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Le sens de la citoyenneté dans le contexte de la construction nationale au Cameroun
Revue Perspectives & Sociétés, Volume 5, Numéro 1 et 2 (2013), Citoyenneté et
transformations sociales en Afrique.
KAKDEU Louis-Marie, PhD
Centre de Recherche et d’Action pour la Paix (CERAP), Abidjan-Côte d’Ivoire
Résumé
Cet article traite du sens identitaire que l’on donne à la notion de citoyenneté au Cameroun de
nos jours. A l’aide d’une approche empirique et multidisciplinaire qui combine analyse du
discours, sciences politiques et sciences économiques, il présente tour à tour les limites de la
citoyenneté envisagée sur les plans politiques, culturels et ethniques. Il montre que la
nationalité camerounaise des adversaires politiques est privée de certains avantages liés à la
citoyenneté dont les droits politiques, économiques, sociaux ou culturels. Il montre comment
un modèle de citoyenneté se reposant sur le critère fiscal pourrait être plus fonctionnel que le
modèle actuel se reposant sur la parenté nationale. Il se fonde sur quelques exemples tirés du
modèle suisse et discute la primauté politico-administrative que l’on accorde à la politique de
redistribution au Cameroun (équilibre régional).
Abstract
This article discusses the sense given to the notion of citizenship in Cameroon today. Using
an empirical and multidisciplinary approach that combines discourse analysis, political
science and economics, the work presents alternately the limits of citizenship envisaged in the
political, cultural and ethnic backgrounds. It shows that the Cameroonian nationality of
political opponents is deprived of certain benefits of citizenship, including political,
economic, social or cultural rights. It shows how a citizenship model based on the fiscal
criterion may be more efficient than the current model based national affiliation. It is based on
some examples from the Swiss model and it discusses the political and administrative primacy
given to the policy of redistribution in Cameroon.
Mots-clés : Représentation, citoyenneté, identité, construction nationale, fiscalité.
Keywords: Representation, citizenship, identity, nation-building, taxation.
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Introduction
La nationalité peut être définie sur les plans culturel, sociologique, politique ou juridique
(Krulic, 1999 :9). Sur le plan socioculturel, la notion de nationalité renvoie à une identité
collective (croyances, symboles, histoire, territoire, culture, etc.) que les membres d'une
même communauté/nation se donnent (Oommen, 1997 : 19 ; Gracia, 2005 :110). Du point de
vue politique et juridique, la définition de la nationalité qui est pertinente dans le cadre de ce
travail est la preuve légale de l’appartenance à un Etat. Dans les faits, l’Etat est constitué de
citoyens qui respectent ses lois (droits et devoirs) en vue de favoriser une vie harmonieuse et
durable en communauté. Selon la loi N°68-LF-3 du 11 juin 1968 portant code de nationalité
camerounaise, l’attribution de la nationalité camerounaise à titre de nationalité d’origine se
fait dans les limites de la loi en raison de la filiation parentale, de la naissance au Cameroun,
de l’effet du mariage, de l’effet de l’adoption et de l’effet de la naturalisation. La double
nationalité masculine n’est pas admise au Cameroun à ce jour, ce qui signifie que le
Camerounais majeur, à l’exception de la femme, qui acquiert ou conserve volontairement une
nationalité étrangère, perd automatiquement sa nationalité camerounaise. Cette loi prévoit en
son Article 32 que la femme camerounaise qui épouse un étranger conserve sa nationalité
camerounaise, à moins qu’elle ne déclare expressément au moment de la célébration du
mariage et dans les conditions fixées par la loi, répudier cette qualité. Cela signifie qu’il est
possible pour la femme camerounaise d’avoir la nationalité étrangère tout en conservant sa
citoyenneté camerounaise. Cette exception crée de par la loi une différence entre les notions
de nationalité et de citoyenneté au Cameroun bien qu’elle ne soit pas explicitement exprimée.
Cette preuve formelle s’ajoute à la représentation linguistique de la citoyenneté camerounaise
selon laquelle « les gens se dépassent ; les gens s’égalent mais, ne se valent pas ». Aussi, on
entend dire au sujet de la vie publique que « tu n’es rien si tu n’as personne quelque
part [haut placée]». En clair, l’imaginaire populaire dévoile l’existence de l’inégalité de
traitement entre les Camerounais ; il existe des personnes privées de leurs libertés et de leurs
droits politiques, économiques, sociaux ou culturels et qui ne conservent au plan civil que leur
nationalité comme ce fût le cas par exemple dans la relation coloniale avec la France ou la
Belgique sous le code de l’indigénat (Solus, 1927).
A l’heure de la construction nationale, il importe de se poser des questions d’ordre descriptif,
causal et comparatif : Quel est le système de citoyenneté qui est mis en place de nos jours au
Cameroun ? Quels en sont les critères de définition? Quels en sont les conséquences et les
3
dysfonctionnements observés ? Quel modèle alternatif pourrait être utilisé pour atteindre les
objectifs de la construction nationale ? Comment un système reposant sur le critère fiscal
pourrait-il être plus fonctionnel que l’actuel qui repose sur la parenté nationale ?
Pour répondre à ces questions, nous adoptons une démarche multidisciplinaire qui intègre
l’analyse du discours, les sciences politiques et les sciences économiques. Nous relevons
l’implicite (Kerbrat-Orecchioni, 2005) qui se dégage des différents discours prononcés sur la
citoyenneté et nous analysons le jeu des acteurs politiques sur le terrain (Knoepfel et al.,
2006) de façon à proposer un sens opérationnel à la notion de la citoyenneté correspondant à
l’environnement cognitif et social du Cameroun. Du point de vue de l’économique publique
(Marshall, 1971 ; Musgrave & Musgrave, 1989), nous abordons la question de la construction
nationale de façon à la rendre viable pour un Etat républicain en voie de démocratisation.
Pour ce faire, nous faisons dans un premier temps l’état des lieux en présentant tour à tour la
conception de la citoyenneté sur le plan politique d’une part et ethnique d’autre part. A ce
modèle réel, mais dysfonctionnel de la citoyenneté, nous présentons dans un second temps, un
modèle idéal basé sur la fiscalité et susceptible d’être plus fonctionnel dans le contexte de la
construction nationale.
1. La citoyenneté politique au Cameroun
Comme le rapporte aussi Amougou (2011), dans certains milieux politiques camerounais, le
citoyen est considéré comme un sujet électoral dont le politique « détourne du sens du vote»
(Quantin, 2002:6-7) au gré de ses ambitions de conquête ou de conservation du pouvoir (se
faire élire). Dans les faits, l’acteur politique fait croire au citoyen-électeur dans une approche
psychobiologique que s’il ne fait pas un « choix utile [choix du candidat qui sera en mesure
de combler ses besoins]» ou « le seul bon choix »1 alors, il sera un « lasser-pour-compte » en
dépit de son statut de citoyen à part entière.
Le pouvoir du RDPC2 avait même eu à utiliser le slogan suivant : « politics na njangui [le jeu
politique fonctionne comme une tontine : tu me cotises, je te cotise] » en référence à la
promesse implicite de la récompense des citoyens qui feraient allégeance au régime. Le
langage du « njangui » consistait à proposer au citoyen un pacte politique selon lequel « tu
tapes dans mon dos, je tape dans ton ventre » ou mieux « tu me donnes ta voix et je te donne
1 C’était le slogan de campagne du parti RDPC lors des élections présidentielles de 1997. 2 Se dit du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais, parti au pouvoir créé en 1985.
4
l’action publique en retour, sinon tu n’a rien ». Le Premier ministre Simon Achidi Achu3,
auteur principal du slogan, en témoignait lui-même : « Nous disions aux gens que si vous
donnez vos voix à Paul Biya4, étant donné qu’il gère le pays, il sera à mesure de vous donner
en retour en fonction de vos besoins et des disponibilités du pays »5. L’implicite contenu dans
cette logique est que « celui qui ne gère pas le pays ne peut pas avoir les moyens de répondre
aux aspirations du peuple ».
Dans le contexte d’énonciation, il s’agissait de la Realpolitik et dans cette démarche, comme
le relève Kakdeu (2010a), on note clairement la scission du groupe des citoyens-bénéficiaires
des politiques publiques en deux parties en ce sens qu’on ne promet plus de soutenir que la
portion du peuple qui accepte d’entrer dans ce jeu du réalisme politique. Le citoyen devient le
client des clans politiques qui se vendent au plus offrant ou à tous ceux qui veulent obtenir des
privilèges au sein de la « mangeoire suprême [appareil de l’Etat]» (Taguem Fah (2001). Dans
les cercles du pouvoir, on fait miroiter aux citoyens une rétribution financière, un poste de
nomination ou tout autre « avantage de toute nature prévu par la réglementation en vigueur»6
en cas de leur « forte mobilisation ».
On observe aussi que la répression du citoyen indélicat (opposant) ne se fait plus par terreur
physique comme ce fût le cas dans les premières décennies de la décolonisation mais, par
suppression des avantages liés à sa citoyenneté. Comme il se dit, les relations entre les
politiques et les citoyens ont « l’œil [pour discerner] et les dents [pour croquer] ». On entend
les victimes s’écrier : « Le dehors est ndjindjah7 ! C’est caillou
8 ! [Les opportunités sont
fermées] ».
Dans les faits, ce clientélisme politique ne bénéficie qu’à « l’élite prédatrice » appartenant
pour la plupart au « pays organisateur [tribu du Président de la République] » (Atéba Eyéné,
2008). Pour le reste, la masse (citoyen ordinaire) se contente des promesses ou des discours
sensationnels. Dans ce travail, le sensationnel consiste à tenir un discours ou un langage qui
vise à générer « de la violence [pouvoir] ou le miracle [opposition]» en vue de peigner « un
visage grotesque sur le monde » et en privant le citoyen «de la possibilité d'examiner les
3 Il fut le Premier Ministre de la République du Cameroun du 9 avril 1992 au 19 septembre 1996. 4 Président de la République du Cameroun depuis 1982 et Président national du RDPC. 5 Source : Journal du RDPC, http://journal.rdpcpdm.cm/index2.php?option=com_content&do _pdf=1&id=201 6 C’est généralement l’article 2 de tout acte de nomination à un poste de responsabilité au Cameroun. 7 Littéralement, le citoyen utilise la métaphore selon laquelle « lorsqu’on avale la salive de la galère, ça brule la
gorge comme le ferait le jus de gingembre. » 8 Le citoyen utilise la métaphore selon laquelle « la vie est dure comme le caillou. »
5
événements subtils avec de grandes conséquences » (Stephens, 2007:113). Selon Kakdeu
(2010a), le discours politique à destination du citoyen camerounais est caractérisé par trois
types de promesses à savoir : les promesses utopiques à connotation nationaliste9, les
promesses réalistes et populistes10
, et les promesses intelligentes à connotation électoraliste11
.
En effet, la promesse politique est envisagée comme étant la prise d’un engagement oral ou
écrit à répondre aux attentes des acteurs de la politique publique. Les procédés utilisés sont :
l’effet d’annonce, la prédiction, l’espoir ou l’assurance que « le nécessaire sera fait ». Le
Président Paul Biya12
l’a « actualisé » en ces termes : « Je vous verrai » (Boyomo, 2001). Il
s’agit en effet du mensonge présenté par Duradin (1982) comme un discours sur lequel il a été
appliqué des procédés d’adjonction, de soustraction ou de déformation de l’information.
Au Cameroun, la plupart des discours sensationnels des partis politiques et de la presse
partisane ne sont plus fidèles aux faits et l’utilisation de l’un des procédés ci-dessus vise à
créer des effets électoralistes sur le citoyen. A ce sujet, Kerbrat-Orecchioni (1984 :213) parle
de «discours du Parti, donc de parti pris, discours apologétique et polémique, dont l’enjeu est
de dévaloriser la position discursive de l’adversaire tout en valorisant la sienne».
L’une des conséquences de la conception actuelle de la citoyenneté politique au Cameroun est
la dépendance du peuple supposé pourtant être « une foule qui sait faire foule [libre, unie et
consciente]» (Ngoué, 1997). On observe que les citoyens sont victimes de la manipulation ou
du lavage de cerveau au sens d’Esquerre (2002) ou de Laurens (2003). Par la force du
clientélisme politique, un rapport de pouvoir dominant des hommes politiques les contrôle
psychiquement et fait état de ce qu’ils ne verront jamais leurs conditions de vie s’améliorer
s’ils « ne font pas le jeu du pouvoir». Ainsi, c’est tout logiquement et en adéquation avec la
tendance dominante que ces citoyens abandonnent la morale publique pour vivre dans la
corruption. A ce sujet, on entend dire avec désespoir : « on va faire comment ? Ici dehors
maintenant, il faut manger13
ta part et tu restes tranquille ! Tu penses que c’est toi qui vas
changer quoi ? ». Les citoyens sont victimes au sens de Laurens (2003), d'une force
9 Actes de parole à connotation nationaliste qui annoncent la construction d’un monde idéal et qui relèvent des
engagements que les autorités politiques prennent alors qu’elles ne peuvent pas respecter. 10 Actes de parole à connotation électoraliste qui communiquent sur le gain mutuel dans l’exercice du pouvoir et
qui se fondent sur l’incrimination de l’élite politique, économique et financière. 11 Actes de parole à connotation électoraliste qui se présentent comme un enchaînement discursif actualisé
(Boyomo Assala : 2001) intellectuellement et technologiquement correct. 12 Président de la République du Cameroun depuis 1982. 13 Incitation au détournement des deniers publics ou à l’acceptation de la corruption.
6
quasiment irrésistible qui les pousse à faire ou à penser des choses non propices pour le pays,
une force qui finalement conduit à la perte.
Une autre conséquence observable est la perversion du sens de l’engagement politique. On
constate qu’en vue de gagner les élections, les hommes politiques indélicats font une intrusion
opportuniste dans la vie des citoyens et causent « un véritable viol de leur conscience ou de
leur volonté » (Laurens, 2003) de façon à ce que ce ne sont plus eux, les citoyens, qui
expriment leur volonté ou qui agissent, mais c'est la volonté de ces politiques qui est entrée en
eux et qui agit à travers eux (sentiment de possession). On assiste donc, sous la « logique
autoritaire » actuelle (Zambo-Bélinga, 2003), à la « paupérisation » des citoyens (Mveng,
1992) en lieu et place de l’émergence d’une identité politique qui serait propice à la
construction nationale. Dans l’imaginaire populaire, on entend dire que le Président Biya a
plongé le pays dans le « libéralisme alimentaire » en lieu et place du « libéralisme
communautaire » (Biya, 1987) qu’il avait promis.
Comme le présente Wanner et D’Amato (2003) pour le cas des systèmes politiques
occidentaux, une vaste littérature appuie la thèse selon laquelle les droits civiques représentent
un instrument normatif important, qui est aussi source d’égalité et de dignité sociale. De
même, Mveng (1992) soutenait que la condition nécessaire à tout développement en Afrique
est la « libération et la réhabilitation de l’homme dans sa dignité et ses droits
fondamentaux ». La citoyenneté politique au Cameroun aujourd’hui présente cette défaillance.
2. Citoyenneté culturelle et ethnique
2.1. Citoyen autochtone contre citoyen allogène
Dans la Constitution de la République du Cameroun du 18 janvier 1996 amendée le 14 avril
2008, l’Etat proclame que tous les hommes sont égaux en droits et en devoirs et s’engage à
assurer à tous les citoyens les conditions nécessaires à leur développement. Paradoxalement,
l'Etat s’engage à préserver les droits des populations autochtones « conformément à la loi ».
Quelle est donc cette loi qui engage tant l’Etat dans sa Constitution nationale ? Y a-t-il au
Cameroun une loi à laquelle l’Etat ne peut se soustraire dans la Constitution ?
Il faut se plonger dans l’environnement culturel et sociopolitique du Cameroun pour
comprendre une telle position de l’Etat qui doit s’inventer une cohésion entre la protection des
minorités et la préservation des droits des autochtones. Il est difficile de dire qu’il existe des
« peuples autochtones » au sens des conventions internationales au Cameroun. En clair, le
7
Haut-commissariat des Nations Unies pour des Droits de l'Homme parle des autochtones en
tant que :
«descendants de ceux qui habitaient dans un pays ou une région géographique à l'époque où
des groupes de population de cultures ou d'origines ethniques différentes y sont arrivés et
sont devenus par la suite prédominants, par la conquête, l'occupation, la colonisation ou
d'autres moyens »14
.
Avec Martínez Cobo (2003), nous avons la définition plus complète suivante :
« Par communautés, populations et nations autochtones, il faut entendre celles qui, liées par
une continuité historique avec les sociétés antérieures à l’invasion et avec les sociétés
précoloniales qui se sont développées sur leurs territoires, s’estiment distinctes des autres
segments de la société qui dominent à présent sur leurs territoires ou parties de ces
territoires. Elles constituent maintenant des segments non dominants de la société et elles
sont déterminées à préserver, développer et transmettre aux futures générations leurs
territoires ancestraux et leur identité ethnique, qui constituent la base de la continuité de leur
existence en tant que peuples, conformément à leurs propres modèles culturels, à leurs
institutions sociales et à leurs systèmes juridiques. »
Ce concept à connotation primitive importé de façon générique dans la Constitution
camerounaise renvoie dans l’imaginaire populaire, aux « peuples victimes des envahisseurs ou
allogènes [citoyens venus suite à l’exode rural] ». Ainsi, la loi tacite que l’Etat se doit de
respecter en milieu urbain est l’établissement subtil de la distinction entre le « citoyen
autochtone [qui est dans son village]» et le « citoyen allogène [qui est venu d’ailleurs]».
Pourtant, le même Etat s’engage dans la même Constitution à garantir que « Tout homme a le
droit de se fixer en tout lieu et de se déplacer librement, sous réserve des prescriptions légales
relatives à l'ordre, à la sécurité et à la tranquillité publics ». Du point de vue pragmatique, il
faudrait comprendre implicitement par cette disposition que :
« Quiconque s’installe dans une capitale sans admettre la supériorité du droit des
autochtones dans la conduite des affaires de la capitale, se rend coupable de violation des
prescriptions légitimes relatives à l’ordre, à la sécurité et à la tranquillité tribale».
14 Dans Fiche d'information No.9 (Rev.1), Les droits des peuples autochtones, consultable sur le lien suivant :
http://www2.ohchr.org/french/about/publications/docs/fs9rev1_fr.htm 10/12/2012
8
Cette réalité sous-jacente nous renseigne que la lecture du « code » de la citoyenneté est
placée plutôt sous le signe de la légitimité tribale. Ainsi, ce sont des revendications politiques
fortes que l’on observe dans les différents chantiers de la construction nationale. D’ailleurs, au
Titre premier, Article premier, Alinéa 2 de la Constitution, il est stipulé que l’Etat reconnaît et
protège les valeurs traditionnelles conformes aux principes démocratiques, aux droits de
l’homme et à la loi. La démocratie permet donc de consolider la légitimité tribale.
De façon concrète, bien qu’au même Titre premier, Article premier, Alinéa 2 de la
Constitution, il soit prévu que la République du Cameroun assure l’égalité de tous les citoyens
devant la loi, on observe que chaque citoyen camerounais dispose d’une « fiche de
renseignement [identification]» tacite sur laquelle figurent entre autres son lieu d’origine, son
lieu de naissance et son lieu de résidence. En l’état, un citoyen demeure « allogène [originaire
d’ailleurs] » même s’il est né dans la capitale ou si sa famille y est installée depuis des
générations. Cela signifie que l'origine ethnique colle à la peau du citoyen de générations en
générations, ce qui constitue une contradiction à la volonté politique d'aboutir à l’intégration
nationale, à la non-discrimination entre les ethnies et à la construction nationale.
2.2. L’équilibre régional
On comprend implicitement par ce principe qu’il existe « un ordre de priorité entre les
citoyens camerounais pour des raisons politico-ethniques et historiques ». A titre de rappel,
l’une des complexités de la gestion des pays de l’Afrique Noire reste celle de la multiplicité
des ethnies, des cultures et des langues (Mbuyinga, 1989). Au niveau de l’Etat, cette situation
multiethnique pose un problème de répartition équitable des richesses et des pouvoirs. Du
point de vue de l'économie publique qui étudie les problématiques d'inégalités internes et de
redistribution dans un Etat ou qui étudie les politiques que doit mener un État dans un but de
développement économique et de bien-être de sa population (Marshall 1971), des auteurs
comme Musgrave & Musgrave (1989) attribuent trois fonctions économiques à l’Etat à
savoir: l’allocation, la redistribution et la stabilisation.
D’abord, dans le cas de l'allocation des ressources ou « affectation », les pouvoirs publics
interviennent pour prendre en charge les biens collectifs, réguler la concurrence et assimiler
les externalités. En d’autres termes, ils favorisent l’allocation des ressources, des biens et
services pour les usages qui génèrent le bénéfice le plus important. Ensuite, dans le cas de la
redistribution ou de la « répartition », l’Etat a pour mission d’influer sur les inégalités. Ces
9
politiques sont liées à des notions d'équité ou de justice sociale. Enfin, dans le cas de la
régulation ou « stabilisation », l’Etat agit sur la conjoncture et la croissance.
L’équilibre régional pourrait s’inscrire dans la politique de redistribution de l’Etat. Toutefois,
la récupération politique que les acteurs politiques en font au Cameroun génère des effets
paradoxaux. Dans l’imaginaire populaire, on parle mieux de la répartition du « gâteau
national [richesses nationales]»15
. Par exemple, un poste de haut-fonctionnaire (Ministre,
Directeur Général) ou de Député n’est généralement plus de la « Nation » mais, du
« village [de la région d’origine]». Dans la fonction publique, la base juridique est l’Article 2
de l’Arrêté N°10467 signé du ministre de la Fonction publique le 04 octobre 1982 et
réactualisé le 20 août 1992, relatif aux quotas des places réservées aux ressortissants des
différentes régions admis aux concours administratifs. Ce texte attribue 5% de places à
l’Adamaoua, 18% à l’Extrême Nord, 7% au Nord, 15% au Centre, 4% à l’Est, 4% au Sud,
13% à l’Ouest, 12% au Littoral, 12% Nord-ouest et 8% au Sud-ouest. Selon cette logique
identitaire, certaines zones sont des « régions sous-scolarisées » qui méritent plus « de
places » même si cela va à l’encontre du principe de la méritocratie susceptible d’engendre
des compétences nécessaires dans les différents chantiers de la construction nationale.
L’équilibre régional sur le plan administratif est-il vraiment efficace dans un contexte de sous-
développement où il faut favoriser la productivité ?
Dans la pratique des nominations politico-administratives, en cas de victoire électorale
« confortable »16
dans une tribu, les remplacements des acteurs à des postes de responsabilité
se font souvent poste pour poste selon la logique ethnique jusqu’aux prochaines élections.
Cela fait dire que seuls les citoyens « de l’ancien ou du nouveau pays organisateur [axe
nord/sud]» sont qualifiés pour exercer certaines fonctions sous le régime de Paul Biya
indépendamment des exigences d’efficacité et d’efficience dans le contexte de compétitivité
mondiale. C’est le cas des ministères de souveraineté dont la défense et les finances. Aussi,
sans se soucier de la portée économique des actes de nomination, le Président Biya attribue de
façon consécutive certains postes de responsabilité aux citoyens des mêmes tribus de décret
en décret. C’est le cas du portefeuille des domaines attribué régulièrement au Mbam17
.
15 Répartition des postes dans l’appareil de l’Etat. 16 Lors des législatives de juillet 2007, le Président de la République, Paul Biya, avait appelé ses militants à lui
offrir une « majorité confortable » pour lui permettre de mettre en œuvre son programme politique. 17 Tribu divisée en deux départements administratifs et situé tout au long du fleuve Sanaga.
10
Dans un cas comme dans l’autre, chaque poste attribué à un acteur public est destiné à
récompenser son clan par des « avantages de toute nature prévus par la législation en
vigueur »18
. On entend entre autres dire : « le Chef de l’Etat a donné notre poste [mangeoire
populaire] ; il a pensé à nous ! Si nous ne lui rendons pas la monnaie, alors il nous reprendra
ce poste ! ». A cet effet, on festoie entre les siens et on lui fait un « appel du peuple [motion
de soutien demandant au Président de s’éterniser au pouvoir]» en guise de loyauté. Cette
pratique partisane engendre surtout des citoyens tiers-perdants ou lésés des politiques
publiques mises en œuvre (Knoepfel et al. 2006). Cela engendre aussi la gouvernance selon
les logiques « alimentaires » et/ou « identitaires » (Mbembe 1996). On parle de la « politique
du ventre [on vote pour un candidat si l’on a le ventre plein]» (Socpa, 2000 ; Sindjoun 1996).
Au Cameroun, il a été rapporté par wikileaks sans démenti à nos jours que les « nordistes [axe
nord] » disent qu’ils ne concluront « jamais une alliance pour soutenir un pouvoir politique
Bamiléké [axe ouest]»19
. Loin de la garantie du droit d’éligibilité du citoyen et de l’exigence
de la construction nationale, on est dans la « logique identitaire » de la légitimité ethnique
selon laquelle le pouvoir appartient à « l’axe nord/sud » et qu’un homme politique
« étranger [à cet axe]» ne pourra jamais arriver au pouvoir quelles que soient ses
compétences (Socpa 2003).
Un autre exemple de la force de la légitimité ethnique dans l’interprétation tribale du « code »
de la citoyenneté au Cameroun a été vécu lors de la publication des résultats de la première
édition du concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure de Maroua (axe nord). En effet,
les députés « nordistes » avaient menacé de boycotter une session parlementaire et d’écrire au
Président de la République pour lui « rendre compte » de ce que « le septentrion a été lésé »
en ceci que « le jury s'est basé sur le lieu de dépôt des candidatures et non sur les origines
des candidats » en dépit de « son vœu d'offrir une université aux fils du septentrion »20
.
Le paradoxe de ce débat politique venait de ce que la Constitution prévoit que la République
du Cameroun est « une et indivisible »21
pourtant, cette réalité ethnique est omniprésente dans
le débat politique où l’on se demande toujours «à qui [quelle ethnie] le tour ? » de gouverner
18 C’est l’interprétation « alimentaire » de l’article 2 de tout acte de nomination qui prévoit les « avantages de
toute nature ». 19 http://www.cameroon-info.net/stories/0,29362,@,revelations-ahmadou-ali-epingle-par-wikileaks.html,
consulté le 04/09/2011. 20 http://www.cameroun-online.com/actualite,actu-7878.html, consulté le 21/03/2011. 21
http://www.chr.up.ac.za/chr_old/indigenous/documents/Cameroon/Legislation/La%20Constitution%20de%20la
%20Republique%20du%20Cameroun.pdf le 23 mars 2011.
11
comme si l’on était dans un régime directorial où chaque ethnie avait droit à un « tour » au
pouvoir « au nom de l’égalité et de la justice ».
Au-delà du secteur public, cette pratique d’équilibre régional est de plus en plus attestée dans
le secteur privé. Dans la lettre N°VTB/06/12/106/2263/een du Grand Chancelier de
l’Université Catholique d’Afrique Centrale, Monseigneur Tonyé Bakot, portant sur les
statistiques des étudiants et des enseignants, adressé au Doyen de la Faculté des sciences
sociales et de gestion, le Révérend père Martin Briba, en juin 2012 et dont la presse s’est
emparée d’une copie, il est écrit qu’au cours du Conseil tenu à Nkolbisson22
du 07 au
09/06/2012, il a été demandé que le Doyen s’explique sur le pourcentage élevé des étudiants
et enseignants ressortissants « d’une seule région à savoir l’Ouest Cameroun » (ethnie
Bamiléké de l’axe ouest). On pouvait lire : « Comment se fait-il qu’une seule région de
l’Ouest compte près de 60% des étudiants à Ekounou23
? Est-ce parce qu’ils embrassent les
filières scientifiques et commerciales plus que les autres ? » Cette question n’est pas anodine
dans l’environnement culturel africain où il existe un débat politique sur l’existence des
races/ethnies supérieures/inférieures (Lamberton, 1960 ; Weil, 2002) disposant des habilités
scientifiques et/ou commerciales mieux/moins que les autres. L’on observe que les ethnies
sont dressées les unes contre les autres sans fondements scientifiques. L’implicite qui découle
de cette lettre est qu’une partie des citoyens envisage « la justice et l’égalité » au sens de
« Dieu [Monseigneur l’Archevêque est un apôtre de Dieu]» comme étant synonyme de
l’équilibre de places même « sur les bancs de l’école » indépendamment du nombre des
postulants qui frappent à la porte d’une école.
Enfin, on note que la tradition des élections au Cameroun a montré que les électeurs ont
toujours voté pour « les fils du terroir ». Comme le présente Edmond Dossavi24
pour le cas du
Bénin, ils « n’ont jamais voté pour un homme politique à cause de la richesse de son
programme de société, mais préfèrent toujours placer la confiance à l’homme politique de sa
région ou même de son ethnie ». On comprend que le citoyen-candidat n’a pas un droit
d’éligibilité légitime hors de son ethnie d’origine. On observe la montée de « l’idéologie
identitaire » (Forné, 1994) non propice à l’avancée du chantier de la construction nationale.
Comme approche de solution, certains acteurs appellent au scrutin à deux tours dans l’espoir
22 Un quartier de la banlieue de Yaoundé, Cameroun, abritant le campus de l’Université Catholique. 23 Quartier de Yaoundé abritant un Campus de l’Université Catholique d’Afrique Centrale. 24 Professeur en Sciences politiques à l’Université de Cotonou consultable sur le lien internet
http://www.ebeninois.com/Campagne-electorale-au-Benin-14-candidats-pour-un-seul-fauteuil-
presidentiel_a4845.html, consulté le 17/03/2011.
12
que le second tour permettra de lutter contre la configuration ethnique des votes au premier
tour. Mais, à ce modèle dysfonctionnel de la citoyenneté, la conception d’un autre modèle
idéal susceptible d’être plus fonctionnel ne serait pas un apport scientifique de trop.
3. Proposition d’une citoyenneté locale basée sur la fiscalité
Les notions de citoyenneté et de nationalité sont récurrentes dans les théories politiques et
sociologiques depuis la chute du mur de Berlin (Sirinelli, 2003). Elles ont même fait irruption
dans les théories du développement. Pourtant, au Cameroun, comme il ressort de ce travail,
l’obligation de contribuer à l’effort de construction nationale n’est pas une condition
nécessaire pour jouir de ses droits de citoyen dès lors que l’on a une parenté nationale et est
autochtone/originaire d’une localité. Nous proposons dans cette partie, un modèle local de la
citoyenneté camerounaise basée sur la fiscalité et susceptible d’être stratégiquement et
opérationnellement plus efficace. Nous nous inscrivons dans la logique des recherches
appliquées (sciences)25
qui ont pour vocation de contribuer à l’amélioration de la société à
travers la mise en œuvre des théories existantes. En effet, une question mérite d’être posée au
Cameroun : Quelles sont les mesures à prendre pour offrir les mêmes droits de citoyenneté à
l’ensemble des personnes actives ?
En dehors du Burkina Faso où il peut y avoir une citoyenneté partielle sans nationalité (vote
des étrangers par exemple), la pratique commune dans les autres pays de l’Afrique Noire
Francophone exclut tout contribuable étranger ne possédant pas un passeport national ou
n’ayant pas une parenté nationale. En Côte d’Ivoire, le concept d’ivoirité qui tend à définir la
nationalité/citoyenneté ivoirienne a pris une forte connotation ethnique, religieuse, foncière et
xénophobe. On distinguait les «Ivoiriens de souche », les « Ivoiriens de souche
multiséculaire » et les « Ivoiriens de circonstance » (Diom, 2008 ; Blé Kessé, 2005). En 1998,
la Côte d’Ivoire comptait près d’un tiers d’étrangers et « immigrés travailleurs » qui étaient
des contribuables mais, la loi N°94-642 du 13 décembre 1994 portant Code électoral réservait
les élections aux seuls ivoiriens (contribuables ou non). A l’image de la Côte d’Ivoire, le
contenu de la loi camerounaise portant Code électoral signifie implicitement : « pour le
25 En recherches théoriques pures, on peut exiger du chercheur qu’il se limite à l’approche analytique mais en
recherches appliquées, on ne peut pas attendre des recherches qu’elles manquent d’implications pratiques sur la
société comme l’illustrent les travaux d’Esther Duflo, professeure invitée en 2009 au Collège de France pour la
chaire Savoirs contre pauvreté. Des chercheurs comme Jacques Moeschler, professeur ordinaire à l’université de
Genève, pensent que ce genre de recherches, qui allie travail conceptuel et travail de terrain, est certainement
l’une des orientations récentes en sciences humaines et sociales qui aura le plus d’impact sur les sociétés,
notamment en voie de développement.
13
simple fait que vous êtes autochtones, vous avez le droit de décider même si vous ne
contribuez pas à l’effort de construction ».
Sur le plan empirique, certains pays comme la Suisse, ont donné une importance accrue à
cette question de citoyenneté puisque cela confère aux citoyens des droits politiques
spécifiques et notamment, le droit de décider/voter. Des sociologues comme Giddens (1987)
soutiennent que la citoyenneté ne doit pas être considérée comme la prise de possession d’un
statut qui est fondé sur quelque chose d’économique, mais de social puisque les différents
types de droits citoyens sont gagnés après de longues luttes historiques. La faiblesse de cette
approche est qu’elle accorde la primauté au social sans en fournir les sources de financement :
Comment arrive-t-on à financer le social si l’on ne produit pas ? Dans une société en
développement et en pleine mutation sociale comme le Cameroun, la primauté doit-elle être
donnée à la préservation des liens sociaux et historiques ou aux exigences de la production et
de la croissance? Au Cameroun, l’imaginaire populaire répond de façon très claire : « le
ventre affamé n’a point d’oreille ». En d’autres termes, les citoyens accordent la primauté à la
croissance dans l’espoir que cela contribuera à faire décoller le social. Une autre question
persiste, celle de savoir quel statut attribuer à l’étranger qui contribue régulièrement à la
croissance.
En puisant dans l’héritage de la révolution française, on se rend compte que dans une société
dévorée par trois ordres (le Clergé, l’Aristocratie et la Bourgeoisie), la fiscalité avait été
retenue par les révolutionnaires comme étant un facteur de justice sociale et d’équité. L’article
14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 précise les droits et
devoirs du citoyen :
« Tous les citoyens ont le droit de constater par eux mêmes ou par leurs représentants, la
nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en
déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».
Dans une République, ce sont les recettes fiscales qui permettent de boucler le budget de la
construction nationale. Un citoyen a pour devoirs civiques entre autres le paiement de ses
impôts et le vote. En d’autres termes, ne doit décider que celui qui paie ses impôts. Il est
inadéquat selon cette logique que celui ou celle qui paie ses impôts dans son lieu de résidence
se retrouve en train de décider dans son lieu d’origine en lieu et place des contribuables
enregistrés localement. Au Cameroun, on observe par exemple que les citoyens de la capitale
14
(appelés par le RDPC « personnalités ressources d’accompagnement ») qui payent leurs
impôts dans une commune de la capitale, vont se faire élire ou voter/décider dans leurs
villages respectifs (lieu d’origine) dans des circonscriptions électorales où ils ne contribuent
pas à la vie publique. Par conséquent, en cas d’élection à un poste de responsabilité, ils
abandonnent leurs circonscriptions respectives pour aller vivre dans la capitale où les
« autochtones » (personnes d’origine) font la restriction de leurs droits de citoyenneté
puisqu’ils sont hors de leurs villages respectifs. Dans l’état fédéral Suisse, ce problème a été
résolu à travers l’adoption de trois niveaux de citoyenneté conformément à l’Article 4 de la
Loi sur la Nationalité (LN), RS 141.0 : le niveau fédéral (nationalité suisse), le niveau
cantonal (droit de citoyenneté cantonal) et le niveau communal (droit de citoyenneté
communal ou origine). Ainsi, selon la Constitution fédérale26
, « A la citoyenneté suisse, toute
personne qui possède un droit de cité communal et le droit de cité du canton ». On voit bien
que l’on est d’abord citoyen de sa commune et/ou de son canton avant d’être de la nation.
L’on voit aussi que la diversité culturelle et sociale n’est pas un obstacle spécifique à la
construction nationale telle qu’il faut la combattre. Les gens sont fiers de leurs citoyennetés
locales sans que cela ne mettent en péril leurs nationalités suisses.
Cette connaissance empirique peut être utile en Afrique en général et au Cameroun en
particulier. La situation de précarité sociale touche toutes les couches de la population sans
distinction de tribu, de génération ou de genre. Le critère fiscal de la citoyenneté permettrait
de contourner dans ce contexte les concepts d’ethnie et d’autochtonie de manière à ce que ce
soient ceux qui payent leurs impôts, chacun à son niveau, qui décident/votent là où ils payent
ces impôts. Cela permettrait donc que la citoyenneté ne soit plus liée à la parenté nationale
(lieu d’origine) mais, au lieu où l’on paie ses impôts (c’est le lieu de résidence la plupart du
temps sauf qu’on pourrait distinguer par la loi, la résidence principale de la résidence
secondaire). L’avantage ou l’inconvénient serait que ceux qui refusent de payer leurs impôts
n’auraient plus de pouvoir de décision/vote qu’ils aient ou non une parenté nationale, qu’ils
soient autochtones ou allogènes. Ceux qui résident et payent leurs impôts dans une commune
accompliraient leurs devoirs de citoyenneté dans cette commune. Cela signifie que dans un
pays en voie de décentralisation comme le Cameroun, l’individu serait d’abord citoyen d’une
commune, ensuite d’une région avant d’être citoyen national, chaque niveau de décision étant
cosmopolite. En démocratie, cela permettrait de maîtriser le problème de vote/parti
26 Constitution fédérale de la Confédération suisse (Cst.), RS 101, art. 37 al. 1.
15
ethnique/communautaire en vigueur de nos jours (Bayart, 1991 ; Le Roy, 1992 ; Webster,
2008).
Le désir de contourner le tribalisme d’Etat est attesté dans les pratiques politiques en Afrique.
Sur le plan empirique, on note que Bédié27
(1999 : 44) disait de façon discutable pour le cas
de la Côte d’Ivoire que : «L’ivoirité concerne en premier les peuples enracinés en Côte
d’Ivoire mais aussi ceux qui y vivent en partageant nos valeurs». Comment fonder la
citoyenneté sur les valeurs culturelles ou politiques sans créer le communautarisme et
l’exclusion ? Le lien traditionnel entre nationalité, parenté et citoyenneté devrait s’estomper
sous l’effet de l’intégration et de la construction nationale. Le citoyen « enraciné »
(autochtone) qui ne partage pas les « valeurs fiscales » de la citoyenneté, s’il en faut une,
devrait être tout aussi amputé de son droit de vote (pouvoir de décision) que l’étranger qui
paie ses impôts dans une autre commune/région/Nation. La conception ethnique/culturelle de
la citoyenneté conduit au bord des questionnements interminables sur les critères de définition
de la parenté : Nom/patronyme ? Lieu de naissance ? Noms des parents ? Si oui, du père ou de
la mère ? Nom du village ? Si oui, du père ou de la mère ?, Lieu du dépôt de dossiers ? Lieu
du siège social ?, etc.
On observe aussi qu’à chaque fois que le critère de la citoyenneté est basé sur une illusion de
valeur nationale (patriotisme), alors la théorie politique est confrontée à la question de la
signification formelle de l’appartenance à un Etat national. Dans le contexte de la
mondialisation culturelle, quelle mesure permet de définir le patriotisme d’un individu ?
Quelle culture locale doit-elle être érigée en culture nationale ?
Le critère fiscal dans la définition de la citoyenneté a l’avantage d’être pratique. Il permettrait
d’extraire le tribalisme (d’Etat) du paradigme autochtone/allogène. Si un citoyen d’un pays
n’est éligible au niveau municipal/régional que dans sa commune/région de résidence (où il
paie ses impôts au même titre que tout autre citoyen), alors on voit mal comment dans ce
pays, les autochtones et les allogènes vivant dans cette commune/région ne se mobiliseraient
pas ensemble pour revendiquer leur droit de regard sur la gestion des recettes fiscales. On voit
mal aussi comment les leaders des partis politiques qui vivent pour l’essentiel dans les
grandes agglomérations, réussiraient à créer des partis ethniques dont l’encrage est dans leurs
ethnies d’origine hors de la capitale. Ces derniers par exemple seraient obligés de mettre leurs
idées en valeur dans la circonscription où ils payent leurs impôts (lieu de résidence)
27 Il fût Président de la République au moment de la perversion du concept d’ivoirité en Côte d’Ivoire.
16
indépendamment de leurs lieux d’origine. Dans le modèle décentralisé de la Suisse, il n’est
pas communément admissible qu’un citoyen d’une commune ait le droit de vote dans une
autre commune en dehors des questions d’ordre cantonal ou national. Et ça marche !
L’équation résolue ici est celle de la réussite de la création de l’intégration nationale dans un
contexte où le pluralisme gagne du terrain (Wanner et D’Amato, 2003). La vertu est la
promotion de l’unité dans la différence dans un monde où une dérive politicienne tend à
imposer l’illusion politique de pouvoir neutraliser les différences ethniques/communautaires à
travers le plaidoyer pour « l’homogénéité culturelle »28
.
Si l’on rapproche cette approche fiscale du principe de décideur-payeur en vigueur dans
certains pays comme la France, on observe que ce principe signifierait que « celui qui décide
doit payer [financer sa décision]» alors qu’avec le critère fiscal (qui serait plutôt un principe
de payeur-décideur), « celui qui paie déjà [contribuable] aurait le droit de décider ».
Evidemment, il pourrait arriver que dans le principe décideur-payeur, le décideur (citoyen)
n’ait pas les moyens de sa politique (moyens pour financer sa décision). Dans ce sens, il est
compréhensible que le principe décideur-payeur soit dénoncé comme étant préjudiciable pour
le pauvre. Dans l’approche fiscale, il serait injuste qu’il soit refusé à la personne qui cotise
déjà de prendre part aux décisions de la collectivité qu’il ait un lien de parenté ou non. Cette
approche ouvrirait donc le droit de vote aux étrangers contribuables en application du principe
d’égalité de tous les contribuables devant la loi fiscale.
Comme dans le modèle suisse, l’approche fiscale implique que les communes/régions peuvent
être en concurrence fiscale et que, dans son rôle de redistribution, le gouvernement national
pourrait tout coordonner à travers un système de « péréquation financière » qui permettrait
aux communes/ régions les plus riches de faire un effort supplémentaire de contribution à
l’œuvre de la construction nationale que les communes/régions pauvres. Cela implique aussi
que dans le même sens, l’Etat pourrait prélever dans les communes/régions les plus riches
pour aller investir dans les communes /régions les plus pauvres. En clair, alors que l’équilibre
régional à connotation politico-administrative tel que pratiqué de nos jours au Cameroun
permet de répartir les richesses (postes) avant la production (avant de se soucier de la capacité
des personnes promues à être compétitives sur le marché de la production), la péréquation
financière qui serait un équilibre régional à caractère économique et financier, favoriserait le
partage des fruits de la production (les citoyens compétitifs auraient produit sans restriction de
28 Les défenseurs de l’homogénéité culturelle plaident soit pour l’assimilation totale des « étrangers » dans la
culture d’accueil, soit pour l’exclusion de ces derniers.
17
tribus et l’Etat leur demanderait de faire un effort supplémentaire de solidarité nationale pour
endiguer la pauvreté).
Ce système est appliqué avec succès en Suisse et cela permet d’équilibrer les ressources
financières entre les différents niveaux institutionnels à savoir la Confédération et les cantons
d'une part et le canton et les communes d'autre part. Il décrit non seulement la répartition des
finances, mais également la répartition des tâches et des compétences entre les différents
acteurs. La force du système est aussi que la commune/région n’est pas jugée sur l’axe
ethnique supérieure/ethnie inférieure, axe nord/sud, mais sur l’axe financier c’est-à-dire selon
sa capacité financière/turn-over jugée forte, moyenne ou faible.
Conclusion
Réfléchissant sur la façon par laquelle la notion de la citoyenneté pouvait être conçue pour
faciliter le chantier de la construction nationale au Cameroun, nous sommes arrivé au résultat
selon lequel la logique identitaire et/ou alimentaire en vigueur de nos jours est un frein à la
productivité nationale. A l’heure de la compétitivité, il convient de favoriser la production des
biens et services avant la mise sur pied d’une politique de redistribution (péréquation
financière). A ce sujet, la citoyenneté locale serait plus fonctionnelle et le critère principal de
sa définition serait la fiscalité.
A la question de savoir si le citoyen pouvait être de nationalité étrangère, nous sommes arrivé
au résultat selon lequel seule la contribution à l’œuvre de construction nationale devrait
déterminer l’attribution de la citoyenneté. Nous avons fait ressortir le fait que la citoyenneté
communale/régionale (droit de résidence locale) n’est pas en contradiction avec la citoyenneté
nationale (nationalité). En clair, le fait d’être de sa tribu n’empêche pas d’être de la Nation. Il
n’y aurait pas de contradiction entre les appartenances tribale, nationale et étrangère autant le
citoyen concerné paie ses impôts. Ainsi, nous recommandons que le Cameroun repensent
profondément son « code » de citoyenneté/nationalité afin d’éviter d’avoir des citoyens qui
s’estiment exclus/frustrés « dans leur propre pays ». Cette recommandation pourrait être
étendue à l’ensemble des 16 pays de l’Afrique Noire Francophone qui présentent une relative
similarité institutionnelle et politico-administrative.
18
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