien à voir avec le style architectural, mais dépend de la présence d’un siège épiscopal. D’où l’instabilité du vocable, puisque le même bâtiment peut, au gré de l’organisation de l’Église, devenir cathédrale ou perdre ce statut44. La seconde est plus contextuelle. Michel Seuphor, reproduisant dans son histoire de l’art abstrait de 1949 deux de ces dessins, les intitulera Façades de cathédrale45. Comment comprendre cette erreur, de la part de quelqu’un qui était un intime de Mondrian, l’un de ses premiers défenseurs, et son biographe ? Comment a- t-il pu transformer une église en cathédrale ? Or, si l’on lit la correspondance de Mondrian à l’époque, on se rend compte que Seuphor n’a pas fait d’erreur, mais a pris en compte une indication donnée par Mondrian lui-même, qui devait sans doute se référer à ces dessins comme à des façades de cathédrales. Dans une lettre d’août 1915, commentant la photo d’un des dessins (vraisemblablement celui de la fig. 4), il écrivait : « comme vous voyez, il est inspiré par une cathédrale [kathedraal] : mais généralisée dans une impression d’essence [essence-indruk] »46. Écrivant à Van Doesburg deux mois plus tard, il sera encore plus explicite :

La photo ci-jointe a été prise à partir de l’un de mes derniers dessins […]. Comme vous voyez, c’est une composition de lignes verticales et horizontales qui doit figurer (abstraitement) l’idée d’élévation, de grandeur. La même idée, par exemple, préside à la construction des cathédrales [kathedraalbouw]. Parce que la plastique seule peut exprimer cette idée, et pas la représentation, je n’ai donné aucun titre. Une âme humaine abstraite percevra comme allant de soi l’impression que je veux rendre47.

On ne saurait être plus clair. Il ne s’agit donc plus de représentation, et à ce titre le point de départ devient indifférent, mais d’exprimer abstraitement l’idée d’élévation, qui est en effet frappante dans les cathédrales, bien plus que dans les églises. Nous retrouvons ici un autre point commun avec Kupka, animé par la même volonté de mettre en avant l’idée de verticalité, inspirée par les cathédrales, mais aussi l’idée morphologique ou structurale de la toile conçue comme une construction dans laquelle les éléments comptent moins

44 Cf. l’utile mise au point de J. Prungnaud dans son livre Figures littéraires de la cathédrale. 1880-1918, op. cit., p. 10-13. 45 M. SEUPHOR, L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres, Paris, Maeght, 1949, p. 69. 46 P. MONDRIAN, « lettre à De Meester-Obreen », août 1915, dans Catalogue raisonné, vol. II, Catalogue raisonné of the Work of 1911-1944 (éd. J. M. JOOSTEN), New York, Harry N. Abrams, 1998, p. 247. 47 P. MONDRIAN, « lettre à Van Doesburg », sans date [octobre 1915], reproduite dans ibid., p. 247.

127

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

que les rapports entre éléments. Dans un texte postérieur, Mondrian l’exprimera encore plus clairement : « Tout art qui utilise l’apparence naturaliste affaiblit sa vraie fonction. Toute représentation, même par des formes abstraites, est fatale à l’art pur, c’est pourquoi l’art proprement abstrait s’exprime uniquement par des rapports »48. On comprend mieux à présent pourquoi tant chez Kupka que chez Mondrian, et par des voies différentes, la cathédrale, en tant que rapports entre verticales et horizontales, ait pu aider à construire des œuvres abstraites, basées sur de purs rapports plastiques de lignes (et de couleurs).

2. Les années quarante

Toutes les œuvres examinées jusqu’ici ont été peintes en Europe. Je

voudrais à présent effectuer un double saut, dans le temps et dans l’espace, et m’intéresser à la peinture américaine d’après-guerre.

Pollock En 1944, Pollock peint une belle toile intitulée Gothic (New York,

MoMA). C’est évidemment grâce à l’indication que nous donne son titre qu’elle nous intéresse ici. Qu’est-ce que le gothique a à voir avec cette peinture ? En 1944, Pollock n’a pas encore trouvé son style ; il est préoccupé, comme les autres Expressionnistes abstraits, par la volonté de faire un art différent, typiquement américain, qui ne soit ni l’art européen qui servait encore de modèle, ni l’art abstrait qui se pratiquait alors aux États-Unis, sous la houlette de l’AAA (American Abstract Artists), un art abstrait géométrique assez édulcoré. Une des grandes sources d’inspiration était pour eux à ce moment le surréalisme, d’autant plus qu’à cause de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs peintres surréalistes ainsi qu’André Breton, s’étaient réfugiés à New York. La synthèse entre surréalisme et art abstrait à laquelle ils visent, ils la cherchent à cette époque en s’inspirant de la mythologie, ce qui est surtout vrai de Rothko, Gottlieb et Barnett Newman, en plus de Pollock. Ce dernier puise alors ses sujets dans la mythologie amérindienne ou parfois grecque, comme en témoigne Pasiphae, toile peinte l’année précédente.

Si ces toiles de Pollock restaient généralement figuratives, un changement est introduit à partir de la peinture murale qu’il réalise pour Peggy Guggenheim et peinte peu de temps avant Gothic : apparaît dans le tracé une sorte de rythme, qui scande l’ensemble de la toile, comme un entrelacs, lequel deviendra par la suite systématique dans ses drippings. C’est

48 P. MONDRIAN, « Art. Pureté + Abstraction », dans Vouloir n° 19, mars 1926, n. p.

128

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

ce qu’il explore plus avant dans Gothic, une arabesque soulignée par le trait noir et qui vient rythmer la composition dominée par le vert, le bleu du fond et des traces de rouge.

Quel est maintenant le lien avec le gothique ? On pourrait voir une analogie avec des vitraux, mais elle ne me semble pas suffisamment convaincante, pas plus que la tête grimaçante du coin supérieur droit ne devrait être associée aux monstres des cathédrales. On a par ailleurs suggéré que cette toile est

tout entière construite – à l’instar de l’édifice gothique dont la structure serait commandée par la croisée d’ogives – à partir d’un mouvement uniforme de la brosse, [car] cette composition se présente comme un système homogène de demi-arcs en pleine pâte, qui s’épaulent mutuellement jusqu’à recouvrir de leur armature la totalité de la toile49.

Il me semble cependant que le sens du titre – Gothic – devrait être cherché dans la façon dont le gothique était perçu, plus que dans des comparaisons formelles et iconiques, pour vraisemblables qu’elles puissent être. Étant donné l’importance que revêt pour ces artistes le primitivisme, on peut considérer que le gothique a justement servi de modèle pour penser ce primitivisme, associé à une certaine sauvagerie. Celle-ci était, rappelons-le, la toute première caractéristique du gothique pour Ruskin50. L’intérêt de son approche est en effet de faire de cette rudesse et de cette sauvagerie qu’il exalte dans des pages très lyriques, non un reproche, mais une qualité. Ajoutons, pour renouer avec une approche formelle, que le second trait qui caractérise pour Ruskin, le gothique, est la variété, et il note à ce sujet : « L’introduction des ornements de sculpture ajourée ne fut pas uniquement un étrange changement dans la diffusion de la lumière venant des fenêtres ; elle apporta des variations infinies dans l’entrelacs de ces découpures »51.

C’est sans doute à ces traits – sauvagerie, variété – que songeait Pollock quand il a nommé cette toile Gothic. Celle-ci ne sera pas montrée à New York avant 1948. Entre-temps, le critique Clement Greenberg avait déjà écrit plusieurs textes importants sur Pollock. Il revient à la charge en octobre 1947 dans un article dans lequel, tout en lui reconnaissant toujours ses mérites, il qualifie cependant son œuvre de « peinture gothique et

49 H. DAMISCH, « La figure et l’entrelacs » dans le catalogue de l’exposition Jackson Pollock, Paris, musée d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1982, p. 320. 50 « La rudesse ou sauvagerie fut donc le premier élément de l’architecture gothique », J. RUSKIN, La Nature du gothique, Paris, ensb-a, 1992, p. 49. 51 J. RUSKIN, op. cit., p. 54.

129

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

morbide ». Le qualificatif a dû lui plaire, car il le reprend à la fin de l’article comme le terme qui caractérise le mieux l’art de Pollock, lorsqu’il l’oppose à celui de David Smith : « Si Pollock est gothique, Smith, lui, oscille entre le baroque et le classicisme cubiste »52.

En quoi Pollock est-il gothique aux yeux de Greenberg ? Je pense qu’il s’agit de cette même sauvagerie qu’exaltait Ruskin, et dont Greenberg fait un trait spécifiquement américain : « Faulkner et Melville eux-mêmes pourraient être pris à témoin du caractère indigène de sa violence exacerbée »53. Cependant, à la différence de Ruskin, qu’il n’aimait pas54, Greenberg voit dans ce caractère gothique de Pollock une critique. En quel sens ? Comprendre cette critique, s’agissant de celui que Greenberg considère comme le meilleur artiste américain du moment, suppose que l’on comprenne mieux ce que le critique entendait par « gothique ».

En fait il s’en était expliqué plus haut, dans le même texte, extrêmement riche, en donnant les raisons pour lesquelles, à ses yeux, la peinture américaine, si elle veut atteindre la qualité de la peinture européenne, doit s’inspirer de cette dernière. D’après lui, les peintres français, à partir de l’impressionnisme, ont pu faire une peinture absolument novatrice, parce que l’industrialisation permettait encore à l’individu d’avoir suffisamment confiance en ses propres solutions. Les impressionnistes et ceux qui les ont suivis, explique le critique, se sont mis en accord avec la situation en acceptant implicitement son matérialisme, soit le fait que la vie moderne peut être radicalement comprise et traitée seulement en termes matériels. C’est ce

52 C. GREENBERG, « The Present Prospects of American Painting and Sculpture » (oct. 1947) dans son livre The Collected Essays and Criticism, vol. 2, Arrogant Purpose, 1945-1949 (éd. J. O’BRIAN), Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1988, p. 167 ; trad. partielle dans Macula n° 2, « Dossier Pollock », 1977, p. 43. L’épithète « gothique » a frappé et est souvent citée : cf. par exemple F. RUBENFELD, Clement Greenberg. A Life, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004, p. 102 ; K. VANDERDOE, « Comet : Jackson Pollock’s Life and Work », dans le catalogue de l’exposition Jackson Pollock, New York, Museum of Modern Art, 1998, p. 43. 53 C. GREENBERG, Collected Essays, vol. 2, op. cit., p. 166 ; trad. franc. p. 44. Je suis ici l’interprétation du sens de « gothique » suggérée par Y.-A. BOIS, « Dossier Pollock », loc. cit., n. 2, p. 44. 54 Tout en reconnaissant qu’il avait fait beaucoup pour « revitaliser le socialisme », il lui reprochait d’être devenu un « missionnaire en vogue de l’esthétisme et de la religiosité », Collected Essays and Criticsm, op. cit., vol. 1, p. 225.

130

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

matérialisme qui a fait de la peinture l’art le plus avancé et prometteur d’Occident entre 1860 et 191455.

En revanche, aux États-Unis, la situation était différente, à cause de l’industrialisation à outrance, à laquelle les artistes n’avaient plus la force ni l’envie de s’opposer, de sorte qu’ils préféraient se réfugier dans une attitude d’échappatoire et d’évitement, d’excès dans le refus qui menait à un comportement de fuite. C’est ainsi, écrit Greenberg, que « la tradition créatrice dominante en Amérique durant les derniers cent cinquante ans […] a été gothique, transcendantale, romantique et subjective »56. On peut maintenant mieux comprendre comment Greenberg percevait l’œuvre de Pollock dans cet article pourquoi il le critique :

En dépit de sa qualité gothique, l’art de Pollock est encore une tentative d’affronter la vie urbaine ; il évolue exclusivement dans la jungle solitaire des sensations et des impulsions immédiates, il reste donc très positiviste, concret. Mais il est aussi limité par sa gothicité [« Gothic-ness »], et par la paranoïa et la rancœur qu’il exhale ; quelque vaste qu’en soit l’ambition – assez vaste pour supporter des inconsistances, de la laideur, des parties vides et des passages monotones – cet art manque d’ampleur57.

Curieusement, si pour lui l’adjectif « gothique » est connoté négativement, il n’en va pas de même pour les cathédrales. Faisant l’éloge des grands maîtres de l’art moderne (Matisse, Cézanne, Picasso, etc.), il considère dans le même article qu’« ici comme dans toutes les grandes périodes de l’art, le scepticisme et l’attitude terre-à-terre [matter-of-factness] prennent finalement le dessus, de même qu’ils l’avaient fait pour les architectes des cathédrales gothiques »58.

Il convient de noter que l’acception que donne Greenberg à l’adjectif « gothique » présente un curieux chassé-croisé par rapport à la situation qui prévalait en France au même moment. L’intéressant est que dans les deux cas, le gothique est étroitement lié à l’identité artistique nationale. En France, la cathédrale gothique est revendiquée comme une source fondamentale d’un art bien français et sert à ce titre à entériner la production contemporaine, figurative ou non. Pour Greenberg, en revanche, le gothique, s’il caractérise

55 C. GREENBERG, « The Present Prospects of American Painting and Sculpture » (oct. 1947) dans son livre The Collected Essays and Criticism, vol. 2, op. cit., p. 164. 56 Ibid., « Gothique » est aussi surdéterminé par les débats autour d’American Gothic (1930), de Grant Wood, un des principaux chefs de file du régionalisme. 57 Ibid., p. 166 ; trad. franc., (modifiée) p. 44. 58 Ibid, p. 165.

131

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

bien la production américaine, le fait de façon négative pour critiquer l’isolationnisme de cette production à un moment où, selon le critique, il n’y a pas encore un véritable art américain digne de ce nom, faute de s’inspirer du modèle européen, seule voie, selon lui, pour sortir de l’impasse. Ainsi s’explique la différence. Bref, pour Greenberg, dans la mesure où l’art américain n’existe pas encore, l’association au gothique reste négative.

La réponse de Pollock surgira dans une toile dont il est difficile de déterminer si elle a été peinte en riposte à l’article dans lequel il était qualifié de gothique, ou si dans le silence de l’atelier, le peintre l’avait déjà travaillée quand l’article parut en octobre 1947. Quoi qu’il en soit, lors de

son exposition suivante chez Betty Parsons en janvier 1948, Pollock présente pour la première fois au public new-yorkais Gothic, ainsi qu’une œuvre majeure, Cathedral (1947).

Fig. 5 : J. Pollock, Cathedral, 1947, huile et peinture d’aluminium sur toile, 181 x 89, Dallas Museum of Fine Arts, Dallas. © Adagp, Paris 2012.

Je verrais volontiers dans cette toile magnifique un très bel hommage aux cathédrales de Monet. Elle présente le même format allongé (181 x 89) que les toiles de Monet ; l’allongement est même accentué afin de mettre la verticalité en évidence. Mais avec cette verticalité, qui affirme la surface-plan, dirait Malevitch à propos de Monet, c’est aussi la qualité de surface qui est mise en avant. Dans son compte rendu de cette exposition, c’est ce que Greenberg met à présent en avant : le rejet de la peinture de chevalet et « une

concentration plus grande sur la texture de surface, sur les qualités tactiles »59. À première vue, on pourrait penser que pour Greenberg Pollock persiste et signe en affirmant encore plus avant sa gothicité, puisqu’à Gothic vient maintenant s’ajouter Cathedral. En fait, il n’en est rien car dans ce compte rendu, Greenberg compare explicitement Gothic et Cathedral, et vante les mérites de cette dernière toile :

Pour forte qu’elle soit, la grande toile Gothic […] est inférieure aux meilleures de ses récentes œuvres pour ce qui touche au style, à ce que sa logique a d’impératif. La combinaison de ces trois qualités, éminemment

59 C. GREENBERG, Collected Essays, vol. 2, op. cit., p. 202 ; trad. franc., p. 45.

132

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

présentes dans la toile la plus forte de cette exposition, Cathedral – quelque chose fait de beaucoup de blanc, d’un peu moins de noir et d’un peu de peinture aluminium – évoque les chefs d’œuvres cubistes de Picasso et Braque dans la période 1912-191560.

Du fait de cette comparaison élogieuse, on ne sera pas surpris que cette œuvre efface les critiques antérieures quant au caractère gothique de Pollock. Au contraire, Greenberg n’hésite pas à le qualifier de plus grand peintre américain du XXe siècle. Greenberg n’est pas le seul à avoir admiré Cathedral lors de cette exposition. D’autres critiques, sans être aussi superlatifs, tiendront des propos laudateurs61. Il est cependant frappant de constater que Greenberg compare Pollock à Picasso et Braque, plutôt qu’à Monet, comme nous serions tentés de le faire. La raison en est que dès ses premières critiques, Greenberg considérait Pollock comme un post-cubiste et il continue donc dans cette voie, sans doute conforté en cela par le fait que Cathedral est une œuvre dans laquelle dominent le noir et le blanc, comme au reste il le soulignait dans sa recension.

Pourtant, le même Greenberg fut sans doute l’un des premiers et à attirer l’attention sur le dernier Monet, largement décrié à l’époque, et sur son importance pour les peintres américains62. Comme il le notait très bien :

Monet a trouvé des solutions qui lui ont permis de maintenir le poids du tableau à la surface sans cesser pour autant de transcrire la nature. Dès les années 1880, on pouvait remarquer que ses premiers plans avaient une conviction, une intensité et une richesse de couleur dont ses arrière-plans, traités de manière plus graphique et plus spécifique, ne pouvaient égaler la qualité picturale. Vers la fin de sa vie, c’est tout le tableau qui devint premier plan63.

Non par hasard, Greenberg retrouve dans le dernier Monet les qualités que vantait Malevitch à propos des Cathédrales de Rouen. Pour ma part, le parallèle que je vois entre Monet et Pollock tient précisément à cette

60 Ibid. 61 Cf. le « Dossier Pollock » dans Macula, loc. cit., n. 2 p. 46. 62 Cf. un texte contemporain et qui est l’un de ses plus importants, « Peinture à l’américaine », dans lequel il insistait déjà sur l’importance du dernier MONET pour les peintres de la génération des Expressionnistes abstraits, en particulier STILL et BARNETT Newman, Art et culture, trad. franc., Paris, Macula, 1988, p. 240. Sur l’importance de MONET pour les Expressionnistes abstraits, cf. M. LEJA “The Monet Revival and New York School Abstraction”, dans le catalogue de l’exposition Monet in the XXth Century, Londres, Royal Academy, 1998, p. 98-108 et 291-293. 63 C. GREENBERG, Art et culture, op. cit., p. 52.

133

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

accentuation de la surface de la toile, non au travail de la couleur. Il est évident, ici comme souvent dans l’art moderne, que sans le titre, on serait bien en mal de relier cette toile, un des premiers « drippings », à la cathédrale. C’est le titre qui nous y incite ; mais grâce à ce titre, on perçoit dès lors des analogies, notamment avec le caractère organique du gothique et de l’arabesque, que Rodin soulignait dès 1914 dans Les Cathédrales de France : « Mon œil aperçoit des entrecroisements d’arbres de pierre, qui se réunissent par en haut, comme des nervures de forêts enchantées, comme des mains qui croisent leurs doigts pour protéger un tabernacle »64. Quant au rapport avec Monet, il est sans doute aussi dans le fait que le motif de la cathédrale devient secondaire par rapport à la peinture. Dans une de ses rares déclarations, contemporaine de la production de Cathedral, Pollock expliquait que « je n’ai pas peur […] de détruire l’image, parce qu’un tableau a sa vie propre »65. C’est justement ce que disait Malevitch de Monet ou encore Matisse à ses étudiants, quand il voyait dans la cathédrale un modèle d’organisation des parties entre elles, un modèle organique de construction du tableau. Et c’est peut-être parce qu’un critique de l’époque cherchait la cathédrale sans la trouver qu’il considérait le tableau comme « de simples explosions inorganisées d’énergie fixée au hasard, et par conséquent vides de sens »66. Une belle description du tableau, si on veut bien la lire comme positive !

Barnett Newman Un autre peintre de la même génération pour lequel la cathédrale a

joué un rôle important, tant théorique que comme motif, est Barnett Newman. Commençons par l’aspect théorique. Il est en bonne partie une réplique à Greenberg avec qui Newman a entretenu des rapports souvent tendus. Il avait déjà polémiqué avec lui à propos d’un article où le critique mettait en question le contenu « métaphysique » de l’art d’une « nouvelle école

64 A. RODIN, Les Cathédrales de France, 1914, réédition Médiations/Denoël, 1983, p. 269. Il est intéressant de noter à propos des « forêts enchantées » auxquelles RODIN fait illusion, que POLLOCK a également peint en 1947 une toile contemporaine de Cathedral, et qu’il a intitulée Enchanted Forest (coll. Peggy Guggenheim, Venise). 65 J. POLLOCK, « My Painting », Possibilities n° 1, 1947-48, repris dans Interviews, Articles and Reviews (éd. P. Karmel), New York, the Museum of Modern Art, 1999, p. 18 : trad. franç. dans le catalogue Pollock, Centre Georges Pompidou, op. cit., p. 282. 66 « mere unorganized explosions of random energy, and therefore meaningless », R. M. COATES, dans The New Yorker, 21 janvier 1948, repris dans J. POLLOCK, Interviews, Articles and Reviews, op. cit., p. 59.

134

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

indigène » incluant Rothko et Still, outre Newman lui-même67. Greenberg craignait en fait que ce nouveau groupe, inclinant vers la métaphysique et le symbolisme (c’était en 1947) ne soit aussi « gothique » que Pollock, faute de se tourner vers l’apport de l’art européen. C’est justement ce que conteste Newman. Dans un de ses textes théoriques les plus importants, « Le sublime maintenant », il fait appel à la catégorie esthétique du sublime pour disqualifier la peinture européenne, qui ne serait que « belle », tandis que la peinture américaine de ses amis et la sienne propre atteindrait au sublime. Or l’intéressant, pour nous, ici, est qu’il le fait en renversant subtilement les arguments de Greenberg contre le gothique, arguments qu’il ne cite pas mais auxquels il songeait sans doute, son article ayant paru un an après celui, analysé plus haut, dans lequel Greenberg qualifiait Pollock de gothique. Le renversement consiste en ceci que pour Newman, le gothique représente le sublime, en tant qu’opposé à la beauté classique, celle des Grecs, en premier lieu, mais aussi celle dont témoigne encore la peinture européenne de la première moitié du XXe siècle, inféodée qu’elle est à la sensation.

D’où l’opposition entre un art classique qui vise à la perfection de la forme, et « par exemple, le gothique ou le baroque, dans lesquels le sublime consiste en un désir de détruire la forme, où la forme peut être informe [formless] »68. C’est peut-être là, soit dit en passant, un commentaire qui sied à merveille à Gothic de Pollock. On retrouve donc ici un double topos : d’un côté l’association du gothique à la destruction de la forme, présente notamment chez Delaunay ; de l’autre le lien entre cette destruction et l’avènement de l’art moderne ; reprenant l’opposition entre beauté et sublime qui structure son texte, Newman écrit en effet que « c’est le désir de détruire la beauté qui a donné à l’art moderne son impulsion »69. On notera à ce propos que déjà pour Ruskin, « la première cause de la décadence des arts en Europe fut l’impitoyable exigence de perfection », à laquelle s’oppose par contraste « la rudesse ou sauvagerie [qui] fut donc le premier élément de l’architecture gothique »70.

Et cette beauté est évidemment symbolisée au plus haut point par l’art de la Renaissance. L’intéressant est que Newman ajoute que l’art de la

67 B. NEWMAN, « Response to Clement Greenberg » repris dans Selected Writings and Interviews (ed. J. P. O’Neill), Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1992, p. 161. 68 B. NEWMAN, « The Sublime is Now » (1948) repris dans Selected Writings and Interviews, op. cit., p. 171. 69 Ibid., p. 172. 70 J. RUSKIN, La Nature du gothique, op. cit., p. 49.

135

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

Renaissance a dû lui-même, pour faire prévaloir la beauté classique, lutter contre la sublime « extase gothique ». Évoquant ce « combat » au sein de la Renaissance, auquel des artistes comme Michel-Ange ont été confrontés, il est alors amené à développer une image, liée à la cathédrale, qui ramasse et condense tout son propos. Le problème plastique d’un artiste comme Michel- Ange, explique-t-il, « n’était ni celui, médiéval, de faire une cathédrale, ni le problème grec de faire un homme comme un dieu, mais de tirer une cathédrale de l’homme » [« to make a cathedral out of man »]71. La formule ayant frappé juste, il en était légitimement fier et la reprendra comme un leitmotiv à la fin de son article. Oui, un art américain autonome est possible qui ne soit plus inféodé à l’art européen, ce dernier ayant échoué à produire un art sublime. Ainsi écrit-il dans sa conclusion : « Au lieu de faire des cathédrales [souligné par lui] du Christ, de l’homme ou de la « vie » [et ici on peut comprendre qu’il vise en un raccourci saisissant le Moyen Âge (Christ), la Renaissance (l’homme) et la peinture européenne (la « vie »)], « il faut les tirer de nous-mêmes, de nos propres sentiments »72. On retrouve ici un schème souvent utilisé par les artistes modernes : le primitivisme du gothique constituait un modèle puissant pour un art moderne refusant le classicisme de la Renaissance73.

Les choses ne devaient pas en rester là. Cette « cathédrale que l’on tire de soi-même », certes toute l’œuvre de Newman en témoigne, mais aussi une de ses dernières toiles, de 1969, qui s’intitule Chartres.

Fig. 6 : B. Newman, Chartres, 1969, acrylique sur toile, 305 x 290, coll. Daros, Suisse. © 2012 The Barnett Newman Foudation/Adagp, Paris.

C’est une œuvre de grand format (la base est de 290 cm et la hauteur de 305 cm). Le point de départ en est sa sculpture monumentale, Obélisque brisé, dont la base est pyramidale. Ce sont les triangles qui la structurent qui lui ont suggéré l’idée d’utiliser pour la première fois la forme du triangle

71 B. NEWMAN, « The Sublime is Now » (1948) repris dans Selected Writings and Interviews, op. cit., p. 172. 72 Ibid., p. 173. 73 J’ai développé ce point dans mon article déjà cité, « La cathédrale et son imaginaire moderne », à paraître.

136

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

comme un format possible. Comme il s’en est expliqué, il n’était pas du tout intéressé au triangle comme forme en soi, ni à faire un simple graphisme ou une image ornementale. D’où le défi que constituait pour lui l’utilisation d’un triangle qui puisse fonctionner comme un objet et en même temps comme véhicule d’un sujet : « Puis-je faire d’un triangle une peinture qui dépasserait le format et en même temps l’affirmerait ? Pourrait-elle, cette peinture, devenir une œuvre d’art et non une chose ? »74.

La solution, il l’a trouvée à partir du moment où il a compris que le triangle était un rectangle tronqué. Il évoque aussi le drame qu’a été pour lui ce combat contre la forme, la nécessité de la prendre en compte tout en la détruisant en tant qu’objet. Ici à nouveau, sans les indications du peintre, on serait bien en mal d’associer à une cathédrale ce triangle isocèle peint avec les trois primaires. C’est le peintre qui nous met sur la voie : « J’ai appelé une toile Chartres [l’autre, d’un format très proche, s’intitule Jéricho] à cause de la forte affirmation de ma structure intérieure en contraste avec le format extérieur, et à cause de la lumière égale dans tout le tableau, qui représente pour moi la régularité de la lumière nordique – une lumière sans ombres »75.

La référence à Chartres n’est pas innocente. On sait que lors de son premier voyage en Europe, en 1964, Newman se rendra en France, et plutôt qu’une visite au Louvre (qu’il n’effectuera que lors de sa seconde et dernière visite, en 1968), il choisira de se rendre à Chartres, visite qui selon son ami et biographe, Thomas Hess, l’avait profondément marqué. Hess rappelle en particulier le fait que dans la plaine environnante, la silhouette verticale des tours de la cathédrale se détache et est visible à plus de vingt kilomètres de distance76. Je pense que Newman a réussi à dépasser le format en donnant à sa toile un « sujet » qui serait ici l’élan vertical qui frappe dans les cathédrales, une façon de signifier une idée d’absolu ou de spiritualité qu’il a réussi à rendre, en partie grâce au rôle des bandes jaunes qui contribuent à cette sensation d’élévation, d’élan, mais traitée ici de façon picturale et non religieuse. C’est donc une nouvelle variante d’une verticalité accentuée par les couleurs posées en aplat et par le format maîtrisé, un autre hommage moderne rendu à la cathédrale et qui fait écho à ceux de Kupka et de Mondrian.

74 B. NEWMAN, « Chartres and Jericho », repris dans Selected Writings and Interviews, op. cit., p. 194. 75 Ibid. 76 Ibid, p. 193.

137

L’IMAGINAIRE MODERNE DE LA CATHÉDRALE

Je terminerai, pour boucler la boucle, par une série qui constitue un hommage parodique à la série de Monet, celle de Lichtenstein. La série de Monet (une vingtaine de toiles exposées) a été réduite à une série de cinq. D’où la nécessité d’opérer une synthèse que reflète le titre : La cathédrale de Rouen (vue à cinq moments différents de la journée). Dans les œuvres de Lichtenstein, l’intention parodique est claire et explicitement revendiquée ; elle vise les chefs d’œuvres de l’art moderne ; d’où le fait que Monet en ait été une des cibles. Plus précisément elle vise, au travers des chefs d’œuvre, l’art majeur comme tel, brutalement confronté à des techniques mineures issues de l’imprimerie, comme les points Ben Day. La plupart des caractéristiques de l’art majeur sont donc radicalement mises en question : à l’originalité de la touche s’oppose ici une exécution mécanique ; à l’originalité de la couleur s’oppose également les trois couleurs de base des encres d’imprimerie77. En ce sens, Lichtenstein prolonge Barnett Newman et son fameux Qui a peur du rouge, du jaune et du bleu ? Newman cherchait à exorciser la peur des trois primaires confisquées par Mondrian. Lichtenstein refait Monet en adaptant à la toile la technique sérigraphique. Quant au sujet, il subit la même attaque. Car finalement les peintres Expressionnistes abstraits étaient encore très attachés au sujet, une autre des principales caractéristiques de l’art majeur. C’est pourquoi, dans leur opposition à ce courant, les artistes pop ont délibérément pris des sujets triviaux, ou plutôt les ont repris de catalogues publicitaires, de bande dessinées, ou d’œuvres d’art connues. La cathédrale n’a donc ici plus aucune importance. La preuve en est que Lichtenstein a peint à la même époque des meules elles aussi inspirées par Monet. On voit donc combien le déclin de la cathédrale comme thème, brillamment célébré par Monet, trouve ici son accomplissement dans la série de Lichtenstein, pour qui l’hommage parodique à Monet a moins pour ancrage le motif de la cathédrale que l’idée de série qui contribuait fortement à sa dissolution comme thème.

77 J’ai développé ce point dans « Quand le mineur critique le majeur », Art Press n° 266, mars 2001, p. 28-33.

138


Recommended