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Léopold Chauveau et ses « histoires du petit père Renaud » : Cronos au cœur de l’invention

Date post: 03-Dec-2023
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Strenæ (2013) Littérature pour la jeunesse de l’entre-deux-guerres: renouveau et mutations ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Marie-Pierre Litaudon Léopold Chauveau et ses « histoires du petit père Renaud » : Cronos au cœur de l’invention ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Marie-Pierre Litaudon, « Léopold Chauveau et ses « histoires du petit père Renaud » : Cronos au cœur de l’invention », Strenæ [En ligne], 6 | 2013, mis en ligne le 27 mai 2014, consulté le 09 juin 2016. URL : http:// strenae.revues.org/1307 ; DOI : 10.4000/strenae.1307 Éditeur : AFRELOCE http://strenae.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://strenae.revues.org/1307 Document généré automatiquement le 09 juin 2016. Tous droits réservés
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Strenæ6  (2013)Littérature pour la jeunesse de l’entre-deux-guerres: renouveau et mutations

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Marie-Pierre Litaudon

Léopold Chauveau et ses « histoires dupetit père Renaud » : Cronos au cœurde l’invention................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

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Référence électroniqueMarie-Pierre Litaudon, « Léopold Chauveau et ses « histoires du petit père Renaud » : Cronos au cœur del’invention », Strenæ [En ligne], 6 | 2013, mis en ligne le 27 mai 2014, consulté le 09 juin 2016. URL : http://strenae.revues.org/1307 ; DOI : 10.4000/strenae.1307

Éditeur : AFRELOCEhttp://strenae.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://strenae.revues.org/1307Document généré automatiquement le 09 juin 2016.Tous droits réservés

Léopold Chauveau et ses « histoires du petit père Renaud » : Cronos au cœur de l’inventio 2

Strenæ, 6 | 2013

Marie-Pierre Litaudon

Léopold Chauveau et ses « histoires dupetit père Renaud » : Cronos au cœur del’invention

1 Michèle Cochet nous a fait redécouvrir Léopold Chauveau en entreprenant, il y a une quinzained’années, de rééditer en partie ses contes1. Sans elle, qui connaîtrait cet auteur de l’entre-deux-guerres dont l’œuvre pour la jeunesse nous paraît aujourd’hui incontournable ? Entre 1923 et1937, Léopold Chauveau publie 6 recueils de contes et 2 albums. Nombre d’entre eux mettenten scène le « petit père Renaud », figure fictionnelle de son troisième fils, décédé à l’âge de12 ans. Ces contes ont marqué la critique de l’époque par leur fantaisie sauvagement cocasseet débridée.

2 Chez Léopold Chauveau, l’invention emprunte à deux courants du renouveau de la littératurede jeunesse. D’une part, aux contes étiologiques que Rudyard Kipling met à l’honneur avecses Just so Stories (1902 ; trad. fr. 1903). Détournant avec humour les théories transformistesdu XIXe siècle, Kipling réinventait pour sa « Mieux-Aimée » les péripéties par lesquellesles animaux avaient chacun acquis leur étonnante spécificité physique. Tout comme PierreMille avec son recueil Comment la Baleine perdit ses pieds (Les Arts et le livre, 1928),Chauveau puise dans ce modèle quelques truculentes « recettes » pour ses Cures merveilleusesdu Docteur Popotame (Les Arts et le livre, 1927). Plus fondamental, Chauveau reprend àKipling l’inscription dans son texte d’une situation de «  racontage », nourrie de souvenirsfamiliaux. Tous deux convoquent dans la fiction l’enfant disparu pour qui ils avaient autrefoisinventé des histoires2. Ainsi rendus à leur acte de parole, les contes peuvent ressusciter l’êtreaimé.

3 Mais Chauveau ne se contente pas de s’adresser, comme Kipling, à l’enfant perdu. Il entendlui donner voix. Il emprunte sur ce point à la vogue des récits d’enfance où l’adulte se place eninterlocuteur amusé des extravagances de cet âge. Déjà sensible au tournant du XXe siècle3, cemodèle narratif connaît un vif regain à la fin des années 1920. Le recueil de Tristan DerèmePatachou petit garçon (1929), publié en 1930 sous forme d'album jeunesse, connaît un grandsuccès4. Entre conte et dialogue initiatique, on voit renaître chez Chauveau, comme chezDerème et Mille5, la fraîcheur d'une enfance dont la logique fantaisiste s'accommode mal dubon sens adulte.

4 Si la parole enfantine apparaît à ce point fragile et fascinante, c’est que l'adulte éducateurl’entend désormais sur les ruines de la Grande Guerre. Dans l’échange que l’adulte recueille,une inquiétude sourd confusément : « Ai-je raison de conduire cet enfant à devenir un homme?De quelle autorité suis-je porteur ? »

5 Léopold Chauveau n’est pas le seul à s’interroger. Mais la réponse qu’il élabore, à traversses « histoires du petit père Renaud », va beaucoup plus loin que celle de ses contemporains.Elle donne, tant par les contes eux-mêmes que par leur insertion progressive dans un récit-cadre, un bilan monstrueux du cheminement vers l’âge d’homme : le temps humain appartientà Cronos, père assassin.

6 Dans la Théogonie hésiodique, Cronos, fils d’Ouranos (le ciel) et de Gaïa (la terre) avale sesenfants dès leur naissance pour conjurer la prophétie selon laquelle il serait détrôné par sonfils. Par analogie et homophonie, il fut assimilé à Chronos, dieu du temps qui fauche tout cequ’il crée. Sans être jamais cité, ce père mythologique dévorant ses enfants pour perpétuerson autorité incarne chez Chauveau ce temps de guerre dont il ne cessera dans ses œuvresde méditer l’expérience. C’est aux modalités d’inscription de cette figure infanticide, tantdiégétique que narrative, que je voudrais ici m’attacher.

7 Quelques repères biographiques sont nécessaires pour saisir combien la création littéraire etartistique s’enracine chez Léopold Chauveau dans le souvenir de la Grande Guerre6. C’est àla lumière de ce passé traumatique que nous analyserons ses contes. Les « histoires du petit

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Renaud » se font l’écho de ce temps meurtrier avec un impitoyable humour noir, vouant lajeunesse à la dévoration, à l’écrabouillage ou à la noyade. L’enseignement « démoralisé » quedispensent ces contes est cependant médité dans ses modalités. Inlassablement récrits, bien viteillustrés par l’auteur, ils font l’objet d’une véritable heuristique énonciative. Celle-ci aboutit,dans Les Deux font la paire ou Les Entretiens de Léopold avec le Petit Père Renaud (E.S.I.,1937)7, à l’omniprésence d'un récit-cadre qui assure l'enchaînement des contes, mais devientégalement histoire d'une histoire, chronique fantasmée, à la fois drôle et déchirante, d'un petitpère Renaud happé par la loi du Temps.

Une écriture du souvenir8 Peintre, sculpteur et écrivain renommé dans les milieux artistiques et littéraires de l’entre-

deux-guerres8, Léopold Chauveau (1870-1940) fut d’abord chirurgien avant d’être artiste. Ilépouse en 1897 la fille d’un pasteur suisse qui lui donne quatre fils : Pierre, Michel, Renaudet Olivier.

Fig. 1 : À gauche, Renaud (v.1910). À droite : assis, Auguste (grand-père) ; sur ses genoux, Renaud ; debout à gauche,Michel ; debout à droite, Léopold et son fils aîné Pierre (v.1910). (Arch. Familiales)© Marc Chauveau, ayant droit de Léopold Chauveau

9 Dès le déclenchement du conflit, Chauveau est appelé à l’arrière du front pour opérer lesblessés. Il y fait l’expérience de l’absurde violence de la guerre, de la souffrance et de la mort.En 1917 (DL ; le copyright est de 1916), il porte témoignage de ce désastre dans Derrière labataille, recueil de portraits de ces soldats martyrs de la Patrie… Mais la mort frappe aussi sesproches. En septembre 1915, Pierre, son fils aîné de 16 ½ ans, se noie à Varengeville-sur-mer,à la veille de la rentrée scolaire. En juillet 1918, le fils de son ami Paul Desjardins trouve lamort au front. Dans son journal, qu’il débute à la mort de son fils Pierre, Chauveau écrit :

« Le petit Michel Desjardins vient d’être tué, au commencement de la grande bataille qui se livreces jours-ci.

Et tous ces enfants qui meurent sont bien grands auprès de nous qui restons, vieux inutiles. […]Maintenant, depuis la guerre, cette monstruosité est devenue spectacle de tous les jours : un pèrequi survit à son fils, à ses fils. » (25 juillet 1918)9

10 Mais la mort n’a pas fini de frapper. En août 1918, sa femme s’éteint, rongée par la maladie etle chagrin. Quatre mois plus tard, son fils Renaud est emporté par une septicémie, après avoirété opéré par son père. Le choc est terrible. Quelques jours après l’enterrement, Chauveaudresse le bilan de ce temps mortifère :

« La guerre a passé, tuant, mutilant. […] et tandis qu’elle passait, j’ai perdu trois des miens ; je nepeux même pas me raccrocher à cette consolation qu’ils sont morts pour quelque chose. Ils sontmorts pour rien […] Ils n’ont fait que s’ajouter à l’immense amoncellement des morts pour medéchirer ». (12 décembre 1918)

11 Dans la maison familiale envahie par le silence, Chauveau reste seul au milieu de fantômes… Celui de Renaud, tout particulièrement, le hante :

« Mon petit ! mon petit bonhomme ! mon vieux petit bonhomme ! […] si je pouvais devenir fou !et croire que je te revois devant moi, que tu es là, que je t’embrasse, que nous parlons, que nousvivons, que tu deviens un homme tandis que je deviens un vieillard ». (18 décembre 1918)

12 Chauveau est traversé l’année suivante par les affres de la mémoire. Face aux objets de lamaison qui lui rappelle à chaque instant « ses morts », le souvenir lui est tout à la fois unetorture et un devoir. Car les morts ne seront bien morts que lorsqu’il aura cessé de penser à eux.Cependant, la souffrance est telle qu’il aspire aussi à l’oubli, jusqu’à envisager de disparaître ;seuls ses deux fils le rappellent au devoir des vivants. Au sortir de la guerre, « par horreurde voir souffrir, par manque de confiance dans sa main »10, il abandonne la chirurgie pourse consacrer au dessin, à la sculpture et à l’écriture. C’est par la voie de l’art qu’il tenterad’exorciser l’effroi d’un temps où la mort des fils précède celle des pères.

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13 Son œuvre artistique totalise plus de 500 aquarelles, 300 dessins et 50 bronzes, dont une largepart porte le sceau de la monstruosité11. Son imaginaire engendre des êtres difformes, mi-hommes, mi-bêtes, créatures inquiétantes ou fragiles, livrées à l’immense solitude d’un tempshors de l’Histoire. Exposée à trois reprises, son œuvre retint l’attention de l’écrivain et critiqued’art Ramón Gómez de la Serna. Dans son ouvrage Ismos (1931), dédié aux avant-gardes duXXe siècle, celui-ci consacre à l’œuvre de Chauveau un chapitre intitulé « Monstruosismo »,reconnaissant dans cette difformité que l’artiste sait rendre juste et nécessaire, une rupture deban moderne, l’affirmation d’un humain trop humain pour ne pas porter en lui, naturellement,la boue des origines. Ce point de vue s’accorde au trouble que Chauveau éprouve devant laphoto de Pierre :

« Ton portrait est là [...] c’est ton regard, l’expression de ton regard qui me fait peur parce que je nesais plus ce qu’elle signifie, et parce que tu vois peut-être jusqu’au fond de moi, jusqu’à la boue,jusqu’à la fange qui est au fond de tout homme, au fond de moi aussi. » (Journal, 20 nov. 1916)

14 Une sourde responsabilité hante ce père qui, comme tant d’autres, servait l’idéal patriotique.Derrière la bataille est dédié « à la mémoire de Pierre Chauveau », comme si la mort de sonfils venait rejoindre celle des soldats martyrs. Un lien secret les unit-il ?12… Peut-être n’est-ce pas un hasard si, dans L’Ombre du pantin (1924), Chauveau associe « la longue file dessuicidés », initiée par les noyés, à celle des soldats morts au champ d’honneur13.

Fig. 2 Aquarelles de Léopold Chauveau (Arch. familiales)© Marc Chauveau, ayant droit de Léopold Chauveau

15 Publiés entre 1930 et 1934, ses romans dramatisent l’étrange incertitude de l’existence,toujours menacée par l’abîme. Walter Benjamin voyait dans Monsieur Lyonnet (1930) un« livre pour enfant14 », peut-être en raison de la simplicité stylistique du récit, assumé par unjeune narrateur. En traversant un jour le pont qui le mène à l’école, le narrateur tombe surun garçon de son âge, sanglotant, en train d’enjamber la balustrade. Tétanisé par la scène,il est incapable d’agir. L’enfant est sauvé in extremis par un inconnu, avec qui il disparaîtdans le brouillard. Le narrateur suppute bien vite que cet homme n’est autre que l’ami de lafamille, M. Lyonnet. Ce mystérieux clerc de notaire ne vit que pour maintenir à l’heure exacteles montres dont il a empli sa maison. Bien que le narrateur ait découvert qu’il est l’amantdiligent des femmes du voisinage, dérobant à leurs maris l’argent nécessaire à l’achat de sesmontres, il partage avec lui une amitié complice. M. Lyonnet l’aide à masquer ses déboiresscolaires, en contrefaisant la signature de son père. Ses délits découverts, M. Lyonnet disparaît.Le narrateur le retrouve dix ans plus tard, alors qu’il assure son service militaire dans uneprison. M. Lyonnet est libéré, mais incapable de supporter sa vie, il se jette d’un pont. Témoinimpuissant du drame, le jeune homme apprend d’un autre prisonnier que Lyonnet était sonpère.

16 Cette fiction, qui problématise le rôle et l’identité du père15, entretient d’étranges liens avecles souvenirs traumatiques de son auteur. Non seulement le destin de M. Lyonnet se dérouleentre deux noyades qui évoquent celle de Pierre ; mais qui plus est, la dévotion que ce père« naturel » porte aux montres s’éclaire à la lumière de celle qui appartint autrefois à son filsdécédé :

«  Tant que sa mère a vécu, sa montre ne s’est pas arrêtée. Pieusement, chaque soir, elle laremontait, et quand elle a été très malade […], jamais elle n’a laissé ceux qui l’entouraient oublierde le faire.

Quand elle est morte, je n’étais pas là. Le soir, personne n’a pensé à la montre, et, au matin, elles’est arrêtée de vivre, elle aussi.

Maintenant je la porte sur mon cœur, elle revit, elle bat comme un petit cœur sur mon vieuxcœur. » (Journal, 4 sept. 1918)

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17 Hanté par l’idée de n’avoir pu – ou su – sauver ses fils souffrant derrière la bataille, ce médecindu front renonce à la chirurgie. C’est dans la fiction qu’il opèrera désormais pour réanimer lescœurs… et faire battre dans les consciences la mesure d’un Temps à jamais trop humain.

18 Dès 1921, il prend la plume pour consigner les histoires autrefois inventées à l’attention de sesfils, et notamment du petit Renaud - son préféré - dont la fantaisie l’éblouissait. Le premierrecueil, Histoire du poisson scie et du poisson marteau paraît en 1923. Suivront jusqu’en 1937une série de recueils et d’albums.

Fig. 3. Tableau récapitulatif des recueils et albums parus.19 Tous ces recueils mettent en scène, à des degrés divers, le petit père Renaud, son « vieux

petit bonhomme », comme il l’appelait. S’il apparaît toujours en relation étroite avec son père(narrateur), il peut participer du conte lui-même ou, le plus souvent, voir son rôle limité aurécit-cadre qui met en scène une situation de « racontage », sas fictionnel du conte à venir.Non seulement Chauveau se met en scène dans le texte en père écrivain et artiste, mais il vajusqu’à s’illustrer dans les images, auxquelles il confère un rôle de témoignage.

20 L’auteur ramène ainsi à la vie, le temps de la création, un fils perdu depuis longtemps. Lavisée performative de ces histoires du (ou au) petit père Renaud n’est pas sans évoquer lecontenu même de l’une d’entre elles : Petit poisson devenu grand. Publiée en 1928 sous formed’album, elle s’ouvre sur ce récit-cadre :

« Le petit père Renaud me dit :

- Papa ! S’il te plaît me raconter l’histoire du petit poisson que le pêcheur avait pris, dans la fablede La Fontaine.

- Petit poisson deviendra grand

Pourvu que Dieu lui prête vie ?

- Oui.

- Ce n’est pas une histoire bien longue. Le pêcheur le prend, le met dans sa gibecière, rentre chezlui, le mange. C’est fini.

- Oui. Mais si le pêcheur ne l’avait pas mangé ?

- Il serait devenu grand.

- Et qu’est-ce qu’il aurait fait ?

- Je ne sais pas.

- Tu dis toujours ça ; et tu sais très bien.

- Non, je ne sais pas du tout.

- Tu n’as qu’à inventer une histoire. »

21 Ainsi le vieux papa tente-t-il de réparer par le conte étiologique la férocité de la fable de LaFontaine. Petit poisson, sauvé du panier du pêcheur, grandit dans le respect d’un précepteentendu à l’église : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ». Devenuvégétarien, sa bonté et son intelligence se développent à la mesure de sa taille, gigantesque…Jusqu’au jour où, ayant assisté au naufrage d’un bateau et à la noyade de ses passagers, ilrécupère une lanterne et se hisse sur un rocher, dressé sur le bout de sa queue, afin que jamaisplus un désastre ne survienne. Dieu, un peu déconcerté d’être ainsi devancé dans ses lumières,emporte néanmoins son âme et transmue sa dépouille en phare gigantesque… solitaire lanterneprévenant des naufrages.

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Fig. 4 : 1re de couverture de Petit Poisson devenu grand, V. Attinger, 1928© Éditions Victor Attinger

22 Autant le dire : pour Chauveau, le sauvetage qu’opère la fiction ne fera qu’éclairer dans lafantaisie la funeste réalité.

L'humour noir d'un enseignement « démoralisé »23 Si Chauveau privilégie les histoires d’animaux dans ses albums et recueils, ce n’est pas, comme

il s’en explique en 193816, parce que les enfants partageraient avec eux une tendre innocenceet pourraient ainsi les parer des plus nobles qualités humaines. Nulle histoire mièvrementprotectrice sous sa plume ; plutôt une poésie du réel, drôle certes, mais impitoyable.

24 Au-delà de Kipling qu’il admire, Chauveau puise à la tradition du conte et de la fable pourouvrir, à travers le plaisir qu’offrent la fantaisie et ses décalages, une voie au questionnement.S’adressant aux enfants, il commente ainsi l’art du grand La Fontaine : « Il regarde la véritéen face, nous la montre sans hypocrisie, telle qu’il la voit ». Et si, selon le constat du fabuliste,« la raison du plus fort est toujours la meilleure », il n’en reste pas moins vrai que « sa pitié,son amour, vont à l’agneau qui va être mangé17. »

25 Pour harponner l’imaginaire enfantin, Chauveau retravaille sans cesse ses histoires, à larecherche d’un style toujours plus incisif. Un exemplaire du recueil Histoire du poissonscie et du poisson marteau (1923), conservé dans la bibliothèque familiale et largementannoté par Chauveau - probablement en vue de sa réédition chez Denoël – donne à voir sontravail d’écriture. Développements oratoires ou tergiversations des personnages, il coupe leslongueurs qui nuisent au rythme de l’intrigue. Il supprime les éléments descriptifs et bien desmots de liaison. Il est à la recherche de phrases simples, proches du style oral, plus abruptesdans leur enchaînement.

Fig. 5 « Histoire de la poule et du canard », in Histoire du poisson scie et du poisson marteau, ill. par Pierre Bonnard, Payot, 1923. (Arch. familiales)

© Marc Chauveau, ayant droit de Léopold Chauveau

26 Ces choix stylistiques servent une piquante satire de la société adulte. Dans « Histoire de lapoule et du canard » par exemple, il est beaucoup question d’éducation. Mère poule, aprèsavoir injurié frère canard qui voulait dévorer ses œufs, propose, admonestée par la cigogne, desceller leur réconciliation par une bonne omelette. Mais l’heure de l’éclosion est venue. Mèrepoule rassemble sous son aile ses 181 poussins et, soucieuse de leur faire acquérir quelquetalent d’agrément qui les distinguerait de la volaille ordinaire, prend conseil auprès de frère

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canard. Celui-ci se propose de leur enseigner la natation. La mère, enthousiaste, fait venir sonaîné Bibi.

«  - Ah dit le canard, celui que vous aimez tant !

- Il a été mon préféré, oui ! Il était petit, propre, intelligent. Il devient grand, malpropre et bête.Vous pouvez le noyer, je ne vous arracherai pas une plume pour si peu.…. »

27 Rassuré, frère canard pousse à l’eau un Bibi terrorisé, se lance dans des explications sommaireset le lâche finalement pour tester sa débrouillardise.

«  […] Le stupide poulet laissa sa tête enfoncée dans l’eau, agita ses pattes.

Au bout d’un instant, le canard dit :

- Il ne bouge plus. Il ne veut pas sortir sa tête. Ça va mal finir.

- Laissez-le, répondit la poule, puisqu’il fait l’entêté, ne vous occupez plus de lui. Venez enchercher un autre.

Le canard vint chercher Didi qui eut exactement le même sort que Bibi : puis Fifi, puis Gigi, puisKiki, puis Lili, puis Mimi, puis Nini, puis Pipi, puis Riri, puis Sisi, puis Titi, puis Vivi, puis Xixi,puis Zizi qui eurent exactement le même sort. »

28 Il est évident que l’art de l’économie aiguise la férocité du propos. L’enfant est pris dans lecontrat fictionnel entre frayeur et fascination. Chauveau joue admirablement de ce ressort etdéveloppe à l’attention de l’enfant un véritable humour noir. Une fantaisie débridée se mêle auréel pour démasquer l’inconséquence des adultes et la férocité du monde dans lequel l’enfantest plongé. Il n’est pas d’histoire où il ne soit question de perte, de disparition, de tronçonnage,de noyade, d’écrabouillage ou de dévoration. Rares sont les situations où le faible échappe àses agresseurs.

29 Dans cette lutte de tous les instants, les enfants ne sont pas épargnés. L’« Histoire du petitphoque » rapporte comment ce dernier, rêvant de prendre pour ami un ours polaire, suspecteles conseils préventifs de sa mère et s’en va quérir sur le sujet l’avis une vieille sole sourdecomme un pot :

« Celle-ci par ses ‘Oui ! oui !’ ‘Non ! Non ! ‘ ingénieusement distribués au hasard, acheva de leconvaincre que la mère phoque radotait et qu’il pouvait, sans danger, faire des avances à l’oursblanc et gagner son amitié.

Elle lui apprit encore à ne pas craindre les pêcheurs à la ligne, gens tranquilles et charitables quioffrent toujours aux passants quelque bon morceau.

[…] Elle ne manquait pas cependant de sagesse ! Même si elle en avait un peu perdu à mesurequ’elle acquérait la réputation d’en posséder davantage, il lui en restait beaucoup – pas assez pourconvenir qu’elle était sourde, mais beaucoup encore ! »

30 Parti loin du foyer, petit phoque connaît de longues aventures, avant de rencontrer enfin l’ourspolaire, qui l’amadoue. L’imprudent finit dans le ventre du prédateur, où, une fois digéré, iltrouve enfin à « partager » la vie de ce compagnon désiré :

«  Les morceaux du petit phoque arrivèrent dans l’estomac de l’ours blanc. Ils n’étaient pas tropabîmés. […] Ils se reconnurent les uns les autres. […] Et ils pensèrent :

‘La vieille sole est une vieille bête’.

Mais les idées du petit phoque, à mesure que l’ours le digérait, devenaient de plus en plus vagues.Il ne les distinguait plus les unes des autres – il ne les distinguait plus de celles de l’ours blanc– il devenait lui-même ours blanc, aussi bête que l’ours blanc. Il ne comprenait plus rien, ne serappelait plus rien, ne savait plus s’il était le phoque ou l’ours. Il commençait à avoir faim, à avoirenvie que l’ours mangeât quelque autre chose.

Quand l’ours eut mangé autre chose – je ne sais quoi – le petit phoque n’eut plus faim.

Il se sentit bien au chaud dans une épaisse fourrure et il pensa :

‘Je ne suis pas plus mal ici qu’ailleurs. La vieille sole avait raison.’ »

31 Et que dire de cette « Histoire du vieux crocodile » effroyablement réjouissante ? Un très vieuxcrocodile, qui « avait vu, dans sa jeunesse, construire les pyramides » se retrouve à cet âge

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avancé où, quasi impotent, il ne peut plus capturer de proie et doit se nourrir de cadavres.Dégoûté de ce régime, il décide de dévorer son arrière-petit-fils.

« Autrefois, trois mouvements de mastication et trois mouvements de déglutition auraient suffipour faire disparaître le jeune crocodile […] Mais les mâchoires de l’arrière-grand-père n’étaientplus ce qu’elles avaient été jadis, et pendant une demi-heure, ce fut dans leurs articulationstemporo-maxillaires, ankylosées par le rhumatisme, un fracas de pierres broyées à coup de marteausur une enclume. […]

Fig. 6 : « Histoire du vieux crocodile », ill. n°1 (Arch. familiales).© Marc Chauveau, ayant droit de Léopold Chauveau. Dessin original ayant servi à l’édition Histoire du poisson scie etdu poisson marteau, Attinger, 1929.

Quand [la mère du petit] arriva vers lui, il avait presque achevé son opération. De sa gueulecependant sortait encore un petit bout de queue. Un très petit bout de queue. Un très petit bout ;mais le cœur de la mère ne s’y trompa pas.

- Malheureux ! hurla-t-elle, tu manges mon fils.

Le vieux crocodile, de la tête fit signe que oui. […] Le vieux crocodile fut unanimement eténergiquement blâmé, bien que son très grand âge inspira le respect. Il avait été trop loin, vraimenttrop loin.

Un conseil de famille fut tenu […]. Et à l’unanimité on décida qu’il serait massacré, bien que sontrès grand âge inspirât le respect.

Aussitôt, tous les crocodiles mâles se jetèrent sur lui. Mais lui ferma les yeux, et dents ni griffesne purent entamer son cuir durci et épaissi par les siècles.

Alors fut tenu un nouveau conseil de famille où plusieurs sages crocodiles prirent la parole […].Bavardages inutiles. Avant qu’ils eussent pris fin, le vieux crocodile, ne pouvant supporter queses descendants lui manquassent de respect, clopin clopant, craquant, gesticulant, se mit à l’eauet s’en alla. »

32 Après avoir nagé plusieurs jours jusqu’à la mer, il découvre combien l’eau salée le rend légeret, prenant un bain de soleil sur une plage, il aperçoit « étalée sur le sable une bête singulièrequi avait un tout petit corps, de gros yeux saillants, d’immenses pattes maigres. ‘En voilà unearaignée colossale, pensa-t-il’ ».

33 Il se lie d’amitié avec la pieuvre, si fière de ses douze « pattes ». En bienveillante compagne,celle-ci lui apporte des repas de soles… Mais ce menu ne suffit pas à son appétit. S’étantconvaincu de l’inutilité de tant de pattes, le vieux crocodile se résout à lui en dévorer unependant son sommeil. La pieuvre ne s’apercevant de rien, il renouvelle l’opération chaquenuit, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que son corps. Après une douloureuse tergiversationnocturne, l’envie l’emporte, et le vieil ami la dévore toute entière. Bientôt, le vieux crocodiledécouvre l’ennui et décide de retourner sur les berges du Nil. Là, les hommes l’aperçoivent.Impressionnés par sa taille et sa puissance, ils l’emmènent dans leur village tel un dieu et, pourassouvir sa faim, lui offrent chaque jour une jeune « négresse » de 10 ou 12 ans18. Désormais :

« Une seule chose trouble la paix et la sérénité du vieux crocodile ; il ne comprend pas pourquoises frères se sont écartés de lui, ni pourquoi les hommes l’ont élevé au rang d’un dieu.

Car il est modeste.»

34 Et la tendresse familiale dans tout cela? Pour Chauveau, vernis d’éducation et rigoladetragique  ! Pas plus que l’«  Histoire de  la poule et du canard  », parue en 1923, l’histoiredes « Trois kangourous » ou celle « Du bon et du mauvais », parues en 1937, n’épargnentl’éducation parentale et l’amour qui la guide. L’enfant n’est là, trop souvent, que poursatisfaire la vanité des parents. Au nom du « grand homme » qu’il doit devenir, l’enfant estontologiquement oublié, sacrifié, comme ingéré par l’ambition des adultes.

35 À cette virtuosité stylistique et à la densité de cet humour noir – présence rare dans ledomaine de l’écriture pour enfants –, il faut ajouter un mode d’agencement narratif qui est

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sans précédent ni héritier dans la tradition française, à savoir le recours à un récit-cadre quimet en scène le conteur et son jeune interlocuteur, le fameux petit père Renaud.

L’invention du récit-cadre : du père créateur au pèremeurtrier

36 Loin d’être marginal, le cadre narratif fait l’objet d’une recherche qui, à travers tâtonnementset trouvailles, progresse de recueil en recueil pour s’accomplir formellement dans le dernier,Les Deux font la paire. Quels en sont les étapes et les enjeux ?

37 Chauveau recourt au récit-cadre dès la publication de son premier recueil en 1923. Mais celui-ci ne se sert alors qu’à ouvrir la première histoire du recueil: le fils tient compagnie à son pèremalade et lui demande des histoires. En 1926, Gallimard choisit, en guise d’introduction aunouveau recueil, Histoires du petit Renaud, de souligner son cadre énonciatif par une formuleempruntée aux incipits médiévaux: «  Ici commencent les histoires du PETIT RENAUDrecueillies par LÉOPOLD CHAUVEAU et enrichie d’illustrations dessinées et coloriées parPIERRE BONNARD ». Ces histoires sont « recueillies », en d’autres termes, le livre se faitle lieu de mémoire d’un «  racontage » dont le petit Renaud fut à la fois l’instigateur et ledestinataire, voire à l’occasion un des protagonistes. L’illustration de Bonnard met en scène larelation père-fils et accorde au petit Renaud un statut ambigu dans la mesure où celui-ci sembletenir la position du conteur tandis que son père l’écoute. Cette illustration retient d’autant plusl’attention que l’artiste avait fait le choix inverse dans le recueil précédent.

Fig. 7 : À gauche, Les Histoires du petit Renaud, NRF, 1926© Gallimardà droite, « Histoire du Poisson Scie et du Poisson Marteau », Histoire du Poisson Scie et du Poisson Marteau, Payot, 1923© Payot

38 Peut-être cela tient-il au fait que la première histoire du recueil ne dispose pas de récit-cadre.Or, le père mis en scène dans ce récit semble bien passif face aux petites aventures de son fils. Ilne réendosse qu’ensuite le rôle de conteur, à travers le récit-cadre qui ouvre et ferme les quatrehistoires suivantes19. Celui qui ouvre « Histoire du petit serpent » permet à l’auteur d’énoncer,à travers les sollicitations de Renaud, ce qui distingue une histoire lue d’une histoire racontée.

« […] Une histoire à pied, qu’est-ce que c’est que ça, une histoire à pied ?

Ici, le petit père Renaud se lança dans des explications auxquelles je ne compris rien du tout. Etpuis, je finis par comprendre.

Écouter une histoire lue, c’est faire un voyage en autobus. L’autobus a un parcours fixe, passetoujours par les même rues, s’arrête toujours aux mêmes endroits. On n’y peut rien changer etquand on est arrivé au bout de la ligne, il faut descendre.

Si l’on refait le trajet une seconde fois, c’est encore la même chose.

Écouter une histoire inventée et racontée, c’était faire une promenade à pied. On part en donnantla main à son papa, on le fait aller où on veut, à droite, à gauche. Quand il va trop vite, on leretient ; si on a envie de courir, on court ; si on a envie de s’arrêter, on s’arrête ; on lui demandetoutes sortes d’explications, et quand on est fatigué, on lui grimpe sur les épaules.

Je dis au petit père Renaud :

- Je ne peux pas aller à pied puisque j’ai une jambe cassée, mais si tu veux, je vais te lire l’histoiredu petit serpent.

- L’histoire du petit serpent ? Tu me l’as déjà racontée !

- Non, je l’ai écrite hier soir, pendant que tu dormais.

- Raconte-la-moi !

- Non ! je vais te la lire. Ce ne sera pas une histoire à pied, ce ne sera qu’un petit bout de voyageen autobus.

- Tant pis !

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Nous oubliâmes que j’avais la jambe cassée, je pris mon manuscrit, m’assis dans un fauteuil, etlus. »

39 Si Renaud préfère à l’évidence les promenades à pied aux voyages en autobus, son papaécrivain n’en continue pas moins à mettre par écrit ses histoires inventées pour les lui lireultérieurement. Les recueils et albums qui paraissent entre 1927 et 1929 obéissent à ce schéma,et systématisent l’usage du récit-cadre. Les archives de l’éditeur Georges Crès (Les Arts et leLivre)20, chez qui parut Les Cures merveilleuses du docteur Popotame, conservent une brèvecorrespondance qui éclaire l’élaboration du recueil, tronqué, semble-t-il, par rapport au projetinitial. Chauveau s’explique sur l’importance qu’il accordait à ce récit-cadre qui enchâsse lescontes et assure leur cohésion au sein du recueil.

«  […] Vu la suppression de plusieurs histoires, celles qui restent ne sont plus suffisamment reliéesentre elles. Le boa et le tapir est isolé, sans présentation. L’ogre finit brusquement, sans que le petitpère Renaud reparaisse. Il est indispensable d’arranger cela. Je vous envoie trois petits bouts detexte pour combler ces lacunes qui gâtent complètement la physionomie du bouquin et auxquellesdes enfants seraient très sensibles.»21

40 Les récits-cadres ainsi enchaînés tissent une compagnie au long cours, toujours renouvelée.L’incipit des «  Cures merveilleuses du docteur Popotame  » pointe d’ailleurs ce que cettecompagnie re-présentée entretient avec le sauvetage du vrai petit Renaud, emporté en 1918par une septicémie.

« Le petit Renaud est couché, malade. Il geint.

Je pose la main sur son front ;

Où as-tu mal, mon pauvre petit vieux ?

J’ai mal dans moi.

- Où ça, dans toi ?

- Je ne sais pas. Dans moi.

Au bout d’un instant il ajoute :

- J’ai mal n’importe où.

Il ferme les yeux.

- S’il te plaît me lire une histoire.

- Veux-tu l’histoire du docteur Popotame ? ou l’histoire du petit ours ? ou une autre ?

- Lis-moi le docteur Popotame, s’il te plaît.

- Bon ! »22

41 L’histoire achevée, le récit-cadre conclut :

«  Le petit Renaud dit :

- C’est un très bon médecin le docteur Popotame ;

- Oui.

- Rien que d’avoir entendu lire son histoire, je ne suis plus malade du tout. »

42 Il s’agit bien, au sein du récit-cadre, de redonner vie au petit Renaud, de porter sa voix parmiles vivants. Les Cures merveilleuse du docteur Popotame dispose d’ailleurs d’une préfaceprétendument signée de sa main. L’enfant s’y montre un conseiller littéraire bien plus directifvis-à-vis de son père que ne le laissent penser les récits-cadres.

43 Dans ses tâtonnements formels, Chauveau est à la recherche d’un procédé littéraire qui luipermettrait d’exprimer la relation complexe qu’il entretient, dans le souvenir, avec son fils. Ilne s’agit pas seulement de réanimer des scènes de racontage passées, mais de dire un rapportà l’enfant auquel seule l’épreuve de la mort lui a permis d’accéder. Un nouveau regard porté,issu de ce temps de guerre où les fils apparurent brutalement plus vieux, plus grands, plussages que leurs pères. Éveilleurs de conscience. Maîtres à penser – ou à repenser – le sens del’histoire et la hiérarchie des valeurs.

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44 Si Chauveau ne cesse d’écrire des contes, dont certains sont publiés dans les journaux, ilattend 1937 pour faire paraître Les Deux font la paire. Ce dernier recueil opère une synthèsemagistrale des explorations narratives qu’il n’a cessé de mener. Dans ce recueil, le récit-cadreen vient à se fondre aux histoires racontées pour devenir le lieu, le temps et la matière mêmesde l’invention. Nous ne sommes plus dans le voyage en autobus mais dans la promenade à pied.

45 L’enchaînement des contes obéit à une logique à la fois temporelle, thématique et axiologique,tissant l’histoire d’une relation père-fils. Au fil des pages se dessine une réflexion des plusmordantes sur le sens de la création et de l’éducation. Le recueil se construit globalement entrois temps, menant du père créateur au père meurtrier. Le recueil s’ouvre, avec l’histoire des« Trois kangourous », sur la naissance du petit Renaud, qui surgit, pour raconter une histoire,entre les jambes de son papa :

« J’étais assis dans mon fauteuil, un livre sur les genoux.

Je ne dormais probablement pas tout à fait. J’entendis appeler :

- Papa !

La voix venait de dessous le fauteuil – de derrière peut-être – d’un endroit, en tout cas, où je nepouvais pas voir ce qui se passait.

Le petit père Renaud jouait sûrement à quelque chose de défendu. Mieux valait ne pas regarder,ne pas savoir.

Sans bouger je répondis :

- Quoi ?

La voix dit, venant toujours du même endroit :

- J’ai inventé une histoire.

- Ah !

Une tête apparut, sous mon coude gauche. Le petit père Renaud se leva, se glissa entre mes jambes.

Les bras appuyés, de chaque côté, sur mes genoux, me regardant bien en face, il dit gravement :

- Une histoire magnifique !

- Raconte !

Sans se faire prier, il commença :

- Il était une fois une Madame Kangourou qui avait un trou au fond de sa poche.

J’attendis la suite. Elle ne venait pas. Le petit père Renaud ne disait plus rien.

Au bout d’un instant, je demandais :

- Et puis après ?

- Rien ! C’est fini. Elle avait un trou au fond de sa poche. Voilà tout !

- Tu appelles cela une histoire ?

- Qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas une histoire ?

- Un commencement d’histoire, je veux bien ! […] »

46 Ainsi débute un temps d’invention fictionnelle, temps de jubilation extrême, où père et filscommunient dans la fantaisie pour élaborer des histoires « cabossées » qui défient tous lesattendus. Les histoires s’inventent sous nos yeux, comme sorties du néant, se développant au fild’une joute inventive. Figurent dans cette partie les contes les plus époustouflants du recueil,telle cette « histoire à l’envers », qui part de la mort de son héros pour se terminer sur l’enfant ànaître, comme s’il s’agissait une nouvelle fois de remonter le temps pour réparer l’irréparable.

« Le petit Renaud me dit un jour :

[…] - Pourquoi on raconte les histoires toujours dans le même sens ?

- Comment ? Dans le même sens ?

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- On raconte toujours le commencement d’abord et puis toute l’histoire, et la fin quand c’est fini.Ce serait bien plus amusant de raconter d’abord la fin et ensuite ce qui est arrivé avant, à l’envers,jusqu’au commencement.

[…]- Tu ne pourras pas raconter tout, à l’envers, d’un bout à l’autre.

- Pourquoi ?

- Si tu racontes, par exemple, qu’un bonhomme est mort, il faut bien dire d’abord qu’il a étémalade, ou écrasé par une auto, ou autre chose.

- Pas du tout la peine ! Je dis d’abord qu’il est mort, et j’explique ensuite qu’il a été malade ouécrasé.

[…]- Ah ! Oui ! Je vois !

- Tu y as mis le temps !

- Il était malade parce qu’il avait trop mangé de… De quoi dirons-nous qu’il avait trop mangé ?

- De marrons. C’est très bon les marrons.

- Ça va très bien ! Ses parents habitaient à la campagne – en Auvergne où il y a beaucoup demarrons. Ils venaient justement de lui en envoyer un plein panier.

- Et il a tout mangé, en une seule fois.

[…]- Nous avons oublié de dire comment il s’appelait.

- Nous ne pouvons pas savoir encore.

- Pourquoi ?

- Parce qu’on lui a donné un nom au moment où il est né. Et il sera né seulement à la fin del’histoire, puisque nous la racontons à l’envers.

- C’est vrai !

- En attendant nous pouvons dire : le bonhomme. Quand il deviendra petit garçon, nous dirons :le petit bonhomme.

- Tu m’appelles souvent comme ça. »

47 Ainsi, l’histoire se projette tel un film rembobiné. Le jeune homme, à reculons, finit parrejoindre ses parents et sa campagne natale. Aux pleurs de la séparation succèdent les joiesantérieures.

« Les parents rajeunissent. Lui, rapetisse, devient un petit bonhomme. Le voilà à l’école ! Il passede classe en classe de la grande à la moyenne, de la moyenne à la petite. Il oublie, à mesure, toutce qu’il apprend. Finalement il ne va plus à l’école.

[…] Enthousiasmé, le petit père Renaud s’écria :

- Il ne va plus à l’école ! Il ne saura bientôt plus, ni lire, ni écrire !

- Ce ne sera pas long ! Écrire ! Il a vite désappris ! Lire ?... Il oublie ses lettres à mesure que samère les lui apprend. Bientôt, il ne les distinguera plus les unes des autres.

- Il ne sait plus rien du tout !

- Rien du tout ! Il est un petit garçon qui marche encore à peine, mal, de plus en plus mal, tombetout le temps, ne tient plus sur ses jambes, reste dans son berceau.

- On lui donne le biberon !

- Il crie tout à fait comme un enfant nouveau-né. Son père va le déclarer à la mairie, le fait inscriresous le nom de Pierre Dupont. Le lendemain Pierre Dupont – non ! Il ne s’appelle pas encorePierre Dupont ! – Le lendemain le petit bonhomme crie tout à coup, très fort. Il vient de naître.Brusquement, il se tait. Il n’est pas encore né… C’est sa mère qui crie maintenant.

Le petit père Renaud dit :

- Elle a du chagrin, parce qu’elle ne va plus avoir d’enfant. »23

48 Mais ce temps de symbiose heuristique connaît une première « fêlure » avec l’histoire du « petitbateau crevé ». Le père, pressé de voir son fils partir au lit, invente un conte bouclé en troistours, où un petit bateau éventré par une lame s’en va couler au fond de la mer. Désormais,

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même si tous deux rient encore, un décalage s’installe. Le père endosse le rôle d’écrivain, c’estlui qui compose les histoires pour les partager ensuite avec son fils.

49 La seconde partie du recueil va de l’histoire du «  chat qui avait peur des souris » à celledu «  roi nègre et de son médecin  ». Elle donne à voir la relation d’autorité qui s’établit.Renaud est déçu de ne plus trouver en son papa le complice d’autrefois. Les fables paternelless’ajoutent les unes aux autres sans atteindre le caractère jubilatoire de leurs premières histoirescabossées. Et les tentatives pour renouer dans l’invention commune ne débouchent plus surrien. L’incompréhension s’installe, particulièrement sensible dans « La baleine des Champs-Élysées ». Alors que Renaud, dans sa chambre, se raconte des « histoires pour [lui] tout seul »,son père, du salon, tente de s’immiscer dans son récit psalmodié, afin de l’aider à conclure.L’enfant s’en offusque : « Qui t’a prié de raconter pour moi mes histoires ? », avant de lelaisser poursuivre pour conclure tristement : « Encore une histoire que tu abîmes ! »

50 S’il y a désaccord, c’est que pointe peu à peu sous la plume du père écrivain l’idée de « leçon »,et pour l’enfant, la nécessité d’apprendre et d’obéir – ou d’apprendre à obéir. Renaud a beaudire à son papa qu’il est devenu bête, son père lui impose le silence dans l’histoire du « Roinègre et de son médecin » :

« […] Le petit père Renaud constata :

- Elle aurait presque pu arriver, [cette histoire-là]. Et pourtant, elle est très amusante. Tu es moinsbête que je ne croyais.

- Merci !

- Ça ne veut pas dire que tu sois très malin.

- Merci ! Quand commenceras-tu à me respecter un peu ?

- Il faut toujours que ce soit moi qui te respecte.

- Je suis ton père.

- En voilà une raison !

- Une excellente raison.

- Pourquoi excellente ?

- Les enfants doivent respecter leurs parents.

- On pourrait aussi bien dire que les parents doivent respecter leurs enfants.

- Ils doivent les respecter… d’une certaine façon.

- Drôle de façon ! En leur donnant des punitions, des claques, en les empêchant de faire ce qui lesamuse. Si tu veux que je te respecte comme ça, c’est bien facile !

Lâchement, je lui imposais le silence :

- Tais-toi ! Ça suffit ! Tu es idiot !

Il fit simplement :

- Bon !

Et il s’en alla. »

51 Vient enfin un troisième temps où, la collaboration rompue, le père se retrouve souvent enpanne d’invention, contraint de se rabattre sur les petits faits de son fils. La fraîcheur del’enfance y surgit encore mais elle se trouve de plus en plus confrontée aux apprentissagesscolaires. Le petit Renaud a grandi, il doit aller à l’école. L’enfant s’en défend, argumentesur son inutilité, pour finalement consentir au désir de son père, dans une sorte de sacrificeamoureux. Le recueil se clôt sur sa rentrée scolaire, titrée « Au revoir ! ». Mais, comme lesavait déjà le petit père Renaud, il ne nous reviendra jamais plus.

Conclusion52 Pour tous durant la Grande Guerre, « la mort a passé, tuant, mutilant », au front comme loin

derrière la bataille, révélant la monstruosité d’un temps où les fils meurent avant leurs pères.Chauveau n’a jamais pu panser les plaies morales d’une telle expérience. Dans l’épaisseur du

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souvenir ressassé pendant tant d’années d’écriture, Renaud et son frère aîné Pierre, disparus« pour rien », ont fini par incarner le sort d’une génération sacrifiée à l’autel de la Patrie,victime de la loi des pères, de cette raison servant la revanche dont l’école s’était fait fortd’inculquer le devoir. Au lendemain des conflits, les idéaux se sont effondrés et la culpabilitéest immense. Chauveau aurait pu reprendre cette "épitaphe à la guerre" de Kipling, désarmépar la mort sur le sol français de son unique fils, en 1915.

«  Si quelqu'un veut savoir pourquoi nous sommes morts, dites-lui  : parce que nos pères ontmenti. » (Epitaphs of the war, 1919)

53 Comment écrire pour les enfants après le désastre ? Le conte relève chez Chauveau d’uneentreprise mémorielle. Écrire des fables fantaisistes lui permet de ressusciter le temps heureuxoù il en inventait pour ses fils. Étaient-elles déjà porteuses de la cruelle cocasserie des recueilsd’après-guerre ? Cela est peu probable, à en juger par celle qu’il envoya du front à son petitdernier, Olivier.

Fig. 8 : Lettre de Léopold Chauveau à Olivier Chauveau (18 oct. 1916). (Arch. familiales)54 Cette historiette du passé n’en fournit pas moins le matériau d’un nouveau racontage. Ainsi le

canard de la mare Saint James, envoyé à Olivier, deviendra le compagnon désiré de Renauddans le récit-cadre qui ouvre en 1923 le conte La Poule et le canard… conte cette fois d’unimpitoyable humour noir.

55 Dans le temps de l’invention, il y eut un avant et un après. L’expérience de la guerre ascindé la figure du père. Si, dans les récits-cadres des histoires du petit Renaud, Chauveause met en scène en papa bienveillant, dans les contes en revanche, les figures dédoublées del’autorité parentale, devenues animales, déconstruisent ce modèle pour révéler l’infatuation,l’inconséquence, voire l’ignominie sauvage des principes qui les guident. Le Temps, « père detoutes choses »24, ainsi défait de sa sagesse, est rendu au chaos originel ; l’enfant, comme dansla Théogonie hésiodique, se trouve « ravalé » dans le ventre de ses parents25. Le recueil Lesdeux font la paire, qui nous mène du père créateur au père meurtrier, nous offre l’expression laplus aboutie de ce mythe infanticide. Il en « instruit » le procès… et initie les modalités de sondépassement. En assimilant, dans le temps de l’invention, le récit-cadre au conte proprementdit, Chauveau introduit dans la narration un dialogisme salvateur. Le récit devient l’objetd’une véritable heuristique où, en état de grâce, les réparties de l’enfant et du père se mêlentsans qu’elles ne soient rapportées à leurs énonciateurs. Inventer des histoires « cabossées »,détourner l’ordre du savoir et de la logique, c’est alors réinventer le réel pour le faire advenir.Il suffit de le dire. À cet égard, Renaud incarne, plus que son père, la Métis créatrice: « Onraconte les histoires d’abord. [L’éléphant] existe après, si on veut ».26 À l’image de Zeus quiparvint à rétablir un monde juste et harmonieux en ingérant Métis enceinte d’Athéna27, dont ildevint le père porteur, assimiler Renaud dans le procès narratif permet à Chauveau de récrirel’histoire pour faire entendre la sagesse nouvelle d’une voix enfantine.

Notes

1 Trois albums à La Joie de lire : La Poule et le canard (1998), Petit Poisson devenu grand (1999),Histoire de Roitelet (1999) et un recueil Les Deux font la paire (2003). Les éditions La Farandole avaientpublié trois contes pour une part inédits de Chauveau en deux albums : Monsieur Tigre et Mme Tortue(1957) et Le Petit Cochon de pain d'épice (1959).2 « Ma Mieux-Aimée » est un double de la fille de Kipling, Joséphine, décédée en 1899 d’une pleurésie,à l’âge de 7 ans.3 André Lichtenberger  : Mon petit Trott (1896), La Petite Sœur de Trott (1898)  ; Paul et VictorMargueritte : Poum, aventures d’un petit garçon (1897), Zette, histoire d’une petite fille (1903).

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4 Six nouvelles histoires sont publiées en album en 1932 : Les Histoires de Patachou ; le recueil completen est à sa 53e édition en 1950.5 Le recueil de contes de Pierre Mille se situe à mi-chemin entre Kipling et Derème.6 Hormis le catalogue de l’exposition consacré à Léopold Chauveau « Art et littérature : les deux fontla paire » (5 nov. – 22 déc. 2010, Centre culturel Aragon Triolet – Orly) et l’article de Marie-PierreLitaudon, « Voix et voie du conte. Léopold Chauveau au miroir du Narrateur de Walter Benjamin,Strenae, 5/2013, on ne dispose que de fort peu d’informations biographiques sur l’auteur et d’analysescritiques de son œuvre. Mentionnons Écrire pour la jeunesse en France et en Allemagne dans l’entre-deux-guerres de Mathilde Lévêque (PUR, 2011), en particulier p.251 à 258.7 Le sous-titre ne figure pas dans l’édition originale mais se trouve mentionné dans les mensuels LeCoupe-papier et Mon Camarade (déc.  1938) ainsi que dans L’Humanité (21 déc. 1938), tous troisprésentant les livres d’étrennes des Éditions Sociales Internationales.8 Vieil ami de Paul Desjardins, Chauveau participa dès 1922 aux Décades de Pontigny. Il y rencontraRoger Martin du Gard, avec qui il noua des liens indéfectibles, côtoya entre autres Gide, Aron, Malraux,Chamson, Aveline et Dabit, dont il fut le relecteur et conseiller. Du côté artistique, il fut un ami de PierreBonnard et un intime de Georges Lacombe.9 Journal « La mort a passé » (23 sept. 1915-6 février 1920). Je remercie Marc Chauveau, petit-fils deLéopold Chauveau, pour m’avoir permis de consulter ses archives familiales.10 M. Saint-Clair [Maria Van Rysselberghe], « Léopold Chauveau », Galerie privée, Gallimard, 1947,p. 124.11 Son intérêt pour le sujet est précoce. Un tiers des sculptures a été réalisé avant guerre. Un de sescarnets à dessin, daté de1910, s’intitule « La maison des monstres ».12 Tout juste sait-on qu’en vacances loin de ses parents, Pierre fut victime d’une hydrocution. Un telmalaise ne survient qu’après une immersion brutale dans l’eau froide. S’agit-il d’un accident ou du choixdramatique d’un adolescent face au sombre avenir qu’il voyait devant lui ?13 « Procession », L’Ombre du pantin, Paris, Au sans pareil, 1924, p. 160-161.14 G. Adorno (10/01/1939) : « Au cours d'une conversation, Max [Horkheimer] a lâché le titre d'un livrepour enfants, M. Lionnet (sic) dont il croit que c'est toi qui le lui a recommandé. Qui en est l'auteur? Est-ce difficile de se le procurer? ». W. Benjamin (20/03/1939): « L'auteur de Monsieur Lyonnet, le livre pourenfants à propos duquel tu m'as interrogé en janvier, s'appelle Léopold Chauveau. Max possède le livre,si je le trouve ici, je t'en envoie un exemplaire. », Gretel Adorno -Walter Benjamin, Correspondance,1930-1940, trad. par C. David, Gallimard, coll. = « Le Promeneur », 2007.15 Léopold Chauveau était lyonnais de naissance.16 Conférence pour Savoir, « La littérature enfantine ». Texte dactylographié (Arch. familiales).17 « La Fontaine » (Arch. familiales).18 Chauveau emprunterait-il ici au Dictionnaire de la fable (1803) de Fr. Noel : « Crocodile : animalsacré de l’Égypte. […] Les Ombites, peuple égyptien, poussaient même la superstition jusqu’à se réjouirde voir leurs enfants enlevés par les crocodiles. »19 Exceptée « Histoire du petit ours » où le récit-cadre ne vient pas refermer l’histoire.20 Ces archives sont conservées à l’IMEC. Nous y avons retrouvé, outre la correspondance relativeà l’ouvrage, les dessins originaux, accompagnés de leur texte-épisode manuscrit, ensemble tenu pourdisparu.21 Lettre de L. Chauveau à G. Crès, 4 septembre 1927. IMEC, cote : CRE 14.1.3.22 Journal, 10 décembre 1918 : « J’entends sa voix qui me disait : ‘Papa ! veux-tu me donner à boire, s’ilte plait ?’ […] j’ai approché ma bouche de son oreille et je lui ai répété doucement : ‘Mon petit Renaud,je t’aime ; je suis ton vieux papa qui t’aime.’ Pour qu’il ne se sentît pas seul, abandonné, au moment oùil allait peut-être comprendre qu’il mourait. »23 On notera que le protagoniste de cette histoire se prénomme Pierre. Cette mention est d’autant plusrévélatrice que le journal de Chauveau s’ouvre sur ces lignes (23 /09/1915): « Devant [le] cercueil [dePierre] sa mère m’a dit : ‘Il est tellement dans mon cœur ! Je le sens revenu en moi.’ »24 Citation de Pindare. Cf. Mme Simondon, « Le temps ‘père de toutes choses’. Chronos-Kronos »,Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 83, n°2, 1976, p. 223-232.25 Pour éviter d’être détrôné, Ouranos, père de Cronos, empêchait ses enfants de sortir du ventre de leurmère. Cronos, lui, les avalait ; son fils Zeus fit de même avec Métis enceinte. Cf. Christine Hunzinger,« Des enfants avalés : ventres et progénitures divines dans la Théogonie hésiodique », Sandrine Dubelet Alain Montandon (dir.), Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants, Presses Universitaires Blaise Pascal,2012, p. 38-63.26 Léopold Chauveau, « L’hypothétique éléphant », Les Deux font la paire, Genève, La Joie de lire, p. 78.27 Christine Hunzinger, art. cit., p. 45-50.

Léopold Chauveau et ses « histoires du petit père Renaud » : Cronos au cœur de l’inventio 16

Strenæ, 6 | 2013

Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Pierre Litaudon, « Léopold Chauveau et ses « histoires du petit père Renaud » : Cronos au cœurde l’invention », Strenæ [En ligne], 6 | 2013, mis en ligne le 27 mai 2014, consulté le 09 juin 2016.URL : http://strenae.revues.org/1307 ; DOI : 10.4000/strenae.1307

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Résumé

 Derrière la cocasserie de ses « histoires du petit père Renaud », Léopold Chauveau opère unedes réflexions les plus mordantes qui soient sur la nature et le rôle de l’éducation, telle quel’avait conçue l’idéologie nationale. Ses contes marquent un tournant majeur dans la littératurede jeunesse de l’époque. Leur écriture s’enracine dans l’expérience traumatique de la GrandeGuerre pour en dénoncer le caractère infanticide et ouvrir auprès des plus jeunes la voie d’unenouvelle sagesse.

Entrées d’index

Mots-clés :  Première Guerre mondiale, mort, éducation, Chauveau (Léopold),racontage, voix narrative


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