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Looking for utopia un mouvement dans un temps present

Date post: 10-Dec-2023
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177 Clément Bastien, Simon Borja, Joël Cabalion, Anaïs Cretin, Thierry Ramadier, Olivia Rick 386 Looking for utopia : un mo(uve)ment dans un temps présent « Dans l’idée d’idéologie et d’utopie, dans l’effort pour échapper également au monde de l’idéologie et de l’utopie, c’est à vrai dire la réalité qui, somme toute, est recherchée » Karl Mannheim 387 Il réside dans le rapport de l’utopie avec le politique un « caractère embarrassant et suspect » 388 , car « l’utopie a toujours constitué un problème politique ; […] de même que la valeur littéraire de cette forme est sujette au doute permanent, de même son statut politique est structuralement ambigu » 389 . Une manière d’interroger cette ambiguïté peut consister à repérer les espaces où se situent les figures utopiques dans certaines pratiques militantes et en quoi ces pratiques militantes et leur réalisation mobilisent des cadres et des cadrages des utopies. « Des » utopies, ainsi que le précise Ernst Bloch, parce qu’elles sont plurielles et multi -référencées ; catégorie politique à un moment de l’histoire des configurations sociales et politiques 390 , puis diversement théorisées et usitées 391 en fonction des contextes socio-historiques, des trajectoires de leurs auteurs, de leurs 386 Les incohérences du champ universitaire, mettant en avant le travail collectif et "pluridisciplinaires" tout en valorisant toujours davantage les modes de reconnaissance nominatifs (par rang ou par nom unique), nous forcent à préciser que, ne pouvant mettre tout le monde en premier, l'ordre alphabétique indique simplement un travail concerté et commun où les personnes citées ont contribué à part égale et "au même titre", dans un souci de mettre en jeu les principes de la recherche collective au fondement des activités scientifiques. 387 Idéologie et utopie, Paris, MSH, 2006, p.81. 388 Fredric Jameson, Archéologie du futur. Le désir nommé utopie, (trad. Nicolas Vieillecazes préface et Fabien Ollier), Paris, Milo (coll. L’inconnu), 2007, p.38 389 Ibid., p.13. 390 Cf. Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel (coll. Histoire), 1998. 391 L’usage de l’utopie ne se limite d’ailleurs pas forcément à une position politique dite « de gauche ». Friedrich von Hayek, apôtre du libéralisme, a bien écrit : « Ce dont nous manquons, c’est d’une utopie libérale qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui » (cité par Serge Halimi, « Dernière nouvelles de l’utopie », Yellow Submarine Envie d’utopies, n°133, 2008, p.163).
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Clément Bastien, Simon Borja, Joël Cabalion, Anaïs Cretin,

Thierry Ramadier, Olivia Rick386

Looking for utopia : un mo(uve)ment dans un temps

présent

« Dans l’idée d’idéologie et d’utopie,

dans l’effort pour échapper également au

monde de l’idéologie et de l’utopie, c’est

à vrai dire la réalité qui, somme toute,

est recherchée »

Karl Mannheim387

Il réside dans le rapport de l’utopie avec le politique un « caractère

embarrassant et suspect »388

, car « l’utopie a toujours constitué un problème

politique ; […] de même que la valeur littéraire de cette forme est sujette au

doute permanent, de même son statut politique est structuralement

ambigu »389

. Une manière d’interroger cette ambiguïté peut consister à

repérer les espaces où se situent les figures utopiques dans certaines

pratiques militantes et en quoi ces pratiques militantes et leur réalisation

mobilisent des cadres et des cadrages des utopies. « Des » utopies, ainsi que

le précise Ernst Bloch, parce qu’elles sont plurielles et multi-référencées ;

catégorie politique à un moment de l’histoire des configurations sociales et

politiques390

, puis diversement théorisées et usitées391

en fonction des

contextes socio-historiques, des trajectoires de leurs auteurs, de leurs

386 Les incohérences du champ universitaire, mettant en avant le travail collectif et

"pluridisciplinaires" tout en valorisant toujours davantage les modes de reconnaissance

nominatifs (par rang ou par nom unique), nous forcent à préciser que, ne pouvant mettre tout le monde en premier, l'ordre alphabétique indique simplement un travail concerté et commun

où les personnes citées ont contribué à part égale et "au même titre", dans un souci de mettre

en jeu les principes de la recherche collective au fondement des activités scientifiques. 387 Idéologie et utopie, Paris, MSH, 2006, p.81. 388 Fredric Jameson, Archéologie du futur. Le désir nommé utopie, (trad. Nicolas Vieillecazes

– préface – et Fabien Ollier), Paris, Milo (coll. L’inconnu), 2007, p.38 389 Ibid., p.13. 390 Cf. Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel (coll. Histoire), 1998. 391 L’usage de l’utopie ne se limite d’ailleurs pas forcément à une position politique dite « de

gauche ». Friedrich von Hayek, apôtre du libéralisme, a bien écrit : « Ce dont nous manquons,

c’est d’une utopie libérale qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui » (cité par Serge Halimi, « Dernière nouvelles de l’utopie », Yellow Submarine –

Envie d’utopies, n°133, 2008, p.163).

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intérêts, des références à un certain monde392

… : le « champ utopique couvre

un champ culturel énorme où il peut être où il a été également le fait et de

groupes animés par lui et de mouvements populaires mobilisés en lui, et de

pratiques sociales modelées sur lui »393

. L’histoire sociale des idées et les

transformations des usages et acceptions d’une telle notion amène alors à

considérer que, « de nos jours, l’utopie doit être complètement différenciée

de ce qu’on appelait ainsi autrefois »394

. Par ailleurs, la double conjonction

qu’incarne l’utopie, de l’ici et de l’ailleurs, de l’autre et du même395, où se

superpose un redoublement du présent (conjugué au futur) et du futur

(conjugué au présent), loin d’être confinée à des projections stabilisées et

rigoureusement systématisées, se retrouve peut-être incarnée dans des

discours et des pratiques porteurs d’un rêve de changement qui se réalisent

dans certaines configurations spatio-temporelles, lesquelles peuvent alors

avoir des effets symboliques et/donc pratiques. Ce multi-référencement et

cette multi-dimensionnalité des utopies appellent alors immédiatement une

autre question : où se situe aujourd’hui l’utopie, cette « meilleure place »

(eu-topia) ou cette « nouvelle place » (ou-topia), en tant qu’espace

« imaginé » autant qu’« imaginaire » dont la définition polymorphe la

confinerait ainsi a priori à n’avoir « […] vraiment aucun lieu » ?396

Le « mouvement du printemps 2006 »397

constitue, à notre sens, l’un de

ces lieux où peuvent s’appréhender certaines des dimensions que proposent

les utopies parce qu’il constitue un espace (renouvelé et possible) de son

expression (politique). En effet, « si l’on tire les leçons du passé, il ne s’agit

plus tant aujourd’hui de concevoir l’utopie que de l’exercer, de la penser en

l’exerçant. La visée d’une vie meilleure, de plus de justice ou de fraternité,

n’est que secondairement la programmation de fins rationnelles déterminées,

elle n’est efficiente qu’en tant que la vie même de celui ou de celle que

révolte, par exemple, l’horreur économique, la croissance insoutenable, la

domination masculine (asservissant y compris les hommes)… etc., etc. »398

.

Dans ce cadre, rapprocher les espaces de l’utopie et ce mouvement social

392 Cf. Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950. 393 Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, Paris, Calmann-Lévy (coll. Archives des

sciences sociales), 1973, p.217. 394 Georges Labica [propos recueillis par Hugo Moreno et Patrick Silberstein], « Marxisme, révolution et "paysage du souhait" », Utopie critique. Revue internationale pour

l’autogestion, n°1, 1993, p.15. 395 Sur cette dualité, voire notamment : Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, op. cit.,

p.225-226 ; Fredric Jameson, Archéologie du futur…, op. cit., p.15-16. 396 Michel Foucault, Le corps utopique suivi de Les hétérotopies [présentation de Daniel

Defert], Clamecy, Lignes, 2009, p.25. 397 Bertand Geay (dir.), La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006, Paris,

Raisons d’agir, 2009. 398 Marie-Pierre Najman, « Utopie et science-fiction, essai de typologie », Yellow Submarine

– Envie d’utopies, n°133, 2008, p.27.

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peut permettre de re-saisir les lieux où se manifeste l’utopie, où elle

s’incarne dans des pratiques qui redeviennent, sur et dans un laps de temps,

quotidiennes : le mouvement social ne consiste-t-il pas en une utopie en acte

au travers des dimensions politiques elles-mêmes polymorphes qui s’y

manifestent ? Seuil d’entrée par l’utopie, notre perspective399

souhaite

procéder à une espèce de « géographie de l’événement »400

dans la mesure

où il se situe dans un espace-temps spécifique, en rupture avec les rythmes

(et rapports) sociaux ordinaires et, dans le même temps, comprendre les

luttes et conflits qui s’y déroulent telles des aspirations aux changements

vers un ailleurs qui ne serait pas borné par l’état connu de la société ; qu’il

s’agisse des rapports qui s’y organisent ou des entendements médiatiques,

politiques et économiques ambiants. Une manière pour nous de tenter de

déceler dans ce mouvement, les formes contemporaines des utopies comme

pratiques aux multiples registres en agrégations, telle une (micro-)société en

(re)composition, en train de se faire, dans une volonté de changement

radical, c’est-à-dire à l’instar d’un événement inouï qui réactualise autant des

formes passées de luttes face à l’existence subie que des actions et réactions

inscrites dans la mémoire individuelle et sociale, tout en ravivant une partie

de l’histoire collective des luttes, mais aussi des rêves antérieurs de

changement (de condition).

Mais s’attacher à tenter de revoir un mouvement social au prisme de

l’utopie et donc de situer l’utopie dans des protestations contemporaines

s’avère être, d’emblée, une entreprise limite et limitée. Car, en plus des

profusions utopiques, si l’opération a déjà pu être pratiquée pour les

événements de « Mai 68 », là encore les interprétations divergent401

. Il ne

399 La réalisation de ce papier doit à une activité collective qui dépasse aussi largement les

auteurs cités. Nous remercions vivement Maryse Ramabason pour sa rigoureuse lecture ayant

permis de discuter un certain nombre d’enjeux lors d’un séminaire doctorant GSPE consacré à

une première version de ce texte ; mais aussi, dans ce cadre, les remarques encourageantes de

doctorants présents face à cette production « hétérodoxe ». Par ailleurs, notre dette s’exprime

à l’endroit de Gildas Renou qui a su lire entre les espaces des engagements réalisés dans ce lieu et nous proposer de précieuses précisions et reformulations. Enfin, avec les rectificateurs

ortographiques (dont Sophia) et les rapporteurs anonymes pour leurs remarques critiques,

nous remercions Bertrand Geay pour son intérêt à voir ces perspectives publiées. Un clin

d’œil amical et intellectuel aussi aux engagements individuels et collectifs à divers niveaux de Christian de Montlibert, Camille Marthon, Sabrina Nouiri-Mangold, Foued Nezzard, Camille

Cretté, Sarah Schneider, Erwann Freund et Marianne Ausseil ; ils soutiennent les nôtres. 400 Antoine Hatzenberger, « Haïdouc, Bou Regreg, Bolos : des sociétés contre l’Etat »,

Critique, n°631, 2000, p.996. 401 Par exemple, à l’endroit où Louis Marin y voit « […] un rapport direct avec l’utopie, sinon

dans certaines revendications qui s’y manifestent, du moins dans son caractère global de fête

révolutionnaire » (Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Minuit (coll. Critique), 1973, p.15),

Gilles Lapouge (s’)écrit « Quelle erreur ! C’était une contre-utopie, elle était superbe, et Georges Séguy avec Pompidou étaient bien obligés de lui tordre le cou. L’utopie n’a pas lieu

dans la Sorbonne du désir, de la liberté et du bonheur. Elle se niche ailleurs : dans les

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s’agira donc pas pour nous de discuter directement d’inexistantes « vraies »

formes utopiques et de leurs références pour elles-mêmes, ni de procéder à

une typologie, ni même encore de pointer, au sens strict des canons de la

sociologie (politique), les conditions de production et de déroulement du

mouvement du printemps 2006, mais de revenir sur un ensemble de

dimensions qui nous ont paru rester « hors-champ » (de vision et de

compréhension). Si ces dimensions ne concernent pas nécessairement

l’ensemble des formes et des personnes investies dans le mouvement social,

l’expérimentation, en situation, d’autres manières de vivre les rapports

humains, anime néanmoins une fraction importante d’entre elles ; et

l’occupation de l’université en constitue sans doute l’aspect le plus

archétypique. Le regard ainsi partiel et partial que nous proposons, sans

souscrire à la vision d’un mouvement social surgi ex-nihilo, tente une mise

en perspective par l’utopie afin de ressaisir quelques-uns des supports qui

peuvent permettre de comprendre et d’expliquer, notamment, l’enthousiasme

et la force de l’engagement des personnes investies dans ce mouvement

spécifique : une autre manière d’approcher « le corps mobilisé »402

sur le vif

et l’intensité de l’événement, au plus près403

. L’espèce de soubassement

quasi impalpable qui motive et structure les engagements ne semble en effet

jamais mieux être aperçu que lorsque l’on se penche sur l’espace-temps du

mouvement, lequel renforce, remotive et restructure la force de

l’engagement initial par effets de croyances. L’utopie éclaire le mouvement

comme engagement à la fois subjectif, dans la révolte intériorisée qui

conduit à s’y investir, mais aussi collectif, dans une agrégation qui « fait

corps [en passant] dans le corps404

. » L’ambiance générale que nous

redessinons et les implications que sous-tendent « les » utopies interrogent la

puissance des « effets de lieu »405

comme effets pratiques réensemençant la

prise au jeu de l’investissement dans une lutte qui devient une lutte sociale

totale ou, mieux, totalement politique. Cette remise en lumière par le prisme

des utopies essaye ainsi de faire émerger un pan complémentaire des

aspirations et sentiments individuels ajustés en un collectif qui poussent, à

casernes, les ordinateurs, les plans et les fourmilières » (Utopie et civilisations, Paris, Albin

Michel, 1990, p.25). 402 Bertrand Geay, Romuald Bodin, Jérôme Camus, « Le corps mobilisé », Regards

Sociologiques, n°35, 2008. L’une des seules enquêtes sur le mouvement « anti-CPE » menée au sein d’une université que nous connaissons. 403 Olivier Fillieule, Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Sciences Po. (coll.

Contester n°2), 2008. 404 Bertrand Geay, Romuald Bodin, Jérôme Camus, « Le corps mobilisé », art. cit., p.93. 405 Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », in id. (dir.) La misère du monde, Paris, Seuil (coll.

Points), 1998, p.249-262.

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un moment donné, les investissements humains aussi différents soient-ils au

travers d’émotions stimulées qui, sans cela, échapperaient peut-être406

.

On prendra alors garde ici à l’effet textuel qui prêterait, par endroits, une

dimension enchantée à nos propos quand cet « enchantement » concerne et

ramène à la prise au jeu dans l’événement pour beaucoup de ceux qui le

vivent et que le texte a justement pour objectif de saisir. Stratégie d’écriture

aussi permise par le prisme de l’utopie dans un texte qui, déplaçant (en notes

notamment) l’usage des instruments critiques propre à l’analyse académique

en sciences sociales, ne (nous) fait pas oublier et ignorer, pour exemples, les

redistributions des hiérarchies au sein du mouvement, une procédure

d’Assemblée Générales (AG) bien plus instituée et normative qu’il n’y

paraît, les récupérations et prises en main multiples, les stratégies militantes

diverses, etc. Ce n’étaient pas les objets de notre propos407

de sorte que si les

notes renvoient à des textes qui en traitent directement, nous renvoyons aussi

ailleurs les critiques : en toute fin… ; cet ultime dévoilement n’en étant pas

moins révélateur. La mise en perspective réciproque que nous proposons

voudrait donc, pour paraphraser Alain Musset408

, éclairer par une double

lecture le fait que l’on puisse lire une (re)production et une actualisation des

formes multiples de l’utopie au travers d’un mouvement social, mais qu’on

peut aussi essayer d’appréhender globalement un mouvement social en lui

appliquant certaines caractéristiques de l’utopie et des interprétations qui en

sont faites. Sans pour autant être strictement défini, ni pensé rationnellement

406 Cf. sur ce point : Christophe Traïni (dir.), Emotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Science Po. (coll. Société en mouvement), 2009. 407 Il nous a souvent été demandé de nous situer par rapport à cet écrit. Respectivement

investis dans ce mouvement chacun à notre niveau (d’implication aussi) en fonction de nos

positions et de nos trajectoires, il a eu des effets différenciés sur les uns et les autres. Sans que

le texte ne puisse refléter les réflexions respectives et les développer comme chacun aurait

exactement voulu les exprimer, nous nous sommes accordés sur les éléments proposés. Non

seulement parce qu’ils rejoignent des dimensions actuellement explorées avec des enquêtes

« plus académiques » et, bien entendu, dans la mesure où ils touchent des questionnements personnels souvent disputés ensemble, mais aussi parce que l’opportunité de pouvoir écrire ce

texte dans le cadre du thème proposé par le Festival Raisons d’Agir permettait de sortir

(autant que faire se peut) de positions et de discours attendus dans le champ des sciences

sociales. Au moins parce qu’à force d’engagements dans ce type de mobilisations, nous partageons l’insatisfaction et l’embarras de nos positions respectives et que, sans arriver à

résoudre aujourd’hui les questionnements sous-tendus, une des manières de les interroger

continuellement consiste à s’entendre sur des perspectives qui sans être utopiques, même si

elles en retournent, sont aussi, au sens large, collectives et situées sur un plan politique. 408 Chez qui nous puisons l’idée générale : « L’opération doit alors être réalisée dans les deux

sens : on peut lire Starwars en utilisant les grilles de lecture mises au point par les sciences

sociales pour étudier nos sociétés urbaines, mais on peut aussi essayer de comprendre

comment est perçue la ville contemporaine en lui appliquant les images et les discours développés à son sujet par la science-fiction » (Alain Musset, De New York à Coruscant.

Essai de géofiction, Paris, PUF, 2005, p.8).

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a priori, c’est-à-dire comme principe d’une « utopie scientifique »409

, le

mouvement social du printemps 2006, de par son inscription spatiale, peut

néanmoins être considéré comme un « laboratoire utopique »410

qui

s’organise en une volonté en puissance de changement radical411

.

Le mouvement social, les utopies, le projet politique

En 2006, les comptes rendus médiatiques de l’événement sont localement

différenciés. A l’inverse du mouvement qui se déroule à Poitiers où lors de

la « coordination nationale » certains journaux même nationaux

« découvrent et redécouvrent les principes de l’action collective »412

, à

Strasbourg, le conflit est, d’un côté, pris dans la trame de la médiatisation

nationale de l’événement413

. Il est, d’un autre, trop ancré dans une activité

contestataire localement entendue par les rédacteurs et éditorialistes414

. Son

mot d’ordre et de ralliement « contre le CPE » porte les marques d’une

action périmée, « ringarde », du « déjà vu », quoi qu’il arrive en dehors de la

vogue des mots d’ordre performatifs et éthiques415

parce que « […] présentés

comme des soubresauts vulgaires issus d’un autre âge »416

. En effet, localisé

et quotidien, le conflit a ses protagonistes qui, même « contre le CPE », ne

s’entendent pas. Divisions sur lesquelles la presse locale peut se rabattre :

entre étudiants, entre étudiants et travailleurs, entre administration et

409 Antoine Hatzenberger, « Plus ultra : utopie, science et politique dans la Nouvelle

Atlantide », Araben – Science et Utopie –, n°1, en ligne. 410 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol.II (trad. François Wuilmart), Paris, Gallimard,

1982, « Les utopies techniques ». 411 « […] Les utopies aident à leur tour à la décomposition mentale des faits sociaux : elles

préparent directement les révolutions » (Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, op. cit. ,

p.21). 412 Bertand Geay, « Quand la jeunesse se révolte », in id. (dir.), La protestation étudiante. Le

mouvement du printemps 2006, Paris, Raisons d’agir, 2009, p.11 ; et : Jérôme Camus, « Heurs

et malheurs médiatiques », in ibid., p.144-146. 413 Cf. Simon Borja, « Invisibilisation, mise au ban et remise au pas. L’exemple de revendications égalitaires étudiantes », 4ème Congrès international de l'ABSP-CF : « Science

politique et actualité : l’actualité de la science politique », Louvain-la-Neuve, 24-25 avril

2008 ; dont on trouvera divers éléments dans le document de travail collectif :

http://www.absp-cf.be/Borja.pdf.pdf. 414 Patrick Champagne, « La manifestation. La production de l’événement politique », Acte de

la recherche en sciences sociales, n°52-53, 1984, p.25. 415 Christian de Montlibert, « Le champ de la revendication et les nouveaux mouvements

sociaux », Regards sociologiques – Sur les mouvements sociaux –, n°24, 2003. 416 Cusso Roser et alii. (dir.), Le conflit social éludé, Louvain-la-Neuve, Bruylant-

Acadamia/ABSP-CF (coll. Science Politique, n°8), 2008, p.11.

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étudiants, entre personnel et étudiants… La « lisibilité sociale »417

de

l’événement en fait localement un mouvement social parmi d’autres, qui

tombe dans les catégories communes et routinières du travail de

reconstruction journalistique de mise en forme de la réalité418

.

Or, si l’on se penche attentivement sur le déroulement même du

mouvement et ce qui l’animait au niveau local, sur les fractions, groupes ou

individus mobilisés, le mouvement dit « anti-CPE » se rapproche

énormément, selon d’autres modalités, mais suivant des logiques similaires,

de Mai 68419

« […] où le plafond bas de la routine s’est déchiré pour laisser

entrevoir autre chose, un coin de ciel, une part de rêve »420

. D’une certaine

manière, tous les deux entretiennent « […] un rapport direct avec l’utopie,

sinon dans certaines revendications qui s’y manifestent, du moins dans son

caractère global de fête révolutionnaire »421

. Derrière la revendication du

« retrait du CPE » se nouent un ensemble de demandes qui s’établissent à

partir d’un monde vécu négativement :

« Depuis plusieurs décennies, une politique libérale est à l’œuvre dans

toute l’Europe. Nous subissons quotidiennement un système aliénant. Cette

logique se traduit par le formatage idéologique relayé par les mass-médias,

par nos gouvernements, par le matraquage publicitaire. L’économie est

devenue idéologie. De cette même idéologie naissent les nouveaux contrats

de travail précaires (dont le CPE en France). […] Travail, éducation santé,

culture, services publics…nous assistons à la destruction de ces acquis

sociaux à travers toute l’Europe, et à la déshumanisation progressive de nos

sociétés »422

.

417 Cf. sur ce concept : Thierry Ramadier, Gabriel Moser , « Social legibility, the cognitive

map and urban behaviour », Journal of Environmental Psychology, n°18, vol.3, 1998, p.307-

319. 418 Cf. Sandrine Lévêque, « Crise sociale et crise journalistique Traitement médiatique du

mouvement social de décembre 1995 et transformation du travail journalistique », Réseaux,

n°88, vol.17, 1999, p.87-107, notamment p.95-101. 419 Si un certain nombre de commentateurs ont pu rapidement comparer le mouvement du printemps 2006 au mouvement de « Mai 68 », force est de constater qu’il n’en a pas eu

l’ampleur, au moins dans son impact général et donc, corrélativement, dans la mémoire

collective (et) politique comme dans les analyses qui en ont été proposées alors que le

mouvement a duré bien plus longtemps, s’inscrivant dans une certaine idée de l’« Histoire » des luttes justement déjà marquée par les ruptures de « Mai 68 ». 420 Christophe Aguiton, Daniel Bensaïd, « Retour sur 68 : les pousses de l’utopie », in id., Le

retour de la question sociale. Le renouveau des mouvements sociaux en France, Lausanne,

Page deux (coll. Cahiers libres), 1997, p.60. 421 Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p.15. 422 Tract anonyme : « Appel à la résistance ! ».

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Face à « la normalisation de ce phénomène » de destruction massive,

lequel « génère un fatalisme et un pessimisme calculé […] »423

, c’est un

« autre monde » qui est revendiqué : « Dès le départ du mouvement de

contestation, nous avions englobé dans nos revendications bien plus que cet

énième contrat de travail précaire que le gouvernement voulait nous imposer.

Le CPE n’était qu’une infime partie de la Loi sur L’Égalité des Chances (la

"LEC" dont nous demandons encore aujourd’hui le retrait, ce n’était que le

haut de l’iceberg »…424

Car, presque immédiatement et en dépit des

constructions syndicales et médiatiques d’un rapport de force dit « anti-

CPE » (donc situable dans les trames discursives médiatiques et politiques),

ce qui préoccupe la fraction mobilisée, ce sont aussi et surtout : la Loi sur

l’égalité des chances dont le CPE n’est qu’une partie ; le projet de loi relatif

à l’immigration et à l’intégration (code d’entrée, séjour des étrangers et droit

d’asile) ; le rapport INSERM concernant la prévention de la délinquance ; la

Loi Fillon ; le retrait de la réforme LMD ; le droit au logement ; des cadres et

des moyens supplémentaires pour l’université ; le soutien aux mal logés ; les

soutiens plus locaux aux salariés de la brasserie Schutzenberger en grève ;

etc. Il s’agit de transformer la surface des mots simplistes fustigeant le

« néo-libéralisme » et/ou le « capitalisme » en matière organisée, appuyée et

étayée pour asseoir non seulement une contestation spécifique mais une

ambition plus large de « donner un visage au néolibéralisme diffus »425

. Le

CPE apparaît non comme une fin en soi, mais comme le symptôme d’un

désir plus global d’exprimer autre chose qu’« un mal être » comme

voudraient le faire accroire les tenants d’une espèce de psychologisme

(économique) des plus communs. Estampillé « anti-CPE », le mouvement

s’érige d’abord en mot de passe d’une conscience plus ou moins formalisée

d’un présent soumis à des contraintes et des pressions « inhumaines », au

sens d’inacceptables, d’invivables, mais qui trouvent rarement l’occasion de

pouvoir s’exprimer collectivement, revendicables sous une forme totale et

politique. Plus encore, le « pessimisme », si souvent renvoyé aux acquêts

d’un « sentiment individuel », prend une dimension de lutte sociale et

politique qui émerge à partir de la conscience d’un monde dirigé par une

réalité où les rapports sociaux constituent une problématique implacable

aussi d’ordre économique : « […] nous n’abandonnerons pas, nous

réussirons à vivre et à transmettre une société où l’intérêt économique ne

passera pas avant l’intérêt humain »426

. La révolte et la contestation

s’organisent ainsi à partir d’une perception et d’une représentation politique

423 Tract anonyme : « Appel à la résistance ! ». 424 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org. 425 Loin d’être une illustration à part, ce type de conscience apparaît de manière affirmée dans

presque tous les discours des personnes engagées dans le mouvement disposant d’un capital militant, c’est-à-dire membre d’une association, d’un syndicat ou d’un parti. 426 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org.

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d’un monde où, d’une part, les « inégalités », les « hiérarchies »

s’accroissent dans le monde du travail et dans la société en général et où,

d’autre part, règnent des mobiles de vie décriés : « productivité, rentabilité,

flexibilité… Consommer – consumer, les activités favorisant la croissance

sont destructrices plus que créatrices (ne serait-ce que la guerre…) »427

. La

« politique » consiste alors, au sein du mouvement, à revenir sur un

ensemble de manières de vivre et de penser, de rapports sociaux qu’orientent

le politique et c’est « contre le capitalisme qu’il faut lutter »428

; c’est-à-dire

entendue ici selon « […] la définition que donne Marx : un ensemble de

rapports sociaux fondamentaux au nombre desquels le rapport monétaire-

marchand, le rapport de propriété et, surtout, le rapport salarial »429

. Tout

indique en effet que l’écho auquel renvoient l’actualité de l’existence, les

perspectives assénées par les médias, « les licenciements à la pelle », « la

peur de l’avenir », « les politiques pourris et corrompus », fomente un projet

ou, du moins, la volonté d’un projet pour un renouveau :

« Parce que chacun d’entre nous dénonce cette société, parce que nous

entendons depuis longtemps des "c’est plus possible, ça ne peut plus durer

comme ça…", parce que nous nous sommes rendus compte que la situation

était encore plus grave que nous ne le pensions, nous avons décidé de mettre

nos études, nos projets personnels, nos vies entre parenthèses, et de

poursuivre ce mouvement unitaire pour lutter »430

.

Au travers de ces mots qui rassemblent en brisant les silences, le

mouvement devient une faille dans les évidences gouvernées par la

« rationalité unique » qui s’imposent à l’université et à la société en

général431

. Ces mots s’immiscent dans les cadres classiques des trames du

cursus universitaire, du travail des enseignants, du personnel technique et

administratif, dans l’existence de chômeurs ou d’employés de divers

horizons : « Nous sommes étudiants, salariés, précaires, jeunes, moins

jeunes, parents ou futurs parents… »432

, reprécise le blog issu directement du

mouvement (et qui le continue). Loin de regrouper des tendances

homogènes, c’est au travers de l’organisation d’une entité qui s’est

427 Tract : « Appel à la résistance ! ». 428 Arguments souvent rappelés en AG lors des diverses interventions et dans maintes

discussions. 429 Frédéric Lordon, « C’est pas la crise finale ? », CQFD, n°69, juillet-août 2009, p.10. 430 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org. 431 Christian de Montlibert, « La réforme universitaire : une affaire de mots », in Franz

Schultheis, Marta Roca i Escoda, Paul-Frantz Cousin (dir.), Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supérieur européen, Paris, Raisons d’Agir, 2008, p.27-46. 432 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org.

186

dénommée « Coordination de Strasbourg contre le CPE et la précarité »

(« Coord’ ») que les prises d’initiatives, les congruences des expériences

militantes passées, présentes ou en cours, se coalisent et que se fédèrent les

investissements de chacun : « Nous n’appartenons à aucune association,

syndicat, organisme ou toute autre institution. Car nous pensons qu’il serait

impossible de rester indépendant, si nous étions reconnus juridiquement ou

de quelque façon que ce soit par le système officiel »433

. Là, peut-être, un

indicateur des volontés de fond portées vers un ailleurs politique qui ne se

contente d’un mot d’ordre fédérateur qu’au profit d’aspirations plus vastes

dans la mesure où, derrière l’« abrogation du CPE », le groupe hétérogène

des mobilisés, avec leurs aspirations différentes et leurs adhésions diverses

(syndicales, associatives, politiques, etc.), peut, dans cette double dynamique

du mot d’ordre et de la « dispersion »434

, justement dépasser les lignes

politiques établies, donc sortir des revendications des groupes politiques

traditionnels. Se voulant « autonomes », hors des étiquettes politiques

traditionnelles et en se situant « contre le CPE et la précarité », le

mouvement ouvre les horizons d’un espace susceptible de fédérer un

contingent plus vaste que celui relatif au milieu universitaire et des étudiants

peu enclins à se ranger du côté de ceux que les journaux vont aussi désigner

sous le terme de « grévistes ».

Ainsi, si notamment dans la presse, on insiste sur un mouvement étudiant

et/ou lycéen de « grévistes », dans les faits, nombreuses sont les personnes

précaires, chômeurs et travailleurs qui viennent se fondre dans les AG

quotidiennes et, avec l’école des travailleurs sociaux mobilisés, les divers

militants syndicaux, les membres de partis, ceux qui procèdent d’une

association, des lycéens, ceux qui rappellent les réformes universitaires et les

manques de moyens, même quelques enseignants ; c’est tout un espace de

revendications qui s’élabore, se discute et tente de s’harmoniser autour de

l’idée de précarité435

. Les personnes présentes dans le mouvement tâchent de

faire des liens, de ramener ce qui les touche à un niveau plus global : des

commissions travailleront ces questions, iront dans les textes, effectuant des

synthèses de sorte que nombre de tracts indiquent cet enchâssement de

données pour mettre en évidence la cohérence générale de ces faits

politiques qui « s’enchaînent de manières morcelées », disent un grand

nombre de mobilisés. Dans le conflit qui s’organise, loin de rester cantonnés

433 Ibid. 434 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, La dynamique des crises multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Politiques, 1992, p.31. 435 « Dans un effort de clarification sémantique – sans prétendre à une définition préalable

tout à fait stabilisée – on pourrait dire d’abord que le terme de précarité balise un espace de la

fragilité ou de la vulnérabilité sociale et économique qui est marquée par un rapport incertain à l’avenir » (Magali Boumaza, Emmanuel Pierru, « Introduction » à Sociétés contemporaines

– La précarité mobilisée –, n°65, 2007, p.11).

187

à la face visible du CPE, les agents engagés opèrent un travail d’unification

des tendances à partir duquel les plates-formes revendicatives voient le jour.

Un nouveau mot d’ordre déjà contenu dans le nom du comité de

coordination fait son chemin : « la lutte contre la précarité » autant que

« l’unification et la convergence des luttes ». Il existait déjà dans le slogan

« L’imagination au pouvoir »436

, porté à bout de bras lors de « Mai 68 », et

repris, converti, travaillé lors du mouvement « anti-CPE », une poussée d’un

désir fondamental de transformation que l’on nomme utopie. L’utopie

s’exprime ici à travers un sujet contestataire de type révolutionnaire, en se

fondant dans le constat d’un présent plus ou moins inéluctable, à partir de

problèmes sociaux spécifiques et définis dans leur globalité.

436 Nous renvoyons au très original document illustré de : Walter Lewino, L’imagination au

pouvoir [photographies de Jo Schnapp], Paris, Le Terrain Vague, 1968.

188

Vers un ailleurs

L’enracinement de l’histoire au présent à la fois comme « […] histoire

qui s’est accumulée à la longue du temps dans les choses […] et l’histoire

incorporée, devenue habitus437

» induit que l’action, l’expérience

individuelle et collective, puisse aussi s’actualiser dans un refus de l’ordre

qui s’impose en (op)posant la réalité symbolique de revendications

construites au présent et à partir de lui. Cette imagination d’autre chose,

support des visions sociales438

, s’organise en acte revendiquant réellement la

symbolique d’un ailleurs et d’une chose autre : « […] c’est seulement quand

la foi (en un idéal) se fixe un terme temporel qu’elle devient utopique »439

. Et

le temps n’étant visible que dans son inscription spatiale, utopie et

mouvement social peuvent tous deux figurer « une certaine façon d’être hors

la loi symbolique et d’opposer au monde institué, c’est-à-dire à l’objectivité

du monde social, une dissidence symbolique, une hétérodoxie questionnant

l’arbitraire de l’ordre établi et les ‘‘évidences’’ sur lesquelles il repose »440

.

Désir, envie, souhait ou phantasme de changement, la projection de l’espoir

qui trouve un espace d’actualisation, et d’expression, se fomente au présent

prenant la forme d’une contestation441

. A son niveau de critique radicale

d’un système social, le mouvement se situe dans une forme utopique dans la

mesure où l’imperfection réside dans le passé et où le moment présent

devient ainsi celui d’une espérance, d’un espoir que l’on peut porter à bout

de bras442

.

Tout semble donc se passer ici comme si mouvement social et utopies se

confondaient devant « […] le triomphe apparent actuel du capitalisme qui

semble fermer toutes les perspectives »443

. D’une part, cet « avenir

437 Pierre Bourdieu, « Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire

incorporée », Actes de la recherche en sciences sociales, n°32-33, 1980, p.6. 438 « L’imagination agit pour transférer dans l’avenir une vision sociale, que la réalité à la fois

détermine et rejette » (Michel Raptis, « Imagination, utopie, socialisme », Utopie critique, n°1, 1993, p.27). 439 Victor Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Vrin, 1990, p.166. 440 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », in Dominique Damamme et alii., Mai-Juin

68, Paris, Ed. L’Atelier-Ouvrières, 2008, p.287. 441 « L’imagination agit à travers l’utopie, comme une sorte de songe en éveil, puisant ses

éléments dans notre regard critique et éthique sur la réalité sociale. Ainsi l’utopie n’est pas

complètement détachée de la réalité, mais plonge ses racines les plus profondes dans celle-ci,

transforme de manière créatrice mémoires et expériences du passé et du présent de la pensée et de la praxis humaine totale » (Michel Raptis, « Imagination, utopie, socialisme », art. cit.,

p.27). 442 « Les temps actuels s’opposent à la déréliction passée par l’apparition d’une espérance »

(Jean-Jacques Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1979, p.99). 443 Georges Labica, « Marxisme, révolution et "paysage du souhait" », art. cit., p.13-14.

189

imminent », renvoyant aux temps passé, présent et futur du capitalisme, peut

alors être appréhendé telle une sorte de proximité temporelle où l’avenir de

l’histoire en train de se faire se joue dans un presque présent à déjouer, donc

à rejouer. D’autre part, et dans le même temps, la perception des problèmes

du présent comme les incertitudes qu’ils génèrent, se projette en un ailleurs

possible à envisager qui déplace la présence du présent et le regard qu’on

peut en avoir et y porter. En décalant ce regard, la volonté de cette chose

autre, de cet ailleurs, est un possible qui se fonde dans un espace de et en

lutte, dans des liens, des actions, des pratiques, ouvrant une fenêtre sur une

réalisable transformation des perceptions et des pratiques par rapport à ce

futur trop présent. Cette collusion des temps ressentis, à la fois dans le

« presque présent », le « pas encore tout à fait là » et le « ce qui serait à faire

aujourd’hui », constitue un facteur de la rupture spatio-temporelle du

mouvement où des consciences peuvent collectivement s’actualiser,

s’organiser et trouver une place ; faille dans les espaces-temps quotidiens

parce qu’il en brise « la coïncidence quasi automatique »444. S’instituant

« contre », au sein du mouvement, ce sont toutes les socialisations et les

névroses qui lui sont constitutives445

qui peuvent trouver d’autres

expressions et réalisations au travers de ce coin planté dans la trame d’un

temps à la fois normatif, impersonnel et implacable. Car c’est à ce moment

aussi que l’élaboration de revendications collectives suscite, si l’on se réfère

à Courchet et Maucorps, au moins dans un premier temps, une levée de

certaines barrières inhibitrices qui permettent aussi de passer d’un ressenti

(personnel) à un schéma explicatif commun des nécessités de

l’événement446

.

Échapper au monde et à ses probables configurations déjà présentes

constitue alors, par la prise d’initiatives, une résistance où se posent des

actes qui sont dissidences avec l’espace-temps ordinaire et, dans cet ancrage

pratique, utopies, en (pro)posant la manifestation d’un autre espace-temps :

un espace symbolique, au sens où il est à la fois pensées et pratiques447

. Pour

être perçue comme une utopie, cette dissidence, laquelle renvoie à une

résistance aux espaces-temps capitalistes présents dans l’« ici et

maintenant », n’a pas besoin d’être un projet concret formalisé par avance.

444 Pierre Bourdieu, Médiations pascaliennes, Paris, Seuil (coll. Points-Essais), 2003, p.302. 445 Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Paris, Homme & Groupes Editeurs, 1999,

chap.4. 446 Jean-Louis Courchet, Paul-Hassan Maucorps, Le vide social. Ses conséquences et leur traitement par la revendication. Recherches biologiques et sociologiques, Paris-La Haye,

Moutons, 1996. 447 « Comprenons bien que les formes matérielles de la société agissent sur elle, non pas en

vertu d’une contrainte physique comme un corps agirait sur un autre corps, mais par la conscience que nous en prenons » (Maurice Halbwachs, Morphologie sociale, Paris, Colin,

1938).

190

En effet, le mouvement social est une temporalisation autre qui fait date, qui

la matérialise et l’objective, en procédant d’un souhait qui s’oppose à

l’histoire (principe utopique) en dépassant, par « l’image-souhait » que

produit l’ordre ordinaire, l’« obscurité de l’instant vécu448

» pour aller

tendanciellement vers « le non-encore-advenu449

», lequel est aussi un

« devenir-autre-en-possibilité »450

. Il en retourne donc de l’espérance enrôlée

dans une pratique où les rapports en mouvement sont « fluidifiés »451

. D’une

action qui se veut participer à l’élaboration de la vie sociale sans se laisser

enfermer dans une détermination du devenir du monde, mais qui pose une

critique du monde par la praxis. De sorte que si l’utopie, au sens d’Ernst

Bloch, constitue un mouvement de penser, en ce sens qu’il est d’abord une

dynamique de l’esprit, un topos psychologique452 qui permet, pour

Mannheim, de sortir de l’idéologie453

, l’une de ses réalisations peut s’inscrire

dans un mouvement social comme réification d’un topos spatial circonscrit

qui est à la fois, dans les actes et les représentations, social et politique. Le

mouvement se décline ainsi dans un désir de changement total ; à partir du

présent, une « anticipation » autre réalisée au travers d’une pratique qui met

en demeure l’espace-temps ordinaire par l’expression de ce désir qui se fait

et se pense en se faisant tout en se pensant avec une volonté maintenue du

« tout, tout de suite » dans des revendications, lesquelles demandent aussi

l’impossible à leur niveau454

.

Le « contre-espace » de réalisation

Si une occupation constitue une forme spécifique de participation et de

mobilisation (politique) en puisant dans un registre d’action historiquement

situé et renouvelé455

en manifestant « […] pour les autres groupes et pour

lui-même son existence en tant que groupe […] »456

, elle peut donc aussi se

448 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. I, (traduit par François Wuilmart) Paris,

Gallimard, 1976. 449 Ibid., vol.II, op.cit., cf. « Marxisme et anticipation concrètes ». 450 Ibid., vol. I. 451 Au sens où l’entend Michel Dobry, le concept nous semble heuristique à ce niveau. 452 Nous empruntons l’expression à Arno Münster, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst

Bloch, Paris, Aubier (coll. Philosophie de l’esprit), 1985, p.45. 453 Cf. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit. 454 Christophe Aguiton, Daniel Bensaïd, « Retour sur 68 : les pousses de l’utopie », art. cit.,

p.65. 455 Etienne Penissat, « Les occupations de locaux dans les années 1960-1970 : processus

sociohistoriques de "réinvention" d’un mode d’action », Genèses, n°59, juin 2005. 456 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris,

Fayard, 1982, p.142.

191

lire au prisme d’une action collective qui, marquant sa détermination aux

yeux des autres comme pour ses membres, « autorise à dépasser

l’abattement, la résignation et les sentiments d’impuissance qui s’ensuivent

au point de pouvoir se reprendre à espérer »457

. En considérant autant la

discontinuité qu’a pu générer le mouvement dit anti-CPE dans l’espace-

temps quotidien ordinaire que les lieux qu’il a investis, ne représente-t-il pas

objectivement, ces « contre-espaces », ces « utopies localisées », lesquels

constituent selon Michel Foucault, de véritables hétérotopies : « […] ces

espaces différents, ces autres lieux, ces contestations de l’espace où nous

vivons »458

? La structure particulière au fondement de toute utopie étant

d’« installer l’écart » à partir d’un contexte perçu et vécu, pour « motiver le

présent »459

, le mouvement social, dépassant les frontières symboliques et

instaurant un espace-temps autre, inscrit spatialement la réalisation du rêve

de changement au travers d’un décalage au quotidien qui passe par une

réappropriation de lieux, de pratiques nouvelles, érigeant de « petites

républiques, délibérant par elles-mêmes, pour elles-mêmes »460

. Dans cet

ancrage pratique qui déplace les cadrages connus, en les replaçant dans un

lieu spécifique où se pensent des intentions autres, les nécessités de la

dissidence se développent, prennent vie avec ses conséquences symboliques,

politiques, sur chacune des personnes, sur leurs engagements461

... La

parenthèse que représente alors le mouvement, réalisée comme occupation,

s’instaure comme court-circuitage de la durée ; tout autre chose qu’« un

irréalisme ou une révolte mystifiée, mais bien au contraire une lucidité

dissidente, une hérésie creusée au cœur même du consentement général, un

défi à la fiction globale »462

.

Considérant les liens entre organisation physique de l’espace (ou urbain)

et système de valeurs et de catégories463

, il est possible d’appréhender

457 Montlibert Christian de, « Manifestations et violences à Longwy », Revue des sciences

sociales de la France de l’Est, n°13, 1984. 458 Michel Foucault, Le corps utopique suivi de Les hétérotopies, op. cit., p.24-25. 459 Marcel Gauchet, Le Débat, 2003. 460 Bertand Geay, « Quand la jeunesse se révolte », art. cit., p.10. 461 « […] Le contexte spatial, est amené à jouer un rôle spécifique non seulement dans la

détermination de l’action elle-même, de ses modes et de son issue, mais aussi dans la

stimulation et le maintien de l’engagement individuel » (Choukri Hmed, « Espace géographique et mouvements sociaux », Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses

de Sciences Po., p.220). 462 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », art. cit., p.287. 463 Les références sur ce point devenu classique en sciences sociales sont nombreuses (cf. Transeo : « Figurer l’espace en sciences sociales », n°2-3, 2010, à paraître) et nous

renvoyons ici à quelques études spécifiquement sur les liens entre géographie et mouvement

social : Javier Auyero, « L’espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives »,

Actes de la recherche en sciences sociales, n°160, décembre 2005, p.123-132 ; Choukri Hmed, « Des mouvements sociaux "sur une tête d’épingle" ? Le rôle de l’espace physique

dans les processus contestataires à partir de l’exemple des mobilisations dans les foyers de

192

l’occupation et les formes d’action de la contestation comme les moyens de

(tenter de) vivre un autre ordre en défaisant le précédant au travers d’un

(ré)investissement total, par corps et en pensées464

, de l’espace. La prise en

main du lieu marquant la réalisation pratique de cette tension entre un

ailleurs construit à partir d’un présent où tentent de s’actualiser la volonté

d’un autre futur (au présent) et ce qu’il y aurait à faire pour transformer le

futur au présent (cf. supra). Fédérant les trajectoires et les « corps

mobilisés » au sein de l’université, les participants aux AG qui votent

« l’occupation diurne et nocturne » impriment cette résolution collective à

établir un discours contestataire multiforme et surtout à le propager avec

détermination. Tout se passe alors comme si la protestation au sein de la

« Coord’ » ne pouvait se suffire à quelques AG, à des manifestations

ritualisées, dirigées, programmées, de sorte que l’espace des espérances de

changement que le moment de contestation suscite et joint, demandait un

lieu pour exister, se réaliser et se diffuser comme déplacement465

. Cette

« réappropriation de l’université » supporte la « réappropriation » de

l’existence au travers d’un élan et d’un allant qui prend la forme d’une lutte

politique.

La redisposition du lieu se dégage des contraintes des usages ordinaires

qu’appelle le lieu en coalisant les expériences multiples des fractions en

présence, mais aussi en s’ajustant aux espérances de chacun. De la

désorganisation de l’environnement préalablement connu se réactive une

construction des rapports, de pratiques et d’échanges au sein d’un nouvel

ordonnancement qui se fait en se faisant. A l’espace du mouvement social

localisé coïncide ainsi un espace physique réifié de la lutte sociale et de son

organisation qui tend vers une autonomisation par rapport à l’espace

social466

. « Autonomie » comme registre d’action d’autogestion467

dont la

logique renverrait directement ici, dans le contexte de critique radicale, à

« […] réduire immédiatement le pouvoir de l’État en matière de production,

travailleurs migrants », Politix, n°84, 2008, p.145-165 ; Charles Tilly, « Space of

Contention », Mobilization, n°5, 2000, p.135-159. 464 Comme l’indiquent par exemples les « expériences » et « théories » situationnistes de

l’espace urbain 465 « Est constitutive du genre utopique toute procédure de délocalisation (le modèle de nulle

part) […] » (Jean-Jacques Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1979, p.60). 466 Lilian Mathieu, « Note provisoire sur l’espace des mouvements sociaux », Contretemps,

n°11, 2004. 467 « L’autogestion apparaissait comme modèle de société et en même temps comme mot d’ordre d’action » (Gilbert Marquis, « Il y a vingt ans… Lip ! », Utopie critique, n°1, 1993,

p.42).

193

de gestion des allocations de ressources, d’expression et d’évaluation des

besoins sociaux, et ce au profit de collectifs […] »468

.

468 François Dietrich, « Repenser le socialisme : force et faiblesse du concept d’autogestion »,

Utopie critique, n°1, 1993, p.45.

194

Dans le Hall A du Patio, l’un des bâtiments principaux de la faculté de

sciences humaines de Strasbourg, « une cuisine autogérée » est aménagée.

Installation parmi d’autres, qui n’aurait pas non plus été possible sans

l’entente avec certains membres du personnel universitaire et pointe déjà

certaines connivences, solidarités et échanges qui se mettent en place. De

part et d’autre de cette cuisine, tables et chaises sont arrangées en cantine et

d’autres canapés et bancs localisent un salon, quand, plus loin encore, les

couches permettent de continuer le « rêve éveillé »469

par les rêves nocturnes.

Un kiosque réaménagé accueille textes de loi, tracts, revues de presses,

informations sur l’ensemble du mouvement et autres brochures. Les murs

sont garnis de tracts, d’articles, de graffitis et de banderoles revendicatives,

de grandes affiches détaillant les différents textes de lois imprimés en grand,

etc. Une salle de classe est entièrement dédiée à la conception des pancartes,

des banderoles, des divers supports de diffusion des slogans et utiles aux

« actions » quand le « Bureau de la vie étudiante » permet d’entreposer les

différents équipements comme de disposer d’un accès à internet à certaines

heures et surtout du téléphone pour prévenir la presse et les syndicats. Des

« commissions » sont mises en place et feront chaque jour des comptes

rendus. Elles sont ouvertes à tous et les volontaires peuvent participer à leur

gré aux réunions de chacune ; les « membres », à la fois référents et

représentants, à un moment donné, chargés de dynamiser la commission,

sont des volontaires élus en AG. Ces membres sont donc fréquemment

renouvelés soit en raison des charges que demandent les attributions des

commissions, des fatigues de chacun, de la participation à d’autres

commissions. La réorganisation du Patio suscite de nouveaux intérêts, des

espaces de discussion, souvent intenses, entre des personnes qui ne se

seraient jamais rencontrées. Un ensemble de découvertes humaines,

politiques, pratiques qui ouvrent à des expériences militantes (nouvelles ou

pas) en se coordonnant sur le tas avec le soutien d’agents dont l’activité ou le

passé militant fournissent souvent une dynamique structurante essentielle.

Ces lieux, détournés de leurs fonctions initiales, laissent place à une

possible présence vers d’autres buts, d’autres activités, d’autres réflexions.

Et plus encore, les espaces se superposent ; ouverts, ils entraînent une forme

de proximité des mobilisés et mettent en scène les dimensions des pratiques

quotidiennes devenues collectives et, à travers elles, la solidarité que

promeut le mouvement contre les formes d’individualisme ou certains

principes de la démocratie qu’ils critiquent470

. C’est toute l’occupation de

l’espace qui indique ainsi la temporalité probable du mouvement et objective

469 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. I, op. cit.. 470 L’Assemblée Générale de la « Coord’ » s’érige par exemple directement contre le système

représentatif et les représentants institutionnels de tous ordres.

195

dans les faits, comme dans les esprits, la présence du conflit471

. Cette prise

en main d’un lieu carrefour fournit un sentiment d’assurance et de puissance

aux personnes mobilisées qui s’organisent, se répartissent les tâches. Vivre

la volonté d’un changement implique d’élaborer la « réappropriation » par

une organisation.

Une nouvelle économie des rapports et des rythmes sociaux

A l’instar des utopies où le temps tente d’être dissout car il est déjà une

décadence, une emprise des normes sociales, le mouvement instaure une

anti-temporalité qui lui est propre et se spatialise aussi comme temps extra-

ordinaire. Cette temporalisation arrache les espaces-temps ordinaires à leurs

divisions instituées en s’accompagnant de mises en pratique collectives

voulant suivre d’autres schèmes de pensée. Sans pour autant être hors du

temps ou des structures qui régulent son agencement, l’occupation génère à

son niveau une véritable fluidité non maîtrisée des rapports et des

interactions sociales. Un autre rythme prend place en occupant les occupants

au travers de nouvelles « sociabilités472

» qui structurent pleinement les

activités, les envies et les consciences relocalisées. Le souci de la

(re)définition des pratiques collectives, de l’organisation des actions et du

lieu sont alors au cœur du mouvement, de son existence, de son

développement et de son affirmation parce que les personnes qui s’y

investissent s’y retrouvent, se mettent « à y croire », à réellement espérer les

changements possibles, pris dans ce nouvel espace-temps de la lutte473

.

Une nouvelle économie des rapports et des moyens de subsistance se

dessine en occupant souvent toute l’existence des personnes les plus

mobilisées. Apprentissage collectif de la discussion, de l’écoute, de la

vindicte, de la patience, du tour de parole, donc de la prise de note et plus

471 « Pour le dire autrement, les rapports de domination entre les groupes sociaux sont inscrits

dans certaines configurations objectives (nommées "espace", "temps", "ville", etc.) qui ont

besoin de "lieux" pour durer et se cristalliser, s’imposer, se masquer, se reproduire, se

transformer. Dans ces conditions, ces rapports de domination sont transmutés selon différentes modalités pratiques dont les espacements et les divisions qu’elles impliquent sont

appréhendables en termes de contraintes spatiales (et concomitamment, en perceptions

spatiales et spatialisées) organisées […] » (Christian de Montlibert, Simon Borja, « Espace-

temps social et réification de l’espace social : éléments sociologiques pour une analyse du temps », Cahier du CRESS – Espèces d’espaces –, n°7, 2007, p.48). 472 Gildas Renou, « L’institution à l’état vif. Sociabilités et structuration des groupes dans un

syndicat de salariés », Politix, n°63, 2003. 473 A ce niveau, peuvent être, entre autres, indicateurs les effets post-mouvement lorsque s’expriment et se vivent à plus ou moins long termes suivant les cas, des « désespoirs » ou des

« déceptions » très profondes.

196

simplement de la prise de parole et de l’engagement, l’occupation formalise

et institue le mouvement. De manière générale, nous ne pourrions

comprendre les mots de « souveraineté de l’AG », cette insistance presque

vitale défendue à corps et à cris à longueur de temps, si l’on n’y voyait pas

l’un des lieux où se déploie la volonté de réorganiser des relations humaines

fixées en dehors des hiérarchies classiques qui agissent au sein de

l’université comme dans la société en général : « Nous avons pris conscience

à quel point notre démocratie était remise en cause, à quel point le mot

"liberté" était en train de perdre tout son sens dans notre pays »474

. Il y a bien

des limites à la redistribution spontanée de la parole au sein de l’AG, mais

c’est à ce moment aussi que d’autres voix (et voies) se font jour, d’autres

propositions qui objectivent aussi les logiques des prises de parole. Sorte

d’utopie rationaliste immédiate, sous-tendue par un éclairage des conditions

de production comme forme de libération possible, ces discours ont l’intérêt

de poser le désir d’une prise de parole à la fois individuelle et collective pour

tenter la reconfiguration des hiérarchies classiques (en les dévoilant). En AG

et au travers de toute l’occupation, l’impression palpable que l’on redevient

l’acteur d’un élan qui cherche à briser les « […] déterminations imposées par

la société […]475

. » Plus question de silences (complices) comme il n’est pas

question de société homogène où les avis seraient les mêmes, de sorte que

des acceptations, des compromis internes se négocient et/ou se dénouent

presque à chaque instant, dans une coordination de voix qui se rassemblent

pour s’approprier aussi « la parole, devenue un ‘‘lieu symbolique’’, [qui]

désigne l’espace créé par la distance qui sépare les représentés et leurs

représentations, les membres d’une société et les modalités de leur

association »476

. Du rang de spectateur à celui d’acteur477, tout se passe, au

fil du mouvement, comme si réapparaissaient, collectivement, l’individu et

sa parole ; volonté affichée par le mouvement : « Devenons tous acteurs de

notre histoire et non plus simples spectateurs ! »478

. L’occupation oriente et

réoriente en filigrane les conduites collectives comme la trame générale du

mouvement social aussi au travers d’actions auto-coordonnées plus

spécifiques. Des « petits déjeuners » ou « goûters » dits « à prix libres » sur

le campus ou en ville, tentent de sensibiliser et rallier les non-engagés en

complétant les tractages effectués au « centre-ville », à la sortie des usines

ou dans les lycées. D’autres actions de « sit-in urbain », de « marché aux

esclaves » ou, plus importantes, celles menées auprès d’une antenne

ASSEDIC, de Arte ainsi que les AG ou les pique-niques nocturnes au centre-

474 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org. 475 Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Paris, Complexe, 2005, p.9. 476 Certeau Michel de, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil (coll. Points-

Essais), 1994, p.38. 477 Ibid. 478 Tract anonyme : « Appel à la résistance ! ».

197

ville, les différents blocages des voies ferroviaires ou routières, voire

l’accueil sur le campus de sans-papiers479

ou de sans-abris, symbolisent, tout

au long du mouvement, cette propension à répandre l’espace des

revendications qui « […] ajoute au principe de la solidarité fonctionnelle

l’impression d’une sorte de fluidité des échanges, qui peut être associé aux

vertus démocratiques que se doit de cultiver une telle entreprise

collective »480

.

Temps commun ouvert à tous ceux qui veulent prendre le temps d’y

participer pour « apporter sa pierre à l’édifice », l’occupation est le centre de

gravité temporel et spatial du mouvement, lieu où l’on se retrouve, point

cardinal qui articule les autres espaces que sont les AG d’UFR, les réunions

de commission, les réunions entre connaissances, les restes de discussions

jamais terminées, les élaborations diverses, les actions, les repas, les repos,

les lectures, les jeux, etc. Toutes ces activités auto-initiées comme autant de

micros espaces reliés qui contribuent à restructurer l’espace de la prise au

jeu…, à transformer, (re)modeler l’illusio. Car l’efficacité de l’espace-temps,

sur les conditions générales de l’engagement et relatif à l’espoir qu’il génère

et réaffirme, ne serait pas aussi totale si les personnes investies n’y

trouvaient elles-mêmes, chacune à leur niveau et dans les activités qui se

développent, une place481

; c’est-à-dire une réalisation de leurs aspirations

plus ou moins distinctes et de leurs espérances plus ou moins formalisées

dans l’espace-temps qu’ils investissent et/ou découvrent en le produisant.

Dans cette trame chronophage qui enveloppe les corps et les pensées, les

journées sont « longues » et certains arrivent par l’humour à marquer cet

investissement tout en se distanciant de ce choix prenant de l’engagement482

.

Tout indique que les apprentissages pratiques de la réappropriation et de

l’organisation483

de l’espace ne se contentent pas uniquement de poser des

479 « Les étudiants décident d’ouvrir l’occupation du "Patio" à une vingtaine de familles, en

majorité des demandeurs d’asile, sans solution d’hébergement depuis la fin du plan hivernal »

(DNA, samedi 01-04-06.) 480 Bertrand Geay, Romuald Bodin, Jérôme Camus, « Le corps mobilisé », art. cit., p.96. 481 « Ce mode de régulation du partage des tâches réalise une sorte d’économie pratique de

l’affectation des compétences et des désirs individuels. […] De telle sorte que tout en se

complexifiant, l’organisation peut entretenir la croyance chez les agents d’une invention "authentique" des formes de mobilisation puisque fondée sur la volonté individuelle » (Ibid.,

p.96). 482 « Lutter dans un mouvement, c’est un métier à plein temps ! On va faire une grève pour

être plus payé que les zéros actuels… Faut être flexible pour pouvoir suivre toute les AG et réunions, tout faire quoi ! Bon, mais on l’est, non, c’est pas ça ce qu’on doit être

aujourd’hui !?! ». S’il s’agit ici des propos d’une personne mobilisée, cette blague est souvent

entendue parce que très diffusée aussi. 483 Une partie de la structure du documentaire de Julia Lauranceau met en scène cette organisation du mouvement à Strasbourg qui demande discussions, énergies et arrangements

importants parce que ces pratiques délimitant et construisant le mouvement engagent des

198

mots, mais d’engager un processus de dissidence collective qui se pense en

se faisant : de fait, c’est bien d’une remise en cause qui, à son niveau, tente

de fonder, d’organiser et d’imaginer, la possibilité (ou la politique) d’une

autre société.

Est investi, l’espace d’un mouvement, un lieu autre qui serait quasi

impossible à aménager tant l’ordre et la structure sociale pèsent sur les

pratiques et les existences. L’expérience d’un mouvement social offre ce

décalage possible à vivre que l’on appréhende par et dans une expérience

pratique. Pour beaucoup, une espèce de redécouverte des rapports à l’autre

qui se fonde dans un contexte où l’on peut s’échapper du poids des structures

et des rapports sociaux ordinaires pour simplement parler, échanger, recréer.

S’ajoute en effet la « confiance » de cette (auto)gestion automatiquement

accordée aux uns et aux autres par les uns et les autres, laquelle semble

garantir les principes d’autogestion qui s’établissent. A la fois auto-

entreprises et auto-réalisées, les actions elles aussi participent à réaffirmer

aux mobilisés non-seulement la légitimité de la lutte, qu’une autre société est

possible, mais aussi que cette idée se diffuse, que l’engagement ne reste pas

vain et sans impacts. Et tout en générant et réactualisant des formes de

solidarités épisodiques dans un cadre qui recherche à établir des rapports à

long terme, les actions sont perçues comme un acte collectif à puissance

transformative en renforçant pour beaucoup des plus investis le principe actif

(et utopique) de la lutte sous toutes ses dimensions politiques.

L’occupation, sorte d’excroissance spatio-temporelle, s’opposant à

l’emprise de l’ordre ordinaire dans lequel se tisse l’existence qui s’y fonde,

resitue, à l’opposé, l’espace du mouvement social comme espace en rupture

avec le temps des pratiques ordinaires : « […] l’espace utopique constitue

une enclave imaginaire au sein de l’espace social réel, ou, en d’autres

termes, […] la possibilité même de l’espace utopique résulte d’une

différenciation spatiale et sociale »484

. De sorte qu’au sein de cet espace-

temps extra-ordinaire remonté en micro société auto-codifiée, les activités et

les manières de penser le monde s’érigent aussi les limites qui circonscrivent

« […] ce lieu surgi comme une île […] »485

. Se développe ainsi à Strasbourg

un conflit qui s’approprie un espace de penser (social et politique) et un

espace physique (de et pour la lutte) dans une clôture intense et totale. Ce

double topos circonscrit dans et par l’occupation marque son territoire

nécessités politiques, c’est-à-dire précisément une manière de vivre, de faire et de penser,

collective : Julia Lauranceau, Rêve Général, Dora films, Strasbourg, 2008, 63mns. 484 Fredric Jameson, Archéologie du futur…, op. cit., p.46. 485 Michel de Certeau, La prise de parole…, op. cit., p.29.

199

spatialisé autant que son canton au sein de l’espace social : « […] elle fonde

une autarcie sociale »486

.

Conclusion : les espaces atteints

Si nous reprenions les représentations que suscitent les occupants de

l’université (« barbares irrespectueux », « les flemmards », « les

irresponsables », etc.) et si nous suivions Gilles Lapouge, le mouvement

social lui-même se poserait en contre-utopie. En effet, l’utopie serait du côté

de l’ordre, de la société, du président et de chacun de ses ministres487

. Le

contre-utopiste est alors « […] un vagabond, un trimard, un hippy, un poète,

un amoureux. Il se moque de la société et ne veut connaître que l’individu.

Son domaine est la liberté et non l’équité. Il porte les cheveux longs si la

chose lui fait plaisir. Il déteste le groupe, l’Etat, la cellule, le bureau. Le mot

organisation lui donne la nausée. […] Il a choisi le vital contre l’artifice, la

nature contre l’institution »488

. L’utopie se situe pourtant aussi dans d’autres

registres : « […] l’expérience de la démocratie, la permanence de la

contestation, la nécessité d’une pensée critique, la légitimité d’une

participation créatrice et responsable pour tous, la revendication de

l’autonomie et de l’autogestion, et aussi fête de la liberté […] »489

. Ce

mouvement social alors : utopie « revendicative », d’« altercation » ou

« critique »… ?

Au terme de nos perspectives, suivons plutôt l’idée selon laquelle les

« luttes intestines des différentes figures de l’utopie, à vrai dire, ne devraient

pas mener à l’anéantissement de la dimension utopique en général, car la

lutte, en soi et pour soi, ne fait que multiplier l’intensité utopique »490

. Où

donc alors chercher ce lieu qui n’est nulle part sinon dans l’immédiat des

rapports au monde les plus prosaïques, les plus inconsciemment sociaux et

socialement inconscients ?491

Rapports autres aux mondes parce qu’ils se

486 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil (coll. Tel Quel), 1971, p.23 487 L’utopiste : « C’est un homme d’ordre : il aime les balances, les livres de comptes, les

décamètres, les équations, les uniformes et les codes civils. Un administrateur, un greffier, un tabellion, un préfet, un chef d’Etat. Il est courageux, raisonnable, dévoré de peu de flamme et

de moins d’imagination. Ses passions sont rares et du reste froides ; il mettrait le monde entier

en cartes sous la forme d’un programme d’ordinateur. Il organise l’informe » (Gilles

Lapouge, Utopie et civilisations, Paris, Albin Michel, 1990, p.25). 488 Ibid, p.25. 489 Michel de Certeau, La prise de parole…, op. cit., p.42. 490 Karl Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit., p.205-206. 491 « L’utopie n’est pas un placage idéalisé ou imaginaire sur le réel, c’est une des tendances qui sont inscrites dans ce réel » (Georges Labica, « Marxisme, révolution et "paysage du

souhait" », art. cit., p.15-16).

200

(re)tissent en une trame spécifique au sein de cette discordance, de cette

faille, de cette fêlure que représente le mouvement492

. Ce mouvement,

désajustant les coïncidences dans sa temporalisation, tente de différer et de

séparer radicalement ses propres espérances du présent qui s’impose comme

« ici et maintenant ». En effet, dans le mouvement, s’élabore, se diffuse et se

pratique le sentiment de l'absence de cette évidence de l’« ici et maintenant »

(« moderniser l'université », « lutter contre le chômage des jeunes et accepter

des sacrifices », etc.) au travers d’un travail politique de construction

collective d'un « maintenant » commun autre que celui dominé par la

tyrannie de l'assignation gouvernée par une rationalité unique (« des lieux

sans maintenant »).

Et, tout en offrant ces décrochages et décalages spatio-temporels au cœur

même de toutes les utopies, s’immiscent par ailleurs dans le mouvement

social des dimensions politiques qui seraient propres aux figures canoniques

de l’utopie et qui soutiennent son propre mouvement en les dépassant dans

cette activité collective qui est politique dans tout ce qu’elle engage. Espace

autogéré à désir démocratique qui tente de s’ériger contre une puissance

démiurgique : l’Etat et ses représentants (au sein de l’administration

universitaire a minima) qui se font spécialistes, législateurs et décideurs de

tous les domaines. Faille dans les logiques politiques dominantes, le

mouvement s’échafaude contre l’imperfection de mesures en coupant les fils

d’une temporalité et d’un ordre institués sans ses voix directes, sans son

consentement. Conciliant une invention quotidienne des pratiques organisée

avec une nouvelle économie de rapports sociaux envisagés comme

expressions politiques, la remise en cause que propose le mouvement social

du printemps 2006 « […] s’identifie avec la réalisation la plus radicale

possible du changement social, qui établit une société plus juste, libre,

développée, réellement démocratique »493

. Hétérotopie coordonnée, enclave

de lutte qui « […] conteste des relations (sociales ou historiques) pour en

créer d’authentiques »494

et qui s’érige telle une île au niveau local, le

mouvement a été un archipel au niveau national ; champ de force constitué

de multiples aspirations qui renforcent leurs associations ou, mieux, les

précipitent dans les espaces-temps à la fois situés, mais aussi déplacés,

délocalisés dans et par la lutte. L’occupation des lieux renforçant la

probabilité de vivre les sentiments d’espérance(s) et les en-vies en laissant

place à une agrégation des formes disparates des engagements respectifs au

492 Et qui produit donc directement (et de manière différenciée suivant les personnes) des

ruptures, des failles, des fêlures dans l’habitus qui est, dans les espaces-temps ordinaires, cette

« […] présence au passé du présent qui rend possible la présence au présent de l’à venir »

(Pierre Bourdieu, Médiations pascaliennes, op. cit., p.304). 493 Michel Raptis, « Imagination, utopie, socialisme », art. cit., p.29. 494 Michel de Certeau, La prise de parole…, op. cit., p.32.

201

service d’un collectif. Engagements enthousiastes et souvent entiers parce

que nourris de radicalités qui peuvent s’insérer, se contrôler et se réaffirmer

dans un espace spécifique. Lieux où des émotions porteuses d’un espoir de

changement, incluent un grand nombre de dimensions (subjectives) de

l’existence, sont capables de « […] transmuter les individus en militants

disposés à envisager la cause comme une raison de vivre digne des plus

grands sacrifices »495

.

Dans ce débordement des pratiques sociales routinières et des aspirations

qui tentent de diffuser l’idée totale et globale qu’« un autre monde est

possible », un objectif est atteint : l’abrogation du CPE. Espace législatif

touché, mais « petit objectif » dans l’espace-temps du mouvement ; ce,

relativement à l’espérance et aux prises au jeu (du sérieux) qu’il avait

suscité, laissant les corps et les esprits, remodelés dans l’intensité de la lutte,

en suspens, en suspension. L’élan à la fois contestataire et utopique s’y est

brisé, laissant souvent place au désespoir ou, quoi qu’il arrive, à une

conscience ébranlée. De là cependant, des traces palpables des espaces

touchés. Individuels d’abord, dans l’incurvation de trajectoires pour

continuer le rêve éveillé dans la lutte : deux des leaders s’investiront

immédiatement après dans les Enfants de Don Quichotte jusqu’à en faire une

nécessité de leur existence jusqu’à aujourd’hui. Semi-collectifs ensuite, dans

les nouveaux espaces de lutte qui se sont (re)produits à l’automne 2007 et,

plus récemment, lors du dit « mouvement des chercheurs » où existe, à

Strasbourg, un héritage susceptible de porter les expériences collectives de la

lutte. Collectifs enfin, dans la création d’un café associatif « café autogéré »,

le premier du genre dans la ville, directement issu des échanges et des

rencontres qui ont eu lieu au sein du mouvement et de l’occupation. Ce café

associatif constitue à lui seul l’empreinte réalisée de cette coordination entre

étudiants, travailleurs et chômeurs qui se sont réunis, laissant une trace

durable, une mémoire manifeste et active d’un mouvement qui peut être un

appui pour réaliser des aspirations qui lui donnaient corps.

La multitude des corps et des esprits mobilisés (re)tombent donc. Pour

certains, dans des organisations politiques, dans d’autres espaces de lutte(s)

et d’espérances, quand d’autres encore se délitent pour retrouver un espace-

temps ordinaire et ordonné : « A un niveau social, cela signifie que nos

imaginations sont otages de notre propre mode de production (et peut-être

des vestiges de modes de production passés que le nôtre a conservés). Ce qui

suggère que l’utopie peut, dans le meilleur des cas, servir un rôle négatif

consistant à nous rendre plus conscients de notre emprisonnement mental et

idéologique ; et que les meilleures utopies sont par conséquent celles qui

495 Christophe Traïni, « Introduction », in id. (dir.), Emotions… Mobilisation !, op. cit., p.20.

202

échouent »496

. Et de l’échec de l’élan politique qui s’est attisé au sein du

mouvement, peut-on conclure que même pratique et pratiquée, « l’utopie est

une critique idéologique de l’idéologie »497

ou encore que la contestation fait

partie du système de domination ? Reste à considérer dans tous les cas que

ce mouvement estampillé « anti-CPE » aura été pour les organisations

politiques, syndicales et pour ceux qui ont su ou voulu le voir de près, un

étonnement, effectivement, « […] dans la mesure où il était le produit des

pratiques sociales. Notamment chez les jeunes. En ce sens, il y a

effectivement des éléments d’utopie dans le mouvement social, mais il faut

le concevoir sous la forme de forces nouvelles qui montent »498

. De sorte

qu’au travers de l’allant politique généralisé, de leur engagement et de leur

investissement, total et radical, les participants auront pointé en pratique la

possibilité d’un « miracle social »499

, d’une utopie en actes. C’est-à-dire une

improbabilité advenue de manière certes éphémère, mais qui tient bon parce

qu’elle est à la fois souhait et désir de liberté autre (que celle qu’on lui

impose) et que les expérimentations utopiques comme activités politiques

collectives totales, relatives à cette volonté à édifier autre chose comme

chose autre, s’inscrit dans le renouvellement permanent des conditions de

production d’une action réellement politique.

496 Fredric Jameson, Archéologie du futur, op. cit., p.23 497 Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p.249. 498 Georges Labica, « Marxisme, révolution et "paysage du souhait" », art. cit., p.16. 499 Pierre Bourdieu, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », in id., Contre-feux,

Paris, Raisons d’Agir (coll. Liber), p.102-104.


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