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Le sens de la citoyenneté dans le contexte de la construction nationale au Cameroun

Date post: 05-Mar-2023
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1 Le sens de la citoyenneté dans le contexte de la construction nationale au Cameroun Revue Perspectives & Sociétés, Volume 5, Numéro 1 et 2 (2013), Citoyenneté et transformations sociales en Afrique. KAKDEU Louis-Marie, PhD Centre de Recherche et d’Action pour la Paix (CERAP), Abidjan-Côte d’Ivoire Résumé Cet article traite du sens identitaire que l’on donne à la notion de citoyenneté au Cameroun de nos jours. A l’aide d’une approche empirique et multidisciplinaire qui combine analyse du discours, sciences politiques et sciences économiques, il présente tour à tour les limites de la citoyenneté envisagée sur les plans politiques, culturels et ethniques. Il montre que la nationalité camerounaise des adversaires politiques est privée de certains avantages liés à la citoyenneté dont les droits politiques, économiques, sociaux ou culturels. Il montre comment un modèle de citoyenneté se reposant sur le critère fiscal pourrait être plus fonctionnel que le modèle actuel se reposant sur la parenté nationale. Il se fonde sur quelques exemples tirés du modèle suisse et discute la primauté politico-administrative que l’on accorde à la politique de redistribution au Cameroun (équilibre régional). Abstract This article discusses the sense given to the notion of citizenship in Cameroon today. Using an empirical and multidisciplinary approach that combines discourse analysis, political science and economics, the work presents alternately the limits of citizenship envisaged in the political, cultural and ethnic backgrounds. It shows that the Cameroonian nationality of political opponents is deprived of certain benefits of citizenship, including political, economic, social or cultural rights. It shows how a citizenship model based on the fiscal criterion may be more efficient than the current model based national affiliation. It is based on some examples from the Swiss model and it discusses the political and administrative primacy given to the policy of redistribution in Cameroon. Mots-clés : Représentation, citoyenneté, identité, construction nationale, fiscalité. Keywords: Representation, citizenship, identity, nation-building, taxation.
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Le sens de la citoyenneté dans le contexte de la construction nationale au Cameroun

Revue Perspectives & Sociétés, Volume 5, Numéro 1 et 2 (2013), Citoyenneté et

transformations sociales en Afrique.

KAKDEU Louis-Marie, PhD

Centre de Recherche et d’Action pour la Paix (CERAP), Abidjan-Côte d’Ivoire

Résumé

Cet article traite du sens identitaire que l’on donne à la notion de citoyenneté au Cameroun de

nos jours. A l’aide d’une approche empirique et multidisciplinaire qui combine analyse du

discours, sciences politiques et sciences économiques, il présente tour à tour les limites de la

citoyenneté envisagée sur les plans politiques, culturels et ethniques. Il montre que la

nationalité camerounaise des adversaires politiques est privée de certains avantages liés à la

citoyenneté dont les droits politiques, économiques, sociaux ou culturels. Il montre comment

un modèle de citoyenneté se reposant sur le critère fiscal pourrait être plus fonctionnel que le

modèle actuel se reposant sur la parenté nationale. Il se fonde sur quelques exemples tirés du

modèle suisse et discute la primauté politico-administrative que l’on accorde à la politique de

redistribution au Cameroun (équilibre régional).

Abstract

This article discusses the sense given to the notion of citizenship in Cameroon today. Using

an empirical and multidisciplinary approach that combines discourse analysis, political

science and economics, the work presents alternately the limits of citizenship envisaged in the

political, cultural and ethnic backgrounds. It shows that the Cameroonian nationality of

political opponents is deprived of certain benefits of citizenship, including political,

economic, social or cultural rights. It shows how a citizenship model based on the fiscal

criterion may be more efficient than the current model based national affiliation. It is based on

some examples from the Swiss model and it discusses the political and administrative primacy

given to the policy of redistribution in Cameroon.

Mots-clés : Représentation, citoyenneté, identité, construction nationale, fiscalité.

Keywords: Representation, citizenship, identity, nation-building, taxation.

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Introduction

La nationalité peut être définie sur les plans culturel, sociologique, politique ou juridique

(Krulic, 1999 :9). Sur le plan socioculturel, la notion de nationalité renvoie à une identité

collective (croyances, symboles, histoire, territoire, culture, etc.) que les membres d'une

même communauté/nation se donnent (Oommen, 1997 : 19 ; Gracia, 2005 :110). Du point de

vue politique et juridique, la définition de la nationalité qui est pertinente dans le cadre de ce

travail est la preuve légale de l’appartenance à un Etat. Dans les faits, l’Etat est constitué de

citoyens qui respectent ses lois (droits et devoirs) en vue de favoriser une vie harmonieuse et

durable en communauté. Selon la loi N°68-LF-3 du 11 juin 1968 portant code de nationalité

camerounaise, l’attribution de la nationalité camerounaise à titre de nationalité d’origine se

fait dans les limites de la loi en raison de la filiation parentale, de la naissance au Cameroun,

de l’effet du mariage, de l’effet de l’adoption et de l’effet de la naturalisation. La double

nationalité masculine n’est pas admise au Cameroun à ce jour, ce qui signifie que le

Camerounais majeur, à l’exception de la femme, qui acquiert ou conserve volontairement une

nationalité étrangère, perd automatiquement sa nationalité camerounaise. Cette loi prévoit en

son Article 32 que la femme camerounaise qui épouse un étranger conserve sa nationalité

camerounaise, à moins qu’elle ne déclare expressément au moment de la célébration du

mariage et dans les conditions fixées par la loi, répudier cette qualité. Cela signifie qu’il est

possible pour la femme camerounaise d’avoir la nationalité étrangère tout en conservant sa

citoyenneté camerounaise. Cette exception crée de par la loi une différence entre les notions

de nationalité et de citoyenneté au Cameroun bien qu’elle ne soit pas explicitement exprimée.

Cette preuve formelle s’ajoute à la représentation linguistique de la citoyenneté camerounaise

selon laquelle « les gens se dépassent ; les gens s’égalent mais, ne se valent pas ». Aussi, on

entend dire au sujet de la vie publique que « tu n’es rien si tu n’as personne quelque

part [haut placée]». En clair, l’imaginaire populaire dévoile l’existence de l’inégalité de

traitement entre les Camerounais ; il existe des personnes privées de leurs libertés et de leurs

droits politiques, économiques, sociaux ou culturels et qui ne conservent au plan civil que leur

nationalité comme ce fût le cas par exemple dans la relation coloniale avec la France ou la

Belgique sous le code de l’indigénat (Solus, 1927).

A l’heure de la construction nationale, il importe de se poser des questions d’ordre descriptif,

causal et comparatif : Quel est le système de citoyenneté qui est mis en place de nos jours au

Cameroun ? Quels en sont les critères de définition? Quels en sont les conséquences et les

3

dysfonctionnements observés ? Quel modèle alternatif pourrait être utilisé pour atteindre les

objectifs de la construction nationale ? Comment un système reposant sur le critère fiscal

pourrait-il être plus fonctionnel que l’actuel qui repose sur la parenté nationale ?

Pour répondre à ces questions, nous adoptons une démarche multidisciplinaire qui intègre

l’analyse du discours, les sciences politiques et les sciences économiques. Nous relevons

l’implicite (Kerbrat-Orecchioni, 2005) qui se dégage des différents discours prononcés sur la

citoyenneté et nous analysons le jeu des acteurs politiques sur le terrain (Knoepfel et al.,

2006) de façon à proposer un sens opérationnel à la notion de la citoyenneté correspondant à

l’environnement cognitif et social du Cameroun. Du point de vue de l’économique publique

(Marshall, 1971 ; Musgrave & Musgrave, 1989), nous abordons la question de la construction

nationale de façon à la rendre viable pour un Etat républicain en voie de démocratisation.

Pour ce faire, nous faisons dans un premier temps l’état des lieux en présentant tour à tour la

conception de la citoyenneté sur le plan politique d’une part et ethnique d’autre part. A ce

modèle réel, mais dysfonctionnel de la citoyenneté, nous présentons dans un second temps, un

modèle idéal basé sur la fiscalité et susceptible d’être plus fonctionnel dans le contexte de la

construction nationale.

1. La citoyenneté politique au Cameroun

Comme le rapporte aussi Amougou (2011), dans certains milieux politiques camerounais, le

citoyen est considéré comme un sujet électoral dont le politique « détourne du sens du vote»

(Quantin, 2002:6-7) au gré de ses ambitions de conquête ou de conservation du pouvoir (se

faire élire). Dans les faits, l’acteur politique fait croire au citoyen-électeur dans une approche

psychobiologique que s’il ne fait pas un « choix utile [choix du candidat qui sera en mesure

de combler ses besoins]» ou « le seul bon choix »1 alors, il sera un « lasser-pour-compte » en

dépit de son statut de citoyen à part entière.

Le pouvoir du RDPC2 avait même eu à utiliser le slogan suivant : « politics na njangui [le jeu

politique fonctionne comme une tontine : tu me cotises, je te cotise] » en référence à la

promesse implicite de la récompense des citoyens qui feraient allégeance au régime. Le

langage du « njangui » consistait à proposer au citoyen un pacte politique selon lequel « tu

tapes dans mon dos, je tape dans ton ventre » ou mieux « tu me donnes ta voix et je te donne

1 C’était le slogan de campagne du parti RDPC lors des élections présidentielles de 1997. 2 Se dit du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais, parti au pouvoir créé en 1985.

4

l’action publique en retour, sinon tu n’a rien ». Le Premier ministre Simon Achidi Achu3,

auteur principal du slogan, en témoignait lui-même : « Nous disions aux gens que si vous

donnez vos voix à Paul Biya4, étant donné qu’il gère le pays, il sera à mesure de vous donner

en retour en fonction de vos besoins et des disponibilités du pays »5. L’implicite contenu dans

cette logique est que « celui qui ne gère pas le pays ne peut pas avoir les moyens de répondre

aux aspirations du peuple ».

Dans le contexte d’énonciation, il s’agissait de la Realpolitik et dans cette démarche, comme

le relève Kakdeu (2010a), on note clairement la scission du groupe des citoyens-bénéficiaires

des politiques publiques en deux parties en ce sens qu’on ne promet plus de soutenir que la

portion du peuple qui accepte d’entrer dans ce jeu du réalisme politique. Le citoyen devient le

client des clans politiques qui se vendent au plus offrant ou à tous ceux qui veulent obtenir des

privilèges au sein de la « mangeoire suprême [appareil de l’Etat]» (Taguem Fah (2001). Dans

les cercles du pouvoir, on fait miroiter aux citoyens une rétribution financière, un poste de

nomination ou tout autre « avantage de toute nature prévu par la réglementation en vigueur»6

en cas de leur « forte mobilisation ».

On observe aussi que la répression du citoyen indélicat (opposant) ne se fait plus par terreur

physique comme ce fût le cas dans les premières décennies de la décolonisation mais, par

suppression des avantages liés à sa citoyenneté. Comme il se dit, les relations entre les

politiques et les citoyens ont « l’œil [pour discerner] et les dents [pour croquer] ». On entend

les victimes s’écrier : « Le dehors est ndjindjah7 ! C’est caillou

8 ! [Les opportunités sont

fermées] ».

Dans les faits, ce clientélisme politique ne bénéficie qu’à « l’élite prédatrice » appartenant

pour la plupart au « pays organisateur [tribu du Président de la République] » (Atéba Eyéné,

2008). Pour le reste, la masse (citoyen ordinaire) se contente des promesses ou des discours

sensationnels. Dans ce travail, le sensationnel consiste à tenir un discours ou un langage qui

vise à générer « de la violence [pouvoir] ou le miracle [opposition]» en vue de peigner « un

visage grotesque sur le monde » et en privant le citoyen «de la possibilité d'examiner les

3 Il fut le Premier Ministre de la République du Cameroun du 9 avril 1992 au 19 septembre 1996. 4 Président de la République du Cameroun depuis 1982 et Président national du RDPC. 5 Source : Journal du RDPC, http://journal.rdpcpdm.cm/index2.php?option=com_content&do _pdf=1&id=201 6 C’est généralement l’article 2 de tout acte de nomination à un poste de responsabilité au Cameroun. 7 Littéralement, le citoyen utilise la métaphore selon laquelle « lorsqu’on avale la salive de la galère, ça brule la

gorge comme le ferait le jus de gingembre. » 8 Le citoyen utilise la métaphore selon laquelle « la vie est dure comme le caillou. »

5

événements subtils avec de grandes conséquences » (Stephens, 2007:113). Selon Kakdeu

(2010a), le discours politique à destination du citoyen camerounais est caractérisé par trois

types de promesses à savoir : les promesses utopiques à connotation nationaliste9, les

promesses réalistes et populistes10

, et les promesses intelligentes à connotation électoraliste11

.

En effet, la promesse politique est envisagée comme étant la prise d’un engagement oral ou

écrit à répondre aux attentes des acteurs de la politique publique. Les procédés utilisés sont :

l’effet d’annonce, la prédiction, l’espoir ou l’assurance que « le nécessaire sera fait ». Le

Président Paul Biya12

l’a « actualisé » en ces termes : « Je vous verrai » (Boyomo, 2001). Il

s’agit en effet du mensonge présenté par Duradin (1982) comme un discours sur lequel il a été

appliqué des procédés d’adjonction, de soustraction ou de déformation de l’information.

Au Cameroun, la plupart des discours sensationnels des partis politiques et de la presse

partisane ne sont plus fidèles aux faits et l’utilisation de l’un des procédés ci-dessus vise à

créer des effets électoralistes sur le citoyen. A ce sujet, Kerbrat-Orecchioni (1984 :213) parle

de «discours du Parti, donc de parti pris, discours apologétique et polémique, dont l’enjeu est

de dévaloriser la position discursive de l’adversaire tout en valorisant la sienne».

L’une des conséquences de la conception actuelle de la citoyenneté politique au Cameroun est

la dépendance du peuple supposé pourtant être « une foule qui sait faire foule [libre, unie et

consciente]» (Ngoué, 1997). On observe que les citoyens sont victimes de la manipulation ou

du lavage de cerveau au sens d’Esquerre (2002) ou de Laurens (2003). Par la force du

clientélisme politique, un rapport de pouvoir dominant des hommes politiques les contrôle

psychiquement et fait état de ce qu’ils ne verront jamais leurs conditions de vie s’améliorer

s’ils « ne font pas le jeu du pouvoir». Ainsi, c’est tout logiquement et en adéquation avec la

tendance dominante que ces citoyens abandonnent la morale publique pour vivre dans la

corruption. A ce sujet, on entend dire avec désespoir : « on va faire comment ? Ici dehors

maintenant, il faut manger13

ta part et tu restes tranquille ! Tu penses que c’est toi qui vas

changer quoi ? ». Les citoyens sont victimes au sens de Laurens (2003), d'une force

9 Actes de parole à connotation nationaliste qui annoncent la construction d’un monde idéal et qui relèvent des

engagements que les autorités politiques prennent alors qu’elles ne peuvent pas respecter. 10 Actes de parole à connotation électoraliste qui communiquent sur le gain mutuel dans l’exercice du pouvoir et

qui se fondent sur l’incrimination de l’élite politique, économique et financière. 11 Actes de parole à connotation électoraliste qui se présentent comme un enchaînement discursif actualisé

(Boyomo Assala : 2001) intellectuellement et technologiquement correct. 12 Président de la République du Cameroun depuis 1982. 13 Incitation au détournement des deniers publics ou à l’acceptation de la corruption.

6

quasiment irrésistible qui les pousse à faire ou à penser des choses non propices pour le pays,

une force qui finalement conduit à la perte.

Une autre conséquence observable est la perversion du sens de l’engagement politique. On

constate qu’en vue de gagner les élections, les hommes politiques indélicats font une intrusion

opportuniste dans la vie des citoyens et causent « un véritable viol de leur conscience ou de

leur volonté » (Laurens, 2003) de façon à ce que ce ne sont plus eux, les citoyens, qui

expriment leur volonté ou qui agissent, mais c'est la volonté de ces politiques qui est entrée en

eux et qui agit à travers eux (sentiment de possession). On assiste donc, sous la « logique

autoritaire » actuelle (Zambo-Bélinga, 2003), à la « paupérisation » des citoyens (Mveng,

1992) en lieu et place de l’émergence d’une identité politique qui serait propice à la

construction nationale. Dans l’imaginaire populaire, on entend dire que le Président Biya a

plongé le pays dans le « libéralisme alimentaire » en lieu et place du « libéralisme

communautaire » (Biya, 1987) qu’il avait promis.

Comme le présente Wanner et D’Amato (2003) pour le cas des systèmes politiques

occidentaux, une vaste littérature appuie la thèse selon laquelle les droits civiques représentent

un instrument normatif important, qui est aussi source d’égalité et de dignité sociale. De

même, Mveng (1992) soutenait que la condition nécessaire à tout développement en Afrique

est la « libération et la réhabilitation de l’homme dans sa dignité et ses droits

fondamentaux ». La citoyenneté politique au Cameroun aujourd’hui présente cette défaillance.

2. Citoyenneté culturelle et ethnique

2.1. Citoyen autochtone contre citoyen allogène

Dans la Constitution de la République du Cameroun du 18 janvier 1996 amendée le 14 avril

2008, l’Etat proclame que tous les hommes sont égaux en droits et en devoirs et s’engage à

assurer à tous les citoyens les conditions nécessaires à leur développement. Paradoxalement,

l'Etat s’engage à préserver les droits des populations autochtones « conformément à la loi ».

Quelle est donc cette loi qui engage tant l’Etat dans sa Constitution nationale ? Y a-t-il au

Cameroun une loi à laquelle l’Etat ne peut se soustraire dans la Constitution ?

Il faut se plonger dans l’environnement culturel et sociopolitique du Cameroun pour

comprendre une telle position de l’Etat qui doit s’inventer une cohésion entre la protection des

minorités et la préservation des droits des autochtones. Il est difficile de dire qu’il existe des

« peuples autochtones » au sens des conventions internationales au Cameroun. En clair, le

7

Haut-commissariat des Nations Unies pour des Droits de l'Homme parle des autochtones en

tant que :

«descendants de ceux qui habitaient dans un pays ou une région géographique à l'époque où

des groupes de population de cultures ou d'origines ethniques différentes y sont arrivés et

sont devenus par la suite prédominants, par la conquête, l'occupation, la colonisation ou

d'autres moyens »14

.

Avec Martínez Cobo (2003), nous avons la définition plus complète suivante :

« Par communautés, populations et nations autochtones, il faut entendre celles qui, liées par

une continuité historique avec les sociétés antérieures à l’invasion et avec les sociétés

précoloniales qui se sont développées sur leurs territoires, s’estiment distinctes des autres

segments de la société qui dominent à présent sur leurs territoires ou parties de ces

territoires. Elles constituent maintenant des segments non dominants de la société et elles

sont déterminées à préserver, développer et transmettre aux futures générations leurs

territoires ancestraux et leur identité ethnique, qui constituent la base de la continuité de leur

existence en tant que peuples, conformément à leurs propres modèles culturels, à leurs

institutions sociales et à leurs systèmes juridiques. »

Ce concept à connotation primitive importé de façon générique dans la Constitution

camerounaise renvoie dans l’imaginaire populaire, aux « peuples victimes des envahisseurs ou

allogènes [citoyens venus suite à l’exode rural] ». Ainsi, la loi tacite que l’Etat se doit de

respecter en milieu urbain est l’établissement subtil de la distinction entre le « citoyen

autochtone [qui est dans son village]» et le « citoyen allogène [qui est venu d’ailleurs]».

Pourtant, le même Etat s’engage dans la même Constitution à garantir que « Tout homme a le

droit de se fixer en tout lieu et de se déplacer librement, sous réserve des prescriptions légales

relatives à l'ordre, à la sécurité et à la tranquillité publics ». Du point de vue pragmatique, il

faudrait comprendre implicitement par cette disposition que :

« Quiconque s’installe dans une capitale sans admettre la supériorité du droit des

autochtones dans la conduite des affaires de la capitale, se rend coupable de violation des

prescriptions légitimes relatives à l’ordre, à la sécurité et à la tranquillité tribale».

14 Dans Fiche d'information No.9 (Rev.1), Les droits des peuples autochtones, consultable sur le lien suivant :

http://www2.ohchr.org/french/about/publications/docs/fs9rev1_fr.htm 10/12/2012

8

Cette réalité sous-jacente nous renseigne que la lecture du « code » de la citoyenneté est

placée plutôt sous le signe de la légitimité tribale. Ainsi, ce sont des revendications politiques

fortes que l’on observe dans les différents chantiers de la construction nationale. D’ailleurs, au

Titre premier, Article premier, Alinéa 2 de la Constitution, il est stipulé que l’Etat reconnaît et

protège les valeurs traditionnelles conformes aux principes démocratiques, aux droits de

l’homme et à la loi. La démocratie permet donc de consolider la légitimité tribale.

De façon concrète, bien qu’au même Titre premier, Article premier, Alinéa 2 de la

Constitution, il soit prévu que la République du Cameroun assure l’égalité de tous les citoyens

devant la loi, on observe que chaque citoyen camerounais dispose d’une « fiche de

renseignement [identification]» tacite sur laquelle figurent entre autres son lieu d’origine, son

lieu de naissance et son lieu de résidence. En l’état, un citoyen demeure « allogène [originaire

d’ailleurs] » même s’il est né dans la capitale ou si sa famille y est installée depuis des

générations. Cela signifie que l'origine ethnique colle à la peau du citoyen de générations en

générations, ce qui constitue une contradiction à la volonté politique d'aboutir à l’intégration

nationale, à la non-discrimination entre les ethnies et à la construction nationale.

2.2. L’équilibre régional

On comprend implicitement par ce principe qu’il existe « un ordre de priorité entre les

citoyens camerounais pour des raisons politico-ethniques et historiques ». A titre de rappel,

l’une des complexités de la gestion des pays de l’Afrique Noire reste celle de la multiplicité

des ethnies, des cultures et des langues (Mbuyinga, 1989). Au niveau de l’Etat, cette situation

multiethnique pose un problème de répartition équitable des richesses et des pouvoirs. Du

point de vue de l'économie publique qui étudie les problématiques d'inégalités internes et de

redistribution dans un Etat ou qui étudie les politiques que doit mener un État dans un but de

développement économique et de bien-être de sa population (Marshall 1971), des auteurs

comme Musgrave & Musgrave (1989) attribuent trois fonctions économiques à l’Etat à

savoir: l’allocation, la redistribution et la stabilisation.

D’abord, dans le cas de l'allocation des ressources ou « affectation », les pouvoirs publics

interviennent pour prendre en charge les biens collectifs, réguler la concurrence et assimiler

les externalités. En d’autres termes, ils favorisent l’allocation des ressources, des biens et

services pour les usages qui génèrent le bénéfice le plus important. Ensuite, dans le cas de la

redistribution ou de la « répartition », l’Etat a pour mission d’influer sur les inégalités. Ces

9

politiques sont liées à des notions d'équité ou de justice sociale. Enfin, dans le cas de la

régulation ou « stabilisation », l’Etat agit sur la conjoncture et la croissance.

L’équilibre régional pourrait s’inscrire dans la politique de redistribution de l’Etat. Toutefois,

la récupération politique que les acteurs politiques en font au Cameroun génère des effets

paradoxaux. Dans l’imaginaire populaire, on parle mieux de la répartition du « gâteau

national [richesses nationales]»15

. Par exemple, un poste de haut-fonctionnaire (Ministre,

Directeur Général) ou de Député n’est généralement plus de la « Nation » mais, du

« village [de la région d’origine]». Dans la fonction publique, la base juridique est l’Article 2

de l’Arrêté N°10467 signé du ministre de la Fonction publique le 04 octobre 1982 et

réactualisé le 20 août 1992, relatif aux quotas des places réservées aux ressortissants des

différentes régions admis aux concours administratifs. Ce texte attribue 5% de places à

l’Adamaoua, 18% à l’Extrême Nord, 7% au Nord, 15% au Centre, 4% à l’Est, 4% au Sud,

13% à l’Ouest, 12% au Littoral, 12% Nord-ouest et 8% au Sud-ouest. Selon cette logique

identitaire, certaines zones sont des « régions sous-scolarisées » qui méritent plus « de

places » même si cela va à l’encontre du principe de la méritocratie susceptible d’engendre

des compétences nécessaires dans les différents chantiers de la construction nationale.

L’équilibre régional sur le plan administratif est-il vraiment efficace dans un contexte de sous-

développement où il faut favoriser la productivité ?

Dans la pratique des nominations politico-administratives, en cas de victoire électorale

« confortable »16

dans une tribu, les remplacements des acteurs à des postes de responsabilité

se font souvent poste pour poste selon la logique ethnique jusqu’aux prochaines élections.

Cela fait dire que seuls les citoyens « de l’ancien ou du nouveau pays organisateur [axe

nord/sud]» sont qualifiés pour exercer certaines fonctions sous le régime de Paul Biya

indépendamment des exigences d’efficacité et d’efficience dans le contexte de compétitivité

mondiale. C’est le cas des ministères de souveraineté dont la défense et les finances. Aussi,

sans se soucier de la portée économique des actes de nomination, le Président Biya attribue de

façon consécutive certains postes de responsabilité aux citoyens des mêmes tribus de décret

en décret. C’est le cas du portefeuille des domaines attribué régulièrement au Mbam17

.

15 Répartition des postes dans l’appareil de l’Etat. 16 Lors des législatives de juillet 2007, le Président de la République, Paul Biya, avait appelé ses militants à lui

offrir une « majorité confortable » pour lui permettre de mettre en œuvre son programme politique. 17 Tribu divisée en deux départements administratifs et situé tout au long du fleuve Sanaga.

10

Dans un cas comme dans l’autre, chaque poste attribué à un acteur public est destiné à

récompenser son clan par des « avantages de toute nature prévus par la législation en

vigueur »18

. On entend entre autres dire : « le Chef de l’Etat a donné notre poste [mangeoire

populaire] ; il a pensé à nous ! Si nous ne lui rendons pas la monnaie, alors il nous reprendra

ce poste ! ». A cet effet, on festoie entre les siens et on lui fait un « appel du peuple [motion

de soutien demandant au Président de s’éterniser au pouvoir]» en guise de loyauté. Cette

pratique partisane engendre surtout des citoyens tiers-perdants ou lésés des politiques

publiques mises en œuvre (Knoepfel et al. 2006). Cela engendre aussi la gouvernance selon

les logiques « alimentaires » et/ou « identitaires » (Mbembe 1996). On parle de la « politique

du ventre [on vote pour un candidat si l’on a le ventre plein]» (Socpa, 2000 ; Sindjoun 1996).

Au Cameroun, il a été rapporté par wikileaks sans démenti à nos jours que les « nordistes [axe

nord] » disent qu’ils ne concluront « jamais une alliance pour soutenir un pouvoir politique

Bamiléké [axe ouest]»19

. Loin de la garantie du droit d’éligibilité du citoyen et de l’exigence

de la construction nationale, on est dans la « logique identitaire » de la légitimité ethnique

selon laquelle le pouvoir appartient à « l’axe nord/sud » et qu’un homme politique

« étranger [à cet axe]» ne pourra jamais arriver au pouvoir quelles que soient ses

compétences (Socpa 2003).

Un autre exemple de la force de la légitimité ethnique dans l’interprétation tribale du « code »

de la citoyenneté au Cameroun a été vécu lors de la publication des résultats de la première

édition du concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure de Maroua (axe nord). En effet,

les députés « nordistes » avaient menacé de boycotter une session parlementaire et d’écrire au

Président de la République pour lui « rendre compte » de ce que « le septentrion a été lésé »

en ceci que « le jury s'est basé sur le lieu de dépôt des candidatures et non sur les origines

des candidats » en dépit de « son vœu d'offrir une université aux fils du septentrion »20

.

Le paradoxe de ce débat politique venait de ce que la Constitution prévoit que la République

du Cameroun est « une et indivisible »21

pourtant, cette réalité ethnique est omniprésente dans

le débat politique où l’on se demande toujours «à qui [quelle ethnie] le tour ? » de gouverner

18 C’est l’interprétation « alimentaire » de l’article 2 de tout acte de nomination qui prévoit les « avantages de

toute nature ». 19 http://www.cameroon-info.net/stories/0,29362,@,revelations-ahmadou-ali-epingle-par-wikileaks.html,

consulté le 04/09/2011. 20 http://www.cameroun-online.com/actualite,actu-7878.html, consulté le 21/03/2011. 21

http://www.chr.up.ac.za/chr_old/indigenous/documents/Cameroon/Legislation/La%20Constitution%20de%20la

%20Republique%20du%20Cameroun.pdf le 23 mars 2011.

11

comme si l’on était dans un régime directorial où chaque ethnie avait droit à un « tour » au

pouvoir « au nom de l’égalité et de la justice ».

Au-delà du secteur public, cette pratique d’équilibre régional est de plus en plus attestée dans

le secteur privé. Dans la lettre N°VTB/06/12/106/2263/een du Grand Chancelier de

l’Université Catholique d’Afrique Centrale, Monseigneur Tonyé Bakot, portant sur les

statistiques des étudiants et des enseignants, adressé au Doyen de la Faculté des sciences

sociales et de gestion, le Révérend père Martin Briba, en juin 2012 et dont la presse s’est

emparée d’une copie, il est écrit qu’au cours du Conseil tenu à Nkolbisson22

du 07 au

09/06/2012, il a été demandé que le Doyen s’explique sur le pourcentage élevé des étudiants

et enseignants ressortissants « d’une seule région à savoir l’Ouest Cameroun » (ethnie

Bamiléké de l’axe ouest). On pouvait lire : « Comment se fait-il qu’une seule région de

l’Ouest compte près de 60% des étudiants à Ekounou23

? Est-ce parce qu’ils embrassent les

filières scientifiques et commerciales plus que les autres ? » Cette question n’est pas anodine

dans l’environnement culturel africain où il existe un débat politique sur l’existence des

races/ethnies supérieures/inférieures (Lamberton, 1960 ; Weil, 2002) disposant des habilités

scientifiques et/ou commerciales mieux/moins que les autres. L’on observe que les ethnies

sont dressées les unes contre les autres sans fondements scientifiques. L’implicite qui découle

de cette lettre est qu’une partie des citoyens envisage « la justice et l’égalité » au sens de

« Dieu [Monseigneur l’Archevêque est un apôtre de Dieu]» comme étant synonyme de

l’équilibre de places même « sur les bancs de l’école » indépendamment du nombre des

postulants qui frappent à la porte d’une école.

Enfin, on note que la tradition des élections au Cameroun a montré que les électeurs ont

toujours voté pour « les fils du terroir ». Comme le présente Edmond Dossavi24

pour le cas du

Bénin, ils « n’ont jamais voté pour un homme politique à cause de la richesse de son

programme de société, mais préfèrent toujours placer la confiance à l’homme politique de sa

région ou même de son ethnie ». On comprend que le citoyen-candidat n’a pas un droit

d’éligibilité légitime hors de son ethnie d’origine. On observe la montée de « l’idéologie

identitaire » (Forné, 1994) non propice à l’avancée du chantier de la construction nationale.

Comme approche de solution, certains acteurs appellent au scrutin à deux tours dans l’espoir

22 Un quartier de la banlieue de Yaoundé, Cameroun, abritant le campus de l’Université Catholique. 23 Quartier de Yaoundé abritant un Campus de l’Université Catholique d’Afrique Centrale. 24 Professeur en Sciences politiques à l’Université de Cotonou consultable sur le lien internet

http://www.ebeninois.com/Campagne-electorale-au-Benin-14-candidats-pour-un-seul-fauteuil-

presidentiel_a4845.html, consulté le 17/03/2011.

12

que le second tour permettra de lutter contre la configuration ethnique des votes au premier

tour. Mais, à ce modèle dysfonctionnel de la citoyenneté, la conception d’un autre modèle

idéal susceptible d’être plus fonctionnel ne serait pas un apport scientifique de trop.

3. Proposition d’une citoyenneté locale basée sur la fiscalité

Les notions de citoyenneté et de nationalité sont récurrentes dans les théories politiques et

sociologiques depuis la chute du mur de Berlin (Sirinelli, 2003). Elles ont même fait irruption

dans les théories du développement. Pourtant, au Cameroun, comme il ressort de ce travail,

l’obligation de contribuer à l’effort de construction nationale n’est pas une condition

nécessaire pour jouir de ses droits de citoyen dès lors que l’on a une parenté nationale et est

autochtone/originaire d’une localité. Nous proposons dans cette partie, un modèle local de la

citoyenneté camerounaise basée sur la fiscalité et susceptible d’être stratégiquement et

opérationnellement plus efficace. Nous nous inscrivons dans la logique des recherches

appliquées (sciences)25

qui ont pour vocation de contribuer à l’amélioration de la société à

travers la mise en œuvre des théories existantes. En effet, une question mérite d’être posée au

Cameroun : Quelles sont les mesures à prendre pour offrir les mêmes droits de citoyenneté à

l’ensemble des personnes actives ?

En dehors du Burkina Faso où il peut y avoir une citoyenneté partielle sans nationalité (vote

des étrangers par exemple), la pratique commune dans les autres pays de l’Afrique Noire

Francophone exclut tout contribuable étranger ne possédant pas un passeport national ou

n’ayant pas une parenté nationale. En Côte d’Ivoire, le concept d’ivoirité qui tend à définir la

nationalité/citoyenneté ivoirienne a pris une forte connotation ethnique, religieuse, foncière et

xénophobe. On distinguait les «Ivoiriens de souche », les « Ivoiriens de souche

multiséculaire » et les « Ivoiriens de circonstance » (Diom, 2008 ; Blé Kessé, 2005). En 1998,

la Côte d’Ivoire comptait près d’un tiers d’étrangers et « immigrés travailleurs » qui étaient

des contribuables mais, la loi N°94-642 du 13 décembre 1994 portant Code électoral réservait

les élections aux seuls ivoiriens (contribuables ou non). A l’image de la Côte d’Ivoire, le

contenu de la loi camerounaise portant Code électoral signifie implicitement : « pour le

25 En recherches théoriques pures, on peut exiger du chercheur qu’il se limite à l’approche analytique mais en

recherches appliquées, on ne peut pas attendre des recherches qu’elles manquent d’implications pratiques sur la

société comme l’illustrent les travaux d’Esther Duflo, professeure invitée en 2009 au Collège de France pour la

chaire Savoirs contre pauvreté. Des chercheurs comme Jacques Moeschler, professeur ordinaire à l’université de

Genève, pensent que ce genre de recherches, qui allie travail conceptuel et travail de terrain, est certainement

l’une des orientations récentes en sciences humaines et sociales qui aura le plus d’impact sur les sociétés,

notamment en voie de développement.

13

simple fait que vous êtes autochtones, vous avez le droit de décider même si vous ne

contribuez pas à l’effort de construction ».

Sur le plan empirique, certains pays comme la Suisse, ont donné une importance accrue à

cette question de citoyenneté puisque cela confère aux citoyens des droits politiques

spécifiques et notamment, le droit de décider/voter. Des sociologues comme Giddens (1987)

soutiennent que la citoyenneté ne doit pas être considérée comme la prise de possession d’un

statut qui est fondé sur quelque chose d’économique, mais de social puisque les différents

types de droits citoyens sont gagnés après de longues luttes historiques. La faiblesse de cette

approche est qu’elle accorde la primauté au social sans en fournir les sources de financement :

Comment arrive-t-on à financer le social si l’on ne produit pas ? Dans une société en

développement et en pleine mutation sociale comme le Cameroun, la primauté doit-elle être

donnée à la préservation des liens sociaux et historiques ou aux exigences de la production et

de la croissance? Au Cameroun, l’imaginaire populaire répond de façon très claire : « le

ventre affamé n’a point d’oreille ». En d’autres termes, les citoyens accordent la primauté à la

croissance dans l’espoir que cela contribuera à faire décoller le social. Une autre question

persiste, celle de savoir quel statut attribuer à l’étranger qui contribue régulièrement à la

croissance.

En puisant dans l’héritage de la révolution française, on se rend compte que dans une société

dévorée par trois ordres (le Clergé, l’Aristocratie et la Bourgeoisie), la fiscalité avait été

retenue par les révolutionnaires comme étant un facteur de justice sociale et d’équité. L’article

14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 précise les droits et

devoirs du citoyen :

« Tous les citoyens ont le droit de constater par eux mêmes ou par leurs représentants, la

nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en

déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».

Dans une République, ce sont les recettes fiscales qui permettent de boucler le budget de la

construction nationale. Un citoyen a pour devoirs civiques entre autres le paiement de ses

impôts et le vote. En d’autres termes, ne doit décider que celui qui paie ses impôts. Il est

inadéquat selon cette logique que celui ou celle qui paie ses impôts dans son lieu de résidence

se retrouve en train de décider dans son lieu d’origine en lieu et place des contribuables

enregistrés localement. Au Cameroun, on observe par exemple que les citoyens de la capitale

14

(appelés par le RDPC « personnalités ressources d’accompagnement ») qui payent leurs

impôts dans une commune de la capitale, vont se faire élire ou voter/décider dans leurs

villages respectifs (lieu d’origine) dans des circonscriptions électorales où ils ne contribuent

pas à la vie publique. Par conséquent, en cas d’élection à un poste de responsabilité, ils

abandonnent leurs circonscriptions respectives pour aller vivre dans la capitale où les

« autochtones » (personnes d’origine) font la restriction de leurs droits de citoyenneté

puisqu’ils sont hors de leurs villages respectifs. Dans l’état fédéral Suisse, ce problème a été

résolu à travers l’adoption de trois niveaux de citoyenneté conformément à l’Article 4 de la

Loi sur la Nationalité (LN), RS 141.0 : le niveau fédéral (nationalité suisse), le niveau

cantonal (droit de citoyenneté cantonal) et le niveau communal (droit de citoyenneté

communal ou origine). Ainsi, selon la Constitution fédérale26

, « A la citoyenneté suisse, toute

personne qui possède un droit de cité communal et le droit de cité du canton ». On voit bien

que l’on est d’abord citoyen de sa commune et/ou de son canton avant d’être de la nation.

L’on voit aussi que la diversité culturelle et sociale n’est pas un obstacle spécifique à la

construction nationale telle qu’il faut la combattre. Les gens sont fiers de leurs citoyennetés

locales sans que cela ne mettent en péril leurs nationalités suisses.

Cette connaissance empirique peut être utile en Afrique en général et au Cameroun en

particulier. La situation de précarité sociale touche toutes les couches de la population sans

distinction de tribu, de génération ou de genre. Le critère fiscal de la citoyenneté permettrait

de contourner dans ce contexte les concepts d’ethnie et d’autochtonie de manière à ce que ce

soient ceux qui payent leurs impôts, chacun à son niveau, qui décident/votent là où ils payent

ces impôts. Cela permettrait donc que la citoyenneté ne soit plus liée à la parenté nationale

(lieu d’origine) mais, au lieu où l’on paie ses impôts (c’est le lieu de résidence la plupart du

temps sauf qu’on pourrait distinguer par la loi, la résidence principale de la résidence

secondaire). L’avantage ou l’inconvénient serait que ceux qui refusent de payer leurs impôts

n’auraient plus de pouvoir de décision/vote qu’ils aient ou non une parenté nationale, qu’ils

soient autochtones ou allogènes. Ceux qui résident et payent leurs impôts dans une commune

accompliraient leurs devoirs de citoyenneté dans cette commune. Cela signifie que dans un

pays en voie de décentralisation comme le Cameroun, l’individu serait d’abord citoyen d’une

commune, ensuite d’une région avant d’être citoyen national, chaque niveau de décision étant

cosmopolite. En démocratie, cela permettrait de maîtriser le problème de vote/parti

26 Constitution fédérale de la Confédération suisse (Cst.), RS 101, art. 37 al. 1.

15

ethnique/communautaire en vigueur de nos jours (Bayart, 1991 ; Le Roy, 1992 ; Webster,

2008).

Le désir de contourner le tribalisme d’Etat est attesté dans les pratiques politiques en Afrique.

Sur le plan empirique, on note que Bédié27

(1999 : 44) disait de façon discutable pour le cas

de la Côte d’Ivoire que : «L’ivoirité concerne en premier les peuples enracinés en Côte

d’Ivoire mais aussi ceux qui y vivent en partageant nos valeurs». Comment fonder la

citoyenneté sur les valeurs culturelles ou politiques sans créer le communautarisme et

l’exclusion ? Le lien traditionnel entre nationalité, parenté et citoyenneté devrait s’estomper

sous l’effet de l’intégration et de la construction nationale. Le citoyen « enraciné »

(autochtone) qui ne partage pas les « valeurs fiscales » de la citoyenneté, s’il en faut une,

devrait être tout aussi amputé de son droit de vote (pouvoir de décision) que l’étranger qui

paie ses impôts dans une autre commune/région/Nation. La conception ethnique/culturelle de

la citoyenneté conduit au bord des questionnements interminables sur les critères de définition

de la parenté : Nom/patronyme ? Lieu de naissance ? Noms des parents ? Si oui, du père ou de

la mère ? Nom du village ? Si oui, du père ou de la mère ?, Lieu du dépôt de dossiers ? Lieu

du siège social ?, etc.

On observe aussi qu’à chaque fois que le critère de la citoyenneté est basé sur une illusion de

valeur nationale (patriotisme), alors la théorie politique est confrontée à la question de la

signification formelle de l’appartenance à un Etat national. Dans le contexte de la

mondialisation culturelle, quelle mesure permet de définir le patriotisme d’un individu ?

Quelle culture locale doit-elle être érigée en culture nationale ?

Le critère fiscal dans la définition de la citoyenneté a l’avantage d’être pratique. Il permettrait

d’extraire le tribalisme (d’Etat) du paradigme autochtone/allogène. Si un citoyen d’un pays

n’est éligible au niveau municipal/régional que dans sa commune/région de résidence (où il

paie ses impôts au même titre que tout autre citoyen), alors on voit mal comment dans ce

pays, les autochtones et les allogènes vivant dans cette commune/région ne se mobiliseraient

pas ensemble pour revendiquer leur droit de regard sur la gestion des recettes fiscales. On voit

mal aussi comment les leaders des partis politiques qui vivent pour l’essentiel dans les

grandes agglomérations, réussiraient à créer des partis ethniques dont l’encrage est dans leurs

ethnies d’origine hors de la capitale. Ces derniers par exemple seraient obligés de mettre leurs

idées en valeur dans la circonscription où ils payent leurs impôts (lieu de résidence)

27 Il fût Président de la République au moment de la perversion du concept d’ivoirité en Côte d’Ivoire.

16

indépendamment de leurs lieux d’origine. Dans le modèle décentralisé de la Suisse, il n’est

pas communément admissible qu’un citoyen d’une commune ait le droit de vote dans une

autre commune en dehors des questions d’ordre cantonal ou national. Et ça marche !

L’équation résolue ici est celle de la réussite de la création de l’intégration nationale dans un

contexte où le pluralisme gagne du terrain (Wanner et D’Amato, 2003). La vertu est la

promotion de l’unité dans la différence dans un monde où une dérive politicienne tend à

imposer l’illusion politique de pouvoir neutraliser les différences ethniques/communautaires à

travers le plaidoyer pour « l’homogénéité culturelle »28

.

Si l’on rapproche cette approche fiscale du principe de décideur-payeur en vigueur dans

certains pays comme la France, on observe que ce principe signifierait que « celui qui décide

doit payer [financer sa décision]» alors qu’avec le critère fiscal (qui serait plutôt un principe

de payeur-décideur), « celui qui paie déjà [contribuable] aurait le droit de décider ».

Evidemment, il pourrait arriver que dans le principe décideur-payeur, le décideur (citoyen)

n’ait pas les moyens de sa politique (moyens pour financer sa décision). Dans ce sens, il est

compréhensible que le principe décideur-payeur soit dénoncé comme étant préjudiciable pour

le pauvre. Dans l’approche fiscale, il serait injuste qu’il soit refusé à la personne qui cotise

déjà de prendre part aux décisions de la collectivité qu’il ait un lien de parenté ou non. Cette

approche ouvrirait donc le droit de vote aux étrangers contribuables en application du principe

d’égalité de tous les contribuables devant la loi fiscale.

Comme dans le modèle suisse, l’approche fiscale implique que les communes/régions peuvent

être en concurrence fiscale et que, dans son rôle de redistribution, le gouvernement national

pourrait tout coordonner à travers un système de « péréquation financière » qui permettrait

aux communes/ régions les plus riches de faire un effort supplémentaire de contribution à

l’œuvre de la construction nationale que les communes/régions pauvres. Cela implique aussi

que dans le même sens, l’Etat pourrait prélever dans les communes/régions les plus riches

pour aller investir dans les communes /régions les plus pauvres. En clair, alors que l’équilibre

régional à connotation politico-administrative tel que pratiqué de nos jours au Cameroun

permet de répartir les richesses (postes) avant la production (avant de se soucier de la capacité

des personnes promues à être compétitives sur le marché de la production), la péréquation

financière qui serait un équilibre régional à caractère économique et financier, favoriserait le

partage des fruits de la production (les citoyens compétitifs auraient produit sans restriction de

28 Les défenseurs de l’homogénéité culturelle plaident soit pour l’assimilation totale des « étrangers » dans la

culture d’accueil, soit pour l’exclusion de ces derniers.

17

tribus et l’Etat leur demanderait de faire un effort supplémentaire de solidarité nationale pour

endiguer la pauvreté).

Ce système est appliqué avec succès en Suisse et cela permet d’équilibrer les ressources

financières entre les différents niveaux institutionnels à savoir la Confédération et les cantons

d'une part et le canton et les communes d'autre part. Il décrit non seulement la répartition des

finances, mais également la répartition des tâches et des compétences entre les différents

acteurs. La force du système est aussi que la commune/région n’est pas jugée sur l’axe

ethnique supérieure/ethnie inférieure, axe nord/sud, mais sur l’axe financier c’est-à-dire selon

sa capacité financière/turn-over jugée forte, moyenne ou faible.

Conclusion

Réfléchissant sur la façon par laquelle la notion de la citoyenneté pouvait être conçue pour

faciliter le chantier de la construction nationale au Cameroun, nous sommes arrivé au résultat

selon lequel la logique identitaire et/ou alimentaire en vigueur de nos jours est un frein à la

productivité nationale. A l’heure de la compétitivité, il convient de favoriser la production des

biens et services avant la mise sur pied d’une politique de redistribution (péréquation

financière). A ce sujet, la citoyenneté locale serait plus fonctionnelle et le critère principal de

sa définition serait la fiscalité.

A la question de savoir si le citoyen pouvait être de nationalité étrangère, nous sommes arrivé

au résultat selon lequel seule la contribution à l’œuvre de construction nationale devrait

déterminer l’attribution de la citoyenneté. Nous avons fait ressortir le fait que la citoyenneté

communale/régionale (droit de résidence locale) n’est pas en contradiction avec la citoyenneté

nationale (nationalité). En clair, le fait d’être de sa tribu n’empêche pas d’être de la Nation. Il

n’y aurait pas de contradiction entre les appartenances tribale, nationale et étrangère autant le

citoyen concerné paie ses impôts. Ainsi, nous recommandons que le Cameroun repensent

profondément son « code » de citoyenneté/nationalité afin d’éviter d’avoir des citoyens qui

s’estiment exclus/frustrés « dans leur propre pays ». Cette recommandation pourrait être

étendue à l’ensemble des 16 pays de l’Afrique Noire Francophone qui présentent une relative

similarité institutionnelle et politico-administrative.

18

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