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Le beau dans la philosophie de Leibniz

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Séminaire sur la beauté – 2014-2015 « Le beau dans la philosophie de Leibniz » CEPERC/CIELAM 6 novembre 2014 – 1/15 Le BEAU dans la PHILOSOPHIE de LEIBNIZ Introduction Notre séminaire porte sur la beauté dans les lettres, les sciences, les arts et la philosophie aux 16 e et 17 e siècles. Ma perspective, sur cette question, est en première instance leibnizienne. En effet, lors de mes recherches précédentes sur la pensée de Leibniz, qui est un philosophe au cœur du 17 e siècle, puisqu’il est né en 1646 et mort en 1716, il m’est apparu que la fréquence des occurrences du terme « beau » ou « beauté » méritait qu’on s’attarde quelque peu sur lui. Bien évidemment, ce thème se peut considérer dans le cadre d’analyses relatives à la théologie naturelle, notamment quand elle s’attache à la théodicée : la beauté de l’univers créé par Dieu est manifeste et fournit aux esprits une raison de lui rendre gloire, de louer sa puissance et, surtout, sa bonté. Le beau apparaît également dans un usage métaphorique ou illustratif, comme d’autres éléments (mathématiques, politiques, etc.), et il est en ce sens une part de l’analyse qu’on pourrait faire de la stylistique leibnizienne. Enfin, et de manière plus stimulante dans ma perspective, le beau, son expérience, l’évocation de la beauté jouent un rôle philosophique, qui a certainement plusieurs facettes, et qui laisser imaginer que la philosophie de Leibniz se dote d’une esthétique, qui n’est évidemment pas celle d’une théorie du jugement de beau, ou de goût, mais qui serait celle d’une présence de l’expérience du beau comme une part pleine et centrale de la métaphysique. Ainsi, sans qu’il y ait à proprement parler d’esthétique leibnizienne, on pourrait être tenté, avec toutes les précautions que cela requiert, de désigner sa pensée comme une métaphysique esthétique, au même titre et avec les mêmes réserves qu’on pourrait dire qu’elle est une métaphysique géométrique ou, comme cela se fit en son temps, une philosophie logique. Il s’agit en effet au minimum d’un biais interprétatif mais qui peut être très fructueux pour lier entre elles, au sein de la pensée de Leibniz, sa philosophie avec sa géométrie, ainsi que je l’esquisserai en conclusion. Mais, pour le moment, je vais tâcher de présenter les raisons pour lesquelles j’incline à qualifier la philosophie de Leibniz comme « esthétique ». Pour commencer, j’aimerais montrer
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Séminaire sur la beauté – 2014-2015 « Le beau dans la philosophie de Leibniz » CEPERC/CIELAM 6 novembre 2014 – 1/15

Le BEAU dans la PHILOSOPHIE de LEIBNIZ

Introduction Notre séminaire porte sur la beauté dans les lettres, les sciences, les arts et la philosophie

aux 16e et 17e siècles. Ma perspective, sur cette question, est en première instance leibnizienne. En effet, lors de mes recherches précédentes sur la pensée de Leibniz, qui est un philosophe au cœur du 17e siècle, puisqu’il est né en 1646 et mort en 1716, il m’est apparu que la fréquence des occurrences du terme « beau » ou « beauté » méritait qu’on s’attarde quelque peu sur lui. Bien évidemment, ce thème se peut considérer dans le cadre d’analyses relatives à la théologie naturelle, notamment quand elle s’attache à la théodicée : la beauté de l’univers créé par Dieu est manifeste et fournit aux esprits une raison de lui rendre gloire, de louer sa puissance et, surtout, sa bonté. Le beau apparaît également dans un usage métaphorique ou illustratif, comme d’autres éléments (mathématiques, politiques, etc.), et il est en ce sens une part de l’analyse qu’on pourrait faire de la stylistique leibnizienne. Enfin, et de manière plus stimulante dans ma perspective, le beau, son expérience, l’évocation de la beauté jouent un rôle philosophique, qui a certainement plusieurs facettes, et qui laisser imaginer que la philosophie de Leibniz se dote d’une esthétique, qui n’est évidemment pas celle d’une théorie du jugement de beau, ou de goût, mais qui serait celle d’une présence de l’expérience du beau comme une part pleine et centrale de la métaphysique. Ainsi, sans qu’il y ait à proprement parler d’esthétique leibnizienne, on pourrait être tenté, avec toutes les précautions que cela requiert, de désigner sa pensée comme une métaphysique esthétique, au même titre et avec les mêmes réserves qu’on pourrait dire qu’elle est une métaphysique géométrique ou, comme cela se fit en son temps, une philosophie logique. Il s’agit en effet au minimum d’un biais interprétatif mais qui peut être très fructueux pour lier entre elles, au sein de la pensée de Leibniz, sa philosophie avec sa géométrie, ainsi que je l’esquisserai en conclusion.

Mais, pour le moment, je vais tâcher de présenter les raisons pour lesquelles j’incline à qualifier la philosophie de Leibniz comme « esthétique ». Pour commencer, j’aimerais montrer

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qu’il existe une constante esthétique chez Leibniz, que l’on peut trouver quand il présente la création divine, les substances en tant qu’instances expressives (qui sont des miroirs de l’univers ou des points de vue sur lui) ou encore l’harmonie qui existe entre les substances ou entre le corps et l’âme, et que l’on peut également la trouver dans ses raisonnements mathématiques ou ses travaux logiques, notamment sous la forme du critère de l’élégance (dont je ne parlerai pas aujourd’hui). Voici un certain nombre de passages sur lesquels, dans la suite, je vais m’appuyer pour mes analyses. J’en donne une présentation chronologique, parce que cela est plus simple et, d’une certaine manière, plus neutre que toute autre manière de regrouper ces extraits, car je ne suis pas persuadée que Leibniz ait profondément changé sa manière d’évoquer le beau et la beauté durant sa vie.

1. Puisque Dieu est la raison dernière des choses, la raison suffisante de l’univers, mais que de la raison à coup sûr suprêmement rationnelle de l’univers s’ensuit ce qui est conforme à la suprême beauté, à l’harmonie universelle suprême (car toute harmonie universelle est suprême), et puisque la discordance chaotique rentre comme par enchantement dans l’ordre de l’harmonie la plus exquise, que la peinture des objets est rendue distincte par les ombres, que l’harmonie due aux dissonances s’équilibre en transformant les dissonances en consonances (comme de deux nombres impairs vient un pair), que les péchés s’infligent à eux-mêmes (ce qui est remarquable) leurs châtiments ; en conséquence, Dieu une fois posé, les péchés et les châtiments des péchés existent. » (Confessio Philosophi, 1673, A VI 3, 126, in Belaval, Profession de foi du philosophe, 53) 2. Bien que l’ensemble harmonique soit agréable, les dissonances ne le sont pourtant pas, encore qu’elles s’immiscent en lui selon les règles de l’art. (Ibid., 63) 3. Et ils ne reconnaissent pas que ces dissonances particulières entremêlées rendent la consonance de l’univers plus exquise : comme deux impairs se fondent en un pair, bien davantage est-il de l’essence de l’harmonie que la diversité soit rachetée, d’une manière étonnante, par une unité pour ainsi dire inattendue. Ce que les fabricants non seulement de mélodies mais encore de ces histoires agencées pour distraire, qu’on appelle des romans, tiennent pour règle de leur art. (Ibid., 105)

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4. Et les substances veritables estant autant d’expressions de tout l’univers, pris dans un certain sens, et autant de replications des œuvres divines, il est conforme à la grandeur et à la beauté des ouvrages de Dieu (puisque ces substances ne s’entrempechent pas) d’en faire dans cet univers autant qu’il se peut et autant que des raisons supérieures permettent. (Leibniz an Antoine Arnauld. 30. April 1687, A II 2, 187-188) 5. Regardons un très beau tableau, et couvrons-le ensuite de manière à n’en apercevoir qu’une minuscule partie : que verrons-nous dans celle-ci, même en l’examinant de très près et surtout même quand nous nous en approchons de plus en plus, sinon un certain amas confus de couleurs, fait sans choix et sans art ? Et cependant, en écartant le voile et en regardant le tableau tout entier de la distance convenable, on comprendra que ce qui avait l’air d’une tache faite au hasard sur la toile, est l’effet de l’art consommé du peintre. (De rerum originatione radicali, 1697, GP VII, 306, in Schrecker, Opuscules philosophiques choisis, 90) 6. On donne mal les limites à la division et subtilité, aussi bien qu’à la richesse et beauté de la nature, […] lorsqu’on ne reconnoist pas l’infini en tout, et l’exacte expression du plus grand dans le plus petit, jointe à la tendance de chacun à se developper dans un ordre parfait, ce qui est le plus admirable et le plus bel effect du souverain principe, dont la sagesse et bonté ne laisseroit rien à desirer de meilleur à ceux qui en pourroient entendre l’oeconomie. (Eclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le systeme nouveau de l’union de l’ame et du corps, 1698, GP IV, 524) 7. On pourroit connoitre la beauté de l’univers dans chaque ame, si l’on pouvoit deplier tous ses replis, qui ne se developpent sensiblement qu’avec le temps. (Principes de la Nature et de la Grace, fondés en raison, § 13, GP VI, 604) 8. Je ne dis point que le Monde corporel est une Machine ou Montre qui va sans l’interposition de Dieu, et je presse assés que les creatures ont besoin de son influence continuelle : Mais je soutiens que c’est une montre qui va sans avoir besoin de sa correction ; Autrement il faudroit dire que Dieu se ravise. Dieu a tout preveu, il a remédié à tout par avance. Il y a dans ses ouvrages une harmonie, une beauté déjà preétablie. (Second écrit de Leibniz, fin novembre 1715, § 8, in Robinet, Correspondance Leibniz-Clarke, 38-39)

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9. [Les âmes] sentent ce qui se passe hors d’elles par ce qui se passe en elles, repondant aux choses du dehors ; en vertu de l’harmonie que Dieu a préétablie, par la plus belle et la plus admirable de toutes ses productions ; qui fait que chaque substance simple en vertu de sa nature est, pour ainsi dire, une concentration et un miroir vivant de tout l’univers suivant son point de veue. (Cinquième écrit de Leibniz, Mi-août 1716, § 87, ibid., 164)

Ces citations révèlent une série de trois éléments esthétiques, qui ne sont pas disparates d’ailleurs. Le premier est celui de l’harmonie de l’univers et de la perfection de l’ouvrage divin en tant que manifestées dans la beauté. Le second est celui d’un esthétisme appliqué quand il s’agit de l’art des romans, des mélodies ou des tableaux. Enfin, le troisième est la relation explicite entre le beau et le plaisir, ce qui est exquis, agréable ou délectable.

Pour ma présentation, je vais, à l’aide des extraits présentés ci-dessus, dérouler le fil qui m’a conduite de l’interprétation théologique de la beauté de l’univers à une compréhension plus essentiellement esthétique de l’argumentation leibnizienne, de sa théologie naturelle et de sa métaphysique monadologique (c’est-à-dire de l’harmonie universelle des substances).

Premier point : L’harmonie du monde et la beauté des ouvrages Dans la Profession de foi du philosophe de 1673, Leibniz évoque tout à la fois la

propriété « exquise » de la beauté et l’exemple de la peinture ou, implicitement celui de la musique, pour rendre compte, sinon de la nécessité, du moins de la conciliation possible du mal avec la bonté et la puissance divines :

1. Puisque Dieu est la raison dernière des choses, la raison suffisante de l’univers, mais que de la raison à coup sûr suprêmement rationnelle de l’univers s’ensuit ce qui est conforme à la suprême beauté, à l’harmonie universelle suprême (car toute harmonie universelle est suprême), et puisque la discordance chaotique rentre comme par enchantement dans l’ordre de l’harmonie la plus exquise, que la peinture des objets est rendue distincte par les ombres, que l’harmonie due aux dissonances s’équilibre en transformant les dissonances en consonances (comme de deux nombres impairs vient un pair), que les péchés s’infligent à eux-mêmes (ce qui est remarquable) leurs châtiments ; en conséquence, Dieu une fois posé, les péchés et les châtiments des péchés existent. » (Profession de foi du philosophe)

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Par ce texte, Leibniz ne signifie pas seulement que les péchés ne nuisent pas à l’harmonie et au fait que ce monde soit le meilleur des mondes possibles, mais il soutient l’idée que l’harmonie elle-même ne serait pas la meilleure sans les imperfections, sans les dissonances, sans les discordances. Certes, cela se peut être en raison d’un simple calcul – puisque le Dieu leibnizien est un Dieu calculateur qui compare entre elles les séries possibles du monde afin de choisir la meilleure : la série contenant ces imperfections, dissonances, discordances est aussi celle qui contient le plus de biens. Néanmoins, dire cela ne rend pas compte de tout ce qui est contenu dans ce passage. L’harmonie y est décrite comme « due aux dissonances » à la manière de la peinture qui est « rendue distincte par les ombres ». L’argument peut alors sembler futile, voire commun : la beauté se trouverait exacerbée par la laideur qui lui est jointe, conformément aux règles de l’art, comme les évoque Leibniz un peu plus loin dans le même texte :

2. Bien que l’ensemble harmonique soit agréable, les dissonances ne le sont pourtant pas, encore qu’elles s’immiscent en lui selon les règles de l’art. (Ibid.)

Ces règles sont celles de la pratique esthétique la plus ordinaire et la plus véritable, telles celles de l’art de la chanson ou du roman :

3. Et ils ne reconnaissent pas que ces dissonances particulières entremêlées rendent la consonance de l’univers plus exquise : comme deux impairs se fondent en un pair, bien davantage est-il de l’essence de l’harmonie que la diversité soit rachetée, d’une manière étonnante, par une unité pour ainsi dire inattendue. Ce que les fabricants non seulement de mélodies mais encore de ces histoires agencées pour distraire, qu’on appelle des romans, tiennent pour règle de leur art. (Ibid.)

Loin d’un Dieu seulement géomètre ou calculateur, la doctrine leibnizienne offre une conception apparemment légère de la création divine comme sensible, c’est-à-dire en recherche d’un plaisir qui rejoint évidemment le choix de la plus grande multiplicité, ou en tout cas est compatible avec lui, mais qui est également lié à la surprise, à l’étonnement. Le plaisir est joint au sentiment inattendu de l’unité trouvée dans la diversité qui elle-même est née de la discordance. On peut alors comprendre comment la dissonance joue dans le sentiment du beau, marqué par son caractère exquis ou délectable : parce qu’elle produit une perception de désordre, de profusion chaotique, laquelle est soudainement levée par l’avènement d’une unité. La règle de l’art est celle qui consiste à produire à partir du désordre cette unité, mais aussi à la produire de la façon la plus inattendue qui soit, dans une surprise à laquelle l’intensité de

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l’expérience du beau est proportionnée. Le critère du désordre apparaît alors en premier lieu quantitatif : plus il y a d’éléments disparates, plus il y a de détails dans le tableau, plus la perception peut être bariolée et profuse. On retrouve en cela l’idée que la création la plus parfaite qui est aussi la plus riche. Cependant, dans la description faite par Leibniz, l’expérience du beau ne suggère pas vraiment quelque chose de quantitatif, mais plutôt le critère qualitatif de l’inattendu ressenti dans l’étonnement. Aussi reste-t-il à comprendre la relation entre la surprise, la beauté et l’harmonie.

Dans le texte même de Leibniz qui est étudié, la Confessio philosophi, il n’est pas clair comment la diversité produite par les dissonances ou ombres peut produire l’harmonie ou encore la beauté et, avec elle, la surprise et le plaisir. Voici une citation que je n’ai pas proposée en première instance parce que ni les « règles de l’art » ni le terme de « beauté » ne s’y trouvent :

Aussi bien, cependant, la série universelle ne réjouirait-elle [Dieu] pas davantage si les péchés en étaient absents, bien mieux, elle le réjouirait moins, parce que cette harmonie elle-même du tout est rendue délectable, justement par les dissonances interposées en elle et que compense une admirable proportion. (Ibid., 49)

Nous y trouvons les trois éléments déjà évoqués : le caractère délectable de l’harmonie, la constitution de l’harmonie par les dissonances, et la compensation de celles-ci dans l’harmonie. De façon très classique, pour Leibniz, la nature de l’harmonie est de contenir en elle la plus grande multiplicité dans l’unité (ou dans la plus grande simplicité). Le caractère délectable est en premier lieu étroitement lié à des arguments théologiques, mais il est aussi lié, ainsi que nous venons de le voir, aux règles de l’art des romans, des mélodies ou des tableaux. À la manière du morceau de musique, le plaisir ressenti dans l’harmonie tient à ce qu’elle unifie les dissonances, non en les annihilant par unification, mais par la « proportion » entre les différents éléments (entre les différentes sonorités). Le texte de la Confessio est justement plein de cette notion, la « proportion », sans jamais vraiment expliciter de quelle nature elle peut bien être, si ce n’est dans une analogie assez peu éclairante avec les proportions mathématiques. En effet, considérant que le rapport de trois à neuf peut être identifié au rapport de quatre à douze, on conçoit aisément comment deux termes peuvent être rapportés à deux autres termes dans une proportion. Mais on ne saisit pas aussi clairement quels peuvent bien être les quatre termes dans l’harmonie du monde et comment ils peuvent être mis en relation d’une telle manière. L’autre exemple des deux nombres impairs qui produisent un nombre pair pourrait suggérer que l’imperfection (l’imparité) disparaîtrait dans l’unité (la parité). Cependant, tout nombre pair

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peut toujours être décomposé en deux nombres impairs, de sorte que l’imperfection de l’imparité ne s’évanouit pas complètement dans la perfection de la parité. Ce qui se fait jour, par la métaphore de la proportion ou par l’exemple des nombres, est que l’harmonie du monde qui est unité de la diversité n’est pas annihilation de la diversité, de même que la proportion n’est pas l’égalité, et encore moins l’identité. Ainsi, la perfection de l’ouvrage divin n’est pas négation de toute imperfection : le monde est le plus parfait, mais il n’est pas tout parfait – en cela que chacune de ses parties serait elle-même parfaite. Aussi, que l’harmonie ait pour réquisit l’existence de dissonances prend sens si l’on considère que la beauté s’en trouve dans le rapport de la multiplicité à l’unité qui n’est pas l’identité, à l’instar d’un riche et habile roman qui tisse entre ses personnages disparates des liens enchevêtrés dans la plus parfaite unité de l’intrigue – de sorte que la gloire de son auteur se manifeste avec une évidence qui force l’admiration. Inattendue pour le lecteur, cette unité dans la complexité ne l’est évidemment pas pour le talentueux auteur ; inattendue pour le fidèle, l’harmonie de l’univers se présente en premier chef à Dieu lui-même mais exalte l’homme qui a la chance de la percevoir. Et le degré de la surprise n’est autre, puisque l’unité est toujours une, que le degré de complexité, de variété, de diversité de ce qui est enfin perçu dans l’unité, l’accord, l’harmonie, ce qui révèle enfin comment l’accord est dû à la dissonance en cela que les dissonances produisent la diversité qui rend plus belle l’unité qui la contient.

Face à ces analyses, on pourrait penser que le recours aux modèles de l’art vulgaire de la création esthétique n’est qu’une sorte de facilité dans la réflexion de Leibniz dans la Confessio, un moment de détente dans un dialogue philosophique qui ose convoquer les basses matières de la composition des fredaines ou de la rédaction des romans afin d’asseoir la théologie défendue par Leibniz. L’idée sera en effet prospère chez Leibniz : elle consiste en la nécessité, pour la gloire divine elle-même, de maintenir dans le monde créé une part d’imperfection, de laideur, de dissonances et d’ombres, afin que la gratitude et l’amour de Dieu puissent naître dans l’esprit des hommes. Rendre plus exquise l’harmonie, la rendre plus délectable, requiert de donner à la lumière des degrés, car la pleine lumière est une et aveuglante ; cela requiert de donner aux sons des dissonances, car l’accord parfait est un et silence ; ou encore de donner à l’harmonie des discordances sans lesquelles les hommes ne pourraient l’appréhender comme harmonie. De cette manière, Leibniz s’attache à des raisons esthétiques propres à susciter une grande piété. Mais il se donne également pour tâche d’éviter ce qu’il considère comme les travers du spinozisme, à savoir de réduire l’harmonie à l’unité dans laquelle se dissoudrait toute multiplicité : il faut, au contraire, maintenir la multiplicité tout préservant l’unité. Car l’harmonie leibnizienne n’est pas le tout parfait et sans aspérité

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d’une unité absolument accomplie, mais elle réside dans les multiplications nées des imperfections qui, Leibniz ne pensant pas le non-être, ne peuvent être que relatives, ne peuvent exister que dans les rapports des choses les unes aux autres. Néanmoins, la manière dont ces choses diverses se rapportent les unes aux autres, et qui seule ordonne la multiplicité et la fait être harmonie et non multiplicité chaotique, si elle est présentée comme la proportion, n’est pas simple à comprendre, comme nous venons de le voir. Et ce sont peut-être les modèles appliqués de l’art qui peuvent offrir des éléments supplémentaires pour saisir comment l’harmonie est composée et comment elle se fait sentir.

Second point : L’harmonie universelle et la beauté du tout Pour préciser ce qui précède, la compréhension du concept de beauté de l’univers chez

Leibniz conduit vers des interprétations différentes qui s’éclairent les unes les autres mais qui, surtout, se précisent dans leurs différences. En premier lieu, la beauté de l’univers est identifiée à sa perfection, ce qui renvoie à l’idée d’un maximum des perfections dans l’univers, c’est-à-dire à l’infinité des substances et à la variété de leurs degrés de perfection. En deuxième lieu, la beauté signifie l’harmonie comme ordre dans la variété que Leibniz qualifie à la fois comme accord préétabli (entre toutes les substances) et comme existence accordée de deux règnes (de l’âme et du corps). Enfin, en troisième lieu, la beauté de l’univers est ce qui suscite du plaisir et est propice à la délectation, voire à la félicité. Si ces trois acceptions du concept de beauté peuvent être conciliées, elles doivent également être distinguées par le changement de perspective qu’elles impliquent quant à la question de la création divine. La première renvoie à la solution souvent analysée que propose Leibniz au problème de la détermination de la plus grande perfection, c’est-à-dire de la plus grande « quantité de réalité » qui est aussi « la plus grande quantité de ce qui est pensable distinctement », ce qui « confère l’ordre aux choses et la beauté aux pensées » (24 thèse métaphysiques, § 11, 14 et 15, in Rauzy, Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, 469). La beauté à l’œuvre est alors celle toute mathématique de la rationalité divine qui s’exerce dans toute sa puissance combinatoire, de la puissance par laquelle les combinaisons possibles de substances sont comparées les unes aux autres, dans une omniscience qui évalue leur degré de perfection et fait advenir le monde le plis parfait. La beauté de l’univers consiste alors en le plaisir de l’intelligence. D’abord en le plaisir divin de sa propre intelligence en acte, puis en le plaisir humain des quelques esprits qui, regardant l’univers, ont l’heur d’en contempler l’ordonnance

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rationnelle. Il est cependant impossible qu’une seule substance finie ait parfaitement accès à cette ordonnance. En revanche, se manifeste avec évidence l’existence d’une correspondance entre les deux règnes des âmes et des corps, dans l’union de l’âme et du corps, dans l’accord des âmes et de l’univers. La beauté de l’univers est alors l’harmonie qui saute aux yeux, que Leibniz évoque en des termes esthétiques bien souvent pour rendre compte du rapport des âmes et des corps :

8. Je ne dis point que le Monde corporel est une Machine ou Montre qui va sans l’interposition de Dieu, et je presse assés que les creatures ont besoin de son influence continuelle : Mais je soutiens que c’est une montre qui va sans avoir besoin de sa correction ; Autrement il faudroit dire que Dieu se ravise. Dieu a tout preveu, il a remédié à tout par avance. Il y a dans ses ouvrages une harmonie, une beauté déjà preétablie. (Second écrit de Leibniz à Clarke, fin novembre 1715, § 8)

L’harmonie, quand elle est dite « préétablie », est celle qui existe entre l’âme et le corps. Elle s’inscrit alors dans la thématique de la correspondance des deux systèmes des lois des causes efficientes et des lois des causes finales, c’est-à-dire des deux règnes de la nature et de la grâce. Cela se réfère à la résolution première d’origine divine qui fait que les perceptions des substances (des âmes) s’entre-répondent de la même façon que l’ordre des phénomènes matériels concorde avec celui des représentations psychiques. Mais encore une fois, ce sont des raisons théologiques qui inscrivent l’harmonie comme l’exigence morale d’une création divine propre à susciter la piété. En effet, la beauté de l’univers est dans ce contexte identifiée à l’harmonie des deux règnes, celui du Dieu-géomètre des corps et celui du Dieu-monarque des esprits : parce qu’elle s’adresse précisément aux citoyens de ce monarque, aux hommes qui sont à l’image de Dieu, aussi pleinement destinés à l’aimer qu’ils sont condamnés à s’accommoder de leur corps. L’enjeu est éthique et l’harmonie est théologique.

Pourtant, c’est de façon primordiale l’accord universel des substances qui fonde l’union de l’âme et du corps – puisque la substance pourrait être seule avec Dieu qu’elle serait encore tout ce qu’elle est, affirme Leibniz. C’est donc par elle que, métaphysiquement, l’harmonie est rendue possible : l’harmonie n’est pas seulement l’ordre qui existe entre les deux règnes, mais elle est l’ordre universel qui existe entre toutes les substances créées par Dieu. Et dans l’ordre universel se fait jour une beauté qui n’est pas celle de l’harmonie dyadique entre l’âme et le corps, mais celle d’un accord polyadique dont la pluralité n’est autre que celle de l’infinité.

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Dans ce champ, c’est encore une fois le modèle artistique qui permet de penser la beauté propre à l’harmonie universelle des substances et à la totalité de la création divine :

5. Regardons un très beau tableau, et couvrons-le ensuite de manière à n’en apercevoir qu’une minuscule partie : que verrons-nous dans celle-ci, même en l’examinant de très près et surtout même quand nous nous en approchons de plus en plus, sinon un certain amas confus de couleurs, fait sans choix et sans art ? Et cependant, en écartant le voile et en regardant le tableau tout entier de la distance convenable, on comprendra que ce qui avait l’air d’une tache faite au hasard sur la toile, est l’effet de l’art consommé du peintre. (De rerum originatione radicali)

L’expérience de la beauté ainsi décrite illustre une position philosophique proprement leibnizienne. En effet, exemple d’une perception partielle comme perception plus précise de quelques détails d’un tout pourtant pensé et créé comme tel, cette citation évoque la vue perspective d’une substance qui ne saurait saisir dans l’unité de sa perception la totalité de l’univers. Elle ne peut par conséquent l’appréhender que dans une partialité qui produit la laideur ou le chaos, comme les effets dérivés d’une limitation substantielle et non comme les effets du créateur lui-même. Mais le créateur possède pour sa part un « art consommé » et ne fait rien « au hasard », ce que pourrait savoir celui qui se tient à « la distance convenable » qui est celle par laquelle le tableau est tout entier embrassé du regard. Cela suggère donc que la création est belle parce qu’elle est celle de la totalité et non celle des détails ou même celle de l’ensemble successif des détails : dans son omniscience, Dieu ne compare pas seulement les mondes possibles, mais il saisit pour chaque monde l’infinité des substances et de leurs rapports, qui compose la totalité de l’univers. Son « art consommé » est celui de l’harmonie comme rapport entre la richesse de son monde et son ordre parfait. La « distance convenable » est celle d’une absence de partialité : la vue qu’il a de son monde est, non scénographique, mais ichnographique, car il saisit les parts de ce tout en un seul et même temps. Par ailleurs, Dieu crée les substances comment autant d’instances imparfaites. Aussi, chaque substance est-elle également ce détail partiel de l’univers, analogue de la partie visible du tableau, qui à la fois en montre une part mais en masque la totalité harmonieuse. La substance est comme la vue partielle que Dieu aurait de sa création, et seul l’ensemble vu à distance de toutes les substances compose l’univers en lui-même. À la fois partie du tableau et vue partielle du tableau, la substance est en même temps ce qui perçoit l’univers de façon partielle et ce qui compose son détail. L’infinité des détails de l’univers est donc l’infinité des substances qui est

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elle-même l’infinité des points de vue sur l’univers. Là se trouve la célèbre mise en abyme de la monadologie leibnizienne : l’univers n’est autre que la réplication infinie des vues variées que les substances ont de lui. Et l’harmonie du monde, l’ordre universel, est alors l’accord préalable de ces vues, l’harmonie première des perceptions des substances, des manières dont elles se représentent l’univers et dont elles en sont l’expression.

Au cœur de cette réplication se pose certes le problème de la réalité de l’univers constitué des perceptions que les substances ont de lui, mais cela n’est pas mon propos aujourd’hui. Ce qui m’intéresse en revanche est le rôle joué par la perception dans la métaphysique leibnizienne en tant qu’elle est l’harmonie universelle des substances, fondée dans la nature de Dieu et dans la pluralité et la spontanéité des substances. J’en viens ainsi à mon troisième et dernier point qui examine le rapport qui existe entre la perception et la métaphysique leibnizienne en tant que métaphysique « esthétique ».

Troisième point : La perception et la métaphysique monadologique Comme nous l’avons dit précédemment, la beauté est présence d’un accord absolument

un, d’une multiplicité toujours déjà unifiée, d’un ordre supérieur de l’accord universel des substances. Dieu crée le meilleur des mondes possibles, qui est aussi le plus exquis, le plus beau, parce qu’il crée l’accord préalable des substances les uns avec les autres (la totalité du tableau) : si chacune exprime l’univers, se le représente, si chacune exprime toutes les autres d’une certaine façon, c’est parce que, dans leur origine, elles sont conçues par Dieu comme liées les unes aux autres dans leurs expressions, c’est-à-dire comme essentiellement et originalement s’entr’exprimant. Le rôle de l’enntr’expression est fondamental dans la compréhension de la métaphysique leibnizienne, et elle ne se résout certainement pas en ce qu’elle paraît parfois être : une transitivité qui permettrait de passer de A exprime Dieu et B exprime Dieu, à A et B s’expriment l’une l’autre parce qu’elles expriment la même chose. Au contraire, l’entr’expression suggère que, d’emblée, les substances, qui seraient tout ce qu’elles doivent être s’il n’y avait que Dieu et elle (l’une d’elles) ne sont seules avec Dieu qu’à titre métaphorique, pour dire qu’elles ne peuvent agir les unes sur les autres, qu’il n’y a pas entre elles une communication directe. Mais cela implique qu’il y ait entre elle une relation plus profonde et plus archaïque : celle de la conception par Dieu de leur harmonie avant leur diversité prise seule, ou avant l’unité prise seule, mais comme conception immédiate du rapport de l’infinité à l’unité, de la diversité à l’ordre. Dieu n’ordonne pas les substances après les avoir

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conçues dans leur diversité, pas plus qu’il ne démultiplie l’unité afin d’obtenir la pluralité des substances. La création est d’abord et toujours harmonie et entr’expression.

Dès lors, la vue partielle que la substance a de l’harmonie universelle est doublement esthétique. En effet, la substance est l’expression de la beauté de l’univers puisqu’elle est en soi une entité perceptive, définie comme un certain point de vue sur l’univers, comme une certaine représentation de celui-ci. Mais elle est aussi une part de la beauté de l’univers puisqu’elle est membre de la totalité entr’expressive. Aussi la perception de la substance est à la fois perception de la beauté (et elle est esthétique dans son objet) et élément de la beauté. Ainsi, la perception peut être conçue comme la présence intime, au cœur de la substance, de l’entr’expression préalable des substances qui constitue la beauté même de l’univers, son harmonie :

6. On pourroit connoitre la beauté de l’univers dans chaque ame, si l’on pouvoit deplier tous ses replis, qui ne se developpent sensiblement qu’avec le temps. (Principes de la Nature et de la Grace, fondés en raison, § 13)

Enfin, par nature imparfaite, parce qu’elle est créature, la substance est toujours une expression incomplète de l’univers et, en dépit de l’accord original avec les autres substances, elle ne peut manquer d’entrer en dissonance avec elles, parce que sa représentation d’un détail de l’univers est confuse tandis qu’elle est distincte en l’autre. La substance peut éprouver le beau en cela qu’elle perçoit les ombres et les lumières tout en percevant l’unité originaire, ou les dissonances et les accords. Mais en même temps, par cette épreuve même, elle est part de la beauté comprise comme variété accordée, son imperfection faisant sa singularité et produisant la diversité, et l’accord universel des substances assurant son accord avec les autres substances.

Dans ce cadre, les modèles esthétiques parlent d’une manière particulièrement riche, notamment pour saisir comment la substance éprouve la beauté. En effet, le modèle pictural permet de penser la beauté de l’univers sous le mode spatialisant de sa composition, le modèle esthétique de la musique permet de la considérer sous le mode temporalisant de sa succession. Or, la spatialité et la temporalité sont les ordres de la perception de la substance (et non de Dieu). L’espace est, dans la perception de la substance, l’ordre dans lequel se placent les choses qui existent en même temps, tandis que le temps est l’ordre de celles qui se succèdent. Ainsi que la beauté du morceau de musique se déploie dans la durée, celle de la beauté de l’univers se déroule dans le temps de la substance, dans ce qui la conduit selon son appétition vers plus de perfections, c’est-à-dire vers une meilleure contemplation de la l’harmonie de l’univers qui

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est aussi en même temps une meilleure contemplation de sa propre intériorité lorsqu’elle est esprit (mais non lorsqu’elle est une simple substance ou un animal) :

7. On donne mal les limites à la division et subtilité, aussi bien qu’à la richesse et beauté de la nature, […] lorsqu’on ne reconnoist pas l’infini en tout, et l’exacte expression du plus grand dans le plus petit, jointe à la tendance de chacun à se developper dans un ordre parfait, ce qui est le plus admirable et le plus bel effect du souverain principe, dont la sagesse et bonté ne laisseroit rien à desirer de meilleur à ceux qui en pourroient entendre l’oeconomie. (Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le systeme nouveau de l’union de l’ame et du corps)

De façon analogue, ainsi que la beauté du tableau se perçoit dans l’espace plan de la composition des formes et des couleurs, la substance perçoit l’harmonie de l’univers dans la vue qu’elle en a, comme le spectateur au théâtre, comme celui qui se tient à bonne distance du tableau :

9. [Les âmes] sentent ce qui se passe hors d’elles par ce qui se passe en elles, repondant aux choses du dehors ; en vertu de l’harmonie que Dieu a préétablie, par la plus belle et la plus admirable de toutes ses productions ; qui fait que chaque substance simple en vertu de sa nature est, pour ainsi dire, une concentration et un miroir vivant de tout l’univers suivant son point de veue. (Cinquième écrit de Leibniz à Clarke, Mi-août 1716, § 87)

La beauté est donc à la fois la plus publique, en ce qu’elle consiste en l’apparence harmonieuse des phénomènes de l’univers, et la plus intime, en ce qu’elle habite la nature de la substance, toujours créature divine, toujours miroir de l’accord du monde qu’elle se représente en son sein – et parfois image de Dieu quand elle fait réflexion sur ses perceptions et parvient à la connaissance de la beauté du monde. Mais la beauté est aussi métaphysique en ce que l’harmonie de l’univers est l’accord des perceptions des substances qui sont une manière de percevoir l’accord : les substances perçoivent de manière concordante et cela produit à la fois la beauté de l’univers et leur épreuve (pour ne pas dire expérience) de la beauté.

Dans cette réplication abyssale, déjà évoquée, ressort le rôle premier de la perception dans cette monadologie qui est entièrement fondée dans l’harmonie. Aussi je voudrais conclure, en quelques mots, sur un autre aspect de la métaphysique que j’ai appelée « esthétique » et qui joint ensemble les éléments que j’ai essayé de tenir dans mon propos, à savoir les règles de l’art, la forme de l’harmonie et la nature de la perception substantielle.

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Conclusion Ainsi que je viens de le dire, la nature perceptive de la substance, en tant que perception

de l’univers harmonieux, est la marque d’une métaphysique des substances qui sont douées d’une capacité dont nous pouvons dire qu’elle est esthétique, d’une part parce qu’elle est sensible, en cela qu’elle se produit relativement à une perception spatio-temporelle, d’autre part parce qu’elle est saisie, plus ou moins confuse, de la beauté de l’univers – qu’elle que soit la définition que l’on donne de cette dernière hormis celle de l’objet de félicité qui est réservée aux esprits. Le cadre spatio-temporel est donc le cadre de l’esthétique leibnizienne – dont l’objet est toujours l’harmonie comme accord de la multiplicité. Dans ce contexte, les apports du modèle perspectif, comme modèle au croisement de la géométrie et de la peinture (et sculpture) engage une dernière voie de réflexion. Plusieurs éléments vont dans le sens d’une esthétique de la perception : la perception apparaît comme la saisie intuitive, immédiate, d’un ordre (des coexistants ou des successifs), cet ordre est celui d’une multiplicité qui demeure cependant accordée – à la manière dont sont accordées les vues que tous les spectateurs ont d’un même spectacle à partir de leur situation, et enfin la beauté extérieure de l’univers est internalisée dans la substance sous la modalité de la singularité de sa perception – ou alors l’harmonie intérieure de la substance est externalisée sous la modalité de la belle apparence de l’univers. De plus, la substance, qui est un point de vue sur l’univers, est à la fois le point de vue que Dieu a sur l’univers quand il le conçoit comme l’infinité accordée des substances, et également le point de vue de la substance elle-même qui perçoit, comme dans un centre de représentation perspective, l’ensemble de l’univers. Ce qui m’intéresse, pour finir, est précisément cette métaphore perspective qu’on ne cesse de trouver dans les textes de métaphysique leibnizienne : la substance est une vue perspective sur l’univers. Or, le modèle perspectif est proprement celui qui permet de rendre compte des éléments qui jouent dans la perception de la substance et dans la beauté de l’univers. Il est à ce titre remarquable que Leibniz travaille par ailleurs sur la perspective à partir des traités du Quattrocento qui présentent les règles de la représentation perspective (pour les tableaux ou pour la taille des pierres) et qui, avec Desargues et Pascal, dans les années 30-50 du 17e siècle, devient l’origine d’une nouvelle géométrie et, avec elle, d’une nouvelle façon de considérer l’espace, d’abord comme l’objet même de la science géométrique, et comme un ordre, une structure, le lieu de relations mutuelles de position. La géométrie porte alors sur la manière dont des propriétés peuvent se préserver dans une transformation (du type de celle de la perspective), fondant ainsi une manière de produire une diversité infinie de figures géométriques (parfois très

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dissemblables comme le sont une hyperbole et un cercle) tout en assurant leur unité comme figures engendrées par une même loi (celle de la projection perspective du cercle par exemple qui produit toutes les coniques). La transformation géométrique est celle des apparences qui n’affectent pas la nature profonde des objets : il y a une nature du cercle qui se retrouve dans l’ellipse et même dans les hyperboles opposées. On pourrait même imaginer que l’espace euclidien droit soit ramassé sur lui pour devenir un espace sphérique. L’influence des anamorphoses est présente, celle de la puissance mathématique pour penser l’espace également, les jeux de miroir et de déformation sont évoqués.

Aussi une question m’anime-t-elle, à laquelle j’espère que ce séminaire m’aidera à répondre, qui est celle du rapport qui existe au 17e siècle entre les innovations géométriques relatives à l’espace et à la perspective, les philosophies qui mettent en œuvre la perception, notamment au sein de l’espace (qu’on peut trouver chez Leibniz ou chez Pascal par exemple) et une métaphysique dans laquelle la beauté dépasse les limites de son enjeu théologique pour rejoindre ce que j’ai appelé des aspects esthétiques, en tant qu’ils se réfèrent tout à la fois à la perception, à l’intuition, à l’harmonie et à la beauté. Je vous remercie.


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