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Clément Bastien, Simon Borja, Joël Cabalion, Anaïs Cretin,
Thierry Ramadier, Olivia Rick386
Looking for utopia : un mo(uve)ment dans un temps
présent
« Dans l’idée d’idéologie et d’utopie,
dans l’effort pour échapper également au
monde de l’idéologie et de l’utopie, c’est
à vrai dire la réalité qui, somme toute,
est recherchée »
Karl Mannheim387
Il réside dans le rapport de l’utopie avec le politique un « caractère
embarrassant et suspect »388
, car « l’utopie a toujours constitué un problème
politique ; […] de même que la valeur littéraire de cette forme est sujette au
doute permanent, de même son statut politique est structuralement
ambigu »389
. Une manière d’interroger cette ambiguïté peut consister à
repérer les espaces où se situent les figures utopiques dans certaines
pratiques militantes et en quoi ces pratiques militantes et leur réalisation
mobilisent des cadres et des cadrages des utopies. « Des » utopies, ainsi que
le précise Ernst Bloch, parce qu’elles sont plurielles et multi-référencées ;
catégorie politique à un moment de l’histoire des configurations sociales et
politiques390
, puis diversement théorisées et usitées391
en fonction des
contextes socio-historiques, des trajectoires de leurs auteurs, de leurs
386 Les incohérences du champ universitaire, mettant en avant le travail collectif et
"pluridisciplinaires" tout en valorisant toujours davantage les modes de reconnaissance
nominatifs (par rang ou par nom unique), nous forcent à préciser que, ne pouvant mettre tout le monde en premier, l'ordre alphabétique indique simplement un travail concerté et commun
où les personnes citées ont contribué à part égale et "au même titre", dans un souci de mettre
en jeu les principes de la recherche collective au fondement des activités scientifiques. 387 Idéologie et utopie, Paris, MSH, 2006, p.81. 388 Fredric Jameson, Archéologie du futur. Le désir nommé utopie, (trad. Nicolas Vieillecazes
– préface – et Fabien Ollier), Paris, Milo (coll. L’inconnu), 2007, p.38 389 Ibid., p.13. 390 Cf. Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel (coll. Histoire), 1998. 391 L’usage de l’utopie ne se limite d’ailleurs pas forcément à une position politique dite « de
gauche ». Friedrich von Hayek, apôtre du libéralisme, a bien écrit : « Ce dont nous manquons,
c’est d’une utopie libérale qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui » (cité par Serge Halimi, « Dernière nouvelles de l’utopie », Yellow Submarine –
Envie d’utopies, n°133, 2008, p.163).
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intérêts, des références à un certain monde392
… : le « champ utopique couvre
un champ culturel énorme où il peut être où il a été également le fait et de
groupes animés par lui et de mouvements populaires mobilisés en lui, et de
pratiques sociales modelées sur lui »393
. L’histoire sociale des idées et les
transformations des usages et acceptions d’une telle notion amène alors à
considérer que, « de nos jours, l’utopie doit être complètement différenciée
de ce qu’on appelait ainsi autrefois »394
. Par ailleurs, la double conjonction
qu’incarne l’utopie, de l’ici et de l’ailleurs, de l’autre et du même395, où se
superpose un redoublement du présent (conjugué au futur) et du futur
(conjugué au présent), loin d’être confinée à des projections stabilisées et
rigoureusement systématisées, se retrouve peut-être incarnée dans des
discours et des pratiques porteurs d’un rêve de changement qui se réalisent
dans certaines configurations spatio-temporelles, lesquelles peuvent alors
avoir des effets symboliques et/donc pratiques. Ce multi-référencement et
cette multi-dimensionnalité des utopies appellent alors immédiatement une
autre question : où se situe aujourd’hui l’utopie, cette « meilleure place »
(eu-topia) ou cette « nouvelle place » (ou-topia), en tant qu’espace
« imaginé » autant qu’« imaginaire » dont la définition polymorphe la
confinerait ainsi a priori à n’avoir « […] vraiment aucun lieu » ?396
Le « mouvement du printemps 2006 »397
constitue, à notre sens, l’un de
ces lieux où peuvent s’appréhender certaines des dimensions que proposent
les utopies parce qu’il constitue un espace (renouvelé et possible) de son
expression (politique). En effet, « si l’on tire les leçons du passé, il ne s’agit
plus tant aujourd’hui de concevoir l’utopie que de l’exercer, de la penser en
l’exerçant. La visée d’une vie meilleure, de plus de justice ou de fraternité,
n’est que secondairement la programmation de fins rationnelles déterminées,
elle n’est efficiente qu’en tant que la vie même de celui ou de celle que
révolte, par exemple, l’horreur économique, la croissance insoutenable, la
domination masculine (asservissant y compris les hommes)… etc., etc. »398
.
Dans ce cadre, rapprocher les espaces de l’utopie et ce mouvement social
392 Cf. Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950. 393 Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, Paris, Calmann-Lévy (coll. Archives des
sciences sociales), 1973, p.217. 394 Georges Labica [propos recueillis par Hugo Moreno et Patrick Silberstein], « Marxisme, révolution et "paysage du souhait" », Utopie critique. Revue internationale pour
l’autogestion, n°1, 1993, p.15. 395 Sur cette dualité, voire notamment : Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, op. cit.,
p.225-226 ; Fredric Jameson, Archéologie du futur…, op. cit., p.15-16. 396 Michel Foucault, Le corps utopique suivi de Les hétérotopies [présentation de Daniel
Defert], Clamecy, Lignes, 2009, p.25. 397 Bertand Geay (dir.), La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006, Paris,
Raisons d’agir, 2009. 398 Marie-Pierre Najman, « Utopie et science-fiction, essai de typologie », Yellow Submarine
– Envie d’utopies, n°133, 2008, p.27.
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peut permettre de re-saisir les lieux où se manifeste l’utopie, où elle
s’incarne dans des pratiques qui redeviennent, sur et dans un laps de temps,
quotidiennes : le mouvement social ne consiste-t-il pas en une utopie en acte
au travers des dimensions politiques elles-mêmes polymorphes qui s’y
manifestent ? Seuil d’entrée par l’utopie, notre perspective399
souhaite
procéder à une espèce de « géographie de l’événement »400
dans la mesure
où il se situe dans un espace-temps spécifique, en rupture avec les rythmes
(et rapports) sociaux ordinaires et, dans le même temps, comprendre les
luttes et conflits qui s’y déroulent telles des aspirations aux changements
vers un ailleurs qui ne serait pas borné par l’état connu de la société ; qu’il
s’agisse des rapports qui s’y organisent ou des entendements médiatiques,
politiques et économiques ambiants. Une manière pour nous de tenter de
déceler dans ce mouvement, les formes contemporaines des utopies comme
pratiques aux multiples registres en agrégations, telle une (micro-)société en
(re)composition, en train de se faire, dans une volonté de changement
radical, c’est-à-dire à l’instar d’un événement inouï qui réactualise autant des
formes passées de luttes face à l’existence subie que des actions et réactions
inscrites dans la mémoire individuelle et sociale, tout en ravivant une partie
de l’histoire collective des luttes, mais aussi des rêves antérieurs de
changement (de condition).
Mais s’attacher à tenter de revoir un mouvement social au prisme de
l’utopie et donc de situer l’utopie dans des protestations contemporaines
s’avère être, d’emblée, une entreprise limite et limitée. Car, en plus des
profusions utopiques, si l’opération a déjà pu être pratiquée pour les
événements de « Mai 68 », là encore les interprétations divergent401
. Il ne
399 La réalisation de ce papier doit à une activité collective qui dépasse aussi largement les
auteurs cités. Nous remercions vivement Maryse Ramabason pour sa rigoureuse lecture ayant
permis de discuter un certain nombre d’enjeux lors d’un séminaire doctorant GSPE consacré à
une première version de ce texte ; mais aussi, dans ce cadre, les remarques encourageantes de
doctorants présents face à cette production « hétérodoxe ». Par ailleurs, notre dette s’exprime
à l’endroit de Gildas Renou qui a su lire entre les espaces des engagements réalisés dans ce lieu et nous proposer de précieuses précisions et reformulations. Enfin, avec les rectificateurs
ortographiques (dont Sophia) et les rapporteurs anonymes pour leurs remarques critiques,
nous remercions Bertrand Geay pour son intérêt à voir ces perspectives publiées. Un clin
d’œil amical et intellectuel aussi aux engagements individuels et collectifs à divers niveaux de Christian de Montlibert, Camille Marthon, Sabrina Nouiri-Mangold, Foued Nezzard, Camille
Cretté, Sarah Schneider, Erwann Freund et Marianne Ausseil ; ils soutiennent les nôtres. 400 Antoine Hatzenberger, « Haïdouc, Bou Regreg, Bolos : des sociétés contre l’Etat »,
Critique, n°631, 2000, p.996. 401 Par exemple, à l’endroit où Louis Marin y voit « […] un rapport direct avec l’utopie, sinon
dans certaines revendications qui s’y manifestent, du moins dans son caractère global de fête
révolutionnaire » (Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Minuit (coll. Critique), 1973, p.15),
Gilles Lapouge (s’)écrit « Quelle erreur ! C’était une contre-utopie, elle était superbe, et Georges Séguy avec Pompidou étaient bien obligés de lui tordre le cou. L’utopie n’a pas lieu
dans la Sorbonne du désir, de la liberté et du bonheur. Elle se niche ailleurs : dans les
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s’agira donc pas pour nous de discuter directement d’inexistantes « vraies »
formes utopiques et de leurs références pour elles-mêmes, ni de procéder à
une typologie, ni même encore de pointer, au sens strict des canons de la
sociologie (politique), les conditions de production et de déroulement du
mouvement du printemps 2006, mais de revenir sur un ensemble de
dimensions qui nous ont paru rester « hors-champ » (de vision et de
compréhension). Si ces dimensions ne concernent pas nécessairement
l’ensemble des formes et des personnes investies dans le mouvement social,
l’expérimentation, en situation, d’autres manières de vivre les rapports
humains, anime néanmoins une fraction importante d’entre elles ; et
l’occupation de l’université en constitue sans doute l’aspect le plus
archétypique. Le regard ainsi partiel et partial que nous proposons, sans
souscrire à la vision d’un mouvement social surgi ex-nihilo, tente une mise
en perspective par l’utopie afin de ressaisir quelques-uns des supports qui
peuvent permettre de comprendre et d’expliquer, notamment, l’enthousiasme
et la force de l’engagement des personnes investies dans ce mouvement
spécifique : une autre manière d’approcher « le corps mobilisé »402
sur le vif
et l’intensité de l’événement, au plus près403
. L’espèce de soubassement
quasi impalpable qui motive et structure les engagements ne semble en effet
jamais mieux être aperçu que lorsque l’on se penche sur l’espace-temps du
mouvement, lequel renforce, remotive et restructure la force de
l’engagement initial par effets de croyances. L’utopie éclaire le mouvement
comme engagement à la fois subjectif, dans la révolte intériorisée qui
conduit à s’y investir, mais aussi collectif, dans une agrégation qui « fait
corps [en passant] dans le corps404
. » L’ambiance générale que nous
redessinons et les implications que sous-tendent « les » utopies interrogent la
puissance des « effets de lieu »405
comme effets pratiques réensemençant la
prise au jeu de l’investissement dans une lutte qui devient une lutte sociale
totale ou, mieux, totalement politique. Cette remise en lumière par le prisme
des utopies essaye ainsi de faire émerger un pan complémentaire des
aspirations et sentiments individuels ajustés en un collectif qui poussent, à
casernes, les ordinateurs, les plans et les fourmilières » (Utopie et civilisations, Paris, Albin
Michel, 1990, p.25). 402 Bertrand Geay, Romuald Bodin, Jérôme Camus, « Le corps mobilisé », Regards
Sociologiques, n°35, 2008. L’une des seules enquêtes sur le mouvement « anti-CPE » menée au sein d’une université que nous connaissons. 403 Olivier Fillieule, Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Sciences Po. (coll.
Contester n°2), 2008. 404 Bertrand Geay, Romuald Bodin, Jérôme Camus, « Le corps mobilisé », art. cit., p.93. 405 Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », in id. (dir.) La misère du monde, Paris, Seuil (coll.
Points), 1998, p.249-262.
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un moment donné, les investissements humains aussi différents soient-ils au
travers d’émotions stimulées qui, sans cela, échapperaient peut-être406
.
On prendra alors garde ici à l’effet textuel qui prêterait, par endroits, une
dimension enchantée à nos propos quand cet « enchantement » concerne et
ramène à la prise au jeu dans l’événement pour beaucoup de ceux qui le
vivent et que le texte a justement pour objectif de saisir. Stratégie d’écriture
aussi permise par le prisme de l’utopie dans un texte qui, déplaçant (en notes
notamment) l’usage des instruments critiques propre à l’analyse académique
en sciences sociales, ne (nous) fait pas oublier et ignorer, pour exemples, les
redistributions des hiérarchies au sein du mouvement, une procédure
d’Assemblée Générales (AG) bien plus instituée et normative qu’il n’y
paraît, les récupérations et prises en main multiples, les stratégies militantes
diverses, etc. Ce n’étaient pas les objets de notre propos407
de sorte que si les
notes renvoient à des textes qui en traitent directement, nous renvoyons aussi
ailleurs les critiques : en toute fin… ; cet ultime dévoilement n’en étant pas
moins révélateur. La mise en perspective réciproque que nous proposons
voudrait donc, pour paraphraser Alain Musset408
, éclairer par une double
lecture le fait que l’on puisse lire une (re)production et une actualisation des
formes multiples de l’utopie au travers d’un mouvement social, mais qu’on
peut aussi essayer d’appréhender globalement un mouvement social en lui
appliquant certaines caractéristiques de l’utopie et des interprétations qui en
sont faites. Sans pour autant être strictement défini, ni pensé rationnellement
406 Cf. sur ce point : Christophe Traïni (dir.), Emotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Science Po. (coll. Société en mouvement), 2009. 407 Il nous a souvent été demandé de nous situer par rapport à cet écrit. Respectivement
investis dans ce mouvement chacun à notre niveau (d’implication aussi) en fonction de nos
positions et de nos trajectoires, il a eu des effets différenciés sur les uns et les autres. Sans que
le texte ne puisse refléter les réflexions respectives et les développer comme chacun aurait
exactement voulu les exprimer, nous nous sommes accordés sur les éléments proposés. Non
seulement parce qu’ils rejoignent des dimensions actuellement explorées avec des enquêtes
« plus académiques » et, bien entendu, dans la mesure où ils touchent des questionnements personnels souvent disputés ensemble, mais aussi parce que l’opportunité de pouvoir écrire ce
texte dans le cadre du thème proposé par le Festival Raisons d’Agir permettait de sortir
(autant que faire se peut) de positions et de discours attendus dans le champ des sciences
sociales. Au moins parce qu’à force d’engagements dans ce type de mobilisations, nous partageons l’insatisfaction et l’embarras de nos positions respectives et que, sans arriver à
résoudre aujourd’hui les questionnements sous-tendus, une des manières de les interroger
continuellement consiste à s’entendre sur des perspectives qui sans être utopiques, même si
elles en retournent, sont aussi, au sens large, collectives et situées sur un plan politique. 408 Chez qui nous puisons l’idée générale : « L’opération doit alors être réalisée dans les deux
sens : on peut lire Starwars en utilisant les grilles de lecture mises au point par les sciences
sociales pour étudier nos sociétés urbaines, mais on peut aussi essayer de comprendre
comment est perçue la ville contemporaine en lui appliquant les images et les discours développés à son sujet par la science-fiction » (Alain Musset, De New York à Coruscant.
Essai de géofiction, Paris, PUF, 2005, p.8).
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a priori, c’est-à-dire comme principe d’une « utopie scientifique »409
, le
mouvement social du printemps 2006, de par son inscription spatiale, peut
néanmoins être considéré comme un « laboratoire utopique »410
qui
s’organise en une volonté en puissance de changement radical411
.
Le mouvement social, les utopies, le projet politique
En 2006, les comptes rendus médiatiques de l’événement sont localement
différenciés. A l’inverse du mouvement qui se déroule à Poitiers où lors de
la « coordination nationale » certains journaux même nationaux
« découvrent et redécouvrent les principes de l’action collective »412
, à
Strasbourg, le conflit est, d’un côté, pris dans la trame de la médiatisation
nationale de l’événement413
. Il est, d’un autre, trop ancré dans une activité
contestataire localement entendue par les rédacteurs et éditorialistes414
. Son
mot d’ordre et de ralliement « contre le CPE » porte les marques d’une
action périmée, « ringarde », du « déjà vu », quoi qu’il arrive en dehors de la
vogue des mots d’ordre performatifs et éthiques415
parce que « […] présentés
comme des soubresauts vulgaires issus d’un autre âge »416
. En effet, localisé
et quotidien, le conflit a ses protagonistes qui, même « contre le CPE », ne
s’entendent pas. Divisions sur lesquelles la presse locale peut se rabattre :
entre étudiants, entre étudiants et travailleurs, entre administration et
409 Antoine Hatzenberger, « Plus ultra : utopie, science et politique dans la Nouvelle
Atlantide », Araben – Science et Utopie –, n°1, en ligne. 410 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol.II (trad. François Wuilmart), Paris, Gallimard,
1982, « Les utopies techniques ». 411 « […] Les utopies aident à leur tour à la décomposition mentale des faits sociaux : elles
préparent directement les révolutions » (Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, op. cit. ,
p.21). 412 Bertand Geay, « Quand la jeunesse se révolte », in id. (dir.), La protestation étudiante. Le
mouvement du printemps 2006, Paris, Raisons d’agir, 2009, p.11 ; et : Jérôme Camus, « Heurs
et malheurs médiatiques », in ibid., p.144-146. 413 Cf. Simon Borja, « Invisibilisation, mise au ban et remise au pas. L’exemple de revendications égalitaires étudiantes », 4ème Congrès international de l'ABSP-CF : « Science
politique et actualité : l’actualité de la science politique », Louvain-la-Neuve, 24-25 avril
2008 ; dont on trouvera divers éléments dans le document de travail collectif :
http://www.absp-cf.be/Borja.pdf.pdf. 414 Patrick Champagne, « La manifestation. La production de l’événement politique », Acte de
la recherche en sciences sociales, n°52-53, 1984, p.25. 415 Christian de Montlibert, « Le champ de la revendication et les nouveaux mouvements
sociaux », Regards sociologiques – Sur les mouvements sociaux –, n°24, 2003. 416 Cusso Roser et alii. (dir.), Le conflit social éludé, Louvain-la-Neuve, Bruylant-
Acadamia/ABSP-CF (coll. Science Politique, n°8), 2008, p.11.
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étudiants, entre personnel et étudiants… La « lisibilité sociale »417
de
l’événement en fait localement un mouvement social parmi d’autres, qui
tombe dans les catégories communes et routinières du travail de
reconstruction journalistique de mise en forme de la réalité418
.
Or, si l’on se penche attentivement sur le déroulement même du
mouvement et ce qui l’animait au niveau local, sur les fractions, groupes ou
individus mobilisés, le mouvement dit « anti-CPE » se rapproche
énormément, selon d’autres modalités, mais suivant des logiques similaires,
de Mai 68419
« […] où le plafond bas de la routine s’est déchiré pour laisser
entrevoir autre chose, un coin de ciel, une part de rêve »420
. D’une certaine
manière, tous les deux entretiennent « […] un rapport direct avec l’utopie,
sinon dans certaines revendications qui s’y manifestent, du moins dans son
caractère global de fête révolutionnaire »421
. Derrière la revendication du
« retrait du CPE » se nouent un ensemble de demandes qui s’établissent à
partir d’un monde vécu négativement :
« Depuis plusieurs décennies, une politique libérale est à l’œuvre dans
toute l’Europe. Nous subissons quotidiennement un système aliénant. Cette
logique se traduit par le formatage idéologique relayé par les mass-médias,
par nos gouvernements, par le matraquage publicitaire. L’économie est
devenue idéologie. De cette même idéologie naissent les nouveaux contrats
de travail précaires (dont le CPE en France). […] Travail, éducation santé,
culture, services publics…nous assistons à la destruction de ces acquis
sociaux à travers toute l’Europe, et à la déshumanisation progressive de nos
sociétés »422
.
417 Cf. sur ce concept : Thierry Ramadier, Gabriel Moser , « Social legibility, the cognitive
map and urban behaviour », Journal of Environmental Psychology, n°18, vol.3, 1998, p.307-
319. 418 Cf. Sandrine Lévêque, « Crise sociale et crise journalistique Traitement médiatique du
mouvement social de décembre 1995 et transformation du travail journalistique », Réseaux,
n°88, vol.17, 1999, p.87-107, notamment p.95-101. 419 Si un certain nombre de commentateurs ont pu rapidement comparer le mouvement du printemps 2006 au mouvement de « Mai 68 », force est de constater qu’il n’en a pas eu
l’ampleur, au moins dans son impact général et donc, corrélativement, dans la mémoire
collective (et) politique comme dans les analyses qui en ont été proposées alors que le
mouvement a duré bien plus longtemps, s’inscrivant dans une certaine idée de l’« Histoire » des luttes justement déjà marquée par les ruptures de « Mai 68 ». 420 Christophe Aguiton, Daniel Bensaïd, « Retour sur 68 : les pousses de l’utopie », in id., Le
retour de la question sociale. Le renouveau des mouvements sociaux en France, Lausanne,
Page deux (coll. Cahiers libres), 1997, p.60. 421 Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p.15. 422 Tract anonyme : « Appel à la résistance ! ».
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Face à « la normalisation de ce phénomène » de destruction massive,
lequel « génère un fatalisme et un pessimisme calculé […] »423
, c’est un
« autre monde » qui est revendiqué : « Dès le départ du mouvement de
contestation, nous avions englobé dans nos revendications bien plus que cet
énième contrat de travail précaire que le gouvernement voulait nous imposer.
Le CPE n’était qu’une infime partie de la Loi sur L’Égalité des Chances (la
"LEC" dont nous demandons encore aujourd’hui le retrait, ce n’était que le
haut de l’iceberg »…424
Car, presque immédiatement et en dépit des
constructions syndicales et médiatiques d’un rapport de force dit « anti-
CPE » (donc situable dans les trames discursives médiatiques et politiques),
ce qui préoccupe la fraction mobilisée, ce sont aussi et surtout : la Loi sur
l’égalité des chances dont le CPE n’est qu’une partie ; le projet de loi relatif
à l’immigration et à l’intégration (code d’entrée, séjour des étrangers et droit
d’asile) ; le rapport INSERM concernant la prévention de la délinquance ; la
Loi Fillon ; le retrait de la réforme LMD ; le droit au logement ; des cadres et
des moyens supplémentaires pour l’université ; le soutien aux mal logés ; les
soutiens plus locaux aux salariés de la brasserie Schutzenberger en grève ;
etc. Il s’agit de transformer la surface des mots simplistes fustigeant le
« néo-libéralisme » et/ou le « capitalisme » en matière organisée, appuyée et
étayée pour asseoir non seulement une contestation spécifique mais une
ambition plus large de « donner un visage au néolibéralisme diffus »425
. Le
CPE apparaît non comme une fin en soi, mais comme le symptôme d’un
désir plus global d’exprimer autre chose qu’« un mal être » comme
voudraient le faire accroire les tenants d’une espèce de psychologisme
(économique) des plus communs. Estampillé « anti-CPE », le mouvement
s’érige d’abord en mot de passe d’une conscience plus ou moins formalisée
d’un présent soumis à des contraintes et des pressions « inhumaines », au
sens d’inacceptables, d’invivables, mais qui trouvent rarement l’occasion de
pouvoir s’exprimer collectivement, revendicables sous une forme totale et
politique. Plus encore, le « pessimisme », si souvent renvoyé aux acquêts
d’un « sentiment individuel », prend une dimension de lutte sociale et
politique qui émerge à partir de la conscience d’un monde dirigé par une
réalité où les rapports sociaux constituent une problématique implacable
aussi d’ordre économique : « […] nous n’abandonnerons pas, nous
réussirons à vivre et à transmettre une société où l’intérêt économique ne
passera pas avant l’intérêt humain »426
. La révolte et la contestation
s’organisent ainsi à partir d’une perception et d’une représentation politique
423 Tract anonyme : « Appel à la résistance ! ». 424 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org. 425 Loin d’être une illustration à part, ce type de conscience apparaît de manière affirmée dans
presque tous les discours des personnes engagées dans le mouvement disposant d’un capital militant, c’est-à-dire membre d’une association, d’un syndicat ou d’un parti. 426 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org.
185
d’un monde où, d’une part, les « inégalités », les « hiérarchies »
s’accroissent dans le monde du travail et dans la société en général et où,
d’autre part, règnent des mobiles de vie décriés : « productivité, rentabilité,
flexibilité… Consommer – consumer, les activités favorisant la croissance
sont destructrices plus que créatrices (ne serait-ce que la guerre…) »427
. La
« politique » consiste alors, au sein du mouvement, à revenir sur un
ensemble de manières de vivre et de penser, de rapports sociaux qu’orientent
le politique et c’est « contre le capitalisme qu’il faut lutter »428
; c’est-à-dire
entendue ici selon « […] la définition que donne Marx : un ensemble de
rapports sociaux fondamentaux au nombre desquels le rapport monétaire-
marchand, le rapport de propriété et, surtout, le rapport salarial »429
. Tout
indique en effet que l’écho auquel renvoient l’actualité de l’existence, les
perspectives assénées par les médias, « les licenciements à la pelle », « la
peur de l’avenir », « les politiques pourris et corrompus », fomente un projet
ou, du moins, la volonté d’un projet pour un renouveau :
« Parce que chacun d’entre nous dénonce cette société, parce que nous
entendons depuis longtemps des "c’est plus possible, ça ne peut plus durer
comme ça…", parce que nous nous sommes rendus compte que la situation
était encore plus grave que nous ne le pensions, nous avons décidé de mettre
nos études, nos projets personnels, nos vies entre parenthèses, et de
poursuivre ce mouvement unitaire pour lutter »430
.
Au travers de ces mots qui rassemblent en brisant les silences, le
mouvement devient une faille dans les évidences gouvernées par la
« rationalité unique » qui s’imposent à l’université et à la société en
général431
. Ces mots s’immiscent dans les cadres classiques des trames du
cursus universitaire, du travail des enseignants, du personnel technique et
administratif, dans l’existence de chômeurs ou d’employés de divers
horizons : « Nous sommes étudiants, salariés, précaires, jeunes, moins
jeunes, parents ou futurs parents… »432
, reprécise le blog issu directement du
mouvement (et qui le continue). Loin de regrouper des tendances
homogènes, c’est au travers de l’organisation d’une entité qui s’est
427 Tract : « Appel à la résistance ! ». 428 Arguments souvent rappelés en AG lors des diverses interventions et dans maintes
discussions. 429 Frédéric Lordon, « C’est pas la crise finale ? », CQFD, n°69, juillet-août 2009, p.10. 430 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org. 431 Christian de Montlibert, « La réforme universitaire : une affaire de mots », in Franz
Schultheis, Marta Roca i Escoda, Paul-Frantz Cousin (dir.), Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supérieur européen, Paris, Raisons d’Agir, 2008, p.27-46. 432 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org.
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dénommée « Coordination de Strasbourg contre le CPE et la précarité »
(« Coord’ ») que les prises d’initiatives, les congruences des expériences
militantes passées, présentes ou en cours, se coalisent et que se fédèrent les
investissements de chacun : « Nous n’appartenons à aucune association,
syndicat, organisme ou toute autre institution. Car nous pensons qu’il serait
impossible de rester indépendant, si nous étions reconnus juridiquement ou
de quelque façon que ce soit par le système officiel »433
. Là, peut-être, un
indicateur des volontés de fond portées vers un ailleurs politique qui ne se
contente d’un mot d’ordre fédérateur qu’au profit d’aspirations plus vastes
dans la mesure où, derrière l’« abrogation du CPE », le groupe hétérogène
des mobilisés, avec leurs aspirations différentes et leurs adhésions diverses
(syndicales, associatives, politiques, etc.), peut, dans cette double dynamique
du mot d’ordre et de la « dispersion »434
, justement dépasser les lignes
politiques établies, donc sortir des revendications des groupes politiques
traditionnels. Se voulant « autonomes », hors des étiquettes politiques
traditionnelles et en se situant « contre le CPE et la précarité », le
mouvement ouvre les horizons d’un espace susceptible de fédérer un
contingent plus vaste que celui relatif au milieu universitaire et des étudiants
peu enclins à se ranger du côté de ceux que les journaux vont aussi désigner
sous le terme de « grévistes ».
Ainsi, si notamment dans la presse, on insiste sur un mouvement étudiant
et/ou lycéen de « grévistes », dans les faits, nombreuses sont les personnes
précaires, chômeurs et travailleurs qui viennent se fondre dans les AG
quotidiennes et, avec l’école des travailleurs sociaux mobilisés, les divers
militants syndicaux, les membres de partis, ceux qui procèdent d’une
association, des lycéens, ceux qui rappellent les réformes universitaires et les
manques de moyens, même quelques enseignants ; c’est tout un espace de
revendications qui s’élabore, se discute et tente de s’harmoniser autour de
l’idée de précarité435
. Les personnes présentes dans le mouvement tâchent de
faire des liens, de ramener ce qui les touche à un niveau plus global : des
commissions travailleront ces questions, iront dans les textes, effectuant des
synthèses de sorte que nombre de tracts indiquent cet enchâssement de
données pour mettre en évidence la cohérence générale de ces faits
politiques qui « s’enchaînent de manières morcelées », disent un grand
nombre de mobilisés. Dans le conflit qui s’organise, loin de rester cantonnés
433 Ibid. 434 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, La dynamique des crises multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Politiques, 1992, p.31. 435 « Dans un effort de clarification sémantique – sans prétendre à une définition préalable
tout à fait stabilisée – on pourrait dire d’abord que le terme de précarité balise un espace de la
fragilité ou de la vulnérabilité sociale et économique qui est marquée par un rapport incertain à l’avenir » (Magali Boumaza, Emmanuel Pierru, « Introduction » à Sociétés contemporaines
– La précarité mobilisée –, n°65, 2007, p.11).
187
à la face visible du CPE, les agents engagés opèrent un travail d’unification
des tendances à partir duquel les plates-formes revendicatives voient le jour.
Un nouveau mot d’ordre déjà contenu dans le nom du comité de
coordination fait son chemin : « la lutte contre la précarité » autant que
« l’unification et la convergence des luttes ». Il existait déjà dans le slogan
« L’imagination au pouvoir »436
, porté à bout de bras lors de « Mai 68 », et
repris, converti, travaillé lors du mouvement « anti-CPE », une poussée d’un
désir fondamental de transformation que l’on nomme utopie. L’utopie
s’exprime ici à travers un sujet contestataire de type révolutionnaire, en se
fondant dans le constat d’un présent plus ou moins inéluctable, à partir de
problèmes sociaux spécifiques et définis dans leur globalité.
436 Nous renvoyons au très original document illustré de : Walter Lewino, L’imagination au
pouvoir [photographies de Jo Schnapp], Paris, Le Terrain Vague, 1968.
188
Vers un ailleurs
L’enracinement de l’histoire au présent à la fois comme « […] histoire
qui s’est accumulée à la longue du temps dans les choses […] et l’histoire
incorporée, devenue habitus437
» induit que l’action, l’expérience
individuelle et collective, puisse aussi s’actualiser dans un refus de l’ordre
qui s’impose en (op)posant la réalité symbolique de revendications
construites au présent et à partir de lui. Cette imagination d’autre chose,
support des visions sociales438
, s’organise en acte revendiquant réellement la
symbolique d’un ailleurs et d’une chose autre : « […] c’est seulement quand
la foi (en un idéal) se fixe un terme temporel qu’elle devient utopique »439
. Et
le temps n’étant visible que dans son inscription spatiale, utopie et
mouvement social peuvent tous deux figurer « une certaine façon d’être hors
la loi symbolique et d’opposer au monde institué, c’est-à-dire à l’objectivité
du monde social, une dissidence symbolique, une hétérodoxie questionnant
l’arbitraire de l’ordre établi et les ‘‘évidences’’ sur lesquelles il repose »440
.
Désir, envie, souhait ou phantasme de changement, la projection de l’espoir
qui trouve un espace d’actualisation, et d’expression, se fomente au présent
prenant la forme d’une contestation441
. A son niveau de critique radicale
d’un système social, le mouvement se situe dans une forme utopique dans la
mesure où l’imperfection réside dans le passé et où le moment présent
devient ainsi celui d’une espérance, d’un espoir que l’on peut porter à bout
de bras442
.
Tout semble donc se passer ici comme si mouvement social et utopies se
confondaient devant « […] le triomphe apparent actuel du capitalisme qui
semble fermer toutes les perspectives »443
. D’une part, cet « avenir
437 Pierre Bourdieu, « Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire
incorporée », Actes de la recherche en sciences sociales, n°32-33, 1980, p.6. 438 « L’imagination agit pour transférer dans l’avenir une vision sociale, que la réalité à la fois
détermine et rejette » (Michel Raptis, « Imagination, utopie, socialisme », Utopie critique, n°1, 1993, p.27). 439 Victor Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Vrin, 1990, p.166. 440 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », in Dominique Damamme et alii., Mai-Juin
68, Paris, Ed. L’Atelier-Ouvrières, 2008, p.287. 441 « L’imagination agit à travers l’utopie, comme une sorte de songe en éveil, puisant ses
éléments dans notre regard critique et éthique sur la réalité sociale. Ainsi l’utopie n’est pas
complètement détachée de la réalité, mais plonge ses racines les plus profondes dans celle-ci,
transforme de manière créatrice mémoires et expériences du passé et du présent de la pensée et de la praxis humaine totale » (Michel Raptis, « Imagination, utopie, socialisme », art. cit.,
p.27). 442 « Les temps actuels s’opposent à la déréliction passée par l’apparition d’une espérance »
(Jean-Jacques Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1979, p.99). 443 Georges Labica, « Marxisme, révolution et "paysage du souhait" », art. cit., p.13-14.
189
imminent », renvoyant aux temps passé, présent et futur du capitalisme, peut
alors être appréhendé telle une sorte de proximité temporelle où l’avenir de
l’histoire en train de se faire se joue dans un presque présent à déjouer, donc
à rejouer. D’autre part, et dans le même temps, la perception des problèmes
du présent comme les incertitudes qu’ils génèrent, se projette en un ailleurs
possible à envisager qui déplace la présence du présent et le regard qu’on
peut en avoir et y porter. En décalant ce regard, la volonté de cette chose
autre, de cet ailleurs, est un possible qui se fonde dans un espace de et en
lutte, dans des liens, des actions, des pratiques, ouvrant une fenêtre sur une
réalisable transformation des perceptions et des pratiques par rapport à ce
futur trop présent. Cette collusion des temps ressentis, à la fois dans le
« presque présent », le « pas encore tout à fait là » et le « ce qui serait à faire
aujourd’hui », constitue un facteur de la rupture spatio-temporelle du
mouvement où des consciences peuvent collectivement s’actualiser,
s’organiser et trouver une place ; faille dans les espaces-temps quotidiens
parce qu’il en brise « la coïncidence quasi automatique »444. S’instituant
« contre », au sein du mouvement, ce sont toutes les socialisations et les
névroses qui lui sont constitutives445
qui peuvent trouver d’autres
expressions et réalisations au travers de ce coin planté dans la trame d’un
temps à la fois normatif, impersonnel et implacable. Car c’est à ce moment
aussi que l’élaboration de revendications collectives suscite, si l’on se réfère
à Courchet et Maucorps, au moins dans un premier temps, une levée de
certaines barrières inhibitrices qui permettent aussi de passer d’un ressenti
(personnel) à un schéma explicatif commun des nécessités de
l’événement446
.
Échapper au monde et à ses probables configurations déjà présentes
constitue alors, par la prise d’initiatives, une résistance où se posent des
actes qui sont dissidences avec l’espace-temps ordinaire et, dans cet ancrage
pratique, utopies, en (pro)posant la manifestation d’un autre espace-temps :
un espace symbolique, au sens où il est à la fois pensées et pratiques447
. Pour
être perçue comme une utopie, cette dissidence, laquelle renvoie à une
résistance aux espaces-temps capitalistes présents dans l’« ici et
maintenant », n’a pas besoin d’être un projet concret formalisé par avance.
444 Pierre Bourdieu, Médiations pascaliennes, Paris, Seuil (coll. Points-Essais), 2003, p.302. 445 Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Paris, Homme & Groupes Editeurs, 1999,
chap.4. 446 Jean-Louis Courchet, Paul-Hassan Maucorps, Le vide social. Ses conséquences et leur traitement par la revendication. Recherches biologiques et sociologiques, Paris-La Haye,
Moutons, 1996. 447 « Comprenons bien que les formes matérielles de la société agissent sur elle, non pas en
vertu d’une contrainte physique comme un corps agirait sur un autre corps, mais par la conscience que nous en prenons » (Maurice Halbwachs, Morphologie sociale, Paris, Colin,
1938).
190
En effet, le mouvement social est une temporalisation autre qui fait date, qui
la matérialise et l’objective, en procédant d’un souhait qui s’oppose à
l’histoire (principe utopique) en dépassant, par « l’image-souhait » que
produit l’ordre ordinaire, l’« obscurité de l’instant vécu448
» pour aller
tendanciellement vers « le non-encore-advenu449
», lequel est aussi un
« devenir-autre-en-possibilité »450
. Il en retourne donc de l’espérance enrôlée
dans une pratique où les rapports en mouvement sont « fluidifiés »451
. D’une
action qui se veut participer à l’élaboration de la vie sociale sans se laisser
enfermer dans une détermination du devenir du monde, mais qui pose une
critique du monde par la praxis. De sorte que si l’utopie, au sens d’Ernst
Bloch, constitue un mouvement de penser, en ce sens qu’il est d’abord une
dynamique de l’esprit, un topos psychologique452 qui permet, pour
Mannheim, de sortir de l’idéologie453
, l’une de ses réalisations peut s’inscrire
dans un mouvement social comme réification d’un topos spatial circonscrit
qui est à la fois, dans les actes et les représentations, social et politique. Le
mouvement se décline ainsi dans un désir de changement total ; à partir du
présent, une « anticipation » autre réalisée au travers d’une pratique qui met
en demeure l’espace-temps ordinaire par l’expression de ce désir qui se fait
et se pense en se faisant tout en se pensant avec une volonté maintenue du
« tout, tout de suite » dans des revendications, lesquelles demandent aussi
l’impossible à leur niveau454
.
Le « contre-espace » de réalisation
Si une occupation constitue une forme spécifique de participation et de
mobilisation (politique) en puisant dans un registre d’action historiquement
situé et renouvelé455
en manifestant « […] pour les autres groupes et pour
lui-même son existence en tant que groupe […] »456
, elle peut donc aussi se
448 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. I, (traduit par François Wuilmart) Paris,
Gallimard, 1976. 449 Ibid., vol.II, op.cit., cf. « Marxisme et anticipation concrètes ». 450 Ibid., vol. I. 451 Au sens où l’entend Michel Dobry, le concept nous semble heuristique à ce niveau. 452 Nous empruntons l’expression à Arno Münster, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst
Bloch, Paris, Aubier (coll. Philosophie de l’esprit), 1985, p.45. 453 Cf. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit. 454 Christophe Aguiton, Daniel Bensaïd, « Retour sur 68 : les pousses de l’utopie », art. cit.,
p.65. 455 Etienne Penissat, « Les occupations de locaux dans les années 1960-1970 : processus
sociohistoriques de "réinvention" d’un mode d’action », Genèses, n°59, juin 2005. 456 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris,
Fayard, 1982, p.142.
191
lire au prisme d’une action collective qui, marquant sa détermination aux
yeux des autres comme pour ses membres, « autorise à dépasser
l’abattement, la résignation et les sentiments d’impuissance qui s’ensuivent
au point de pouvoir se reprendre à espérer »457
. En considérant autant la
discontinuité qu’a pu générer le mouvement dit anti-CPE dans l’espace-
temps quotidien ordinaire que les lieux qu’il a investis, ne représente-t-il pas
objectivement, ces « contre-espaces », ces « utopies localisées », lesquels
constituent selon Michel Foucault, de véritables hétérotopies : « […] ces
espaces différents, ces autres lieux, ces contestations de l’espace où nous
vivons »458
? La structure particulière au fondement de toute utopie étant
d’« installer l’écart » à partir d’un contexte perçu et vécu, pour « motiver le
présent »459
, le mouvement social, dépassant les frontières symboliques et
instaurant un espace-temps autre, inscrit spatialement la réalisation du rêve
de changement au travers d’un décalage au quotidien qui passe par une
réappropriation de lieux, de pratiques nouvelles, érigeant de « petites
républiques, délibérant par elles-mêmes, pour elles-mêmes »460
. Dans cet
ancrage pratique qui déplace les cadrages connus, en les replaçant dans un
lieu spécifique où se pensent des intentions autres, les nécessités de la
dissidence se développent, prennent vie avec ses conséquences symboliques,
politiques, sur chacune des personnes, sur leurs engagements461
... La
parenthèse que représente alors le mouvement, réalisée comme occupation,
s’instaure comme court-circuitage de la durée ; tout autre chose qu’« un
irréalisme ou une révolte mystifiée, mais bien au contraire une lucidité
dissidente, une hérésie creusée au cœur même du consentement général, un
défi à la fiction globale »462
.
Considérant les liens entre organisation physique de l’espace (ou urbain)
et système de valeurs et de catégories463
, il est possible d’appréhender
457 Montlibert Christian de, « Manifestations et violences à Longwy », Revue des sciences
sociales de la France de l’Est, n°13, 1984. 458 Michel Foucault, Le corps utopique suivi de Les hétérotopies, op. cit., p.24-25. 459 Marcel Gauchet, Le Débat, 2003. 460 Bertand Geay, « Quand la jeunesse se révolte », art. cit., p.10. 461 « […] Le contexte spatial, est amené à jouer un rôle spécifique non seulement dans la
détermination de l’action elle-même, de ses modes et de son issue, mais aussi dans la
stimulation et le maintien de l’engagement individuel » (Choukri Hmed, « Espace géographique et mouvements sociaux », Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses
de Sciences Po., p.220). 462 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », art. cit., p.287. 463 Les références sur ce point devenu classique en sciences sociales sont nombreuses (cf. Transeo : « Figurer l’espace en sciences sociales », n°2-3, 2010, à paraître) et nous
renvoyons ici à quelques études spécifiquement sur les liens entre géographie et mouvement
social : Javier Auyero, « L’espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n°160, décembre 2005, p.123-132 ; Choukri Hmed, « Des mouvements sociaux "sur une tête d’épingle" ? Le rôle de l’espace physique
dans les processus contestataires à partir de l’exemple des mobilisations dans les foyers de
192
l’occupation et les formes d’action de la contestation comme les moyens de
(tenter de) vivre un autre ordre en défaisant le précédant au travers d’un
(ré)investissement total, par corps et en pensées464
, de l’espace. La prise en
main du lieu marquant la réalisation pratique de cette tension entre un
ailleurs construit à partir d’un présent où tentent de s’actualiser la volonté
d’un autre futur (au présent) et ce qu’il y aurait à faire pour transformer le
futur au présent (cf. supra). Fédérant les trajectoires et les « corps
mobilisés » au sein de l’université, les participants aux AG qui votent
« l’occupation diurne et nocturne » impriment cette résolution collective à
établir un discours contestataire multiforme et surtout à le propager avec
détermination. Tout se passe alors comme si la protestation au sein de la
« Coord’ » ne pouvait se suffire à quelques AG, à des manifestations
ritualisées, dirigées, programmées, de sorte que l’espace des espérances de
changement que le moment de contestation suscite et joint, demandait un
lieu pour exister, se réaliser et se diffuser comme déplacement465
. Cette
« réappropriation de l’université » supporte la « réappropriation » de
l’existence au travers d’un élan et d’un allant qui prend la forme d’une lutte
politique.
La redisposition du lieu se dégage des contraintes des usages ordinaires
qu’appelle le lieu en coalisant les expériences multiples des fractions en
présence, mais aussi en s’ajustant aux espérances de chacun. De la
désorganisation de l’environnement préalablement connu se réactive une
construction des rapports, de pratiques et d’échanges au sein d’un nouvel
ordonnancement qui se fait en se faisant. A l’espace du mouvement social
localisé coïncide ainsi un espace physique réifié de la lutte sociale et de son
organisation qui tend vers une autonomisation par rapport à l’espace
social466
. « Autonomie » comme registre d’action d’autogestion467
dont la
logique renverrait directement ici, dans le contexte de critique radicale, à
« […] réduire immédiatement le pouvoir de l’État en matière de production,
travailleurs migrants », Politix, n°84, 2008, p.145-165 ; Charles Tilly, « Space of
Contention », Mobilization, n°5, 2000, p.135-159. 464 Comme l’indiquent par exemples les « expériences » et « théories » situationnistes de
l’espace urbain 465 « Est constitutive du genre utopique toute procédure de délocalisation (le modèle de nulle
part) […] » (Jean-Jacques Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1979, p.60). 466 Lilian Mathieu, « Note provisoire sur l’espace des mouvements sociaux », Contretemps,
n°11, 2004. 467 « L’autogestion apparaissait comme modèle de société et en même temps comme mot d’ordre d’action » (Gilbert Marquis, « Il y a vingt ans… Lip ! », Utopie critique, n°1, 1993,
p.42).
193
de gestion des allocations de ressources, d’expression et d’évaluation des
besoins sociaux, et ce au profit de collectifs […] »468
.
468 François Dietrich, « Repenser le socialisme : force et faiblesse du concept d’autogestion »,
Utopie critique, n°1, 1993, p.45.
194
Dans le Hall A du Patio, l’un des bâtiments principaux de la faculté de
sciences humaines de Strasbourg, « une cuisine autogérée » est aménagée.
Installation parmi d’autres, qui n’aurait pas non plus été possible sans
l’entente avec certains membres du personnel universitaire et pointe déjà
certaines connivences, solidarités et échanges qui se mettent en place. De
part et d’autre de cette cuisine, tables et chaises sont arrangées en cantine et
d’autres canapés et bancs localisent un salon, quand, plus loin encore, les
couches permettent de continuer le « rêve éveillé »469
par les rêves nocturnes.
Un kiosque réaménagé accueille textes de loi, tracts, revues de presses,
informations sur l’ensemble du mouvement et autres brochures. Les murs
sont garnis de tracts, d’articles, de graffitis et de banderoles revendicatives,
de grandes affiches détaillant les différents textes de lois imprimés en grand,
etc. Une salle de classe est entièrement dédiée à la conception des pancartes,
des banderoles, des divers supports de diffusion des slogans et utiles aux
« actions » quand le « Bureau de la vie étudiante » permet d’entreposer les
différents équipements comme de disposer d’un accès à internet à certaines
heures et surtout du téléphone pour prévenir la presse et les syndicats. Des
« commissions » sont mises en place et feront chaque jour des comptes
rendus. Elles sont ouvertes à tous et les volontaires peuvent participer à leur
gré aux réunions de chacune ; les « membres », à la fois référents et
représentants, à un moment donné, chargés de dynamiser la commission,
sont des volontaires élus en AG. Ces membres sont donc fréquemment
renouvelés soit en raison des charges que demandent les attributions des
commissions, des fatigues de chacun, de la participation à d’autres
commissions. La réorganisation du Patio suscite de nouveaux intérêts, des
espaces de discussion, souvent intenses, entre des personnes qui ne se
seraient jamais rencontrées. Un ensemble de découvertes humaines,
politiques, pratiques qui ouvrent à des expériences militantes (nouvelles ou
pas) en se coordonnant sur le tas avec le soutien d’agents dont l’activité ou le
passé militant fournissent souvent une dynamique structurante essentielle.
Ces lieux, détournés de leurs fonctions initiales, laissent place à une
possible présence vers d’autres buts, d’autres activités, d’autres réflexions.
Et plus encore, les espaces se superposent ; ouverts, ils entraînent une forme
de proximité des mobilisés et mettent en scène les dimensions des pratiques
quotidiennes devenues collectives et, à travers elles, la solidarité que
promeut le mouvement contre les formes d’individualisme ou certains
principes de la démocratie qu’ils critiquent470
. C’est toute l’occupation de
l’espace qui indique ainsi la temporalité probable du mouvement et objective
469 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. I, op. cit.. 470 L’Assemblée Générale de la « Coord’ » s’érige par exemple directement contre le système
représentatif et les représentants institutionnels de tous ordres.
195
dans les faits, comme dans les esprits, la présence du conflit471
. Cette prise
en main d’un lieu carrefour fournit un sentiment d’assurance et de puissance
aux personnes mobilisées qui s’organisent, se répartissent les tâches. Vivre
la volonté d’un changement implique d’élaborer la « réappropriation » par
une organisation.
Une nouvelle économie des rapports et des rythmes sociaux
A l’instar des utopies où le temps tente d’être dissout car il est déjà une
décadence, une emprise des normes sociales, le mouvement instaure une
anti-temporalité qui lui est propre et se spatialise aussi comme temps extra-
ordinaire. Cette temporalisation arrache les espaces-temps ordinaires à leurs
divisions instituées en s’accompagnant de mises en pratique collectives
voulant suivre d’autres schèmes de pensée. Sans pour autant être hors du
temps ou des structures qui régulent son agencement, l’occupation génère à
son niveau une véritable fluidité non maîtrisée des rapports et des
interactions sociales. Un autre rythme prend place en occupant les occupants
au travers de nouvelles « sociabilités472
» qui structurent pleinement les
activités, les envies et les consciences relocalisées. Le souci de la
(re)définition des pratiques collectives, de l’organisation des actions et du
lieu sont alors au cœur du mouvement, de son existence, de son
développement et de son affirmation parce que les personnes qui s’y
investissent s’y retrouvent, se mettent « à y croire », à réellement espérer les
changements possibles, pris dans ce nouvel espace-temps de la lutte473
.
Une nouvelle économie des rapports et des moyens de subsistance se
dessine en occupant souvent toute l’existence des personnes les plus
mobilisées. Apprentissage collectif de la discussion, de l’écoute, de la
vindicte, de la patience, du tour de parole, donc de la prise de note et plus
471 « Pour le dire autrement, les rapports de domination entre les groupes sociaux sont inscrits
dans certaines configurations objectives (nommées "espace", "temps", "ville", etc.) qui ont
besoin de "lieux" pour durer et se cristalliser, s’imposer, se masquer, se reproduire, se
transformer. Dans ces conditions, ces rapports de domination sont transmutés selon différentes modalités pratiques dont les espacements et les divisions qu’elles impliquent sont
appréhendables en termes de contraintes spatiales (et concomitamment, en perceptions
spatiales et spatialisées) organisées […] » (Christian de Montlibert, Simon Borja, « Espace-
temps social et réification de l’espace social : éléments sociologiques pour une analyse du temps », Cahier du CRESS – Espèces d’espaces –, n°7, 2007, p.48). 472 Gildas Renou, « L’institution à l’état vif. Sociabilités et structuration des groupes dans un
syndicat de salariés », Politix, n°63, 2003. 473 A ce niveau, peuvent être, entre autres, indicateurs les effets post-mouvement lorsque s’expriment et se vivent à plus ou moins long termes suivant les cas, des « désespoirs » ou des
« déceptions » très profondes.
196
simplement de la prise de parole et de l’engagement, l’occupation formalise
et institue le mouvement. De manière générale, nous ne pourrions
comprendre les mots de « souveraineté de l’AG », cette insistance presque
vitale défendue à corps et à cris à longueur de temps, si l’on n’y voyait pas
l’un des lieux où se déploie la volonté de réorganiser des relations humaines
fixées en dehors des hiérarchies classiques qui agissent au sein de
l’université comme dans la société en général : « Nous avons pris conscience
à quel point notre démocratie était remise en cause, à quel point le mot
"liberté" était en train de perdre tout son sens dans notre pays »474
. Il y a bien
des limites à la redistribution spontanée de la parole au sein de l’AG, mais
c’est à ce moment aussi que d’autres voix (et voies) se font jour, d’autres
propositions qui objectivent aussi les logiques des prises de parole. Sorte
d’utopie rationaliste immédiate, sous-tendue par un éclairage des conditions
de production comme forme de libération possible, ces discours ont l’intérêt
de poser le désir d’une prise de parole à la fois individuelle et collective pour
tenter la reconfiguration des hiérarchies classiques (en les dévoilant). En AG
et au travers de toute l’occupation, l’impression palpable que l’on redevient
l’acteur d’un élan qui cherche à briser les « […] déterminations imposées par
la société […]475
. » Plus question de silences (complices) comme il n’est pas
question de société homogène où les avis seraient les mêmes, de sorte que
des acceptations, des compromis internes se négocient et/ou se dénouent
presque à chaque instant, dans une coordination de voix qui se rassemblent
pour s’approprier aussi « la parole, devenue un ‘‘lieu symbolique’’, [qui]
désigne l’espace créé par la distance qui sépare les représentés et leurs
représentations, les membres d’une société et les modalités de leur
association »476
. Du rang de spectateur à celui d’acteur477, tout se passe, au
fil du mouvement, comme si réapparaissaient, collectivement, l’individu et
sa parole ; volonté affichée par le mouvement : « Devenons tous acteurs de
notre histoire et non plus simples spectateurs ! »478
. L’occupation oriente et
réoriente en filigrane les conduites collectives comme la trame générale du
mouvement social aussi au travers d’actions auto-coordonnées plus
spécifiques. Des « petits déjeuners » ou « goûters » dits « à prix libres » sur
le campus ou en ville, tentent de sensibiliser et rallier les non-engagés en
complétant les tractages effectués au « centre-ville », à la sortie des usines
ou dans les lycées. D’autres actions de « sit-in urbain », de « marché aux
esclaves » ou, plus importantes, celles menées auprès d’une antenne
ASSEDIC, de Arte ainsi que les AG ou les pique-niques nocturnes au centre-
474 « Qui sommes-nous ? », http://strsbourgenlutte.over-blog.org. 475 Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Paris, Complexe, 2005, p.9. 476 Certeau Michel de, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil (coll. Points-
Essais), 1994, p.38. 477 Ibid. 478 Tract anonyme : « Appel à la résistance ! ».
197
ville, les différents blocages des voies ferroviaires ou routières, voire
l’accueil sur le campus de sans-papiers479
ou de sans-abris, symbolisent, tout
au long du mouvement, cette propension à répandre l’espace des
revendications qui « […] ajoute au principe de la solidarité fonctionnelle
l’impression d’une sorte de fluidité des échanges, qui peut être associé aux
vertus démocratiques que se doit de cultiver une telle entreprise
collective »480
.
Temps commun ouvert à tous ceux qui veulent prendre le temps d’y
participer pour « apporter sa pierre à l’édifice », l’occupation est le centre de
gravité temporel et spatial du mouvement, lieu où l’on se retrouve, point
cardinal qui articule les autres espaces que sont les AG d’UFR, les réunions
de commission, les réunions entre connaissances, les restes de discussions
jamais terminées, les élaborations diverses, les actions, les repas, les repos,
les lectures, les jeux, etc. Toutes ces activités auto-initiées comme autant de
micros espaces reliés qui contribuent à restructurer l’espace de la prise au
jeu…, à transformer, (re)modeler l’illusio. Car l’efficacité de l’espace-temps,
sur les conditions générales de l’engagement et relatif à l’espoir qu’il génère
et réaffirme, ne serait pas aussi totale si les personnes investies n’y
trouvaient elles-mêmes, chacune à leur niveau et dans les activités qui se
développent, une place481
; c’est-à-dire une réalisation de leurs aspirations
plus ou moins distinctes et de leurs espérances plus ou moins formalisées
dans l’espace-temps qu’ils investissent et/ou découvrent en le produisant.
Dans cette trame chronophage qui enveloppe les corps et les pensées, les
journées sont « longues » et certains arrivent par l’humour à marquer cet
investissement tout en se distanciant de ce choix prenant de l’engagement482
.
Tout indique que les apprentissages pratiques de la réappropriation et de
l’organisation483
de l’espace ne se contentent pas uniquement de poser des
479 « Les étudiants décident d’ouvrir l’occupation du "Patio" à une vingtaine de familles, en
majorité des demandeurs d’asile, sans solution d’hébergement depuis la fin du plan hivernal »
(DNA, samedi 01-04-06.) 480 Bertrand Geay, Romuald Bodin, Jérôme Camus, « Le corps mobilisé », art. cit., p.96. 481 « Ce mode de régulation du partage des tâches réalise une sorte d’économie pratique de
l’affectation des compétences et des désirs individuels. […] De telle sorte que tout en se
complexifiant, l’organisation peut entretenir la croyance chez les agents d’une invention "authentique" des formes de mobilisation puisque fondée sur la volonté individuelle » (Ibid.,
p.96). 482 « Lutter dans un mouvement, c’est un métier à plein temps ! On va faire une grève pour
être plus payé que les zéros actuels… Faut être flexible pour pouvoir suivre toute les AG et réunions, tout faire quoi ! Bon, mais on l’est, non, c’est pas ça ce qu’on doit être
aujourd’hui !?! ». S’il s’agit ici des propos d’une personne mobilisée, cette blague est souvent
entendue parce que très diffusée aussi. 483 Une partie de la structure du documentaire de Julia Lauranceau met en scène cette organisation du mouvement à Strasbourg qui demande discussions, énergies et arrangements
importants parce que ces pratiques délimitant et construisant le mouvement engagent des
198
mots, mais d’engager un processus de dissidence collective qui se pense en
se faisant : de fait, c’est bien d’une remise en cause qui, à son niveau, tente
de fonder, d’organiser et d’imaginer, la possibilité (ou la politique) d’une
autre société.
Est investi, l’espace d’un mouvement, un lieu autre qui serait quasi
impossible à aménager tant l’ordre et la structure sociale pèsent sur les
pratiques et les existences. L’expérience d’un mouvement social offre ce
décalage possible à vivre que l’on appréhende par et dans une expérience
pratique. Pour beaucoup, une espèce de redécouverte des rapports à l’autre
qui se fonde dans un contexte où l’on peut s’échapper du poids des structures
et des rapports sociaux ordinaires pour simplement parler, échanger, recréer.
S’ajoute en effet la « confiance » de cette (auto)gestion automatiquement
accordée aux uns et aux autres par les uns et les autres, laquelle semble
garantir les principes d’autogestion qui s’établissent. A la fois auto-
entreprises et auto-réalisées, les actions elles aussi participent à réaffirmer
aux mobilisés non-seulement la légitimité de la lutte, qu’une autre société est
possible, mais aussi que cette idée se diffuse, que l’engagement ne reste pas
vain et sans impacts. Et tout en générant et réactualisant des formes de
solidarités épisodiques dans un cadre qui recherche à établir des rapports à
long terme, les actions sont perçues comme un acte collectif à puissance
transformative en renforçant pour beaucoup des plus investis le principe actif
(et utopique) de la lutte sous toutes ses dimensions politiques.
L’occupation, sorte d’excroissance spatio-temporelle, s’opposant à
l’emprise de l’ordre ordinaire dans lequel se tisse l’existence qui s’y fonde,
resitue, à l’opposé, l’espace du mouvement social comme espace en rupture
avec le temps des pratiques ordinaires : « […] l’espace utopique constitue
une enclave imaginaire au sein de l’espace social réel, ou, en d’autres
termes, […] la possibilité même de l’espace utopique résulte d’une
différenciation spatiale et sociale »484
. De sorte qu’au sein de cet espace-
temps extra-ordinaire remonté en micro société auto-codifiée, les activités et
les manières de penser le monde s’érigent aussi les limites qui circonscrivent
« […] ce lieu surgi comme une île […] »485
. Se développe ainsi à Strasbourg
un conflit qui s’approprie un espace de penser (social et politique) et un
espace physique (de et pour la lutte) dans une clôture intense et totale. Ce
double topos circonscrit dans et par l’occupation marque son territoire
nécessités politiques, c’est-à-dire précisément une manière de vivre, de faire et de penser,
collective : Julia Lauranceau, Rêve Général, Dora films, Strasbourg, 2008, 63mns. 484 Fredric Jameson, Archéologie du futur…, op. cit., p.46. 485 Michel de Certeau, La prise de parole…, op. cit., p.29.
199
spatialisé autant que son canton au sein de l’espace social : « […] elle fonde
une autarcie sociale »486
.
Conclusion : les espaces atteints
Si nous reprenions les représentations que suscitent les occupants de
l’université (« barbares irrespectueux », « les flemmards », « les
irresponsables », etc.) et si nous suivions Gilles Lapouge, le mouvement
social lui-même se poserait en contre-utopie. En effet, l’utopie serait du côté
de l’ordre, de la société, du président et de chacun de ses ministres487
. Le
contre-utopiste est alors « […] un vagabond, un trimard, un hippy, un poète,
un amoureux. Il se moque de la société et ne veut connaître que l’individu.
Son domaine est la liberté et non l’équité. Il porte les cheveux longs si la
chose lui fait plaisir. Il déteste le groupe, l’Etat, la cellule, le bureau. Le mot
organisation lui donne la nausée. […] Il a choisi le vital contre l’artifice, la
nature contre l’institution »488
. L’utopie se situe pourtant aussi dans d’autres
registres : « […] l’expérience de la démocratie, la permanence de la
contestation, la nécessité d’une pensée critique, la légitimité d’une
participation créatrice et responsable pour tous, la revendication de
l’autonomie et de l’autogestion, et aussi fête de la liberté […] »489
. Ce
mouvement social alors : utopie « revendicative », d’« altercation » ou
« critique »… ?
Au terme de nos perspectives, suivons plutôt l’idée selon laquelle les
« luttes intestines des différentes figures de l’utopie, à vrai dire, ne devraient
pas mener à l’anéantissement de la dimension utopique en général, car la
lutte, en soi et pour soi, ne fait que multiplier l’intensité utopique »490
. Où
donc alors chercher ce lieu qui n’est nulle part sinon dans l’immédiat des
rapports au monde les plus prosaïques, les plus inconsciemment sociaux et
socialement inconscients ?491
Rapports autres aux mondes parce qu’ils se
486 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil (coll. Tel Quel), 1971, p.23 487 L’utopiste : « C’est un homme d’ordre : il aime les balances, les livres de comptes, les
décamètres, les équations, les uniformes et les codes civils. Un administrateur, un greffier, un tabellion, un préfet, un chef d’Etat. Il est courageux, raisonnable, dévoré de peu de flamme et
de moins d’imagination. Ses passions sont rares et du reste froides ; il mettrait le monde entier
en cartes sous la forme d’un programme d’ordinateur. Il organise l’informe » (Gilles
Lapouge, Utopie et civilisations, Paris, Albin Michel, 1990, p.25). 488 Ibid, p.25. 489 Michel de Certeau, La prise de parole…, op. cit., p.42. 490 Karl Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit., p.205-206. 491 « L’utopie n’est pas un placage idéalisé ou imaginaire sur le réel, c’est une des tendances qui sont inscrites dans ce réel » (Georges Labica, « Marxisme, révolution et "paysage du
souhait" », art. cit., p.15-16).
200
(re)tissent en une trame spécifique au sein de cette discordance, de cette
faille, de cette fêlure que représente le mouvement492
. Ce mouvement,
désajustant les coïncidences dans sa temporalisation, tente de différer et de
séparer radicalement ses propres espérances du présent qui s’impose comme
« ici et maintenant ». En effet, dans le mouvement, s’élabore, se diffuse et se
pratique le sentiment de l'absence de cette évidence de l’« ici et maintenant »
(« moderniser l'université », « lutter contre le chômage des jeunes et accepter
des sacrifices », etc.) au travers d’un travail politique de construction
collective d'un « maintenant » commun autre que celui dominé par la
tyrannie de l'assignation gouvernée par une rationalité unique (« des lieux
sans maintenant »).
Et, tout en offrant ces décrochages et décalages spatio-temporels au cœur
même de toutes les utopies, s’immiscent par ailleurs dans le mouvement
social des dimensions politiques qui seraient propres aux figures canoniques
de l’utopie et qui soutiennent son propre mouvement en les dépassant dans
cette activité collective qui est politique dans tout ce qu’elle engage. Espace
autogéré à désir démocratique qui tente de s’ériger contre une puissance
démiurgique : l’Etat et ses représentants (au sein de l’administration
universitaire a minima) qui se font spécialistes, législateurs et décideurs de
tous les domaines. Faille dans les logiques politiques dominantes, le
mouvement s’échafaude contre l’imperfection de mesures en coupant les fils
d’une temporalité et d’un ordre institués sans ses voix directes, sans son
consentement. Conciliant une invention quotidienne des pratiques organisée
avec une nouvelle économie de rapports sociaux envisagés comme
expressions politiques, la remise en cause que propose le mouvement social
du printemps 2006 « […] s’identifie avec la réalisation la plus radicale
possible du changement social, qui établit une société plus juste, libre,
développée, réellement démocratique »493
. Hétérotopie coordonnée, enclave
de lutte qui « […] conteste des relations (sociales ou historiques) pour en
créer d’authentiques »494
et qui s’érige telle une île au niveau local, le
mouvement a été un archipel au niveau national ; champ de force constitué
de multiples aspirations qui renforcent leurs associations ou, mieux, les
précipitent dans les espaces-temps à la fois situés, mais aussi déplacés,
délocalisés dans et par la lutte. L’occupation des lieux renforçant la
probabilité de vivre les sentiments d’espérance(s) et les en-vies en laissant
place à une agrégation des formes disparates des engagements respectifs au
492 Et qui produit donc directement (et de manière différenciée suivant les personnes) des
ruptures, des failles, des fêlures dans l’habitus qui est, dans les espaces-temps ordinaires, cette
« […] présence au passé du présent qui rend possible la présence au présent de l’à venir »
(Pierre Bourdieu, Médiations pascaliennes, op. cit., p.304). 493 Michel Raptis, « Imagination, utopie, socialisme », art. cit., p.29. 494 Michel de Certeau, La prise de parole…, op. cit., p.32.
201
service d’un collectif. Engagements enthousiastes et souvent entiers parce
que nourris de radicalités qui peuvent s’insérer, se contrôler et se réaffirmer
dans un espace spécifique. Lieux où des émotions porteuses d’un espoir de
changement, incluent un grand nombre de dimensions (subjectives) de
l’existence, sont capables de « […] transmuter les individus en militants
disposés à envisager la cause comme une raison de vivre digne des plus
grands sacrifices »495
.
Dans ce débordement des pratiques sociales routinières et des aspirations
qui tentent de diffuser l’idée totale et globale qu’« un autre monde est
possible », un objectif est atteint : l’abrogation du CPE. Espace législatif
touché, mais « petit objectif » dans l’espace-temps du mouvement ; ce,
relativement à l’espérance et aux prises au jeu (du sérieux) qu’il avait
suscité, laissant les corps et les esprits, remodelés dans l’intensité de la lutte,
en suspens, en suspension. L’élan à la fois contestataire et utopique s’y est
brisé, laissant souvent place au désespoir ou, quoi qu’il arrive, à une
conscience ébranlée. De là cependant, des traces palpables des espaces
touchés. Individuels d’abord, dans l’incurvation de trajectoires pour
continuer le rêve éveillé dans la lutte : deux des leaders s’investiront
immédiatement après dans les Enfants de Don Quichotte jusqu’à en faire une
nécessité de leur existence jusqu’à aujourd’hui. Semi-collectifs ensuite, dans
les nouveaux espaces de lutte qui se sont (re)produits à l’automne 2007 et,
plus récemment, lors du dit « mouvement des chercheurs » où existe, à
Strasbourg, un héritage susceptible de porter les expériences collectives de la
lutte. Collectifs enfin, dans la création d’un café associatif « café autogéré »,
le premier du genre dans la ville, directement issu des échanges et des
rencontres qui ont eu lieu au sein du mouvement et de l’occupation. Ce café
associatif constitue à lui seul l’empreinte réalisée de cette coordination entre
étudiants, travailleurs et chômeurs qui se sont réunis, laissant une trace
durable, une mémoire manifeste et active d’un mouvement qui peut être un
appui pour réaliser des aspirations qui lui donnaient corps.
La multitude des corps et des esprits mobilisés (re)tombent donc. Pour
certains, dans des organisations politiques, dans d’autres espaces de lutte(s)
et d’espérances, quand d’autres encore se délitent pour retrouver un espace-
temps ordinaire et ordonné : « A un niveau social, cela signifie que nos
imaginations sont otages de notre propre mode de production (et peut-être
des vestiges de modes de production passés que le nôtre a conservés). Ce qui
suggère que l’utopie peut, dans le meilleur des cas, servir un rôle négatif
consistant à nous rendre plus conscients de notre emprisonnement mental et
idéologique ; et que les meilleures utopies sont par conséquent celles qui
495 Christophe Traïni, « Introduction », in id. (dir.), Emotions… Mobilisation !, op. cit., p.20.
202
échouent »496
. Et de l’échec de l’élan politique qui s’est attisé au sein du
mouvement, peut-on conclure que même pratique et pratiquée, « l’utopie est
une critique idéologique de l’idéologie »497
ou encore que la contestation fait
partie du système de domination ? Reste à considérer dans tous les cas que
ce mouvement estampillé « anti-CPE » aura été pour les organisations
politiques, syndicales et pour ceux qui ont su ou voulu le voir de près, un
étonnement, effectivement, « […] dans la mesure où il était le produit des
pratiques sociales. Notamment chez les jeunes. En ce sens, il y a
effectivement des éléments d’utopie dans le mouvement social, mais il faut
le concevoir sous la forme de forces nouvelles qui montent »498
. De sorte
qu’au travers de l’allant politique généralisé, de leur engagement et de leur
investissement, total et radical, les participants auront pointé en pratique la
possibilité d’un « miracle social »499
, d’une utopie en actes. C’est-à-dire une
improbabilité advenue de manière certes éphémère, mais qui tient bon parce
qu’elle est à la fois souhait et désir de liberté autre (que celle qu’on lui
impose) et que les expérimentations utopiques comme activités politiques
collectives totales, relatives à cette volonté à édifier autre chose comme
chose autre, s’inscrit dans le renouvellement permanent des conditions de
production d’une action réellement politique.
496 Fredric Jameson, Archéologie du futur, op. cit., p.23 497 Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p.249. 498 Georges Labica, « Marxisme, révolution et "paysage du souhait" », art. cit., p.16. 499 Pierre Bourdieu, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », in id., Contre-feux,
Paris, Raisons d’Agir (coll. Liber), p.102-104.