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Jan Kieniewicz (Université de Varsovie)
Les Polonais fin du XXe siècle. Limites de la liberté, frontière de l’Europe1.
Qui est, qui sera le Polonais de la fin du siècle ? La question porte sur les
destinées de la polonité, sur les perspectives de l’identité nationale des Polonais. C’est à
la fois une réflexion sur la place de la Pologne en Europe, sur son rôle dans le processus
du renouveau de l’Europe. Ce ne sont pas des questions sans signification pour l’Europe
Centrale, de quelque manière que nous définissions ses frontières. Nous pensons aussi
que cette question intéresse toutes les sociétés en voie de passages du totalitarisme
communiste à la démocratie.
Nous commencerons par le problème du passage [transition], autrement dit par
le processus de changement insurgé par les Polonais sous la pression justement de la
menace pesant sur leur identité, sur leur aptitude à durer en tant que la nation. Le
processus de changements amorcé en Pologne dans les années quatre-vingt avait été la
résultante de la menace, diversement prise en compte et interprétée, d’une rupture du
lien national. Le totalitarisme communiste, se nourrissant tel un parasite des forces
vives de la nation, détruisait les liens entre les hommes, ceux découlant des options
propres et indépendantes. Une dégradation progressive rongeait le système des valeurs.
Il peut sembler que l’on avait depuis longtemps abandonné l’idée de construire une
société entièrement artificielle, mais les structures totalitaires mises en place
continuaient de fonctionner. La protestation sociale des années quatre-vingt, qu’elle fût
un reflexe ou une action mûrie, découlait du sentiment de la dignité de la personne et de
l’attachement à la manière d’être polonaise. Le réflexe de défense nous a amené au
moment présent où l’on parle de la fin du totalitarisme communiste et du passage vers
la démocratie, le marché, en un mot vers l’européisation.
Avant que nous nous arrêtions sur la question de l’européisme, sur le sens
particulier attaché à ce qu’on entend par faire partie de l’Europe dans cette partie du
continent, nous considérons qu’il est indispensable d’apporter quelques précisions sur
1 Texte non publié, preparé pour la conference „L’Europe Centrale. Realité, myth, enjeu. XVIIIe-XXe siècle”
Varsovie 24-27 IX 1990, por les details voirmon texte Poland and Poles. A quater century later.
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notre voie polonaise. Pour le condenser quelque peu, j’appréhenderai le passage
polonais comme un retrait de la Situation.
Exactement. Nous ne sortons pas d’une situation, c’est la Situation qui nous
quitte. Non sans résistance. Non sans la nécessité d’un effort délibéré de notre part.
Nous essaierons de préciser de plus près cette intuition. Nous le devons à Wojtek
Młynarski, tout comme de nombreuses observations et interprétations de la réalité
polonaise du quart de siècle écoulé. Dans une chanson intitulée « La situation » (1976), il
a présenté un homme qui veut adopter une conduite, décider, agir et s’exprimer, mais il
en est empêché par la Situation présente à tout instant. C’est un terme bien connu dans
le jargon communiste. Développant l’interprétation de Młynarski, je comprends la
Situation comme un ensemble de variables qui définissent l’individu d’une manière
indépendante et à la fois indéterminée et ambiguë. La Situation nous est imposée, « nous
l’avons » comme on a la condition humaine, et ce qu’il y avait de spécifique dans notre
convivialité avec elle c’était la conviction que cet état de choses ne pouvait être changé.
C’est-à-dire jusqu’au moment où les hommes ont affirmé qu’il ne pouvait plus en être
ainsi. La Situation en effet avait été créée par des hommes, c’est eux aussi qui avaient
exploitée mais à ses origines se situaient notre effroi et le mensonge. Bien sur, il y a eu
énormément de peur justifiée. Jusqu'à aujourd’hui nous n’arrivons pas à mesurer le
nombre des victimes du « renforcement du pouvoir populaire» (1944-49). Dans les deux
dernières décennies, la terreur avait bien faibli mais il y a eu par contre une
recrudescence du mensonge. Nous continuions à vivre avec un sentiment de peur, pas
toujours pleinement consciente du mensonge. C’était justement la Situation. Cela ne veut
pas dire que l’Etat, l’économie et le système de parti unique idéologique n’avaient pas de
signification. Ces éléments du triple pouvoir peuvent cependant être plus facilement
rejetés, ce qui ne veut pas dire qu’il sera facile de les remplacer. Il en va beaucoup
difficilement avec la Situation. En réalité en effet elle persiste nous même, elle est une
émanation de notre peur et de notre participation au mensonge. En ce sens, il faut
souligner avec force la signification qu’avaient eue pour le passage accompli toutes les
tentatives de surmonter la peur et le mensonge – depuis la résistance des maquis et des
militants du Parti Paysan Polonais PSL jusqu’aux révisionnistes, commandos, alpinistes,
militants du KOR (Comité pour la défense des ouvriers), du KPN (Confédération de la
Pologne indépendante) et de Solidarité clandestine, en passant par l’église catholique
polonaise représentée par le cardinal Wyszyński.
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Pour en revenir à la Situation. Les hommes qui se défendaient contre
l’asservissement s’efforçaient de donner un nom à la Situation. C’était parfois un reflexe
magique, une tentative de compromis, une manière de trouver son espace de liberté à
coté de la Situation. Nombreux sont ces noms, interprétations et incantations. Parmi
ceux qui ont fait carrière on doit citer le terme de soviétisation, une notion très ancienne
mais enrichie, les décennies écoulées, de la conscience du rôle joué dans la Situation par
l’asservissement à l’URSS. Si nous en parlons, c’est pour souligner ce qu’un grand
nombre sentaient dans la seconde moitie des années soixante-dix, notamment que le
système du totalitarisme communiste sous sa forme ammolie s’efforçait de pénétrer
également pour le paralyser dans l’opposition, surtout peut-être celle manifestée au
grand jour et provocante. L’ancienne opposition en effet, silencieuse ou passive,
quoiqu’elle ne devrait pas être négligée, avait définitivement été victime des
manipulations dans les années soixante-dix. Peut être même plus tôt.
La Situation a un impact significatif non seulement sur le processus de transition,
mais aussi sur l‘état de la polonité. A l’occasion nous attirerons l’attention sur un aspect
sous-estimé du totalitarisme communiste, sur son parasitisme. Il se développait non
seulement comme un ordre imposé de l’extérieur mais aussi comme un organisme
vivant. Il représentait non seulement la structure de pouvoir, mais aussi la
transformation de la société. Tenant les yeux rivés sur la résistance sociale, nous
sommes enclins à négliger le phénomène du parasitisme de cette formation artificielle,
de l’Etat-entreprise subordonné au parti, parasitisme sur l’organisme vivant de la nation
La société assujettie au système du totalitarisme communiste lui cède une partie
essentielle de son identité. Cela semble être la condition de la survie. Le communisme
cependant apparaît dans la longue durée comme un facteur destructif pour le lien
national, meurtrier pour le nourricier. On n’ôte pas ce système après 45 ans comme on
ferait d’un manteau usé, d’une « carapace sordide » sous laquelle se serait conservé
inaltéré notre legs. C’est pourquoi le communisme n’est pas réformable, non seulement
en tant qu’ordre économique, mais en son entier. Il est en même temps capable de
s’adapter aux conditions variables, et, de ce fait, l’expérience polonaise est digne
d’attention, le radicalisme économique s’accompagne de mesures très prudentes dans
les sphères politique et sociale. Il y va en effet de sauver et de reconstruire les forces
vivantes de la nation, unique structure capable de s’européaniser.
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De ce qui vient d’être dit on pourrait conclure que nous ne traitons pas le
communisme comme un phénomène européen. Comme de nombreuses autres
déviations, ce système, quel que soit son nom, est un produit de la civilisation
européenne, de ses troubles morbides. Comme le nationalisme. En soulignant la
signification des valeurs dans le développement de la civilisation européenne, nous ne
fermons pas les yeux sur les phénomènes de fait pernicieux pour cette civilisation. Nous
rejetons donc les tendances qui voudraient reconnaître le communisme comme un
projet étranger, asiatique, oriental ou russe. Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse se
résigner à ce système.
Toutes ces considérations visent à démontrer que la Situation tout en étant un
système d’asservissement externe par rapport à l’individu isolé, est à la fois un produit
de la sujétion collective au système. Au système totalitaire qui, cependant,
« permettait de vivre » quoique, dans la longue durée, il fût apparu meurtrier. L’essentiel
donc de l’œuvre du rejet de la Situation et de la liquidation du système s’accomplit à
l’intérieur de l’homme. Les transformations dans toutes les sphères de la vie collective
peuvent favoriser ces changements mais ne sauraient les remplacer. Tout au long de
l’année passée on espérait que quelque force : le « Solidarité » ou le gouvernement, nous
libérerait de la Situation. Notre succès consiste en ce que cette transformation intérieure
nécessaire des Polonais s’accomplit dans le recueillement et sans hystérie collective. Ce
qui n’empêche pas de demander avec quelle efficacité. Cela ne permet pas non plus
d’oublier qu’il se poursuit chez nous une course contre la montre.
Quand nous parlons du processus polonais du passage, inévitablement apparaît
la question de l’européanisme. L’inquiétude des Polonais pour leur européité est
souvent traitée comme le symptôme d’un complexe d’infériorité. On procède
analogiquement en principe avec la sensibilité polonaise à la polonité, à l’identité
nationale. Quoi qu’on dise souvent, ce ne sont pas des choses opposées mais plutôt
l’expression d’un même phénomène. Au Centre on ne vit pas si intensément la question
de l’identité européenne car elle ne semble pas être menacée. Où plutôt, peut-être, elle
semble garantie sans effort individuel.
Une très forte tradition veut que l’on mette un signe d’égalité entre l’européanité
du Polonais et sa participation individuelle à la culture européenne. On peut en rire en
vertu du principe que l’on pose ainsi des exigences incomparablement plus élevées aux
Polonais qu’aux Français. Là réside la source du très vieux complexe perçu déjà par
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Rousseau, qui traite l’européanité comme une fusion, une naturalisation spécifique,
poussée jusqu’ à la suppression de sa propre culture. C’est évidement un malentendu
qui, persistant depuis plus de deux siècles, a acquis une force d’action comparable aux
conséquences de l’orientalisme pour les pays du Proche-Orient.
Sans nous arrêter sur cette question, nous nous bornerons à constater que la
mise en question de la polonité et la discussion opposant la polonité à l’europeanité,
appartiennent à la structure de la civilisation européenne. Par contre, l’inclination à
déterminer sa propre européanité au moyen d’un modèle extérieur, dans le sens le plus
général occidental, est plutôt un témoignage d’une position périphérique durablement
instaurée. Nous parvenons ici à la question essentielle de la place de la Pologne en
Europe, telle qu’elle l’occupait et qu’elle peut à prendre en résultat du passage
s’accomplissent actuellement.
On ne saurait se passer ici de rappeler la trame historique que nous considérons
comme capitale dans un tel pronostic ou une telle postulation, toujours controversable.
Nous commencerons cependant par déterminer la situation actuelle. Elle a été le résultat
des décisions politiques prises dans les années 1943-1945, une conséquence des 45
années du totalitarisme communiste et de la Situation toujours présente. Sans nous
étendre sur ce sujet, nous attirons l’attention sur la conformité essentielle entre notre
Situation et notre position périphérique.
Nous définirons la relation de la Pologne à l’Europe au moyen de trois notions :
1. L’être. L’aptitude à conserver, transmettre et reproduire en toute indépendance
le système européen des valeurs.
2. L’état. La définition des coordonnées de la Pologne dans le système
de l’économie-monde européenne.
3. La place. La localisation de la Pologne en tant que nation, de la culture polonaise
dans la civilisation européenne.
L’ETRE
Nous traitons l’Etre comme une question fondamentale, primaire en quelque
sorte. Ce qui ne veut pas dire que nous omettions les actions réciproques des trois
déterminations. Cette aptitude peut sembler quelque peu abstraite. Remarquons qu’il
n’y va pas ici de connaissances, du niveau de la culture, en un mot du degré de
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participation individuelle au patrimoine. Il y va avant tout de savoir de quelle manière la
collectivité est en état de se sentir liée par les mêmes valeurs fondamentales qui
reposent à la base de la civilisation européenne.
Nous exprimons ici la conviction que ces valeurs justement, apportées par le
christianisme, en particulier la liberté, ont permis de former en Europe les liens que
nous définissons comme nationaux. Sur leur base seulement s’est formé un lien
particulier correspondant aux nations particulières. Nous attirons donc l’attention non
seulement sur les circonstances qui rendaient difficile ou impossible la transmission
dans l’aire de la communauté des traits considérés comme variables structurelles de
leur identité, mais surtout sur l’aptitude à la participation communautaire aux valeurs
constitutives de l’ être nation. Cette dernière aptitude a été fortement menacée par la
longue appartenance à la structure de l’Etat communiste.
L’ETAT
Dans l’aire de l’économie-monde européenne, la Pologne s’est trouvée comme
une périphérie au commencement du XVIIIe siècle. La perte de l’indépendance, scellée
par le traité européen de 1815, équivalait à l’approfondissement de la dépendance à
l’époque du développement accéléré tant de l’économie capitaliste que de la société
civique. Les territoires polonais entraient dans le système mondial partagés entre trois
puissances dont la Russie n’appartenait certainement pas au Centre. En Prusse et en
Autriche, les territoires polonais ont été acculés au rôle de subpériphérie avec des
caractères très nets de retard. Cette position particulièrement défavorable a contribué à
mettre en place une nouvelle transformation qui approfondissait l’état de dépendance,
rapprochant les territoires polonais de la condition des pays coloniaux.
Malgré cela, les Polonais ont survécu en tant que nation et, grâce à cela, la
Pologne n’a pas été détachée de l’Europe. Autrement dit, le XIXe siècle n’a pas apporté un
rétrécissement de l’espace de la civilisation européenne. Il changeait par contre les
relations existant jusque-là, de manière que, dans l’aire orientale, se manifestait la
domination multiaspectuelle du Centre européen. Là résident à notre sens les racines
des complexes comme des snobismes polonais. Les conséquences plongent évidemment
plus profondément. Les sociétés dépendantes rencontraient des difficultés à mener le
dialogue, ce qui ne veut pas dire qu’elles s’adaptaient aisément aux modelés imposés. Il
en découlait de multiples effets négatifs pour l’Europe, une diminution de la richesse de
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ses cultures, une restriction de la dialogique interne. En conséquence, le Centre
dominant commençait à s’arroger l’exclusivité de l’européanité. La tendance à identifier
l’Occident et l’Europe existait avant que les accords de Yalta lui aient donné une raison
d’être inattendue.
La survie de la nation polonaise s’est accomplie dans la parfaite indifférence
de l’Europe ou consacrait ses triomphes l’Etat-Nation. Ce modèle historique était reçu
comme obligatoire par les périphéries à l’époque de la domination, ce qui réduisait
défavorablement le pool des modèles de convivialité sociale. La survie de la nation,
malgré la forte pression des puissances copartageantes, a permis en 1918 la
restauration de l’Etat Polonais qui, cependant, ne s’est pas dégagé de ce rapport de
dépendance. Il a survécu à la Deuxième Guerre mondiale et a pour une part peu
négligeable contribué à la crise actuelle. C’est évidemment l’effet du krach de l’économie
communiste, mais ses conditions étaient nettement définies par l’état de dépendance. Ce
fait était catégoriquement nié jusqu'à la décision d’appeler Deuxième Monde, l’Espace
socialiste, certaineent meilleur que la Tiers Monde. D’ailleurs les nations qui s’efforcent
de rejeter le communisme ne veulent pas trop reconnaître cet état de dépendance. C’est
là une source de nombreuses illusions dangereuses.
LA PLACE
Enfin, une question essentielle, celle de la place de la Pologne en Europe. On peut
facilement deviner que la définition géographique ne nous satisfait pas. En particulier
douteuse semble la situation de la Pologne en Europe Centrale. Si nous faisons
abstraction de la convention géographique, en situant la Pologne en Europe Centrale il
faudrait admettre qu’il y a une Europe orientale comprenant aussi la Russie. La
définition de la place de la Pologne en Europe se fait par sa situation par rapport à la
Russie, au résultat de l’idée sur la position de la Russie, en conséquence enfin en
fonction des progrès de son expansion. On ne peut donc omettre cette question. Les
querelles sur l’Europe Centrale ou Centre-Orientale s’originent au refus des Polonais
d’être confinés à l’Est. On ne saurait cependant nier qu’en Europe en tant que civilisation
la Pologne se trouvait toujours sur son aile orientale et puisait sa grandeur, ou
seulement son originalité, de la conciliation créatrice des motifs orientaux et
occidentaux. Sans nous étendre sur cette question, signalons seulement que le
confinement aux périphéries a embrouillé ces divisions traditionnelles. Pour l’Europe
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Centrale historique, d’une grande signification avait été le déplacement du Centre de
l’économie-monde au-delà de la Manche et la nécessitée de se couper de la périphérie.
Les progrès territoriaux de la Russie de 1815 à 1945 avaient aussi une signification
s’agissant de la réunification et du partage des territoires allemands.
En entrant dans l’espace européen (après 1686, 1772, 1795 et 1815), la Russie ne
remplaçait pas à l’Est la République Polono-Lituanienne partagée. Elle était devenue un
élément de la politique européenne, mais non pas une aire frontière. La Russie restait
hors de l’Europe de même que la Turquie. L’européanisation de la Russie ce n’est pas le
même problème. Cette question-là sera résolue par la nation russe selon les mêmes
principes que par la nation polonaise. Cela ne sera pas fait par la nation soviétique, cette
formation fictive du totalitarisme communiste. Une de ces conditions sera la liberté de la
détermination nationale et étatique des autres nations subordonnées à l’URSS. Surtout
celles formées sur les territoires ayant appartenu à l’ancienne République polono-
lithuanienne. Nous considérons l’influence de cette expérience comme essentielle étant
donné que la subordination à la Russie a porté un coup définitif aux processus
nationaux. Dans les confins de l’ancienne République se sont heurtées des forces
contradictoires qui pèsent jusqu’ à aujourd’hui sur les destins des nations – mais aussi
sur leur relation à l’Europe.
Jusqu’au XVIIIe siècle, l’européanité c’était, ici, la polonité, la polonisation
équivalait à une entrée dans la civilisation européenne. Nous n’esquivons pas la question
sur les effets de ces processus dans le développement des structures nationales des
Lituaniens, des Ukrainiens et des Biélorusses. Les progrès de l’européanisation ne sont
pas apparues être un stimulant suffisant pour le développement de ces nations. Etait-ce
parce que la sphère d’utilisation de la liberté y était plus restreinte, limitée à la couche
nobiliaire ? Ou l’expansion européenne a-t-elle une fois encore crée son propre contraire
en limitant la liberté des autres ? Et encore, les chances de formation des nations
étaient-elles attachées exclusivement à la persistance de la pression de la polonité ?
L’idée que nous voulons exprimer c’est que la pression polinisatrice ne déplaçait
pas tant les frontières de l’Europe qu’élargissait l’espace dans lequel la civilisation
européenne rencontrait d’autres cultures. C’étaient des rencontres équivoques et
dangereuses, mais en ce moment nous ne considérons par leurs conséquences, ni pour
l’Europe ni pour sa zone frontalière. Nous voulons uniquement indiquer que les progrès
de la Russie étaient un long processus de liquidation des influences européennes.
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Lorsque 1815 elle a franchi la Vistule, on ne pouvait plus mettre en question sa présence
en Europe. L’Occident cependant préférait se séparer de la Russie par quelque espace.
Au contraire de la République, l’Europe Centrale n’assumait pas le rôle de zone
frontalière. A moins que nous ne reconnaissions l’identification nationale plus nette en
Europe Centrale comme une réponse à un sentiment de menace. La révolution
bolchévique et le communise étaient, il est vrai, des produits des processus
d’européanisation de la Russie mais, en conséquence, ils l’ont séparée de l’Europe. Ces
conséquences sont difficilement prévisibles. Par contre 1945 a étendu l’influence
destructrice du système jusqu’ à l’Elbe jusqu’ à détruire l’Europe Centrale elle-même.
Cette longue introduction nous était nécessaire pour définir la place très
longtemps occupée par la Pologne en Europe. Nous employons pour ce faire la notion de
Confins de l’Europe. C’est là une zone frontalière, jamais et nulle part identifiée avec les
frontières de l’Etat. L’essence des confins réside dans la différence du dialogue. La zone
frontière est liée à l’expansion, à la rencontre d’autres civilisations. C’est la partie de
l’Europe orientée vers les échanges avec l’entourage. Ce qui déterminait d’une manière
capitale la formation de l’identité nationale.
En usant du terme Confins relativement à l’Europe, nous procédons à un
glissement sémantique assez risqué. Ce qui nous y autorise, c’est le fait que les Confins
de la République n’existent pas hors de la mémoire familiale. La conscience des Confins,
forte encore en 1913, était dès ce temps impuissante face aux mouvements nationaux
réels et aux nationalismes. Aujourd’hui c’est un vestige qui, chose étonnante, inquiète un
grand nombre. A notre sens, on peut et on doit associer la vision géo-historique qui
appréhende la Pologne dans l’axe Nord/Ouest-Sud/Est à la conception culturelle. La
zone frontalière de l’Europe c’était l’espace de l’isthme, un pont interculturel, une zone
de Rencontres des civilisations. En élargissant la notion des Confins, nous exploitons
sciemment les contenus qui leur étaient associés par des générations de Polonais.
« Dans la manière d’employer le mot Confins (Kresy) dans la langue polonaise en tant que
nom commun, assumant parfaitement le rôle de substitut d’un nom propre – de nom
géographique, s’enferme de quelque manière la spécificité de l’histoire polonaise…
‘Confins’ signifie ‘contrée limite’, c’est un véhicule potentiel de la disposition à
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mythologiser le territoire ainsi appelé, comme si c’était la dernière partie d’un ‘monde’ –
peut-être du monde chrétien… »2 .
Cette disposition, la mythologie polonaise des Confins, sont à notre sens un
témoignage d’une réalité difficile à définir sans ambiguïté. L’indigène s’y mêlait à
l’étranger. Les confins européens c’est l’espace de la Rencontre particulière avec les
autres civilisations, un espace générant la pluralité de cultures contradictoires et
d’immenses tensions. Voisinaient en effet des communautés qui étaient et devenaient
des nations, qui rapportaient leur identité au même territoire. Là la civilisation
européenne issue du christianisme occidental rencontrait la civilisation se réclamant du
patrimoine byzantin et du christianisme oriental. Les deux rencontraient les civilisations
asiatiques, dont surtout l’islam. On recherchait des voies de dialogue, mais la Rencontre
était surtout un conflit.
Dans ce long processus d’expansion européenne s’est formée la Pologne et toute
sa tradition qui est devenue le ciment de la nation. Les Polonais étaient conscients de
leur rôle et le manifestaient de manière diverse. Ils sont restés au même endroit mais,
assujettis au communisme, ils vivaient avec la Situation hors de l’espace européen.
Toutefois leur place en Europe n’existe plus – les Confins ont été supprimés en 1945. Est
par contre resté le problème européen, c’est-à-dire la reconstitution de l’espace de la
Rencontre. Il porte des chances et des défis, il remplit de crainte devant le réveil des
échos du passé. Devant le conflit.
* * *
Nos propositions sont les suivantes. La civilisation européenne a créé des espaces
de confins où se produisait la Rencontre des civilisations. A la frontière orientale la
Pologne, mais pas seulement elle, créait des circonstances de confrontation
extrêmement vivifiante, de conflit et de dialogue. De là est née une sensibilité
particulière à l’identité nationale propre et à l’appartenance civilisationnelle. Les
conditions de formation des nations y étaient différentes et la réalité de l’Etat-Nation
était imposée dans la relation de la domination du Centre sur les périphéries. Nous
2 J. Kolbuszewski, Legenda Kresów w literaturze polskiej XIX i XX w. dans: W. Wrzesiński (ed.), Polska myśl polityczna XIX i XX wieku, t. VI: Między Polską etniczną a historyczną, Wrocław 1988, p. 47.
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considérons l’existence de la zone frontalière comme importante et comme un
phénomène vivifiant, qui accroit la diversité, multiplie les contradictions et les échanges,
qui assiste en un mot la dialogique européenne. L’originalité des cultures européennes
des confins était et reste un phénomène positif. Toutefois l’avance de la Russie de l’Est,
le confinement dans la périphérie du côté ouest, la division par le cordon de Yalta et les
quarante-cinq ans de domination du totalitarisme communiste, ont produit des ravages
inimaginables. Pour un grand nombre, l’Europe ici n’existe plus, elle est une illusion ou
une usurpation. On devrait donc ranger les confins orientaux dans le passé. Cela signifie-
t-il que les Confins soient rayés de la trajectoire du développement de la civilisation
européenne ? Cela est d’une signification primordiale pour la question sur l’avenir des
Polonais.
Il est également dangereux pour l’évolution ultérieure d’imaginer une Europe
divisée en Orient et Occident que de la circonscrire au seul espace soustrait aux
influences de l’URSS. Les Polonais ont toujours nié leur orientalité, souvent à l’encontre
des faits et aussi d’une manière qui mettait en vedette leurs complexes plutôt que leurs
qualités. Ils ont cependant à leur appui une raison capitale, démontrée non seulement en
1989. Ils sont en état de créer un espace de liberté, ils sont capables de transmettre cette
valeur aux autres. La nouvelle réalité qui se dessine à l’Est est pour les Polonais une
chance de salut, ce qui ne veut pas dire qu’ils en soient des objets passifs. En cherchant
un moyen de se défaire de l’emprise paralysante de la Situation, les Polonais de la fin du
XXe siècle élargissent l’espace de la liberté et chez soi, ils reconstruisent l’Europe. Nous
sommes convaincus qu’il est possible de reconstruire les Confins européens, autrement
dit l’espace de la Rencontre.
Le Polonais de la fin du XXe siècle veut se voir Européen. Il aperçoit cependant
qu’en l’espace d’un demi-siècle l’Europe n’a pas tant été divisée que tronquée. Le
sentiment de rejet au moment où justement commence « la démolition du mur » est
extrêmement pénible. Le Polonais de la fin du XXe siècle n’aperçoit pas toujours la
Situation, il partage par contre avec d’autres la conviction du tort et de l’injustice qui lui
ont été faits.
Nous nous interrogeons sur ce que devièndra le Polonais, non ce qu’il devrait être
tel quel nous voudrions le voir. Nous le faisons deliberement. Nous rappelons les
prémisses de départ. Pour conserver son identité, le Polonais a besoin d’une structure
nationale, donc justement du système européen des valeurs. C’est une nécessité qui
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élargit et enrichit l’Europe. L’avenir des Polonais sera défini par leur aptitude à survivre
en tant que nation et à exister en tant qu’Européens. Cela équivaut avant tout à
l’accomplissement d’un effort conscient pour reconstituer l’aptitude à participer au
système européen des valeurs. La liberté aura ici une signification capitale. C’est elle en
effet qui, avec la Vérité, a été particulièrement violemment attaquée par le système
totalitaire. Comme nous l’avons dit, la clé de la Situation est d’avouer qu’elle a été crée et
qu’elle subsiste grâce à notre peur et à la tentation de participer au mensonge. Il est
nécessaire de confirmer qu’elle est extérieure à nous et indépendante de nous. La peur
de la liberté et de la vérité est d’autant plus forte que des générations ont été façonnées
par la Situation, par la triple domination et le parasitisme du totalitarisme communiste.
Nous nous souvenons encore de notre peur. L’effort gigantesque qui a conduit à la
victoire de 1989 ne peut obnubiler le fait que les Polonais n’en sont qu’au
commencement du chemin. Ce chemin ne porte pas le caractère d’un retour, les buts et
les destinations ne sont pas clairement définis. Et comme il y va de valeurs, la notion clé
dans ce processus semble être la conversion.
C’est d’ailleurs indispensable pour procéder au changement d’état. Le processus
de reconstruction de la normalité économique n’équivaut pas directement au
changement des relations dans le système mondial, concrètement, n’élimine pas
l’arriération polonaise. Et là une fois de plus il faut remarquer qu’il n’y a aucune
proposition de retour. Nous sommes confrontés à un défi qui les Polonais libres peuvent
relever comme une chance.
Enfin notre place en Europe. Le Polonais de la fin du XXe siècle s’imagine qu’il
frappe à la porte de l’Europe avec une facture de mérites et d’injustices. C’est vrai, ou ce
sera vrai si nous ne répondons pas au défi de la liberté, si nous ne nous lançons pas dans
la création de l’indépendance économique. Mais de fait ce n’est pas de retour à l’Europe
qu’il s’agit. Le problème c’est le retour de l’Europe ici. Il faut reconstituer l’espace, en
Europe ce sera l’espace des confins. Telle était notre place dans la civilisation
européenne et il ne dépend en quelque sorte que de nous que nous le reconstruisions.
Nous ne voyons pas d’autre « retour ».
Ce que nous avons dit, nous voulions l’exprimer en raccourci dans le titre de ce
propos. Pour le Polonais de la fin du XXe siècle, la question sur l’être ou ne pas être
national et européen n’oscillera pas autour de la lutte armée. Ce qui ne vaut pas dire que
le grand signe d’interrogation ait été supprimé. Nous voyons la réponse à la question
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ainsi posée dans la formulation suivante: les frontières de l’Europe sont définies par le
vécu de la liberté. L’effort des nations déplace aujourd’hui les frontières de la liberté
dans cette partie du continent.
Cela équivaut à recréer les frontières de l’Europe. Il convient ici de souligner une
chose: le recouvrement de la liberté est un processus extrêmement difficile consistant à
en tracer les limites. Les limites de la liberté c’est, aujourd’hui, avant tout la conscience
qui permet de l’utiliser et de la construire sans faire du tort ni des dommages aux autres.
La liberté recouvrée dans le processus du rejet de la Situation est fragile et difficile,
comme celle conquise dans le processus révolutionnaire. La liberté des Polonais de la fin
du XXe siècle consiste en premier lieu à se libérer de la peur, à reconstruire la personne
humaine et sa dignité. Sur cette base seulement pourront être ancrées les libertés
économique et politique.
En indiquant la liberté, nous concentrons notre attention sur la manière large de
la traiter. Il ne s’agit pas uniquement de liberté pour tous. Les Polonais ont besoin de la
diversité européenne et du dialogue, la liberté doit être accessible à tous. Cet état et
cette place, l’aptitude à la liberté et la disponibilité à la recevoir, détermineront les
frontières de la civilisation européenne. Ces frontières n’ont jamais été historiquement
préjugées, elles étaient toujours floues. Le raisonnement ici développé rejette nettement
la vision de la « maison commune européenne » dans laquelle trouverait place l’Union
soviétique. Les processus qui s’y accomplissent ont pour tous en Europe une
signification colossale. Il n’en faut pas moins voir que ni le passé ni le moment présent
n’ont été un espace de liberté et de dialogue. Au contraire, l’URSS comme autrefois la
Russie persiste en tant que prison des nations qui dégrade les unes et rend impossible le
développement des autres. L’option européenne, ce qui ne signifiait jamais option
ethnique ou religieuse, avait été déplacée aux XVe-XVIIe siècles loin vers l’est. En était
résultée la naissance des aspirations nationales dans les Confins, qui couvaient
longtemps après que ces sociétés ont été reprises à la République par la Russie et
l’Autriche. La situation de ces nations à la fin du XXe siècle, de la Baltique à la Mer Noire,
est incomparablement pire que le sort des Polonais. Parlant des frontières de l’Europe,
nous ne traçons pas de lignes selon les frontières des Etats. Il n’y va pas uniquement, ou
avant tout, de repousser les conséquences de Yalta. Justement en revenant à leur
position de confins, les Polonais devraient se définir comme ouverture et non pas
barrage, car tel avait toujours été leur rôle. Le seul authentiquement européen. La