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Date post: 08-May-2023
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Ex quadris lapidibus La pierre et sa mise en œuvre dans l’art médiéval Mélanges d’Histoire de l’art offerts à Éliane Vergnolle Yves Gallet (éd.) F
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La pierre et sa mise en œuvre dans l’art médiévalMélanges d’Histoire de l’art offerts à Éliane Vergnolle

Yves Gallet (éd.)

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La pierre et sa mise en œuvre dans l’art du Moyen Age : autour de ce thème, plus de quarante spécialistes français et étrangers, historiens de l’art, archéologues, conservateurs ou architectes, se sont associés pour rendre hommage à Éliane Vergnolle, dont les travaux sur l’art et l’architecture de la période romane font aujourd’hui autorité. Le domaine de recherche d’Éliane Vergnolle et ses études sur les techniques de taille de la pierre ont dicté les thèmes explorés dans ce volume, qui couvre un large champ. De nombreuses contributions abordent la question du travail de la pierre dans la sculpture et dans l’architecture romane ou gothique, ainsi que dans la création artistique des périodes plus récentes. Plusieurs études sont consacrées aux rapports entre la pierre et les arts de la couleur (enluminure, peinture, vitrail), aux questions de méthode d’analyse, à l’archéologie du bâti, à la pratique du réemploi, aux comptabilités des chantiers, aux modes de transmission des formes et des connaissances, aux tailleurs de pierre eux-mêmes, ainsi qu’à la pierre « rêvée », celle des représentations et de l’imaginaire médiéval. Au total, cet ouvrage offre, sous un angle original, un panorama complet des principales orientations de la recherche actuelle autour des arts monumentaux à l’époque médiévale.

ISBN 978-2-503-53563-0

9 782503 535630

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HEx Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 203-220© F H G DOI 10.148/M.STA-EB.1.100199

Lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel :l’exemple de l’abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor) au xiiie siècle

Yves Gallet

Parmi les orientations récentes des travaux d’Éliane Vergnolle, la question de la pierre, de sa taille et de sa mise en œuvre dans l’architecture revient avec une force qui a poussé bien des chercheurs à s’intéresser à leur tour à l’analyse matérielle des monuments qu’ils étudiaient. Plusieurs d’entre nous lui doivent cette ouverture dans leur approche des œuvres. L’un des problèmes récurrents est celui des chantiers qui font intervenir plusieurs types de roches, comme l’abbatiale de Conques, dont Éliane Vergnolle vient de fournir, avec la complicité d’Henri Pradalier et Nelly Pousthomis, une étude renou-velée. Doit-on voir dans ce « polylithisme » 1 le résultat d’une contrainte de structure, telle roche étant utilisée en fonction de ses qualités constructives (résistance à la compression, facilité de taille, faible densité favorisant le voûtement, résistance à l’altération) ? Faut-il plutôt l’interpréter comme une logique de chantier, l’origine des pierres variant selon les possibilités d’approvisionnement (achat de carrière, etc.) ou les moyens financiers des responsables de la construction ? La diversité des roches mises en œuvre s’explique-t-elle par la recherche d’une polychromie et d’effets décoratifs, répondant à des choix esthétiques ? Ou bien encore ce polylithisme doit-il se comprendre comme un moyen per-mettant de distinguer et de hiérarchiser les différents espaces d’un complexe architectural, au même titre que le décor monumental (sculpture, peinture, pavement) ou le degré d’élaboration des éléments architecturaux ? C’est cette dernière hypothèse, plus rarement privilégiée par l’historiographie 2, que j’aimerais développer, à travers l’exemple de l’abbaye prémontrée de Beauport (Côtes-d’Armor), qui constitue pour cette problématique un monument de référence.

Réputée localement pour son paysage de rêve, en bord de mer, sur une côte rocheuse très découpée, l’abbaye de Beauport est surtout connue pour avoir été présentée par Arcisse de Caumont, dans son Abécédaire, ou rudiment d’Archéologie3, comme offrant le plan type de l’abbaye médiévale des XIIe et XIIIe siècles (fig. 1). Fondée en 1202 par des chanoines prémontrés venus de l’abbaye de la Lu-cerne (diocèse de Coutances), avec l’appui des comtes de Penthièvre, elle s’élève à proximité de Paim-pol, sur la côte nord de la Bretagne, dans une région – le Goëlo – étonnamment favorisée par la géologie. Sa construction semble avoir été rapide, car ses bâtiments sont homogènes du point de vue du style. Partiellement ruinée à la Révolution, elle se compose aujourd’hui de l’abbatiale, privée de son chevet (fig. 2), et d’un ensemble de bâtiments monastiques édifiés sur son flanc nord, autour du qua-drilatère jadis occupé par les galeries du cloître. L’aile orientale abrite la sacristie, la salle capitulaire

1 Je n’emprunte que par commodité ce néologisme au géologue Louis Chauris, auteur de nombreux articles sur la nature des roches mises en œuvre dans les monuments de Bretagne. Louis Chauris qualifie de «  polylithisme primaire », ou originel, la situation de tout édifice construit dès l’origine au moyen de différentes roches, et parle de « polylithisme secondaire », ou acquis, lorsque la variété des roches a été introduite par des remaniements intervenus après-coup (Louis Chauris, « La géologie et les matériaux de construction », dans Jean-Marie Pérouse de Montclos, Dictionnaire guide du patrimoine. Bretagne, Paris, 2002, p. 15-26).2 Voir en particulier les études réunies dans les quatre

volumes Carrières et constructions en France et dans les pays limitrophes, publiés au CTHS de 1991 à 2004, d’abord sous la direction de Jacqueline Lorenz et de Paul Benoît, puis de Jacqueline Lorenz seule, enfin de Jacqueline Lorenz et de Jean-Pierre Gély. En dernier lieu : François Blary, Jean-Pierre Gély, Jacqueline Lorenz (dir.), Pierres du patrimoine européen. Economie de la pierre, de l’Antiquité à la fin des Temps modernes, Actes du colloque international de Château-Thierry (2005), Paris, 2008.3 Arcisse de Caumont, Abécédaire, ou rudiment d’Archéologie, t. Architecture civile et militaire, Caen, 1869, p. 8, 43-44, 115-117.

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(terminée, à la manière normande, par une abside), le Passage aux champs, une autre salle identifiée (de façon problématique) comme un chauffoir, ainsi que le dortoir à l’étage, l’aile nord associe deux celliers, le réfectoire et la cuisine, et l’aile ouest comprend une grande salle voûtée aujourd’hui trans-formée en espace d’accueil des visiteurs. À l’écart du carré claustral, et implantée sur un axe différent, au nord-est, s’élève la Salle au Duc, grand bâtiment dont la destination n’a pas été clairement établie. Tous ces édifices furent visiblement construits en un laps de temps très court, dans le premier quart, peut-être le premier tiers du XIIIe siècle. Seul le réfectoire paraît avoir été transformé un peu plus tard, vers le milieu du siècle 4.

4 Quelques auteurs ont avancé, en raison du tracé en plein cintre des baies ouvertes dans le mur nord, la date aberrante du XVe siècle pour le réaménagement du réfectoire, date encore suivie par Louis Chauris, « Recherches préliminaires

sur la provenance des pierres de construction à l’abbaye de Beauport », Cahiers de Beauport, n° 10, 2004, p. 4-20. Le style des chapiteaux et des bases indique clairement que les travaux remontent bien au XIIIe siècle.

Fig. 1 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), plan de l’abbaye (d’après Pérouse de Montclos, 2002).

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Si les bâtiments de l’abbaye sont tous d’un style homogène, l’apparente clarté de leur distribu-tion, qui avait séduit Arcisse de Caumont, est trompeuse. L’examen des différents types de pierres mis en œuvre sur ce chantier permet d’apporter sur ce point un nouvel éclairage.

Un « festin de pierres » : les roches employées à Beauport et leur répartition

Pas moins d’une demi-douzaine de roches de nature ou de provenance différente ont été utili-sées par les construteurs de l’abbaye au XIIIe siècle. Louis Chauris en a fait un inventaire récent 5, auquel nous empruntons les informations géologiques qui suivent.

Les spilites de Paimpol, roches volcaniques épanchées sous la mer, d’une teinte pouvant aller du vert-violacé au gris sombre, à la cristallisation très fine mais de texture hétérogène, et qui forment donc un matériau de construction assez médiocre, ont été employées de manière relativement rare, en dépit de la proximité des gisements. On les rencontre dans le mur sud du réfectoire, dans la façade ouest du cellier, dans le bâtiment de l’aile occidentale, associées à d’autres roches et toujours en moellons.

Les schistes bleutés ou bleu-noir, provenant d’une formation schisto-gréseuse du Briovérien qui compte des affleurements proches de l’abbaye (comme l’îlot de Cruckin, à quelques centaines de mètres du site), ont également été exploités pour le chantier, malgré la difficulté à obtenir des surfaces lisses à la taille lorsque ces schistes ne sont pas diaclasés. Ils ont fourni des blocs employés pour monter

5 Chauris, « Recherches préliminaires » (cf. note 4).

Fig. 2 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbatiale, nef, vue d’ouest en est (cl. Yves Gallet).

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les murs du bas-côté nord de l’abbatiale, la partie basse du mur ouest dans le bras nord du transept ainsi que le mur des chapelles orientées, la partie basse et l’étage de l’aile orientale (jusqu’au niveau des baies du dortoir médiéval), les murs de la salle capitulaire, le Passage aux champs, le chauffoir ou le mur sud du cellier. En moellons de format allongé, ils ont aussi servi à la construction de voûtes (Pas-sage aux champs, passage nord-est du cloître…) et d’arcs (arc de décharge du doubleau occidental de la croisée du transept, baies du canal d’évacuation des eaux, au nord de la Salle au Duc). Des blocs de dimension plus importante (moellons et dalles de plus d’un mètre de long) ont parfois été utilisés, par exemple dans le réfectoire ou pour les placards du chauffoir. Signalons enfin que ces schistes, s’ils sont parfois mis en œuvre seuls, sont aussi employés, dans bien des cas, en association avec d’autres roches, comme le grès-quartzite ordovicien de Plourivo.

Ce dernier, de teinte rosée, a été largement utilisé sur le chantier gothique comme il l’a été, de longue date, dans toute la région de Paimpol. Il a fourni des blocs d’une grande dureté, de calibre moyen, équarris ou sommairement dressés lorsque la finesse du grain le permettait, sinon employés en blocage. De tels blocs ont servi à monter le revers de la façade de l’église ainsi que les murs du vais-seau central de la nef (au-dessus des arcades et au niveau des fenêtres hautes) et le niveau supérieur du mur ouest du bras nord, le mur oriental du bâtiment de l’aile ouest, le mur sud du réfectoire, le bâtiment de la cuisine et le petit cellier, enfin une bonne part de la Salle au Duc.

Malgré leur importance quantitative dans l’approvisionnement du chantier au XIIIe siècle, ces trois types de roches n’ont fourni que des matériaux de construction de qualité assez médiocre : s’ils ont été aussi largement utilisés, c’est en raison de leur faible coût, lié à la proximité des sites d’extraction.

Il en va autrement avec le granite. Le lecteur peu familiarisé avec la chose bretonne croira naturel de trouver du granite à Beauport, puisque nous sommes en Bretagne. Il n’en est rien, Beauport s’élevant dans un site dépourvu d’affleurement granitique. Cette roche est pourtant abondante dans les élévations : il s’agit ici d’un granite de teinte ocre, au grain moyen voire fin, proche de la granodiorite et vraisemblablement issu du batholite côtier, peut-être de l’archipel de Bréhat, à une dizaine de kilo-mètres, d’où il aurait été acheminé par bateau. Il a fourni le chantier en pierres de taille d’assez bonne qualité, sensibles toutefois à l’altération au point de présenter parfois une légère desquamation. Ces pierres ont été réservées, la plupart du temps, aux encadrements de baies : façade de l’abbatiale, porte occidentale du réfectoire, porte nord du bâtiment occidental, porte nord du cellier, baies, cheminées et conduit de cheminée de la Salle au Duc, fenêtres (en partie) du chauffoir, armoires et vidoir de la cuisine, etc. Le même granite a été employé pour construire les piles et les arcades de la première travée de la nef et une partie de la suivante, le doubleau occidental de la croisée et, pour partie, celui du bas-côté sud. Les colonnes et les chapiteaux du bâtiment de l’aile occidentale (fig. 3), du petit et du grand cellier, les contreforts de l’aile occidentale, du cellier, du chauffoir et de la Salle au Duc sont également en granite. Plus rarement, cette pierre a été utilisée en pierre de parement : entre la salle capitulaire et le Passage aux champs, dans le mur oriental du même Passage, ou dans le bras nord du transept, au-dessus des arcades des chapelles orientées ; seul l’avers de la façade de l’abbatiale semble intégralement monté dans ce matériau. En moellons, enfin, le granite est présent çà et là, associé au grès rose et aux schistes bleutés.

Ce n’est pas le seul granite utilisé sur le chantier à l’époque gothique : un granite clair, de couleur blanchâtre, a également servi, quoique de manière sporadique, par exemple pour l’arcade de commu-nication entre le chœur et le bras nord du transept, ou la porte ouverte dans le mur est de l’aile occi-dentale. S’agit-il du granite blanc-gris à muscovite de l’Ile-Grande, que Louis Chauris dit n’avoir rencontré à Beauport que dans les parties remaniées au XVIIe siècle ? 6 En dépit de la distance (une

6 Chauris, « Recherches préliminaires » (cf. note 4).

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soixantaine de kilomètres) qui sépare Beauport de l’Ile-Grande, c’est possible, car ce granite était déjà réputé dès le XIIIe siècle : en effet, il fournit à cette époque le chantier de la cathédrale de Tréguier 7.

D’autres roches, de provenance plus lointaine, ont été sollicitées. Celle que l’on retrouve avec le plus d’étonnement est le calcaire, employé dans plusieurs endroits de l’abbaye, pour des encadrements de portes ainsi que des chapiteaux. De grain fin, ce calcaire de couleur blanche, parfois jaunâtre, se prête bien en effet à la sculpture, ce qui n’était pas le cas de tous les matériaux évoqués précédemment. Il semble avoir été travaillé indifféremment au taillant droit ou à la bretture, les traces de ces deux outils s’observant en plusieurs endroits, parfois sur des pierres voisines et manifestement contempo-raines (placard près du passage aux champs, chaire du lecteur, vestibule occidental de la Salle au Duc, baies du chauffoir). La provenance de ce calcaire n’est pas assurée : on considère généralement qu’il s’agit de calcaire de Caen 8, plutôt que d’un tuffeau, importé par conséquent de Normandie plutôt que du Val de Loire, voire du Poitou ou de Charente. Quoi qu’il en soit, il semble avoir été réservé à des usages précis : on ne note sa présence ni dans l’aile occidentale, ni dans l’aile orientale, ni dans la Salle au Duc. Sont en revanche en calcaire le portail nord de la troisième travée de la nef (au centre de l’aile

7 Yves Gallet, « La cathédrale de Tréguier au temps de saint Yves », dans Jean-Christophe Cassard et Georges Provost (dir.), Saint Yves et les Bretons. Culte, images, mémoire (1303-2003), Actes du colloque de Tréguier (18-20 septembre 2003), Rennes-Brest, 2004, p. 79-89.8 Voir aussi Laurent Dujardin, « L’aire de dispersion de la pierre de Caen », dans Jacqueline Lorenz (dir.), Carrières

et constructions en France et dans les pays limitrophes. II, Actes du 117e Congrès national des Sociétés Savantes (1992), Paris, 1993, p. 431-444 ; idem, « Le commerce de la pierre de Caen (XIe-XVIIe siècles) », dans Blary, Gély & Lorenz (dir.), Pierres du patrimoine européen (cf. note 2), p. 321-327.

Fig. 3 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbaye, bâtiment de l’aile ouest du cloître (cl. Yves Gallet).

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sud du cloître), les ogives du vaisseau central, les baies du bas-côté nord, celles du réfectoire (fig. 4) et leurs chapiteaux (les huit grandes baies du mur nord, mais aussi le triplet du mur ouest et les fenêtres du mur sud), le passe-plat et la porte de la cuisine, quelques placards, les trois baies qui formaient le vestibule occidental de la Salle au Duc, la porte nord de l’aile nord et, pour partie, l’arcade à l’angle nord-est du cloître.

Parmi les roches sédimentaires figure aussi la lumachelle, pierre d’âge bathonien, formée de sables coquilliers aujourd’hui cimentés en roche dure, et susceptible de recevoir un très beau poli, qui l’a parfois fait comparer (de manière évidemment erronée du point de vue géologique) à un marbre. Louis Chauris ne mentionne pas la lumachelle dans son inventaire, mais elle semble avoir été jadis utilisée pour les colonnes de la salle capitulaire, qui ont depuis été remplacées en comblanchien 9. La colonne de la sacristie, encore en place, est également en lumachelle, tout comme quelques blocs en réemploi et certains éléments aujourd’hui dans le dépôt lapidaire de l’abbaye 10. L’emploi de ce matériau n’est pas si fréquent. L’un des seuls monuments où sa présence est attestée dans l’aire géographique qui

9 Pour la restauration, effectuée au début des années 1970 par Jean Sonnier, architecte en chef des monuments historiques, voir Virginie Trévian, L’abbaye Notre-Dame de Beauport au XIIIe siècle : la salle capitulaire et le réfectoire, Mémoire de maîtrise sous la dir. de Claude Andrault-Schmitt, CESCM/Université de Poitiers, 2004, p. 34-35. L’état antérieur est connu par le dossier de restauration, ainsi que par une mention de Germain Bazin en 1933 (voir

ci-dessous, note 12).10 Je remercie Pascale Techer des précisions qu’elle a bien voulu me communiquer sur ce point. Voir Pascale Techer, Abbaye de Beauport. Inventaire du dépôt lapidaire (rapport non publié), 2007 ; idem, « Mémoires de pierres. Du dépôt lapidaire à une redécouverte de l’abbaye  », Cahiers de Beauport, n° 14, 2009, p. 41-53, ici p. 43-45.

Fig. 4 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbaye, baies du réfectoire, côté nord (cl. Yves Gallet)

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nous concerne 11 n’est autre que le cloître de l’abbaye du Mont Saint-Michel, construction sensiblement contemporaine de l’abbaye de Beauport, où la lumachelle a fourni le matériau dans lequel étaient tournées les colonnettes du cloître, du moins dans leur état avant restauration (Edouard Corroyer les fit remplacer par des colonnettes en poudingue pourpré dans les années 1870). Longtemps, la prove-nance de cette lumachelle employée au Mont Saint-Michel n’a pas pu être identifiée. Les gisements du Bathonien autour de Caen ont été écartés. En s’appuyant sur des considérations stylistiques touchant les profils des bases et des chapiteaux du cloître, Germain Bazin avait proposé l’hypothèse d’une ori-gine anglaise 12. Cette hypothèse, envisagée avec prudence à l’époque car les géologues correspondants de Germain Bazin eux-mêmes hésitaient, a été depuis confirmée 13. Mais si l’origine géographique de la lumachelle du Mont Saint-Michel semble élucidée, celle de Beauport garde en revanche une part de son mystère : retenons, pour notre part, qu’il s’agit d’un matériau rare.

Peut-être la plus grande curiosité lithologique réside-t-elle dans la « pierre verte » de Beauport, utilisée en abondance, mais de manière sélective, dans différentes parties de l’abbaye. Il s’agit d’une

11 Quelques exemples plus lointains ont été signalés, en particulier en Bourgogne, à la cathédrale Saint-Étienne et à Saint-Germain d’Auxerre, ou à l’abbaye de Pontigny (Stéphane Büttner, «  Archéologie de la pierre à bâtir médiévale à Auxerre et dans l’Yonne », dans Blary, Gély & Lorenz (dir.), Pierres du patrimoine européen (cf. note 2), p. 143-157).12 Germain Bazin, Le Mont Saint-Michel. Histoire et

archéologie, de l’origine à nos jours, Paris, 1933, rééd. New York, 1978, p. 159.13 A. Bigot, « Origine des colonnettes du cloître du Mont Saint-Michel  », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XLV, 1937, p. 341-344  ; article réimprimé par Michel Nortier dans les annexes de sa contribution au Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. V : Etudes archéologiques, Paris, 1993, p. 95-96.

Fig. 5 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbatiale, transept, mur ouest du bras nord : murs en granit, moellons de grès rose et de schiste ; colonnettes, chapiteau, bandeau et tailloir en pierre verte ; ogives et dou-bleau en calcaire (cl. Yves Gallet).

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très belle roche, de teinte vert sombre tirant parfois sur le gris. Si sa provenance est à peu près iden-tifiée (pointement de Plounez, près de Paimpol), sa caractérisation est mal établie. Ce n’est évidem-ment pas un calcaire, même si les gens du pays et quelques auteurs l’appellent « tuffeau vert ». Ce n’est pas non plus une spilite, ni de la serpentine, bien qu’elle en ait parfois l’aspect au premier coup d’œil. Louis Chauris l’analyse comme une hornblendite à fort taux d’épidote, minéral qui lui donne sa couleur vert sombre. Cette pierre est connue localement pour ses qualités  : tendre à l’extraction, facile à travailler, et autorisant un traitement fin de surfaçage, elle durcit au contact de l’air et offre une excellente résistance à l’altération, là où le calcaire s’érode facilement. Aussi a-t-elle constitué un matériau de premier choix. Dressée majoritairement au taillant droit, parfois aussi à la bretture (por-tail nord de la première travée, porte de l’escalier des matines, doubleau oriental de la dernière travée du bas-côté sud…), la pierre verte a été utilisée pour tailler des pierres de parement, des montants de baies et des claveaux d’arcs aussi bien que des chapiteaux (fig. 5) ou des culots à décor figuré. La grande précision qu’elle autorise lors de la taille a permis une mise en œuvre à joints fins (1 à 3 mm), voire à joints vifs, d’un effet qui rappelle l’impeccable fini technique que présentent certaines abbatiales cisterciennes.

Cette pierre est omniprésente dans l’abbaye. Dans l’église, elle a servi à construire les piles, les arcades, les chapiteaux de la nef et les colonnettes recevant les ogives à partir de la troisième travée, les portails des travées 1 et 6, les piles et les arcades du bras nord ainsi que les encadrements des baies du transept et la porte de l’escalier des matines. Dans les bâtiments monastiques, elle est surtout utilisée pour les montants des portes (cuisine, accès oriental du réfectoire, porte du Passage aux champs) ou les piédroits des baies (chauffoir), ou encore pour les culots coudés de la Salle au Duc, la cheminée du mur nord et les consoles portant les voûtes dans le chauffoir. La salle capitulaire montre un emploi plus important de cette pierre : portail d’entrée, culots coudés et chapiteaux, ogives et clés de voûte sont en pierre verte (fig. 6). Associée au granite et au schiste dans le décor du lavabo, ou utilisée en alter-nance avec le calcaire pour les claveaux de l’arcade à l’angle nord-est du cloître, elle a également auto-risé des jeux de polychromie architecturale inhabituels en Bretagne.

Des interprétations « techniques » à une lecture symbolique

Comment interpréter une telle variété ? On ne peut écarter tout à fait l’hypothèse d’une logique structurelle, de nombreux exemples attestant chez les constructeurs du Moyen Âge, bien qu’avec des nuances suivant les régions et les époques, une bonne connaissance des qualités techniques des maté-riaux exploités 14. À Beauport, le choix de construire en calcaire les ogives du vaisseau central s’explique sans doute par la relative légèreté de cette pierre, par sa résistance à la compression, et par la difficulté de monter une voûte d’ogives en granite. La raison inverse a dû faire préférer le granite au calcaire pour les contreforts du bâtiment de l’aile occidentale, du cellier, du chauffoir et de la Salle au Duc. Quant à la pierre verte, ce sont ses qualités de façonnage et son aptitude à fournir des arêtes d’une grande net-teté qui ont dû conduire les bâtisseurs à la réserver en priorité pour les encadrements de portes et de baies.

Il ne serait pas raisonnable non plus de rejeter l’idée d’une logique de chantier, dans laquelle l’utilisation de telle ou telle pierre aurait été commandée par sa disponibilité, c’est-à-dire qu’elle aurait varié en fonction de l’approvisionnement du chantier, des carrières exploitées, de leur éloignement ou,

14 Voir, par exemple, Annie Blanc, « Le choix des pierres et leur mise en œuvre dans les monuments », dans Lorenz (dir.), Carrières et constructions II (cf. note 8), p. 43-56, et Nicolas Reveyron, « Exploitation des pierres dans leurs

potentialités techniques et esthétiques : l’exemple de Lyon au Moyen Âge », dans Blary, Gély & Lorenz (dir.), Pierres du patrimoine européen (cf. note 2), p. 167-183.

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à l’inverse, de leur proximité. Dans ce cas, le polylithisme de Beauport résulterait non d’un choix, mais de l’histoire du chantier : l’analyse des pierres permettrait alors de suivre la chronologie de la construc-tion et des transformations de l’abbaye 15.

Quelques bâtiments peuvent effectivement s’expliquer de cette manière. Ainsi, dans l’aile nord, le cellier porte le réfectoire et lui est donc antérieur ; or, la partie inférieure du mur sud du cellier est montée en moellons de schiste tandis que la partie supérieure et le mur sud du réfectoire sont appa-reillés en grès rose, le schiste n’étant plus employé qu’en calage. De même, dans l’abbatiale, les piles occidentales de la croisée du transept ont été commencées en pierre verte, et terminées, à partir de la quinzième assise, en granite. Comme la salle capitulaire présente des murs de schiste et des ogives de pierre verte, on devrait conclure qu’au schiste et à la pierre verte, premiers matériaux du chantier, auraient succédé le grès rose et le granite, ce qui amènerait à décomposer les grandes phases du chan-tier comme suit : d’abord le bas-côté nord et les travées orientales de la nef, l’aile orientale des bâtiments monastiques, la partie basse du mur sud du cellier, tous montés majoritairement en moellons de schiste et en pierre verte ; puis les deux premières travées de la nef et la façade de l’abbatiale, l’aile occidentale, le cellier et le réfectoire, la Salle au Duc, où le grès rose est, avec le granite, le matériau dominant.

Fig. 6 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbaye, voûtes de la salle capitulaire (cl. Yves Gallet).

15 C’est la démarche adoptée par plusieurs des historiens de l’abbaye, dès le XIXe siècle (Alfred Ramé, qui visita l’abbaye en 1822, en était déjà partisan), et plus récemment

par Jean Braunwald, « Abbaye de Beauport », Congrès Archéologique de France (Saint-Brieuc, 1949), Paris, 1950, p. 82-101, aux p. 92-93.

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Il n’est toutefois pas difficile de montrer les limites de ces deux approches. La logique struc-turelle n’explique pas, par exemple, pourquoi les ogives de la salle capitulaire sont en pierre verte, et celles de la Salle au Duc en pierre verte et granite, tandis qu’elles sont en calcaire dans l’église. Elle n’explique pas non plus pourquoi les culots coudés et les chapiteaux à corbeille lisse de la Salle au Duc sont en pierre verte, alors que ceux du bâtiment de l’aile occidentale, qui ont exactement la même forme et la même fonction architectonique, sont en granite (fig. 7). La question se pose encore pour les baies de la Salle au Duc, à piédroits de granite et traverse en pierre verte, que l’on doit comparer à celles du chauffoir, de mêmes forme et dimension, mais à piédroits de pierre verte et traverse de calcaire.

L’hypothèse d’une succession chronologique des types de roches sur le chantier se heurte elle aussi à plusieurs arguments. En premier lieu, elle conduit – comme nous l’avons vu – à supposer que la construction de l’église aurait commencé par les travées 3 à 6 de la nef et le bas-côté nord, puis se serait poursuivie par l’édification des deux travées occidentales et de la façade ainsi que par celle de la croisée du transept. Une telle restitution paraît fort peu probable : elle serait contraire à tout ce que l’on sait de la progression ordinaire des travaux sur la plupart des chantiers médiévaux, menés soit d’est en ouest, soit depuis les deux extrémités du bâtiment (chevet et façade) pour se terminer par un raccord au niveau de la nef.

Cela ne prouve pas encore que cette logique soit fausse. Mais si l’on entre dans le détail des faits, l’idée que la pierre verte et le schiste laisseraient la place au granite paraît contredite en plusieurs

Fig. 7 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor) : chapiteau à culot coudé. A gauche : Salle au Duc ; à droite : bâtiment de l’aile ouest (cl. Yves Gallet).

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endroits. Ainsi, dans l’aile orientale (fig. 8), le pan de mur entre le Passage aux champs et la salle ca-pitulaire est monté, sur ses dix premières assises, en granite : mais, plus haut, le mur a été terminé en moellons de schiste. En outre, les entrées du Passage aux champs et de la salle capitulaire (piédroits et claveaux) sont traitées en pierre verte ; or, l’examen montre que la construction de ces deux entrées suppose que le mur de granite ait été déjà en place. D’autres endroits du complexe monastique per-mettent de conclure dans le même sens, comme le réfectoire et la cuisine, dont les entrées sont en pierre verte, alors que le cellier, au-dessous, est en granite.

Sur ce point, toutefois, l’argument le plus concluant vient peut-être de ce que plusieurs arcades présentent un avers et un revers dissemblables. Dans la nef, les arcades sud sont clavées en pierre verte, côté vaisseau central, et en granite, vers le bas-côté ; il en va de même pour l’arc doubleau entre le bas-côté et le bras sud du transept, ainsi que dans la triple arcade qui forme vestibule à la Salle au Duc, avec cette fois des claveaux en calcaire sur la face antérieure, et en granite au revers. Comme il est bien évident que les deux faces de chaque arcade n’ont pas été construites indépendamment l’une de l’autre, il faut conclure à l’idée d’une mise en œuvre simultanée de ces différentes roches.

L’ensemble de ces remarques conduit à aborder la question sous un autre angle, celui d’une utilisation hiérarchisée des différents types de roches.

Fig. 8 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), aile orientale du cloître : entrée de la salle capitulaire et du Passage aux champs (cl. Yves Gallet).

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La pierre comme marqueur hiérarchique

Dans cette hiérarchie, le calcaire occuperait la première place, suivi par la pierre verte. L’estime dans laquelle les constructeurs semblent avoir tenu ces deux roches se déduit des usages auxquels elles ont été réservées (chapiteaux, culots et consoles, encadrements de baies, armoires et placards), qui s’expliquent eux-mêmes par les qualités que ces roches offraient au tailleur de pierre : deux pierres tendres, faciles à travailler, permettant de dégager des arêtes précises ou autorisant des détails d’une grande finesse. Seules roches du chantier travaillées au taillant droit et à la bretture, elles ressortissaient d’ailleurs l’une et l’autre à la même culture technique.

Matériau d’importation, le calcaire devait bien sûr être d’un coût plus élevé, ce qui permet de comprendre qu’il ait été réservé aux meilleurs emplacements. C’est pourquoi le portail central du bas-côté nord de l’abbatiale (fig. 9) est en calcaire, quand les portails de la première travée et de la dernière sont en pierre verte. Avec son arc en anse de panier, il est aussi plus large, et doté de deux rouleaux, reçus par quatre chapiteaux feuillagés de très bonne facture ; les deux autres portails sont plus modestes. Que les ogives du vaisseau central de la nef aient été réalisées en calcaire peut s’interpréter d’une façon comparable  : il s’agissait à l’évidence d’une œuvre de prestige, dans une région où les grandes églises voûtées d’ogives étaient encore très rares au début du XIIIe siècle. On conçoit, dès lors, que les responsables du chantier aient eu à cœur de souligner le caractère excep-tionnel de la nef de l’abbatiale, et qu’ils aient en revanche opté pour des ogives en pierre verte dans la salle capitulaire.

À côté du calcaire, il faudrait faire une place à part à la lumachelle, que sa rareté pousse à considérer comme un matériau que les constructeurs semblent avoir tenu en haute considération

Fig. 9 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), portail latéral de la nef, troisième travée, côté nord (cl. Yves Gallet).

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sur le chantier. Dans la salle capitulaire, en effet, elle n’a été employée que pour les colonnes cen-trales : c’est en revanche la pierre verte qui fut utilisée pour les autres éléments remarquables de cette salle (chapiteaux, colonnettes, ogives et clés de voûte). On peut donc penser que dans la hiérarchie des matériaux, la lumachelle surclassait la pierre verte, peut-être en raison de la prove-nance locale de cette dernière. La comparaison avec le Mont Saint-Michel, où la lumachelle avait été utilisée pour les arcades du cloître exclusivement (l’arcature périphérique est en granite), va dans le même sens.

Un rang au-dessous figurent le grès rose et le granite, visiblement tenus pour des matériaux de second choix. Le rang du grès rose par rapport à la pierre verte se déduit de la structure même de la nef. Dans les travées 3 à 6, piles, arcades, chapiteaux et encadrements des fenêtres hautes sont en pierre verte : le grès rose, lui, n’est employé que pour les maçonneries, en moellons à peine dégrossis. Cette situation s’observe également dans le bras nord du transept. Fournissant de bonnes pierres de taille, le granite était sans doute, aux yeux des responsables du chantier, d’une valeur légèrement plus élevée. À la façade de l’abbatiale, on le retrouve en parement de la face antérieure, tandis que le revers n’est qu’une maçonnerie en moellons de grès rose. Dans la cuisine, les murs sont en blocage de grès rose, mais les encadrements de baies et les placards sont en granite. Autre signe de ce statut plus éminent : le granite est parfois employé en association avec la pierre verte. Il en va ainsi dans les arcades latérales du lavabo, à claveaux alternés de granite et de pierre verte (l’arcade centrale est intégralement en pierre verte). Citons encore les deux portes ouvertes à l’extrémité ouest du mur sud du réfectoire : les piédroits et l’arcade sont en granite, mais deux blocs de pierre verte occupent, sous les sommiers de l’arcade, la place d’impostes ou de chapiteaux. Une situation comparable se retrouve à la porte ouest de la Salle au Duc, où un bloc supplémentaire en pierre verte est placé à la clé de l’arcade.

À l’avant-dernier rang se trouvent les schistes bleutés, employés exclusivement en moellons et pour des parties subalternes : bas-côté nord de l’abbatiale, murs de l’aile orientale, soubassement du cellier. Les spilites, attestées de manière sporadique et en association avec d’autres roches en moellons, ferment la marche.

Si elle est exacte, cette lecture conduit à l’idée que les différents types de roches mis en œuvre à Beauport ont constitué des marqueurs qui permettaient, autant que le décor monumental ou la dis-tribution des bâtiments, de différencier les espaces du monastère. Sur cette base, il est tentant de préciser le rôle de certaines salles qui n’avait été qu’approximativement défini jusqu’ici.

La pierre, marqueur spatial : Beauport revisité

Le premier espace du monastère à faire l’objet d’un traitement hiérarchisé est la nef de l’abbatiale : la première travée du vaisseau central est en granite, la deuxième associe granite et pierre verte, tandis qu’à partir de la travée 3, la pierre verte est employée seule. L’idée d’une gradation est confortée par le traitement des formes. Ainsi les grandes arcades, inhabituellement larges et basses dans la première travée, prennent-elles des proportions plus élancées à partir de la travée 2. Les fenêtres hautes, pour leur part, présentent dans les travées 1 et 2 un décor très sobre de chapiteaux à corbeille lisse, qui s’enrichit dans les travées suivantes, pourvues de chapiteaux à décor feuillagé ou à crochets délicate-ment ciselés. La modénature, fruste dans les travées 1 et 2, plus élaborée à partir de la travée 3, présente une gradation comparable. Différents espaces sont donc clairement matérialisés, le vaisseau central étant lui-même distingué, par ses voûtes d’ogives, des bas-côtés voûtés d’arêtes.

Comme c’est fréquemment le cas, en particulier dans les édifices à chevet court, le chœur liturgique devait occuper les travées orientales de la nef : on peut faire l’hypothèse qu’il correspondait aux travées 5 et 6, construites en pierre verte, la plus élevée dans la hiérarchie du chantier avec le cal-caire. L’accès ordinaire se faisait depuis le cloître par le portail de la travée 6. Les arrachements lisibles en partie basse des piles antérieures de la cinquième travée peuvent s’interpréter comme la trace du

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jubé qui devait délimiter le chœur 16 ; la nécessité d’adosser les stalles des chanoines contre les piles peut encore expliquer que, dans la travée suivante, la face interne des piles soit laissée plane, alors qu’elle reçoit une colonne engagée montant de fond dans les travées occidentales. Les travées 3 et 4, pour leur part, pouvaient être réservées aux visiteurs de haut rang, qui accédaient à l’abbatiale par le portail central du bas-côté nord, qui donne dans la travée 3 et qui est monté intégralement en calcaire. La première travée de la nef, en granite, devait être destinée à l’accueil des fidèles, qui entraient par la façade occidentale, parementée en granite également. La travée 2, intermédiaire par ses matériaux de construction comme par ses formes, était peut-être réservée aux convers.

La destination du bâtiment de l’aile ouest du cloître peut être précisée, elle aussi. Dans la cir-culation actuelle, où l’entrée dans l’abbaye se fait par l’ouest, ce bâtiment abrite la billetterie et la bou-tique. C’est cette fonction de bâtiment d’accueil que lui ont prêtée, sous le nom de « salle des hôtes », ou « aumônerie », la plupart des auteurs qui se sont intéressés à Beauport. Déjà en 1869, Arcisse de Cau-mont plaçait dans cette aile occidentale « des magasins, des salles des hôtes » 17. Lors du Congrès ar-chéologique de 1949, Jean Braunwald à son tour a présenté l’aile ouest comme abritant le « bâtiment des hôtes », composé de la « salle des hôtes, […] dite Salle des Piliers » et d’une petite pièce, appelée la « dépense » 18. Cette attribution a été répétée en 1988 par Geneviève Le Louarn-Plessix, puis en 2002 par Jean-Jacques Rioult 19. L’architecture très sobre (voûtes d’arêtes, chapiteaux à corbeille lisse), qui évoque celle des espaces subalternes du monastère (cellier, bas-côtés de l’abbatiale, etc.), l’indigence des équipements de confort (une seule cheminée, de dimensions modestes, dans le mur de refend au nord), mais aussi l’utilisation exclusive du granite, portent cependant à douter de ce que cette salle ait été réservée à l’accueil des hôtes du monastère. En écartant l’hypothèse d’un cellier (le cellier se trouve sous le réfectoire), nous proposons de placer dans cette salle le bâtiment des convers, identification qui paraît mieux s’accorder avec les caractères rudimentaires de l’architecture comme avec l’utilisation d’une pierre relativement peu prisée sur le chantier, et qui correspond en outre à la localisation habi-tuelle des bâtiments de convers dans d’autres ordres austères (chez les Cisterciens, par exemple). Enfin, par une porte ouverte dans l’angle sud-est, qui relie cette salle au portail de la première travée de l’abbatiale, les convers pouvaient facilement rejoindre la partie de la nef qui leur était réservée  : l’explication est donc également envisageable du point de vue fonctionnel.

C’est la Salle au Duc qui pourrait avoir été le bâtiment destiné à accueillir les hôtes du monas-tère. Son appellation énigmatique, ses vastes dimensions, la qualité de son architecture, son implanta-tion en dehors de la clôture et sur un axe légèrement différent des bâtiments monastiques, la présence enfin d’un canal d’adduction d’eau, ont jusqu’à présent suscité des commentaires étonnés et des inter-prétations diverses. Arcisse de Caumont a, l’un des premiers, exprimé sa surprise, tout en signalant l’intérêt de cette salle : « Au nord du réfectoire, sur une direction parallèle, mais à un niveau inférieur, existe une vaste salle très intéressante dont la voûte en ogive appuie ses arcs doubleaux sur des consoles placées le long des murs. Deux grandes cheminées existent dans cette pièce, qui porte, je ne sais pour-quoi, le nom de « salle au Duc ». Aurait-elle servi de cuisine ou de logement pour les hôtes ? Je n’en sais rien ; mais c’est, avec le réfectoire et la salle capitulaire, l’édifice le plus important de Beauport » 20. Pour Jean Braunwald, la Salle au Duc « servait probablement à l’origine d’infirmerie » 21. Geneviève Le

16 Cette lecture invalide l’interprétation de Jean-Jacques Rioult, «  Beauport  », dans Pérouse de Montclos, Dictionnaire (cf. note 1), p. 173-176, p. 174, pour qui le chœur occupait « la moitié de la nef », ce qui voudrait dire qu’il s’étendait jusqu’à la travée 4.17 De Caumont, Abécédaire (cf. note 3), p. 43.18 Braunwald, « Abbaye de Beauport » (cf. note 15), p. 85, 86 et 91.19 Geneviève Le Louarn-Plessix, « L’abbaye de Beauport,

Paimpol », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 1988, p. 409-420, p. 412 («  bâtiment des hôtes ») ; Rioult, « Beauport » (cf. note 16), p. 173-176, p. 174 (« le bâtiment de l’Aumônerie »). Dans la légende du plan reproduit à la même page 174, cette salle est simplement appelée la « salle des piliers ».20 De Caumont, Abécédaire (cf. note 3), p. 117.21 Braunwald, « Abbaye de Beauport » (cf. note 15), p. 100.

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Louarn-Plessix, après avoir examiné elle aussi différentes possibilités (« hôpital, logement de pèlerins, bibliothèque, salle de travail pour les moines ? » 22), concluait : « tout porte à croire que le bâtiment était destiné à l’accueil des pèlerins, des malades ou des hommes d’étude » 23. Jean-Jacques Rioult, pour sa part, a estimé que la Salle au Duc conservait peut-être le souvenir d’une salle comtale qui aurait préexisté à la fondation de l’abbaye, mais qu’elle restait en tout état de cause une «  énigme ar-chéologique » 24. Cette position prudente s’explique par les conclusions controversées des fouilles conduites dans la Salle au Duc par Fanny Tournier en 1997-1998. L’archéologue proposait l’idée que la salle aurait été primitivement à vocation artisanale (activité métallurgique), et qu’elle n’aurait reçu ses cheminées et ses voûtes d’ogives qu’après coup, au XVe siècle 25 ; interprétation démentie dès la reprise des fouilles en 1999 26, et d’ailleurs facile à dissiper. Si la Salle au Duc est, certes, postérieure au chauf-foir, auquel elle s’adosse, l’architecture en est parfaitement homogène ; les baies ont été conçues en fonction des voûtes, à la retombée desquelles elles s’adaptent (par exemple dans le mur occidental) ; ces voûtes elles-mêmes présentent tous les caractères du XIIIe siècle, et – ne serait-ce que pour des raisons de statique – n’ont pu être ajoutées au XVe siècle.

Revenons au monument, en faisant abstraction de ces interprétations variées et/ou fantaisistes. La Salle au Duc se distingue de la salle de l’aile ouest par sa construction plus soignée, où la part du granite se réduit au profit du grès rose et surtout de la pierre verte. Ce dernier phénomène est particu-lièrement frappant si l’on compare les culots coudés qui, engagés dans les murs, reçoivent les voûtes : de même forme exactement dans les deux salles, ils sont en granite dans la salle que nous identifions comme celle des convers, et en pierre verte dans la Salle au Duc. Dans la hiérarchie des matériaux sur ce chantier, cette différence signe un rang et un rôle plus éminent, bien qu’il reste inférieur aux bâti-ments monastiques stricto sensu 27. La présence d’un voûtement d’ogives, qui plus est d’un tracé élaboré, et d’équipements de confort (une cheminée monumentale dans le mur ouest, une autre dans le mur sud), qui appartiennent bien au parti primitif, conforte l’idée d’un bâtiment d’importance, qui, à cet emplacement, en dehors de la clôture, peut être considéré comme la salle des hôtes de l’abbaye.

À l’appui de cette proposition, on notera la structure particulière du vestibule d’accès aménagé à l’ouest de la Salle au Duc, qui s’ouvrait sur l’espace au nord du réfectoire par trois baies. Localement appelé « petit cloître », ce vestibule passe pour avoir été aménagé tardivement, au XIVe siècle, à une époque où les chanoines auraient voulu mieux raccorder aux bâtiments conventuels l’étage de la Salle au Duc, où étaient installés archives, bibliothèque et dortoir des novices 28. Cette date, en réalité, ne concerne que les colonnes et les chapiteaux en granite de l’arcade centrale du vestibule, qui, montés en sous-œuvre, sont venus remplacer des éléments antérieurs. L’examen des montants latéraux, qui n’ont pas été repris, montre des colonnes assisées en calcaire, dont les bases et les chapiteaux, quoi que très érodés, sont d’un style accusant sans ambiguïté la première moitié du XIIIe siècle. Les trois arcades elles-mêmes sont en calcaire. Il faut donc conclure que le vestibule remonte au XIIIe siècle, qu’il était construit intégralement au calcaire, que l’érosion a conduit au remplacement des éléments les plus usés

22 Le Louarn-Plessix, « L’abbaye de Beauport, Paimpol » (cf. note 19), p. 417.23 Idem, p. 418.24 Rioult, « Beauport » (cf. note 16), p. 176.25 Fanny Tournier, « Paimpol, abbaye de Beauport, Salle au Duc », dans Bilan scientifique du Service Régional de l’Archéologie de Bretagne, 1998, p. 28-29 ; idem, Artisanat et hydraulique à l’abbaye de Beauport. Fouille programmée de la Salle au Duc (rapport, Service Régional de l’Archéologie de Bretagne), 1999  ; idem, «  Paimpol (Côtes-d’Armor). Abbaye de Beauport, ‘Salle au Duc’ », Archéologie médiévale, t. XXIX, 1999, p. 296-297 ; idem, « Les fouilles de la Salle au Duc de l’abbaye de Beauport », dans Annie-Claude Ballini

(dir.), Abbaye de Beauport. Huit siècles d’histoire en Goëlo, s. l., 2002, p. 85-89.26 Voir, sous le titre «  Note des Amis de l’abbaye de Beauport  », le rectificatif apporté aux conclusions de Fanny Tournier par les éditeurs de l’ouvrage cité à la note précédente, p. 89.27 Les baies sud de la Salle au Duc ont des montants en granite et des traverses en pierre verte. Les baies du chauffoir ont des montants en pierre verte et des traverses en calcaire.28 Braunwald, « Abbaye de Beauport » (cf. note 15), p. 100.

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par d’autres plus résistants, opération exécutée en granite, au XIVe siècle peut-être. Par sa structure à triple arcade, par le matériau noble dans lequel il était primitivement bâti, ce vestibule semble donc avoir été un élément de prestige dans le complexe architectural : ces caractères conviennent à l’entrée d’une salle des hôtes, davantage qu’à celle d’une simple infirmerie.

Identifier le bâtiment de l’aile ouest du cloître comme celui des convers et la Salle au Duc comme un bâtiment d’accueil conduit à une nouvelle lecture des circulations au sein de l’abbaye. La logique voulant en effet que le bâtiment d’accueil ne soit pas trop éloigné de l’entrée de l’abbaye, on doit inférer que l’accès principal devait se faire non par l’ouest, comme on a trop tendance à l’imaginer en raison du fonctionnement actuel du site, mais par la cour qui s’étend au nord du cloître et sur laquelle donnait le vestibule de la Salle au Duc. Le fait que Beauport soit une abbaye maritime, dont le « port » se trouvait à quelques centaines de mètres au nord, va dans le même sens.

À cet égard, il n’est pas anodin qu’un passage soit aménagé dans l’angle nord-est du cloître pour relier à cette cour l’église et les bâtiments monastiques. Ce passage a été remanié à différentes reprises, ainsi que l’on peut en juger par l’examen de sa voûte en berceau, et l’escalier rampe sur rampe qu’il abrite, qui mène au réfectoire, semble moderne. En revanche, les arcades qui y donnent accès ne parais-sent pas avoir été reprises. Celle qui donne sur la cour nord est appareillée en calcaire, ce qui indique son importance malgré des dimensions modestes. Celle qui ouvre sur le cloître est traitée avec un soin particulier : large, elle présente un tracé en anse de panier et surtout des claveaux alternés de pierre verte et de calcaire, dont l’effet se trouve ici rehaussé d’une vive bichromie (fig. 10). Avec le lavabo, où alternent claveaux de pierre verte et de granite, c’est le seul endroit de l’abbaye qui présente de tels jeux de couleur. Ajoutons que la présence même de ce passage, qui plus est à quelques mètres à peine du Passage aux champs dans l’aile orientale, est tout à fait inhabituelle par rapport à ce que nous connais-sons, ailleurs, de la topographie des cloîtres. On est donc fondé à supposer que ce passage avait une réelle importance dans le fonctionnement du site, même si l’organisation actuelle des circulations l’a relégué dans un situation secondaire. L’hypothèse qui vient à l’esprit est qu’il s’agissait de l’entrée même du cloître, une « entrée » qui s’explique assez bien dans le contexte d’une communauté de chanoines prédicants (donc relativement ouverte) comme l’étaient les Prémontrés. On restitue alors la circulation des hôtes de l’abbaye de Beauport. Accueillis et hébergés dans la Salle au Duc, en dehors de la clôture, ils entraient dans le périmètre canonial par le passage nord-est du cloître, puis accédaient à l’église par le portail central du bas-côté nord de la nef : du moins peut-on l’imaginer, en soulignant que ce portail est aussi en calcaire, avec un tracé en anse de panier qui fait écho à celui du passage nord-est, et qu’il devait par conséquent servir à des fins particulières, soit lors de processions liturgiques, soit pour l’accueil d’hôtes de qualité dans l’abbatiale.

Si ces conjectures sont exactes, il en résulte que l’espace au nord du cloître devait être la prin-cipale cour de l’abbaye ; le procès-verbal d’une visite canonique de 1651 lui donne d’ailleurs le nom de « grande cour » 29. On comprend peut-être mieux, dans cette perspective, la réfection des baies du réfectoire, que les textes attribuent à l’abbé Hervé, vers le milieu du XIIIe siècle. À cette époque, en effet, la plus grande partie du mur nord du réfectoire a été percée de grandes arcades. Leur tracé en plein cintre a longtemps perturbé l’opinion des archéologues quant à leur date, et détourné l’attention d’un fait peut-être plus important : ces baies (appui, piédroits, bases, colonnettes et chapiteaux des ébrase-ments, arcades) sont montées en calcaire. L’opération n’avait pas pour but, comme l’a supposé avec quelque ingénuité Geneviève Le Louarn-Plessix, de « profiter de la vue sur la baie » 30 : il s’agissait, beaucoup plus vraisemblablement, de donner davantage d’éclat à cette partie de l’aile nord, qui n’était rien de moins que la « façade » principale du monastère pour qui arrivait par le nord.

29 Arch. dép. Côtes-d’Armor, H40 (visite d’Augustin Le Scellier, abbé général de Prémontré, 20-26 septembre 1651), p. 5 ; voir Yves Le Bonniec, « La visite d’Augustin Le Scellier à Beauport (1651) », Cahiers de Beauport, n° 14, 2009, p.

4-14.30 Le Louarn-Plessix, « L’abbaye de Beauport, Paimpol » (cf. note 19), p. 411.

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Conclusion

L’abbaye de Beauport offre, par son inhabituelle richesse lithologique, un terrain d’études privi-légié pour éclairer sous un nouvel angle la question du polylithisme dans l’architecture monastique à l’époque gothique. La détermination des roches employées, l’examen de leur mise en œuvre dans le chantier du XIIIe siècle, l’analyse de leur répartition dans le bâti, conduisent à des conclusions qui nous éloignent, sans les évacuer complètement, des interprétations relevant de logiques structurelles, économiques ou artistiques. Le chantier de Beauport montre un polylithisme intentionnel, mais fondé sur un code symbolique lié à la qualité des espaces qui composent l’abbaye. Loin d’être un matériau inerte, la pierre est utilisée comme un marqueur spatial, au même titre que le degré d’élaboration du décor monumental ou des éléments de l’architecture (type de voûte, profil des nervures).

Au-delà des considérations de méthode, qui pourront peut-être se voir étendues à d’autres sites 31, cette analyse conduit à une nouvelle lecture du programme fonctionnel de l’abbaye de Beauport, qui invite à aborder le complexe monastique depuis le nord, plutôt que par l’ouest comme le propose l’organisation actuelle des circulations. Cette réorientation effectuée, la fonction des bâtiments con-ventuels et de l’abbatiale, leurs caractères constructifs, le choix des matériaux s’expliquent de manière plus satisfaisante.

31 Voir, pour une perspective plus large, les actes à paraître de la table ronde organisée par Michel Lauwers, Topographie, circulations et hiérarchie au sein des ensembles monastiques

d’Occident (Université de Nice, 18-19 avril 2008).

Fig. 10 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), portail à l’angle nord-est du cloître (cl. Yves Gallet).

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L’étude invite aussi à poser, in fine, la question du cloître dans son état du XIIIe siècle, antérieur à la réfection en granite que les vestiges en place autorisent à dater du XVe siècle. Quelques éléments du dépôt lapidaire ou en réemploi dans le mur sud du réfectoire laissent à penser qu’une partie de l’arcature des galeries (bases, colonnettes, chapiteaux) pouvait être en lumachelle. On s’est aussi de-mandé si ce cloître, à l’image de celui du Mont Saint-Michel, n’aurait pas pu associer plusieurs maté-riaux, dont le calcaire 32. La bichromie de l’arcade du passage du nord-est ou celle des arcades latérales du lavabo, tout comme les origines normandes de l’abbaye de Beauport, ou l’évidente parenté stylistique des bâtiments conventuels comme de l’abbatiale avec le gothique normand, rendent l’hypothèse très séduisante. Un cloître de ce genre aurait idéalement complété le dispositif symbolique de l’architecture à Beauport. En laissant la question ouverte, on se contentera de souligner que, de part et d’autre de ces mêmes années 1200, les chanoines de l’abbaye de Daoulas entreprenaient la réfection de leur cloître dans la belle pierre veinée de Logonna, et que les moines de Landévennec n’hésitaient pas à doter leur cloître de chapiteaux en calcaire, dont deux éléments retrouvés en fouilles sont aujourd’hui exposés au musée de la vénérable abbaye finistérienne 33. Le choix des matériaux de construction, particulièrement dans les cloîtres, semble bien avoir été alors une préoccupation majeure.

32 Hypothèse formulée par Techer, « Mémoires de pierres » (cf. note 10), p. 45.33 Sur Daoulas, voir en dernier lieu l’étude de Marie-Thérèse Camus dans ce volume. Pour l’emploi du calcaire dans l’architecture de Bretagne occidentale autour de 1200,

à Landévennec et ailleurs (Saint-Mathieu, Saint-Pol-de-Léon), voir Yves Gallet, « Pointe Saint-Mathieu, abbaye Saint-Mathieu. Les campagnes de construction des XIIIe et XIVe siècles », Congrès Archéologique de France (Finistère, 2007), Paris, 2009, p. 209-228.

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