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L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken, Tunisie (1986)

Date post: 09-Feb-2023
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Monsieur Emmanuel Ma Mung L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie) In: Revue européenne de migrations internationales. Vol. 2 N°1. Septembre. Méditerranée. pp. 163-178. Citer ce document / Cite this document : Ma Mung Emmanuel. L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie). In: Revue européenne de migrations internationales. Vol. 2 N°1. Septembre. Méditerranée. pp. 163-178. doi : 10.3406/remi.1986.1001 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remi_0765-0752_1986_num_2_1_1001
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Monsieur Emmanuel Ma Mung

L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken(Tunisie)In: Revue européenne de migrations internationales. Vol. 2 N°1. Septembre. Méditerranée. pp. 163-178.

Citer ce document / Cite this document :

Ma Mung Emmanuel. L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie). In: Revue européenne demigrations internationales. Vol. 2 N°1. Septembre. Méditerranée. pp. 163-178.

doi : 10.3406/remi.1986.1001

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remi_0765-0752_1986_num_2_1_1001

RésuméL'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie).Emmanuel MA MUNGLes transferts de revenus du travail à l'étranger ont des effets importants sur les économies locales. AM'saken, ville située dans le Sahel tunisien, ils ont progressé rapidement dans les dix dernières années.Mais si les transferts de fonds gardent une place prépondérante, les transferts réalisés sous la forme demarchandises achetées dans le pays d'emploi prennent une place croissante.Ces transferts ont largement contribué au développement des activités économiques locales, telles quele bâtiment ou le commerce de voitures d'occasion et de pièces détachées d'automobile. De plus, ils ontpermis le financement de nombreuses entreprises commerciales, artisanales et industrielles créées àl'initiative d'anciens émigrés ; ces entreprises représentent aujourd'hui de nombreux emplois.

AbstractThe impact of migratory transfer on the town of M'saken (Tunisia).Emmanuel MA MUNGThe transfers of wages earned abroad have significant effects on local economies. In M'saken, a townlocated in the Tunisian Sahel, these effects have rapidly increased in the course of the past ten years.But while the money transfers still play a dominant role, the transfers made in the form of goods boughtin the country of employment are becoming increasingly important.These transfers have largely contributed to the development of local economic activities such as thebuilding industry or the used cars business and the sale of automobile spare parts. Moreover thesetransfers have allowed for the financing of many firms - businesses, industries and craft industries - setup by former emigrate workers themselves ; today these firms represent many jobs.

ResumenEl impacto de las transferencias migratorias en la ciudad de M'saken (Tunez).Emmanuel MA MUNGLas transferencias de los ingresos del trabajo en el extranjero tienen efectos importantes sobre laseconomías locales. En M'saken, ciudad situada en el Sahel tunecino estos efectos han aumentadorápidamente a lo largo de los diez últimos años. Pero aunque las transferencias de fondos siguensiendo preponderantes, las transferencias realizadas bajo la forma de mercancías compradas en elpaís de empleo están tomando cada vez más importancia.Estas transferencias han contribuído con mucho al desarrollo de actividades económicas locales, talescomo la industria de la construcción o el comercio de coches de segunda mano y de recambios paraautomóviles. Además han permitido la financiación de numerosas empresas sean comerciales,industriales o artesanales, creadas bajo la iniciativa de ex-emigrados ; estas empresas representan hoynumerosos empleos.

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Revue Européenne des Migrations Internationales Volume 2 - N° 1 Septembre 1986

L'impact des transferts

migratoires dans la ville

de M'saken (Tunisie)

Emmanuel MA MUNG

M'saken est située dans le Sahel, à douze kilomètres de Sousse, le chef-lieu de gouvernorat. Bien que très proche de la capitale régionale, M'saken, par sa population — 41.219 habitants en 1984 — ('), fait partie des quinze ou seize premières villes tunisiennes, à égalité avec Mahdia ou Nabeul et devant des chefs-lieux de gouvernorat, tels que Le Kef, Jendouba ou Kasserine.

M'saken a un développement relativement autonome par rapport à la capitale du gouvernorat et certaines caractéristiques lui sont bien particulières, telle que l'émigration dont l'ancienneté mais surtout le volume lui confèrent une place spécifique dans la région. Ainsi, près de la moitié des émigrés du gouvernorat de Sousse sont originaires de M'saken, alors que la population de la délégation — 59.272 habitants — (') représente moins de 20 % de la population du gouvernorat — 322.491 habitants — (x). L'originalité du développement de M'saken tient pour une large part à la spécificité de son émigration, dans la mesure où celle-ci touche près de la moitié de la population active, et aux implications de cette émigration dans l'économie locale.

MIGRATIONS ET TRANSFERTS MIGRATOIRES

UNE MIGRATION IMPORTANTE

Le mouvement migratoire est amorcé à M'saken, au début des années soixante, à la suite de la réforme agraire qui a bouleversé l'équilibre économique traditionnel de ce bourg rural jusque-là très lié à son environnement. Les candidats au départ sont d'abord des agriculteurs, fellahs et ouvriers agricoles qui abandonnent leurs quelques pieds d'oliviers. Ils sont rejoints quelques années plus tard par

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des petits propriétaires agricoles dont les terres sont intégrées aux coopératives de production, et, des petits commerçants ou artisans dont les établissements sont associés aux coopératives de services.

Au milieu des années soixante-dix, on évalue à 4.000 le nombre d'actifs originaires de M'saken émigrés à l'étranger (2). La majorité d'entre eux se trouve en France et particulièrement dans la région Pro vence-Côte-d 'Azur. L'émigration m'sakénienne gardera cette spécificité de se fixer essentiellement dans le midi de la France.

En 1984, le nombre d'émigrants est d'environ 7.000 actifs pour l'ensemble de la délégation, soit un peu moins de la moitié de la population active estimée à 16.000 individus. Le nombre total de personnes originaires de la délégation qui vivent à l'étranger est de l'ordre de 11.000 à 11.500. La France reste le principal pays d'accueil, la Libye venant en seconde position. La proportion des M'sakéniens émigrés en France est très supérieure à la moyenne de l'émigration tunisienne : 80 % contre 57 % (3). En effet, la puissance des liens familiaux et communautaires qui unissent dans cette délégation les émigrés à leur milieu d'origine oriente préfé- rentiellement les candidats au départ vers le lieu où se trouve déjà certains des leurs. De même, lors du retour définitif, les M'sakéniens ont une plus forte tendance que les autres Tunisiens à se réinstaller dans leur région d'origine (4).

Si jusqu'ici l'émigration n'a pas été affectée par la crise économique que connaissent les pays d'accueil, quelques signes récents indiquent un net accroissement des projets de retours définitifs. Par exemple en France, l'augmentation très sensible du nombre de demandes de changement de résidence enregistrées dans les consulats. Ainsi pour le premier trimestre 1984, le Consulat de Tunisie à Paris a enregistré près de 2.500 demandes qui émanaient pour l'essentiel de ressortissants des gouvernorats du Sud : Médénine et Gabès. Celui de Nice a comptabilisé pour la même période près de 750 demandes dont 194 émanaient de personnes originaires de M'saken alors que ces dernières n'avaient déposé qu'une vingtaine de demandes pour l'ensemble de l'année 1983. Des entretiens avec des émigrés revenus récemment permettent de cerner certaines des raisons qui expliquent cette brutale augmentation du nombre des retours définitifs :

— Les conséquences des décrets pris le 24 novembre 1982 pour soulager le déficit de l'assurance-chômage commencent à se faire sentir — la réduction des délais d'indemnisation frappe en premier lieu les émigrés qui sont les plus nombreux à être touchés par le chômage, beaucoup se trouvent désormais sans ressources :

— « L'effet Le Pen » et le développement des campagnes xénophobes ont accru le sentiment d'insécurité parmi les travailleurs étrangers en particulier dans la région Provence-Côte-d'Azur où se trouve la majorité des M'sakéniens.

Illustration non autorisée à la diffusion

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L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie) 165

LA FORTE PROGRESSION DES TRANSFERTS ET MODIFICATION DES MODALITES DE TRANSFERTS :

TABLEAU 1 : Flux financiers à destination de M'saken

Année 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984

TOTAL

Dinars courants

1 606 700 1 895 900 2 410 000 3 020 500 3 218 100 4 675 400 5 751 900 6 153 500 6 940 800

35 672 800

Termes constants (*) 3 591 600 3 870 700 4 507 200 5 103 600 4 778 500 6 125 500 6 742 600 6 583 400 6 940 800

48 243 900

Estimations élaborées à partir des données des PTT, des agences bancaires locales et du ministère du plan. (*) Sommes exprimées en monnaie 1984 (5)

De 1976 à 1984, les transferts financiers ont été multipliés par 4,3 en dinars courants et par 1,9 en termes constants. Cette très forte progression s'explique en grande partie par l'augmentation du nombre de travailleurs émigrés à l'étranger (+ 75 % de 1976 à 1984) et, dans une moindre mesure, par la revalorisation des salaires les plus bas dans le pays d'accueil (SMIC français : + 180 % de 1976 à 1984 en francs courants ; + 33 % en francs constants) ou d'autres facteurs moins bien connus tels que les transferts de revenus des commerçants. Toutefois, l'expression en termes constants montre deux légères inflexions de tendances en 1980 et en 1983.

En 1984, les transferts financiers atteignent près de 7 millions de dinars, soit environ 1000 DT par actif à l'étranger. Rapportés à l'ensemble de la population de la délégation, les transferts représentent un apport de près de 100 DT par personne ce qui équivaut à 29 % des dépenses moyennes par personne et par an en Tunisie (6) ; on voit l'importance de ces transferts pour l'économie locale.

TABLEAU 2 : Sommes transférées par le canal postal

Année

1976 1980 1981 1982

MPI (*)

925 000 2 025 000 2 130 000 2 200 000

Transfert total

1 606 700 3 218 100 4 675 400 5 751 900

Part des MPI dans le total %

57,6 62,9 45,6 38,3

Source : ministère des PTT (*) Mandats postaux internationaux

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Jusqu'en 1980, les sommes envoyées par le canal postal représentaient nettement plus de la moitié des transferts financiers, puis leur part a sensiblement diminué au profit :

— de l'échange de devises étrangères contre des dinars lors des séjours de congés sous forme de monnaie fiduciaire ou de chèques de voyage, la part des chèques de voyage se développant de manière sensible ces dernières années et constituant près de la moitié des sommes échangées ;

— des transferts par le canal bancaire, cette voie étant encore peu utilisée : en 1984, il n'y avait qu'une centaine de comptes approvisionnés en devises étrangères.

On sait que les remises ne constituent pas l'ensemble des transferts de richesses réalisés par les migrants. Le système des compensations et l'introduction de marchandises sont, en effet, d'autres formes de transferts d'une grande importance mais difficiles à apprécier parce qu'ils sont illicites et occultes et qu'ils échappent à l'observateur.

Le système des compensations, bien qu'il soit largement pratiqué en Tunisie et en particulier à M'saken, ne semble pas l'être autant qu'en Algérie (7). Par contre, l'introduction de marchandises a une importance particulière : nous estimons que pour 1984, la valeur des marchandises introduites par les M'sakéniens se situe entre 5,5 et 8,5 millions de DT, c'est-à-dire une valeur plus ou moins équivalente à celle des transferts financiers.

La modification des modalités de transferts — diminution des envois réalisés par le canal postal, développement des transferts sous forme de devises, introduction de marchandises — révèle une évolution de la destination de l'épargne réalisée par les émigrés :

— les transferts sous forme de mandat étant avant tout destinés à l'entretien et à la subsistance de la famille restée au pays ne peuvent que permettre dans une faible mesure, l'amélioration des conditions de logement (réhabilitation, voire construction) ; en revanche, une part importante des transferts réalisés sous forme de devises lors des retours occasionnels peut être consacrée à l'habitat.

— il apparaît dans les transferts réalisés sous forme de marchandises un changement dans la destination des biens, changement qui révèle, bien que l'affectation en soit déjà réalisée, une utilisation différente de l'épargne. Une partie des marchandises est destinée à la consommation familiale et à l'amélioration du standard de vie. Le standard de vie, c'est-à-dire la possession d'objets dont la nature et le nombre permettent de se situer à un niveau donné de l'échelle socialement reconnue, représente pour les émigrés un investissement social d'une nature comparable à l'amélioration de l'habitat. En effet, le départ, c'est-à-dire l'abandon pour un temps de sa communauté d'origine, doit être justifié par la réussite sociale. Les signes de cette réussite doivent être visibles et prennent deux formes principales : la possession d'objets provenant de la société d'accueil (produits technologiquement élaborés, électroménagers ou audiovisuels), et l'adoption de modes d'habiter provenant eux aussi de la société d'accueil. L'autre partie des marchandises importées est destinée à la vente et, par là, à la réalisation de profits. Il s'agit donc de la valorisation d'un capital par le biais de la vente, une sorte de placement à court

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terme et à fort rendement. Cette opération constitue pour les émigrés qui la pratiquent une augmentation très appréciable de leurs revenus. Ainsi est-on passé du simple transfert destiné à l'entretien biologique et social de la famille à une valorisation des économies par le biais du « commerce à la valise ».

C'est la mise en place mais surtout le développement de cette pratique qui nous semble marquer un changement fondamental de l'utilisation de l'épargne, changement dont l'axe principal est le passage d'un système de simple consommation de l'épargne à un système de valorisation de l'épargne.

Les implications de ce changement sont nombreuses, nous ne les aborderons pas ici. On peut toutefois souligner que sur le plan de la considération sociale, l'émigré n'apparaît plus comme un simple pourvoyeur de fonds mais devient un opérateur financier dans le sens où il maîtrise son épargne en vue de réaliser des profits ; sur le plan économique, les profits ainsi réalisés, que l'on suppose importants en regard du volume des transferts sous forme de marchandises, ont des conséquences non négligeables sur la production du cadre bâti.

TRANSFERTS MIGRATOIRES ET PRODUCTION DU CADRE BATI

TABLEAU 3 : Evolution de la population et des logements de 1975 à 1984

Ville Milieu rural

Ensemble

Nombre d'habitants

1975

33 559

22 807

56 366

1984

41217

27 266

68 483 (a)

Nombre de logements

1975

6 540

4 769

11 309

1984

8 100 (b)

5 781 (a)(b)

13 881 (a)

Sources : recensements généraux de la population 1975 et 1984 a) Limites administratives de 1975 b) Estimations à partir des données provisoires du recensement de 1984 qui ne décompte les logements que dans l'ensemble ville + milieu rural.

De 1975 à 1984, la population et le parc immobilier ont progressé au même rythme : les taux annuels sont respectivement de 2,3 % et 2,4 %. Près de 40 % des logements construits, soit 1050, sont le fait de travailleurs émigrés. A ces constructions dont la majorité sont de type villa-jardin, il faut ajouter les extensions de logements déjà existants qui se traduisent en réalité fréquemment par la construction d'un nouveau logement. Plus de la moitié des demandes de permis de construire, soit près de 500, émanent de travailleurs émigrés, c'est dire l'importance des transferts migratoires dans le secteur de la construction.

168 Emmanuel Ma Mung

LES EFFETS SUR LE MARCHE FONCIER

La responsabilité du prix élevé des terrains à bâtir (100 à 110 DT le mètre carré dans quelques secteurs du centre-ville où les transactions, il est vrai, sont peu nombreuses, 25 à 30 DT le mètre carré viabilisé en proche périphérie et 6 à 10 DT le mètre carré dans la périphérie lointaine) est volontiers attribuée aux émigrés, généralement à tort, car une bonne partie d'entre eux est déjà propriétaire d'un terrain reçu en héritage ou occupe une partie d'un terrain maintenu en indivision par les héritiers. En fait, dans ces terroirs où l'appropriation privative est ancienne et où l'attachement à la propriété familiale est très fort, le nombre des transactions foncières est faible. Le niveau élevé du coût foncier doit être plutôt attribué à certains propriétaires qui, ayant obtenu le lotissement de terrains agricoles, les « gèlent » à des prix élevés en spéculant sur la croissance urbaine à venir.

Le marché foncier reste le domaine de décisions individuelles, il n'y a pas de groupes pratiquant la concentration. Les opérations dont le nombre est limité sont ponctuelles car la demande reste au total peu élevée. L'extension de M'saken s'est faite pour l'essentiel sur des terres agricoles où la petite propriété dominait et les propriétaires ont tout naturellement construit sur leur propre terrain. L'éclatement de la famille élargie en familles nucléaires et la croissance naturelle de la population ont seulement entraîné la fragmentation de la propriété familiale en terrains à bâtir destinés à la descendance.

Les effets des transferts migratoires sur la structure foncière ou sur le marché foncier sont donc restés jusqu'à présent négligeables.

L1MPORTANCE DES TRANSFERTS POUR LE SECTEUR DU BATIMENT

La pratique de l'auto-construction partielle ou totale est encore très largement développée. Cependant, les émigrés qui sont par définition absents une grande partie de l'année y ont moins recours. Ils deviennent de ce fait les principaux clients des entreprises du bâtiment. Les quatre entreprises artisanales de M'saken dépendent donc étroitement des transferts migratoires (8) et il en est de même pour les nombreux entrepreneurs occasionnels, maçons expérimentés qui à l'aide de quelques journaliers exécutent une partie des travaux, plus rarement la totalité de la construction (ces associations éphémères concernent au total 100 à 150 personnes).

Deux autres secteurs d'activités bénéficient du développement de la construction, la menuiserie et le commerce des matériaux de construction. Les entreprises sont nombreuses, il y a une centaine d'établissements artisanaux ou commerciaux (9) qui emploient près de 270 personnes. Ces entreprises se sont créées en réponse à une demande importante qui est cependant là encore fortement dépendante des revenus de l'émigration.

La Tunisie, comme d'autres pays de forte émigration, a mis sur pied un système de drainage des revenus épargnés à l'étranger en offrant une rémunération plus avantageuse aux placements effectués en devises étrangères. La CNEL (Caisse Nationale d'Epargne pour le Logement) rémunère à un taux annuel de 9 % les placements en devises étrangères contre seulement 6 % ceux qui sont effectués en monnaie nationale. Cette incitation à l'épargne institutionnelle n'a cependant pas eu d'effets sensibles au niveau local puisqu'en 1983 à peine 40 contrats sur 775 étaient le fait de travailleurs émigrés. L'autofinancement direct reste la règle.

L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie) 169

UN AVENIR INCERTAIN

Les activités du bâtiment semblent avoir atteint un niveau maximum. Leur développement a été favorisé par la croissance régulière des revenus de l'émigration durant la dernière décennie. On ne peut guère envisager que cette croissance se poursuive s'il existe effectivement une forte tendance au retour définitif. Le secteur du bâtiment à M'saken est actuellement dans une situation de transition entre deux systèmes de production du cadre bâti : l'un dominé par la promotion individuelle, caractérisé par l'absence d'entreprises importantes et par la multiplication de petites activités artisanales et commerciales et, l'autre dépendant de la promotion marchande, qui implique à terme la mise en place de filières complètes de production — achat foncier, construction, vente — et la concentration des activités liées au bâtiment.

La persistance d'un système de production dominé par la promotion individuelle est due au fait que la croissance démographique de M'saken, bien que rapide, n'a pas encore provoqué une forte demande foncière, ni un changement de la structure de la propriété. L'émigration a joué un rôle fondamental en provoquant le départ d'un grand nombre d'individus et en fournissant une large partie des revenus nécessaires à la construction des logements. Cependant, on arrive sur le plan foncier à une situation telle que l'intégration des nouvelles populations issues de la croissance démographique naturelle nécessitera incessamment la multiplication des transactions foncières jusqu'alors limitées.

Si la forte tendance au retour des émigrés se confirme, celle-ci aura probablement de multiples effets sur la production du cadre bâti. Un repli des capitaux et des profits du commerce lié à l'émigration vers des opérations de spéculations immobilières risque en effet de se produire, notamment dans le marché de véhicules et de pièces détachées : ce commerce ayant perdu sa « base internationale » de financement et d'approvisionnement se repliera vers des opérations plus locales.

UN COMMERCE ET UNE INDUSTRIE NAISSANTE DEPENDANTS DES TRANSFERTS MIGRATOIRES

L'impact des revenus du travail à l'étranger sur le commerce local est très important. On sait que l'émigration constitue une amélioration appréciable des conditions matérielles de vie pour les familles restées au pays. La plupart des émigrés, fellahs, petits propriétaires appauvris, jeunes sans emploi... ont trouvé à l'étranger des sources de revenus inexistantes chez eux. Le départ d'un nombre important d'individus travaillant dans l'agriculture a provoqué une modification importante des modes de vie : l'abandon des activités agricoles et l'envoi d'argent ont, par exemple, entraîné pour les familles concernées par l'émigration, la disparition de l'autoconsommation au profit d'un mode de vie consumériste.

Les transferts migratoires ont ainsi largement contribué ces vingt dernières années à l'essor du petit commerce local, en particulier du petit commerce d'alimentation. M'saken dispose actuellement d'un appareil commercial très développé pour un centre urbain de cette taille.

170 Emmanuel Ma Mung

LE « SOUK DES BAGNOLES »

A M'saken, s'est développé depuis plusieurs années un commerce spécialisé dans les pièces détachées d'automobiles et les véhicules d'occasion à tel point que la ville est devenue un centre d'importance nationale pour cette activité. Jusqu'en juillet 1984, la sévère réglementation douanière en matière d'importation de véhicules et de pièces détachées d'automobiles limitait, en principe, aux seuls importateurs agréés par l'administration, le commerce licite de ces produits. Pourtant, M'saken s'est faite une spécialité de ce commerce dont l'essentiel se pratique de manière illégale.

Le développement de ce commerce a différentes causes :

— la réglementation douanière (10) ;

— le contingentement administratif des véhicules importés par les établissements agréés, ce qui restreint l'offre et accroît la demande ;

— l'écart important entre les prix pratiqués dans les pays d'emploi des émigrés et dans le pays d'origine : le prix de vente d'un véhicule en Tunisie est en raison des taxes douanières plus du double de celui pratiqué en France, parfois même plus du triple pour les véhicules d'occasion qui sont très demandés ;

— l'existence de filières de distribution qui visent à tourner la réglementation douanière en s'appuyant sur les deux pôles de l'émigration locale, M'saken et la région Pro vence-Côte-d 'Azur.

L'achat initial est effectué par des collecteurs spécialisés ou occasionnels, c'est le cas de certains travailleurs émigrés qui choisissent cette forme de valorisation de l'épargne. La vente se fait, soit par prospection personnelle, soit par le biais d'une structure bien établie : le « souk des bagnoles ». Après avoir fonctionné pendant de nombreuses années sous la forme d'un rassemblement illicite de véhicules à lieu et dates fixes, ce souk dont l'activité est très importante, a été officialisé depuis juillet 1984 par une décision du conseil municipal. La décision qui lui a assigné un emplacement dans l'enceinte réservée au souk hebdomadaire a été prise à la suite des mesures gouvernementales destinées à alléger la réglementation en matière d'importation de véhicules. A ce propos, il convient, pour mieux comprendre les mécanismes de ce marché parallèle, de rappeler les points principaux de la réglementation en vigueur avant juillet 1984 :

— interdiction d'importer un véhicule de plus de deux ans d'âge ;

— limitation à un par famille du nombre de véhicules importés par les émigrés lors de retours occasionnels et ce, pendant toute la durée de l'émigration ; obligation de non-cession d'une durée d'un an après l'importation ;

— limitation à un par famille du nombre de véhicules importés par les émigrés à l'occasion du retour définitif ; exonération des taxes et impôts, mais interdiction définitive de vente.

L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie) 171

La réglementation visait d'une part à interdire la vente de tout véhicule pour lequel on n'aurait pas acquitté les taxes et, d'autre part, dans le cas contraire, à en limiter sensiblement la vente.

L'importation de pièces détachées est, elle aussi, soumise à des taxes élevées et à un fort contingentement. Cependant, elle est beaucoup plus difficile à contrôler.

M'saken est connue dans toute la Tunisie non seulement comme point de vente de véhicules d'occasion mais surtout comme marché de pièces détachées. De nombreuses anecdotes détaillent les différentes combinaisons mises en œuvre pour détourner la réglementation. On propose à la vente des pièces de toutes nature et marques, neuves ou usagées (moteurs, embrayage, boîtes de vitesses, démarreurs, pneumatiques...).

Ce marché draine une clientèle sur un très large rayon puisqu'on vient parfois de Sfax, voire de Tunis pour se procurer des pièces détachées.

C'est l'émigration qui a permis la mise en place de structures de distribution solides et efficaces et qui procure les capitaux nécessaires à l'achat initial des produits.

D'une grande importance sur le plan commercial, ce marché a permis le développement d'un autre secteur d'activité : la réparation automobile. On peut évaluer le nombre d'ateliers de réparation à une cinquantaine. En 1982, l'Institut National de la Statistique (I.N.S.) recensait 47 établissements de ce type employant 210 personnes. A elle seule, cette activité représente près de 10 % des emplois et près de 7 % des établissements non-administratifs de la ville, c'est dire son importance dans l'économie locale. Il faudrait y ajouter les nombreuses personnes qui s'improvisent réparateurs et trouvent ainsi une source intermittente de revenus.

Un certain nombre de ces établissements ont été mis sur pied par d'anciens travailleurs de l'industrie automobile en France qui ont trouvé ainsi une forme de réinsertion à partir de l'expérience acquise à l'étranger.

Cette spécialisation de M'saken dans la réparation automobile a un rayonnement qui dépasse largement le niveau local et s'étend à l'ensemble du gouvernorat et aux gouvernorats voisins (Monastir, Mahdia...). Les réparations automobiles sont directement liées au commerce des pièces détachées puisqu'une bonne partie des réparations consiste dans le remplacement de pièces défectueuses.

Le secteur constitué par les activités liées à l'automobile — commerce et réparation — est un exemple frappant de l'impact de l'émigration sur l'économie locale. Mis en place à partir de l'émigration qui lui a permis d'établir ses structures de distribution (collecte et vente), qui a assuré son financement dans le cadre du système de valorisation de l'épargne et aidé à établir le réseau de réparations en fournissant la main d 'œuvre qualifiée, il constitue par sa taille, son rayonnement géographique et son imbrication dans la structure commerciale et artisanale la principale spécialisation de M'saken. Cet important secteur d'activité a réussi à s'organiser et à se développer de façon souterraine ; son importance économique est devenue telle qu'il est en passe de perdre son caractère illicite pour devenir officiellement le « marché national de l'occasion ».

Emmanuel Ma Mung

LE « SOUK LIBYEN »

D'autres formes de commerce directement liées à l'émigration et au système de valorisation de l'épargne se sont développées dans les dernières années : la vente par des particuliers des produits achetés à l'étranger, qu'on appelle le « commerce à la valise ». Les produits sont, soit vendus à des proches et à des connaissances, soit vendus au « souk libyen » où il s'agit, pour reprendre l'expression utilisée, de « faire du bizenesse ». M'saken, comme toutes les villes tunisiennes, a son « souk libyen ». La dénomination de ce système de distribution, bien qu'elle soit restrictive, résume très bien ce dont il s'agit : la vente illicite sur la voie publique de produits achetés en Libye, bien sûr, mais aussi en France et depuis quelques années en Italie, et plus précisément dans la Sicile toute proche. La nature des produits vendus est extrêmement variée, mais les objets électriques et électroniques dominent souvent sinon par leur nombre, du moins par leur valeur à la vente. Ces produits ont en commun leur faible encombrement par rapport à leur valeur, le fait d'être frappés de taxes de douane élevées et d'être l'objet d'une forte demande en raison de leur rareté sur le marché légal (")•

Ce commerce à la valise n'est pas le seul fait des émigrés, de nombreux touristes tunisiens voient dans cette activité une façon de joindre l'utile à l'agréable. Cependant, ils ont dû pour effectuer l'achat initial avoir recours au système des compensations afin de réunir des fonds suffisants ; une partie des profits de ce commerce revient donc, là encore mais de façon indirecte, aux émigrés.

Comme on l'a souligné plus haut, les marchandises sont la forme sous laquelle s'effectue une partie importante des transferts migratoires. Bien que l'évaluation en soit particulièrement difficile, nous estimons que pour 1984 la valeur des marchandises introduites (destinées à la vente et à l'usage familial) se situe entre 5,5 et 8,5 millions de D.T. Si toutes ces marchandises ne sont pas vendues, une partie étant destinée à l'usage familial, celles qui le sont deviennent une source de revenus importants puisque la marge bénéficiaire peut être élevée suivant la nature du produit.

La valorisation proprement dite de l'épargne s'opère sur la partie des marchandises qui n'est pas destinée à l'usage familial. Le profit de la vente peut correspondre à une ou deux fois, voire plus, le montant de l'achat initial.

On peut penser que ce sont plusieurs millions de dinars qui se sont ainsi ajoutés aux revenus initiaux des émigrés. L'impact économique de cette forme de transferts est important : accroissement très sensible des revenus des émigrés, investissement de la masse des bénéfices dégagés dans les différents secteurs d'activité locale (production du cadre bâti, entreprises commerciales, artisanales ou industrielles).

A titre d'exemple : sachant que le coût moyen d'une villa se situait en 1984 entre 25.000 et 30.000 DT et que la durée du séjour à l'étranger de trois émigrés sur cinq est de dix à quinze ans, l'effort annuel consenti pour les dépenses d'habitat aurait été de l'ordre de 1.700 à 3.000 DT, ce qui correspond à une épargne de 140 à 250 DT par mois, soit 1.600 à 2.850 FF. De toute évidence, cet investissement ne peut pas être le seul effet de l'épargne, c'est le produit de la valorisation de l'épargne.

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L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie) 173

LA CREATION DE COMMERCES ET DE PETITES INDUSTRIES

On sait que les Maghrébins envisagent rarement l'émigration sur un mode définitif. Tout emigrant porte en lui le projet de son retour. Ce retour est souvent préparé durant de longues années, il est pensé longuement et sa réalisation matérielle tient avant tout à des questions financières. Le retour ne correspondant généralement pas à la retraite, il est donc impératif d'avoir les moyens matériels de se réinsérer dans une branche d'activité. L'activité envisagée est rarement le salariat mais beaucoup plus souvent le commerce, l'artisanat et même l'industrie.

L'âge des émigrés au moment de leur retour est à M'saken peu élevé. Environ trois sur cinq ont entre trente et quarante ans et seulement un sur cinq plus de quarante-cinq à cinquante ans. Il s'agit pour l'essentiel d'individus qui cherchent une activité professionnelle pour une longue période.

250 à 300 émigrés se sont réinstallés de façon définitive à M'saken au cours des dix dernières années.

Les situations sont bien différentes d'un individu à l'autre, elles vont de la brillante réussite économique à la recherche du « petit boulot » qui permettra de subsister au jour le jour. L'émigration a permis selon les cas d'acquérir le capital nécessaire à la création d'une entreprise ou, plus modestement, de subvenir aux besoins de la famille et d'améliorer quelque peu l'habitat. Mais le très fort mouvement des retours de France enregistrés au cours du premier semestre 1984 (194 demandes de changement de résidence) risque de poser de sérieux problèmes d'installation. Il s'agit en effet souvent, d'après les témoignages recueillis, de retours contraints provoqués par la détérioration des conditions de vie. Ces retours qu'on ne peut pourtant pas qualifiés de retours dus à la misère n'ont pas tous été préparés autant que les intéressés l'auraient souhaité en particulier sur le plan matériel. Beaucoup de séjours ont été écourtés.

TABLEAU 4 : Activités en 1983 des émigrés revenus définitivement depuis 1973

Activité de réinsertion

Agriculture Petit commerce Artisanat Transport Réparations automobiles Autres services Entreprise industrielle Activité salariée régulière Chômage intermittent Retraite Total

Nombre de personnes

20 50 35 15 20 15 25 40 50 15

285

% du Total

7,0 17,5 12,3 5,3 7,0 5,3 8,8

14,0 17,5 5,3

100,0

Emplois créés Com. Art. Ind.

— 65 95 25 55 35

940 — — —

1215

% du Total

— 5,3 7,8 2,1 4,5 2,9

77,4 — — —

100,0

Sources : enquête personnelle

174 Emmanuel Ma Mung

Peu d'émigrés d'origine rurale optent pour l'agriculture lors de leur retour. Lorsque c'est le cas, ils investissent généralement dans l'achat d'engins agricoles (tracteurs surtout et remorques, ceux-ci pouvant servir à une activité de transport et donc être source de revenus extra-agricoles) et, parfois, dans des installations d'élevage. Il existe également quelques cas d'installation de petites unités de production avicole.

Par contre, la petite entreprise commerciale ou artisanale a la préférence des émigrés, qu'ils soient d'origine rurale ou urbaine : une cinquantaine d'établissements commerciaux ont été créés par d'anciens émigrés. Il s'agit fréquemment au départ d'une association, dans laquelle l'émigré apporte une part du capital initial et qu'il augmente au cours des années. Lors du retour définitif, il devient le tenancier de l'établissement, que l'établissement soit géré en association ou que le tenancier ait racheté les parts de ses associés. Cette activité est perçue comme une solution de réinsertion qui offre peu de risques financiers, qui ne nécessite pas de mise de fonds très importante, ni de recours aux organismes de crédit. Les gains sont modestes mais le niveau d'activité paisible. C'est une sorte de « pré-retraite ».

Les petites entreprises de services liées à l'automobile ont pris de l'importance : transports (taxis essentiellement) et réparations de véhicules. Les ateliers de réparations qui vivent directement du marché de pièces détachées ont été créés pour près du tiers d'entre eux par d'anciens travailleurs de l'automobile en France.

Les anciens émigrés qui se sont installés en tant qu'artisans travaillent surtout dans le secteur du bâtiment. Ce sont principalement des menuisiers, qui fabriquent huisseries, portes et fenêtres pour les logements, mais aussi des peintres, carreleurs, plâtriers et maçons. Ces artisans travaillaient tous dans ce secteur d'activité lors de leur séjour à l'étranger.

Pour l'ensemble de ces entreprises, l'investissement a principalement consisté dans l'achat de matériel à l'étranger grâce aux revenus de l'émigration : machines- outils ou véhicules dans le cas des transporteurs. Ce matériel représente environ 80 % des fonds propres investis dans le cas des menuiseries et la totalité dans le secteur des transports, il bénéficie de la franchise douanière lors du retour définitif.

Un certain nombre d'établissements de taille plus importante ont été fondés par des émigrés particulièrement entreprenants. Au nombre de 25, ils concernent des secteurs très différents tels que les matériaux de construction, la confection et le textile, la fabrication de mobilier, les composants électroniques, etc. Au total les entreprises industrielles fondées par d'anciens émigrés représentent 940 emplois dont 770 permanents, c'est-à-dire près du tiers des emplois non-administratifs de M'saken. L'impact des revenus de l'émigration dans les activités industrielles de la ville est d'autant plus notable que l'autofinancement représente souvent plus de la moitié de l'investissement total initial.

Il convient cependant d'émettre une réserve : un certain nombre de ces entreprises ont un financement particulier dans lequel les revenus même de l'émigration tiennent une place secondaire. Bien que créées à l'initiative d'anciens émigrés, certaines d'entre elles entrent dans le cadre de la loi de 1972. Cette loi visait à encourager l'investissement d'origine étrangère dans les entreprises manufacturières qui travaillent pour l'exportation en leur accordant des avantages fiscaux et doua-

L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie) 175

niers et en supprimant l'obligation de rapatriement des produits de l'exportation, prestations de services et revenus. On sait qu'à la suite de cette décision qui s'inscrit dans le cadre de la nouvelle division internationale du travail, un nombre important d'entreprises européennes, fortes consommatrices de main-d'œuvre, ont installé des unités de production en Tunisie, en particulier dans le textile. C'est le cas à M'saken où quelques entreprises créées à l'initiative d'anciens émigrés disposent d'un financement étranger indépendant des revenus migratoires.

Les entreprises dans lesquelles les revenus de l'émigration ont joué un rôle prépondérant sont au nombre d'une vingtaine et représentent 510 emplois, dont 320 permanents.

Un des premiers établissements créé par un émigré et qui a, à bien des égards, un caractère exemplaire, est une entreprise de fabrication de carrelages : ancien artisan du bâtiment à M'saken, le fondateur émigré en France en 1964 où il exerce divers métiers dont celui de boiseur puis celui de carreleur. Il revient en Tunisie en 1974 et importe du matériel dans le but d'installer son entreprise qui commencera à fonctionner en 1976. Il investit toutes ses économies dans ce projet, c'est-à-dire 35.000 à 40.000 DT (1974) et obtient de ses frères, eux-mêmes émigrés, des prêts. Il ne bénéficie au départ d'aucune aide financière institutionnelle. En 1978 l'usine emploie une vingtaine d'ouvriers, puis elle s'agrandit quelque temps après en partie grâce à l'appui financier de l'A.P.I. (Agence de Promotion des Investissements). En 1983, l'entreprise emploie 57 personnes et prévoit une nouvelle extension par augmentation de capital. Cet itinéraire correspond, toutes choses égales, à celui de la plupart des autres entrepreneurs industriels, à ceci près que ce précurseur, de ce fait même, a rencontré plus de difficultés de financement que les autres, la politique d'aide à la création d'entreprises par des émigrés étant en 1974-75 pratiquement inexistante.

Les entreprises nées depuis cinq ou six ans sont, elles aussi, directement dues à l'émigration. De taille modeste au départ, elles se sont rapidement développées. Le mouvement de création s'est accéléré dans les dernières années puisque sept d'entre elles ont été créées depuis 1980 dont trois depuis 1984. Les fondateurs de ces entreprises récentes présentent plusieurs points communs :

— une moyenne d'âge de 30 à 35 ans ;

— une durée de séjour à l'étranger relativement courte, de l'ordre de 5 à 8 ans ;

— un niveau de formation supérieur à celui de la moyenne des émigrés (fin de l'enseignement secondaire et enseignement supérieur) ;

— une meilleure connaissance des possibilités offertes par les institutions financières en matière de création d'entreprises.

A côté de ces brillantes réussites, il existe néanmoins des situations difficiles car le retour ne s'est pas traduit pour tous par une réinsertion satisfaisante dans la société d'origine. C'est le cas en particulier des chômeurs arrivés en fin de droits et dont la situation est devenue intenable en France. Le nombre de ces retours est difficile à apprécier car ils sont les signes d'une faillite personnelle et sociale que l'on

Emmanuel Ma Mung

ne tient pas à étaler. Aussi parmi les personnes interrogées que l'on sait en situation de chômage intermittent, très peu ont avoué leur situation, elles se présentent avec l'emploi qu'elles exerçaient à l'étranger et ce n'est qu'après un long moment qu'elles reconnaissent n'exercer qu'une activité intermittente. Nous estimons qu'à M'saken une cinquantaine d'anciens émigrés sont dans cette situation, ils survivent généralement en effectuant quelques travaux dans le bâtiment.

Une quarantaine d'anciens émigrés ont trouvé un emploi salarié dans des secteurs très divers (industrie, commerce, administration). Le peu d'attirance pour les emplois salariés s'explique par la différence entre les salaires versés en Tunisie et ceux perçus dans le pays d'immigration. Une activité salariée signifie une baisse sensible des revenus par rapport à la situation antérieure et ce n'est qu'après avoir épuisé les autres solutions de réinsertion que l'on s'oriente vers celle-ci.

L'émigration a produit en définitive une richesse importante : de 1976 à 1984 au total près de 50 millions de DT (en termes constants, monnaie 1984) ont été effectivement transférés vers M'saken. On peut cependant s'interroger, en raison de l'origine même de cette richesse, sur la solidité de l'essor industriel et commercial qu'a connu M'saken ces dernières années. L'espace économique local ne risque-t-il pas de n'être qu'un sous-ensemble de l'espace migratoire des M'sakéniens ? Qu'adviendrait-il de l'économie locale si cet « espace migratoire » — pour reprendre le concept de Gidas Simon — venait à se rétrécir sans que les activités économiques aient acquis suffisamment d'autonomie vis-à-vis des revenus de l'émigration ?

L'impact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie) 177

Notes et références bibliographiques

(1) Recensement général de la population - avril 1984 - INS - Tunis. (2) SIMON (G.) :1979 - p. 332. La proportion est de un actif sur trois. (3) D'après l'OPETTE de Tunis. (4) Plusieurs études montrent l'attraction de Tunis comme lieu d'installation pour les émigrés à l'occasion de leur retour définitif : — REMPLOD - 1975. — SIMON G. - 1979. — CRESGE - 1983.

(5) Pour comparer ces sommes entre elles, il est nécessaire de les exprimer en valeurs constantes. Pour ce faire, on a coutume d'affecter les chiffres, année après année, d'une pondération calculée à partir de l'indice des prix correspondant. Mais dans le cas présent, il s'agit de transferts d'un pays à un autre, il existe donc deux modes de calcul possibles : à partir de l'indice tunisien ou à partir de l'indice du pays d'immigration. En ce qui concerne M'saken, 80 % des émigrés travaillant en France, il nous paraît justifié de pondérer ces sommes par l'indice des prix français dans la mesure où c'est l'évolution de ces prix qui affecte l'évolution des sommes transférées, par le biais, notamment, de l'indexation relative des salaires à cet indice. Notons également que durant cette période le change a légèrement évolué : 1976, 1 DT = 10,50 FF ; 1984, 1 DT = 11,40 FF. (6) 248 DT en 1980 soit environ 350 DT en monnaie 1984. « Enquête sur le budget et la consommation des ménages » INS - 1980. (7) CIEM, 1984 - pp. 29 à 33. (8) II existe également une entreprise industrielle du bâtiment mais son activité dépend peu des transferts migratoires. (9) 35 établissements commerciaux de matériaux de construction. 65 menuiseries artisanales dont une grande partie de la production est destinée à la construction : charpentes, huisseries, portes... (10) Les principaux points de la réglementation douanière sont repris plus bas dans le même paragraphe. (1 1) Ces produits introduits clandestinement et pour lesquels on n'a pas acquitté les droits de douane sont, de ce fait, vendus à des prix inférieurs à ceux pratiqués sur le marché légal.

Ouvrages et documents cités

CIEM - 1984 - « Villes et migrations internationales de travail dans le tiers-monde ». Etudes méditerranéennes, fascicule 6, Poitiers, 357 p. CRESGE - 1982 - « L'immigration et la question du retour », Lille. CSSTM - 1982 - Rapport statistique annuel. Paris. INS - 1980 - Enquête population - emploi 1980. Tunis. REMPLOD - 1975 - R.W. KOELSTRA & H.J. TIELEMAN, développement ou migration. La Haye. SIMON Gildas - 1979 - L'espace des travailleurs tunisiens en France. Poitiers, 426 p.

178 Emmanuel Ma Mung

Limpact des transferts migratoires dans la ville de M'saken (Tunisie).

Emmanuel MA MUNG

Les transferts de revenus du travail à l'étranger ont des effets importants sur les économies locales. A M'saken, ville située dans le Sahel tunisien, ils ont progressé rapidement dans les dix dernières années. Mais si les transferts de fonds gardent une place prépondérante, les transferts réalisés sous la forme de marchandises achetées dans le pays d'emploi prennent une place croissante.

Ces transferts ont largement contribué au développement des activités économiques locales, telles que le bâtiment ou le commerce de voitures d'occasion et de pièces détachées d'automobile. De plus, ils ont permis le financement de nombreuses entreprises commerciales, artisanales et industrielles créées à l'initiative d'anciens émigrés ; ces entreprises représentent aujourd'hui de nombreux emplois.

The impact of migratory transfer on the town of M'saken (Tunisia).

Emmanuel MA MUNG

The transfers of wages earned abroad have significant effects on local economies. In M'saken, a town located in the Tunisian Sahel, these effects have rapidly increased in the course of the past ten years. But while the money transfers still play a dominant role, the transfers made in the form of goods bought in the country of employment are becoming increasingly important.

These transfers have largely contributed to the development of local economic activities such as the building industry or the used cars business and the sale of automobile spare parts. Moreover these transfers have allowed for the financing of many firms - businesses, industries and craft industries - set up by former emigrate workers themselves ; today these firms represent many jobs.

El impacto de las transferencias migratorias en la ciudad de M'saken (Tunez).

Emmanuel MA MUNG

Las transferencias de los ingresos del trabajo en el extranjero tienen efectos importantes sobre las economias locales. En M'saken, ciudad situada en el Sahel tunecino estos efectos han aumentado râpidamente a lo largo de los diez ultimos anos. Pero aunque las transferencias defondos siguen siendo prépondérantes, las transferencias realizadas bajo la forma de mercancias compradas en el pais de empleo estân tomando cada vez mâs importancia.

Estas transferencias han contribuido con mucho al desarrollo de actividades econômicas locales, tales como la industria de la construcciôn o el comercio de coches de segunda mano y de recambios para automôviles. Ademâs han permi- tido la financiaciôn de numerosas empresas sean comer dales, industriales o arte- sanales, creadas bajo la iniciativa de ex-emigrados ; estas empresas representan hoy numerosos empleos.


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