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Les Vikings dans l'hagiographie bretonne

Date post: 04-Apr-2023
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Les Vikings dans l’hagiographie bretonne André-Yves BOURGÈS N otre sujet ne peut s’aborder sans effectuer au sein du corpus retenu 1 un distinguo entre les textes les plus anciens – ceux qui sont contemporains des troubles liés aux incursions des Normands dans la péninsule armoricaine – et les textes écrits postérieurement à ces événements, c’est-à-dire à partir du milieu du XI e siècle, après la disparition des témoins des derniers raids scandinaves sur la Bretagne. Il nous a paru souhaitable de présenter brièvement pour chacune des pièces inventoriées l’essentiel de son contenu, afin que cette présentation s’avère moins aride. Nous avons ensuite cherché à mesurer ce qui pourrait être décrit comme l’apport « en creux » des Vikings à la production hagiographique bretonne : provoqué par leurs incursions, l’exode des hommes, des manuscrits, ainsi que des reliques de nombreux saints bretons a en effet favorisé l’extension 1. Ce corpus, établi à l’aide notamment de l’ouvrage de J.-C. CASSARD, Le siècle des Vikings en Bretagne, Paris, 1996, est formé des textes suivants (numéro de la classification BHL ; nom vernaculaire du saint ; désignation proposée) : 0236 : Aubin Miracula Albini auctore anonymo. 1945 : Conwoion et les moines de Redon Gesta Conwoionis et sociorum ejus in Rotonense monasterio auctore anonymo. 1946 : Conwoion Vita Conwoionis auctore anonymo. 3541 : Gildas et les moines de Rhuys Vita Gildae et gesta monachorum Ruyensis auctore Vitali abbate ejusdem loci (?). 3610 : Goulven Vita Golveni auctore Guillelmo Britone Armorico (?). 3712 : Gohard Passio Gunhardi auctore anonymo. 5116 : Malo Vita Machutis auctore Bili diacono Aletensi. 5141 : Magloire Miracula Maglorii auctore anonymo. 5147 : Magloire Translatio Maglorii et aliorum Parisios auctore anonymo. 5668 : Martin, Miracula Martini Vertavensis auct. Letaldo monacho Miciacensi (?). 6585 : Paul Aurélien Vita Pauli auctore Wrmonoco monacho Landevenecensi. 8353 : Tugdual Vita Tutguali longior auctore anonymo. 8819 : Guénaël Translatio Wenaili auctore anonymo. 8957 : Guénolé Vita Winwaloei auctore Wrdisteno abbate Landevenecensi. [Vacat] Miracula Ecclesiarum Namnetensis auctore anonymo. Extrait de Landévennec, les Vikings et la Bretagne. En hommage à Jean-Christophe Cassard, Magali Coumert et Yvon Tranvouez (dir.), Brest, CRBC-UBO, 2015.
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Les Vikings dans l’hagiographie bretonne

André-Yves BOURGÈS

Notre sujet ne peut s’aborder sans effectuer au sein du corpus retenu 1 un distinguo entre les textes les plus anciens – ceux qui sont contemporains

des troubles liés aux incursions des Normands dans la péninsule armoricaine – et les textes écrits postérieurement à ces événements, c’est-à-dire à partir du milieu du XIe siècle, après la disparition des témoins des derniers raids scandinaves sur la Bretagne. Il nous a paru souhaitable de présenter brièvement pour chacune des pièces inventoriées l’essentiel de son contenu, afin que cette présentation s’avère moins aride.

Nous avons ensuite cherché à mesurer ce qui pourrait être décrit comme l’apport « en creux » des Vikings à la production hagiographique bretonne : provoqué par leurs incursions, l’exode des hommes, des manuscrits, ainsi que des reliques de nombreux saints bretons a en effet favorisé l’extension

1. Ce corpus, établi à l’aide notamment de l’ouvrage de J.-C. CASSARD, Le siècle des Vikings en Bretagne, Paris, 1996, est formé des textes suivants (numéro de la classification BHL ; nom vernaculaire du saint ; désignation proposée) : 0236 : Aubin Miracula Albini auctore anonymo. 1945 : Conwoion et les moines de Redon Gesta Conwoionis et sociorum ejus in Rotonense monasterio auctore anonymo. 1946 : Conwoion Vita Conwoionis auctore anonymo. 3541 : Gildas et les moines de Rhuys Vita Gildae et gesta monachorum Ruyensis auctore Vitali abbate ejusdem loci (?). 3610 : Goulven Vita Golveni auctore Guillelmo Britone Armorico (?). 3712 : Gohard Passio Gunhardi auctore anonymo. 5116 : Malo Vita Machutis auctore Bili diacono Aletensi. 5141 : Magloire Miracula Maglorii auctore anonymo. 5147 : Magloire Translatio Maglorii et aliorum Parisios auctore anonymo. 5668 : Martin, Miracula Martini Vertavensis auct. Letaldo monacho Miciacensi (?). 6585 : Paul Aurélien Vita Pauli auctore Wrmonoco monacho Landevenecensi. 8353 : Tugdual Vita Tutguali longior auctore anonymo. 8819 : Guénaël Translatio Wenaili auctore anonymo. 8957 : Guénolé Vita Winwaloei auctore Wrdisteno abbate Landevenecensi. [Vacat] Miracula Ecclesiarum Namnetensis auctore anonymo.

Extrait de Landévennec, les Vikings et la Bretagne. En hommage à Jean-Christophe Cassard, Magali Coumert et Yvon Tranvouez (dir.), Brest, CRBC-UBO, 2015.

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du culte des saints concernés, le ressourcement de communautés bretonnes antérieurement installées en dehors de la péninsule et, en retour, l’« infusion » en Bretagne de traditions culturelles exogènes 2. Enfin, sans chercher à tout prix une synthèse qui, au demeurant, ne s’impose pas de manière évidente, nous nous sommes efforcé, à partir d’un exemple bien connu, d’établir la possible filiation entre un berserkr scandinave et un saint breton ‘fabriqué’ au bas Moyen Âge.

De gente fera Normannica nos libera 3

Malgré ses conséquences importantes sur les destinées de la Bretagne, le choc des incursions scandinaves n’a pas laissé à l’époque beaucoup de traces dans la production hagiographique locale ; et, n’étaient les éléments assez détaillés donnés par l’auteur de la geste des moines de Redon, ainsi que les deux versions, inlassablement reprises, du récit hagio-annalistique conservé par la tradition nantaise sur le sac de la cité ligérienne en 843, dont le meurtre de l’évêque Gohard constitue l’épisode sinon le plus dramatique, du moins le mieux connu, nous ne disposerions que de quelques rares et brèves attestations contemporaines, assez bien distribuées cependant du point de vue géographique puisqu’elles figurent dans des ouvrages consacrés à Magloire, Malo, Paul Aurélien et Guénolé.

Notons dès à présent que, comme l’avait fait remarquer en son temps Marc Bloch, c’est le mot Normand qui, dès l’origine, « malgré sa forme exotique, fut adopté tel quel par les populations romanes de la Gaule » 4 : c’est ce mot qui, en effet, se retrouve aux IXe-Xe siècles en Bretagne sous la plume des hagiographes. De plus, il arrive que l’hagiographe désigne rétrospectivement et donc indûment sous le nom de « Normands » des envahisseurs supposés avoir commis leurs méfaits à l’époque même où l’on place traditionnellement l’existence du saint, c’est-à-dire le plus souvent vers les Ve-VIe siècles. Ainsi en est-il, dans la vita de Guénolé 5, des affirmations, purement gratuites, concernant Gradlon, que Wrdisten présente comme le

2. Nous empruntons cette notion d’« infusion de culture » à M. Boyd, « “Une aventure si estrange, / Ains tele n’avint em Bertaigne” : la Matière de Bretagne et ses rapports avec l’Irlande », H. BOUGET & M. COUMERT (dir.), Histoires des Bretagnes. 2. Itinéraires et confins, Brest, 2011, p. 275.

3. Ms Paris, BnF, lat. 17436, f. 24 [en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8426787t/f53] (consulté le 31 juillet 2013). Antiphonaire dit de Charles le Chauve, datation : vers 870, provenance : abbaye Saint-Corneille de Compiègne.

4. Marc BLOCH, La société féodale, Paris, 1982 (Collection ‘L’évolution de l’Humanité’, tomes 34 et 34 bis), p. 40.

5. A. DE LA BORDERIE (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Landévennec, Rennes, 1888.

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vainqueur des « Normands » sur la Loire 6 ; affirmations à l’origine d’un acte forgé qui figure dans le cartulaire de l’abbaye de Landévennec et qui montre Charlemagne recherchant l’alliance du roi des Cornouaillais et lui faisant remettre par ses émissaires l’autorité sur quatorze civitates situées chez les Francs 7 : au-delà de la forgerie, affleure peut-être ici le souvenir de l’extension du royaume de Salomon au-delà des limites du ducatus breton. Quant à Magloire, un des miracles qui lui sont attribués 8 le montre de son vivant, à Serq, repoussant, avec le concours des habitants de l’île, « une multitude de Normands » (multitudo Normannorum) 9.

Cependant l’auteur anonyme du récit des miracles de Magloire, à l’instar du biographe de Malo, Bili 10, et de celui de Paul Aurélien, Wrmonoc 11, évoque également les ravages intervenus de son temps : tandis qu’il nous offre de manière attendue le récit de l’attaque par les Normands (Normanni) de l’île et du monastère de Serq et même la violation du tombeau du saint, méfaits bientôt punis miraculeusement par une entretuerie qui provoque l’extermination de la quasi-totalité des pillards 12, Bili rapporte une anecdote qui, sous le vernis miraculaire, pourrait bien constituer un témoignage aussi intéressant que vivant sur l’une des multiples techniques de racket utilisées par les Vikings 13. Quant à Wrmonoc, il attribue à son héros d’avoir prédit que l’île de Batz, où Paul Aurélien avait vécu en ermite, serait un jour dévastée par « les Marcomans, c’est-à-dire les Normands » (Marcomannos, id est

6. Ibidem, p. 78 (vers 4-11) : Magnum cui suberat protracto limite regnum / Normannumque gazis, redimitus tempora mitra / Detractis fulget, cunctisque potentior, ipsa / Barbara prostrate gentis post bella inimicae./Jam tunc, quinque ducum truncato vertice, cyulis / Cum totidem, claret centenis victor in armis. / Testis et ipse Liger fluvius est, cujus in albis/Acta acriter fuerant tunc ripis proelia tanta.

7. R.F. LE MEN & E. ERNAULT (éd.), « Cartulaire de Landévennec », Mélanges historiques, t. 5, Paris, 1886 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France), p. 558-559, n° 20.

8. A. DE LA BORDERIE, Miracles de saint Magloire et fondation du monastère de Léhon, Rennes, 1891.

9. Ibidem, p. 9-10 (§ 5-6). Au demeurant, tandis qu’il effectue à plusieurs reprises des variations sur lapis et lapillus, l’écrivain a recours à l’expression saxea viscera pour désigner les « entrailles de pierre » des agresseurs : voilà qui pourrait s’apparenter à quelque pseudo-étymologie homophonique du mot Saxon et constituer l’indication que l’hagiographe n’était pas dupe de sa propre identification avec les Normands.

10. F. LOT, « Mélanges d’histoire bretonne. Textes (suite). II. Vita Sancti Machutis par Bili », Annales de Bretagne, t. 24 (1908), n° 2, p. 235-262 ; n° 3, p. 382-405 ; n° 4, p. 575-598 ; t. 25 (1909), n° 1, p. 47-73.

11. Ch. CUISSARD (éd.), « Vie de saint Paul de Léon en Bretagne », Revue Celtique, t. 5, (1883), p. 417-57.

12. A. DE LA BORDERIE, Miracles de saint Magloire…, p. 13 (§ 11).13. F. LOT, « Vita Sancti Machutis par Bili », p. 68-69 (§ 15-16).

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Normannos) 14. Le tableau dressé à cette occasion est celui d’une désolation totale ; mais le moindre inconvénient d’une telle description, quand on connaît les goûts littéraires de son auteur, est de se révéler sans aucun doute beaucoup moins réaliste que convenue : ainsi pour ce qui concerne le bâti, dont Wrmonoc indique qu’il a été ou détruit ou brûlé jusqu’au sol (sive tollendo sive comburendo ad solum). Or, si Batz, comme l’indique Wrmonoc, faisait toujours l’objet à son époque d’irruptions répétées, c’était peut-être moins avec l’objectif pour les Vikings d’opérer à chaque fois de nouvelles destructions (usque hodie crebris irruptionibus eamdem insulam devastare) – ce qui d’ailleurs ne correspondrait guère à la situation décrite – que celui d’y retrouver une base saisonnière, à l’instar d’autres positions insulaires. Notons au passage le choix par Wrmonoc du nom de Marcomans constitue l’indication que, même si les contacts des envahisseurs avec les Bretons s’avèrent aussi concrets que brutaux, sa propre vision de la Scandinavie demeure quant à elle largement « livresque ». En outre, avec sa glose explicite, cette désignation pourrait bien avoir été empruntée à une formule de Raban Maur 15.

Dans la geste des moines de Redon, le passage relatif aux méfaits des Normands 16 s’efforce, avec une incontestable habileté, de raccorder chronologiquement un épisode local, dont la dimension miraculaire sert là encore à édulcorer sinon à travestir les faits – et qui, pour cette raison, se révèle difficile d’interprétation – à un événement d’une portée beaucoup plus large : il s’agit du « vain assaut mené à Nantes par le roi Erispoë et ses Bretons, répondant à l’appel du Viking Sidric, contre un parti adverse de Scandinaves établi sur l’île de Betia en face de la cité » 17 ; l’affaire était effectivement d’importance, car cette place-forte constituait la tête de pont d’une véritable colonisation locale. Cependant, les Normands finirent par s’entendre entre eux aux dépens d’Erispoë et Sidric vida les lieux pour courir d’autres aventures. Comme l’a montré L. Halphen 18, cet épisode, qui bien sûr figure dans la reconstitution de la Chronique de Nantes, mais rapporté à une période postérieure 19, a passé, en même temps que

14. Ch. CUISSARD, « Vie de saint Paul de Léon… », p. 454 (§ 21).15. Marcomanni, quos nos Nordmannos vocamus : RABAN MAUR, « De Inventione

Linguarum », Patrologia Latina, t. 112, col. 1581-1582.16. C. BRETT (éd.), The monks of Redon. Gesta Sanctorum Rotonensium and Vita

Conuuoionis, Woodbridge, 1989, (Studies in Celtic History, 10), p. 213-219.17. J.-C. CASSARD, Les Bretons et la mer au Moyen Âge, Rennes, 1998, p. 63.18. L. HALPHEN, « Note sur la Chronique de Saint-Maixent », Bibliothèque de l’École des

chartes, t. 69, (1908), p. 407.19. F. LOT, « Mélanges d’histoire bretonne (suite) », Annales de Bretagne, t. 22, (1906), n° 3,

p. 419-420 et 422-423.

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les courts textes apparentés des Miracula sancti Martini Vertavensis et du Liber Miraculorum sancti Maximini Miciaciensis relatifs à l’assassinat de l’évêque Gohard lors du pillage de Nantes en 843 20, dans la Chronique de Saint-Maixent 21. Ces événements tragiques font l’objet d’une mention laconique dans les Annales de Saint-Bertin, qui ne donne même pas le nom du prélat 22 ; mais on dispose d’un récit un peu plus développé dans deux fragments hagio-annalistiques contemporains 23, dont le plus détaillé a, lui aussi, passé tardivement dans la Chronique de Nantes 24. Au-delà de sa dimension factuelle, la mort de Gohard renvoie à un topos hagiographique souvent désigné aujourd’hui par le titre de la pièce de théâtre de T.S. Eliot, Murder in the Cathedral, « meurtre dans la cathédrale », car l’affaire Becket en est l’illustration la plus connue ; mais le cas de Gohard, sinon le plus ancien – nous connaissons à l’époque mérovingienne celui de Prétextat, rapporté par Grégoire de Tours 25 – paraît le plus complet, car il comporte trois éléments : 1°) l’assassinat ou le meurtre d’un évêque, 2°) célébrant la messe 3°) dans sa cathédrale. En outre, à Nantes, l’hagiographe précise que le prélat fut frappé à mort à l’instant où il prononçait les mots sursum corda, élément à considérer comme le quatrième constituant de ce topos 26.

L’auteur des Miracula de Martin de Vertou et celui des Miracula d’Aubin 27 désignent eux aussi les Scandinaves sous le nom de « Normands ». Outre le récit du pillage de Nantes et de la mort tragique de Gohard, comme

20. B. KRUSH (éd.), « Miracula S. Martini abbatis Vertavensis », Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Merovingicarum, t. 3, Hanovre, 1896, p. 573 (§ 8) ; J. MABILLON (éd.), « Liber miraculorum sancti Maximini abbatis Miciacensis, auctore Letaldo monacho », Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, in sæculorum classes distributa. t. 1, Paris, 1668, p. 602 (§ 8).

21. J. VERDON (éd.), La chronique de Saint-Maixent (751-1140), Paris, 1979 (Les Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 33), respectivement p. 72-73 et p. 60-63.

22. G. WAITZ & G. PERTZ (éd.), « Annales Bertiniani », Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum separatim editi, t. 5, Hanovre, 1883, p. 29.

23. Ms Angers, bibliothèque municipale, 817 (ancien 733), respectivement f° 135 et f° 136 verso : voir F. LOT & L. HALPHEN, Le règne de Charles le Chauve. Première partie, Paris, 1909 (Bibliothèque de l’École pratique des hautes études, sciences historiques et philologiques, 175), respectivement p. 77, n. 2 et p. 79, n. 3 (avec un flottement dans la désignation du manuscrit entre ses deux cotes).

24. R. MERLET (éd.), La chronique de Nantes (570 environ-1049), Paris, 1896, p. 14-17.25. N. GRADOWICZ-PANCER, « Femmes royales et violences anti-épiscopales à l’époque

mérovingienne : Frédégonde et le meurtre de l’évêque Prétextat », N. FRYDE, D. REITZ, Bischofsmord im Mittelelalter – Murder of Bishops, Göttingen, 2003, p. 37-50.

26. Nous reviendrons sur cette question dans le cadre d’un travail spécifique.27. Bollandistes (éd.), « Miracula sancti Albini episcopi Andegavensis », Acta sanctorum,

Mars, t. 1, p. 62-63.

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nous l’avons dit plus haut, le premier ouvrage contient une peinture du pillage de l’abbaye et de la fuite des moines de Vertou 28 suffisamment réaliste pour avoir longtemps donné à croire que l’écrivain avait vu ce qu’il rapporte, ou du moins, comme il l’indique explicitement, qu’il en avait recueilli la matière auprès de témoins directs, tel le dénommé Arnulfe à qui les Normands avaient coupé les deux mains 29 ; mais, à part le fait que l’hagiographe précise qu’il a également eu recours à des sources écrites dont il nomme les auteurs, Launégisile, présenté comme l’un des pères du monastère, et l’archidiacre Séguin 30, et sauf à considérer – ce qui doit faire l’objet d’un examen spécifique qui n’a pas sa place ici 31 – que le départ des moines ne fut pas consécutif au sac de 843 et devrait en conséquence être rapporté aux ultimes incursions scandinaves à Nantes, beaucoup plus tardives, même si leur époque ne peut être arrêtée avec toute la précision souhaitable 32, il faut renoncer à reconnaître un témoignage oculaire dans ce texte, dont l’attribution à Létald de Micy, déjà proposée par B. Krush 33, se déduit assez aisément de sa parenté avec le passage correspondant dans le Liber miraculorum de Mesmin de Micy et fait aujourd’hui largement consensus 34. Quant à l’épisode tiré du recueil des miracles d’Aubin, il se situe à Guérande dont l’église était, déjà au milieu du IXe siècle, placée sous l’invocation du saint et détenait ses reliques 35 : le récit fait état de l’intervention d’un quidam vir curialis – la formule est un quasi-hapax, particulièrement difficile à interpréter 36 – personnage inconnu de tous et qui, sous l’apparence d’un chevalier porteur d’armes étincelantes (militis specie apparuit, fulgentibus stipatus armis), vient redonner courage aux

28. B. KRUSH (éd.), « Miracula S. Martini abbatis Vertavensis », p. 571 (§ 5) ; p. 573 (§ 8).29. Ibidem, p. 570 (§ 4).30. Ibid., p. 571 (§ 5). 31. Nous l’inscrivons au nombre de nos tâches à venir.32. Demeure notamment à fixer « le point de chronologie » soulevé par A. DE LA BORDERIE,

Histoire de Bretagne, t. 2, Paris-Rennes, 1898, p. 421, n. 2 et concernant l’incursion des Vikings qui a donné lieu aux deux premiers miracles rapportés dans la Chronique de Nantes, édition R. MERLET, p. 143-146 : nous pensons pour notre part que cette apparente difficulté peut être aisément tournée si l’on renonce à abaisser l’époque de cette incursion à 960 environ, date préconisée par R. Merlet, et si on la place en 954.

33. B. KRUSH (éd.), « Addenda et emendada », Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Merovingicarum, t. 4, Hanovre, 1902, p. 771.

34. M. SIMON, « Létald de Micy, histoire ou fantaisie ? », Mélanges François Kerlouégan, Besançon-Paris, 1994, p. 571-572.

35. A. DE COURSON (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, Paris, 1863, p. 370 : In ecclesia que dicitur Werran ante sanctum altare in quo habentur reliquiae sancti Albini.

36. Peut-être faut-il comprendre « homme qui fréquente une cour seigneuriale, comtale ou royale » ?

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populations effrayées ; galvanisés par son discours qui se réfère au combat de David contre Goliath, les habitants de Guérande parviennent alors, grâce à ce soutien de nature divine, à repousser victorieusement les pirates.

Après la tempête

Avec les Miracula Ecclesiarum Namnetensis, ouvrage déjà mentionné 37 et par lequel nous terminons l’examen de ceux qui concernent plus particulièrement la région nantaise, nous débutons en même temps l’inventaire de la seconde partie du dossier relatif aux Vikings dans l’hagiographie bretonne. Cette partie contient des pièces plus tardives, dont la composition s’étend de la seconde moitié du XIe siècle au début du XIIIe et dont la distribution géographique s’avère, là encore, assez harmonieuse, puisque – outre le recueil miraculaire qui vient d’être mentionné et qui nous a notamment transmis le souvenir d’un gracieux prodige intervenu dans l’aître de l’église Saint-Donatien-et-Saint-Rogatien, où un malheureux fuyard réfugié derrière un chêne en voit le tronc s’entrouvrir pour le cacher à la vue de ses poursuivants 38 – elles sont extraites d’ouvrages consacrés à Conwoion, Gildas, Guénaël, Goulven et Tugdual. A quoi il faut ajouter le récit mis en forme tardivement à l’abbaye Saint-Magloire de Paris de la translation de nombreuses reliques bretonnes dans la capitale au comble de la pression scandinave en Bretagne, dans les années 920.

Ce dernier ouvrage a fait l’objet d’une étude très approfondie par le regretté H. Guillotel 39, qui a donné l’édition critique de ses fragments conservés 40, précédée d’une notice exhaustive 41 : nous n’y reviendrons pas, sinon pour constater sa parfaite conformité avec l’ultime leçon de la vita de Guénaël, qui, elle aussi, raconte la translation des reliques du saint en région parisienne 42 ; mais cet accord entre les deux textes n’est pas exclusif de nombreuses autres questions, concernant notamment l’époque de la mise en œuvre initiale du matériau documentaire à la disposition de leurs auteurs. En tout état de cause, la contextualisation de la translatio

37. Voir supra, n. 32.38. Chronique de Nantes, édition R. MERLET, p. 143-145 ; un second miracle, qui a lui aussi

pour théâtre le sanctuaire des Enfants nantais, nous montre les pillards privés de l’usage de la vue par punition divine et, après leur guérison obtenue par leur repentance, proclamer ce prodige « dans tout le pays des Normands » (per omnem regionem Normannorum).

39. H. GUILLOTEL, « L’exode du clergé breton devant les invasions scandinaves », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 59, (1982), p. 293-300.

40. Ibidem, p. 310-315.41. Ibid., p. 301-30942. F. MORVANNOU, Saint Guénaël. Études et documents, Brest, 1997 (Cahiers de Bretagne

occidentale, 16 ; Britannia monastica, 4), p. 96.

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de Guénaël permet de conjecturer avec assez de vraisemblance que le récit en question a été rédigé au plus tôt dans la seconde moitié du XIe siècle 43.

La véritable geste des premiers moines de Rhuys qui forme la seconde partie de l’ouvrage consacré à Gildas – dont nous pensons qu’elle a été rédigée par le nouvel abbé, Vitalis, sans doute vers 1040 44 – est introduite par un assez long texte 45 que les Bollandistes ont édité avec raison comme un chapitre à part entière 46, car il ressortit moins au genre hagiographique qu’à celui de la chronique. Ce texte, avec une indéniable puissance d’évocation, rappelle comment la longue guerre de succession consécutive à l’assassinat de Salomon avait favorisé les incursions des Scandinaves, bien connus de l’un des deux prétendants à la couronne ducale, Pascwethen : celui-ci, expose l’auteur, avait en effet été « capturé par les Normands puis racheté » ; il avait été ensuite « tué dans un guet-apens tendu par quelqu’un » (sed capto a Nortmannis Pasqueteno atque redempto, ac postea a quodam per insidias occiso). L’imprécision (volontaire ?) concernant l’instigateur du guet-apens ne laisse pas d’intriguer : une recherche patiente en forme d’enquête policière mériterait évidemment d’être menée à ce sujet ; mais, à plus de onze siècles de distance, dans le contexte documentaire que l’on sait, elle requiert sans doute moins la plume de l’historien que celle du romancier 47.

Dans la vita longue de Tugdual 48, dont nous pensons, avec Hubert Guillotel 49 qu’il convient d’abaisser l’époque de composition au XIIe siècle, c’est la persécution du clergé exercée par le fameux et en même temps fabuleux Hasting qui inspire assez de crainte à l’évêque de Tréguier, Gorennan, pour provoquer la fuite du prélat, emportant

43. Voir à ce propos les arguments développés par J.-C. POULIN, L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009, p. 386-389.

44. Après la mort en 1038 de Félix, son prédécesseur et le restaurateur de l’abbaye, et avant l’ejectio de Vitalis par ses moines en 1042.

45. F. LOT, « Mélanges d’histoire bretonne : Gildae vita et translatio (suite et fin) », Annales de Bretagne, t. 25 (1909), n° 3, p. 503-509.

46. Bollandistes (éd.), « Vita S. Gildae Sapientis Abbatis Ruiensis », Acta Sanctorum, Janvier, t. 2, p. 964-965.

47. Ce travail d’investigation sert de trame à une nouvelle historico-policière à paraître sous le titre de Pas de couronne pour Pascwethen !

48. A. DE LA BORDERIE, « Saint Tudual. Texte des trois Vies les plus anciennes de ce saint et de son très ancien office publié avec notes et commentaire historique », Mémoires de la Société archéologique des Côtes-du-Nord, 2e série, t. 2 (1886-1887), p. 93-117.

49. H. GUILLOTEL, « Le dossier hagiographique de l’érection du siège de Tréguier », Bretagne et pays celtiques. Langues, histoire, civilisation. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot (1923-1987), Saint-Brieuc-Rennes, 1992, p. 215.

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avec lui les reliques de son illustre prédécesseur 50 : cette explication a semblé un peu courte à Hubert Guillotel et, au demeurant, la brièveté du passage concerné ne lui inspirait guère confiance 51. Nous ne sommes guère porté à plus d’indulgence, même s’il nous semble possible que le nom de Gorennan ait figuré sur les authentiques des reliques de Tugdual conservées, à l’époque de l’hagiographe, à Château-Landon et à Chartres. Quant à la vita de Conwoion, largement inspirée de la geste des moines de Redon, sa datation a fait l’objet, elle aussi, d’une révision à la baisse par H. Guillotel, qui situe l’époque de sa composition vers le premier quart du XIIe siècle seulement 52 : le témoignage de ce texte sur la destruction ad solum de l’abbaye par « certains peuples innombrables venus des îles du Nord » (ab insulis Aquilonis quidam innumerabiles populi) 53 permet-il, en conséquence, de pallier le déficit constaté de l’ouvrage antérieur, dont il aurait ainsi conservé la matière ? Ou bien doit-il être révoqué en doute à raison de son caractère tardif ?

La pièce la plus récente de notre dossier est sortie de la même plume que plusieurs textes relatifs à des saints léonards (notamment Goëznou et Ténenan) ; mais contrairement à ceux-ci, la vita de Goulven, même déficitaire d’un éventuel prologue comme le suggère son dernier éditeur, se présente dans son état actuel sous la forme d’une biographie apparemment complète 54. Entre autres épisodes, l’auteur fait le récit de la bataille qui opposa le « comte Even urnommé le Grand » (comes Evenus qui cognominatus est Magnus) aux « pirates insulaires Daces et Normands » qui, « à cette époque, infestaient nombre de provinces et en particulier notre Bretagne armorique » 55. Cette bataille, dont Even sort victorieux, fait l’objet d’une description extrêmement sommaire : comme semble le suggérer l’hagiographe, les combats auraient été livrés sur le rivage même ;

50. A. DE LA BORDERIE, « Saint Tudual… », p. 113.51. H. GUILLOTEL, « L’exode du clergé breton… », p. 278-279.52. Idem, « Genèse de l’Indiculus de episcoporum depositione », C. LAURENT,

B. MERDRIGNAC & D. PICHOT (éd.), Mondes de l’Ouest et villes du monde. Regards sur les sociétés médiévales. Mélanges en l’honneur d’André Chédeville, Rennes, 1998, p. 134-136.

53. C. BRETT (éd.), The monks of Redon…, p. 242-243.54. À l’édition ancienne d’A. DE LA BORDERIE, « Saint Goulven. Texte de sa Vie latine

ancienne et inédite. Avec notes et commentaire historique », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 29, (1891), p. 214-250, il faut désormais préférer celle récemment procurée par Y. MORICE, « La Vie latine de saint Goulven. Nouvelle édition », dans G. BURON, H. BIHAN & B. MERDRIGNAC (dir.), À travers les îles celtiques. Mélanges à la mémoire de Gwenaël Le Duc, Rennes, 2008 (Britannia monastica, 12), p. 173-184.

55. Ibidem, p. 179 (§ 9).

220 LANDÉVENNEC, LES VIKINGS ET LA BRETAGNE

du moins, la poursuite des fuyards aurait-elle amené l’armée victorieuse du comte jusqu’au littoral hérissé de rochers où, avant de pouvoir regagner leur pays, s’étaient cachés les rares survivants des bandes ennemies. Cette victoire avait en outre permis de reprendre aux païens tout ce dont ils s’étaient emparés 56. Plusieurs formules et différents termes employés dans le passage en question, comme c’est également le cas en d’autres endroits de la vita de Goulven, renforcent l’hypothèse que cet ouvrage est bien sorti de la même plume que la vita de Goëznou ; la proposition de reconnaître Guillaume le Breton dans l’auteur de la vita de Goulven sort elle aussi renforcée de la comparaison entre les textes 57 : ainsi, quand l’hagiographe écrit temporibus illis insulani piratae Daci et Normani (...)... multas provincias et maxime Britanniam nostram Armoricam infestabant, il est tentant de rapprocher cette formule d’un passage de la Chronique en prose de Guillaume qui rapporte comment in diebus illis venerunt Daci sive Dani de Scythia duce Rollone, et subjugaverunt sibi totam Neustriam (…)… et Britanniam minorem, et multas alias regiones in regno Francorum, depopulati sunt, et ecclesias universas destruxerunt 58.

Linéaments ténus, ces rapprochements et plusieurs autres, notamment le qualificatif christianissimus attribué dans les deux cas au prince et qui pourrait bien constituer un nouvel indice que l’hagiographe partageait le même lexique que le chroniqueur, contribuent à l’esquisse d’un parallèle plus formel entre le récit de la bataille gagnée par Even, tel qu’il figure sous la plume de l’hagiographe de Goulven, et celui du « dimanche de

56. Ibid., (§ 10).57. Dans notre article sur « Guillaume le Breton et l’hagiographie bretonne aux XIIe et XIIIe

siècles », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 102 (1995), n° 1, p. 35-45, nous proposions de reconnaître dans le futur chantre de Philippe Auguste, Guillaume, Breton du Léon, probablement originaire de Plabennec, qui resta attaché sa vie durant à son pays natal, l’auteur de la vita de Goëznou ; puis dans Le dossier hagiographique de saint Melar. Textes, traduction, commentaires, Lanmeur-Landévennec, 1997 (Britannia monastica, 5), p. 225-230, nous suggérâmes que cette vita elle-même avait pu constituer la ‘tête de série’ de *Gesta episcoporum Leonensium incluant entre autres textes les biographies de Goulven et de Ténénan. En outre, dans un travail resté inédit, nous avons également suggéré qu’une vita (disparue) de Jaoua pouvait avoir fait partie de cet ensemble : après que nous en eussions fait part à B. TANGUY, ce chercheur a bien voulu faire écho à notre hypothèse dans son étude sur « La Vie de saint Jaoua d’après Albert Le Grand », L. LEMOINE & B. MERDRIGNAC (éd.), Corona monastica. Mélanges offerts au père Marc Simon, Rennes, 2004 (Britannia monastica, 8), p. 107.

58. H.-F. DELABORDE (éd.), Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, historiens de Philippe-Auguste, t. 1, Paris, 1882, p. 174. Guillaume suit en l’occurrence la tradition historiographique normande inaugurée par Dudon de Saint-Quentin en identifiant Dani et Daci.

A.-Y. BOURGÈS – Les Vikings dans l’hagiographie bretonne 221

Bouvines » tel qu’il est rapporté, en prose et en vers, par Guillaume 59. Dans un cas comme dans l’autre, ce parallèle est sous-tendu par la structure narrative : tandis que s’élève en sa faveur la prière des hommes de Dieu, le prince à la juste cause écrase ses ennemis, idolâtres ou suppôts de Satan – victoire certes acquise grâce à l’union réalisée entre les deux composantes de ses troupes, noblesse (cavaliers) et milices populaires (fantassins), mais dont il convient avant tout d’attribuer le mérite à la volonté divine et qu’il est en conséquence impératif de commémorer par la fondation d’un lieu de permanente oraison, collégiale (?) à Goulven, abbaye de la Victoire à Senlis. Cependant, de Bouvines au Léon, on assiste à un important renversement de perspective : les combats passent désormais au second plan, le prince également, c’est le saint qui occupe le devant de la scène et, avant comme après la bataille, c’est à lui, nouveau Moïse, et non à quelque chapelain, comme Guillaume, que le prince demande d’intercéder par la prière en sa faveur ; et c’est à lui qu’il vient rendre grâce après la victoire 60.

Merci aux Vikings !

Oui, merci aux Vikings. Certes, leurs incursions puis leurs installations plus ou moins durables ont entrainé, surtout à partir de la mort de Salomon en 874, la déliquescence des institutions locales, notamment celle des écritoires monastiques qui étaient alors les principaux centres d’écriture, de réécriture et de conservation des oeuvres hagiographiques ; mais les tribulations des reliques des saints bretons et de leurs « modes d’emploi » respectifs sont à l’origine de la diffusion à une échelle relativement large d’une hagiographie à dominante « régionale ». Cet exode a également contribué de manière paradoxale à la préservation des manuscrits les plus anciens, dont la destinée locale eût sans doute été tout autre.

59. Sur Bouvines, outre le livre culte de G. DUBY, Le dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, 1973 (plusieurs fois réédité), on lira avec profit l’article de J. W. BALDWIN, « Le sens de Bouvines », Cahiers de civilisation médiévale, n° 118, (avril-juin 1987), p. 119-130.

60. Voir notre article sur « Saint Goulven à Bouvines : à nouveau Guillaume le Breton et l’hagiographie bretonne », J.-C. CASSARD, P.-Y. LAMBERT, J.-M. PICARD & B. YEURC’H (dir.), Mélanges offerts au professeur Bernard Merdrignac, [Landévennec], 2014 (Britannia monastica, 17), p. 75-81. B. Merdrignac, lui aussi enlevé trop tôt aux études médiévales, nous avait fait, à plusieurs reprises, l’honneur et l’amitié de montrer de l’intérêt pour nos différentes hypothèses, en particulier à l’occasion de sa propre étude sur « Saint Goulven ermite et évêque : un modèle de sainteté “grégorien” », G. PROVOST (éd.), Bretagne et religion, vol. 3, Rennes, 2002 (Travaux de la Section Religion de l’Institut culturel de Bretagne), p. 47-59.

222 LANDÉVENNEC, LES VIKINGS ET LA BRETAGNE

En outre, il est vraisemblable que, parmi les moines qui fuyaient la Bretagne, certains furent accueillis dans leur exil par des communautés d’origine bretonne auxquelles ils ont ainsi donné la possibilité de ressourcer leur propre production hagiographique : c’est l’explication proposée par Hubert Le Bourdellès quant aux circonstances de la composition vers 925 de la vita ancienne de Judoc dans la région de Saint-Josse-sur-Mer 61. On peut également envisager la rédaction dans les mêmes parages d’une vita primigenia de Gudwal, qui aurait servi d’hypotexte lors d’une réécriture tardive par un moine de l’abbaye Saint-Pierre au Mont-Blandin, à Gand 62. Joseph-Claude Poulin, qui souscrit assez largement aux conclusions proposées par H. Le Bourdellès à propos de la vita de Judoc 63, n’exclut pas un phénomène similaire, un peu plus tardif cependant, pour ce qui est de la probable composition de la vita ancienne de Lunaire à l’abbaye ligérienne de Fleury 64. On sait en effet combien l’abbaye de Fleury avait, à l’époque des troubles scandinaves, tissé de liens avec la Bretagne au point de constituer au XIe siècle, un véritable « atelier-relais » de l’hagiographie bretonne, dont on a notamment conservé la réfection de la vita de Paul Aurélien par Vitalis 65, ainsi qu’une nouvelle vita de Judoc, par Isembard 66. C’est sans doute également durant son exil, à Paris peut-être, qu’un auteur anonyme a composé une courte hagiographie de Turiau, rapidement reprise et amplifiée par un moine de Saint-Germain-des-Prés 67, textes qui, à notre opinion, mériteraient un examen approfondi.

Il convient également d’envisager l’intégration dans l’hagiographie bretonne de traditions « exogènes » : les exemples les plus frappants de ce phénomène renvoient au Cornwall, où avait été accueillie une partie des Bretons qui fuyaient leur patrie devant la menace scandinave 68. Certes, là

61. H. LE BOURDELLÈS, « Vie de St Josse avec commentaire historique et spirituel », Studi Medievali, 34, (1993), n° 2, p. 861-958.

62. Le dossier littéraire de saint Gudwal a fait l’objet de travaux particulièrement approfondis de la part de Dom N.-N. Huyghebaert, dont on trouvera la synthèse en ligne à l’adresse : [http://www.narrative-sources.be/naso_link_en.php?link=1322 (consulté le 31 juillet 2013)]. Il nous semble néanmoins que, sur le champ moissonné par ce chercheur, il reste encore quelques glanes à ramasser, comme nous le verrons rapidement dans la troisième partie du présent travail.

63. J.-C. POULIN, L’hagiographie bretonne..., p. 104-113.64. Ibidem, p. 121-124.65. Ibid., p. 294-298.66. Ibid., p. 114-118.67. Ibid., respectivement p. 357-360 et p. 361-363.68. J. AN IRIEN, « Saints du Cornwall et saints bretons du Ve au Xe siècle », M. SIMON (éd.),

Landévennec et le monachisme breton dans le haut Moyen âge. Actes du Colloque du

A.-Y. BOURGÈS – Les Vikings dans l’hagiographie bretonne 223

encore les circonstances ont largement joué dans le sens d’une extension du culte des saints continentaux, à l’instar de ce qui peut s’observer ailleurs en Grande-Bretagne comme dans le cas de la riche collection de reliques réunie, vraisemblablement à Winchester 69, par le roi Athelstan, lequel en outre a fait bénéficier de nombreux sanctuaires des probables « doublons » d’une telle collection 70 : ainsi, le récit du vol des reliques de Malo et de leur retour de Saintonge en Bretagne qui, selon J.-C. Poulin, aurait été composé « par un moine qui travaillait à Paris au Xe siècle, après 920 » 71, pourrait en réalité s’avérer l’œuvre d’un clerc d’origine cornouaillaise réfugié à la cour d’Athelstan, d’autant que le saint est présenté dans ce texte comme un apôtre de la Cornouaille 72. Cependant, des traditions locales ont pu à cette occasion « infuser » la production hagiographique bretonne : c’est à de telles circonstances que nous sommes pour notre part tenté d’associer, par exemple, la composition à l’abbaye de Landoac de l’ouvrage sur les frères de Guénolé, Jacut et Guethenoc, texte qui, à l’instar de la vita de Turiau (version dite de Clermont), contient des références à Constantin et à Gereint 73. Le cas de la vita d’Ethbin est plus complexe : cet ouvrage, qui figure au nombre des pièces du dossier hagiographique copié dans le cartulaire de Landévennec et qui, par ailleurs, a été intégré au texte même de la vita brevior de Guénolé, a vu sa circulation principalement assurée « par des mss d’origine nordique en compagnie de versions abrégées de la Vie de saint Guénolé » 74, ce qui incite J.-C. Poulin à penser que cette légende « serait originaire du nord de la France et non de Cornouaille » 75 et que sa jonction avec celle de saint Guénolé « renvoie à l’époque de la présence de la communauté cornouaillaise dans la région de Montreuil après 913 » 76. Cependant Ethbin, présenté comme un disciple de saint Samson

15ème centenaire de l’abbaye de Landévennec, 25-26-27 avril 1985, s.l. [Landévennec], 1986, p. 167-188.

69. L. GOUGAUD, « Notes sur le culte des Saints bretons en Angleterre », Annales de Bretagne, t. 35, (1921), n° 4, p. 608.

70. S. KEYNES, « King Æthelstan’s books », M. LAPIDGE & H. GNEUSS (éd.), Learning and Literature in Anglo-Saxon England, Cambridge, 1985, p. 143-144.

71. J.-C. POULIN, L’hagiographie bretonne…, p. 185.72. A.-Y. BOURGÈS, « Trois siècles d’histoire littéraire : le dossier hagiographique médiéval

de Malo », J.-L. BLAISE (dir.), Jean de Châtillon, second saint fondateur de Saint-Malo, Saint-Malo, 2014, p. 168-170.

73. A.-Y. BOURGÈS, « Joseph-Claude Poulin, À propos d’un livre récent sur l’hagiographie bretonne : la production du scriptorium de l’abbaye de Saint-Jacut au Moyen Âge », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 117, (2010), n° 2, p. 151-155.

74. J.-C. POULIN, L’hagiographie bretonne…, p. 440.75. Ibidem, p. 453.76. Ibid., p. 439.

224 LANDÉVENNEC, LES VIKINGS ET LA BRETAGNE

de Dol, se trouve en relation avec un certain Similien, abbé du monastère de Tauracus (non localisé) et avec un moine du lieu nommé Guénolé : si l’on retient l’hypothèse d’Erwan Vallerie, qui propose d’identifier Tauracus avec l’ancienne paroisse de Taulé 77 – dont l’enclave doloise de Locquénolé, revendiquée au XIe siècle par Landévennec, constituait à l’évidence un démembrement – l’existence d’un culte dolois de saint Guénolé, distinct du fondateur de Landévennec, pourrait dès lors expliquer les hésitations et les approximations de l’hagiographe, indépendamment du lieu de composition de la vita d’Ethbin, à Landévennec ou à Montreuil-sur-Mer.

Un berserkr chez les Bretons

A propos de Montreuil-sur-Mer, la présence en ce lieu, sensiblement à la même époque, des reliques de Gudwal, avant l’épisode romanesque qui aboutira à leur transfert à Gand, est souvent interprétée comme la conséquence de l’exode généralisé des reliques qui caractérise l’interrègne scandinave en Bretagne ; cette interprétation paraît corroborée par la matière d’un acte daté 1027 du cartulaire de l’abbaye de Redon, qui concerne la fondation du prieuré de l’île Saint-Gudwal 78. Certes, l’acte en question, à l’instar de plusieurs de ceux qui sont transcrits dans cette partie du cartulaire, résulte, dans son état actuel, d’une falsification 79 ; mais comme l’a démontré avec finesse Joëlle Quaghebeur, « le faussaire de Redon, voulant donner toute autorité à son travail, s’est appuyé sur des réalités connues de tous », « d’autant que le cartulaire fut compilé, et donc le faux rédigé, quelques dizaines d’années après la date avancée pour l’acte » 80 : en conséquence, le portrait qu’il nous donne à voir du principal protagoniste, un certain Gurki, a toute chance de refléter la réalité. De ce personnage, on nous dit « qu’il portait toujours des habits blancs tissés de pure laine » (qui et induebatur semper albis vestibus ex pura lana contextis), précision qui est l’indice assez sûr qu’il se préparait à recevoir le baptême ; le texte le qualifie « probe

77. E. VALLERIE, « Saint Idunet et le monastère de Tauracus », Études celtiques, t. 24, (1987), p. 317.

78. A. DE COURSON (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Redon…, p. 326-329. C’est le lieu-dit Locoal en la commune de Locoal-Mendon.

79. H. GUILLOTEL, « Le manuscrit », Cartulaire de l’Abbaye Saint-Sauveur de Redon [fac-similé du manuscrit avec une introduction par H. GUILLOTEL, A. CHÉDEVILLE & B. TANGUY], Rennes, 1998, p. 19, propose même d’y voir un « texte entièrement réécrit » ; c’est principalement dans la première moitié du XIIe siècle que l’« écritoire » de l’abbaye a fonctionné comme une fabrique de faux.

80. J. QUAGHEBEUR, « Puissance publique, puissances privées sur les côtes du Comté de Vannes (IXe-XIIe siècles) », G. LE BOUËDEC & F. CHAPPÉ (éd.), Pouvoirs littoraux du XVe au XXe siècle, Rennes, 2000, p. 17.

A.-Y. BOURGÈS – Les Vikings dans l’hagiographie bretonne 225

homme » (probum virum), ce qui probablement doit s’entendre tout autant de ses qualités personnelles que de son statut dans la société. L’acte rapporte également que Gurki « s’était installé, après la destruction de la Bretagne, dans l’île Saint-Gudwal que les Normands avaient ravagée » (in insula quae vocatur insula Sancti Gutuali morabatur, quam ipse, post destructionem Britanniae, edificaverat, quae a Normannis destructa fuerat) : sa demeure constituait en la « partie de l’île qu’il avait séparée de l’autre par un fossé taluté » (partem insulae quam vallo et fossato ab alia parte insulae divisit). On ne s’étonne donc pas d’apprendre que ce catéchumène aisé avait (re)construit avec un certain Rivod 81 l’église du lieu, placée sous le vocable de saint Pierre. La situation était ainsi quand l’abbé de Redon, Catwallon, de la volonté et sur l’ordre du duc de Bretagne Alain, vint expliquer à Gurki qu’il fallait, « pour le salut de son âme, qu’il abandonnât l’île en question à Saint-Sauveur et à ses moines en aumône perpétuelle » (prefatam insulam pro salute suae animae Sancto Salvatori suisque monachis in elemosina sempiterna concederet). « Entendant ces mots, notre personnage dans un premier temps frémit : c’était en effet un vir ferus, d’origine normande » (Quod ille audiens, primo quidem exhorruit : erat enim vir ferus, genere normannus) ; « mais ensuite, ramené à la componction par l’admonestation de l’abbé et par la volonté divine, il donna à l’abbé et aux moines ce qu’ils réclamaient, c’est-à-dire l’île avec toutes les terres qui en dépendent, et, aussi vrai qu’il l’avait possédée librement, il la laissa à tout jamais entre leurs mains de grand cœur et avec une complète dévotion » (Sed postea, nutu Dei et ammonitione sancti viri compunctus, quod ipse venerabilis abbas et monachi petebant, scilicet prefatam insulam, cum omnibus terris ad eam pertinentibus, sicuti ipse libere possidebat, sic ex toto corde et cum magna devotione in manu prefati abbatis Sancto Salvatori suisque servientibus in perpetuum dedit et concessit). En contrepartie, outre qu’il pouvait conserver sa vie durant la jouissance de son enclos, lequel, comme l’autre partie de l’île, resterait après sa mort aux moines (quamdiu viveret, retinuit ; post mortem vero monachis prefatis, sicuti et alia pars, remaneret), Gurki était admis par l’abbé et les religieux comme l’un des leurs au sein de la fraternité monastique (ab ipso abbate et a fratribus qui cum eo erant in beneficium et in fraternitatem supradictae aecclesiae, sicuti unus ex monachis, receptus est). L’accord ayant paru bon aux deux parties – d’autant, rappelons-le, que nous avons affaire à un acte qui a fait

81. Il n’est peut-être pas anodin que dans la légende hagiographique de Mélar, dont la première version écrite a été composée dans le dernier tiers du XIe siècle, l’oncle et commanditaire du meurtre du jeune prince se nomme lui aussi Rivod.

226 LANDÉVENNEC, LES VIKINGS ET LA BRETAGNE

l’objet d’une réfection 82 – elles se rendirent aussitôt à Quiberon pour le faire ratifier par le prince qui, décoré cette fois du titre comtal, s’adonnait aux plaisirs de la chasse. Parmi les dépendances de l’île Saint-Gudwal qui étaient ainsi entrées en possession des moines de Redon figuraient dans leur totalité la « terre du Minihi » (totam terram de Minihi), qui aujourd’hui encore conserve peut-être le souvenir du monastère de Gudwal, et la « terre de Plec » (totam terram de Plec), dont le nom, lui aussi toujours inscrit dans la toponymie communale, est explicitement mentionné à la fin de la vita du saint comme le lieu de son premier établissement 83 : puisqu’il paraît hautement improbable que le moine de Saint-Pierre de Gand, auteur de la biographie de Gudwal, et le compilateur du cartulaire de l’abbaye bretonne aient été en contact direct, il faut supposer l’existence d’un texte hagiographique antérieur auquel l’un et l’autre ont pu avoir accès 84. Quant à la formule vir ferus (« homme farouche » ou bien « homme-animal ») dont s’est servi l’auteur de la charte pour qualifier le donateur, il s’agit peut-être d’une glose du nom Gurki : celui-ci, qui signifie littéralement « homme-chien », est « rare dans l’anthroponymie bretonne ancienne » 85 et son emploi ouvre des perspectives intéressantes sur l’élaboration de la légende hagiographique tardive de Tanguy et de sa

82. Ibidem, p. 18.83. Bollandistes (éd.), « Vita S. Gudwali Episcopi », Acta sanctorum, Juin, t. 1, p. 741 :

Factumque est ut juvenci, proprio arbitrio permissi, gressus a priore suspendentes itinere, erga locum insulae cui nomen Plecit est, Dei gratia et duce et comite, faciem recto tramite dirigerent. Haec ergo, ni fallor, illa insula est, in qua, ut in prima hujus opusculi parte dictum est, idem sanctus Pontifex ex egregio Coenobita, clarus enituit Anachoreta.

84. Ibidem, p. 732, fait d’ailleurs explicitement allusion à une source écrite : Sic enim in antiquioribus gestorum ejusdem exemplaribus legitur. En tout état de cause, au-delà des anecdotes qui apparaissent connotées à l’hagio-folklore celtique et donc loin, comme le souligne G.H. DOBLE, « Saint Gudwal or Gurval », The Saints of Cornwall. Part one. Saints of the Land’s End District, Truro, 1960 [reprint Felinfach, 1997] (Cornish Saints Series, 30), p. 69, des préoccupations d’un moine flamand du XIIe siècle, l’explication miraculeuse donnée par ce dernier (Ibid.) de la formation du banc de sable qui ferme la rivière d’Etel n’a pu naître que sous la plume d’un témoin oculaire du phénomène : Cum ergo orasset Deo amabilis Gudwalus, mirabile edictum [prodiit] a superna arce, quod mare animantia sua Sancti obsequio producere jussit. Quae caelesti imperio suscitata, quamdam praevalidi roboris machinam, a Deo provisam & ab ipsis inventam, supra ipsos spumantis pelagi fluctus, dictu et auditu mirabile, detulere ; cujus oppositione et minas ponti exturbarunt et virum sanctum salutis compotem Dei gratia reddiderunt. Quod ab eo tempore usque in hodiernum diem ita permanet, Deo creatori creatura obediente et omnipotentissimo ejus imperio magnifice famulante.

85. B. TANGUY, « Saint-Mathieu. Le haut Moyen Âge : légende et histoire », B. TANGUY & M.-C. CLOÎTRE (éd.), Saint-Mathieu de Fine-Terre à travers les âges. Actes du colloque des 23 et 24 septembre 1994, s.l. [Brest-Plougonvelin], 1995, p. 42.

A.-Y. BOURGÈS – Les Vikings dans l’hagiographie bretonne 227

sœur Haude, vraisemblablement commanditée par la puissante famille Du Chastel au XVe siècle 86.

Cette légende, connue par la seule paraphrase en français qui figure dans l’ouvrage d’Albert Le Grand 87 – mais l’existence d’un hypotexte en latin ne fait guère de doute 88 – vise avant tout à identifier le personnage du frère et faire-valoir de la jeune Haude, Gurguy, avec Tanguy, saint finalement assez obscur malgré sa dimension solaire manifeste 89 et que les Kermavan, avant les Du Chastel, avaient déjà en grande vénération. Ayant perdu leur mère, Florence – elle-même fille du roi de Brest Honorius –, leur père, Galonus, seigneur de Trémazan remarié, le frère et la soeur sont les victimes durant leur jeunesse de maltraitances de la part de leur marâtre ; mais, au bout de huit ans, tandis que « Gurguy, déjà grand, et à qui le sang commençoit à bouillonner dans les veines », obtenait congé de son père et passait à la cour du roi franc Childebert où le jeune aristocrate breton devait demeurer quelques douze années, « Haude se resolut d’endurer pour l’amour de Dieu les traverses que sa marastre luy donneroit » : c’est le début d’un long ‘martyre domestique’, auquel met fin la mort tragique de la jeune femme, tuée à son retour par Gurguy que la cruelle marâtre avait fallacieusement convaincu de l’inconduite de sa sœur. L’hagiographe a inventé que le complet changement de vie opéré par le meurtrier après son acte criminel, était symbolisé par son changement de nom.

Nous avons émis naguère l’hypothèse que Gurguy pouvait avoir emprunté plusieurs de ses traits, notamment sa brutalité, au gallois Gwrgi Garwlwyd dont l’histoire, qui figure dans les Triades insulaires, permettrait dès lors de compléter son portrait : lui aussi fils d’un prince, ayant lui aussi quitté la maison paternelle pour rejoindre la cour du souverain, en l’occurrence le roi anglo-saxon Edlfled, Gwrgi avait appris à aimer la chair humaine jusqu’à une complète addiction qui le poussait à effectuer secrètement des incursions dans son propre pays pour s’y procurer le jeune homme et la jeune femme qu’il dévorait quotidiennement ; la dimension

86. A.-Y. BOURGÈS, « Les origines fabuleuses de la famille Du Chastel », Y. COATIVY (éd.), Le Trémazan des Du Chastel – du château-fort à la ruine. Actes du colloque, Brest, juin 2004, Brest-Landunvez, 2006, p. 40-44.

87. A. LE GRAND, Vies des saints de la Bretagne armorique, 5e édition, 1901, p. 650-655 (nous renvoyons à cette édition, qui est la plus commode d’accès, mais également la plus critiquable dans son projet comme dans son exécution).

88. A.-Y. BOURGÈS, « Les origines fabuleuses de la famille Du Chastel », p. 40.89. Voir à ce sujet l’hypothèse roborative développée par L. PAPE dans son livret sur Les

saints bretons, Rennes, 1981, p. 47-50 et signalée dans son article sur « Les limites entre peuples et cités en Armorique. De la réalité archéologique aux rites de sacralisation », Dialogues d’histoire ancienne, t. 15 (1989), n° 1, p. 117.

228 LANDÉVENNEC, LES VIKINGS ET LA BRETAGNE

minotaurienne du récit renvoie en Bretagne à la légende hagiographique de Riok, qui, elle aussi, nous a été transmise par Albert Le Grand 90 et qui, entre autres personnages, met à nouveau en scène le roi de Brest, nommé ici Bristokus 91. Ainsi, ce contexte légendaire brestois, qui est également celui d’un autre récit hagio-romanesque, l’histoire d’Azénor, mère de Budoc 92, nous semble-t-il toujours primordial ; mais nous souhaitons aujourd’hui élargir à celui de la présence scandinave en Bretagne le processus d’élaboration du personnage de Gurguy, dont le prototype est peut-être à chercher tout autant du côté de Locoal, où nous disposons, au travers de l’acte du cartulaire de Redon, d’un vivant témoignage sur l’intégration à la société bretonne de ceux qui, si longtemps, en avaient été la terreur : un Viking, dont la conversion à la vie chrétienne (baptême et admission dans la fraternitas monastique) est venue couronner une carrière de berserkr, rappelée par son nom breton Gurki et par la mention des ravages normands.

90. A. LE GRAND, Vies des saints de la Bretagne armorique, p. 40-43.91. Ibidem, p. 40.92. A.-Y. BOURGÈS, « Les origines fabuleuses de la famille Du Chastel », p. 38-39.


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