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Les Polonais fin du XXe siècle. Limites de la liberté, frontière de l’Europe

Date post: 23-Apr-2023
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1 Jan Kieniewicz (Université de Varsovie) Les Polonais fin du XX e siècle. Limites de la liberté, frontière de l’Europe 1 . Qui est, qui sera le Polonais de la fin du siècle ? La question porte sur les destinées de la polonité, sur les perspectives de l’identité nationale des Polonais. C’est à la fois une réflexion sur la place de la Pologne en Europe, sur son rôle dans le processus du renouveau de l’Europe. Ce ne sont pas des questions sans signification pour l’Europe Centrale, de quelque manière que nous définissions ses frontières. Nous pensons aussi que cette question intéresse toutes les sociétés en voie de passages du totalitarisme communiste à la démocratie. Nous commencerons par le problème du passage [transition], autrement dit par le processus de changement insurgé par les Polonais sous la pression justement de la menace pesant sur leur identité, sur leur aptitude à durer en tant que la nation. Le processus de changements amorcé en Pologne dans les années quatre-vingt avait été la résultante de la menace, diversement prise en compte et interprétée, d’une rupture du lien national. Le totalitarisme communiste, se nourrissant tel un parasite des forces vives de la nation, détruisait les liens entre les hommes, ceux découlant des options propres et indépendantes. Une dégradation progressive rongeait le système des valeurs. Il peut sembler que l’on avait depuis longtemps abandonné l’idée de construire une société entièrement artificielle, mais les structures totalitaires mises en place continuaient de fonctionner. La protestation sociale des années quatre-vingt, qu’elle fût un reflexe ou une action mûrie, découlait du sentiment de la dignité de la personne et de l’attachement à la manière d’être polonaise. Le réflexe de défense nous a amené au moment présent où l’on parle de la fin du totalitarisme communiste et du passage vers la démocratie, le marché, en un mot vers l’européisation. Avant que nous nous arrêtions sur la question de l’européisme, sur le sens particulier attaché à ce qu’on entend par faire partie de l’Europe dans cette partie du continent, nous considérons qu’il est indispensable d’apporter quelques précisions sur 1 Texte non publié, preparé pour la conference „L’Europe Centrale. Realité, myth, enjeu. XVIII e -XX e siècle” Varsovie 24-27 IX 1990, por les details voirmon texte Poland and Poles. A quater century later.
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Jan Kieniewicz (Université de Varsovie)

Les Polonais fin du XXe siècle. Limites de la liberté, frontière de l’Europe1.

Qui est, qui sera le Polonais de la fin du siècle ? La question porte sur les

destinées de la polonité, sur les perspectives de l’identité nationale des Polonais. C’est à

la fois une réflexion sur la place de la Pologne en Europe, sur son rôle dans le processus

du renouveau de l’Europe. Ce ne sont pas des questions sans signification pour l’Europe

Centrale, de quelque manière que nous définissions ses frontières. Nous pensons aussi

que cette question intéresse toutes les sociétés en voie de passages du totalitarisme

communiste à la démocratie.

Nous commencerons par le problème du passage [transition], autrement dit par

le processus de changement insurgé par les Polonais sous la pression justement de la

menace pesant sur leur identité, sur leur aptitude à durer en tant que la nation. Le

processus de changements amorcé en Pologne dans les années quatre-vingt avait été la

résultante de la menace, diversement prise en compte et interprétée, d’une rupture du

lien national. Le totalitarisme communiste, se nourrissant tel un parasite des forces

vives de la nation, détruisait les liens entre les hommes, ceux découlant des options

propres et indépendantes. Une dégradation progressive rongeait le système des valeurs.

Il peut sembler que l’on avait depuis longtemps abandonné l’idée de construire une

société entièrement artificielle, mais les structures totalitaires mises en place

continuaient de fonctionner. La protestation sociale des années quatre-vingt, qu’elle fût

un reflexe ou une action mûrie, découlait du sentiment de la dignité de la personne et de

l’attachement à la manière d’être polonaise. Le réflexe de défense nous a amené au

moment présent où l’on parle de la fin du totalitarisme communiste et du passage vers

la démocratie, le marché, en un mot vers l’européisation.

Avant que nous nous arrêtions sur la question de l’européisme, sur le sens

particulier attaché à ce qu’on entend par faire partie de l’Europe dans cette partie du

continent, nous considérons qu’il est indispensable d’apporter quelques précisions sur

1 Texte non publié, preparé pour la conference „L’Europe Centrale. Realité, myth, enjeu. XVIIIe-XXe siècle”

Varsovie 24-27 IX 1990, por les details voirmon texte Poland and Poles. A quater century later.

JAN KIENIEWICZ

notre voie polonaise. Pour le condenser quelque peu, j’appréhenderai le passage

polonais comme un retrait de la Situation.

Exactement. Nous ne sortons pas d’une situation, c’est la Situation qui nous

quitte. Non sans résistance. Non sans la nécessité d’un effort délibéré de notre part.

Nous essaierons de préciser de plus près cette intuition. Nous le devons à Wojtek

Młynarski, tout comme de nombreuses observations et interprétations de la réalité

polonaise du quart de siècle écoulé. Dans une chanson intitulée « La situation » (1976), il

a présenté un homme qui veut adopter une conduite, décider, agir et s’exprimer, mais il

en est empêché par la Situation présente à tout instant. C’est un terme bien connu dans

le jargon communiste. Développant l’interprétation de Młynarski, je comprends la

Situation comme un ensemble de variables qui définissent l’individu d’une manière

indépendante et à la fois indéterminée et ambiguë. La Situation nous est imposée, « nous

l’avons » comme on a la condition humaine, et ce qu’il y avait de spécifique dans notre

convivialité avec elle c’était la conviction que cet état de choses ne pouvait être changé.

C’est-à-dire jusqu’au moment où les hommes ont affirmé qu’il ne pouvait plus en être

ainsi. La Situation en effet avait été créée par des hommes, c’est eux aussi qui avaient

exploitée mais à ses origines se situaient notre effroi et le mensonge. Bien sur, il y a eu

énormément de peur justifiée. Jusqu'à aujourd’hui nous n’arrivons pas à mesurer le

nombre des victimes du « renforcement du pouvoir populaire» (1944-49). Dans les deux

dernières décennies, la terreur avait bien faibli mais il y a eu par contre une

recrudescence du mensonge. Nous continuions à vivre avec un sentiment de peur, pas

toujours pleinement consciente du mensonge. C’était justement la Situation. Cela ne veut

pas dire que l’Etat, l’économie et le système de parti unique idéologique n’avaient pas de

signification. Ces éléments du triple pouvoir peuvent cependant être plus facilement

rejetés, ce qui ne veut pas dire qu’il sera facile de les remplacer. Il en va beaucoup

difficilement avec la Situation. En réalité en effet elle persiste nous même, elle est une

émanation de notre peur et de notre participation au mensonge. En ce sens, il faut

souligner avec force la signification qu’avaient eue pour le passage accompli toutes les

tentatives de surmonter la peur et le mensonge – depuis la résistance des maquis et des

militants du Parti Paysan Polonais PSL jusqu’aux révisionnistes, commandos, alpinistes,

militants du KOR (Comité pour la défense des ouvriers), du KPN (Confédération de la

Pologne indépendante) et de Solidarité clandestine, en passant par l’église catholique

polonaise représentée par le cardinal Wyszyński.

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Pour en revenir à la Situation. Les hommes qui se défendaient contre

l’asservissement s’efforçaient de donner un nom à la Situation. C’était parfois un reflexe

magique, une tentative de compromis, une manière de trouver son espace de liberté à

coté de la Situation. Nombreux sont ces noms, interprétations et incantations. Parmi

ceux qui ont fait carrière on doit citer le terme de soviétisation, une notion très ancienne

mais enrichie, les décennies écoulées, de la conscience du rôle joué dans la Situation par

l’asservissement à l’URSS. Si nous en parlons, c’est pour souligner ce qu’un grand

nombre sentaient dans la seconde moitie des années soixante-dix, notamment que le

système du totalitarisme communiste sous sa forme ammolie s’efforçait de pénétrer

également pour le paralyser dans l’opposition, surtout peut-être celle manifestée au

grand jour et provocante. L’ancienne opposition en effet, silencieuse ou passive,

quoiqu’elle ne devrait pas être négligée, avait définitivement été victime des

manipulations dans les années soixante-dix. Peut être même plus tôt.

La Situation a un impact significatif non seulement sur le processus de transition,

mais aussi sur l‘état de la polonité. A l’occasion nous attirerons l’attention sur un aspect

sous-estimé du totalitarisme communiste, sur son parasitisme. Il se développait non

seulement comme un ordre imposé de l’extérieur mais aussi comme un organisme

vivant. Il représentait non seulement la structure de pouvoir, mais aussi la

transformation de la société. Tenant les yeux rivés sur la résistance sociale, nous

sommes enclins à négliger le phénomène du parasitisme de cette formation artificielle,

de l’Etat-entreprise subordonné au parti, parasitisme sur l’organisme vivant de la nation

La société assujettie au système du totalitarisme communiste lui cède une partie

essentielle de son identité. Cela semble être la condition de la survie. Le communisme

cependant apparaît dans la longue durée comme un facteur destructif pour le lien

national, meurtrier pour le nourricier. On n’ôte pas ce système après 45 ans comme on

ferait d’un manteau usé, d’une « carapace sordide » sous laquelle se serait conservé

inaltéré notre legs. C’est pourquoi le communisme n’est pas réformable, non seulement

en tant qu’ordre économique, mais en son entier. Il est en même temps capable de

s’adapter aux conditions variables, et, de ce fait, l’expérience polonaise est digne

d’attention, le radicalisme économique s’accompagne de mesures très prudentes dans

les sphères politique et sociale. Il y va en effet de sauver et de reconstruire les forces

vivantes de la nation, unique structure capable de s’européaniser.

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De ce qui vient d’être dit on pourrait conclure que nous ne traitons pas le

communisme comme un phénomène européen. Comme de nombreuses autres

déviations, ce système, quel que soit son nom, est un produit de la civilisation

européenne, de ses troubles morbides. Comme le nationalisme. En soulignant la

signification des valeurs dans le développement de la civilisation européenne, nous ne

fermons pas les yeux sur les phénomènes de fait pernicieux pour cette civilisation. Nous

rejetons donc les tendances qui voudraient reconnaître le communisme comme un

projet étranger, asiatique, oriental ou russe. Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse se

résigner à ce système.

Toutes ces considérations visent à démontrer que la Situation tout en étant un

système d’asservissement externe par rapport à l’individu isolé, est à la fois un produit

de la sujétion collective au système. Au système totalitaire qui, cependant,

« permettait de vivre » quoique, dans la longue durée, il fût apparu meurtrier. L’essentiel

donc de l’œuvre du rejet de la Situation et de la liquidation du système s’accomplit à

l’intérieur de l’homme. Les transformations dans toutes les sphères de la vie collective

peuvent favoriser ces changements mais ne sauraient les remplacer. Tout au long de

l’année passée on espérait que quelque force : le « Solidarité » ou le gouvernement, nous

libérerait de la Situation. Notre succès consiste en ce que cette transformation intérieure

nécessaire des Polonais s’accomplit dans le recueillement et sans hystérie collective. Ce

qui n’empêche pas de demander avec quelle efficacité. Cela ne permet pas non plus

d’oublier qu’il se poursuit chez nous une course contre la montre.

Quand nous parlons du processus polonais du passage, inévitablement apparaît

la question de l’européanisme. L’inquiétude des Polonais pour leur européité est

souvent traitée comme le symptôme d’un complexe d’infériorité. On procède

analogiquement en principe avec la sensibilité polonaise à la polonité, à l’identité

nationale. Quoi qu’on dise souvent, ce ne sont pas des choses opposées mais plutôt

l’expression d’un même phénomène. Au Centre on ne vit pas si intensément la question

de l’identité européenne car elle ne semble pas être menacée. Où plutôt, peut-être, elle

semble garantie sans effort individuel.

Une très forte tradition veut que l’on mette un signe d’égalité entre l’européanité

du Polonais et sa participation individuelle à la culture européenne. On peut en rire en

vertu du principe que l’on pose ainsi des exigences incomparablement plus élevées aux

Polonais qu’aux Français. Là réside la source du très vieux complexe perçu déjà par

LES POLONAIS FIN DU XXe SIÈCLE

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Rousseau, qui traite l’européanité comme une fusion, une naturalisation spécifique,

poussée jusqu’ à la suppression de sa propre culture. C’est évidement un malentendu

qui, persistant depuis plus de deux siècles, a acquis une force d’action comparable aux

conséquences de l’orientalisme pour les pays du Proche-Orient.

Sans nous arrêter sur cette question, nous nous bornerons à constater que la

mise en question de la polonité et la discussion opposant la polonité à l’europeanité,

appartiennent à la structure de la civilisation européenne. Par contre, l’inclination à

déterminer sa propre européanité au moyen d’un modèle extérieur, dans le sens le plus

général occidental, est plutôt un témoignage d’une position périphérique durablement

instaurée. Nous parvenons ici à la question essentielle de la place de la Pologne en

Europe, telle qu’elle l’occupait et qu’elle peut à prendre en résultat du passage

s’accomplissent actuellement.

On ne saurait se passer ici de rappeler la trame historique que nous considérons

comme capitale dans un tel pronostic ou une telle postulation, toujours controversable.

Nous commencerons cependant par déterminer la situation actuelle. Elle a été le résultat

des décisions politiques prises dans les années 1943-1945, une conséquence des 45

années du totalitarisme communiste et de la Situation toujours présente. Sans nous

étendre sur ce sujet, nous attirons l’attention sur la conformité essentielle entre notre

Situation et notre position périphérique.

Nous définirons la relation de la Pologne à l’Europe au moyen de trois notions :

1. L’être. L’aptitude à conserver, transmettre et reproduire en toute indépendance

le système européen des valeurs.

2. L’état. La définition des coordonnées de la Pologne dans le système

de l’économie-monde européenne.

3. La place. La localisation de la Pologne en tant que nation, de la culture polonaise

dans la civilisation européenne.

L’ETRE

Nous traitons l’Etre comme une question fondamentale, primaire en quelque

sorte. Ce qui ne veut pas dire que nous omettions les actions réciproques des trois

déterminations. Cette aptitude peut sembler quelque peu abstraite. Remarquons qu’il

n’y va pas ici de connaissances, du niveau de la culture, en un mot du degré de

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participation individuelle au patrimoine. Il y va avant tout de savoir de quelle manière la

collectivité est en état de se sentir liée par les mêmes valeurs fondamentales qui

reposent à la base de la civilisation européenne.

Nous exprimons ici la conviction que ces valeurs justement, apportées par le

christianisme, en particulier la liberté, ont permis de former en Europe les liens que

nous définissons comme nationaux. Sur leur base seulement s’est formé un lien

particulier correspondant aux nations particulières. Nous attirons donc l’attention non

seulement sur les circonstances qui rendaient difficile ou impossible la transmission

dans l’aire de la communauté des traits considérés comme variables structurelles de

leur identité, mais surtout sur l’aptitude à la participation communautaire aux valeurs

constitutives de l’ être nation. Cette dernière aptitude a été fortement menacée par la

longue appartenance à la structure de l’Etat communiste.

L’ETAT

Dans l’aire de l’économie-monde européenne, la Pologne s’est trouvée comme

une périphérie au commencement du XVIIIe siècle. La perte de l’indépendance, scellée

par le traité européen de 1815, équivalait à l’approfondissement de la dépendance à

l’époque du développement accéléré tant de l’économie capitaliste que de la société

civique. Les territoires polonais entraient dans le système mondial partagés entre trois

puissances dont la Russie n’appartenait certainement pas au Centre. En Prusse et en

Autriche, les territoires polonais ont été acculés au rôle de subpériphérie avec des

caractères très nets de retard. Cette position particulièrement défavorable a contribué à

mettre en place une nouvelle transformation qui approfondissait l’état de dépendance,

rapprochant les territoires polonais de la condition des pays coloniaux.

Malgré cela, les Polonais ont survécu en tant que nation et, grâce à cela, la

Pologne n’a pas été détachée de l’Europe. Autrement dit, le XIXe siècle n’a pas apporté un

rétrécissement de l’espace de la civilisation européenne. Il changeait par contre les

relations existant jusque-là, de manière que, dans l’aire orientale, se manifestait la

domination multiaspectuelle du Centre européen. Là résident à notre sens les racines

des complexes comme des snobismes polonais. Les conséquences plongent évidemment

plus profondément. Les sociétés dépendantes rencontraient des difficultés à mener le

dialogue, ce qui ne veut pas dire qu’elles s’adaptaient aisément aux modelés imposés. Il

en découlait de multiples effets négatifs pour l’Europe, une diminution de la richesse de

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ses cultures, une restriction de la dialogique interne. En conséquence, le Centre

dominant commençait à s’arroger l’exclusivité de l’européanité. La tendance à identifier

l’Occident et l’Europe existait avant que les accords de Yalta lui aient donné une raison

d’être inattendue.

La survie de la nation polonaise s’est accomplie dans la parfaite indifférence

de l’Europe ou consacrait ses triomphes l’Etat-Nation. Ce modèle historique était reçu

comme obligatoire par les périphéries à l’époque de la domination, ce qui réduisait

défavorablement le pool des modèles de convivialité sociale. La survie de la nation,

malgré la forte pression des puissances copartageantes, a permis en 1918 la

restauration de l’Etat Polonais qui, cependant, ne s’est pas dégagé de ce rapport de

dépendance. Il a survécu à la Deuxième Guerre mondiale et a pour une part peu

négligeable contribué à la crise actuelle. C’est évidemment l’effet du krach de l’économie

communiste, mais ses conditions étaient nettement définies par l’état de dépendance. Ce

fait était catégoriquement nié jusqu'à la décision d’appeler Deuxième Monde, l’Espace

socialiste, certaineent meilleur que la Tiers Monde. D’ailleurs les nations qui s’efforcent

de rejeter le communisme ne veulent pas trop reconnaître cet état de dépendance. C’est

là une source de nombreuses illusions dangereuses.

LA PLACE

Enfin, une question essentielle, celle de la place de la Pologne en Europe. On peut

facilement deviner que la définition géographique ne nous satisfait pas. En particulier

douteuse semble la situation de la Pologne en Europe Centrale. Si nous faisons

abstraction de la convention géographique, en situant la Pologne en Europe Centrale il

faudrait admettre qu’il y a une Europe orientale comprenant aussi la Russie. La

définition de la place de la Pologne en Europe se fait par sa situation par rapport à la

Russie, au résultat de l’idée sur la position de la Russie, en conséquence enfin en

fonction des progrès de son expansion. On ne peut donc omettre cette question. Les

querelles sur l’Europe Centrale ou Centre-Orientale s’originent au refus des Polonais

d’être confinés à l’Est. On ne saurait cependant nier qu’en Europe en tant que civilisation

la Pologne se trouvait toujours sur son aile orientale et puisait sa grandeur, ou

seulement son originalité, de la conciliation créatrice des motifs orientaux et

occidentaux. Sans nous étendre sur cette question, signalons seulement que le

confinement aux périphéries a embrouillé ces divisions traditionnelles. Pour l’Europe

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Centrale historique, d’une grande signification avait été le déplacement du Centre de

l’économie-monde au-delà de la Manche et la nécessitée de se couper de la périphérie.

Les progrès territoriaux de la Russie de 1815 à 1945 avaient aussi une signification

s’agissant de la réunification et du partage des territoires allemands.

En entrant dans l’espace européen (après 1686, 1772, 1795 et 1815), la Russie ne

remplaçait pas à l’Est la République Polono-Lituanienne partagée. Elle était devenue un

élément de la politique européenne, mais non pas une aire frontière. La Russie restait

hors de l’Europe de même que la Turquie. L’européanisation de la Russie ce n’est pas le

même problème. Cette question-là sera résolue par la nation russe selon les mêmes

principes que par la nation polonaise. Cela ne sera pas fait par la nation soviétique, cette

formation fictive du totalitarisme communiste. Une de ces conditions sera la liberté de la

détermination nationale et étatique des autres nations subordonnées à l’URSS. Surtout

celles formées sur les territoires ayant appartenu à l’ancienne République polono-

lithuanienne. Nous considérons l’influence de cette expérience comme essentielle étant

donné que la subordination à la Russie a porté un coup définitif aux processus

nationaux. Dans les confins de l’ancienne République se sont heurtées des forces

contradictoires qui pèsent jusqu’ à aujourd’hui sur les destins des nations – mais aussi

sur leur relation à l’Europe.

Jusqu’au XVIIIe siècle, l’européanité c’était, ici, la polonité, la polonisation

équivalait à une entrée dans la civilisation européenne. Nous n’esquivons pas la question

sur les effets de ces processus dans le développement des structures nationales des

Lituaniens, des Ukrainiens et des Biélorusses. Les progrès de l’européanisation ne sont

pas apparues être un stimulant suffisant pour le développement de ces nations. Etait-ce

parce que la sphère d’utilisation de la liberté y était plus restreinte, limitée à la couche

nobiliaire ? Ou l’expansion européenne a-t-elle une fois encore crée son propre contraire

en limitant la liberté des autres ? Et encore, les chances de formation des nations

étaient-elles attachées exclusivement à la persistance de la pression de la polonité ?

L’idée que nous voulons exprimer c’est que la pression polinisatrice ne déplaçait

pas tant les frontières de l’Europe qu’élargissait l’espace dans lequel la civilisation

européenne rencontrait d’autres cultures. C’étaient des rencontres équivoques et

dangereuses, mais en ce moment nous ne considérons par leurs conséquences, ni pour

l’Europe ni pour sa zone frontalière. Nous voulons uniquement indiquer que les progrès

de la Russie étaient un long processus de liquidation des influences européennes.

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Lorsque 1815 elle a franchi la Vistule, on ne pouvait plus mettre en question sa présence

en Europe. L’Occident cependant préférait se séparer de la Russie par quelque espace.

Au contraire de la République, l’Europe Centrale n’assumait pas le rôle de zone

frontalière. A moins que nous ne reconnaissions l’identification nationale plus nette en

Europe Centrale comme une réponse à un sentiment de menace. La révolution

bolchévique et le communise étaient, il est vrai, des produits des processus

d’européanisation de la Russie mais, en conséquence, ils l’ont séparée de l’Europe. Ces

conséquences sont difficilement prévisibles. Par contre 1945 a étendu l’influence

destructrice du système jusqu’ à l’Elbe jusqu’ à détruire l’Europe Centrale elle-même.

Cette longue introduction nous était nécessaire pour définir la place très

longtemps occupée par la Pologne en Europe. Nous employons pour ce faire la notion de

Confins de l’Europe. C’est là une zone frontalière, jamais et nulle part identifiée avec les

frontières de l’Etat. L’essence des confins réside dans la différence du dialogue. La zone

frontière est liée à l’expansion, à la rencontre d’autres civilisations. C’est la partie de

l’Europe orientée vers les échanges avec l’entourage. Ce qui déterminait d’une manière

capitale la formation de l’identité nationale.

En usant du terme Confins relativement à l’Europe, nous procédons à un

glissement sémantique assez risqué. Ce qui nous y autorise, c’est le fait que les Confins

de la République n’existent pas hors de la mémoire familiale. La conscience des Confins,

forte encore en 1913, était dès ce temps impuissante face aux mouvements nationaux

réels et aux nationalismes. Aujourd’hui c’est un vestige qui, chose étonnante, inquiète un

grand nombre. A notre sens, on peut et on doit associer la vision géo-historique qui

appréhende la Pologne dans l’axe Nord/Ouest-Sud/Est à la conception culturelle. La

zone frontalière de l’Europe c’était l’espace de l’isthme, un pont interculturel, une zone

de Rencontres des civilisations. En élargissant la notion des Confins, nous exploitons

sciemment les contenus qui leur étaient associés par des générations de Polonais.

« Dans la manière d’employer le mot Confins (Kresy) dans la langue polonaise en tant que

nom commun, assumant parfaitement le rôle de substitut d’un nom propre – de nom

géographique, s’enferme de quelque manière la spécificité de l’histoire polonaise…

‘Confins’ signifie ‘contrée limite’, c’est un véhicule potentiel de la disposition à

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mythologiser le territoire ainsi appelé, comme si c’était la dernière partie d’un ‘monde’ –

peut-être du monde chrétien… »2 .

Cette disposition, la mythologie polonaise des Confins, sont à notre sens un

témoignage d’une réalité difficile à définir sans ambiguïté. L’indigène s’y mêlait à

l’étranger. Les confins européens c’est l’espace de la Rencontre particulière avec les

autres civilisations, un espace générant la pluralité de cultures contradictoires et

d’immenses tensions. Voisinaient en effet des communautés qui étaient et devenaient

des nations, qui rapportaient leur identité au même territoire. Là la civilisation

européenne issue du christianisme occidental rencontrait la civilisation se réclamant du

patrimoine byzantin et du christianisme oriental. Les deux rencontraient les civilisations

asiatiques, dont surtout l’islam. On recherchait des voies de dialogue, mais la Rencontre

était surtout un conflit.

Dans ce long processus d’expansion européenne s’est formée la Pologne et toute

sa tradition qui est devenue le ciment de la nation. Les Polonais étaient conscients de

leur rôle et le manifestaient de manière diverse. Ils sont restés au même endroit mais,

assujettis au communisme, ils vivaient avec la Situation hors de l’espace européen.

Toutefois leur place en Europe n’existe plus – les Confins ont été supprimés en 1945. Est

par contre resté le problème européen, c’est-à-dire la reconstitution de l’espace de la

Rencontre. Il porte des chances et des défis, il remplit de crainte devant le réveil des

échos du passé. Devant le conflit.

* * *

Nos propositions sont les suivantes. La civilisation européenne a créé des espaces

de confins où se produisait la Rencontre des civilisations. A la frontière orientale la

Pologne, mais pas seulement elle, créait des circonstances de confrontation

extrêmement vivifiante, de conflit et de dialogue. De là est née une sensibilité

particulière à l’identité nationale propre et à l’appartenance civilisationnelle. Les

conditions de formation des nations y étaient différentes et la réalité de l’Etat-Nation

était imposée dans la relation de la domination du Centre sur les périphéries. Nous

2 J. Kolbuszewski, Legenda Kresów w literaturze polskiej XIX i XX w. dans: W. Wrzesiński (ed.), Polska myśl polityczna XIX i XX wieku, t. VI: Między Polską etniczną a historyczną, Wrocław 1988, p. 47.

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considérons l’existence de la zone frontalière comme importante et comme un

phénomène vivifiant, qui accroit la diversité, multiplie les contradictions et les échanges,

qui assiste en un mot la dialogique européenne. L’originalité des cultures européennes

des confins était et reste un phénomène positif. Toutefois l’avance de la Russie de l’Est,

le confinement dans la périphérie du côté ouest, la division par le cordon de Yalta et les

quarante-cinq ans de domination du totalitarisme communiste, ont produit des ravages

inimaginables. Pour un grand nombre, l’Europe ici n’existe plus, elle est une illusion ou

une usurpation. On devrait donc ranger les confins orientaux dans le passé. Cela signifie-

t-il que les Confins soient rayés de la trajectoire du développement de la civilisation

européenne ? Cela est d’une signification primordiale pour la question sur l’avenir des

Polonais.

Il est également dangereux pour l’évolution ultérieure d’imaginer une Europe

divisée en Orient et Occident que de la circonscrire au seul espace soustrait aux

influences de l’URSS. Les Polonais ont toujours nié leur orientalité, souvent à l’encontre

des faits et aussi d’une manière qui mettait en vedette leurs complexes plutôt que leurs

qualités. Ils ont cependant à leur appui une raison capitale, démontrée non seulement en

1989. Ils sont en état de créer un espace de liberté, ils sont capables de transmettre cette

valeur aux autres. La nouvelle réalité qui se dessine à l’Est est pour les Polonais une

chance de salut, ce qui ne veut pas dire qu’ils en soient des objets passifs. En cherchant

un moyen de se défaire de l’emprise paralysante de la Situation, les Polonais de la fin du

XXe siècle élargissent l’espace de la liberté et chez soi, ils reconstruisent l’Europe. Nous

sommes convaincus qu’il est possible de reconstruire les Confins européens, autrement

dit l’espace de la Rencontre.

Le Polonais de la fin du XXe siècle veut se voir Européen. Il aperçoit cependant

qu’en l’espace d’un demi-siècle l’Europe n’a pas tant été divisée que tronquée. Le

sentiment de rejet au moment où justement commence « la démolition du mur » est

extrêmement pénible. Le Polonais de la fin du XXe siècle n’aperçoit pas toujours la

Situation, il partage par contre avec d’autres la conviction du tort et de l’injustice qui lui

ont été faits.

Nous nous interrogeons sur ce que devièndra le Polonais, non ce qu’il devrait être

tel quel nous voudrions le voir. Nous le faisons deliberement. Nous rappelons les

prémisses de départ. Pour conserver son identité, le Polonais a besoin d’une structure

nationale, donc justement du système européen des valeurs. C’est une nécessité qui

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élargit et enrichit l’Europe. L’avenir des Polonais sera défini par leur aptitude à survivre

en tant que nation et à exister en tant qu’Européens. Cela équivaut avant tout à

l’accomplissement d’un effort conscient pour reconstituer l’aptitude à participer au

système européen des valeurs. La liberté aura ici une signification capitale. C’est elle en

effet qui, avec la Vérité, a été particulièrement violemment attaquée par le système

totalitaire. Comme nous l’avons dit, la clé de la Situation est d’avouer qu’elle a été crée et

qu’elle subsiste grâce à notre peur et à la tentation de participer au mensonge. Il est

nécessaire de confirmer qu’elle est extérieure à nous et indépendante de nous. La peur

de la liberté et de la vérité est d’autant plus forte que des générations ont été façonnées

par la Situation, par la triple domination et le parasitisme du totalitarisme communiste.

Nous nous souvenons encore de notre peur. L’effort gigantesque qui a conduit à la

victoire de 1989 ne peut obnubiler le fait que les Polonais n’en sont qu’au

commencement du chemin. Ce chemin ne porte pas le caractère d’un retour, les buts et

les destinations ne sont pas clairement définis. Et comme il y va de valeurs, la notion clé

dans ce processus semble être la conversion.

C’est d’ailleurs indispensable pour procéder au changement d’état. Le processus

de reconstruction de la normalité économique n’équivaut pas directement au

changement des relations dans le système mondial, concrètement, n’élimine pas

l’arriération polonaise. Et là une fois de plus il faut remarquer qu’il n’y a aucune

proposition de retour. Nous sommes confrontés à un défi qui les Polonais libres peuvent

relever comme une chance.

Enfin notre place en Europe. Le Polonais de la fin du XXe siècle s’imagine qu’il

frappe à la porte de l’Europe avec une facture de mérites et d’injustices. C’est vrai, ou ce

sera vrai si nous ne répondons pas au défi de la liberté, si nous ne nous lançons pas dans

la création de l’indépendance économique. Mais de fait ce n’est pas de retour à l’Europe

qu’il s’agit. Le problème c’est le retour de l’Europe ici. Il faut reconstituer l’espace, en

Europe ce sera l’espace des confins. Telle était notre place dans la civilisation

européenne et il ne dépend en quelque sorte que de nous que nous le reconstruisions.

Nous ne voyons pas d’autre « retour ».

Ce que nous avons dit, nous voulions l’exprimer en raccourci dans le titre de ce

propos. Pour le Polonais de la fin du XXe siècle, la question sur l’être ou ne pas être

national et européen n’oscillera pas autour de la lutte armée. Ce qui ne vaut pas dire que

le grand signe d’interrogation ait été supprimé. Nous voyons la réponse à la question

LES POLONAIS FIN DU XXe SIÈCLE

13

ainsi posée dans la formulation suivante: les frontières de l’Europe sont définies par le

vécu de la liberté. L’effort des nations déplace aujourd’hui les frontières de la liberté

dans cette partie du continent.

Cela équivaut à recréer les frontières de l’Europe. Il convient ici de souligner une

chose: le recouvrement de la liberté est un processus extrêmement difficile consistant à

en tracer les limites. Les limites de la liberté c’est, aujourd’hui, avant tout la conscience

qui permet de l’utiliser et de la construire sans faire du tort ni des dommages aux autres.

La liberté recouvrée dans le processus du rejet de la Situation est fragile et difficile,

comme celle conquise dans le processus révolutionnaire. La liberté des Polonais de la fin

du XXe siècle consiste en premier lieu à se libérer de la peur, à reconstruire la personne

humaine et sa dignité. Sur cette base seulement pourront être ancrées les libertés

économique et politique.

En indiquant la liberté, nous concentrons notre attention sur la manière large de

la traiter. Il ne s’agit pas uniquement de liberté pour tous. Les Polonais ont besoin de la

diversité européenne et du dialogue, la liberté doit être accessible à tous. Cet état et

cette place, l’aptitude à la liberté et la disponibilité à la recevoir, détermineront les

frontières de la civilisation européenne. Ces frontières n’ont jamais été historiquement

préjugées, elles étaient toujours floues. Le raisonnement ici développé rejette nettement

la vision de la « maison commune européenne » dans laquelle trouverait place l’Union

soviétique. Les processus qui s’y accomplissent ont pour tous en Europe une

signification colossale. Il n’en faut pas moins voir que ni le passé ni le moment présent

n’ont été un espace de liberté et de dialogue. Au contraire, l’URSS comme autrefois la

Russie persiste en tant que prison des nations qui dégrade les unes et rend impossible le

développement des autres. L’option européenne, ce qui ne signifiait jamais option

ethnique ou religieuse, avait été déplacée aux XVe-XVIIe siècles loin vers l’est. En était

résultée la naissance des aspirations nationales dans les Confins, qui couvaient

longtemps après que ces sociétés ont été reprises à la République par la Russie et

l’Autriche. La situation de ces nations à la fin du XXe siècle, de la Baltique à la Mer Noire,

est incomparablement pire que le sort des Polonais. Parlant des frontières de l’Europe,

nous ne traçons pas de lignes selon les frontières des Etats. Il n’y va pas uniquement, ou

avant tout, de repousser les conséquences de Yalta. Justement en revenant à leur

position de confins, les Polonais devraient se définir comme ouverture et non pas

barrage, car tel avait toujours été leur rôle. Le seul authentiquement européen. La

JAN KIENIEWICZ

liberté des Polonais a, ou peut avoir, une dimension européenne par ce qu’elle pratique

de nouveau l’ouverture de l’Europe à l’est, vers les nations recherchant opiniâtrement

leur liberté.


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