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La réaction industrielle : mouvements anti-trusts et spoliations antisémites dans la branche du...

Date post: 09-Dec-2023
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1 Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, U.F.R. 4 : Histoire, littératures, sociologie. LA RÉACTION INDUSTRIELLE Mouvements anti trust et spoliations antisémites dans la branche du cuir en France, 1930-1950. Thèse présentée et soutenue publiquement le 22 novembre 2004 par Florent LE BOT, pour l’obtention du grade de docteur de l’Université. Discipline : histoire. Directeur de thèse : Monsieur le professeur Michel MARGAIRAZ Entre 1930 et 1950, la branche du cuir connaît un cycle de réaction industrielle. Cela se manifeste d’abord par un ensemble de répliques aux mutations traversées par la branche, répliques voulues par des entreprises en mal d’adaptation et soutenues par leurs organisations professionnelles. « L’aryanisation » économique offre l’opportunité à celles-ci de désirer, de réclamer, voire de contribuer à l’élimination "d’entreprises émissaires" des changements. Enfin, l’après-guerre représente une phase indécise, entre l’espoir pour les entreprises et les organisations réactionnaires d’un maintien et même d’un renforcement des mesures "défensives", et la fin effective de ces mesures ouvrant la voie à un approfondissement des mutations. Une branche en mutation La branche du cuir en France apparaît, au début du XX ème siècle, constituée d’une multitude d’activités qui en apparence n’ont pas changé depuis des siècles, portée par une constellation de petites et moyennes entreprises réparties sur le territoire français. Son apparent archaïsme, s’il recouvre certaines réalités, ne doit pas pour autant masquer le dynamisme de pans entiers de cette économie adaptés à des segments de marchés spécifiques (le luxe, les marchés de proximité, etc.) et regroupés, pour partie, au sein de districts
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Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis,

U.F.R. 4 : Histoire, littératures, sociologie.

LA RÉACTION INDUSTRIELLE

Mouvements anti trust et spoliations antisémites

dans la branche du cuir en France, 1930-1950.

Thèse présentée et soutenue publiquement le 22 novembre 2004 par Florent LE BOT,

pour l’obtention du grade de docteur de l’Université. Discipline : histoire.

Directeur de thèse : Monsieur le professeur Michel MARGAIRAZ

Entre 1930 et 1950, la branche du cuir connaît un cycle de réaction industrielle. Cela se

manifeste d’abord par un ensemble de répliques aux mutations traversées par la branche,

répliques voulues par des entreprises en mal d’adaptation et soutenues par leurs organisations

professionnelles. « L’aryanisation » économique offre l’opportunité à celles-ci de désirer, de

réclamer, voire de contribuer à l’élimination "d’entreprises émissaires" des changements.

Enfin, l’après-guerre représente une phase indécise, entre l’espoir pour les entreprises et les

organisations réactionnaires d’un maintien et même d’un renforcement des mesures

"défensives", et la fin effective de ces mesures ouvrant la voie à un approfondissement des

mutations.

Une branche en mutation

La branche du cuir en France apparaît, au début du XXème

siècle, constituée d’une

multitude d’activités qui en apparence n’ont pas changé depuis des siècles, portée par une

constellation de petites et moyennes entreprises réparties sur le territoire français. Son

apparent archaïsme, s’il recouvre certaines réalités, ne doit pas pour autant masquer le

dynamisme de pans entiers de cette économie adaptés à des segments de marchés spécifiques

(le luxe, les marchés de proximité, etc.) et regroupés, pour partie, au sein de districts

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industriels qui ont pu entraîner dans une dynamique de croissance leurs micro-régions

respectives.

La Première Guerre mondiale a cette conséquence incidente, au regard de l’histoire

générale, que les entreprises de chaussures en France se multiplient et surtout que certaines

d’entre elles acclimatent au sein de la filière les méthodes de l’ingénieur Taylor et de

l’industriel Ford adaptées à un marché moins segmenté et plus ouvert. L’exemple vient

précisément de la Moravie. L’expérience de Thomas Bat’a, représentant un surgeon de l’arbre

fordiste, conduit certains à penser que l’importance accordée aux ressources humaines,

notamment à travers les ateliers autonomes ou les services divers proposés aux ouvriers et à

leur famille, associée à une organisation rationnelle du travail, à l’utilisation de la chaîne de

montage et servie par un réseau commercial réactif à la demande des consommateurs,

pouvaient constituer une étape décisive sur le chemin de la Cité industrielle idéale. Plus

prosaïquement, influencés par la réussite du groupe Bata, par sa conquête des marchés

européens, ainsi que par son installation en France à partir de la fin des années vingt, certains

groupes français se lancent dans un processus d’intégration, de concentration et de

rationalisation, sans forcément d’ailleurs retenir la formule d’autonomie des ateliers. Cette

adaptation se fait avec plus ou moins d’intelligence du modèle, avec également plus ou moins

de réussite, mais désormais, avec les années trente, dans un contexte de crise économique,

celle-ci participe d’une exacerbation de la concurrence. Alors que l’on assiste à un

resserrement de la consommation, les groupes intégrés se montrent supérieurs dans la

prescription de produits peu onéreux adaptés aux attentes d’une clientèle paupérisée. Ce

faisant, ils se voient taxés par leurs concurrents d’avoir recours à des pratiques déloyales et

d’avilir la qualité des produits. Si dans l’ombre des usines, certains de ces mêmes concurrents

s’essaient aux méthodes décriées, sur la place publique, leurs représentants syndicaux

protestent et s’ébrouent violemment.

Les répliques aux mutations

Les revendications des organisations professionnelles se font graduelles. Elles demandent

dans un premier temps que l’on puisse recourir à l’outil défensif classique des droits de

douanes. Puis, devant la capacité d’adaptation de l'adversaire qui contourne la barrière

frontalière en s’installant directement sur les terres françaises, elles exigent des mesures

malthusiennes afin d’arrêter la croissance du corps étranger. Ce sont en mars-avril 1936, les

lois Le Poullen et Paulin. Plusieurs aspects sont à remarquer concernant ce processus

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protestataire. D’une part, celui-ci contribue à renforcer les liens entre syndicats des différents

secteurs, entre représentants syndicaux, entre adhérents des organisations syndicales, et

débouche même sur un accroissement sensible des adhésions auprès des syndicats patronaux.

D’autre part, il habitue organisations professionnelles et pouvoirs publics à des contacts

étroits et suivis dans une période où il semble à ces derniers, du moins à la plupart d’entre-

eux, que l’intérêt d’une masse de PME, même mal adaptée aux évolutions du marché, se

confond avec l’équilibre économique et social du pays. Enfin, faute de besoins et d’intérêts

similaires, l’unanimité des porte-voix des différents secteurs de la branche se fait autour de la

dénonciation des étrangers : Bata, firme enfermée dans une origine étrangère, et artisans que

certains qualifient « d’importés » et qu’ils affublent des pires défauts, fantasmés par un

antisémitisme séculaire. Cette situation apparaît de manière flagrante dans l’attitude de la

section des cuirs et peaux du Conseil national économique chargée entre 1936 et 1939, dans le

cadre de la loi Le Poullen, de soutenir ou de refuser auprès du ministère du Commerce

l’ouverture ou l’extension de toutes fabriques de chaussures. La section, formée de

représentants des différentes composantes professionnelles, avec la participation d’un

conseiller d’État, a du mal à conserver un cap précis s’agissant de savoir si l’on doit

privilégier la modernisation des structures productives ou au contraire encourager le statu

quo. Le consensus se fait cependant pour refuser toute demande émanant du groupe Bata ou

d’un fabricant étranger ou présumé tel. L’association de représentants des professionnels à la

mise en application de ces mesures malthusiennes, influant directement sur la marche

d’entreprises précises, légitime et habitue ceux-ci à une posture de contrôle de la structure de

la branche et les amène à réfléchir à des solutions alternatives au schéma libéral, sous une

forme corporatiste.

Lorsque survient l’Occupation, les organisations professionnelles de la branche du cuir

sont prêtes à accueillir des mesures vichyssoises qui, pour être notablement plus extrêmes,

voire plus criminelles, ne s’apparentent pas moins aux logiques exclusivistes, malthusiennes

et corporatistes des années d’avant-guerre.

Une « aryanisation » économique opportune

Les organisations professionnelles du cuir, les syndicats, leurs adhérents, les comités

d’organisation, ont contribué à la réussite de « l’aryanisation » économique. Ils ne sont pas

responsables de la mise en place de la spoliation antisémite. Ils n’en ont pas été à l’initiative.

Ils n’en ont pas demandé la réalisation. Il ne s’agit pas non plus de dire que l’attitude d’une

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partie de la profession du cuir durant les années trente a conduit directement et

inéluctablement à la politique « d’aryanisation ». Il faut, en la matière, se garder de tout

déterminisme. Il s’agit en revanche de souligner que cette attitude participe d’une atmosphère

d’avant-guerre préparant le climat de la période d’occupation. Surtout, celle-ci prédispose les

esprits à l’acceptation et à l’assentiment face à des mesures pourtant d’une terrifiante gravité.

Elle acclimate l’idée qu’un rejet de l’autre, sur des critères de nationalité, de religion, ou de

pseudo-race, peut contribuer à bloquer les évolutions économiques en cours, tandis que, dans

le même temps, l’adhésion à une politique corporatiste pourrait permettre de restaurer la

prospérité d’antan, au moins en partie mythique. Enfin, il s’agit d’insister sur le fait que les

mesures de spoliation peuvent alors être perçues comme participant d’une "légitime défense"

de la « Famille du cuir », elle aussi imaginaire, dans la continuité de mesures prises au cours

de l’avant-guerre. L’histoire de la branche, celle de ses professionnels, de ses syndicats, etc.,

croise, entre autres, l’histoire de l’antisémitisme en Europe, ainsi que celle des passions

politiques françaises depuis la Révolution, et cette conjonction historique, rendue possible par

la défaite, par l’Occupation allemande et par la chute de la démocratie, concourt à la

réalisation de la spoliation antisémite. Rien n’est jamais écrit par avance. La crise française du

printemps et de l’été 1940 est venue précipiter l’agrégation de phénomènes relevant de

structures, de temporalités et d’échelles différentes, phénomènes qui toutefois dans le milieu

du cuir avaient connu leurs premières interactions sous l’effet de la crise économique des

années trente.

« L’aryanisation » économique représente une opportunité pour les organisations

professionnelles du cuir de mener à bien une réorganisation de la branche selon leurs propres

vues. Celles-ci auraient eu tout à fait la possibilité de demeurer à l’écart de « l’aryanisation ».

À partir du printemps 1941, leur collaboration n’est même plus tout à fait souhaitée. Pourtant,

elles persistent à vouloir s’impliquer dans le processus. Il s’agit pour elles de favoriser la

réduction de la quantité d’entreprises, du nombre de concurrents qualifiés de « déloyaux » et

d’encourager, voire de participer au démantèlement des grands groupes désignés comme

« trusts ». Concernant le premier aspect, les organisations du cuir peuvent opportunément

s’inscrire dans la démarche des diverses autorités en charge de « l’aryanisation », à savoir

envisager la liquidation en masse des petites entreprises « juives ». S’agissant des « trusts »,

les discours des caciques de Vichy, à commencer par ceux du maréchal Pétain, peuvent laisser

croire que ceux-ci sont appelés à disparaître. Toutefois, cela n’empêche pas en 1942 les

services de Jacques Barnaud d’envisager le renforcement du poids des grandes entreprises de

chaussures dans une perspective de collaboration européenne sous influence allemande. En

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outre, les nécessités de l’heure font qu’à l’échelon des responsables ministériels en charge de

ces questions, en particulier du côté de Jean Bichelonne, on préfère à partir de 1943 préserver

la production plutôt que de chercher à se mettre en cohérence avec les considérations

idéologiques du régime. Malgré tous les efforts du Comité général d’organisation des

industries du cuir pour s’emparer des Chaussures André, la firme reste encore sous

administration provisoire à l’été 1944. En revanche Bata, si elle échappe à « l’aryanisation »

économique, n’en voit pas moins, du fait de décisions allemandes, une grande partie de son

activité industrielle arrêtée et ses magasins d’Alsace-Lorraine vendus.

La participation d’une partie des professionnels du cuir à l’entreprise de spoliation montre

que le processus n’a pas été purement germanique, mais a impliqué, même d’une manière

relative, la société française dans ses profondeurs. Les autorités d’occupation indiquent un

chemin que les autorités françaises s’empressent de suivre, de peur notamment de voir des

intérêts allemands s’emparer des entreprises de France. Mais très vite, les tutelles françaises,

les acteurs français de « l’aryanisation », entrent dans un processus routinier à travers lequel il

s’agit d’éliminer la pseudo-influence « juive » sur l’économie et même, le plus souvent,

d’éliminer tout simplement les entreprises dites « juives ». Un projet nazi devient ainsi le

programme politique des autorités françaises et peut s’appuyer sur des franges diverses et

variées de la société française. Il s’est trouvé des personnes, des voisins, des amis, des parents

et même des relations d’affaires ou parfois des administrateurs provisoires, qui, à titre

individuel, ont sauvé les biens menacés, secouru les victimes. Ils sont cependant restés

nettement minoritaires et les actes de soutien et de secours, pourtant possibles, sont demeurés

l’exception. Les transactions fictives, elles-mêmes, apparaissent en proportion faible et surtout

un doute peut toujours demeurer sur l’emploi de cette qualification. En revanche, les

entreprises disposant de stocks de cuirs et/ou de marchés ont suscité une convoitise

proportionnée à ces richesses, attirant déclassés, escrocs, mais également entrepreneurs

installés en quête d’une bonne affaire ou plus simplement d’une occasion pour permettre à

leur propre entreprise de subsister.

Au total, concernant la branche des cuirs et peaux en France, approximativement 80% des

dossiers « d’aryanisation » ont abouti à la fin de l’Occupation, environ 50% ont débouché sur

une liquidation et un peu plus de 30% sur une vente.

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La fin d’un cycle

Après la Libération, il s’agit d’une part de restituer les biens volés et d’autre part de

reconstruire l’économie française et singulièrement celle des cuirs et peaux. Les deux aspects

sont en partie concordants, puisque les entreprises restituées, voire reconstituées, viennent

participer de l’économie de la branche. Cependant, les circonstances et les modalités des

restitutions séparent, dans une large mesure, les deux histoires. Le principe même de la

restitution est acquis très tôt. Sa mise en place se heurte dans une certaine mesure à

l’ignorance ou à la volonté d’ignorer les spécificités des crimes antisémites. Elle bute

également sur le juridisme et même sur les réticences d’institutions en charge de la question et

qui, sous l’Occupation, étaient actrices de la spoliation. Enfin, une lecture révisionniste de

l’histoire fait que certains, à commencer par le Comité général d’organisation des industries

du cuir et les organisations professionnelles, gomment opportunément leurs responsabilités

dans les spoliations. La restitution a finalement eu lieu. Elle a produit un résultat

statistiquement favorable, même si l’issue de toutes les affaires ne nous est pas

nécessairement connue. Toutefois, c’est la manière de rendre ce qui a été volé et la substance

même de ce qui est rendu, qui posent problèmes. Les victimes doivent se débrouiller

quasiment seules face aux différentes formalités pour reconstituer des biens qui ont été

démembrés. Ils n’ont pas comme interlocuteur une institution unique, comme a pu l’être, pour

les spolier, le CGQJ, mais doivent trouver la force et les ressources pour s’attaquer à des

processus de restitution différenciés. La durée de ces processus, l’attitude parfois peu

avenante de leurs interlocuteurs, s’avèrent source de découragement. Surtout, l’évaluation du

préjudice, de ce qui doit être restitué et de ce qui peut être conservé par les spoliateurs, donne

lieu à des litiges souvent interminables. À l’arrivée, ce qui est rendu intéresse parfois des

éléments de patrimoines désarticulés plus que de véritables entreprises en état de fonctionner.

En outre, la manière de procéder peut laisser un goût amer aux victimes. Les restitutions ont

bien eu lieu. Peut-on en dire de même concernant la réparation ?

« L’aryanisation » économique n’a pas eu, d’après les sources disponibles, un impact

quantifiable en terme méso-économique. On assiste durant les années quarante à un véritable

chassé-croisé de créations et de disparitions d’entreprises qui ont pour effet de maintenir la

branche dans une situation comparable, de pléthore et de contrastes, à celle des années trente.

Le contexte semble apparemment favorable aux organisations professionnelles pour envisager

l’application de leur projet de restructuration de la branche. Un dirigisme économique

maintenu, du fait des pénuries de matières premières, peut leur laisser penser que le

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corporatisme demeure plus que jamais à l’ordre du jour. Cependant leurs revendications

protectionnistes et malthusiennes se heurtent à un retournement double des mentalités et de la

conjoncture : d’une part, la Révolution nationale a profondément et durablement discrédité les

idées corporatistes ; d’autre part, les préoccupations économiques ne concernent plus tant la

question de la protection des producteurs contre la concurrence que celle du développement

de la production afin d’assurer le ravitaillement de la population. Ainsi, les pouvoirs publics,

écartant un retour à des mesures de repli, invitent plutôt les entreprises à chercher à s’adapter

aux évolutions des marchés. Par ailleurs, la coloration xénophobe des années antérieures

semble désormais absente des propos publics des syndicalistes patronaux. L’antisémitisme n’a

pas disparu de la société française après guerre. Il faut considérer que, dans les milieux du

cuir, s’est dégagée une relative prise de conscience et que ceux-ci se sont aperçus que leurs

outrances ne servaient pas leur combat. Toutefois, rien ne permet d’affirmer que dans le fort

intérieur de ces hommes, voire dans leurs discussions privées, il n’a pas subsisté de

sentiments antisémites.

La crise de l’année 1949, consécutive à la fin de l’économie dirigée, marque le terme

de la réaction industrielle et ouvre une nouvelle période de réduction du nombre d’entreprises

affectant d’abord les petites unités, d’augmentation de la part des moyennes entreprises dans

le paysage industriel, de renforcement de la puissance des grands groupes et surtout de la

quasi généralisation de leurs pratiques productives et commerciales. De ce point de vue, la

réaction industrielle a été un échec.

La réaction industrielle : une confrontation entre économie de districts et économie de

groupes intégrés

Comment interpréter cette réaction industrielle ? Il apparaît que le recours au concept

de district industriel puisse nous être d’un certain secours. Cette réaction industrielle traduit

en terme politique une confrontation s’opérant au plan économique entre des entreprises

agglomérées en districts, pour beaucoup de taille relativement moyenne, et des groupes

intégrés. La confrontation économique se fait autour de la conquête des marchés et voit des

groupes intégrés manifestement mieux adaptés que les districts de type ancien aux besoins

nouveaux de la consommation. La formation en district industriel, si elle a pu montrer au

cours des décennies antérieures son dynamisme et sa cohérence face à des marchés segmentés

et de proximité, s’avère désormais incapable, sous une forme stable et inchangée, de répondre

aux besoins d’une clientèle élargie, soucieuse avant tout du niveau des prix. Cette incapacité

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relève à la fois d’effets de structure (problèmes d’équipement, bassins d’emploi limités,

problèmes de financement et de contrôle des débouchés), mais également du soubassement

culturel propre à ces communautés industrielles. La référence constante à la mode comme

justification du maintien de productions en petites séries responsable de l’augmentation des

prix de revient, le recours à l’argument de la qualité, pour discriminer les "mauvais"

fabricants des "bons", correspondent à une vision de l’économie où la qualité fait le débouché,

où la marque de fabrique du district créée reconnaissance, dans les deux sens du terme, de la

part du consommateur. Si celui-ci se détourne des produits proposés par les "bons", c’est qu’il

se trompe ou plutôt qu’il a été trompé par des concurrents "déloyaux", contre lesquels la seule

réponse ne peut être que d’ordre politique et réglementaire.

Les acteurs de cette réaction sont des entrepreneurs, des permanents d’organisations

patronales, voire des salariés, engagés dans le syndicalisme professionnel et qui traversent la

période dans une relative stabilité, marquant celle-ci du sceau de la continuité. Le temps de la

moyenne durée s’affirme bien comme une histoire à hauteur d’hommes. L’objet de la réaction

concerne avant-tout les fabricants de chaussures, mais l’ensemble de la branche s’y implique

activement. Il apparaît notamment intéressant de constater que les tanneurs jouent un rôle de

tout premier ordre dans cette affaire. Ils se sentent concernés au premier chef par des

mutations qui apparaissent comme remettant en cause la nature même des produits et plus

précisément la qualité des cuirs.

Les revendications protectionnistes, malthusiennes, corporatistes, xénophobes et

antisémites, se manifestant sous la forme de pressions fortes et constantes sur les pouvoirs

publics, représentent les symptômes d’une incapacité, pour les entreprises qui s’en font les

chantres, à s’adapter aux évolutions des conditions du marché. « L’aryanisation »

économique, sans être le produit direct de ces « émotions » manufacturières, est venue

s’inscrire dans cette histoire en un acmé tragique et a vu des organisations professionnelles,

habituées par leurs années de posture réactionnaire, contribuer à son déroulement et à sa

réussite. Finalement, si la réaction industrielle a été un échec, c’est parce qu’elle n’a pas pu

bloquer durablement la conversion de la branche du cuir, d’une économie de l’offre (où la

qualité crée le débouché) vers une économie de la demande (où les marchés demeurent sans

cesse à conquérir).

Florent Le Bot

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TABLE DES MATIÈRES

VOLUME 1

Préface 3

INTRODUCTION GÉNÉRALE 7

PREMIÈRE PARTIE

MUTATIONS ET RÉACTION (1930-1939) 15

INTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE 16

CHAPITRE I

LA BRANCHE DU CUIR, ENTRE ARCHAÏSMES ET DYNAMISMES 18

I LA BRANCHE DU CUIR, DES ÉLÉMENTS D’ARCHAÏSME ? 19

Les sources d’information 19

Quelles données statistiques ? 19

Des sources à différentes échelles 21

Une branche diversifiée 26

De multiples activités commandées en amont par le cuir 26

La part prédominante de la chaussure dans la branche 30

La réduction de la part de la tannerie dans l’activité économique 34

Le rôle primordial de "la mémoire de la main" dans la ganterie

et la maroquinerie 37

Des éléments d’archaïsme 42

Une grande dispersion géographique 42

Une faible concentration industrielle 46

Une distribution émiettée 50

Des pratiques proto-industrielles 51

II LA CONCENTRATION EN DISTRICTS INDUSTRIELS :

10

UN DYNAMISME ANCIEN 54

Les ressorts du développement d’un district :

le cas de la chaussure à Fougères 54

Le concept marshallien de district industriel

54

La formation du district fougerais 57

Atmosphère industrielle et atmosphère urbaine 61

Des dynamiques spécifiques

69

D’autres districts industriels dans le cuir ? 74

Des filières au sein de micro-régions 74

Des ressorts comparables 76

III LES NOUVELLES FORMES DE CONCENTRATION

INTERNE AUX ENTREPRISES 81

L’impact des progrès techniques sur la concentration dans la tannerie 81

Un constat : la tendance à la concentration 81

Une explication par l’évolution des méthodes de tannage 83

Bata, un modèle de développement pour l’industrie de la chaussure 86

Le gigantisme de Bata Zlin 87

Bata en France 90

Le groupe André et l’extension des débouchés 92

Le développement du groupe 92

L’organisation des méthodes de production et de commercialisation 96

La prévalence de la politique commerciale 98

Un modèle mal compris 101

L’entreprise Pillot et l’extension de la production 101

Ehrlich ou la constitution d’un groupe mal intégré 104

CHAPITRE II

LA CRISE ÉCONOMIQUE DANS LA BRANCHE DU CUIR 109

I UNE BRANCHE EN CRISE 110

Les manifestations de la crise 110

Une importante réduction de l’activité 110

Une forte concurrence pour la conquête des marchés 114

Les mutations tributaires de la crise 117

S’adapter aux nouvelles conditions de la demande 117

11

La chute de la maison Pillot ? 120

II LES DIFFICULTÉS PROPRES AUX DISTRICTS INDUSTRIELS 123

Les limites des districts 123

Les freins à l’innovation 127

Une question d’échelle

Des problèmes de financement :

l’exemple d’une liquidation bancaire à Fougères 129

L’hémorragie des ressources de la banque Beaucé 129

Les faiblesses du crédit 132

La grève, ressort du district ou facteur de son déclin ? 134

CHAPITRE III

LA FAMILLE DU CUIR FACE AUX MUTATIONS ET À LA CRISE 138

I PROTÉGER LA FAMILLE 139

Dénoncer des menaces exogènes 139

Contre les importations 139

Contre « Bat’a » 140

Contre les artisans étrangers 142

Des lois de réaction 144

Fougères, le « comité anti-Bat’a » et la loi Le Poullen 144

La loi Paulin, une loi pour les cordonniers 147

En réaction contre le changement 149

Contre l’United Shoe ? 152

II ORGANISER LA FAMILLE 157

Un comité d’organisation avant l’heure ? 157

Les réflexions autour du corporatisme dans le cuir

157

Le projet de comité d’organisation de la chaussure

160

La section cuirs et peaux du CNE et l’application de la loi Le Poullen 162

L’activité de la section 162

La répartition des avis du CNE 164

Limiter la production ou rationaliser le secteur ?

166

12

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 177

VOLUME 2

DEUXIÈME PARTIE

"ARYANISER" LE CUIR (1940-1944) 183

INTRODUCTION DE LA DEUXIÈME PARTIE 184

CHAPITRE IV

UN ÉCHANTILLON DE 500 ENTREPRISES 187

I CONSTRUIRE UNE DÉMARCHE 188

S’inscrire dans un champ historiographique 188

Un besoin d’histoire 188

Des travaux universitaires 192

Questions génériques, questions spécifiques 194

La dimension méso-économique du processus 195

Des questions génériques 198

Des questions spécifiques 199

Le statut des documents cités 200

Le choix des dossiers 201

Les dossiers dans la Seine 201

Les dossiers dans le reste de la France 205

Des sources complémentaires 206

II LA MESURE DES ROUAGES, DES ACTEURS ET DES VICTIMES 212

Les entreprises frappées par « l’aryanisation » économique 212

Un bilan global pour la branche 212

La taille des entreprises 213

Une comparaison par secteur 216

Un bilan des procédures « d’aryanisation » dans le cuir 217

13

Pour le département de la Seine 217

Pour le département de la Seine-et-Oise 220

Dans le reste de la France 221

Les nominations d’administrateurs provisoires 222

Les nominations d’AP dans la Seine 222

Renouvellements et démissions 227

Des modalités de nomination particulières dans la Seine-et-Oise 230

Dans le reste de la France 232

Identifier les victimes, caractériser les soumissionnaires de biens 232

« Monsieur Klein » est-il juif ? 232

Les victimes 234

Les soumissionnaires de biens 238

CHAPITRE V

LES VOIES DIVERSES DE « L’ARYANISATION » 243

I LES ENTREPRISES « JUIVES » LIQUIDÉES OU TRANSFORMÉES 246

Les entreprises non proposées à la vente et liquidées d’office 246

Les entreprises convoitées, mais liquidées 251

Une autre forme de liquidation : les entreprises transformées 255

Etre transformé 256

Ne pas être transformé 260

II LES ENTREPRISES « JUIVES ARYANISÉES » 263

Les entreprises peu convoitées, mais vendues 263

Les entreprises convoitées et vendues 268

Des offres multiples 268

Les affaires convoitées 275

Autour du marché noir : l’affaire Fischer & Rosenfelder 279

Pour les courroies en cuir de Getting-Jonas-Titan 281

Le cas particulier de "l’auto-aryanisation" 286

Les modalités de l’auto-aryanisation 286

Des affaires qui ne sont pas sans enjeux 290

Une belle affaire de famille(s) :

la Société générale des tanneries françaises 292

Des « aryanisations » "fictives" ? 299

14

III LES DOSSIERS NON RÉGLÉS OU CLOS SANS ARYANISATION 305

Les affaires « non juives » 305

Dans les mailles du CGQJ 305

« Bata est-elle juive ? » 309

Les dossiers non réglés 310

Des explications conjoncturelles 311

Des causes structurelles 315

Dans l’affaire André, des intérêts concurrents qui se neutralisent 319

Une coopérative ouvrière « hiérarchique et autoritaire » ? 319

Ardant à la manœuvre 322

CHAPITRE VI

LES ACTEURS ET LES LOGIQUES À L’ŒUVRE 329

I ACTEURS ET VICTIMES AU CŒUR DU PROCESSUS 330

Les administrateurs provisoires : de "bons pères de familles" ? 330

"Les protecteurs" 331

Les "routiniers" 336

Les "enragés" et les "escrocs" 338

Acquéreurs et candidats à l’acquisition : quelles motivations ? 342

L’Association française des propriétaires de biens aryanisés 342

Quelles motivations ? 346

Un manque de motivation ? 350

La voix étouffée des victimes

354 Une incompréhensible violence, une indicible douleur 354

Face à la Gorgone 358

Aider les victimes 362

II DES TUTELLES MULTIPLES, UNE RESPONSABILITÉ FRANÇAISE 366

La masse des dossiers : une logique d’élimination « raciale » 366

Tutelle permanente et tutelles lointaines : la section IIA et le CGQJ,

les ministères, le MBF 366

Une élimination laissant une faible part aux débats 369

Les situations particulières 373

Un CGQJ dépossédé des dossiers à enjeux 373

15

Les marges de manœuvre des Français à travers l’exemple

de la préfecture de Seine-et-Oise 377

III LES COMITÉS D’ORGANISATION ET LES SYNDICATS

PROFESSIONNELS : DANS LA LOGIQUE DES ANNÉES TRENTE 381

Le rôle dévolu aux comités d’organisation et aux

syndicats professionnels dans « l’aryanisation » économique 381

La marginalisation des CO dans « l’aryanisation » économique 382

"La liquidation est la règle, la vente l’exception" 388

Les objectifs des organismes professionnels en matière « d’aryanisation » 392

« Aryaniser » pour organiser 392

La "Famille du cuir", les « juifs » et le CGOIC 398

IV « L’ARYANISATION » ÉCONOMIQUE AU CŒUR DE L’OCCUPATION 402

« Aryanisation » et conjoncture 402

Un temps de pénurie 402

Un temps d’Occupation 405

Les temps de la guerre et des déportations 409

« Aryanisation », collaboration et ingérences allemandes 412

De discrets conciliabules autour du groupe André 412

Vers une Europe allemande de la chaussure ? 416

Les Allemands entre efforts de guerre et intérêts privés 421

CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE 426

TROISIÈME PARTIE

RESTITUTIONS ET RESTRUCTURATION (1944-1950) 428

INTRODUCTION DE LA TROISIÈME PARTIE 429

CHAPITRE VII

LES RESTITUTIONS 432

I LE DÉROULEMENT DES RESTITUTIONS 433

Écrire l’histoire des restitutions 433

Une chronologie étirée 433

Des sources dispersées 437

Des éléments de bilan 443

Un bilan provisoire des restitutions 443

16

Des processus de restitutions 447

Les restitutions qui ne se voient pas, celles qui n’ont pas eu lieu 452

Les AP à l’heure des comptes 452

II RESTITUTIONS DIFFICILES, RÉPARATIONS IMPOSSIBLES 459

Révision, négation et antisémitisme 459

« Spolier n’est pas voler » 459

La « Profession », « les juifs méritants » et les autres 462

Un antisémitisme toujours présent 465

Les litiges judiciaires 468

Les séquelles des actes d’administration 468

« Sous l’empire de la violence » 470

Les comptes entre les parties 473

Un contentieux comme un autre ? 477

La Caisse des dépôts et la maroquinerie Danyl 477

Les Domaines et la maroquinerie FAVO 479

Bata a-t-elle collaboré ? 490

CHAPITRE VIII

LA RESTRUCTURATION DE LA BRANCHE DU CUIR 493

I L’IMPACT DE « L’ARYANISATION » SUR L’ÉCONOMIE 494

Comment mesurer l’impact de « l’aryanisation » économique ? 494

L’impact économique de « l’aryanisation » sur les entreprises 496

Un impact différencié sur la marche des affaires 496

Le maintien des grandes, la liquidation des petites 500

L’impact économique de « l’aryanisation » sur la branche 503

Un chassé-croisé de créations et de disparitions d’entreprises 503

Une branche toujours aussi éclatée 506

II LA FIN D’UN CYCLE RÉACTIONNAIRE 510

S’organiser de nouveau ? 510

L’organisation de la pénurie 510

La crise consécutive à la fin de l’économie dirigée 514

Revenir à des mesures malthusiennes ? 517

L’héritage de la corporation 522

Retour sur une tendance à la concentration 526

Les données de la concentration 526

L’évolution des hiérarchies dans la chaussure 530

17

Une modernisation encore réfrénée 532

Un projet réactionnaire qui a échoué ? 539

CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE 542

CONCLUSION GÉNÉRALE 544

VOLUME 3

Annexes 554

Sources et bibliographie 727

Index des personnes et des entreprises 754

Table des figures, table des annexes 772


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