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Le sermon sur la montagne. Vivre la confiance et la gratuité

Date post: 06-Mar-2023
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LE SERMON SUR LA MONTAGNE (MT 5- 7) L’ÉVANGILE COMME CONFIANCE ET GRATUITÉ ELIAN CUVILLIER
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LE SERMON SUR LA MONTAGNE (MT 5-7)

L’ÉVANGILE COMME CONFIANCE ET GRATUITÉ

ELIAN CUVILLIER

EDITIONS CABEDITA2013

INTRODUCTION1

1 Je remercie Eva Nocquet de sa relecture attentive demon texte : ses remarques précieuses m’ont aidé à enaméliorer la lisibilité. Les imperfections, tant sur la formeque sur le fond restent de mon entière responsabilité.

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On appelle « Sermon sur la Montagne »2 (SM)les chapitres 5-7 de l’évangile de Matthieu (letexte parallèle de Lc 6,17-49, plus bref, estgénéralement désigné comme « Sermon sur laplaine », cf. v. 17). Le SM fait partie destextes les plus commentés du Nouveau Testament.De tout temps, il a suscité des interprétationsoriginales qui en ont fait ressortir desaspects particuliers. Ces différentesinterprétations, parfois contradictoires entreelles, continuent aujourd’hui encore à nourrirle débat autour de la signification de cetexte.

Deux questions, liées l’une à l’autre, ontainsi accompagné de manière récurrente lalecture de ces chapitres. La première concerneses destinataires : le SM est-il adressé auxseuls disciples — comme peut le laisser penserl’ouverture (cf. 5,1) — ou plus largement auxfoules — comme l’indique la conclusion (cf.

2 La bibliographie sur le SM est immense ; pour quivoudrait approfondir l’analyse que nous proposons dans lespages qui suivent, signalons trois monographies importantes :Martin STIEWE – François VOUGA, Le Sermon sur la Montagne, un abrégé del’Évangile dans le miroitement de ses interprétations, Genève, Labor etFides, 2002 ; Marcel DUMAIS, Le Sermon sur la montagne, Paris,Letouzey & Ané, 1995 ; Hans Dieter BETZ, The Sermon on the Mount. ACommentary on the Sermon on the Mount, including the Sermon on the Plain(Matthew 5:3-7:27 and Luke 6:20-49), Minneapolis, Fortress Press,1995.

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7,28-29) ? Dit autrement, le SM s’adresse-t-ilà un groupe restreint d’auditeurs ou à unpublic plus vaste ? La seconde questionconcerne les exigences du SM : sont-ellesréellement praticables (cf. par exemple laparole de 5,44 sur l’amour des ennemis) ?L’alternative peut aussi se formuler de lafaçon suivante : les exigences du SM sont-ellesà prendre comme des préceptes qui doivent fairel’objet d’une obéissance à laquelle tous lescroyants sans exception doivent se soumettre ?Ou bien s’agit-il de recommandations destinéesuniquement à ceux qui, recherchant un idéal deperfection, choisissent un style de vieradical, par exemple dans une vie religieuseconsacrée ? À moins qu’il n’y ait une troisièmevoie possible…

Cette double question de l’auditoire et dela mise en pratique des exigences du SMaccompagnera notre lecture. Nous chercherons àcomprendre comment nous situer devant ce texte.Entre la soumission servile à la sociétématérialiste où le consumérisme règne en maîtresur notre désir, et la recherche d’une viecoupée du monde et de sa logique, le SM netracerait-il pas un chemin pour le lecteurd’aujourd’hui ? C’est cette possibilité, ce« chemin étroit » (Mt 7,14) que je proposed’explorer dans les pages qui suivent à travers

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un parcours en cinq étapes. Je commenteraid’abord l’ensemble du SM au plus près du texte.Les étapes deux à quatre reprendront ensuitequelques thèmes centraux du SM pour creuserplus en profondeur le message qu’ilsvéhiculent : successivement seront analysés lesbéatitudes (5,3-12), les antithèses (5,17-48)et enfin le Notre-Père (6,10-14). Avant deconclure, j’aborderai la question classique dulien entre SM et non-violence.

Un mot encore avant de débuter notreparcours. Le sous-titre donné à cet ouvrage,L’Évangile comme confiance et gratuité, voudraitsuggérer le défi principal auquel nousconfronte le SM : celui qui consiste à ne pasfuir le monde à maints égards inquiétant qui seprésente à nous, mais au contraire, leconsidérer comme le lieu où il est encorepossible de vivre d’une confiance et d’unegratuité qui viennent d’un autre lieu que nous-mêmes.

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CHAPITRE ILE SERMON SUR LA MONTAGNE : UNE TRAVERSÉE

Une organisation possible du texte

La question de la structure des textesbibliques fait l’objet de débats parfoispassionnés — sinon passionnants ! — entre lesexégètes. Le SM ne déroge pas à la règle :chaque commentateur propose un plan originalsensé rendre compte aussi précisément quepossible de la logique argumentative du texte.Le cadre de cet ouvrage autorise que l’ons’évite les discussions souvent compliquées etpas toujours utiles pour l’intelligence dutexte. Je propose simplement de rendre comptedu SM en faisant ressortir les grandes unitéset le mouvement général du texte :

Mt 5,1-2 : IntroductionMt 5,3-16 : La parole fondatrice

- Les béatitudes (Mt 5,3-12)- Le sel et la lumière (Mt 5,13-16)

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Mt 5,17-7,12 : L’accomplissement de la Loi et des Prophètes- Loi et justice (Mt 5,17-20)- Du raisonnable ou de l’excès (Mt 5,21-48) - Du paraître ou du secret (Mt 6, 1-18)- Du souci ou de la confiance (Mt 6,19-34)- Jugement et « Règle d’or » (Mt 7,1-12)Mt 7,13-27 : Exhortation finale : les deux voiesMt 7,28-29 : Conclusion

Commentaire

Mt 5,1-2 : Introduction

1A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Ils’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. 2Et, prenant laparole, il les enseignait

Dans l’évangile de Matthieu, le ministère deJésus débute par le SM (Mt 5–7), premier de sescinq discours (Mt 10 ; 13 ; 18 ; 24–25). Ilconstitue un condensé (d’un terme grec, epitomê,qui signifie « extrait », « abrégé »,« résumé », « condensé »). de la Bonne Nouvelletelle que l’évangéliste la comprend. Jésusmonte dans la montagne comme Moïse au Sinaï.Pourtant, au lieu de recevoir la Loi dans unface-à-face avec Dieu, il énonce une paroled’autorité à l’intention de ses disciples maisaussi, comme la fin du Sermon le précisera (cf.7,28-29), des foules.

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Mt 5,3-16 : La parole fondatrice

- Les béatitudes (Mt 5,3-12)

3Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est àeux.

4Heureux les doux : ils auront la terre en partage. 5Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés. 6Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront

rassasiés. 7Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde. 8Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu. 9Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés

fils de Dieu.10Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le

Royaume des cieux est à eux.11Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous

persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte demal à cause de moi. 12Soyez dans la joie et l’allégresse, car votrerécompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’ona persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

Neuf béatitudes ouvrent le SM (v. 1-12) parune proclamation paradoxale : le bonheur sereçoit au cœur de l’épreuve, dans une situationde manque et d’humilité où se creuse l’espacepour accueillir et recevoir.

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La première et la huitième mentionnent le« Royaume des cieux », affirmant qu’ilappartient aux « pauvres en esprit » (v. 3) età ceux qui sont persécutés à cause de lajustice (v. 10), c’est-à-dire à ceux quivivent, non dans un plein saturant (la richesseet l’harmonie avec le monde) mais dans lemanque (la pauvreté de cœur et le conflit avecla logique du monde). Dieu règne pour ceux quine se suffisent pas à eux-mêmes et subissentl’épreuve.

Entre ces deux béatitudes, six autresdéploient ce qu’est l’attitude existentiellecorrespondant à la proclamation inaugurale deJésus : douceur (v. 4 ; cf. 11,29b), pleur(v. 5), faim et soif de justice (v. 6 ; cf.6,33), miséricorde (v. 7 ; cf. 9,12 et 12,7),pureté de cœur (v. 8), paix (v. 9 ; cf. 10,34-35). Les béatitudes se présentent comme laréalisation des promesses de l’Écriture : ceuxqui sont dans le deuil (Es 61,2) serontconsolés (Es 66,13) ; quiconque estmiséricordieux fera l’expérience de lamiséricorde (Pr 17,5 ; Si 28,1-7) ; la pureté decœur est la condition requise pour comparaîtredevant Dieu dans son sanctuaire (Ps 24,2-4).

La neuvième et dernière béatitude (v. 11-12)est une reprise et un développement de la

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huitième, établissant une équivalence entre lapersécution « à cause de la justice » et lapersécution « à cause » de Jésus (cf. v. 11).Elle opère ainsi une réinterprétation des huitpremières sur la base d’un lien étroit (« àcause de moi « ) entre l’auditeur du SM et lelocuteur. Ce faisant elle constitue lesauditeurs comme disciples. Pour ceux-ci, lajoie ne naît pas de la souffrance subie, maisde l’attente d’une récompense dont l’origineest « céleste » : ce dernier terme désigne,chez Matthieu, une altérité radicale. Lasituation de ceux qui sont liés à Jésuss’apparente alors à celle des prophètesd’autrefois (v. 12).

- Le sel et la lumière (Mt 5,13-16)

13Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur,comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on lejette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes. 14Vous êtesla lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peutêtre cachée. 15Quand on allume une lampe, ce n’est pas pour lamettre sous le boisseau, mais sur son support et elle brille pourtous ceux qui sont dans la maison. 16De même, que votrelumière brille aux yeux des hommes, pour qu’en voyant vosbonnes actions ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux.

Jésus déclare ensuite son auditoire « sel »(v. 13) et « lumière » du monde (v. 14-16).

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Ceux qui sont liés au Christ (cf. v. 11)donnent du goût, faute de quoi ils ne servent àrien. Par leurs « bonnes actions », ilséclairent le monde, telle une ville située surune montagne ou une lampe dans une maison, envue d’une louange des hommes dirigée non passur eux, mais sur le Père céleste. Jésus neprécise pas la nature des « bonnes actions »que doivent manifester ceux qui l’écoutent. EnMt 26,10, il emploiera la même expression pourqualifier le geste de la femme répandant duparfum sur la tête de Jésus, un parfum qui, del’avis des disciples, aurait pu être vendu pourservir aux pauvres (cf. 26,9) : la « bonneaction » se situe au-delà du registre moraldésignant plutôt une relation étroite avec leChrist.

Mt 5,17-7,12 : L’accomplissement de la Loi et des Prophètes

- Loi et justice (Mt 5,17-20)

17N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou lesProphètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir.

18Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent leciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i ne passera de la Loique tout ne soit arrivé.

19Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petitscommandements et enseignera aux hommes à faire de mêmesera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ; au

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contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera,celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux.

20Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle desscribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans leRoyaume des cieux.

Contre ceux qui affirment que sa venue apour conséquence l’abolition de la Loi et desProphètes, Jésus s’inscrit en faux (v. 17). Leverbe « accomplir » exprime la conviction qu’ilest celui en qui les Écritures, autrement ditla Loi et les Prophètes, trouvent leuraboutissement. Jésus donne son véritable sens àla Loi et aux promesses prophétiques. Le verset18 témoigne de l’attachement de l’évangéliste àl’obéissance aux commandements de la Loi. Maisl’affirmation de la pérennité de la Loi (« pasun i pas un point sur l’i ne passera de laLoi ») est bornée d’un côté et de l’autre pardeux propositions (« avant que ne passent leciel et la terre » et « que tout ne soitarrivé ») ; elles en marquent les limites etnuancent ainsi le caractère absolu del’affirmation. On comparera avec l’affirmationde Jésus en 24,35 : « Le ciel et la terrepasseront, mes paroles de passeront pas ».

Même relative, la pérennité de la Loiimplique pourtant qu’aucun homme n’est dispenséde s’y soumettre (v. 19). Si la transgression

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ou l’obéissance aux commandements conduisent àinstaurer une hiérarchie à l’intérieur duRoyaume (relativisée par la suite, cf. 11,11 et20,16), la justice seule permet d’y accéder(v. 20). La fidélité sans faille à la Loi n’estdonc pas le critère d’accès au Royaume.L’obéissance à la lettre du commandementdevient seconde par rapport à l’accomplissementd’une justice que Matthieu dit supérieure àcelle des scribes et des Pharisiens.

- Du raisonnable ou de l’excès (Mt 5,21-48)

I. 21Vous avezentendu qu’il a été ditaux anciens : Tu necommettras pas demeurtre ; celui quicommet un meurtre serapassible du jugement.

22Mais moi je vous dis :Quiconque se met en colère contreson frère sera passible dujugement. Celui qui traitera sonfrère de raka sera passible dusanhédrin. Celui qui le traitera defou sera passible de la géhenne defeu. 23Si donc tu vas présenter tonoffrande sur l’autel, et que là tu tesouviennes que ton frère aquelque chose contre toi, 24laisseton offrande là, devant l’autel, etva d’abord te réconcilier avec tonfrère, puis viens présenter tonoffrande. 25Arrange-toi vite avecton adversaire, pendant que tu es

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encore en chemin avec lui, de peurque l’adversaire ne te livre au juge,le juge au garde, et que tu ne soismis en prison. 26Amen, je te le dis,tu ne sortiras pas de là avantd’avoir payé jusqu’au dernierquadrant.

II. 27Vous avezentendu qu’il a été dit :Tu ne commettras pasd’adultère.

31Il a été dit : Quecelui qui répudie safemme lui donne uneattestation de rupture.

28Mais moi je vous dis :Quiconque regarde une femme defaçon à la désirer a déjà commisl’adultère avec elle dans son cœur.29Si ton œil droit doit causer tachute, arrache-le et jette-le loin detoi. Car il est avantageux pour toide perdre seulement une partie deton corps et que celui-ci ne soit pasjeté tout entier dans la géhenne.30Si ta main droite doit causer tachute, coupe la et jette-la loin detoi, car il est avantageux pour toide perdre seulement une partie deton corps et que celui-ci n’aille pastout entier dans la géhenne.

32Mais moi je vous dis :Quiconque répudie sa femme, saufen cas d’inconduite sexuelle, larend adultère, et celui qui épouseune femme répudiée commetl’adultère.

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III. 33Vous avezencore entendu qu’il aété dit aux anciens : Tune te parjureras pas, maistu t’acquitteras envers leSeigneur de tes serments.

34Mais moi, je vous dis de nepas jurer du tout : ni par le ciel,parce que c’est le trône de Dieu,35ni par la terre, parce que c’estson marchepied, ni par Jérusalem,parce que c’est la ville du grandroi. 36Ne jure pas non plus par tatête, car tu ne peux en rendre unseul cheveu blanc ou noir. 37Quevotre parole soit « oui, oui », « non,non » ; ce qu’on y ajoute vient duMauvais.

IV. 38Vous avezentendu qu’il a été dit :Œil pour œil, et dent pourdent.

38Mais moi, je vous dis de nepas vous opposer au mauvais. Siquelqu’un te frappe sur la jouedroite, tends-lui aussi l’autre. 40Siquelqu’un veut te faire un procèspour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement. 41Siquelqu’un te réquisitionne pourfaire un mille, fais-en deux aveclui. 42Donne à celui qui tedemande, et ne te détourne pas decelui qui veut t’emprunter quelquechose.

V. 43Vous avezentendu qu’il a été dit :Tu aimeras ton prochainet tu détesteras ton

44Mais moi, je vous dis : Aimezvos ennemis et priez pour ceux quivous persécutent. 45Alors vousserez fils de votre Père qui est dans

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ennemi. les cieux, car il fait lever son soleilsur les mauvais et sur les bons, etil fait pleuvoir sur les justes et surles injustes. 46En effet, si vousaimez ceux qui vous aiment, quellerécompense aurez-vous ? Lescollecteurs des taxes eux-mêmesn’en font-ils pas autant ? 47Et sivous ne saluez que vos frères, quefaites-vous d’extraordinaire ? Lesnon-Juifs eux-mêmes n’en font-ilspas autant ?

48Vous serez donc parfaits (lit. « accomplis »), comme votrePère céleste est parfait (lit. « accompli »).

Les v. 21-48 précisent l’articulation entreLoi et justice. À chaque fois, Jésus rappellele commandement tel qu’il est transmis par latradition (« vous avez appris qu’il a étédit… ») et le met en tension avec sa propreparole (« et moi je vous dis… ») : pour cetteraison, on parle des antithèses du SM.

La première antithèse (v. 21-26) concernel’interdit du meurtre. Jésus rappelle que latransgression de cet interdit fondamental estpassible du jugement (v. 21). Dans un secondtemps il le radicalise : la colère contrele frère est aussi passible d’un jugement,

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l’insulte passible du sanhédrin (c.-à-d. dutribunal) et de la géhenne3 (v. 22). De cetteradicalisation découle une double conséquence.D’une part, la pratique religieuse (v. 23-24)n’exonère pas de l’interpellation : l’offrandedemandée par la Loi ne remplace ni ne précèdel’exigence de la réconciliation. D’autre part,en ce qui concerne les relationsinterpersonnelles (v. 25-26), il faut seréconcilier avec l’adversaire sous peine deperdre tout espoir de remise de dette et depardon. La précision « dans le chemin » (v. 25)donne la clé de compréhension : le lieu de laréconciliation est l’existence quotidienne.C’est une invitation à se laisser libérer dubesoin de gagner contre l’autre, une attitudequi conduit le plus souvent à perdre ! Lapremière antithèse est une critique implicitede la prétention au respect de la lettre ducommandement. Au plan communautaire, elleconteste l’idée que la Loi rituelle remplace oumême précède l’exigence de réconciliation avecle frère. Au quotidien, elle vise à dégager lesrelations interpersonnelles d’une logique de la

3 Étymologiquement, le terme désigne une vallée étroiteet profonde située à Jérusalem qui faisait office dedépotoir. À l’époque de Jésus, le terme avait acquis unesignification métaphorique, désignant un lieu de terriblessouffrances, puis de demeure après la mort pour les pécheurs.

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rétribution au profit de la possibilité d’unereconciliation.

Les deux antithèses qui suivent, surl’interdit d’adultère (v. 27-28) etl’autorisation du divorce (v. 31-32), n’en fonten réalité qu’une seule (la formule du v. 31n’est pas identique à celle desv. 21.27.33.38.43). Jésus rappelle d’abord larègle de l’interdit de l’adultère (v. 27) pourla radicaliser aussitôt (v. 28) : convoiter,c’est déjà commettre l’adultère, et le salut(c.-à-d. éviter la géhenne) passe parl’amputation ou l’éborgnement (v. 29-30). Dansun second temps, il rappelle la possibilitéd’une lettre de répudiation (v. 31), pour larendre aussitôt caduque par l’interdiction dudivorce (v. 32), sauf en cas d’union illégale4.La radicalisation vise clairementl’échappatoire que permet la Loi : eninterdisant l’adultère mais en permettant, parle divorce, d’avoir d’autres femmes, elle estune concession à la tendance native des hommesà l’infidélité (cf. 19,8). Les v. 29-30 (lamention de l’amputation et de l’éborgnement)contestent l’illusion qu’il est possibled’éviter la perte d’une partie de soi-même ;comprenons ici : l’illusion de la toute-

4 Peut-être en raison de Mt 1,19 où l’on voit Joseph,soupçonnant Marie d’adultère, envisager de la répudier.

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puissance (posséder toutes les femmes que l’onveut). Entrer dans le Royaume des cieux passepar ce que les sciences humaines appellent la« castration symbolique ».

La troisième antithèse concerne le serment(v. 33-37). Jésus rappelle d’abord l’obligationde tenir ses engagements devant Dieu (v. 33).Il radicalise aussitôt en interdisant touteforme de serment, dans l’ordre du religieuxcomme dans l’ordre du monde (v. 34-36) : il nefaut pas se lier par une parole solennellequ’on ne peut jamais être certain de tenir,parce que l’on ne sait de quoi demain serafait. Ni la sphère religieuse, ni la sphèrepolitique, ni la sphère des relationsinterpersonnelles ne doivent enfermer l’hommedans le piège d’engagements solennelsintenables (cf. 26,30-35 : reniement dePierre). La seule exigence est un « oui » ou un« non » (v. 37a), exigence qui ne relève pas duserment, mais d’une parole responsablen’interdisant pas un déplacement ultérieur. Cequ’on ajoute vient du « Malin » (v. 37b),c’est-à-dire de celui dont la parole n’est pasfiable parce qu’elle contient en elle-même sonpropre démenti.

La quatrième antithèse concerne la loi dutalion (v. 38-42). Jésus en rappelle d’abord la

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règle (v. 38) pour inviter ensuite à sondépassement (v. 39-42). « Tendre l’autre joue »n’est pas un geste de soumission servile, maisune attitude visant à ébranler en l’autre lacertitude qu’il faut répondre à la violence parla violence. Il s’agit de briser la logiquecirculaire du rétablissement de l’équilibre dela justice comprise de façon spéculaire. Lesautres exemples généralisent selon le mêmeprincipe : ils invitent à adopter une posturequi cherche à changer le rapport de l’autre àla réalité par la remise en cause de sacompréhension du monde. La finalité est lerefus de l’effet miroir.

La cinquième antithèse concerne l’amour etla haine (v. 43-47). Selon l’habitude, ellecommence par un rappel de la règle (v. 43)commune aux sociétés humaines, mais rarementécrite – on ne la trouve pas explicitementformulée dans le judaïsme – selon laquellel’unité d’un groupe se fait toujours sur lerejet et la haine d’adversaires réels ouimaginaires. Rappelons ici ce propos de Freud :« Il est toujours possible d’unir les uns auxautres par des liens de l’amour une plus grandemasse d’hommes, à la seule condition qu’il enreste assez pour recevoir les coups »5. La

5 Sigmund FREUD, Le malaise dans la culture, Paris, PUF 20004, p.68.

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radicalisation proposée par Jésus consiste enun refus de toute forme de discrimination :bons et méchants, justes et injustes, sont aubénéfice de la providence divine (v. 44-45).Pour le croyant, il en va du dépassement de lalogique du monde : la communauté eschatologiquene peut être construite sur le modèle descommunautés humaines (v. 46-47), parce qu’yrègne un véritable universalisme où chacun estreconnu indépendamment de ses qualités, de seshéritages ou origines.

Le v. 48 conclut l’ensemble. La question desavoir s’il faut traduire « soyez parfaits » ou« vous serez parfaits » est liée au statut quel’on donne au discours de Jésus : exhortation àla mise en pratique d’une nouvelle règleédictée par Jésus (impératif) ou possibilitéofferte d’une nouvelle compréhension de soi-même et des autres, qui peut avoir des effetsde vie dans le quotidien (indicatif) ? Dans cedernier cas, que je privilégie, la perfection (leterme grec utilisé ici désigne aussil’accomplissement) peut alors être comprisecomme l’expérience de cette nouvellecompréhension, qui n’est jamais un acquis maisnaît, au jour le jour, de l’écoute de la parolede Jésus.

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- Du paraître ou du secret (Mt 6,1-18)

1Gardez-vous de pratiquer votre religion devant les hommespour attirer leurs regards ; sinon, pas de récompense pour vousauprès de votre Père qui est aux cieux.

2Quand donc tu fais l’aumône, ne le fais pas claironnerdevant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues etdans les rues, en vue de la gloire qui vient des hommes. Envérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. 3Pourtoi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce quefait ta main droite, 4afin que ton aumône reste dans le secret ;et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.

5Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites quiaiment faire leurs prières debout dans les synagogues et lescarrefours, afin d’être vus des hommes. En vérité, je vous ledéclare : ils ont reçu leur récompense. 6Pour toi, quand tu veuxprier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porteet adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et tonPère, qui voit dans le secret, te le rendra. 7Quand vous priez, nerabâchez pas comme les païens ; ils s’imaginent que c’est àforce de paroles qu’ils se feront exaucer. 8Ne leur ressemblezdonc pas, car votre Père sait ce dont vous avez besoin, avantque vous le lui demandiez. 9Vous donc, priez ainsi :

Notre Père qui es aux cieux, fais connaître à tous qui tu es, 10fais venir ton Règne, fais se réaliser ta volonté sur la terre

à l’image du ciel. 11Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin,12pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes

nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous,

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13et ne nous conduis pas dans la tentation, mais délivre-nous du Tentateur.

14En effet si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votrePère céleste vous pardonnera à vous aussi ; 15mais si vous nepardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vouspardonnera pas vos fautes.

16Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme

font les hypocrites : ils prennent une mine défaite pour bienmontrer aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare: ils ont reçu leur récompense. 17Pour toi, quand tu jeûnes,parfume-toi la tête et lave-toi le visage, 18pour ne pas montreraux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui estlà dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te lerendra.

Ces versets réinterprètent les trois piliersde la piété juive, l’aumône, le jeûne et laprière. Ils opposent une logique du paraître – lecroyant assure sa vie du regard que les autresposent sur lui – à une logique du secret– l’identité ne se joue pas dans ce que faitl’homme sous le regard des autres, mais dans larelation filiale au Père qui voit dans lesecret. La « récompense » (v. 1.2.5.16) estaccordée sur des critères qui ne sont pas ceuxdu monde auquel l’ordre religieux appartient.Dans l’optique du Royaume des cieux qui estcelui du secret et de l’intime, l’acte éthique

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ou le geste de piété sont à l’inverse de ce quel’on peut constater à l’œil nu.

La première des œuvres de piété, l’offrande,est l’occasion d’une critique de l’hypocrisie,c’est-à-dire du masque et du paraître (v. 2).Dans la logique du monde, la récompense est àla mesure de l’offrande, à savoir lasatisfaction de recevoir en retour ce que l’ona donné : une bonne image de soi. Au moyen d’unaphorisme aux limites de l’absurde (v. 3),Jésus suggère que c’est à l’insu de lui-mêmeque le croyant donne quelque chose : le secretdans lequel se fait l’offrande concernel’acteur lui-même, ou du moins une partie delui-même ! La récompense échappe d’ailleurs àla logique de la symétrie puisque, comme cesera le cas aux v. 6 et 18, on peut traduirelittéralement : « Le Père […] te rendra »,sous-entendu : il donnera ce qu’il jugera bonet dont le bénéficiaire ignore la natureexacte.

La seconde des œuvres de piété est la prière.Jésus commence une nouvelle fois par dénoncerl’attitude des « hypocrites » qui prient enpublic (v. 5) et lui oppose une prière secrète,au lieu même de l’intime (v. 6). C’est icil’occasion de rapporter un enseignement plusdéveloppé sur la prière. Négativement, il

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s’agit d’abord de contester l’attitudeinfantile qui consiste à prononcer un flot deparoles pour tenter d’obtenir l’exaucement (v.7). La confiance dans le Père qui sait ce dontses enfants ont besoin invalide une prièreconsistant à assouvir la simple demande desatisfaction. Positivement, Jésus propose unmodèle de prière qui s’adresse au Père céleste(v. 9a), c’est-à-dire à une extériorité. Cetteprière se déploie en deux moments. D’abord,trois demandes concernent le Père dans son actede révélation auprès des hommes (v. 9b-10). Laprière ne consiste pas à demander de participerà l’agir divin ni de collaborer àl’accomplissement de sa volonté ; elle estappel à Dieu lui-même pour qu’il se révèle àtous (v. 9b), qu’il fasse venir son Règne(v. 10a) et que sa volonté s’accomplisse(v. 10b). La prière est donc d’aborddécentrement et abandon de ses préoccupationset de ses prétentions à agir pour Dieu.

Ensuite, trois demandes concernent l’orant(v. 11-13). La demande du pain nécessaire à lavie quotidienne (v. 11) souligne, s’il en étaitencore besoin, que la prière n’est pas demanded’objet susceptible de combler mais confianceabsolue dans celui qui, comme autrefois audésert, nourrit son peuple au jour le jour. Lademande sur le pardon (v. 12 et 14-15) est une

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invitation à sortir de la loi du talion pours’ouvrir à la possibilité de découvrir un Dieuqui fait grâce. En brisant la symétrieconstitutive de la loi de réciprocité (touteoffense ou toute dette nécessitent réparationou remboursement sous peine de sanction), lepardon accordé dépasse la logique du talion(cf. 5,38-42 ; contre-exemple : 18,23-35).Jésus prévient une fausse interprétation dulien de causalité qu’il établit entre pardonaccordé à l’autre et pardon reçu de Dieu : dansla mesure où pardonner brise la logique deréciprocité, pardon accordé et pardon reçu sontune seule et même réalité, celle de lasurabondance du don qui fait apparaître le Pèrecéleste comme un Dieu de grâce. À l’inverse, nepas pardonner conduit à faire fonctionner unDieu de rétribution, qui n’accorde donc pas sonpardon. La troisième demande est un appel auPère céleste en tant que figure de l’altérité :il peut s’interposer entre moi et ce qui mepousse à succomber à la tentation. Ce n’estdonc pas Dieu qui tente, mais c’est lui quipeut préserver le croyant de la tentation(cf. Jc 1,13-14). Encore faut-il que ce dernieren appelle à cette instance tierce.

Troisième œuvre de piété revisitée par Jésus: le jeûne. Là encore, il s’agit de prendre lecontre-pied de l’hypocrite (v. 16) en ne

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montrant pas que l’on jeûne (v. 18). Recentrerla piété dans l’intimité du sujet est,paradoxalement, la possibilité d’une véritableextériorité puisque le Père céleste, figure del’altérité, voit dans le secret. À l’inverse,montrer aux hommes que l’on jeûne ne renvoiequ’à sa propre satisfaction narcissique, doncsans altérité véritable, mais dans un simpleeffet de miroir où l’on ne reçoit que ce quel’on donne.

- Du souci ou de la confiance (Mt 6,19-34)

19Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les mites etles vers font tout disparaître, où les voleurs percent les murs etdérobent. 20Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni lesmites ni les vers ne font de ravages, où les voleurs ne percent nine dérobent. 21Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.

22La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est sain, toncorps tout entier sera dans la lumière. 23Mais si ton œil estmalade, ton corps tout entier sera dans les ténèbres. Si donc lalumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres !

24Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un etaimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre.Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent.

25Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pourvotre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoivous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et lecorps plus que le vêtement ? 26Regardez les oiseaux du ciel : ilsne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des

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greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pasbeaucoup plus qu’eux ? 27Et qui d’entre vous peut, par soninquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? 28Et duvêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis deschamps, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, 29et, jevous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamaisété vêtu comme l’un d’eux. 30Si Dieu habille ainsi l’herbe deschamps, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu,ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! 31Nevous inquiétez donc pas, en disant : « Qu’allons-nous manger ?qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir » ? 32Toutcela, les païens le recherchent sans répit, il sait bien, votre Pèrecéleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. 33Cherchezd’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous seradonné par surcroît. 34Ne vous inquiétez donc pas pour lelendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. A chaquejour suffit sa peine.

Le thème directeur de l’ensemble des v. 19-34 est la mise en évidence de deux attitudesexistentielles, l’une fondée sur la « terre »(v. 19), synonyme de ténèbres, service del’Argent et inquiétude pour les réalités de cemonde, l’autre sur le « ciel » (v. 20),synonyme de lumière, service de Dieu etconfiance. Cette thématique prolonge ce quiprécède (v. 1-18 : logique du paraître ou dusecret) et annonce ce qui suit (cf. 7,13-14 :les deux voies). L’œil est une lampe quiéclaire le corps. Si l’œil est sain, le corps

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entier est illuminé ; à l’inverse, si l’œil est« mauvais » alors le corps est dans lesténèbres (v. 22-23). Il ne s’agit pas duconstat d’une déficience physiologique, maisd’un état intérieur de la personne. La lumeninternum (« lumière intérieure » desphilosophes) peut, elle aussi, être affectéepar les ténèbres, c’est-à-dire par le mal. Ellene permet pas à l’homme de combattre les désirsdes sens et de maîtriser les passions,puisqu’elle est elle-même atteinte par le mal.La parabole des deux maîtres (v. 24) montreque, comme instances fondatrices del’existence, le ciel et la terre ne sont pasconciliables : ou bien mon existence se joueselon les critères du monde des hommes, ou bienje la comprends comme don de la grâce de Dieu.

Le propos sur les soucis (v. 25-34) résultede l’affirmation que les disciples et lesauditeurs de Jésus n’ont à nourrir aucunecrainte pour leur survie, dès lors qu’ilsamassent leur trésor au ciel, c’est-à-dire dansune instance extérieure à ce monde et salogique. L’insistance avec laquelle Jésusappelle ses auditeurs et ses disciples àchoisir entre le ciel et la terre, entre lesténèbres et la lumière, et entre Dieu etl’Argent (6,19-24), a pour sens de les fairepasser du « peu de foi » (v. 30 ; cf. 14,31 ;

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16,8 ; 17,20) à la foi, c’est-à-dire du soucide soi à la recherche confiante du Royaume etde la justice de Dieu. Le Dieu de Jésus sesoucie des oiseaux du ciel et des plantes quine travaillent ni ne tissent (v. 25-29).L’inactivité des lis est ainsi le signe de lagénérosité et de la bonté du Père céleste quidonne gratuitement, selon son bon vouloir. Lajustice du Royaume des cieux ne se manifestedonc pas selon la logique de ce monde : elleest miséricorde d’un Père céleste qui prendsoin même de ce qui ne travaille ni ne file.Elle est grâce parce qu’elle « fait à l’hommele cadeau de sa vie »6. À l’inverse, la gloirede Salomon réside dans une sagesse qui supposecapacité à connaître et à apprendre. Ainsi, nonseulement la gloire de Salomon n’égale pas labeauté du lis (v. 29), mais encore sa sagessen’est pas de même nature que celle du Dieu deJésus. Celle-ci n’est pas construite surl’ambiguïté des pouvoirs humains ; elle prendsoin même de ceux qui ne peuvent, à l’image deSalomon, se prévaloir de leur force, de leurintelligence ou de leur labeur. Le « peu defoi » des auditeurs de Jésus ne leur permet pasde croire en l’assistance souveraine de Dieuqui prend soin de l’herbe des champs (v. 30-

6 Dietrich BONHOEFFER, Le prix de la grâce, Neuchâtel :Delachaux et Niestlé, 1967, p. 21.

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34). Aussi les disciples courent-ils le risqued’être comme les païens : se souciant de lanourriture, de la boisson et du vêtement, etoubliant que leur Père céleste se préoccupepour eux de tout cela.

En finale de la section, on retrouve le filconducteur qui structure l’ensemble de lasection qui va de 5,17 à 6,34, à savoir lajustice de Dieu et son Royaume qui doivent êtrela préoccupation première des disciples. (5,19-20 ; 6,1 et 33 ; cf. aussi 5,3 : « Royaume descieux » ; 5,6 : « justice » ; et 5,10 :« Royaume » et « justice »). La confiancecaractérise la relecture de la Loi et desProphètes. Au lieu d’une inquiétude pour leschoses de ce monde, chacun est invité à laconfiance absolue dans le Père céleste.

- Jugement et « Règle d’or » (Mt 7,1-12)

1Ne vous posez pas en juge, afin de n’être pas jugés ; 2carc’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est lamesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous.

3Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère?Et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? 4Oubien, comment vas-tu dire à ton frère : « Attends ! Que j’ôte lapaille de ton œil » ? Seulement voilà : la poutre est dans tonœil ! 5Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de

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ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de tonfrère.

6Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vosperles aux porcs, de peur qu’ils ne les piétinent et que, seretournant, ils ne vous déchirent.

7Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ;frappez, on vous ouvrira. 8En effet quiconque demande reçoit,qui cherche trouve, à qui frappe on ouvrira.

9Ou encore qui d’entre vous, si son fils lui demande du pain,lui donnera une pierre ? 10Ou s’il demande un poisson, luidonnera-t-il un serpent ? 11Si donc vous, qui êtes mauvais, savezdonner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votrePère qui est aux cieux, donnera-t-il de bonnes choses à ceux quile lui demandent.

12Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassentpour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et lesProphètes.

Les paroles sur le jugement (v. 1-2) sont àentendre dans le même sens que celles sur lepardon (6,14-15) : il s’agit de sortir de lalogique de la réciprocité, de la loi du talion.Par ailleurs, juger l’autre, c’est en faire unobjet et devenir soi-même l’objet du jugementd’autrui. Il n’y a plus relation entre sujets,mais relation d’objets. La parabole de lapaille et de la poutre (v. 3-5) illustrel’impasse du jugement sur autrui : il conduit às’instaurer en juge des autres en ne pouvantplus se voir soi-même dans sa médiocrité

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native. À l’inverse, et selon un de cesparadoxes dont l’Évangile a le secret, êtregénéreux avec les autres suppose en même tempsune grande lucidité sur soi-même et une grandecompassion, celle justement que l’on estdisposé à offrir aux autres comme ce qu’on aenvie de recevoir de Dieu ! L’aphorisme du v. 6constate qu’il y a des gens qui sont confrontésau trésor sacré et aux perles de l’Évangilemais qui ne savent qu’en faire : les chiens etles pourceaux d’un côté, le culte et les perlesde l’autre appartiennent à des mondes étrangersl’un à l’autre et qui n’ont rien en commun.

Dans les v. 7-11, Jésus revient sur laprière (cf. 6,7-13) : il ne s’agit pasd’accumuler les paroles pour espérer êtreexaucé (6,7) mais, dans la confiance, des’adresser au Père qui donnera de « bonneschoses » à ceux qui le lui demandent, c’est-à-dire pas forcément ce qui a été demandé mais cequi est bon pour l’enfant. Il faut donc que lademande soit ordonnée à la prière telle quel’enseigne Jésus, c’est-à-dire qu’elle se soitdéplacée du besoin infantile d’objets au désirde Dieu, figure de l’altérité. L’image estcelle d’un parent qui sait ce dont son enfant abesoin. Le propos se conclut sur ce que l’onappelle la « règle d’or » (v. 12) et que l’onretrouve sous une forme ou une autre dans

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toutes les traditions sapientielles del’humanité : faire aux autres ce que l’onsouhaiterait que l’on nous fasse. Il ne s’agitcependant pas d’un retour à logique de laréciprocité : entre l’autre et moi-même eneffet, Jésus introduit une instance tierce, àsavoir « la Loi et les Prophètes ». Cetteinstance évite l’effet miroir en offrant uncadre et des limites préservant de ce quipourrait basculer dans un vis-à-vis enfermantvoire pervers (telle une relationsadomasochiste).

Mt 7,13-27 : Exhortation finale : les deux voies

13Entrez par la porte étroite. Large est la porte et spacieux lechemin qui mène à la perdition, et nombreux ceux qui s’yengagent ; 14combien étroite est la porte et resserré le cheminqui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent.

15Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous vêtusen brebis mais qui au-dedans sont des loups rapaces. 16C’est àleurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisinssur un buisson d’épines, ou des figues sur des chardons ? 17Ainsitout bon arbre produit de bons fruits, mais l’arbre maladeproduit de mauvais fruits. 18Un bon arbre ne peut pas porter demauvais fruits, ni un arbre malade porter de bons fruits. 19Toutarbre qui ne produit pas un bon fruit, on le coupe et on le jetteau feu. 20Ainsi donc, c’est à leurs fruits que vous lesreconnaîtrez.

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21Il ne suffit pas de me dire : « Seigneur, Seigneur » ! pourentrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté demon Père qui est aux cieux. 22Beaucoup me diront en ce jour-là :« Seigneur, Seigneur ! n’est-ce pas en ton nom que nous avonsprophétisé ? en ton nom que nous avons chassé les démons ?en ton nom que nous avons fait de nombreux miracles » ?23Alors je leur déclarerai : « Je ne vous ai jamais connus ;écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité ».

24Ainsi tout homme qui entend les paroles que je viens dedire et les met en pratique, peut être comparé à un hommeavisé qui a bâti sa maison sur le roc. 25La pluie est tombée, lestorrents sont venus, les vents ont soufflé ; ils se sont précipitéscontre cette maison et elle ne s’est pas écroulée, car sesfondations étaient sur le roc. 26Et tout homme qui entend lesparoles que je viens de dire et ne les met pas en pratique, peutêtre comparé à un homme insensé qui a bâti sa maison sur lesable. 27La pluie est tombée, les torrents sont venus, les ventsont soufflé ; ils sont venus battre cette maison, elle s’estécroulée, et grande fut sa ruine.

Le SM se termine par une série derecommandations (v. 13-27) qui prolongent lesperspectives mises en place depuis 5,1.L’enseignement sur les deux voies (v. 13-14)rappelle d’abord que le chemin de la vie n’estpas celui des larges avenues où circulent lesfoules, mais l’étroite voie de la singularité ;dans la ruelle étroite de l’existence, chacunest appelé à répondre pour lui-même de l’appelà vivre qu’il a reçu.

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La mise en garde contre les faux prophètes(v. 15-20) résonne comme un avertissement à nepas écouter la parole perverse de ceux qui, aunom de Dieu, avancent masqués et transformentle mensonge en vérité (v. 15). « C’est à leursfruits que vous les reconnaîtrez » (v. 20) : ledévoilement des faux prophètes s’inscrit dansle temps de la maturation. Le discernementsuppose la capacité d’analyser les effets devie ou de mort des paroles qui ont laprétention d’exprimer la vérité. De même qu’ilfaut du temps pour voir si les fruits del’arbre seront bons, il faut soumettre àl’épreuve du temps les paroles ou les œuvres dechacun.

Les v. 21-23 confirment que le discernementporte sur l’espace religieux : ce ne sont pasceux qui se contentent de mots, mais ceux chezqui la parole est enracinée dans la « volontédu Père » qui entrent dans le Royaume descieux. « Faire la volonté » ici, ne désigne pasd’abord la concrétisation dans des actes d’unerelation au Père. Agir n’est en effet pasforcément synonyme de faire la volonté du Père(cf. v. 22 : « n’est-ce pas en ton nom que nousavons prophétisé et chassé les démons ? »).Plus fondamentalement, il s’agit d’inscrire sonexistence dans une instance extérieure (« qui

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est dans les cieux »), c’est-à-dire ne relevantpas de la logique du monde qui est celle de laréciprocité (si je fais ceci, alors je méritecela), mais de la confiance dans le Père quiprend soin de son enfant. C’est le sens des v.24-27 : « mettre en pratique » les paroles deJésus ne signifie pas faire telle ou tellechose, puisque l’homme « avisé » comme l’homme« insensé » (cf. 25,2) bâtissent tous les deuxleur maison. « Mettre en pratique »(littéralement : « faire ») la parole de Jésusc’est en devenir littéralement le « poète » (dugrec poien, « faire » « réaliser » ; cf. Jc 1,22: « Devenez des réalisateurs — lit. des poètes— de la Parole »), à savoir : construire sonexistence sur un fondement solide qui permet derésister aux tempêtes de l’existence.

Mt 7,28-29 : conclusion

28Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, les foulesrestèrent frappées de son enseignement ; 29car il les enseignaiten homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes.

On aurait pu croire en 5,1-2 que Jésus neparlait qu’à ses disciples. Il n’en est rien :les foules sont aussi au bénéfice de cetteparole d’autorité (v. 27-28). La question quepose ce double auditoire, repérable tout aulong du discours, est récurrente dans

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l’interprétation du SM au cours de l’histoire.Cette question, l’histoire de l’interprétationne l’a pas inventé : l’imprécision entretenuepar l’introduction et seulement résorbée enconclusion du SM montre qu’elle estconstitutive du texte lui-même. Il faudra yrevenir au terme de l’enquête.

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CHAPITRE 2LES BÉATITUDES : L’ÉVANGILE COMME PARADOXE7

La quête du bonheur est aussi vieille quel’humanité : comment vivre une vie heureuseétant donné notre condition humaine marquée parla finitude et les aléas de l’existence(maladie, mauvaise fortune, catastrophes entout genre, perte des êtres aimés, et, à plusou moins brève échéance, la perspective de sapropre mort) ? Dans l’Antiquité, les dieux sont

7 Sur les béatitudes, on pourra consulter les référencessuivantes : Raymond F. COLLINS, « Beatitudes », Anchor BibleDictionary, Tome I, New York – London – Toronto – Sydney –Auckland, Doubleday, 1992, col. 629-631 ; Marcel DUMAIS, LeSermon sur la montagne, Paris, Letouzey & Ané, 1995, spécialementchapitre VIII, « Les béatitudes », p. 115-163 ; JacquesDUPONT, Les béatitudes, 3 vols., Paris, Gabalda, 1969-1973 ;Jacques DUPONT, Le message des béatitudes, Paris, Cerf, 1978 ;Martin STIEWE - François VOUGA, op.cit., p. 39-45.

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dits heureux parce qu’ils échappent au sort desmortels, jouissant ainsi de la félicitééternelle. De leur côté, les hommes ne cessentde chercher le bonheur et ils l’assimilent,selon les convictions et parfois sansexclusive, à la santé, l’amour, l’argent, lasagesse, la beauté, le pouvoir, la piété, laprotection des dieux. « Rien de nouveau sous lesoleil » (1,9) disait déjà l’Ecclésiaste — leQoéleth — qui faisait de la recherche dubonheur (Qo 2,1 ; 2,24 ; 3,13 ; 6,3.6 ; 7,14 ;8,12.13.15) et de la façon d’être heureux (Qo4,2.3 ; 6,3 ; 7,14 ; 10,17) une de sespréoccupations principales, avec la luciditéque l’on sait : « J’ai dit en mon cœur : Allons! je t’éprouverai par la joie, et tu goûterasle bonheur. Et voici, c’est encore là unevanité. J’ai dit du rire : Insensé ! et de lajoie : À quoi sert-elle ? » (Qo 2,1-2 ).

Sur cette question du bonheur et de sesconditions de possibilité, les béatitudes del’évangile de Matthieu (Mt 5,3-12) constituentune contribution originale. Leur propos est eneffet pour le moins paradoxal : Jésus yproclame que le bonheur se reçoit dans lapauvreté de l’esprit, au cœur de l’épreuve etplus largement dans une situation de manque etd’humilité a priori peu conforme aux canonshabituels de la félicité. S’il n’affirme certes

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pas que le bonheur naît de la souffrance, Jésussoutient non seulement qu’il trouve sa sourcedans l’attente de quelque chose dont l’origineest à situer à l’extérieur de ce monde (ce queMatthieu appelle le « Royaume des cieux ») maisencore qu’il peut se vivre au cœur même del’épreuve. Voilà une définition du bonheur quine correspond à rien de ce qu’à quoi noussommes habitués !

1. Origine et forme littéraire

Les béatitudes désignent habituellement lacollection des neuf paroles de Jésus quiouvrent le SM. Le mot est dérivé du latin beati(« béni » ou « heureux ») par lequel chacunedes paroles de Mt 5,3-12 commence dans latraduction latine du Nouveau Testament. Pluslargement, le terme désigne des paroles qui ontune forme littéraire commune attestée enEgypte, en Grèce et dans la littérature juive.On la désigne par le terme technique de« macarisme » dérivé du grec makarios,« heureux ».

Du point de vue de la forme littéraire, lesmacarismes commencent avec l’adjectif makarios,suivi par une proposition relative ou un pronompersonnel introduisant une clause qui décritune conduite particulière ou une qualité

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incitant à la louange de la personne déclaréeheureuse. Les macarismes sont formulés à latroisième personne et le plus souvent ausingulier. Le plus ancien exemple connu demacarisme se trouve dans les Hymnes homériques àDéméter : « Heureux8 parmi les mortels sur terrecelui qui a vu ces mystères ».

La béatitude se distingue de la bénédiction.Alors que cette dernière, introduite par laformule « béni soit… » (eulogêtos ou le participeeulogêmenos) opère ce qu’elle dit (ellebénit !), la béatitude est une proclamation :« le macarisme n’apparaît pas d’abord comme unmoyen d’indiquer la voie à suivre pour êtreheureux, ni comme une formule de bénédictionqui veut communiquer le bonheur. Ce bonheur, ille constate et le proclame. Il félicite etcongratule l’heureux homme à qui ils’adresse »9.

Quatre types de macarismes ont étéidentifiés :

- Le macarisme séculier dans lequelquelqu’un est loué en raison de sa beauté, desa richesse ou de sa situation (ainsi Ps 127,5porte-t-il peut-être la trace de ce type de

8 Dans ce macarisme homérique, le terme grec utilisé pourexprimer le bonheur est olbios.

9 Jacques DUPONT, Les béatitudes, t 2, op.cit., p. 232.

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macarisme en commentant ainsi le fait d’avoirde nombreux enfants : « Heureux l’homme qui enrempli son carquois ! Il ne perdra pas la faces’il doit affronter l’adversaire aux portes dela ville. »).

- Le macarisme sapientiel dans lequelquelqu’un est loué en raison de sa sagesse oude ses vertus (Pr 3,13 : « Heureux qui a trouvéla sagesse ; qui s’est procuré la raison » ouencore Ps 128,2 : « Tu te nourris du labeur detes mains. Heureux es-tu ! À toi lebonheur ! »).

- Le macarisme satirique (1 He 103,5-6(8b) : « Quant à vous, pécheurs défunts, ondira de vous à votre mort : ‘(Ils ont été)heureux les pécheurs, tous les jours de leursqu’ils ont vus durant leur vie. Ils sont mortsentourés d’honneur, sans avoir connu dejugement durant leur vie […] Malheur à vous !Il n’y a pas de salut pour vous »).

- Le macarisme religieux (Ps 1,1-2 :« Heureux l’homme qui ne prend pas le parti desméchants, ne s’arrête pas sur le chemin despécheurs et ne s’assied pas au banc desimpies ; mais qui se plaît à la loi du Seigneuret récite sa loi jour et nuit ! »).

2. Les béatitudes de Matthieu 5,3-12 :traduction et structure

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L’ensemble constitué par les neuf béatitudesest très bien organisé. Il se présente sous laforme de trois strophes : les deux premièressont construites de façon parallèle (chacunecomporte quatre béatitudes) tandis que latroisième est un développement de la huitième ;elle se caractérise par un passage de latroisième personne du pluriel à la seconde(« Heureux êtes-vous ») et par un lienexplicite avec le locuteur (« à cause demoi »). On note une inclusion entre la premièreet la huitième autour du thème du Royaume descieux. De même, dans la huitième, une reprisedu thème de la justice présent dans laquatrième. Également, une reprise dans laneuvième du motif de la persécution présentdans la huitième (« à cause » de la justicedans un cas, « à cause » du Christ dansl’autre). On remarque enfin que les quatrepremières commencent par la lettre grecque Pi.Pour finir, on note un même nombre de mots dansles deux premières strophes (36) et un de moinsdans la troisième (35).

3 Makarioi oi ptôchoi tô pneumati hoti autôn estin hêbasileia tôn ouranôn4 Makarioi oi penthountes hoti autoiparaklêthêsontai5 Makarioi oi praeis

hoti autoi

Strophe 1

3 Heureux les pauvres enesprit : le Royaume descieux est à eux.4 Heureux les affligés : ils serontconsolés.5 Heureux les doux : ils hériteront la

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klêronomêsousin tên gên6 Makarioi oi peinôntes kaidipsôntes tên dikaiosunên

hoti autoichortasthêsontai

7 Makarioi oi eleêmones hoti autoi

eleêthêsontai8 Makarioi oi katharoi têkardia

hoti autoi ton theonopsonta9 Makarioi oi eirênopoioi

hoti autoi huioitheou klêthêsontai10 Makarioi oi dediôgmenoieneken dikaiosunês

hoti autôn estin hêbasileia tôn ouranôn

11 Makarioi este hotanoveidisôsin humas kai diôksôsinkai eipôsin pan ponêronkath’humôn pseudomenoi enekenemou12 chairete kai agalliasthehoti ho misthos humôn polus entois ouranois houtôs garediôksan tous profêtas tous prohumôn

36 mots

Strophe 2

36 mots

Strophe 3

35 mots

terre. 6 Heureux les affamés etassoiffés de justice :

ils seront rassasiés.

7 Heureux les miséricordieux : ilsobtiendront miséricorde. 8 Heureux les cœurs purs : ils verrontDieu. 9 Heureux les pacifiques : ils serontappelés fils de Dieu. 10 Heureux les persécutés àcause de la justice : le Royaume descieux est à eux.

11 Heureux êtes-vous lorsqu’onvous insulte et persécute qu’ondit faussement du mal contrevous à cause de moi. 12 Réjouissez-vous, soyez dansl’allégresse : votre récompenseest grande dans les cieux ; carainsi ils ont persécuté lesprophètes avant vous

On a donc affaire à un véritable poème. Ilest vraisemblable que Mt a travaillé à partirde traditions préexistantes qui n’avaient pascette forme. La preuve en est les béatitudesparallèles dans l’évangile de Luc :

Mt 5,1-12

(I) Heureux lespauvres en esprit :le Royaume des cieuxest à eux.

Lc 6,20-23

(I) Heureux vous lespauvres :le Royaume de Dieu està vous.

Lc 6,24-26

(I) Mais malheureux vousles riches :vous tenez votreconsolation.

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(II) Heureux lesaffligés :

ils seront consolés.

(III) Heureux lesdoux :ils hériteront laterre.(IV) Heureux lesaffamés et lesassoiffés de justice :ils seront rassasiés (V) Heureux lesmiséricordieux :ils obtiendrontmiséricorde.(VI) Heureux les cœurspurs :ils verront Dieu.(VII) Heureux lespacifiques : ils seront appelésfils de Dieu.(VIII) Heureux lespersécutés à cause dela justice :Le Royaume des cieuxest à eux.(IX) Heureux êtes-vouslorsqu’on vous insulteet persécute, qu’ondit faussement du malcontre vous à cause demoi.

Réjouissez-vous, soyezdans l’allégresse :votre récompense estgrande dans lescieux ; car ainsi ilsont persécuté lesprophètes avant vous.

(III) Heureux, vousqui pleurezmaintenant :vous rirez.

(II) Heureux vous quiavez faim maintenant :vous serez rassasiés.

(IV) Heureux êtes-vouslorsque les hommesvous haïssent, qu’ilsvous rejettent, qu’ilsinsultent etproscrivent votre nomcomme nom infâme àcause du Fils del’homme.Réjouissez-vous cejour-là et bondissezde joie ; c’est eneffet de la mêmemanière que leurspères traitaient lesprophètes.

(III) Mais malheureuxvous qui riezmaintenant :vous serez dans le deuilet vous pleurerez.(II) Mais malheureuxvous qui êtes repusmaintenant :vous aurez faim.

(IV) Malheureux quandtous les hommes disentdu bien de vous :c’est en effet de lamême manière que leurspères traitaient lesfaux prophètes.

3. À propos de la traduction de makarios

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En grec classique makarios veut dire« favorisé des dieux », celui qui vit comme lesdieux, sans souci. Dans les béatitudesévangéliques, c’est donc l’effet de surprisesuscité par l’utilisation systématique de laproposition paradoxale qui est le moteur desbéatitudes. Sont dits heureux ceux qui, à vueshumaines, vivent dans la situation contraire dubonheur et de la faveur des dieux : lespauvres, les affligés, les affamés… De manièregénérale, on rencontre deux façons principalesde rendre le terme makarios dans les traductionsfrançaises les plus courantes :

- L’idée de bonheur et de félicité :« Heureux » (TOB, BJ, NBS, Colombe, Segond,BFC, Osty, Maredsous, Jeanne d’Arc) ;« Bienheureux » (Darby et Crampon) ; « Ils sontheureux » (Bible Parole de Vie) ; « Joie de ceuxqui » (traduction Bayard) ; « Magnifiques »(traduction de Jean Grosjean : « le mot grecévoque la félicité des dieux, des rois, desriches, plutôt que la bonne fortune d’un hommeheureux »).

- Plus rare, l’idée dynamique de mise enmouvement : « En marche » (Bible Chouraqui) ;

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« Debout » (Michel Bouttier10). La raison decette traduction est que la racine hébraïqued’où vient le mot heureux correspond à l’idéede marcher, de s’élancer en avant : unedynamique.

4. Un commentaire des béatitudes

1. Mt 5,3 : « Heureux les pauvres enesprit… » ou « par l’esprit… »

L’expression n’existe nulle part ailleursdans la Bible. Deux interprétations possibles :

- Pauvre « par » la force de son esprit,c’est-à-dire volontairement pauvre, détaché desbiens terrestres. On parlera alors del’« esprit de pauvreté » : interprétationcourante dans la piété chrétienne

- Pauvre « en ce qui concerne » l’esprit. Ils’agit ici d’une pauvreté au sens métaphorique,qui siège au cœur de l’homme : esprit nonautosuffisant, qui sait reconnaître sonindigence et son besoin de l’autre pour vivreet grandir. Reconnaître que l’on dépendentièrement de Dieu.

Le contexte semble orienter vers cettedeuxième signification. Dans les écrits deQumran, le « pauvre » est le ‘anâw ou ‘ânî :l’être courbé, opprimé socialement, incapable

10 Michel BOUTTIER, « Les Béatitudes », Études Théologiques etReligieuses, 61 (1986), p. 245-246.

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de faire respecter ses droits. Ce terme envient par la suite à désigner l’attitude de lapersonne « courbée » devant Dieu, confessantson péché et attendant de lui la délivrance.Chez Matthieu, cela évoque la figure del’enfant en 18,1-4. Cette béatitude appelletoutes les autres. Jésus l’a vécu, lui cet« enfant » transporté d’un endroit à l’autrepar son père (cf. Mt 2). Le Royaume, c’est-à-dire l’espace où Dieu règne, est pour ceux quicreusent en eux la place nécessaire pour qu’iladvienne !

2. Mt 5,4 : « Heureux les doux… »La béatitude s’inspire du Ps 37 : « les doux

hériteront la terre ». Le terme grec praeistraduit l’hébreu anawim (cf. béatitudeprécédente). Cette seconde béatitude prolongela première dans la mesure ou le doux a lesmêmes qualités que le « pauvre en esprit ».Elle n’est cependant pas un simple doublet dela première. Elle ajoute en effet unecoloration nouvelle à ce qu’exprime la premièrebéatitude, coloration que suggère le termechoisi (praüs, doux) traduisant icil’abaissement et l’humilité de Jésus. Les deuxautres emplois du mot « doux » chez Mtdésignent d’ailleurs Jésus (11,29 et 21,5).Celui-ci est dans une attitude de totalesoumission à Dieu : il se confie en lui. Dans

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le Ps 37, l’héritage de la terre désigneIsraël. Chez Matthieu la dimension universellel’emporte. L’héritage de la terre ne désignecependant pas un titre de propriété sur lacréation et le monde mais renvoie à l’idée quela dépendance vis-à-vis de Dieu loin deconstituer une fuite hors de la réalité permetde l’habiter pleinement et en vérité.

3. Mt 5,5 : « Heureux les affligés… »L’écho biblique de cette béatitude est Es

61,2 : « consoler les affligés ». Ces affligéssont-ils concrètement ceux qui pleurent ettraversent une épreuve ou désignent-ilsl’attitude active, attribuée non plussimplement à des « affligés » mais à des gensqui « s’affligent » ? Le parallèle avec Mt 9,15(invitation à ne pas s’affliger tant quel’époux est là) semble orienter vers la secondehypothèse : il s’agit de s’affliger de ce queJésus est « absent » des préoccupations de cemonde. Ici, comme dans la traditionvétérotestamentaire, la consolation véritablepromise aux affligées est l’œuvre même de Dieu.

4. Mt 5,6 : « Heureux les affamés etassoiffés… »

S’agit-il ici d’une conduite humaine requisepar Dieu ou de l’attente de l’intervention deDieu que vivent ceux qui sont en manque de

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justice ? Ici c’est le manque de la justice quiest souligné : ceux qui l’attendent serontrassasiés. Chez Matthieu, lorsque Jésus vientse faire baptiser par Jean, il affirme qu’illui faut « accomplir toute justice » (3,15).L’expression traduit l’idée selon laquelleJésus se soumet à la volonté de Dieu qu’il soitsolidaire, par son baptême, du péché de sonpeuple. « Accomplir toute justice » signifiedonc se mettre dans la situation de ceux quiont besoin du baptême de repentance. On assisteainsi à un renversement de la notion dejustice : accomplir la justice, pour Jésus,c’est prendre la place des injustes et despécheurs. Se solidariser avec eux. La justicechez Matthieu est d’abord celle que le Christvient manifester et offrir aux hommes avantd’être celle qui est exigée d’eux.

5. Mt 5,7 : « Heureux les miséricordieux… »Le terme miséricorde est employé 30 fois

dans la LXX, 25 fois pour Dieu, 5 fois pourl’homme. Être miséricordieux c’est être prisaux entrailles devant une situation de mal oude misère (Chouraqui : « les matriciels »).D’où « les cœurs attentifs aux misères ». Dansl’évangile de Matthieu on retrouve la notion demiséricorde en 9,13 et 12,7. Jésus y cite Osée6,6 : « C’est la miséricorde que je veux et nonles sacrifices ». En mangeant avec les pécheurs

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Jésus manifeste la grâce miséricordieuse deDieu. En partageant avec eux la table decommunion il montre une autre voie d’accès quela logique de séparation entre le pur etl’impur contenue implicitement dans le rituelsacrificiel. Pour Matthieu la « miséricorde »n’est pas d’abord une « œuvre de justice » deshommes mais l’acte même de Dieu en la personnede son envoyé.

6. Mt 5,8 : « Heureux les purs de cœur… »« Pur de cœur » : expression sémitique (Ps

24,3-6 ; 51,12 ; 73,1…). L’origine de labéatitude se trouve peut-être en Ps 24,3-6 :« 3Qui montera à la montagne du Seigneur ? Quise tiendra debout dans son ? 4Celui qui a lesmains innocentes et le cœur pur, qui ne livrepas sa vie à l’illusion et qui ne jure pas pourtromper. 5Il obtiendra la bénédiction duSeigneur, la justice du Dieu de son salut.6Tels sont ceux qui le cherchent, ceux qui terecherchent, tel est Jacob ! » Il ne s’agitdonc pas de pureté morale. Il est question ici,non pas tant d’une conduite extérieure que dedispositions intimes. Les « purs de cœurs »désignent des êtres non divisés qui vivent dansla confiance absolue en Dieu. Ils sont doncassurés d’être en communion avec lui.

7. Mt 5,9 : « Heureux les pacifiques… »

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Pr 10,10 : « Celui qui reprend avecfranchise produit la paix » (eirênopoei) : seulemploi du substantif sous sa forme verbale dansl’Ancien Testament ; dans le Nouveau Testament,cf. Col 1,20 ; Ep 2,15 et Jc 3,18 (« Le fruitde la justice est semé dans la paix pour ceuxqui font œuvre de paix »). La paix évangéliquen’est pas une paix à la façon du monde : cf. Mt10,34-39. Dans les traditions apocalyptiques,l’ère messianique devait être précédée par untemps de tribulation dont les divisionsfamiliales étaient l’un des signes les plusmarquants (cf. v. 21). De façon surprenante,Jésus est celui qui apporte la division au seinde la famille et non la paix messianiqueattendue, cf. 10,34-36 ; v. 34a : « N’allez pascroire que je sois venu apporter la paix maisl’épée ». Le terme grec traduit ici par « épée»est le couteau dont chacun pouvait se servir auquotidien. Pour que chaque être humain, chaquecouple, puisse exister et se réalisersingulièrement, séparé du risque de fusionmortifère avec sa famille d’origine oud’adoption, il faut que le couteau fasse sontravail de séparation. Et cela ne se fait passans douleur. C’est la question de l’altéritéqui est ici en jeu. Comment alors articuler lafigure d’un Jésus qui n’apporte pas la paixmais la séparation et la béatitude proclaméepar ce même Jésus en 5,9 ? Cette tension invite

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à repenser la notion de paix : la paix dont ilest question dans la septième béatitude ne faitpas l’économie d’une séparation, d’une coupureentre la logique du monde et celle du Royaume.Ces « faiseurs de paix » sont d’ailleursdéclarés « fils de Dieu » c’est-à-dire qu’ilsappartiennent à une nouvelle famille qui nerelève plus des filiations et des généalogieshumaines. Ne pas avoir été séparé des liensfamiliaux empêche donc un lien authentique àJésus (v. 37). Cette radicalité questionne lesdisciples dès lors qu’ils envisagent unesuivance ne remettant pas fondamentalement encause la confiance qu’ils ont en ce monde etses logiques, en prétendant suivre Jésus sansprendre leur croix (v. 38, cf. 8,18). Vouloir« assurer » sa vie en la construisant sur leslogiques du monde (liens familiaux, pouvoir,avoir, savoir, richesses) c’est la perdre.Perdre sa vie pour le Christ, c’est l’assureren la fondant sur une autre réalité que cellede ce monde (v. 39).

8. Mt 5,10 : « Heureux les persécutés àcause de la justice… »

et9. Mt 5,11-12 : « Heureux êtes-vous

lorsqu’on vous insulte et persécute… »1 P 4,12-14 est comme un commentaire de ces

deux béatitudes : « 12Bien-aimés, ne soyez pas

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surpris de l’embrasement qui sévit parmi vouspour vous mettre à l’épreuve, comme s’il vousarrivait quelque chose d’étrange. 13Aucontraire, réjouissez-vous d’avoir part auxsouffrances du Christ, afin qu’aussi vous vousréjouissiez et soyez transportés d’allégresse àla révélation de sa gloire. 14Si vous êtesinsultés pour le nom du Christ, heureux êtes-vous, car l’Esprit glorieux, l’Esprit de Dieu,repose sur vous ! » La faim et la soif dejustice (cf. 5,6) peuvent conduire à subir lapersécution à cause d’elle. Dit autrement, ilpeut arriver que ce désir de justice conduise àne rien céder sur elle et que cela attire lerejet du monde. Cette justice étant, chezMatthieu, accomplie par Jésus (3,15), êtrepersécuté à cause d’elle équivaut à être rejetéà cause de Jésus. Le paradoxe est que cela estsource d’allégresse. Ce bonheur paradoxal a unedouble cause : d’une part la récompenseextérieure à ce monde (« les cieux » àcomprendre non comme espace géographique maiscomme métaphore de l’altérité) ; d’autre part,parce que le disciple est ainsi assimilé auxprophètes d’autrefois.

5. Une écoute contemporaine des béatitudes

Il s’agit dans ce paragraphe d’écouter lesbéatitudes pour tenter d’entendre ce que les

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mots ainsi rassemblés et articulés les uns auxautres de façon paradoxale disent del’existence de l’homme dans le monde.D’associer librement les mots pour favoriser lesurgissement d’une parole éclairant d’unelumière particulière tel ou tel aspect del’existence humaine dans le monde et de la viedu désir en l’homme11.

Je propose de traduire makarios par le terme« Vivant ». Il s’agit de rendre ici non pas lanotion de vie biologique mais de ce que nouspourrions appeler la vie psychique ouspirituelle, celle qui vient du souffle vivantque Dieu insuffle en chaque homme. Les« Vivants » désignent ceux qui sont, non pasplein d’eux-mêmes, de leurs richessesmatérielles ou intellectuelles, mais qui ontlaissé se creuser en eux un espace pourqu’advienne autre chose que ce qui existe déjàet qu’ils maîtrisent. Dit autrement, « Vivant »signifie ouvert, au sens de disponible à la viedu désir en soi. Ainsi entendue, chaquebéatitude ouvre à une autre dimension quiinstitue une nouvelle manière d’être homme.

11 Il n’aura pas échappé à certains lecteurs que laperspective proposé ici s’inspire de la psychanalyse. Sur sonapplication au texte biblique, cf. Elian CUVILLIER, « Bible etPsychanalyse. Quelques éléments de réflexion », ÉtudesThéologiques et Religieuses, 82 (2007), p. 159-177.

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5,3 : « Vivants les pauvres en esprit… »Vivants ceux qui sont dans le manque et non

dans le plein : ils peuvent accéder au Règnedes Cieux. Les pauvres sont en effet lesmanquants, les désirants, ceux dont le cœur estpauvre. À l’inverse, le riche est souvent pleinde lui-même. Heureux donc ceux qui ne se viventpas pleins d’eux-mêmes ou de leur objetd’amour. Le royaume des cieux est à eux, maisils restent pauvres : il ne vient pas lesremplir. Le Royaume : un ailleurs, c.-à-d.l’altérité. Un ailleurs où l’existence se vitsous une autre loi, un autre gouvernement. Lepauvre en esprit ne peut pas se fonder sur lui-même.

5,4 : « Vivants les doux… » Les doux : ceux qui ne sont pas dans la

toute puissance. Ils auront la terre enpartage. C’est parce qu’ils sont fondésailleurs, sujets d’un royaume « des cieux »,qu’ils peuvent avoir la terre en partage. Ledoux est celui qui n’a pas besoin de prendrepour exister ; ainsi il reçoit, en héritage, laterre en partage. Les doux sont vivants depasser à chaque fois par l’épreuve d’une perte.Cieux et terre : le Royaume est l’ailleurs, laterre est l’ici. Ils hériteront la terre,c’est-à-dire ils seront ceux à qui la terre est

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destinée, ils en seront les dignes héritiers.La question est alors de qui héritent-ils ? Àla généalogie humaine est substituée une autregénéalogie qui fait de l’homme le Fils de Dieu,l’héritier.

5,5 : « Vivants ceux qui pleurent ». C’est à dire, là encore, ceux qui ne sont

pas dans la satisfaction d’eux-mêmes, dans lajouissance du plein mais qui éprouvent unmanque. Pleurer : non sur une chose, non sursoi-même, mais sur quelqu’un, comme dans ledeuil. Larmes qui disent le manque dequelqu’un. Souvent, ces larmes viennent là où amanqué une parole qui construise sous les piedsune terre ferme. Heureux, « vivants », ceux quise laissent altérer, toucher par la perte, lemanque de la présence d’un autre : s’il n’y apas cette altération alors il ne peut y avoirplace pour une consolation. Il s’agit detraverser l’épreuve du manque pour êtreconsolé. Il ne s’agit pas de restaurer ce qui aété abîmé mais bien de se laisser éprouvé,altéré par l’autre, alors survient laconsolation. Les verbes sont au futur saufquand il s’agit du Royaume (présent) : leRoyaume est au fondement, et c’est ce point defondation de l’humain qui ouvre alors au futurdu partage, d’un être parmi les autres enpartageant la consolation. Nul ne sait pas par

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avance ce qui console l’autre ; ça viendra pourlui, là est l’important.

5,6 : « Vivants ceux qui ont faim et soifde justice… »

Toujours la même image du manque. Faim etsoif : là encore altérés, manquants. La justicen’est pas dans l’ordre de l’avoir, de lapossession. Les Vivants sont vivants d’avoirfaim et soif de justice et non de l’avoir ou dela savoir. L’injuste serait celui qui prétendavoir la justice (comme avoir la vérité), iln’a plus ni faim ni soif, il ne cherche plus.Il ne cherche pas, lui il sait. Cette béatituderejoint la première, celle de la pauvreté enesprit : heureux ceux qui ne prétendent passavoir mais qui cherchent, qui ont faimd’esprit et de justice. Une société de justiceest une société pour qui la justice esttoujours ouverte, toujours en travail. Désirerla justice : le travail de discernement apaise,nous savons où chercher, vers où chercher.

5,7 : « Vivants les miséricordieux… » Les miséricordieux sont ceux qui peuvent

écouter l’autre, à leur insu et sans savoirqu’ils l’ont fait (cf. Mt 6,2-3) : ils seronteux-mêmes écoutés. Le miséricordieux est celuiqui se laisse toucher par le dépouillement d’unautre. La miséricorde n’est pas la pitié. Cf.

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6,3-4 : donner dans le secret ; seul le Pèresait ce que tu as donné ou que tu as donné etlui seul te rendra. Nous sortons de laréciprocité. Le Père est là en position detiers. Faire miséricorde à son insu, et non parvolonté, sans s’identifier à l’image dumiséricordieux. Ni dans la réciprocité, ni dansl’identification imaginaire. Vivants, vous quipouvez être miséricordieux. Vivants vous quin’êtes pas touchés à cause du malheur (la« jouissance du tragique »), mais qui entendezdans le malheur non pas le malheur mais unautre dans le malheur, c’est-à-dire ladimension humaine. Ici, est dit ce qui faitnotre commune humanité, celle de vivants ! Maisvivants de quelle vie, la est la questiondécisive. La réponse ne sera pas un dire deplus, des paroles en plus, mais quelqu’un, laParole qui a été fait chair.

5,8 : « Vivants les purs de cœur »C’est-à-dire ceux qui ont été émondés (cf.

Jn 15,2-3 : le mot grec pour « émondé » est leterme katharei qui signifie « purifié »).« Pur » ne va donc pas avec « entièreté » maisdit plutôt : entamé, altéré, émondé ; un cœurentamé, ou bien marqué d’une entame, c’est-à-dire marqué de la différence, du manque, del’Autre et de l’autre. C’est d’un être émondé

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que peuvent partir les rejetons, le possible,l’avenir. Un cœur émondé, entamé, c’est un cœurmarqué de la castration symbolique : il ne peutêtre entier à lui tout seul, il ne peut sesuffire : il devient un cœur désirant. « Ilsverront Dieu ». C’est Dieu qui constitue lecœur pur : c’est en quelque sorte lui qui estle « tailleur », celui qui émonde ! Cf. aussil’expérience de Jacob (Gn 32,23-22) : hommemarqué de sa rencontre avec Dieu, d’unerencontre qui fut lutte. Sa parole altère ;elle nous révèle « entamé », c’est-à-dire dèsl’Origine, désirants.

5,9 : « Vivants les pacifiques (lit. « lesfaiseurs de paix »)

Il faut revenir plus longuement surl’articulation de cette béatitude avec ladéclaration de Jésus un peu plus loin dansl’évangile : « Ne pensez pas que je suis venuapporter la paix sur la terre ; je ne suis pasapporter jeter la paix mais l’épée (lit. « uncouteau »). En effet, je suis venu séparerl’homme d’avec son père, la fille d’avec samère, la jeune mariée d’avec sa belle-mère etles ennemis de l’homme seront les habitants desa maison » (Mt 10,34-36). Remarquons que lesconflits dont il est question concernentuniquement les relations familiales. Ce quifrappe, c’est évidemment que Jésus est celui

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qui apporte la division au sein de la famille.Il faut ici être attentif au terme grec(machairan) que nos traductions rendenthabituellement par « épée ». En fait, il nes’agit pas tant de l’épée du guerrier que del’épée courte dont chacun pouvait se servir auquotidien, ce qu’on appellerait aujourd’hui uncoutelas ou un couteau. Marie Balmary dans sonouvrage Le sacrifice interdit12 s’interroge : « À quoisert le couteau, que fait-il quand il agit dansce texte ? »13. Elle répond : le couteau ne sertpas à tuer mais à faire deux, à séparer unepersonne d’une autre. Cette séparation s’opèrejustement là où il y a le risque que deux nefassent qu’un (l’homme et son père, la fille etsa mère). Autrement, le fils « ne deviendraitpas fils mais le-même-que-son-père, ilresterait non séparé »14. Ce couteau ne sépared’ailleurs pas qu’à l’intérieur de la familled’origine mais aussi entre adultes, dans labelle-famille. La prescription de Gn 2,24(« C’est pourquoi l’homme quittera son père etsa mère et s’attachera à sa femme ») prendalors tout son sens et peut ainsi s’accomplir :si le couteau a fait son travail de séparation,il n’y a plus de risque que l’homme puisse êtreramené dans le sein de sa mère par son épouse

12 Marie BALMARY, Le sacrifice interdit, Paris, Garnier, 1995.13 op.cit., p. 107.14 op.cit., p. 108.

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(qui ne formerait qu’un avec sa belle-mère).Chaque être humain et chaque couple peutexister et se réaliser singulièrement, séparédu risque de fusion mortifère avec sa familled’origine ou d’adoption. C’est la question del’altérité qui est ici en jeu. Or, ce processusvital pour chaque être humain ne peut se fairedans la douceur : il y a une violence, celle dela séparation, qui est nécessaire à lapossibilité même de la vie, de l’existence d’unsujet (de même qu’une naissance suppose uneséparation d’avec le ventre de la mère,séparation qui ne se fait pas sans violence etpour la mère et pour l’enfant)15. Comme nousl’avons déjà noté, la paix dont il est questiondans la septième béatitude ne fait pasl’économie d’une coupure entre logique du mondeet logique du Royaume. Déclarés « fils deDieu », ces « faiseurs de paix » appartiennentà une nouvelle famille qui ne relève plus desfiliations biologiques que l’épée ou le couteaudu Christ divise de façon salutaire.

15 C’est dans cette direction qu’il faut interpréter laparole violente de Jésus dans l’évangile de Luc : « Siquelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère,sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sapropre vie, il ne peut être mon disciple. » (Lc 14,26) ; surce passage, cf. Christophe SINGER, « La difficulté d’êtredisciple : Luc 14/25-35 », Études Théologiques et Religieuses, 73(1998), p. 21-36.

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5,10 : « Vivants les persécutés… »Persécutés, poursuivis, chassés. Les

rassasiés (5,6) seront chassés. Le vie dudésir, n’offre pas de place là où règne la paixdu monde qui ne supporte pas la séparationqu’opère la paix/épée du Christ : ils serontchassés. Le mal est ce qui est contre levivant, car contre Christ : contre celui quiparle et contre ce qu’il dit.

5,11 : « Vivants êtes-vous… à cause de moi »L’interprétation christologique est ici

explicite : « à cause de moi ». Il peut y avoirune haine du vivant, une haine du désir. Maisheureux ceux qui sont ainsi visés car ils lesont d’être vivants de cette vie en Christ. Le« à cause de moi » est le lien vivant qui tientcontre vents et marée. La persécution ne portepas sur le moi (l’imaginaire), mais sur l’Autrepar lequel je suis fils de Dieu : lapersécution vise le sujet qui est la vérité del’humain. Ce lieu peut être menacé, persécuté.Il s’agit de se réjouir non pas d’êtrepersécuté, mais du « à cause de moi » qui reliele sujet vivant à ce qui le fonde. Larécompense promise n’est pas à chercher dans lapersécution ou le sacrifice mais dans seseffets de joie : elle est récompense dans lescieux. Elle n’obéit pas à la logique du bien-être mondain. Elle est constituée d’éléments

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déposés ailleurs (« dans les cieux »). Même lamort n’épuise pas cet ailleurs.

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CHAPITRE 3LES ANTITHÈSES :

EXCÈS DU DON ET CONFIANCE EN LA GRATUITÉ

Le SM est le plus souvent interprété commeune invitation à un comportement éthiquespécifique particulièrement radical. Le terme« éthique » vient du grec êthos, « lieu devie ; habitude, mœurs ; caractère » et concernela façon dont les êtres humains doivent secomporter, agir et être, entre eux et envers cequi les entoure. L’éthique est le nom savantpar lequel on désigne ce que nous appelons pluscommunément la « morale » du latin moralis« mœurs » d’où « façon de se comporter ». Quenous le voulions ou non, que nous en soyonsconscient ou non, nous avons tous une unemorale. Toute société humaine, même celle quenous considérerions comme la moins évoluée, la

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plus « primitive » de notre point de vue, a unemorale (la mafia elle-même a une morale, une« éthique », c’est-à-dire une manière de secomporter avec ses règles !). Une éthiquepartagée par un certain nombre de personnes estnécessaire pour la vie d’une nation, d’ungroupe humain, d’une communauté, d’une famille.

Qu’en est-il alors du SM ? Doit-il aussi

être compris comme une charte éthique, réservéeaux chrétiens ou à une partie d’entre eux, àmoins qu’elle ne soit élargie à tous les gensde bonne volonté ? Ou alors, se joue-t-il autrechose dans ces pages singulières ? L’hypothèseque je voudrais défendre c’est que le SM nedéploie pas une éthique spécifique mais qu’ilcrée, chez celui qui se met à son écoute dansla confiance et la disponibilité du cœur, unecompréhension renouvelée de sa propre existenceet du monde qui l’entoure. De ce renouvellementnaît alors la possibilité de vivre différemmentl’éthique commune aux hommes qu’il côtoie dansle contexte historique ou géographique qui estle sien. Pour cela le SM développe ce quej’appelle une logique paradoxale. Si je nommecette logique « paradoxale » c’est au sensprécis qu’elle « va à l’encontre de l’opinioncommunément admise » (Le Robert). Car, le SM a lacapacité mystérieuse de susciter unecompréhension du rapport à soi et à l’autre qui

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excède ce que nous pensons habituellement d’unevie bonne et heureuse. Le don en excès quin’attend aucun retour, et la confiance absoluefondée sur la seule promesse d’une parole ensont les deux piliers. Pour tenter de percer lesecret de cette logique singulière etparadoxale de l’excès du don et de la confianceen la gratuité, je reviens sur les« antithèses » du SM (Mt 5,17-48) enm’interrogeant : quel type de lecteurconstruisent-elles ?16

En invitant à passer d’un ordre de choses àun autre, d’une réalité à une autre, lesantithèses (5,17-48) cherchent à provoquer unrenouvellement de la compréhension del’existence. Il ne s’agit donc pas ici demaximes morales, dit autrement d’un« commandement » (5,18-19), mais de la« justice supérieure » (5,20). La logique quiprévaut à ce passage est celle de l’excès et dela surabondance. Or, quand il y a de l’excès,de l’incalculable, l’autre n’est plussimplement « objet » d’un respect quantifiableau regard du commandement, il devient « sujet »que l’on rencontre comme prochain par-delà larègle. L’utilisation de l’hyperbole indique quela parole de Jésus ne vise pas la description

16 Pour un commentaire des antithèses, nous renvoyons auchapitre 1 du présent ouvrage.

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précise d’une pratique, sauf à rendre l’excèsraisonnable et à ramener la « justicesupérieure » de l’ordre du Règne de Dieu à lalettre du « commandement » de l’ordre de cemonde.

La Loi est raisonnable, elle permet un vivreensemble. Radicalisée par Jésus, elle estexcessive et n’appartient plus à l’ordre de cemonde. Ce qui est codifié par le législateurmosaïque, c’est une éthique du vivre ensemble,rendue possible par l’obéissance à des règlesreconnues par tous. Ce qui est proposé par laparole de Jésus c’est un dépassement del’éthique commune au nom d’une logique de lasurabondance qui ne rentre pas dans des codes.La différence réside entre une Loi assurant unvivre ensemble raisonnable et une suspension duraisonnable qui rend possible la rencontre del’autre. À ce stade de la réflexion, il fautfaire trois remarques :

1. L’utilisation du langage hyperboliquesouligne que le vivre ensemble raisonnable quepermet la Loi ne peut pas être le but ultime del’existence. Dit autrement : vous ne pouvez,affirme Jésus, vous satisfaire du « je n’ai pastué, je n’ai pas volé », sauf à reconnaître quevous contentez de la « justice des scribes etdes pharisiens » (5,20a), à savoir la logique

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du monde. Alors, effectivement, vous« n’entrerez pas dans le royaume des cieux »(5,20a). En ce sens l’hyperbole est là pourcontester l’illusion de la suffisance de la Loiraisonnable et la tentation d’autojustificationqui lui est liée (cf. Mt 6,1ss).

2. Cependant, pour que cette suspension del’éthique raisonnable soit audible il fautd’abord qu’elle ait été posée barrant ainsi laroute à la prise de pouvoir du plus fort. Ditautrement : le « mais moi je vous dis… »n’annule pas le « vous avez entendu qu’il a étédit… ». Ce dernier est même un préalablenécessaire à l’émergence possible du premier.Simplement, ce que soulignent les antithèsesc’est que le « vous avez entendu qu’il a étédit… » ne permet pas la rencontre de l’autre envérité, dans sa différence radicale, maissimplement la reconnaissance du prochain commeun autre soi-même.

3. De l’éthique du raisonnable à sasuspension qui ouvre à ce que j’ai qualifié unelogique de l’excès du don et de la confiance enla gratuité, il y a un saut non pas quantitatif(c’est-à-dire qui inviterait à plus de Loi ouplus d’effort pour aller à la rencontre del’autre) mais qualitatif (c’est-à-dire qui viseau changement de système de valeur de

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l’interlocuteur). On se situe alors bien sur unautre axe, celui du Règne de Dieu. On peutalors parler d’une suspension provisoire del’éthique commune aux hommes (représentée parle rappel de la tradition des anciens) et unsurgissement d’une logique singulière, propreaux antithèses (déployée dans le « mais moi jevous dis » de Jésus). Explorons maintenantcette distinction17.

L’éthique commune à tous les hommes a pourfondement le fait que le prochain est reconnucomme un semblable : c’est dans la mesure oùcelui que je croise se trouve reconnu comme un« autre moi-même » qu’il m’est possible vouloirson bien. Et quel autre bien puis-je luivouloir sinon celui que je souhaite pour moi-même ? On retrouve là la règle d’or du SM :« Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommesfassent pour vous, faites-le vous-mêmes poureux : c’est la Loi et les Prophètes » (Mt7,12). Le bien de l’autre est mesurable àl’aune de ce qui serait bon pour moi si j’étaisdans une situation semblable. La parabole dusamaritain (Lc 10,25-37) en est une

17 Les lignes qui suivent s’inspirent pour partie desréflexions de Jean-Daniel CAUSSE, L’instant d’un geste. Le sujet, l’éthiqueet le don, Genève, Labor et Fides, 2004 ; cf. aussi, « LeSermon sur la montagne : critique freudienne et redéploiementéthique », Revue d’Éthique et de Théologie Morale, 250 (2008), p. 9-21.

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illustration : c’est parce que le samaritain,rejeté par les juifs, se reconnaît dans l’autreblessé sur le bord du chemin qu’il s’arrêtepour lui porter secours. En ce sens, il n’estpas meilleur — il n’est pas dit « bon » malgréle titre que nos Bibles donnent à l’épisode —que les deux autres qui ne s’arrêtent pas : euxne se sont simplement pas reconnus dans l’hommeblessé. Un certain nombre de tragédies humaines—en particulier les « crimes contrel’humanité » — sont rendues possibles parl’impossibilité, du côté des bourreaux, dereconnaître dans ceux qu’ils assassinent desfrères en humanité, minimum requis pour espérerle respect et la préservation de leurintégrité. En ce premier sens donc, l’éthiquese situe dans un processus qui est celui del’identification à l’autre. En effet, « lesautres semblables étant mes images au miroir,leur souffrance, c’est ma souffrance et lessoigner, c’est me soigner ; leur joie, c’est majoie et les réjouir, c’est me réjouir ; leurmort, c’est ma mort et les nourrir, c’estnourrir mon image ; leur vie, c’est ma vie,etc. ; c’est dans cet aller-retour spéculaireque s’enracine le moteur de mon actionmorale »18.

18 Jean ANSALDI, « L’éthique théologique à distance del’obsessionalité et de la perversion », Études Théologiques etReligieuses, 72 (1997), p. 409-428.

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Une telle éthique assure le vivre ensembledes hommes entre eux ; elle est donc aufondement même de toute vie sociale. Elle estnécessaire pour protéger les faibles etpermettre la cohabitation des hommes entre eux.Mais il ne faut pas perdre de vue que lareconnaissance du prochain comme un autre soi-même construit un monde qui est le monde dusemblable, c’est-à-dire non pas un monde de ladifférence mais de la capacité de voir enl’autre un miroir de soi-même, un monde de laressemblance, un monde du même. Or un êtrehumain n’est jamais réductible à ce que nousvoyons et ce que nous savons de lui. Plusencore, sa véritable singularité ne sauraitrelever du monde du semblable ou l’un équivautà l’autre. Ce qui fait l’unicité d’un individu,d’un sujet pourrions-nous dire, est au-delà detoute identification possible. Le prochain està la fois même et Autre. Il est semblable etaltérité radicale. Il est celui que j’identifiepar mon regard et celui qui demeure, à ce mêmeregard, un mystère imprenable.

La conséquence, le risque pour l’éthiquecommune n’est pas à négliger : à prétendresavoir le bien de l’autre à la lumière de cequ’est notre propre bien, nous signifions auprochain qu’il est notre semblable, qu’il n’est

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pas « autre ». Lorsque le prochain me résistealors que je « veux » son bien, il essaie de medire qu’il n’est pas réductible à ce que jesais et vois de lui. De là peut parfois naîtreune certaine agressivité, quelque chose qui a àvoir avec du ressentiment : il arrive que larésistance de l’autre à ma volonté — fut-ellede vouloir son bien —suscite la violence decelui qui n’accepte pas de ne pas avoir prisesur l’autre.

La logique de la surabondance, de l’excès,offre alors une issue possible au risqued’enfermement et de spécularité de l’éthiquecommune. Elle est décentrement par rapport àsoi-même et donc à l’autre que je capture àtravers mon regard et l’idée que je me fais deson bien. Décentrement et ouverture à lapossibilité que quelque chose advienne pour luiqui n’est pas de mon ressort ou de ma volontémais qui relève d’un don extérieur ettotalement gratuit.

Celui qui veut prendre au sérieux le messagedu SM se trouve alors situé à la jointure del’éthique commune aux hommes et de la logiquede l’excès, spécifique au SM, qui est unesuspension de l’éthique. Une éthique du « soi-même comme un autre » et une logique de lasurabondance du don où personne n’est jamais

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réductible à l’autre semblable. L’éthiquecommune à tous les hommes, peut exister — doitexister ? — en dehors de la logique de l’excèsdu don et de la confiance en la gratuité : leplus souvent, au quotidien, c’est elle que jefais fonctionner et qui me permet de marchertranquillement dans la rue sans être importunépar personne mais sans non plus devoirrencontrer toute personne que je croise. Àl’inverse, la logique de l’excès du don et laconfiance en la gratuité ne peut exister sansque la première fasse l’objet d’un accordtacite entre tous : si, à un moment donné etdans un lieu donné, l’éthique commune n’est pasreconnue par tous, alors c’est le règne de labarbarie, la loi du plus fort. Et, face à cela,une logique de l’excès du don et de confianceen la gratuité peut alors se muer en unangélisme dangereux : comme je l’ai déjàsouligné, le « mais moi je vous dis » de Jésus,suppose qu’ait été admis au préalable le « vousavez entendu qu’il a été dit aux anciens ».

L’éthique, commune à tous, est maîtrise desoi pour juguler les pulsions et la violencetoujours prêtes à surgir. La loi a cet officede mettre une limite aux pulsions et à laviolence. La logique de l’excès du don et de laconfiance en la gratuité est dé maîtrise,lâcher prise : elle suppose de laisser agir en

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soi une autre logique, une autre loi, une autreparole. L’éthique relève de la sagesse deshommes ; la logique de l’excès du don et de laconfiance en la gratuité est folie de Dieu enl’homme. La première assure la possibilitéd’une vie commune ; la seconde permet larencontre de l’autre dans sa singularité

La logique — paradoxale faut-il lerappeler ? — de l’excès du don et de laconfiance en la gratuité est-elle possible auquotidien ? L’histoire de l’humanité, et notrepropre expérience de croyant — regardée aveclucidité — montre que, de manière générale,cette logique paradoxale relève d’unsurgissement, d’un inattendu, d’un don quivient d’ailleurs et nona de notre volonté. Lalogique de l’excès du don et de la confiance enla gratuité est plutôt un « laisser-faire laParole en nous » qui surgit alors comme unegrâce. Encore faut-il l’accueillir en nousquand elle se manifeste. La « perfection »requise à la fin des antithèses (5,48) relèvede cet accueil : elle est accomplissement ennous de la Parole qui nous fonde et nous faitvivre. Nous ne pouvons la prévoir, laprogrammer, la maîtriser. Simplement la saluer,dans l’après coup, quand nous en contemplonsles effets en nous et autour de nous.

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Un dernier mot : à propos de la logique del’excès du don et de la confiance en lagratuité, on peut alors peut-être parler desanctification. Celle-ci contrairement à ce quel’on suppose souvent, n’est pas une ascèseéprouvante, une maîtrise de soi, ou l’effortquasi-obsessionnel qui consiste à tenter d’êtreen règle avec la volonté supposée de Dieu. Elleest tout au contraire une ouverture à l’œuvred’un Autre en nous. Elle est une dé maîtrise etse situe à l’écart d’une logique d’effort dansla mesure où il est question du travailmiraculeux de la grâce au sein de l’existencecroyante. La sanctification rompt avec lelégalisme qui fait de l’Evangile une loiconsistant à se faire juge des autres ou àconfondre l’œuvre avec ce qui se donne à voiraux yeux de tous (cf. Mt 6,1-18). Lasanctification n’ajoute rien à l’être croyant,puisque Dieu reconnaît l’homme gracieusement,mais elle déploie un univers de possiblesinsoupçonnés selon la capacité de chacun. Iln’est donc pas question de dégager un contenude choses à faire, dans le sens où l’enjeu lalogique de l’excès du don et de la confiance enla gratuité n’est pas un « prêt-à-agir »,qu’elle ne consiste pas à appliquer des codespré établis. Elle n’existe que dans larencontre de l’autre qui ouvre à la créativitéet à l’invention de ce qu’il convient de faire

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dans l’instant de la découverte. Ceci n’exclutnullement les principes et les normes,l’analyse de la situation, une réflexion surles possibilités d’action, mais sans pourautant faire l’économie de la décision qui peutconduire à dépasser — excéder — principes etnormes. Au final, l’agir chrétien n’est pas unecapacité déjà là ou une disposition naturellede l’être, mais le miracle toujours renouvelédu vouloir de Dieu en l’homme.

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CHAPITRE IV :LE « NOTRE PÈRE » :

UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DE LA PRIÈRE

7 Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens ; ilss’imaginent que c’est à force de paroles qu’ils se ferontexaucer. 8 Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père saitce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. 9

Vous donc, priez ainsi :

Notre Père qui es aux cieux,fais connaître à tous qui tu es, [Que ton nom soitsanctifié10fais venir ton Règne, Que ton Règne viennefais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image. Que tavolonté soit faite sur la terre du cielcomme au ciel11Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous Donne-nousaujourd’hui notre pain avons besoin de ce jour12pardonne-nous nos torts envers toi, Pardonne-nousnos offenses

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comme nous-mêmes nous avons pardonné comme nouspardonnons aussi à ceux qui avaient des torts envers nous, à ceux quinous ont offensé13et ne nous conduis pas dans la tentation, Et ne noussoumet pas à la tentation, mais délivre-nous du Tentateur. mais délivre nousdu mal]19

14En effet si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ;

15mais si vous ne pardonnez pas aux hommes,

votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes.

Peu de textes ont autant été lu et commentéque le Notre Père (NP). Cette prière a ététravaillée sous toutes les coutures20. Jepropose de laisser de côté la question de sessources et d’analyser tout d’abord la prière auplus près de chacune de ses demandes21. Dans unsecond temps je proposerai une réflexion sur ce

19 La traduction proposée entre crochets est la version dite œcuménique.

20 Parmi l’abondante littérature, outre les travaux plusgénéraux sur le SM déjà mentionnés, je signale troisouvrages : Marc PHILONENKO, Le Notre Père. De la prière de Jésus à la prièredes disciples, Paris, Gallimard, 2001 ; Jean ZUMSTEIN, Notre Père. Laprière de Jésus au cœur de notre vie, Poliez-Le-Grand, Editions duMoulin, 2001 ; Fleiner-Jensen FLEMMING, La prière fondamentale.Entretiens sur le Notre père, Genève, Labor et Fides, 2010.

21 Pour le contexte narratif du NP à l’intérieur du SM,en particulier le cadre constitué par 6,1-18, je renvoie auchapitre 1 et au commentaire suivi du texte.

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que j’appelle « l’anti-NP » ou la prièreinfantile des disciples. Je terminerai enpointant quelques échos du NP dans l’ensemblede l’évangile.

1. Une lecture du Notre Père

Jésus commence par dénoncer l’attitude des« hypocrites » qui prient en public (v. 5) etlui oppose une prière secrète, dans le lieumême de l’intime (v. 6). C’est ici l’occasionde rapporter un enseignement plus développé surla prière. Il s’agit d’abord de contesterl’attitude infantile qui consiste à prononcerun flot de paroles pour tenter d’obtenirl’exaucement (v. 7). La confiance dans le Pèrequi sait ce dont ses enfants ont besoininvalide une prière consistant à assouvir lademande « d’objets » ou la simple satisfactionde « besoins ». La question classique est :pourquoi prier puisque le Père sait ce dont ona besoin avant de le demander. Cette questionne peut recevoir ici qu’une seule réponse quiest ni plus ni moins qu’une révolution dansl’ordre du religieux : si le Père sait ce donton a besoin avant de le demander, alors celasignifie que prier — au sens que Jésus donne àce terme — ce n’est tout simplement pasdemander ce dont on a besoin ! Prier c’estautre chose que demander.

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Jésus propose un modèle de prière quis’adresse au Père céleste (v. 9a), c’est-à-direà une extériorité. Reprenons cette ouverture.

« Notre Père qui est aux cieux »Le Dieu invoqué est « au cieux » : ce n’est

pas un lieu géographique mais le lieu del’altérité. Le lieu de la transcendance quinous ouvre à une autre réalité que la simpleimmanence, non d’ailleurs pour nous la fairefuir mais pour nous permettre de l’appréhenderautrement. Le Dieu invoqué l’est comme« Père ». Père ne veut pas dire ici « Papa » endifférence de « Maman ». C’est-à-dire que Dieun’est pas un homme par différence d’une femme.C’est la fonction paternelle de Dieu qui estici mise en scène, celui dont la Parole faitvivre les hommes en les séparant de la matriceoriginelle, de la terre mère, et en lesétablissant fils et filles. Sanctifier le nomde Dieu comme Père c’est dire que nous sommesdans une relation filiale, que nous sommes« fils de Dieu », rendus membres de la familledu peuple de Dieu. Nous ne sommes pas liés à unDieu de la terre, des cycles, de la nature maisun Dieu qui parle, qui fait alliance (c.-à-d.qui dit la loi), qui s’implique dans l’histoiredes hommes. Cette fonction est nommée« paternelle » parce que, dans une société

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patriarcale, c’est le père qui la met en œuvre.Mais, aujourd’hui, une femme peut tout à faitl’occuper.

Cette prière se déploie ensuite deuxmoments : trois demandes qui concernent le Pèreet trois demandes qui concernent l’orant.

D’abord, trois demandes concernent le Pèredans son acte de révélation auprès deshommes (v. 9b-10) : que ton nom soitsanctifié, que ton Règne vienne, que ta volontésoit faite.

Les deux premières demandes peuvent êtretraduites ainsi :

- « Fais en sorte que ton nom soit reconnucomme saint sur la terre, comme c’est déjà lecas dans le ciel » ; c’est à dire « que tonidentité particulière soit manifestée »

- « Fais en sorte que ton règne soiteffectif sur la terre comme c’est déjà le casdans le ciel ».

La mise en récit du NP dans le cadre de lanarration évangélique nous invite à faire unerelecture postpascale, c’est-à-direchristologique, de cette demande. Dansl’évangile de Matthieu, c’est ainsi en lienavec la christologie que doit être entendu leNP : à la lumière de Pâques, c’est dans la

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parole du Christ l’envoyé de Dieu qu’il faitsens. En Lui, la volonté de Dieu est désormaisfaite « sur la terre comme au ciel ».

Qu’est-ce que la « volonté de Dieu » ? Lesens commun lié à la notion de « volonté deDieu » est l’idée d’un Dieu théiste de quiproviendraient le bonheur et le malheur, la vieet la mort, la maladie et la guérison, laguerre et la paix. Pour un certain type dethéologie, mais aussi pour une penséepopulaire, la volonté imprévisible et secrètede Dieu ferait destin incontournable pourl’homme. Il n’est pas rare que devant lemalheur qui les frappe dans leur corps ou danscelui de leur enfant, des chrétiens affirment :« C’est la volonté de Dieu, il faut sesoumettre ». Il n’est pas rare non plus que desthéologiens et des prédicateurs disent deschoses comparables dans un langage plussophistiqué. Ici, il en va tout autrement : la« volonté du Père » est étroitement liée auChrist qui est celui en qui elle se réalise(cf. 26,42 : « que ta volonté soit faite et nonla mienne »).

La prière ne consiste pas à demander departiciper à l’agir divin ni de collaborer àl’accomplissement de sa volonté. Elle est appelà Dieu lui-même pour qu’il se révèle à tous (v.

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9b), qu’il fasse venir son Règne (v. 10a) etque sa volonté s’accomplisse (v. 10b). Laprière est donc décentrement de soi (le « PèreCéleste » et non pas notre petit « moihaïssable » comme disait Pascal), lâcher prisesur ses préoccupations, abandon de sesprétentions à agir pour Dieu (c’est lui quifait : « que ton nom…) et ouverture au don quereprésente, à la lumière de Pâques, Celui quiapprend à ses disciples à prier. La suite vaconfirmer cette lecture.

Ensuite, trois demandes concernent l’orant(v. 11-13) :

- La demande du pain nécessaire à la viequotidienne (v. 11) souligne, s’il en étaitencore besoin, que la prière n’est pas demanded’objet susceptible de combler mais confianceabsolue dans celui qui, comme autrefois audésert, nourrit son peuple au jour le jour.Dans l’évangile de Mt, c’est le Christ quinourrit les foules. Toutefois, il faut noterque la traduction « Donne-nous aujourd’hui notrepain de ce jour » contient une répétition un peusurprenante22. De quoi s’agit-il ? Un mot faitproblème que l’on traduit le plus souvent par« pain nécessaire », « pain de jour », « pain

22 Je dois ces remarques à un travail non publié de Jean Ansaldi sur le Notre Père.

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quotidien ». Ce mot est epiousios ; il est inconnuailleurs dans la langue grecque, ce qui rend satraduction problématique. On peut le décomposeren epi (sur) et einai (verbe être). On traduitalors par « pain supérieur », « painsurnaturel », « pain supersubstantiel », « painnécessaire pour continuer à être », etc. Onpeut aussi décomposer ce mot en epi (sur) et uneforme du verbe einai qui désigne ce qui vaarriver, et donc le lendemain. Mais que pourraitbien signifier cette demande qui réclame derecevoir aujourd’hui le pain du lendemain ? Untexte de l’Ancien Testament, qui relate le donde la manne, peut nous éclairer. Lors de latraversée du désert, le Seigneur donnait chaquejour la manne, et « celui qui en avaitdavantage n’avait rien de trop et celui qui enavait moins n’en manquait pas ». (Ex 16,18).Pour éviter que, par manque de confiance enDieu, on fasse des réserves, cette manne sedétériorait assez vite en fin de journée.Pourtant il n’en était pas ainsi le vendredi :pour respecter le jour du sabbat, lesisraélites recevaient une ration double et, àcette occasion, la manne se conservait lelendemain. Ce vendredi, ils recevaient bien le pain dulendemain. Il s’agissait du pain du sabbat, dupain de la fête, du pain du repos. Demander lepain de demain, c’est donc intercéder pourrecevoir la nourriture du Règne, le pain de la

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fête, l’aliment qui aide à marcher en vieéternelle ; c’est demander que ce qui nourrirales hommes dans la plénitude du Règne soit déjàoffert aujourd’hui par anticipation, ennourriture aux croyants. Sur cette base onpourrait entendre cette demande du NP commequête de « la manne du lendemain », du pain dusabbat eschatologique. Mais si l’on veut resterdans le premier sens, il faut alors se demanderce qu’est ce pain « supersubstantiel ». Enfait, l’interprétation rejoint la précédente.Pour le Nouveau Testament, le pain« supersubstantiel », cette nourrituresabbatique et eschatologique, c’est la personnemême du Christ. Ce que l’évangile de Jeandéploiera en son chapitre 6 : « Œuvrez, non envue de la nourriture qui se perd, mais en vuede la nourriture qui demeure pour la vieéternelle, celle que le Fils de l’Homme vousdonnera […]. C’est mon Père qui vous donne levrai pain du ciel ; car le vrai pain de Dieuc’est celui qui descend du ciel pour donner lavie au monde […]. C’est moi qui suis le vraipain de vie. Celui qui vient à moi n’aurajamais faim, celui qui croit en moi n’aurajamais soif » (Jn 6,27.32.35). Le pain demandédans le NP, c’est le pain « supersubstantiel »,c’est-à-dire d’une autre nature que le simplebesoin de nourriture terrestre. C’est lapersonne même du Christ qui est ainsi

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sollicitée afin qu’il vienne et qu’en sacommunion, nous puissions recevoir ce qui estnécessaire pour continuer la route dans la foi.

- La demande sur le pardon (v. 12 et 14-15)est une invitation à sortir de la loi du talionpour s’ouvrir à la possibilité de découvrir unDieu qui fait grâce. En brisant la symétrieconstitutive de la loi de réciprocité (touteoffense ou toute dette nécessitent réparationou remboursement sous peine de sanction), lepardon accordé dépasse la logique du talion(cf. 5,38-42). Jésus prévient une fausseinterprétation du lien de causalité qu’ilétablit entre pardon accordé à l’autre etpardon reçu de Dieu : dans la mesure oùpardonner brise la logique de réciprocité (non« pardonne nous parce que nous pardonnons »mais « comme nous pardonnons aussi »), pardonaccordé et pardon reçu sont une seule et mêmeréalité, celle de la du don qui fait apparaîtrele Père céleste comme un Dieu de grâce. Àl’inverse, ne pas pardonner conduit à fairefonctionner un Dieu de rétribution, quin’accorde donc pas son pardon (« si vous nepardonnez pas, alors… » : la réciprocité naitdu refus de pardonner ; cf. plus loin lecommentaire de Mt 18,23-35). Dans l’évangile deMatthieu, c’est le Christ qui fait de son sangversé le sang de l’alliance et du pardon

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brisant la logique de la spécularité et de larétribution.

- La troisième demande est un appel au Pèrecéleste en tant que figure de l’altérité : ilpeut s’interposer entre moi et ce qui me pousseà succomber à la tentation. Ce n’est donc pasDieu qui tente, mais c’est lui qui peutpréserver le croyant de la tentation(cf. Jc 2,13-14). Encore faut-il que ce dernieren appelle à cette instance tierce. Le récit dela tentation de Jésus illustre la nature mêmede ce combat contre la tentation que seul leChrist a remporté. Ce récit sur lequel je vaisrevenir plus loin, nous indique aussi quelleest la tentation à laquelle nous devonsrésister ou, plus précisément, que Dieu doitnous épargner. En ce sens, le NP est bien — etquoi qu’il en soit de son enracinement juif —une « nouvelle » prière dans la mesure où celuiqui l’enseigne en est, à la lumière de Pâques,l’accomplissement. Prier le NP c’est en quelquesorte dire : Maranatha, Viens Seigneur Jésus(Ap 21,20)

2. « L’anti Notre Père » ou la demandeinfantile du disciple

Je pointe ici un texte de l’évangile deMatthieu qui met en scène une forme de prière

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de demande des disciples en opposition radicaleau NP, constituant ce qu’on pourrait appelerune demande infantile. Il s’agit de l’épisodeau cours duquel les fils de Zébédée et leurmère adressent une demandent à Jésus (Mt 20,17-28). Pour la troisième fois (16,21-23 ; 17,22-23), au seuil de Jérusalem, Jésus annonce auxDouze sa mort et sa résurrection. C’est lemoment choisi par la mère des fils de Zébédée(cf. 4,21 ; 10,2 , Jacques et Jean ; 26,37)pour faire une demande à Jésus (v. 20). Elleveut que Jacques et Jean siègent à la droite età la gauche de Jésus dans son Royaume (v. 21).Dans l’évangile de Marc la demande émanedirectement de Jacques et Jean (cf. Mc 10,35).Par la suite, ce sont les fils qui continuentle dialogue avec Jésus attestant ainsi qu’ilssont dans le désir de leur mère (v. 22).Héritiers d’une espérance, l’attente du Messied’Israël, qui leur a fait quitter leur père(4,22), c’est cependant leur mère qui définitles contours que leur participation à cetteespérance doit prendre. Et parce que cette mèreveut pour eux la meilleure des places, elle enappelle à une figure de puissance, le Christsiégeant dans son Royaume, susceptible desatisfaire cette demande. Face au désir d’unemère, Jésus fait intervenir une figurepaternelle qui met des limites : son Père seuldécide des places au dernier jour. La seule

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chose certaine est que les deux frères« boiront la coupe » de Jésus (v. 23 ; cf.10,17-25), c’est-à-dire seront rejetés commeleur maître. Deux frères qui sont dans le désirde toute-puissance de leur mère23 ; un « filsbien-aimé » (3,17) qui accepte de ne riensavoir de la décision de son Père(cf. également 24,36) : deux représentationsopposées de la filiation (cf. 12,46-50). Jésusne renchérit pas sur les reproches des autresdisciples contre Jacques et Jean (v. 24). Illes invite tous à ne pas être comme lespuissants qui oppriment leur peuple (v. 25) :celui qui veut être grand doit servir, celuiqui veut être premier doit être esclave (v. 26-27 ; cf. déjà dans la même logique derenversement : 11,11 ; 19,30 et 20,16 ; plusloin, cf. 23,11). Le Fils de l’homme qui donnesa vie en « rançon pour la multitude » (v. 28 ;cf. Es 53,12) montre le chemin de ce service.

3. Quelques échos du Notre Père dansl’évangile

Il s’agit ici de repérer quelques reprises —ou anticipations —du NP dans l’ensemble de lanarration du premier évangile. Dit autrement,où se repèrent dans l’évangile les thématiques

23 On retrouvera pourtant la « mère des fils de Zébédée »au pied de la croix (27,56), cette fois séparée de ses fils.

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déployées dans cette prière. Pour cela j’enreprends les principales demandes.

- « Que ton Règne/Royaume vienne, que tavolonté soit faire sur la terre comme auciel ».

C’est ici vers les paraboles du Royaume descieux, nombreuses chez Matthieu, qu’il fautregarder pour entendre des écho à cette demandedu NP. À titre d’exemple, la parabole desouvriers de la dernière heure (Mt 20,1-16) peutservir d’illustration. La logique du Royaumeque met en scène cette parabole suppose quechacun a le même droit de vivre indépendammentde sa force ou de sa quantité de travail. Ceque cherche à faire surgir la parabole chezl’auditeur est une autre compréhension de Dieu,de lui-même et des autres. Celle-ci ne doitplus être fondée sur une justice rétributive(c.-à-d. humaine) – qu’elle soitrévolutionnaire, réformiste ou libérale –, maissur une justice nouvelle, extérieure à cemonde, qui reconnaît l’autre indépendamment deses qualités ou propriétés. Au moyen d’uneinclusion, le v. 16 radicalise le propos de19,30 : ce ne sont pas seulement « beaucoup »(19,30), mais plus généralement « les »premiers qui seront les derniers, etréciproquement. Un changement profond desystème de valeurs est ainsi proposé (cf. déjà

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11,11 comme recadrage de 5,19). La venue duRègne demandée dans le NP ressortit à cettelogique de recadrage en profondeur de notreréalité.

- « Donne-nous aujourd’hui notre pain de cejour.

Les récits de Multiplication de pains (pluslargement la section des pains : Mt 14,15-21 ;15,1-20 ; 15,21-28 ; 15,32-39 ; 16,5-12)déploient cette thématique d’un pain qui ne selimite pas à une nourriture matérielle tout enne l’excluant pas. Mais c’est évidemment aussila scène du dernier repas de Jésus avec sesdisciples (Mt 26,26 : Pendant qu’ilsmangeaient, Jésus prit du pain ; et, aprèsavoir rendu grâces, il le rompit, et le donnaaux disciples, en disant: Prenez, mangez, ceciest mon corps ») qui porte à sonaccomplissement cette demande du NP. Le painque Jésus partage avec ces disciples, ce pain« supersubstantiel » c’est bien son proprecorps, donné pour la vie du monde. C’est cepain là qu’il ne faut cesser de demander : ilest véritable nourriture.

- « Pardonne-nous nos offenses comme nouspardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé »

La question du pardon se rencontre dans laparabole du débiteur impitoyable (18,23-35). La

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parabole met en scène un roi qui, après avoirréduit à l’esclavage un de ses serviteurs et safamille pour le contraindre à rembourser unedette immense, la lui remet suite à sasupplication (v. 23-27). Par la suite, ce mêmedébiteur fait jeter en prison un de sescompagnons de service qui lui doit une sommemodique, lui refusant le moindre délai (v. 28-30). Dénoncé par ses compagnons, le débiteurimpitoyable est rattrapé par le roi qui lelivre aux tortionnaires (v. 31-34). Laconclusion sonne comme une menace : le Pèrecéleste traitera de la même manière ceux qui nepardonnent pas leur frère (v. 35). La clef delecture réside dans la compréhension de soi quel’auditeur a lorsqu’il écoute la parabole : secomprend-il d’abord comme un créditeurconfronté à un débiteur mauvais payeur, ou secomprend-il comme un débiteur à qui la dette aété remise ? De cette compréhension de soidevant Dieu dépend la compréhension de l’autreet la possibilité du pardon. Dit autrement : onest jugé ou gracié par le Dieu dont on aconstruit l’image. Ce qui est reproché auserviteur (v. 32), c’est de n’avoir pas reconnudans son débiteur un autre lui-même. Il s’estcompris non comme un pécheur/débiteur, maiscomme un juste ; la grâce dont il a profité nel’a pas touché en profondeur, la parole seméeen lui a été, en quelque sorte, enlevée par le

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Malin (cf. 13,19). Un indice dans le textemontre d’ailleurs que la compréhension de soidu débiteur impitoyable n’est pas cellede l’humilité, dont le début du chapitre 18 amontré qu’elle était une condition d’accès auRoyaume (v. 1-4) : lorsqu’il vient implorerpitié au roi il affirme en effet pouvoir« tout » payer (v. 26), alors que c’esthumainement impossible (la somme représentesoixante millions de journées de travail !).Refus de la réalité, impossibilité dereconnaître sa situation désespérée, volonté detromper l’autre sur ses intentions ? Peuimporte. Le fait est que le débiteur, malgré cequ’il donne à voir de lui (v. 26 : le serviteurse « prosterne »), ne se présente pas en véritédevant le Roi. Plus tard, refusant de remettrela dette que lui devait son compagnon, ledébiteur impitoyable manifeste qu’il n’est passorti de la logique de la rétribution propre àla loi du talion. Il en subit donc la terriblelogique.

- « Et ne nous soumets pas à la tentationmais délivre nous du mal »

Au tout début de l’évangile, dans le récitde la tentation de Jésus (4,1-11), que en uneprolepse pleine de promesse, l’évangéliste nousprésente Jésus résistant pour nous à latentation. Le récit de la tentation permet en

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effet de vérifier ou d’éprouver la qualitéde fils attribuée à Jésus depuis la révélation dubaptême (3,13-17) : comment celui que la voixdu ciel a proclamé « fils bien-aimé » (3,17)est-il « fils de Dieu » ? (4,3.6). Le tentateurpropose à Jésus de résorber l’expérience dumanque, constitutive de l’humanité, par latoute-puissance qui est négation de la réalité(dans le monde des hommes, une pierre ne setransforme jamais en pain !). Sous forme d’undéfi, il propose la disparition du manque enconvoquant la puissance divine qu’il supposedemeurer dans la personne d’un « fils deDieu ». En somme le tentateur déclare qu’est« fils de Dieu » celui qui échappe à lacondition humaine : ne plus connaître ni lafaim (v. 3), ni la mort (v. 6), et recevoir lepouvoir sur l’ensemble des royaumes du monde(v. 9). À la tentation qui propose de ne plusconnaître les épreuves et les limites queconnaît tout homme, Jésus oppose son refus,fissurant ainsi la figure du Dieu définie parle tentateur. Jésus n’est « fils de Dieu »qu’en renonçant à être dieu au sens où le termedéfinit le contraire de ce qu’est l’homme. Lerécit de la tentation insiste sur le refus dela toute-puissance comprise comme déni de laréalité. Est nourri en vérité celui qui, nesuccombant pas à la tentation du refus de lalimite, se sait dépendant de l’Autre.

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CHAPITRE 5 :LE SERMON SUR LA MONTAGNE :

UNE THÉOLOGIE DE LA NON-VIOLENCE ?

Revenons en terminant sur les antithèses duSM (5,21-48). De l’avis d’un exégète, elles «sont une dénonciation de la violence qui habite laréalité humaine et cela à la lumière du Règnequi vient […] Le Christ du Sermon sur laMontagne révèle le monde des hommes pour cequ’il est — un espace infesté par la violence —mais, simultanément, il appelle ses disciples àfaire apparaître un nouvel ordre de valeurs oùchacun est radicalement respecté pour ce qu’ilest, accueilli dans son identité — mêmeproblématique — et remis au Dieu dont l’amourest non-discriminant »24. À la violence,

24 Jean ZUMSTEIN, « Violence et non-violence dans leNouveau Testament », dans Miettes exégétiques, Genève, Labor et

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constitutive de toute société humaine, le Jésusdu SM invite à répondre par un changementradical, une opposition non-violente qui estune véritable déclaration de guerre à laviolence des hommes.

Par sa radicalité même, le SM est uneviolence faite à la logique du monde. Unnouveau discours sur Dieu (littéralement une« théo-logie ») qui suscite violence etopposition contre celui qui en est leprédicateur. La suite de l’évangile montred’ailleurs que Jésus devra assumer la violenceque ses paroles suscitent. Il montre aussicomment Jésus lui-même, pour être en cohérenceavec ces paroles inouïes du SM, devra passerpar un deuil fondamental, celui d’une imageviolente et rétributive de Dieu, profondémentancrée dans son histoire et sa culture. Sil’évangile souligne que le Jésus terrestre estvenu pour accomplir, dès son ministère enGalilée, ce que le SM annonce (cf. Mt 11,28-30 ; 20,28), cet accomplissement n’estcependant que partiel jusqu’à la Passion. Laparole de Jésus, dans la suite de l’évangile,reste en effet parfois en porte-à-faux avec lalogique radicale et inouïe du SM (Jésus estmême, à certains moments, sous le coup de son

Fides, 1991, p. 355-368, cf. p. 360.

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propre jugement : comparer Mt 5,22 et Mt23,17). Seule la Passion permettra que seréalise pleinement, en Jésus, ce nouveaudiscours sur Dieu25.

Dans le SM, la Parole que Jésus prononcealors est vraiment Parole d’altérité en cequ’elle énonce l’inouï, un inouï qui ne seconfond pas totalement avec ce que le Jésusterrestre donne à connaître de lui dans lasuite de son ministère en Galilée. Le SManticipe ce qui va se réaliser pleinement dansla Passion de Jésus. Le refus de prendrel’épée, au moment de l’arrestation, marque quel’agir de la Parole est préféré à celui desarmes. La mort sur la croix est le lieu oùJésus met en acte, jusqu’au bout de sa logique,la parole inouïe du SM. À Golgotha, Jésus estrévélé véritablement comme le « Fils de Dieu »qui brise la logique de la violence et offre unlieu où découvrir le nouveau visage de son Pèreque le SM annonçait.

25 J’ai déployé ce parcours de Jésus dans l’évangile deMatthieu dans deux publications : Elian CUVILLIER, « Jésus auxprises avec la violence dans l’évangile de Matthieu », ÉtudesThéologiques et Religieuses, 74 (1999), p. 335-349 ; « Violence deshommes, violence de Dieu. Regard sur quelques textes duNouveau Testament », dans Jean-Daniel CAUSSE – Elian CUVILLIER –André WÉNIN, éds., Divine violence. Approche exégétique et anthropologique,(Lire la Bible 168), Paris, Cerf, 2011, p. 99-173,spécialement p. 148-173.

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On pourrait alors penser que l’évangile deMatthieu cherche à souligner comment, peu àpeu, s’efface en Jésus toute trace de violencepour ne laisser apparaître que la figure d’unMessie « doux et humble de cœur » (Mt 11,29)qui, tel le Serviteur de Yahvé, ne suscite pasla querelle (12,19). Une telle image, celled’un Jésus « non-violent », est cependantincomplète et court le risque de l’angélismevoire de la caricature. Certes, insistons surce point : tel que Matthieu le présente, Jésusest radicalement à distance de la violencebrutale, qu’elle soit violence physique,violence d’état, violence révolutionnaire oumême violence divine. Mais, il n’en demeure pasmoins que dans l’évangile des paroles de Jésusoù une forme de violence est décelable, uneviolence que l’on pourrait dire positive,porteuse de vie.

J’illustre ce point en revenant sur laquatrième antithèse du SM (5,38-42), Jésusaborde la question du talion. Il en réitèred’abord la règle (v. 38) qui, rappelons-le, estun progrès dans les relations humaines parrapport à une pratique consistant à se fairejustice sous la forme d’une vengeance quiexcède en violence ou en dommages le préjudiceinitialement causé (cf., par exemple,l’histoire de Dina vengée par ses frères en Gn

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34). Puis dans les v. 39-42, Jésus invite àdépasser la loi du talion par des propos dontla radicalité fait littéralement violence à lalogique de rétribution habituellement envigueur dans les sociétés humaines. C’est ainsiqu’il faut comprendre la proposition invitant à« tendre l’autre joue » : loin d’être un gestede soumission servile par lequel un individu sesoumet à l’arbitraire de son adversaire, ils’agit au contraire d’une attitude énergique etvolontaire par laquelle quelqu’un changeradicalement d’attitude (c.-à-d. ne répond pasà l’agression par un geste similaired’agression en retour) invitant ainsi l’autre àdéplacer son propre regard sur lui-même et surl’autre. Il s’agit de le déstabiliser pourvaincre en lui la pulsion première qui leconduit à répondre à la violence physique parune violence similaire. La suite du propos està entendre selon la même logique, c’est-à-direcelle qui consiste à adopter une posture visantà changer le rapport de l’autre à la réalitépar une remise en cause profonde de sacompréhension du monde. La logique est celle durefus de la spécularité et de « l’effetmiroir ». Loin d’être non-violente, la logiquede « l’autre joue » contient ainsi une formeparticulière de violence, au sens d’un appel àune puissance de la Vie qui se dresse contre laviolence brute du « coup pour coup » qui est

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celle du talion. Le Royaume de Dieu qui naît decette possibilité offerte d’une nouvellecompréhension de l’existence (cf. 5,20) supposedonc une violence faite à la logique du monde.En ce sens, le SM construit bien une « logiquede l’excès du don et de la confiance en lagratuité » qui met le croyant — c.-à-d. celuiqui prend au sérieux la parole du Christ — dansune tension salutaire avec le monde, donc avecune part de lui-même.

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CONCLUSION :LE SERMON SUR LA MONTAGNE :

UNE BONNE NOUVELLE SINGULIÈRE ET UNIVERSELLE

Au terme de ce parcours, il faut maintenantreprendre les deux questions de départ pourévaluer si nous sommes en mesure de leurapporter des éléments de réponse : le SMs’adresse-t-il à un auditoire particulier(représenté dans le texte par les disciples,cf. 5,1) ou un auditoire plus vaste (représentépar la foule, cf. 5,1 ; 7,28-29) ? Lesexigences du SM sont-elles praticables par tousoù ne concernent-elles qu’une catégorie depersonnes ?

1. L’auditoire du SM : un parcours narratif

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Une analyse du SM du point de vue del’auditoire laisse apparaître une subtileconstruction des destinataires :

- En ouverture du SM, « à la vue de lafoule », Jésus monte dans la montagne. Est-cepour mieux s’adresser à elle ou pour s’enéloigner ? L’attitude des disciples (cf. v. 2 :« ses disciples s’approchèrent de lui »)pourrait accréditer la seconde hypothèse : leSM relèverait d’un discours privé, àl’intention des disciples, la montagne commelieu de révélation se prêtant à ce type dediscours. La conclusion du SM invalide pourtantl’hypothèse : les foules y sont décrites« étonnées des paroles de Jésus » (7,28-29). Enoutre, alors que Jésus descend de la montagne,une « grande foule le suit » (8,1). Quoi qu’ilen soit, il y a bel et bien un doubleauditoire : si tout le monde entend Jésus, cen’est pas à la même place : il y a les proches(les disciples) et ceux qui sont plus àdistance (les foules).

- Si les huit premières béatitudes (v. 3-11)proclament « heureux » des personnes qu’iln’est pas possible de restreindre au groupe desdisciples, la neuvième béatitude (v. 12-13) sefait plus précise : elle est accompagnée d’un« vous » et d’un lien explicite avec le

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locuteur (« Heureux êtes-vous […] à cause demoi »). Le « vous » se généralise dans la suitedu propos et désigne un groupe qui fait officede médiation entre les hommes et Dieu (cf.5,13-16 : « afin que les hommes […] glorifientvotre père qui est dans les cieux »). Onassiste ainsi à un rétrécissement del’auditoire.

- De 5,17 à 6,18, le propos de Jésus précisele comportement de cet auditoire restreintapparu en 5,11. À plusieurs reprises, le« vous » — destinataire des antithèses et del’enseignement sur l’offrande, la prière et lejeûne — va être distingué, successivement, des« scribes et des pharisiens » (5,20), des« publicains » (5,46), des « païens » (6,7),des « hommes » (5,13.16.19 ; 6,1.2.5.14.16.18)et des « hypocrites » (6,2.5.16).

- Ce « vous » qui est désormais le principaldestinataire du SM n’échappe cependant pas à lacondition humaine commune à tous, à savoirl’universalité de la méchanceté : ce « vous »destinataire est en effet qualifié de« mauvais » (7,11). Si cet auditoire doit seméfier des « faux-prophètes » (7,11) le faitque certains disent « Seigneur Seigneur »,prophétisent ou font des miracles au nom du

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locuteur du SM ne garantie pas l’accès auRoyaume des cieux (7,21-22).

- Le SM se termine par une exhortation qui,comme en son ouverture, élargit l’auditoire :« Tout homme qui entend les paroles que je dis» (7,24). Chacun peut ainsi se reconnaître dansl’auditoire à qui s’adresse Jésus. Enconclusion (7,28-29) la foule est stupéfaite,et, lorsque Jésus descend de la montagne, plusde mention des disciples26, seule une grandefoule qui le suit (8,1) !

Que conclure de ce rapide parcours sinonque, du point de vue de la construction desdestinataires, le SM brouille les cartes. Laparole de Jésus a la capacité de mettre enmouvement celui que se laisse atteindre parelle (cf. 8,1) qu’il soit disciple ou membre dela foule. C’est donc bien un auditoireuniversel que vise le SM en vue d’en faireémerger des sujets singuliers, parmi lesquelsla figure des disciples est paradigmatique sanspour autant être exclusive. Le SM se distingueainsi tout à la fois du discoursparticulariste, voire sectaire, et du discours

26 Il faut attendre 8,21 sous une forme d’ailleurssurprenante (« un autre disciple ») qui laisse supposer qu’ilen a été question de façon implicite auparavant.

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uniformisant de masse négateur de lasingularité de l’adresse.

2. À propos de la « praticabilité » du SM La question demeure pourtant : tous sont-ils

destinataires des exigences du SM ? Questionqui en appelle une autre : faut-il distinguer,à l’intérieur du SM ce qui s’adresse à unauditoire particulier et ce qui s’adresse à unauditoire universel ? Dans l’histoire del’interprétation, ces questions — parfois sousdes formes différentes — se sont posées et ontlongtemps opposé une lecture « catholique » etune lecture « protestante » du SM. Je mentionneici trois noms importants dans ce débat :Thomas d’Aquin, Martin Luther et Jean Calvin27.

Thomas d’Aquin

La théologie du Moyen-Âge a toujours défendul’idée que le SM s’adressait prioritairementaux disciples, c’est-à-dire à des personnes quiavaient tout abandonné pour suivre Jésus. Pourles théologiens de cette époque, en effet,l’éthique radicale du SM ne peut s’expliquerque par la situation exceptionnelle de l’époqueapostolique. En règle générale, il est

27 Les lignes qui suivent résument le travail de MartinSTIEWE – François VOUGA, op.cit., p. 25-30 ; également p. 25-30.

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impossible de concilier les obligations de lavie en société avec les exigences« spirituelles » du SM. Seuls des individuscapables de se retirer du monde peuventrépondre de ces exigences. Pour l’Eglise duMoyen-Âge, le monachisme correspondait à lacondition des disciples tel que Jésusl’envisage dans le SM. Cette distinction entredeux catégories de croyants se retrouve dans laSomme théologique de Thomas d’Aquin (1225-1274).D’un côté le peuple de l’Église dont lesobligations profanes rendent impossible de seconformer aux exigences du SM et qui, de cefait, n’y est pas soumis. De l’autre, unecatégorie d’hommes et de femmes qui ont renoncéau monde pour la vie religieuse et se doiventde conformer leur existence aux instructions duSM.

Martin Luther

Martin Luther (1483-1546) est le premier àrompre avec cette opposition entre vieconsacrée d’un côté et laïcat de l’autre. Selonlui, la nécessité s’impose à tous de soumettreentièrement sa vie à la volonté de Dieu,indépendamment de son statut — clerc ou laïc.Pour Luther en effet, Dieu revendique la vietout entière et le SM ne fournit aucun argument

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à une division de l’obéissance. Il exclut doncl’idée d’une double éthique.

En même temps, Luther constate que cetteobéissance est impossible. Lui-même en avaitfait l’expérience : comme moine augustinien, iln’avait jamais pu mener une vie conforme auxexigences du SM. C’est la lecture de l’épîtrede Paul aux Romains qui l’avait conduit àreconnaître que Christ donne gratuitement parl’Évangile ce que nous n’obtenons jamais parl’obéissance : la grâce et la miséricorde deDieu.

Pourtant, le message de la justification parla foi ne rend pas la Loi caduque. Nonseulement elle continue selon Luther à régler,autant qu’elle le peut la vie dans la société.Mais, de plus, elle met sous les yeux deshommes leurs transgressions des commandementsde telle manière qu’ils ne peuvent plus mettreleur confiance en leur obéissance, maisseulement en Christ. Pour Luther, la fonctionirremplaçable de la Loi réside donc dans laprise de conscience de la désobéissance enversDieu et de la puissance du péché. C’est àpartir de cette dialectique de la Loi — quiaccuse — et de l’Évangile — qui fait grâce —qu’il trouve la clé pour comprendre la Bible engénéral et le SM en particulier.

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Jean Calvin

Une génération après Luther, Jean Calvin(1509-1569) introduit un nouveau paradigme dansl’histoire de l’interprétation du SM. Parrapport à l’époque de Luther, les débats nesont plus les mêmes. La controverse avec lathéologie catholique est passée au second rangdes préoccupations du Réformateur, tandis qu’ilest devenu nécessaire de se distinguer desanabaptistes et des antinomistes.

- La désignation d’anabaptistes vient de lapratique du rebaptême de croyants déjà baptisésdans leur enfance. Les mouvements anabaptistesapparus au XVIe siècle se caractérisent parl’opposition radicale qu’ils établissent entrel’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Ils lisentle SM comme une nouvelle loi et ils tentent del’appliquer à la lettre. De leur point de vue,cette nouvelle loi donnée par Jésus a du mêmecoup abrogé la loi vétérotestamentaire. Parconséquent ils ne se sentent plus liés par lescommandements de l’Ancien Testament. D’un côté,ils ont fait de l’observance littérale du SM lecritère de l’existence à la suite de Jésus. Del’autre, ils rejettent l’autorité de l’AncienTestament pour l’organisation de la vie sociale

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et, par voie de conséquence, toute législationcivile basée sur les Dix commandements.

- Les antinomistes qui, comme le noml’indique, s’opposaient fondamentalement à lareconnaissance de la validité de la loi (nomosen grec) dans l’Église, entendaient ne vivreque de l’Évangile et abandonner l’exercice dela loi aux magistrats civils et aux princes.Pour eux, si la loi a encore une valeurpolitique, elle n’a depuis le Christ plusaucune signification théologique.

Calvin s’est opposé aux uns comme auxautres : opposer Ancienne et Nouvelle Alliance,c’est méconnaître l’intention de Jésus dans leSM. Jésus ne s’oppose pas à la loivétérotestamentaire, il en révèle au contrairele sens voulu par Dieu. Ses paroles sontdirigées contre l’interprétation des scribes etdes pharisiens qui, de son point de vue, en ontobscurci le sens originel, mais en aucun cascontre la Loi. L’idée de l’abolition, parJésus, des commandements comme l’assimilationdu SM à une nouvelle loi relèvent demalentendus. Pour Calvin, les commandementsdivins ne dépassent pas les possibilitéshumaines, ils sont au contraire applicables. Ilimporte seulement de ne pas les lire au pied dela lettre, mais de les comprendre à partir de

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l’intentionnalité divine qui les sous-tend etque révèle Jésus.

Ouverture

On pourrait penser que ce regard partiel etpartial sur l’histoire de l’interprétationappartient au passé. Par-delà les contexteshistoriques spécifiques dans lesquels cescompréhensions du SM ont été formulées etvécues, elles constituent pourtant des lignesde force que l’on retrouve tout au long del’histoire de l’Église. Se profilent, enarrière-plan, non seulement la problématiquethéologique classique du rapport entre sociétécivile et communauté chrétienne, mais, pluslargement encore, des compréhensions de l’hommedifférentes dont les sciences humaines nousrappellent, aujourd’hui encore, combien ellessont d’actualité.

3. La — troisième — voie étroite ?

Si les exigences sont des règles morales, oncomprend que personne n’ose vraiment prétendreles mettre en pratiques sauf quelques« saints » ou quelques radicaux extrémistes. Siles exigences sont une invitation à unenouvelle compréhension du monde et de soi-même,alors la question de savoir à qui s’adresse le

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SM et s’il est praticable se déplace. Le SMs’adresse à ceux qui sont à l’écoute d’uneparole capable de renouveler leur existence.Disciples ou foules ? Peu importe ce qu’ilssont au départ. L’ensemble du SM s’adresse bienà tous. Il vise à faire surgir un sujet : unvous constitué d’une multiplicité de « je » quele Père « dans le secret » connaît chacune etchacun singulièrement. Ces sujets ne se fontaucune illusion sur eux-mêmes et leurscapacités (ils savent qu’ils sontpotentiellement méchants comme le reste deshommes) mais ils savent aussi que cette paroleentendue et reçue les met en tension avec lemonde. Que cette parole excède tout ce qu’ilscroient savoir de leur rapport aux autres,qu’elle fait éclater tous les particularismes,les divisions habituelles, les distinctionsdiscriminantes.

Le SM questionne et ouvre un horizon. Il meten œuvre ce double mouvement en radicalisant lanorme commune (pas en la supprimant ou en laniant). Il ne relève pas d’abord de ce qu’ilfaut faire mais d’une parole à recevoir. Il estdonc bien vrai que le SM ne s’adresse pas àtous, puisqu’il s’adresse à chacun enparticulier. Et parce qu’ils s’adresse à chacunen particulier, il est véritablement universel.Si, au terme du SM, les foules étonnées (7,28-

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29) suivent Jésus (8,1), il faudra bien qu’ensortent ceux en qui cette parole aura fait sonchemin. Nous ne sommes qu’au commencement del’évangile. Le chemin est encore long. Il n’enfaut pas trop de toute une vie pour que cetteparole nous atteigne au point de déplacerdurablement notre existence, de changer enprofondeur le regard que nous posons sur Dieu,sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde.Qu’elle inscrive en nous une confiance qui nevient pas de nous mais nous est offerte au lieumême de l’écoute de la Parole. Cette confianceen la gratuité du Dieu de Jésus-Christ estseule capable de nous faire entrevoirl’existence, et donc la vivre au quotidien,d’une manière renouvelée.

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BIBLIOGRAPHIE

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