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M. DULAEY, « La bibliothèque de Lérins dans les premières décennies du IVe s. d’après...

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M. DULAEY, « La bibliothèque de Lérins dans les premières décennies du IV e s. d’après l’œuvre d’Eucher de Lyon », Augustinianum 46, 2006, p. 187-230 La bibliothèque du monastère de Lérins dans les premières décennies du V e s. À Lérins au V e s. furent formés plusieurs moines qui devinrent ensuite évêques de diverses villes gauloises, et le monastère fut un important centre intellectuel d’où sortirent des auteurs comme Eucher de Lyon, Vincent de Lérins, Salvien et Fauste de Riez 1 . Les écrits de plusieurs Lériniens témoignent d’une bonne formation profane et chrétienne, ce qui fait supposer que la bibliothèque du monastère était riche en livres. Peut-on savoir quelque chose de cette bibliothèque ? L’antiquisant a rarement à sa disposition les catalogues de bibliothèques monastiques que le médiéviste a parfois la bonne fortune de posséder. De la bibliothèque du monastère épiscopal d’Hippone, nous connaissons, grâce à Possidius, une liste des œuvres d’Augustin, et nous avons aussi, grâce à Cassiodore, quelque idée de ce qu’était la bibliothèque de Vivarium. Rien de tel pour Lérins. Tout ce qu’on en peut savoir ne peut être fondé que sur le repérage, dans les œuvres écrites dans le monastère des îles, des ouvrages utilisés par leurs auteurs 2 . Sur la base d’études portant sur la culture des Lériniens, auxquelles P. Courcelle avait frayé la voie 3 , Cl.-M. Kasper a pu énumérer en quelques pages denses les volumes qui ont dû faire partie de la bibliothèque du monastère 4 . Le De contemptu mundi 5 et les Instructiones 6 d’Eucher ont été largement mis à contribution dans ces travaux, mais les Formulae ne le furent guère. Il est vrai que le laconisme de 1 F. PRINZ, Frühes Mönchtum im Frankreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwiclung (4. bis 8. Jahrhundert), München-Wien 1965, p. 59-75 ; S. PRICOCO, L’isola dei santi. Il cenobio di Lerino e le origini del monachesimo gallico, Rome 1978. 2 Certains trouveront la méthode aventureuse. Il est certes des livres qu’on emprunte et utilise sans les posséder. Il est aussi des idées qui circulent de bouche à oreille, mais ce sont plus les grandes idées théologiques que les petits détails d’exégèse. L’analyse de ces détails permet de détecter plus sûrement les lectures faites par nos auteurs. 3 P. COURCELLE, Les lettres grecques en Occident, Paris 1943 (1948 2 ) ; Id., « Nouveaux aspects de la culture lérinienne », REL 46, 1968, p. 379-409 ; repris dans Opuscula selecta, Paris 1984, p. 249-279 ; cf. aussi F. GLORIE, « La culture lérinienne », SE 19, 1969, p. 71-76. 4 C. -M. KASPER, Theologie und Askese, Die Spiritualität des Inselmönchtums von Lérins im 5. Jahrhundert, Münster 1991, p. 14-18. L’étude de Kasper ne se borne pas aux Lériniens proprement dit, mais est fondée sur tous les auteurs dont on sait qu’ils sont passés par Lérins. 5 Par P. Courcelle (cf. n. 2) et S. PRICOCO, dans son édition : Eucherio di Lione. Il rifiuto del mondo, Firenze 1990 (particulièrement p. 80-83 ; 163-167). 6 I. OPELT, « Quellenstudien zu Eucherius », Hermes 91, 1963, p. 474-483 ; plusieurs travaux de C. MANDOLFO, énumérés dans mon article « Jérôme maître d’exégèse au monastère de Lérins : le témoignage des Formulae d’Eucher de Lyon », L’influence de l’œuvre de Jérôme sur les Formulae intellegentiae spiritalis d’Eucher de Lyon », Augustinianum 44, 2004, p. 371-400 (n. 9) ont pour base les Instructiones. 1
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M. DULAEY, « La bibliothèque de Lérins dans les premières décennies du IVe s. d’après l’œuvre d’Eucher de Lyon », Augustinianum 46, 2006, p. 187-230

La bibliothèque du monastère de Lérins dans les premières décennies du Ve s.

À Lérins au Ve s. furent formés plusieurs moines qui devinrent ensuite évêques de diverses villes gauloises, et le monastère fut un important centre intellectuel d’où sortirent des auteurs comme Eucher de Lyon, Vincent de Lérins, Salvien et Fauste de Riez1. Les écrits de plusieurs Lériniens témoignent d’une bonne formation profane et chrétienne, ce qui fait supposer que la bibliothèque du monastère était riche en livres. Peut-on savoir quelque chose de cette bibliothèque ? L’antiquisant a rarement à sa disposition les catalogues de bibliothèques monastiques que le médiéviste a parfois la bonne fortune de posséder. De la bibliothèque du monastère épiscopal d’Hippone, nous connaissons, grâce à Possidius, une liste des œuvres d’Augustin, et nous avons aussi, grâce à Cassiodore, quelque idée de ce qu’était la bibliothèque de Vivarium. Rien de tel pour Lérins. Tout ce qu’on en peut savoir ne peut être fondé que sur le repérage, dans les œuvres écrites dans le monastère des îles, des ouvrages utilisés par leurs auteurs2.

Sur la base d’études portant sur la culture des Lériniens, auxquelles P. Courcelle avait frayé la voie3, Cl.-M. Kasper a pu énumérer en quelques pages denses les volumes qui ont dû faire partie de la bibliothèque du monastère4. Le De contemptu mundi5 et les Instructiones6 d’Eucher ont été largement mis à contribution dans ces travaux, mais les Formulae ne le furent guère. Il est vrai que le laconisme de 1 F. PRINZ, Frühes Mönchtum im Frankreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwiclung (4. bis 8. Jahrhundert), München-Wien 1965, p. 59-75 ; S. PRICOCO, L’isola dei santi. Il cenobio di Lerino e le origini del monachesimo gallico, Rome 1978.2 Certains trouveront la méthode aventureuse. Il est certes des livres qu’on emprunte et utilise sans les posséder. Il est aussi des idées qui circulent de bouche à oreille, mais ce sont plus les grandes idées théologiques que les petits détails d’exégèse. L’analyse de ces détails permet de détecter plus sûrement les lectures faites par nos auteurs.3 P. COURCELLE, Les lettres grecques en Occident, Paris 1943 (19482) ; Id., « Nouveaux aspects de la culture lérinienne », REL 46, 1968, p. 379-409 ; repris dans Opuscula selecta, Paris 1984, p. 249-279 ; cf. aussi F. GLORIE, « La culture lérinienne », SE 19, 1969, p. 71-76.4 C. -M. KASPER, Theologie und Askese, Die Spiritualität des Inselmönchtums von Lérins im 5. Jahrhundert, Münster 1991, p. 14-18. L’étude de Kasper ne se borne pas aux Lériniens proprement dit, mais est fondée sur tous les auteurs dont on sait qu’ils sont passés par Lérins.5 Par P. Courcelle (cf. n. 2) et S. PRICOCO, dans son édition : Eucherio di Lione. Il rifiuto del mondo, Firenze 1990 (particulièrement p. 80-83 ; 163-167).6 I. OPELT, « Quellenstudien zu Eucherius », Hermes 91, 1963, p. 474-483 ; plusieurs travaux de C. MANDOLFO, énumérés dans mon article « Jérôme maître d’exégèse au monastère de Lérins : le témoignage des Formulae d’Eucher de Lyon », L’influence de l’œuvre de Jérôme sur les Formulae intellegentiae spiritalis d’Eucher de Lyon », Augustinianum 44, 2004, p. 371-400 (n. 9) ont pour base les Instructiones.

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l’opuscule semble de prime abord décourager toute recherche de sources7. Pourtant, dans ce petit manuel qu’il composa à Lérins entre 432 et 4348, Eucher déclare donner des interprétations des symboles bibliques traditionnelles ; il veut, dit-il, « exposer les règles de l’intelligence spirituelle promises, en voyant successivement pour chaque vocable la valeur symbolique qu’on lui donne habituellement »9. De fait, en s’appuyant sur les symboles rares énumérés par Eucher, les versets bibliques inattendus ou peu cités par lesquels il illustre ou justifie ses interprétations, on peut souvent remonter au responsable de l’exégèse mentionnée. J’ai déjà pu montrer ainsi que de nombreux ouvrages de Jérôme et d’Augustin ont été exploités par Eucher10. La bibliothèque de Lérins renfermait vraisemblablement encore les écrits de bien d’autres auteurs : les livres de Cassien11, des traductions latines d’Origène et les écrits d’Ambroise, ainsi que divers textes de Tertullien, Cyprien, Paulin et d’autres encore. C’est ce que les pages qui suivent voudraient mettre en lumière.

1. Les traductions latines d’Origène à Lérins

Fin du IVe et début Ve s. les traductions des ouvrages d’Origène, se sont multipliées. Jérôme avait traduit plusieurs recueils d’homélies, et Rufin a ensuite complété la liste des traductions, certaines d’entre elles lui ayant explicitement été demandées par des moines. On sait que c’est grâce à ces traductions latines qu’on connaît la plus grande partie de l’œuvre du grand exégète alexandrin, qui, en Orient, a presque sombré dans la crise origéniste, et que son influence sur le monachisme occidental a été très supérieure à son influence orientale12. Qu’en est-il à Lérins vers 430 de la lecture d’Origène ? Quels sont ceux de ses ouvrages qui étaient disponibles ?

1. Les explications du Cantique des Cantiques

7 On préférerait de beaucoup un livre comme l’Expositio in Genesin d’Isidore de Séville, où les textes anciens utilisés sont le plus souvent cités à la lettre, mais les Formulae ne sont pas encore une compilation comme on en fait dans le haut moyen âge.8 Voir sur ce point mon article « Eucher exégète : l’interprétation de la Bible en Gaule du Sud dans la première moitié du Ve s. », Actes du Colloque Saint Maurice et la légion thébaine, Fribourg, Saint-Maurice, Martigny, 17-20 septembre 2003, Fribourg 2005 (à paraître).9 CSEL 31, p. 6, 4-7: accipi solent.10 M. DULAEY, « Augustin en Provence dans les premières décennies du Ve s. : le témoignage des Formulae d’Eucher », Studia Ephemeridis Augustinianum 90, Rome 2004, p. 121-146 ; Ead., « Les figures des deux Testaments dans les Formulae intellegentiae spiritalis d’Eucher de Lyon », Mélanges Y. M. Duval, Paris 2004, p. 205-224, ainsi que l’article cité plus haut n. 611 Il ne sera pas question ici de Cassien, auquel je consacre un article à part.12 S. PRICOCO, L’isola dei santi (n. 1), p. 102.

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Origène avait à la fois prêché et rédigé un imposant commentaire sur le Cantique. Jérôme a traduit les homélies vers 383 à Rome, et Rufin, plus tard, vers 408-411, a donné une version latine du commentaire jusqu’à Ct 2, 15. On possédait probablement à Lérins les deux livres.

Les Homélies sur le CantiqueDans le chapitre des Formulae qu’il consacre aux symboles des animaux, Eucher

distingue entre colombe et tourterelle, en écrivant : « Tourterelle : le Saint Esprit, le saint ou l’intelligence spirituelle. Dans le Cantique des Cantiques : “La voix de la tourterelle s’est fait entendre sur notre terre” (Ct 2, 12). Mais l’Esprit Saint est dit colombe quand il y a une explication claire de l’Écriture sainte, tandis que l’on voit dans la tourterelle l’Esprit Saint quand les Écritures s’élèvent à des mystères profonds et obscurs »13. Cette interprétation vient tout droit des Homélies sur le Cantique des Cantiques d’Origène, qui explique que la tourterelle ne va pas sans la colombe dans les sacrifices prescrits par le Lévitique (5, 7), mais qu’il y a cependant une différence entre les deux : « La colombe est l’Esprit Saint. Mais l’Esprit Saint, lorsqu’il énonce de grands et profonds mystères, de ceux-là que beaucoup ne peuvent connaître, est désigné par le vocable de tourterelle, c’est-à-dire de cet oiseau qui repose toujours au sommet des montagnes et au faîte des arbres. Dans les vallées, au contraire, et dans ce qui ne dépasse pas le niveau des hommes, c’est la colombe qui est prise comme figure »14.

Un autre passage des homélies d’Origène sur le Cantique, qui n’a pas de correspondant dans le grand commentaire, a inspiré Eucher quand il explique ce que peut vouloir dire le vocable “sœur” dans l’Écriture : « Sœur : l’Église par rapport à la Synagogue, ou l’âme par rapport au Christ ; dans le Cantique des Cantiques : “Ma sœur, mon épouse” (Ct 4, 9) »15. En effet, voulant rendre compte de l’appellation de “neveu” (bien-aimé) dont l’Épouse du Cantique, figure traditionnelle de l’Église, use à propos du Seigneur, Origène avait écrit que le Christ est « le fils de la sœur, c’est-à-dire de la Synagogue ; car il y a deux sœurs, l’Église et la Synagogue. Notre Sauveur donc, mari de l’Église, époux de l’Église, est, en tant que fils de la Synagogue-sœur, le neveu de son épouse » ; cette interprétation rare et quelque peu alambiquée, encore reprise par Eucher dans les Instructiones, perdure dans le commentaire de Bède sur le Cantique16.

13 CSEL 31, p. 23, 15-20.14 ORIG. Hom. Cant. 2, 12, SC 37 b, p. 147. Dans le Commentaire, il y a une interprétation différente : la tourterelle est le Christ ou la Sagesse de Dieu (Com. Cant. 4, 1, 17 ; 4, 1, 26).15 CSEL 31, p. 31, 13-14 ; il faut corriger la ponctuation de Wotke de la manière suivante : « Soror : ecclesia Synagogae uel Christo anima », comme le prouve le parallèle d’Instr., p. 105, 17 : « ecclesiam synagogae sororem in sanctis nostri sentire interdum uoluerunt ».16 ORIG. Hom. Cant. 2, 3, SC 37 b, p. 112 ; BED. In Cant. 5, 8. Ce passage d’Origène a été repéré comme source d’Instr., p. 105, 15-19 par T. SKIBÍNSKI, L’interpretazione della scrittura in Eucherio di Lione, Rome, Istituto Patristico Augustinianum 1995, p. 41, n. 72.

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Dans le commentaire d’Origène sur le Cantique, le mur derrière lequel l’Épouse aperçoit le Bien-aimé, ni totalement caché, ni vraiment visible, représente l’Écriture et la lettre de la Loi17, tandis que dans les homélies, l’interprétation se fait morale : « Si tu construis un mur, si tu élèves l’édifice de Dieu, il viendra derrière ton mur »18. C’est cette dernière interprétation qu’Eucher a explicitée dans les Formulae en écrivant : « Mur : parfois construction des bonnes œuvres. Dans le Cantique des Cantiques : “Le voici derrière notre mur, qui regarde par les fenêtres” (Ct 2, 9) »19.

Le Commentaire du Cantique

Plus difficile à utiliser, parce que plus complexe et souvent fort long, le grand commentaire sur le Cantique de l’Alexandrin n’est pas non plus ignoré de notre manuel. Le faon, dit Eucher, représente « le Christ ou les saints, à cause de la diversité des grâces. Dans Salomon : “Sois semblable, mon bien-aimé, au petit du daim ou au faon des cerfs” (Ct 2, 9) »20. Or, quand Origène commente ce verset, il déclare que le cerf est le Christ et que « le petit du cerf plein de grâces » (selon Prov 5, 19) « peut être compris comme l’Esprit Saint par ceux qui, ayant soif et désir de Dieu, obtiennent grâces spirituelles et dons célestes »21. Eucher a adopté l’interprétation, comme on le voit de façon encore plus évidente dans les Instructiones, tout en la modifiant quelque peu, pour la purger de tout subordinatianisme22.

Quand le Lérinien fait du renard une image « de l’hérétique, du diable ou du pécheur rusé (callidus) », en alléguant la parole de Jésus visant Hérode dans l’Évangile : « Allez dire à ce renard » (Lc 13, 32)23, il s’est peut-être souvenu du dossier constitué par Origène autour du symbolisme du renard dans le commentaire du Cantique, où l’animal est successivement considéré comme la figure de l’hérétique, des démons et du pécheur, et où il est dit notamment : « Pour Hérode, il faut croire qu’il est nommé renard pour sa fourberie perfide (calliditas) »24.

La myrrhe, dit Eucher est « signe de mortalité. Dans le Psaume : “la myrrhe, l’aloès et le baume de tes vêtements” (Ps 44, 9) »25. Cette valence symbolique de la myrrhe n’est pas rare dans nos textes, mais on se serait attendu à ce qu’Eucher

17 ORIG. Com. Cant. 3, 11-14 ; 3, 21, SC 376, p. 660-668.18 ORIG. Hom. Cant. 2, 3, SC 37 b, p. 142.19 CSEL 31, p. 56, 8-10.20 CSEL 31, p. 26, 11-13.21 ORIG. Com. Cant. 3, 13, 39, SC 376, p. 646-647 (traduction légèrement modifiée).22 Instructiones, p. 104, 6-12 ; la source origénienne a été repérée par M. P. CICCARESE, « “Formam Christi gerere”. Osservazioni sul simbolismo cristologico degli animali », ASE 8, 1991, p. 576, n. 66.23 CSEL 31, p. 26, 19.24 ORIG. Com. Cant. 4, 3, SC 376, p. 720-739 ; 4, 3, 23, p. 732.25 CSEL 31, p. 54, 1-2.

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fasse plutôt référence à l’adoration des mages. En fait, l’emploi d’une formule analogue, mortalitatis indicium, indique qu’il a en tête un passage du commentaire d’Origène sur le Cantique où était cité le Psaume 44, 926.

Les deux Testaments, écrit notre auteur, sont désignés par plusieurs images bibliques, et notamment « par les deux rochers de l’Exode et du Cantique des Cantiques, à l’abri desquels l’Épouse et Moïse trouvent protection (Ex 33, 22 ; Ct 2, 14) »27. J’ai montré ailleurs que cette figure était le fruit d’une méditation du commentaire d’Origène sur le Cantique28.

Il est encore un passage où l’exégète alexandrin a influencé Eucher, sans qu’on puisse discerner si c’est à travers son commentaire sur le Cantique ou ses homélies. Il s’agit de la signification des fenêtres. Elles symbolisent d’après Eucher « la vue et les autres sens », selon Ct 2, 9, où « le voici derrière notre mur, regardant par les fenêtres » est entendu du Christ. Les fenêtres, selon notre auteurs, peuvent également être prises en mauvaise part, selon Jér 9, 20 : “La mort entrera par vos fenêtres”29. Origène, commentant Ct 2, 9, avait écrit : « Nous pouvons comprendre les fenêtres comme les sens corporels, par lesquels ou la vie ou la mort entrent dans l’âme », et il avait cité Jér 9, 20 pour appuyer l’interprétation négative de la fenêtre. Le groupement de versets et l’interprétation sont identiques dans les deux ouvrages de l’Alexandrin sur le Cantique, et Eucher s’en est inspiré30.

2. Autres commentaires

Les Homélies sur la GenèseLes homélies d’Origène Sur la Genèse, utilisées dans les Instructiones, ont

également fourni quelques éléments aux Formulae31. Le terme d’homme est généralement considéré comme positif et symbolise l’esprit, explique Eucher, mais « l’homme est également pris en mauvaise part ; dans la Genèse : “Une vierge de très bonne apparence que n’avait pas connue l’homme”, c’est-à-dire le diable, qui généralement corrompt l’intelligence par la pensée »32. Si l’homme et la femme sont une allégorie assez commune de l’esprit et de l’âme sensitive chez Origène, Ambroise et Augustin, l’idée que “l’homme” puisse désigner le diable est moins

26 ORIG. Com. Cant. 2, 10, 10, SC 375, p. 450 : « myrrha… mortis dumtaxat indicium ».27 CSEL 31, p. 43, 16-17.28 M. DULAEY, « Les figures des deux Testaments dans les Formulae intellegentiae spiritalis d’Eucher de Lyon », (n. 8), p. 212-216.29 CSEL 31, p. 56, 11-13.30 ORIG. Com. Cant. 3, 14, 15-16, SC 376, p. 664 ; Hom. Cant. 2,12, SC 37 b, p. 142. Sur cette image, cf. H. J. HÖRN, « Respiciens per fenestras, prospiciens per cancellos. Zur Typologie des Fensters in der Antike », JbAC 10, 1967, p. 31-60 (ici, p. 54-55).31 Instr., CSEL 31, p. 83, 24-84, 2 utilisent ORIG. Hom. Gen. 4, 5, SC 7 b, p. 154, 22-156, 25 (cf. T. SKIBÍNSKI, L’interpretazione della scrittura in Eucherio di Lione, p. 108, n. 64).32 CSEL 31, p. 30, 14-17.

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courante, et la citation de la Genèse (24, 16) censée la justifier est encore plus rare. Eucher avait lu cela dans les Homélies sur la Genèse de l’Alexandrin, qui cherchait à rendre compte d’une redondance de la Septante (calquée par la Vieille Latine), à propos de Rébecca : « C’était une vierge, aucun homme ne l’avait connue » (Gn 24, 16). Selon l’Alexandrin, il n’y avait pas là répétition inutile : « c’était une vierge » se rapporte à la virginité physique, tandis que la deuxième proposition concerne la virginité de l’âme : « Il peut arriver qu’on garde la virginité du corps, mais qu’on connaisse ce mari pervers qu’est le diable, qu’on accueille dans son cœur les traits de la convoitise, et qu’ainsi on perde la chasteté de l’âme »33.

C’est aux mêmes homélies qu’Eucher est redevable de l’image du vieillard, qui représente « une justice consommée », en référence à Gn 25, 8 : « Abraham mourut, vieillard comblé d’années »34. Origène parle en effet pour ce verset de « la consommation des vertus » en Abraham35. A propos du vocable “prostituée”, Eucher déclare que la courtisane représente « l’âme pécheresse, qui, délaissant son mari, c’est-à-dire le Christ, conçoit des fruits d’iniquité dans son adultère avec le diable. En Jérémie : “Tu t’es fait un front de prostituée” (Jér 3, 3) »36. Selon Origène, « l’âme qui délaisse l’union avec l’esprit et se livre tout entière aux inclinations de la chair et aux désirs corporels, se détournant pour ainsi dire de Dieu impudiquement, s’entendra dire : “Tu as pris un visage de courtisane, tu t’es livrée sans pudeur à tout le monde” (Jér 3, 3) »37. La conjonction d’une interprétation identique et de la citation d’un verset rare rend évidente la dépendance d’Eucher par rapport à Origène.

Les Homélies sur les NombresLe passage d’Origène cité à propos de la prostituée ne parle pas du fruit de

l’union adultère,qui symbolise pour le Lérinien les actions iniques. Ce thème est développé dans les Homélies sur les Nombres, où la signification métaphorique de la fornication dans la Bible est longuement commentée, et il est probable qu’Eucher a complété ce qu’il lisait dans les Homélies sur la Genèse avec un souvenir des Homélies sur les Nombres38. Au même traité semble également repris ce que le moine provençal dit des cheveux : « Cheveux : ornement de la justice ou de la pensée. Dans l’Évangile : “Mais pour vous, même les cheveux de votre tête sont comptés” (Mt 10, 30) »39. Chez Ambroise ou Paulin, notamment dans l’exégèse de la péricope de l’onction à Béthanie, les cheveux dont la femme essuie les pieds de Jésus figurent les vertus ou les bonnes œuvres dont on honore les membres du 33 ORIG. Hom. Gen. 4, 10, SC 7 b, p. 268, 15-18.34 CSEL 31, p. 32, 7-8.35 ORIG. Hom. Gen. 15, 6, SC 7 b, p. 368, 8-12.36 CSEL 31, p. 32, 22-33, 3.37 ORIG. Hom. Gen. 1, 15, SC 7 b, p. 68, 19-23.38 ORIG. Hom. Num. 20, 2, 1-3, SC 461, p. 22-29.39 CSEL 31, p. 35, 12-13.

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Christ, ce qui correspond à la première interprétation donnée par Eucher40. Mais l’idée qu’ils représentent les pensées ne semble pas se trouver en dehors d’Origène, qui explique, sur la base du même verset de Mt 10, 30 cité par Eucher, que les cheveux représentent « les forces de l’esprit et l’abondance des pensées qui proviennent du cœur des apôtres »41.

Homélies sur l’ExodeLe lin fin (byssus) qui entre dans la composition de la Tente de l’Alliance en Ex

35, 6, symbolise pour Eucher « l’éclat de la chasteté ou de la continence »42. Ces lignes sont en soi insuffisantes pour prouver l’utilisation des homélies d’Origène sur l’Exode, car le lin fin, matière du pagne du grand-prêtre également, est interprété de façon analogue dans les homélies Sur le Lévitique43. Mais, outre le fait que seules les homélies Sur l’Exode en parlent à propos de la Tente de la rencontre, à laquelle renvoie explicitement Eucher, c’est dans ce texte qu’on lit l’interprétation de la pourpre et de l’écarlate de la Tente que le Lérinien a donnée dans les lignes précédentes des Formulae44.

Les Homélies sur le LévitiqueDe ces homélies d’Origène provient la signification assignée à la fleur de farine :

« pureté de l’âme et force de la charité ». Eucher appuie cela sur Lv 2, 1 : « Si une âme offre en oblation un sacrifice à Dieu, que son oblation soit de la fleur de farine »45. Origène avait souligné que l’on usait de fleur de farine en place de farine ordinaire pour signifier la purification46. On note aussi que, dans le même chapitre, il y a une interprétation des cheveux analogue à celle qu’on a mentionnée précédemment47.

Les Homélies sur JosuéC’est à travers les traductions latines qu’Eucher a accès aux homélies

d’Origène ; on en a un indice dans ce qu’il dit du lin, symbole de « force spirituelle ou de candeur », en alléguant Ex 28, 40 : « Mais pour les fils d’Aaron, tu prépareras des tuniques de lin »48. La blancheur du lin évoque naturellement la candeur, mais c’est dans le prologue composé par Rufin pour les homélies Sur 40 AMBR. In Luc. 6, 19 ; PAVL. N. Ep. 23, 31.41 « du cœur des apôtres »: littéralement du principale mentis, c’est-à-dire de l’hegemonikon, faculté qui distingue l’homme de l’animal ; ORIG. Hom. Num. 1, 1, SC 415, p. 36, 48-56 ; idée reprise par AMBR. In Ps. 118, 15, 1242 CSEL 31, p. 52, 24-25.43 ORIG. Hom. Lev. 4, 6, SC 286, p. 182, 36; CSEL 31, p. 52, 18-23. 44 ORIG. Hom. Ex. 9, 3, SC 321, p. 292, 87-89.45 CSEL 31, p. 39, 23-25.46 ORIG. Hom. Lev. 8, 11, SC 287, p. 62, 119-122.47 Ibid., p. 56, 47-52.48 CSEL 31, p. 42, 1-2.

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Josué qu’il est parlé de la pureté du byssus et de « la force du lin », notion qu’il faut probablement associer moins à la solidité du tissu qu’aux considérations des anciens sur le rude traitement que devaient subir les tiges de lin pour être utilisables49.

Les Homélies sur les JugesAprès avoir expliqué que l’âne figure « le corps humain ou le peuple des

gentils », en référence au récit de l’entrée de Jésus à Jérusalem où il est écrit : « On amena à Jésus une ânesse et son petit, et on le fit asseoir dessus » (Mt 21, 7), le dictionnaire d’Eucher a bizarrement aussi une entrée “ânesse”, où il est dit, avec renvoi au même verset de l’Évangile, que l’animal représente « la chair de l’homme ou le peuple dénué de connaissance de Dieu »50. Dans l’entrée à Jérusalem, l’ânesse et l’ânon dont parle Matthieu sont généralement considérés comme une figure des deux peuples, le peuple croyant issu des Juifs et celui qui est issu des païens. C’est Origène qui avait parlé dans les Homélies sur les Juges de la blanche ânesse qu’est la chair de l’homme chaste et pur51.

On perçoit un autre écho des homélies sur les Juges à propos de la signification de la génuflexion : « Genoux : humble confession. Dans le cantique : “Et maintenant, je fléchis les genoux de mon cœur” ; parfois, force de la foi. Chez le prophète : “Je me suis réservé sept mille hommes qui n’ont pas plié les genoux devant Baal” (Ro 11, 4 ; cf. 1 R 19, 18) »52. “Fléchir les genoux du cœur” est une expression rare, et la relation établie entre ce geste d’allégeance et “la force de la foi” ne va pas de soi. Les deux éléments se trouvent dans un passage des Homélies sur les Juges, où Origène explique, en renvoyant lui aussi à Ro 11, 4, que l’on peut fléchir les genoux du corps ou ceux du cœur, et que cela revêt tantôt un sens négatif, dans l’adoration des idoles, ou le fait de succomber à la tentation, tantôt positif, quand on fléchit les genoux devant Dieu et qu’on tient bon dans la foi53. “Le cantique” dont Eucher dit tirer sa première citation est la Prière de Manassé54. Comment le Lérinien connaît-il ce texte pseudépigraphe, très rarement cité, qui est

49 ORIG. Hom. Jos. Prol., SC 71, p. 92 : « puritatem byssi et…fortitudinem lini ». Jérôme met en relation le traitement du lin et les épreuves qu’endure le chrétien : In Os. Prol., CC 76, p. 3, 81-83 ; In Ps. 86, 4, CC 78, p. 112, 99-104. Pour le traitement du lin à Rome, voir REPW, s. v. Fluchs, c. 2461-2484.50 CSEL 31, p. 27, 7-11. Il faut lire non pas « asina corona », comme les deux manuscrits suivis par l’éditeur du CSEL, ce qui est sans aucun parallèle dans la tradition et tout à fait dépourvu de sens, mais «  caro humana » (les manuscrits SGM ont caro ; une abréviation a probablement été mal lue par les uns et supprimée par les autres).51 ORIG. Hom. Jud. 6, 5, SC 389, p. 164 : « asina haec, id est caro mea ». S’inspirant sans doute de ce passage, Ambroise avait montré dans le Christ le cavalier mystique qui « règle les pas de l’âme et bride les soubresauts de la chair » : AMBR. In Luc. 9, 9, SC 52, p. 143.52 CSEL 31, p. 37, 22-23.53 ORIG. Hom. Jud. 2, 3, SC 389, p. 78-83.54 Orat. Man. 11, Weber, Biblia Sacra iuxta Vulgatam uersionem, Stuttgart 19752, p. 190. La citation n’avait pas été identifiée par Wotke dans le CSEL, mais l’a été par C. Weyman (cf. DHGE, s. v. Eucher, c. 1317 (R. Étaix) ; J. G. HIRTE, Doctrina scripturistica et textus biblicus S. Eucherii Lugdunensis Episcopi, Rome 1940 (dactyl.), p. 37.

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absent, semble-t-il, des Vieilles Latines, et qui, dans la Septante, est présent dans le seul Codex Alexandrinus ? C’est qu’il avait été intégré à la Vulgate, et l’Église ancienne en a parfois fait usage dans la liturgie55. Les Formulae présentent la première citation du verset dans la littérature latine.

Enfin, le symbole du cellier comme « réceptacle du cœur », avec renvoi précis au cantique du Deutéronome, très utilisé dans la liturgie ancienne (« et dans ses celliers la peur » (Dt 32, 25; LXX), pourrait s’inspirer du passage des homélies sur les Juges où Origène parle des moissons spirituelles que l’homme doit engranger et garder soigneusement dans les greniers de la conscience56. On n’y trouve pas la citation du Deutéronome, mais on peut supposer que ces lignes traitant de la garde du cœur retenaient particulièrement l’attention dans les milieux monastiques57.

Les Homélies sur JérémieLa double signification de la vigne que propose Eucher est empruntée à Origène.

Elle représente, en un sens positif « l’Église ou le peuple d’Israël. Dans le Psaume : “Tu as transplanté la vigne depuis l’Égypte” (Ps 79, 9). Aussi en mauvaise part : “Leur cep provient de la vigne de Sodome” (Dt 32, 32) »58. Dans son Commentaire sur le Cantique, Origène avait davantage développé le thème du vin bon ou mauvais, en relation avec les différentes doctrines et les Écritures. Mais c’est dans les homélies sur Jérémie, dont Jérôme avait donné une traduction latine, que, commentant Jér 13, 2, « toute jarre sera remplie de vin », il développe le thème de la bonne jarre et de la mauvaise jarre, de la vigne de Dieu dont parle Is 5, 1 et de la vigne de Sodome dont il est question dans le Deutéronome59. Le Ps 79, 9 n’est pas cité dans ce passage. Il l’est dans une autre homélie du recueil, également pour opposer les deux vignes ; cette dernière ne se trouvant pas dans la traduction de Jérôme, au moins dans son état actuel, on peut penser que, dans l’esprit d’Eucher, un autre passage d’Origène s’est associé au premier, peut-être un passage des Homélies sur Ezéchiel, qui traite lui aussi du symbolisme de la vigne60.

Les Homélies sur Ezéchiel

55 J. H. CHARLESWORTH, The Old Testament Pseudepigrapha, Londres 1985, p. 625 sq ; 632 ; A. M. DENIS, Introduction aux pseudépigraphes grecs de l’Ancien Testament, Leiden 1970, p. 171. La prière de Manassé fait partie des cantiques commentés par Verecundus (In Cant. Man. 4, CC 93, p. 157, 1).56 CSEL 31, p. 41, 13-14 ; ORIG. Hom. Jud. 7, 2, SC 389, p. 77, 26-41. Sur l’usage de ce cantique dans la liturgie ancienne, cf. H. SCHNEIDER, « Die biblischen Oden in christlichen Altertum », Biblica 30, 1949, p. 52. 57 On pourrait aussi penser à l’utilisation par Eucher (et peut-être aussi par Verecundus) de la traduction des Homélies sur le Deutéronome d’Origène, dont parle Cassiodore (cf. P. NAUTIN, Origène, Paris 1977, p. 255, n°56. 58 CSEL 31, p. 16, 6-9.59 ORIG. Hom. Hier. 12, 1-2, SC 238, p. 12-15. 60 ORIG. Hom. Hier. 15, 4, SC 238, p. 120 ; Hom. Ez. 5, 5, SC 352, p. 204.

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Ces homélies ont en effet été lues aussi par Eucher, comme le prouve ce qu’il dit de l’image des portes et des clés. Des portes de la cité de Dieu, notre moine donne plusieurs équivalents ; elles figurent notamment les Écritures saintes61. Or, cette interprétation se trouve dans les homélies d’Origène sur Ezéchiel, à propos de la porte du sanctuaire qui demeure fermée jusqu’à la venue du Messie (Ez 44, 1-3), dans un très beau développement qui reste dans la mémoire de tout lecteur.

La clé de cette porte, dit Eucher, est l’exégèse spirituelle de l’Écriture. « Clés : révélation de la science spirituelle. Dans Luc : “Malheur à vous, docteurs de la Loi, parce que vous avez pris la clé de la science ; vous mêmes n’êtes pas entrés, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés” (Lc 11, 52) »62. Ce verset sert souvent à Origène pour justifier sa conception de l’Écriture, qui est comme un livre scellé tant qu’on ne l’interprète pas symboliquement. Dans ses ouvrages disponibles en latin, c’est dans les Homélies sur Jérémie que le thème est le plus développé. Dans l’Homélie 14, à laquelle Eucher a déjà emprunté l’image de la porte, Lc 11, 52 appuie l’idée que « tout ce qui est mystérieux est fermé ; ce qui est manifeste est ouvert et non fermé », et que « il y a une clé de la science pour ouvrir ce qui est fermé »63.

Les Homélies sur Luc Au regard des commentaires de l’Ancien Testament, les écrits de l’Alexandrin

sur le Nouveau Testament, moins traduits en latin et souvent aussi moins intéressants — c’était déjà l’opinion d’Ambroise — sont moins utilisés par Eucher. On trouve toutefois dans les Formulae une réminiscence des Homélies sur Luc. « Plumes : les Écritures. Dans le Psaume : “Les plumes (pennae) de la colombe sont recouvertes d’argent” (Ps 67, 14) »64. Dans ces homélies traduites par Jérôme, on lit : « Les plumes argentées de la colombe sont les paroles de Dieu65. »

Le commentaire Sur l’Épître aux RomainsEucher connaît aussi le Commentaire sur l’Épître aux Romains d’Origène, dont

on doit la version latine à l’infatigable traducteur que fut Rufin. Cela apparaît clairement à l’entrée “arbre”. « Arbre : l’homme, de par le fruit de ses œuvres. Dans l’Évangile : “Prenez un bon arbre, et son fruit sera bon” (Mt 12, 33). Et en mauvaise part : “ou prenez un arbre mauvais, et son fruit sera mauvais” (Mt 12, 33). Dans ce passage, certains pensent qu’il faut entendre cet arbre de la volonté de l’homme plutôt que de l’homme lui-même »66. La première interprétation va de soi 61CSEL 31, p. 55, 10..62 CSEL 31, p. 45, 19-21.63 Hom. Ez. 14, 2, SC 352, p. 436, 14-15 ; 8-9.64 CSEL 31, p. 22, 9-10.65 ORIG. Hom. Luc. 27, 6, SC 87, p. 349. 66 CSEL 31, p. 18, 9-13.

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pour tout lecteur de l’Évangile, mais la seconde est moins évidente, et elle est d’ailleurs présentée comme l’opinion d’un tiers : c’est un des sept renvois explicites du manuel à une source. Or, dans son commentaire, Origène cite Mt 12, 33 et l’accompagne de cette explication : « Dans ce passage, il semble que ce soit le dessein et la volonté de l’homme qui soient appelés arbre bon ou arbre mauvais, et ses fruits sont les œuvres »67. Ces lignes, originellement conçues contre les gnostiques, conservaient leur actualité dans le milieu provençal où l’on discutait beaucoup de la prédestination. Les traités d’Origène ont parfois été utilisés pour contrer les idées augustiniennes en Gaule du Sud68, et, de fait, le commentaire Sur l’Épître aux Romains est exploité en ce sens par Eucher dans les Instructiones69. Cet autre manuel recourt aussi au traité Des Principes, dont nous n’avons pas trouvé la trace dans les Formulae70.

2. Les œuvres d’Ambroise disponibles à Lérins

La plupart des emprunts d’Eucher à l’évêque de Milan sont à chercher dans ses commentaires des Psaumes et du traité sur l’Évangile de Luc. Étant donnée la place importante qu’occupent les Psaumes dans la prière monastique, il n’est pas surprenant qu’Eucher les exploite souvent pour illustrer ses propos. Il est logique qu’il ait également utilisé les commentaires des Psaumes disponibles de son temps, ceux d’Augustin et Jérôme en premier lieu71, mais aussi ceux d’Ambroise.

1. Les commentaires sur les Psaumes

Sur le Psaume 118Les chèvres, dans les Formulae, représentent « parfois les justes issus des

païens. En Salomon : “Ta chevelure est un troupeau de chèvres qui sont apparues depuis Galaad” (Ct 6, 5 ; Vulg. 6, 4) »72. Si l’interprétation baptismale de ce verset du cantique se rencontre parfois73, il n’est jamais précisé que les néophytes auxquels on l’applique sont issus du paganisme, sinon dans le commentaire que fait

67 ORIG. In Rom. 6, 5, PG 14, 1064 C ; éd. Hammmond-Bammel, p. 473, 27-31.68 V. GROSSI, « A proposito della presenza di Origene in Praedestinatus. Il cristianesimo latino del sec. V tra Origene e Agostino », Augustinianum 26, 1986, p. 229-240 ; O. NESTEROVA, « Réception et révision de la tradition origénienne d’interprétation bliblique chez les Pères latins des IVe-Ve siècles », dans Origeniana octaua, Origen and the Alexandrian Tradition, Leuven 2003, p. 1251-1258.69 Voir par exemple Instr., p. 86, 5-7 = In Rom. 7, 16, PG 14, 1146 B (à propos de l’endurcissement de Pharaon).70 Instr., p. 126, 3 ; 126, 10-11 : ORIG. Princ. 3, 1, 10, SC 268, p. 56, p. 318 ; 3, 1, 12-13, p. 71 et 77.71 Voir mes articles cités à la note 8.72 CSEL 31, p. 28, 16-18.73 GREG. NYSS. In Cant. 7, GNO 6, p. 215-217 ; PHIL. CARP. In Cant. 144 (Ceresa Gastaldo, p. 158) ; PAVL. N. Ep. 23, 27 (Santaniello, p. 672, 5).

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Ambroise du même verset dans son traité sur le Psaume 118, dont s’est probablement souvenu ici notre auteur74.

Quand dans le Psaume il est dit : « Lève-toi, Seigneur, que l’homme ne reprenne pas courage ” (Ps 9, 20), Eucher considère que “l’homme” signifie alors « la chair ou le diable »75. La deuxième interprétation est empruntée à Jérôme, mais la première se lit dans le commentaire du Psaume 118 d’Ambroise : le psalmiste, écrit-il, « prie pour que le Seigneur se lève, que l’homme ne reprenne pas courage, que les pensées terrestres et tous les mouvements ardents de ce corps s’apaisent »76. “L’homme” figure donc la chair.

Le lait caillé ou fromage doit sa présence dans le dictionnaire des symboles d’Eucher à un verset du Psaume 118 : « Leur cœur a caillé comme du lait » (v. 70). Le lait caillé évoque à l’esprit du Lérinien l’homme « endurci par les vices »77. Cette interprétation provient de la tradition exégétique du Psaume 118, et plus particulièrement du commentaire d’Ambroise, auquel le rattache non seulement l’idée, mais le vocabulaire : comme le lait, pur et beau, peut tourner, devenir aigre, cailler, de même les vices aigrissent l’âme humaine, la durcissent et lui font perdre son agrément78.

Autres commentaires des PsaumesLe décacorde dont le psalmiste accompagne son chant représente pour Eucher

« les dix commandements ou les cinq sens de l’homme extérieur doublés de ceux de l’homme intérieur »79. Si la première interprétation provient d’Augustin, la seconde est reprise aux commentaires ambrosiens des Psaumes : le Milanais explique que le psaltérion symbolise l’homme parfait dans le Christ, c’est-à-dire l’homme qui possède non seulement ses sens physiques, mais les cinq sens spirituels, selon une doctrine qui remonte à Origène80.

Que les feuilles symbolisent « la parole de la doctrine », en référence à l’arbre planté au bord des eaux, dont il est dit dans le Psaume : « ses feuilles ne tomberont pas » (Ps 1, 9), c’est là une idée fréquente dans la tradition exégétique de ce Psaume81. Plus rare est le sens positif ajouté par Eucher : « En un autre sens aussi,

74 AMBR. In Ps. 118, 16, 23-25, CSEL 64, p. 365, 8-366, 4.75 CSEL 31, p. 30, 12-13.76 AMBR. In Ps. 118, 13, 20, CSEL 64, p. 293, 16.77 CSEL 31, p. 40, 8-9.78 AMBR. In Ps. 118, 9, 19, CSEL 64, p. 201 : concretio (cf. Eucher : uitiis concretum). L’idée elle-même se trouve à la fois chez Hilaire, mais ailleurs que dans In Ps. 118 (HIL. In Ps. 67, 16) et chez Ambroise ; elle remonte à Origène : ORIG. In Ps. 118, 69, SC 189, p. 296, 10 ; cf. encore PEL. Indur. Phar. 28 (PLS 1, 1521), où l’esprit du mal qui s’insinue en l’homme joue le rôle de ferment lactique. Sur la symbolique du fromage chez les anciens, cf. RLAC, s. v. Käse, c. 928-929 (O. Schuegraf). 79 CSEL 31, p. 56, 24.80 AMBR. In Ps. 40, 39-40, SAEMO 8, p. 78-79, avec la note 51.81 EVCH. Form., CSEL 31, p. 18, 17-19 ; cf. HIL. In Ps. 1, 16 ; AMBR. In Ps. 1, 41-42 ; AVG. In Ps. 1, 3.

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la feuille est vêtement et beauté, avec la protection de la grâce divine »82. Aucune citation biblique n’appuie cela, mais le rapport de la feuille et du vêtement évoque le pagne de feuilles que se confectionnèrent hâtivement Adam et Ève après la chute. Ce pagne est généralement noté d’infâmie, sauf par Ambroise, qui y voit une prophétie de la résurrection, car il est fait des feuilles de l’arbre de vie83. L’œuvre salutaire du Christ, dit encore le Milanais, a fait qu’Ève n’est plus couverte de feuilles, mais revêtue de la grâce par l’Esprit, à l’image du Christ dont la chair avait « la protection de la grâce céleste »84. Le souvenir du commentaire ambrosien du Psaume premier a attiré à lui des passages complémentaires du même auteur.

Du Psaume 22, qu’on chantait souvent dans l’ancienne liturgie lors de la nuit pascale, quand les nouveaux baptisés passaient du baptistère à la basilique où ils allaient recevoir pour la première fois l’eucharistie, Eucher tire trois images : les pâturages, la table et le bâton de Dieu. Ce dernier symbolise l’aide et le réconfort apportés aux brebis85. Pour les pâturages, le Lérinien écrit : « Pâturages : réfection spirituelle. Dans le Psaume : “Dans un lieu de pâturage il m’a placé” (Ps 22, 2) »86. Et pour la table : « Table : l’autel ou la réfection spirituelle. Dans le Psaume : “Tu as préparé devant moi une table” (Ps 22, 5) »87. En soi, ces interprétations sont courantes, mais l’expression refectio spiritalis rappelle Ambroise, qui avait écrit : « “Dans un lieu verdoyant il m’a placé, près des eaux de la réfection il m’a conduit”. Le bon David m’a enseigné le pain des anges, et c’est encore lui qui m’a enseigné l’eau de la réfection. Cette réfection est spirituelle, cette réfection est le repos jusqu’à l’intime de l’âme »88. Ce passage a sans doute inspiré Eucher.

« Le souffle divin est dans mes narines », est-il écrit dans le livre de Job (27, 3). Ambroise est le seul à citer ce verset, qui vient plusieurs fois à l’appui de sa doctrine des sens spirituels : il existe, dit-il, des narines de l’homme intérieur par lesquelles il perçoit ce qui est de l’Esprit, l’odeur de la vraie vie89. Or, le moine de Lérins écrit à propos des narines : « Narines : respiration de la foi et des bonnes vertus » 90. C’est certainement l’évêque de Milan qui a influencé Eucher, mais on peut se demander si c’est à travers les commentaires des Psaumes ou le De spiritu sancto91.

82 CSEL 31, p.18, 17-19.83 AMBR. In Ps. 1, 43, CSEL 62, p. 36, 12.84 AMBR. Isaac 5, 434, CSEL 32, 2, p. 668, 8 ; In Ps. 1168, 5, 8, CSEL 62, p. 86, 11.85 CSEL 31, p. 8, 23-24.86 CSEL 31, p. 14, 19-20.87 CSEL 31, p. 45, 17-18.88 AMBR. In Ps. 36, 61, 4, CSEL 64, p. 119, 15. Les Psautiers de la Vieille Latine parlent d’aqua refectionis en Ps 22, 2 (eau du repos : LXX et hébreu), ce qui est certainement à l’origine de l’expression ambrosienne  ; cf. encore In Luc. 8, 28. Refecti appartenait peut-être à la liturgie ancienne de type gallican : M. SMYTH, La liturgie oubliée, Paris 2003, p. 302-303.89 AMBR. In Ps. 48, 4, CSEL 62, p. 363, 29 ; 37, 27, p. 156, 18.90 CSEL 31, p. 35, 19-22.91 AMBR. Spir. 2, 7, 67-68.

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2. Les Homélies sur Luc

La connaissance par Eucher des homélies d’Ambroise sur l’Évangile de Luc a déjà été signalée à propos des Instructions92. Dans les Formulae, leur influence se fait sentir dès la préface, où l’auteur établit un rapprochement entre les trois sens de l’Écriture qu’on lui a enseignés93 et la division classique de la philosophie en trois parties94 ; on s’accorde à dire qu’il est le premier à faire ce rapprochement95. Ambroise avait, sous l’influence d’Origène, montré qu’on trouve dans les différents livres des Écritures l’équivalent de la physique, de l’éthique et de la logique des philosophes ; c’est en prolongeant sa réflexion qu’Eucher a pu mettre en relation les trois parties de la philosophie avec le triple sens du texte biblique, ce qu’Ambroise lui-même n’avait pas fait96.

Plusieurs autres passages du manuel d’Eucher sont redevables aux Homélies sur Luc, comme par exemple l’entrée “lis” : « Lis : le Christ ou les anges, en raison de l’éclat de leur justice. En Salomon : “Je suis la fleur du champ et le lis des vallons” (Ct 2, 1) »97. Que le lis des vallées figure le Christ est une exégèse classique, qu’on lit dans les commentaires du Cantique d’Hippolyte, Origène, Grégoire de Nysse ou encore Grégoire d’Elvire et Apponius. Mais il est beaucoup moins fréquent de voir dans le lis de Ct 2, 1 une image angélique. Ambroise présente les deux interprétations dans le même chapitre de son commentaire sur l’Évangile de Luc : « Nul ne doit trouver déplacé que les lis soient comparés aux anges, puisque le Christ lui-même rappelle qu’il est un lis : “Je suis, dit-il, la fleur du champ et le lis des vallons” »98.

92 J. F. KELLY, « Eucherius of Lyons : Harbinger of the Middle Ages », Studia Patristica 23, Leuven 1989, p. 141. En revanche, les rapprochements établis par P. COURCELLE, « Nouveaux aspects de la culture lérinienne », REL 46, 1968, p. 392, ont été justement mis en doute par S. PRICOCO, Eucherio di Lione. Il rifiuto del mondo, Firenze 1990, p. 203.93 CSEL 31, p. 4, 17 : sicut traditur : cf. HIER. Ep. 120, 12.94 CSEL 31, p. 4, 16-5, 5. Y. M. Escher, « Eucher de Lyon et l’exégèse spirituelle », dans Lérins, Connaissance des Pères de l’Église 79, 2000, p. 54-57, a eu le mérite de mettre l’accent sur l’importance de la mention de la Trinité dans la préface (p. 4, 20), trop peu remarquée.95 H. de LUBAC, Exégèse médiévale, Paris 1959, t. 1, p. 197-198 ; T. SKIBÍNSKI, L’interpretazione della scrittura in Eucherio di Lione, Rome, 1995, p. 62 ; C. CURTI, « Spiritalis intelligentia. Nota sulla dottrina esegetica di Eucherio di Lione », Kerygma und Logos, Mélanges Andresen, Göttingen 1979, p. 111.96 AMBR. In Luc. Prol. 5. Autre chose est de dire comme Ambroise que les trois parties de la philosophie se retrouvent dans différents livres de l’Écriture, ou encore dans un même livre, comme le Psautier ou l’Évangile de Luc, autre chose de dire qu’on les trouve dans un même passage. Eucher peut franchir le pas, parce que les définitions des trois divisions de la philosophie données par Ambroise correspondent assez largement à celles qu’il propose lui-même pour les trois sens de l’Écriture. Sur ces questions, voir L. F. PIZZOLATO, La dottrina esegetica di sant’Ambrogio, Milan 1978, p. 185-193 ; 223-224 ; G. MADEC, Saint Augustin et la philosophie, Paris 1974, p. 193-199.97 CSEL 31, p. 17, 13-14.98 AMBR. In Luc. 7, 128, SC 52, p. 55. C’est en fait l’allusion à Mt 6, 28 (le vêtement splendide des lis) qui explique l’application de l’image aux anges, laquelle se trouvait déjà dans HIL. In Mat. 5, 11.

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Quand Eucher déclare que les violettes sont l’emblème « des confesseurs, en raison de leur ressemblance avec des corps bleuâtres »99, il est probable qu’il exploite encore le même passage où Ambroise, décrivant le jardin clos de l’Épouse du Cantique, parlait « des violettes des confesseurs »100. Les roses, dont Eucher fait le symbole du martyre, parce qu’elles sont rouge sang, se rencontrent aussi, avec la même signification, dans ces lignes d’Ambroise, qui peuvent avoir rappelé au Lérinien cette image par ailleurs assez courante101.

Dans la Septante et la Vieille Latine, on pouvait lire en Habacuc cette étrange prophétie : « Le scarabée criera depuis le bois » (Hab 2, 11). Eucher la commente en disant : « Selon l’opinion de certains, cela est dit chez le prophète à propos du Seigneur »102. De fait, pour Ambroise, le coléoptère, en l’occurrence un bousier, représente le Christ en croix qui, « en vrai scarabée remuait par les traces de ses vertus la boue jusque là informe et pesante de notre corps » et qui sur le bois de la croix criait vers son Père et vers les hommes103, — une interprétation que Jérôme juge inconvenante et ne mentionne que pour la rejeter, mais dont Eucher se souvenait104.

Pour notre moine, dans les Écritures,l’expression “les morts” n’est pas toujours à prendre au sens propre. « Les morts qui meurent dans le Seigneur » (Ap 14, 13), ou les morts dont « la vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3, 3) suggèrent une mort positive, une mort spirituelle au péché. En revanche, quand il est dit dans l’Évangile : « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Mt 8, 22), ces morts sont, selon Eucher, « les pécheurs ou les infidèles »105. C’est à une longue mise au point d’Ambroise, qui explique que ce verset de Matthieu ne signifie pas que Dieu interdit de pleurer et d’ensevelir un père, mais doit être pris au sens figuré que le Lérinien doit ce développement sur les différentes sortes de mort, et l’exégèse symbolique de Mt 8, 22106.

De l’arbre immense né d’une minuscule graine de sénevé, l’Évangile dit : « De grandes branches lui poussèrent, au point que les oiseaux du ciel pouvaient loger à son ombre » (Mc 4, 32). Selon Eucher, ces oiseaux figurent les saints107, comme on 99 CSEL 31, p. 17, 16-17.100 AMBR. In Luc. 7, 128, SC 52, p. 54. D’ordinaire, les violettes figurent plutôt les veuves : HIER. Ep. 54, 4 ; AVG. Ser. 304, 3. Les Romains offraient des violettes aux morts lors de la fête des Violaria.101 CSEL 31, p. 17, 14-15.102 CSEL 31, p. 24, 18-19.103 AMBR. In Luc. 10, 113, SC 52, p. 193-194.104 HIER. In Hab. 1 (2, 9-11), CC 76, p. 606, 430-433 ; les deux auteurs pourraient dériver du commentaire perdu d’Origène sur les douze petits prophètes. “Selon l’opinion de certains”, dit Eucher  : sans doute prend-il ses distances parce qu’il connaît l’opinion de Jérôme.105 CSEL 31, p. 34, 10-14.106 AMBR. In Luc. 7, 33-43, SC 52, p. 21-23 ; comme les Formulae, ce texte cite à la fois Lc 9, 60 (= Mt 8, 22) et Col 3, 3. La rencontre de la même expression infidelium et peccatorum, pour expliquer le même verset de Mt 8, 22, chez Eucher et dans CHROM. Ser. 33, 5, CC 9 A, p. 154, 132-135, laisse supposer que Chromace s’est aussi inspiré d’Ambroise, à moins que les deux évêques ne dépendent indépendamment d’un même commentaire sur Matthieu.107 CSEL 31, p. 22, 1-3.

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le lit dans les Homélies sur Luc d’Ambroise108. L’interprétation en soi est banale, mais la la formule qui justifie le symbole rappelle la pensée de l’évêque de Milan : « Les oiseaux sont les saints, parce que, dans leur cœur, ils volent vers les réalités d’en haut » ; ad superiora euolare appartient au vocabulaire d’Ambroise et non à celui de Jérôme ou d’Augustin109.

Le cénacle où les apôtres vont préparer la dernière Cène, selon Lc 22, 12, est une grande salle située à l’étage. Il figure, selon Eucher, « le haut niveau des mérites ou de la science110. » Commentant ce verset, Ambroise déclare que la salle élevée a pour fonction de « faire remarquer la grandeur du mérite de son propriétaire, un mérite tel que le Seigneur avec ses disciples peut se reposer avec complaisance sur ses hautes vertus »111. Plus haut dans le même commentaire, il avait parlé du toit ou de la terrasse comme du sommet de l’âme où l’homme doit s’élever pour recevoir la connaissance des mystères, comme Pierre à Joppé selon Actes 10, passage qui a pu suggérer à Eucher l’idée de l’altitudo scientiae112.

« Les deux femmes en train de moudre à la meule » dont parle l’Évangile (Mt 24, 41) figurent pour Eucher les exégètes et prédicateurs de la Parole de Dieu, idée qu’on rencontre chez plusieurs auteurs113. Mais quand il explique que « l’on peut désigner les deux Testaments par les deux pierres de la meule, au moyen desquelles le froment du Livre ancien est transformé en la farine de l’Évangile, moyennant le travail de ceux qui l’expliquent »114, c’est d’Ambroise qu’il est proche. L’évêque de Milan était en effet le seul à dire explicitement à ce sujet que le travail de la meule consistait à moudre « la farine spirituelle de la Loi véritable », à rendre l’Ancien Testament comestible en le purifiant, grâce à l’interprétation, de ce qui en lui était ancien et dépassé. Il semble que, dans l’esprit du Lérinien, se soient superposés les deux passages où Ambroise a traité le thème115.

Enfin, le van symbolise dans les Formulae le jugement divin : « Van : le jugement rendu par la justice de Dieu (examen iustitiae). Dans l’Évangile : “Le van est dans sa main” (Mt 3, 12) »116. Certes, l’image est évidente dans l’Évangile, et notre moine n’avait pas besoin de recourir à Ambroise pour l’expliquer. Mais des ressemblances dans le vocabulaire suggèrent qu’il s’est ici encore souvenu des Homélies sur Luc117.

108 AMBR. In Luc. 7, 185-186, SC 52, p. 77-78. 109 AMBR. Noe 20, 72, p. 466, 14 ; cf. aussi Hexam. 6, 8, 48, CSEL 32, 1, p. 466, 14 etc. On sait qu’il affectionne particulièrement le thème néoplatonicien du vol de l’âme.110 CSEL 31, p. 56, 1-2.111 AMBR. In Luc. 10, 113, SC 52, p. 171.112 Ibid. 8, 40-42, p. 116-117.113 Voir sur ce sujet M. DULAEY, « Les figures des deux Testaments… », p. 221-223.114 CSEL 31, p. 42, 6-10.115 AMBR. In Luc. 8, 52, SC 52, p. 122, probablement complété par In Tob. 22, 83, CSEL 32, 2, p. 567, 18-568, 5.116 CSEL 31, p. 15, 18-19.117 D’après le CLCLT, l’association de uentilabrum et examen ne figure que dans ces deux textes avant Grégoire le Grand ; l’expression examen iustitiae se trouve dans AMBR. In Ps. 118, 10, 28.

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3. Les traités ascétiques

Des traités ascétiques d’Ambroise, même Jérôme, qui n’aimait guère le Milanais, recommandait la lecture aux vierges consacrées118. Quelques détails montrent qu’Eucher aussi les avait fréquentés.

« Que mon bien-aimé mange du fruit de ses pommiers », dit l’épouse du Cantique (Ct 4, 16). Ambroise, grand lecteur du Cantique est revenu avec prédilection sur ce verset, où il voit une prière de l’âme, ou de l’Église : de bois sec et stérile qu’elle était avant d’être plongée dans l’eau du baptême, elle est devenue un arbre fruitier qui implore la venue du Seigneur pour qu’il vienne savourer en elle les fruits des vertus119. Cette dernière précision accompagne la citation dans le seul traité De la virginité120, qui est probablement la source d’Eucher, quand il écrit à propos de Ct 4, 16 : « Pommes : fruits des saints dans les vertus »121.

Les abeilles, dit Eucher, sont « le modèle de la virginité ou de la sagesse. En Salomon : “Va voir l’abeille et apprends combien elle est laborieuse” (Prov 6, 6) »122. De la symbolique complexe de l’abeille, le Lérinien a retenu surtout l’application à la vie ascétique qu’on lit dans le traité Des vierges de l’évêque de Milan. Sans doute cela se mêlait-il dans son souvenir à l’éloge dithyrambique de l’insecte dans l’Hexameron, où Ambroise, sous l’influence des Géorgiques de Virgile, non seulement évoque l’enfantement virginal des abeilles, comme dans le traité Des vierges, mais cite aussi le même passage du livre des Proverbes123.

La roue représente pour le moine de Lérins « le monde ou la vie humaine », car dans le Psaume il est écrit : « Voix du tonnerre dans son roulement » (Ps 76, 19)124. L’image de la roue du monde se rencontre souvent à propos de ce verset, et les Instructions la reprennent125. En revanche, le symbole de la roue de la vie est associé au Ps 76, 19 dans le seul De institutione uirginis d’Ambroise : si l’homme intérieur et l’homme extérieur s’accordent, dit-il, « la roue de notre vie tournera

118 HIER. Ep. 22, 22. 119 AMBR. Myst. 56-57, SC 25 b, p. 190 ; Sacr. 5, 14, p. 126.120 AMBR. Virgnt 10, 54, PL 16, 280 ; Bon. Mort. 5, 19, CSEL 32, 1, p. 721, 12 parle aussi du fruit des vertus en relation avec le Cantique, mais de manière allusive et sans la citation de Ct 5, 1.121 CSEL 31, p. 18, 20-21.122 CSEL 31, p. 24, 22.123 AMBR. Virg. 1, 8, 40-42, PL 16, 200 ; Hexam. 5, 21, 68, CSEL 32, 1, p. 190, 1 (sine concubitu) ; 5, 21, 70, p. 192, 14 (Prov 6, 8). Sur la symbolique de l’abeille, voir RLAC, s. v. Biene, c. 274-282 (L. Koep). Chez CASS. C. Nestor. 7, 55, il est question de l’abeille à propos de la naissance virginale du Christ, selon ce qu’on trouve dans la tradition, mais il n’y a pas d’application à la vie monastique comme chez Ambroise.124 CSEL 31, p. 46, 20.125 CSEL 31, p. 86, 11-14 ; sur l’interprétation de ce verset, cf. M. DULAEY, « Des roues dans les roues.Ez 1, 15-16 chez les Pères », Studia Patristica 34, Leuven 2001, p. 320.

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sans heurt, ainsi qu’il est écrit : “Qu’advienne la voix de ton tonnerre dans la roue” » ; la voix du tonnerre est celle de Dieu126.

4. Autres ouvrages

HexameronAprès avoir rappelé, selon une tradition bien établie, que le bras de Dieu désigne

le Fils, Eucher ajoute la mention de la main divine, ce qui paraît superfétatoire, en citant le Psaume 117, 16 : « La droite du Seigneur a fait un prodige » : la main droite de Dieu, dit-il, est une image équivalente de celle du bras divin127. Or, Ambroise avait cité le même verset dans l’Hexameron, en expliquant que « la main est un vocable par lequel le Fils de Dieu n’a pas dédaigné de se désigner »128. Le Lérinien a pu s’en souvenir.

Le léopard, figure, selon Eucher, du « pécheur au comportement changeant » provient probablement aussi de l’Hexameron : Ambroise y met en relation la bigarrure du pelage de ce félin avec la fureur et les passions en général, les « motus uarii animae », ce qui n’est pas courant129.

Interpellatio Iob et Dauid

Dans l’excursus du ch. VII où Eucher souligne la polysémie de certaines images, il développe celle de l’abîme, auquel il reconnaît trois sens, l’un positif et les deux autres négatifs. La première partie du petit dossier de textes bibliques qu’il produit est redevable au commentaire sur Habacuc de Jérôme130, et dans la seconde partie, il y a probablement une réminiscence du De interpellatione Job et Dauid. « L’abîme, écrit le Provençal, est aussi l’enfer : “Et qui est descendu dans l’abîme, c’est-à-dire pour faire remonter le Christ de chez les morts ?” (Rm 10, 7). L’abîme désigne encore le cœur des hommes rendu ténébreux par leurs crimes : “L’abîme a dit : “Elle (la sagesse) n’est pas avec moi” (Jb 28, 14) »131. Or, avant le Lérinien, Ambroise avait associé les deux mêmes versets dans un passage où il soulignait l’incapacité de l’homme à scruter les mystères de la sagesse divine132.

126 AMBR. Inst. uirg. 2, 12, PL 16, 308 C.127 CSEL 31, p. 7, 13-14.128 AMBR. Hexam. 6, 9, 69, CSEL 32, 1, p. 257, 11-13. Sur la main de Dieu, voir R. KIEFFER, J. BERGMAN (éd. ), La main de Dieu, Tübingen 1997.129 CSEL 31, p. 25, 5-7 ; Hexam. 6, 3, 15, CSEL 32, 1, p. 212, 10-18.130 Cf. M. DULAEY, « Jérôme maître d’exégèse… » (n. 6), p. 383.131 CSEL 31, p. 42, 20.132 AMBR. Interpell. Jb 1, 9, 29-30, CSEL 32, 2, p. 229, 13-230, 24.

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Apologie de David IISi le puits peut symboliser le diable ou l’enfer, selon notre manuel, il peut

également être pris en bonne part : « Dans la Genèse : “près du puits du serment” (Gn 46, 1), c’est-à-dire près de l’eau de la foi133. » Sans doute y a-t-il là un souvenir d’Ambroise134. Dans la tradition origénienne dont dépend souvent le Milanais, en effet, puiser l’eau au puits équivaut à chercher le sens spirituel des Écritures135. Mais Ambroise, qui confond Bersabé (le puits du serment) et Betsabée, que David épousa (2 Sm 11, 3), a développé une typologie selon laquelle David figure le Christ, et Betsabée l’Église ou l’âme, son nom signifiant justement « le puits du serment, c’est-à-dire de la religion et de la foi »136, ce qui est bien proche du texte des Formulae.

Des mystèresLe traité Des mystères, composé à partir de catéchèses post-baptismales

prononcées par Ambroise dans la semaine de Pâques, a laissé une trace dans l’opuscule du Lérinien, quand il explique : « Parents : proches par la foi. Dans Salomon : “Venez, mangez, buvez et enivrez-vous, vous mes parents” (Ct 5, 1)137. Ce verset du Cantique, très peu cité par les Pères, l’est trois fois par Ambroise qui l’applique à l’eucharistie : « L’Église, voyant une telle grâce, exhorte ses fils, exhorte ses parents à accourir ensemble aux sacrements en disant : “Mangez, parents, buvez et enivrez-vous, frères”138. » On pourrait encore relever plusieurs thèmes communs aux Formulae et à ce traité, mais ils sont trop fréquents chez les Pères pour pouvoir être probants.

3. Autres ouvrages

Tertullien

Vincent de Lérins, contemporain d’Eucher, fait un éloge de Tertullien et s’inspire de son traité sur La prescription des hérétiques. Il semble bien que l’on disposait dans le monastère des îles des œuvres du Carthaginois139. L’Éloge du désert d’Eucher recèle une réminiscence du traité de Tertullien Sur la résurrection. 133 CSEL 31, p. 50, 23-24.134 Si le traité n’est pas d’Ambroise, il est de quelqu’un qui a une connaissance très poussée de son œuvre  : voir en dernier lieu H. SAVON, « Doit-on attribuer à Ambroise l’Apologia Dauid altera ? », Latomus 63, 2004, p. 930-962.135 ORIG. Hom. Gen. 13.136 AMBR. Apol. Dau. 2, 10, 51, CSEL 32, 2, p. 395, 2-3.137 CSEL 31, p. 32, 3-4.138 AMBR. Myst. 9, 58, SC 25 b, p. 190 (traduction légèrement modifiée pour coïncider avec les Formulae, où Eucher parle tour à tour des parents, des proches, des amis).139 C. TIBILETTI, « Tertulliano, Lerino e la teologia provenzale », Augustinianum 30, 1990, p. 45-61.

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Évoquant Dt 29, 5, où il est affirmé que les vêtements des Hébreux ne se sont pas usés durant leur long cheminement au désert, le moine de Provence déclare, à la suite de Tertullien, que c’est là une figure de l’incorruptibilité à venir140. Il se pourrait qu’il y ait également un écho du Contre Marcion, quand dans les Formulae Eucher écrit : « Scorpion : le diable ou ses ministres. Dans l’Évangile : “Je vous ai donné pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions” (Lc 10, 19) »141. Pour le Carthaginois, « au sens figuratif, sont annoncés comme scorpions et serpents les esprits du mal, dont le prince aussi est désigné sous le nom de serpent et de dragon… »142. Certes, l’idée qu’en Lc 10, 19 les serpents et les scorpions figurent les forces maléfiques est assez naturelle et se rencontre plusieurs fois chez Origène, mais Tertullien y ajoute le dragon, entrée qui notre petit dictionnaire suit les deux premières, ce qui indique qu’Eucher a probablement ce texte en tête.

Cyprien

On a pu détecter, dans le traité sur Le mépris du monde du moine de Lérins un emprunt à l’Ad Demetriadem de Cyprien143. Dans les Formulae, on trouve aussi l’écho d’une formule du De habitu uirginum de Cyprien sur la vraie richesse, qui consiste uniquement en biens spirituels144.

De Cyprien, Eucher connaît au moins certaines Épîtres. Il déclare que la grappe de raisin figure « l’Église ou le corps du Seigneur », et il cite à ce sujet Nb 13, 25 : « les fils d’Israël avaient rapporté de là une grappe »145. L’interprétation christique de la grappe rapportée par les explorateurs envoyés par Josué en terre promise est courante : le foulage du raisin symbolise la Passion, et la grappe géante portée sur une perche évoque le Christ en croix. En revanche, l’idée que la grappe figure l’Église est rarement développée. Or, il se trouve qu’elle l’a été par Cyprien dans son Épître : « Quand [le Christ] appelle son sang le vin qui a été exprimé d’un grand nombre de grappes et de grains et qui forme une liqueur unique, il marque que notre troupeau est fait d’une multitude ramenée à l’unité »146. Le Carthaginois a étendu au vin eucharistique la symbolique, déjà présente dans la Didachè (9, 4) au Ie s., du pain qui, formé à partir d’une multitude de grains de blé, figure l’unité de l’Église en Christ. Ces lignes de Cyprien étaient très connues : Augustin lui-même

140 EVCH. Laud., CSEL 31, p. 183, 8-12 ; TERT. Res. 58, 6. 10, CC 2, p. 1006-1007. J. L. FEIERTAG a relevé une réminiscence du De corona dans la Passion des martyrs d’Agaune (communication au colloque de Fribourg-Agaune de septembre 2003).141 CSEL 31, p. 30, 4-6.142 TERT. C. Marc. 4, 24, 9-10, SC 456, p. 310-312.143 S. PRICOCO, L’isola dei santi (n. 1), p. 193-199 ; Eucherio di Lione. Il rifiuto del mondo, Firenze 1990, p. 28. 144 CSEL 91, p. 33, 16-19 : « diues : fidelis abundans spiritalibus bonis » ; CYPR. Hab. uirg. 10, CSEL 3, 1, p. 194, 25 ; être riche, c’est « bonis spiritalibus abundare » ; à date ancienne, l’alliance de diues / diuitiae avec bona spiritalia semble se rencontrer là seulement.145 CSEL 31, p. 16, 19-20.146 CYPR. Ep. 69, 5, Bayard, t. 2, p. 342-243.

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les cite littéralement dans son traité Sur le baptême. L’utilisation de cette Épître par Eucher est très vraisemblable147.

Quand il écrit : « Perle : la doctrine de l’Évangile ou l’espérance du Royaume des cieux. Dans l’Évangile : “Or, ayant trouvé une pierre précieuse unique, il s’en alla vendre tout ce qu’il possédait pour l’acheter” (Mt 13, 46) »148, le moine de Lérins s’est également souvenu d’un passage du De opere et eleemosynis. En effet, si la perle symbolise souvent l’Évangile dans la tradition exégétique de Mt 13, 46, l’idée qu’elle figure l’espérance du Royaume ne se rencontre que chez Cyprien149.

Victorin de Poetovio

A propos des ailes des oiseaux, Eucher écrit : « Ailes : les deux Testaments. En Ezéchiel : “Chacun voilait son corps de deux ailes” (Ez 1, 23) »150. L’image des ailes des deux Testaments se trouve dans le commentaire de l’Apocalypse de Tyconius et dans l’explication du livre de Job composée par le prêtre Philippe, et donc ne surprend pas. En revanche, le verset d’Ezéchiel qui est censé illustrer cette interprétation étonne : d’une part, Ez 1, 23 n’est jamais cité en dehors des commentaires suivis du prophète ; d’autre part, loin de nous éclairer, la citation brouille plutôt les pistes. En effet, le passage concerne les quatre vivants, ou animaux ailés qui tirent le char de Dieu, et on voit généralement en eux une figure des quatre Évangiles, ce qui s’adapte mal au thème des deux Testaments annoncé par Eucher. Le Commentaire sur l’Apocalypse de Victorin de Poetovio, évêque pannonien de la seconde moitié du IIIe s., faisait des quatre animaux ailés une figure de l’unité des deux Testaments ; or, Victorin était aussi l’auteur d’un traité (perdu) Sur Ezéchiel, qui pourrait fort bien tenu des propos semblables à propos d’Ez 1, 23 ; il est possible qu’il soit ici la source d’Eucher151.

Quelques lignes plus loin, un autre passage pourrait aussi s’inspirer de l’exégète pannonien : il s’agit du symbolisme de l’autruche. « Autruche : l’hérétique ou le philosophe, parce que, tout en ayant les ailes de la sagesse, il ne vole pas. En Isaïe : “Ce sera un repaire de dragons et un pâturage pour les autruches” (Is 34, 13) »152.

147 L’usage de l’Épître 63 de Cyprien est attesté chez les Lériniens de la seconde génération, où elle est utilisée dans une homélie qu’on croit pouvoir attribuer à Fauste de Riez : EVS. GALL. Hom. 17, CC 101, p. 201-207 ; cf. Fr. GLORIE, « La culture lérinienne. Notes de lecture », Sacris Erudiri 19, 1969-1970, p. 71-76. Sur les relations du corpus dit de l’Eusèbe Gallican et Fauste, cf. C. M. KASPER, Theologie und Askese (n. 4), p. 373-385.148 CSEL 31, p. 47, 11-13.149 CYPR. Op. eleem. 7, SC 440, p. 96, 16-23. Au VIe s., la même idée, sans doute influencée par Cyprien, se lit aussi chez Pierre Chrysologue, pour qui la perle signifie la vie éternelle PETR. CHRY. Ser. 47, 1-2 ; sur l’exégèse de la parabole, cf. C. VONA, « La margarita preziosa nella interpretazione di alcuni scrittori ecclesiastici », Divinitas 1, 1957, p. 118-160.150 CSEL 31, p. 22, 7-8.151 Sur tout ce paragraphe, voir M. DULAEY, « Les figures des deux Testaments dans les Formulae intellegentiae spiritalis d’Eucher de Lyon », § 5.152 CSEL 31, p. 22, 22.

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Les Pères ont généralement vu en l’autruche de ce verset la figure des démons ou des idolâtres, et c’est cette dernière interprétation qu’Eucher pouvait lire dans le Commentaire sur Isaïe de Jérôme153. Mais l’explication du symbole donnée par les Formulae rappelle davantage un passage du commentaire Sur l’Apocalypse, où Victorin explique que l’Église seule a les ailes qui la rendent capable de voler vers Dieu, tandis que l’hérétique ne peut voler154. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que, dans son traité Sur Isaïe, Victorin ait effectué des variations sur le même thème à propos de l’autruche d’Is. 34, 13 ; en tout cas, Jérôme atteste avoir lu un commentaire figuratif antérieur de ce verset155.

« Mouille en hâte trois mesures de fleur de farine et fais-en des pains cuits sous la cendre », dit Abraham à Sara quand il reçoit à Mambré les envoyés divins (Gn 18, 6). Eucher cite ce verset en expliquant que « le pain cuit sous la cendre (subcinericium) est l’offrande de l’humilité »156. Dans ce pain cuit sous la cendre ou encore “pain caché” (Septante), les Alexandrins ont vu figuré le caractère secret de tout discours sur Dieu157. Dans ses Homélies sur la Genèse, Origène en fait un symbole eucharistique, ce qu’on retrouve dans le Tractatus 2 de Grégoire d’Elvire consacré à Gn 18158. Ce dernier auteur, dont le sermon s’inspire probablement aussi du commentaire de Victorin Sur la Genèse, met en relation les pains cuits sous la cendre avec la conversion et la pénitence de l’homme qui doit d’abord être baptisé pour avoir part au pain de l’eucharistie159. Eucher pourrait être dépendant du commentaire de Victorin.

Hilaire de Poitiers

De Lactance, dont le traité du moine provençal sur Le mépris du monde atteste la lecture, les Formulae ne semblent pas garder pas de trace160. En revanche, Hilaire, dont les Instructiones prouvent l’utilisation par Eucher, a laissé sa marque dans notre petit traité161. Dans les œuvres d’Ambroise, Jérôme et Augustin, ce sont les

153 HIER. In Is. 10 (34, 8-17), p. 422, 71 ; dans EVS. In Is. 2, 8, GCS, p. 224, 32-225, 5, et pour CASS. Conf. 7, 32, 4, les autruches figurent les démons ; pour PHIL. In Iob 39, PL 26, 772-773, l’autruche symbolise l’Église. 154 VICT. In Apoc. 4, 5, SC 423, p. 70, 17. 155 HIER. In Is. 10 (34, 8-17), CC p. 422, 70 s. « Les ailes de la sagesse », dont parle Eucher est une formule qui ne semble apparaître ailleurs que dans PETR. CHRY. Ser. 98, 7 et 170, 2. 156 CSEL 31, p. 40, 1-3.157 M. HARL, La Bible d’Alexandrie. I. Genèse, Paris 1986, p. 174.158 ORIG. Hom. Gen. 4, 1, SC 27 , p. 146-149 ; GREG. I. Tract. 2, 24-25.159 GREG. I. Tract. 2, 26, CC 69, p. 18, 213 ; 27 (p. 19, 225) ; 30, p. 10, 247 ; M. DULAEY, « Grégoire d’Elvire pasteur. La pédagogie du prédicateur dans le sermon sur l’hospitalité de Mambré » (Gn 18) », Studia Ephemeridis Augustinianum 58, 1997, p. 743-762.160 S. PRICOCO, Eucherio di Lione. Il rifiuto del mondo, Firenze 1990, p. 28.161 Instr., CSEL 31, p. 97, 5-13 : HIL. In Ps. 134, 9, CSEL 22, p. 699, 10-19 ; p. 103, 6-18 : HIL. In Ps. 138, 16, p. 770, 15-17 ; C. MANDOLFO, « Sulle fonti di Eucherio di Lione : L’influsso dei Commentarioli in Psalmos di Girolamo sur I Libro delle Instructiones », dans Cl. Moreschini, Esegesi, parafrasi e compilazione in età tardo-antica, Naples 1995, p. 267-270.

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commentaires des Psaumes qui sont les plus utilisés ; il en va de même dans celle de l’évêque de Poitiers.

Tractatus super Psalmos Le nid, dit Eucher, figure « la conscience bonne où mûrit le fruit (littéralement :

la ponte) des bonnes pensées, qui y éclôt en œuvres, si bien qu’elles sont ensuite appelées des fils. Dans le Psaume : “Tes fils sont comme des plants d’olivier alentour de la table” (Ps 127, 3) »162. L’image du nid de la conscience est redevable à Augustin. Des œufs des pensées naissent les actes, cela se comprend aisément, mais la citation du Ps 127, 3 n’éclaire guère le lecteur. Sans doute vise-t-elle à justifier qu’on puisse parler de “fils” à propos d’animaux ou de plantes, mais cela n’est vraiment compréhensible que pour celui qui a en tête le passage où Hilaire commente ce verset par une allégorie psychologique de la même eau163.

Quand le moine de Lérins détaille les différentes parties de l’homme intérieur, il déclare que le sommet du crâne (uertex) symbolise « le summum de la justice », étant donné qu’il est dit à l’homme qui recherche la sagesse : « Le sommet de ta tête recevra une couronne de grâces » (Prov 4, 9). Mais, ajoute-t-il, le sommet du crâne est pris « en mauvaise part également dans le Psaume : “marchant dans leurs fautes au sommet de la chevelure” (Ps 67, 22), c’est-à-dire le summum du mal »164. C’était là le texte de la Vieille Latine tel que le comprenaient les anciens : passage fort obscur à leurs yeux, et qu’ils ont très peu cité et encore moins commenté165. Hilaire explique que le Seigneur, selon le Ps 67, 28, « a fracassé les têtes de ses ennemis », c’est-à-dire les puissances démoniaques, qui « marchent au sommet des cheveux » des hommes qui vivent dans le péché, parce que, en tant que puissances “aériennes” et “spirituelles ” (cf. Eph 2, 2), elles dominent les hommes sans que ces derniers perçoivent leur présence166. Cette interprétation allégorique alambiquée se rencontre seulement chez Hilaire, et Eucher la lui a certainement empruntée.

Quand le Lérinien déclare que, lorsqu’il est dit dans le Psaume : « Que le puits ne ferme sur moi sa gueule » (Ps 68, 16), le puits peut signifier l’enfer, cela rappelle le commentaire d’Hilaire, qui voit dans ces paroles une prière du Christ en vue de la résurrection : le puits est l’enfer, qui ne peut garder en son sein le Vivant167.

162 CSEL 31, p. 22, 13-16.163 HIL. In Ps. 127, 10, CSEL 22, p. 635, 11-637, 13.164 CSEL 31, p. 35, 8-11 ; il faut lire delictis (cf. dilictis dans les manuscrits SMN) et non deliciis, comme C. Wotke, qui s’est fondé sur la lecture diliciis du manuscrit S.165 PAVL. N. Ep. 50, 8 interroge Augustin à ce sujet ; la première lettre de l’évêque d’Hippone s’est perdue, mais, devant l’insistance de Paulin, il a expliqué le verset dans l’Épître 149, 10, où il se contente fort sagement de voir dans le verset une hyperbole.166 HIL. In Ps. 67, 24, CC 61, p. 280, 3-22.167 CSEL 31, p. 50, 22-24 ; HIL. In Ps. 68, 15, CC 61, p. 304, 20 ; In Ps. 54, 19, p. 152, 5-6 ; cf. aussi In Ps. 141, 7.

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Les lecteurs de la Vieille Latine rencontraient une formulation curieuse : « Moab est le chaudron de mon espérance » (Ps 59, 10). Eucher explique que le chaudron figure, au sens positif, « la longue suite des ancêtres du Christ, qui selon la chair descend de Ruth la Moabite », tandis qu’en un sens différent, en référence à Jér 1, 13, le chaudron est la tribulation168. Les Moabites, engendrés par les filles de Lot de la manière que l’on sait (Gn 19, 30-38), ne pouvaient que désigner les pécheurs, et le chaudron, tout comme le vase de terre cuite dont parle aussi le manuel d’Eucher, évoque le corps humain169. Le verset est donc mis en relation avec l’Incarnation par Hilaire : selon lui, à la dixième génération le chaudron cuit cette viande crue qu’est la chair pécheresse pour en faire une nourriture de vie éternelle, la chair du Christ170. L’interprétation était compliquée et encore plus bizarre que le verset, ce qui ne l’a pas empêchée d’être reprise par Ambroise et Paulin de Nole, ainsi que par notre Provençal171.

Eucher explique la “quinquagésime” ou cinquantaine (c’est-à-dire, à cette époque-là, la Pentecôte), comme « manifestation de la béatitude future ou de la rémission des péchés », et le jubilé comme « désignation du repos à venir », en référence au Lévitique (23, 15-16 et 25, 10)172. Il peut s’être souvenu du Prologue d’Hilaire à son commentaire des Psaumes, car si les différentes composantes de cette interprétation ne sont pas originales, on les trouvait rassemblées dans ce prologue173.

Pourquoi Dieu a-t-il rompu les clôtures de la vigne d’Israël, se lamente le psalmiste ? « Le sanglier de la forêt l’a ravagée » (Ps 79, 14). Ce sanglier, dit Eucher, figure le diable174. L’interprétation, dira-t-on, va de soi ; cependant, le verset est peu cité et peu commenté, sauf par Hilaire, à qui la force sauvage du sanglier paraît une image convaincante de Satan, si bien qu’on peut penser que ses explications ont influencé le Lérinien175.

Le Commentaire sur MatthieuBien des interprétations de cet ouvrage d’Hilaire sont passées dans les

commentaires de ses successeurs, en sorte qu’il n’est pas toujours possible de mesurer son influence sur notre moine provençal. Elle semble réelle en cinq passages. De l’heure, Eucher déclare que, symboliquement, elle vaut « cinq cents 168 CSEL 31, p. 44, 22-45, 4.169 CSEL 31, p. 48, 14-15.170 HIL. In Ps. 59, 11, CC 61, p. 189-190.171 AMBR. Inst. uirg. 12, 79 ; 13, 83 (PL 15, 324-325) : « Recevez de cette marmite moabite le parfum de la grâce céleste » ; PAVL. N. Ep. 23, 7. Paulin et Eucher opposent tous deux, à la suite d’Hilaire, la marmite de la tribulation en Jérémie et la marmite de Moab.172 CSEL 31, p. 54, 18-23.173 HIL. In Ps. Prol. 10-12, CC 61, p. 10-11.174 CSEL 31, p. 25, 17-18.175 HIL. In Ps. 67, 31, CC 61, p. 286, 12-14 ; il a probablement trouvé l’interprétation chez Origène : cf. ORIG. Hom. Num. 20, 3.

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ans, d’après certains, puisqu’on entend le jour de l’ensemble de la durée de ce monde. Dans l’Épître de Jean : “Petits enfants, c’est la dernière heure” (1 Jn 2, 18) »176. Or, Hilaire avait expliqué, à propos des ouvriers de la onzième heure, que « la base de la division, dans le total de six mille ans, est le nombre cinq cents », qui est la valeur de l’“heure” dont parle l’Écriture177. Cette équivalence entre “la dernière heure” et cinq cents ans évoque le comput millénariste des âges du monde, où l’histoire humaine se déroule en six âges de mille ans chacun ; le “jour” faisant mille ans, chacune de ses douze heures fait 500 ans ; l’Incarnation a lieu en 5500, et l’Église a cinq cents ans à vivre avant la Parousie. Ces élucubrations sont parfois encore mentionnées par des auteurs non millénaristes, comme Augustin, qui les récuse absolument, et considère que “heure” est une synecdoque pour désigner le temps en général178. Il est remarquable qu’Eucher ne reprenne pas cette manière de voir, qu’il pouvait pourtant lire dans les Règles de Tyconius, mais qu’il s’en tienne à l’ancienne manière de voir179.

Les torches que préparent les vierges sages de la parabole de Matthieu pour aller à la rencontre de l’Époux sont pour Eucher « les âmes resplendissantes de justice »180. Ce n’est pas l’interprétation la plus courante : les âmes sont le plus souvent figurées par les vierges elles-mêmes, tandis que les torches représentent les sens ou les œuvres. Mais Hilaire avait écrit : « Les lampes, c’est la lumière des âmes resplendissantes que le sacrement de baptême fait briller »181, et Eucher s’est inspiré de ce passage. De même, quand il pense qu’en Mt 5, 15 (« Personne n’allume une lampe pour la mettre sous le boisseau »), le boisseau peut figurer le peuple juif182, il dépend encore du commentaire d’Hilaire qui écrivait : « Le Seigneur a justement comparé la Synagogue au boisseau » ; « il ne faut plus cacher la lampe du Christ sous le boisseau ni la dissimuler sous le couvercle de la Synagogue »183.

Classées dans les nourritures, deux entrées “fiel” et “vinaigre” citent le Ps 68, 22, dont l’Évangile voit l’accomplissement lors de la Passion : « Pour nourriture, ils m’ont donné du fiel, et dans ma soif ils m’ont abreuvé de vinaigre ». Le fiel, dit Eucher est « l’amertume de la malice », et le vinaigre, est « l’aigreur de l’âme corrompue »184. Or, c’est dans le commentaire sur Matthieu d’Hilaire qu’on lit : « Comme on lui offrait du vin mélangé de fiel, il refusa de le boire, car l’amertume

176 CSEL 31, p. 12, 18-20.177 HIL. In Mat. 20, 6, SC 258, p. 108, 6-14. La connaissance de l’Ep. 199 à Hésychius paraît moins probable. 178 AVG. Ep. 199, 6, 17, CSEL 57, p. 258 : il prend ses distances avec ses conceptions : « quod nonnulli sic accipiunt ».179 TYC. Reg. 5, Burkitt, p. 56, 11-20. Sur l’usage de Tyconius par Eucher, voir note 194.180 CSEL 31, p. 45, 5-6 ; Eucher distingue entre lucerna, lampe à huile, et lampas, torche ; sur l’emploi des torches dans l’antiquité, cf. RLAC, s. v. Fackel.181 HIL In Mat. 27, 4, SC 258, p. 207, 7-9.182 CSEL 31, p. 45, 11-13.183 HIL In Mat. 4, 11, SC 254, p. 130, 3 ; 7-9.184 CSEL 31, p. 40, 17-20.

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du péché ne se mêle pas à l’incorruptibilité de la gloire éternelle »185, tandis que les autres auteurs voient le plus souvent dans le fiel une métaphore de l’amertume de la mort ou encore l’image du peuple juif lui-même186. Quant au vinaigre, qui est, comme son nom l’indique, du vin aigri, Hilaire explique qu’il symbolise les vices de l’humanité corrompue depuis Adam ; en absorbant le vinaigre sur la croix, le Christ fait passer en lui ce péché de l’homme pour le supprimer et restaurer Adam en sa nature première187. Il est encore d’autres passages des Formulae où les citations de Matthieu sont accompagnées d’exégèses analogues à celles d’Hilaire, mais on n’en peut tenir compte, parce qu’elles ne sont pas propres au Pictave.

Fortunatien d’Aquilée

Il n’est pas aisé de mesurer l’influence du commentaire sur les Évangiles de Fortunatien, évêque d’Aquilée mi IVe s., puisqu’il est aujourd’hui perdu. Mais on peut supposer qu’il était disponible en Gaule au Ve s., étant donné que les quelques fragments qu’on en possède ont été conservés dans des manuscrits originaires de cette région188. Un de ces fragments montre que deux entrées au moins de notre dictionnaire proviennent de ce traité : il s’agit du symbole de la poule et du coq.

La poule, dit Eucher, peut figurer l’Église, car il est dit dans l’Évangile : « comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes » (Mt 23, 37)189. Ce verset de Matthieu compare la sollicitude du Christ pour les hommes à celle de la poule envers ses poussins ; il serait donc logique d’en déduire que le volatile symbolise le Christ, comme l’ont généralement fait les auteurs anciens. Mais Fortunatien fait exception ; en effet, il commente longuement ce verset en expliquant que « par la poule, il faut entendre l’Église avec son intelligence spirituelle »190.

Et par conséquent, pour Eucher, le coq représente le Seigneur, car il est écrit : « le coq déambule content parmi les poules (Prov 30, 31) »191. Parce qu’il évoque le réveil, et par extension la résurrection, certains auteurs anciens ont fait du coq un symbole du Christ192 Mais, pour le Provençal, c’est parce qu’il marche au milieu

185 HIL. In Mat. 33, 4, SC 258, p. 252, 7-10.186 C’est seulement dans CHROM. Ser. 19, 7, qu’on trouve la même idée, également sous l’influence d’Hilaire.187 HIL. In Mat. 33, 6, SC 258, p. 254, 11-17 ; repris par AMBR. In Luc. 10, 124-125, lequel toutefois n’a pas la même interprétation du fiel.188 Sur Fortunatien, voir R. HERZOG, P. L. SCHMIDT (éd.), Handbuch der lateinischen Literatur der Antike, VIII, 5, München 1989, p. 419-421 ; P. MEYVAERT, « An unknown Source for Jerome and Chromatius : Some new Fragments of Fortunatianus of Aquileia ? », dans S. Krämer, M. Bernhard, Scire litteras, Forschungen zum mittelalterlichen Geistesleben, München 1988, p. 277-289.189 CSEL 31, p. 24, 14-15.190 FORT. A. Fr., CC 9, p. 370, 27-35. Maxime de Turin a suivi Fortunatien sur ce point  : MAX. TVR. Ser. 86, 3. Eucher ne dépend pas de Maxime.191 CSEL 31, p. 24, 9-13.192 Cf. AMBR. Hexam. 5, 24, 90 ; PRVD. Cathem. 1, 1-4. Sur le symbolisme du coq, voir G. M. PINTUS, « Storia di un simbolo : il gallo », Sandalion 8-9, 1985-1986, p. 243-267.

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des poules que le coq désigne le Christ ! Or, dans le fragment que nous avons déjà cité, Fortunatien expliquait : au milieu des poules, « c’est-à-dire au milieu des Églises, que Jean appelle les sept candélabres (Apoc 1, 20) »193. Ces deux exemples suffisent à montrer qu’Eucher a eu le commentaire de l’évêque d’Aquilée en main.

Tyconius

La lecture des Règles de Tyconius par Eucher, en version intégrale, et pas seulement dans le résumé qu’en a donné Augustin dans le De doctrina christiana, semble prouvée pour les Instructiones194. En revanche, les Règles n’ont pas laissé de trace dans les Formulae ; l’heure, ou les autres divisions du temps, reçoivent des interprétations qui n’ont rien à voir avec ce que Tyconius en disait de leur sens, via l’utilisation de la synecdoque. Mais on peut se demander si Eucher n’a pas exploité dans son petit manuel le Commentaire sur l’Apocalypse du donatiste, dont on sait à travers Gennade de Marseille qu’il est disponible en Provence dans la seconde moitié du Ve s.195. L’interprétation du candélabre par notre moine le suggère : « Chandelier  : l’Église ou le corps du Seigneur ou l’Écriture sainte. Chez le prophète : “Et je vis à droite de l’autel deux chandeliers allumés” »196. La prétendue citation biblique fusionne deux versets de Zacharie. « J’eus une vision : un chandelier tout en or … près de lui deux oliviers », est-il dit en Za 4, 2 ; et en Za 4, 11 : « Qui sont les deux oliviers à droite du chandelier ? » Les deux oliviers ont été assimilés aux chandeliers, comme en Ap 11, 4, où les deux témoins ont pour image « les deux oliviers et les deux chandeliers ». Or, c’est seulement dans la tradition exégétique de l’Apocalypse issue du commentaire de Tyconius, c’est-à-dire dans les commentaires de Césaire d’Arles, Primase d’Hadrumète et Beatus de Liebana, que ces deux chandeliers sont une figure de l’Église, tout comme les sept chandeliers d’Ap 1, 20 197.

Ambrosiaster

Que notre moine de Lérins ait connu et utilisé les Questions sur l’Ancien et le Nouveau Testament attribuées à l’Ambrosiaster, ce Romain contemporain de

193 FORT. A. Fr., CC 9, p. 370, 37, 42.194 C. MANDOLFO, « Le Regole di Ticonio e les Quaestiones et responsiones di Eucherio », ASE 8, 1991, p. 535-546 ; ses conclusions sont adoptées par T. Skibínski, L’interpretazione della scrittura in Eucherio di Lione, p. 122-123.195 Voir DSp, s. v. Tyconius, c. 1352 (M. Dulaey).196 CSEL 31, p. 45, 15.197 CAES. In Apoc. , éd. G. Morin, p. 239, 10-11 ; PRIM. In Apoc., CC 92, p. 167, 56 ; BEAT ; In Apoc. 5, 11, 8-9, Sanders, p. 446.

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Jérôme, a été reconnu depuis longtemps pour les Instructiones198. Il faut ajouter qu’il avait également lu et exploité son commentaire sur les Épîtres pauliniennes199. Qu’en est-il dans les Formulae ? Une rencontre verbale peut faire penser à une réminiscence du commentaire sur l’Épître aux Philippiens de l’exégète romain, mais le rapprochement reste fragile200. En revanche, on est en terrain plus sûr avec la valeur symbolique accordée au veau : « Veau : le Christ ou les saints. Dans le Psaume : “Alors on placera des veaux sur ton autel” (Ps 50, 21) »201. En soi, l’interprétation des victimes de l’ancienne alliance comme figure du Christ, et par extension, du chrétien, est assez banale, mais ce qui n’est pas courant, c’est de la rattacher à ce verset biblique précis. Or, l’Ambrosiaster l’avait fait dans la Question 112 où, développant le thème du sacrifice spirituel de la nouvelle alliance, il avait cité le Ps 50, 21 et écrit que « les veaux sont ici la figure du peuple nouveau à qui la foi au Christ a donné une nouvelle naissance, et dont la piété est tous les jours immolée sur l’autel du Seigneur »202.

Paulin de Nole

Une fois installé en Campanie au pied du Vésuve, Paulin, originaire de la région de Bordeaux, était resté en relations épistolaires avec un certain nombre de personnalités gauloises. Le monastère de Lérins ne lui était pas inconnu : il reçut à Nole des envoyés d’Honorat, fondateur du monastère, et écrivit entre 423 et 426 à Eucher et à sa femme Galla203. Environ un siècle plus tard, Césaire d’Arles cite des passages de ses lettres204. Qu’en est-il de la connaissance des lettres de Paulin en Provence dans les premières décennies du Ve s. ? Quelques lignes du bestiaire d’Eucher semblent s’en inspirer.

Le corbeau est généralement symbole de « la noirceur du pécheur ou du démon », comme le dit Eucher en citant Prov 30, 17 : « Que les corbeaux des vallées lui crèvent les yeux ». Mais il soutient que le corbeau peut être pris « en bonne part aussi, comme dans le Cantique des Cantiques à propos de l’époux : « Ses cheveux sont comme des sapins, noirs comme des corbeaux » (Ct 5, 11)205. Dans les œuvres d’Ambroise et du prêtre Philippe, on peut trouver, sous l’influence d’Origène, une interprétation positive du corbeau, en relation avec Ct 5, 11 : sa 198 DHGE, s. v. Eucher, c. 1316 (R. Etaix) ; G. BARDY, « La littérature des Questions et réponses », Revue Biblique 42, 1933, p. 14-20.199 Instr., CSEL 31, p. 82, 10-17 utilise AMBRST. In Rom. 9, 11-13.200 CSEL 31, p. 37, 10-13 : « Viscera : affectus pietatis » ; la même expression se lit dans AMBRST. In Phil. 2, 4, CSEL 81, 3, p. 138, 17 ; mais cela va de soi dans le contexte paulinien.201 CSEL 31, p. 28, 1-3.202 AMBRST. Quaest. 112, 29, CSEL 50, p. 298, 1 s.203 PAVL. N. Ep. 51, Santaniello, t. 2, p. 635-641 ; cf. aussi t. 1, p. 107-108.204 A. SALVATORE, « Due omelie su Sansone di Cesario di Arles e l’Epistola 23 di Paolino di Nola », VetChr 7, 1970, p. 83-113. Il y a d’autres traces de l’utilisation de Paulin par Césaire.205 CSEL 31, p. 23, 6-9.

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couleur noire évoque les obscurités de l’Écriture dont le saint sait découvrir le sens ; ce thème n’est pas évoqué par Eucher206. Seul Paulin avait regroupé Prov 30, 17 et Ct 5, 11 dans son Épître 23 et donné la même interprétation double de l’oiseau que le Lérinien207. Il n’est pas indifférent que l’Épître en question ait été adressée à un moine Gaulois, Sulpice Sévère, et qu’elle soit plus tard connue de Césaire d’Arles.

Il pourrait y avoir dans les Formulae d’autres réminiscences de lettres adressées par Paulin à des correspondants Gaulois. Ainsi, quand la fourmi est qualifiée de « prévoyante et laborieuse », il y a là peut-être seulement le souvenir de quelque apologue classique, mais l’association des deux termes, qui est rare, se rencontre dans l’Épître 9, adressée par Paulin à Sanctus et Amandus de Bordeaux208. Que les oreilles symbolisent « l’obéissance de la foi », rien d’étonnant à cela pour un lecteur de la Bible, mais il est tout de même remarquable que l’association de termes obaudientia fidelis ne se rencontre apparemment que chez Eucher, chez Césaire, et dans une lettre envoyée par Paulin à Sulpice Sévère209.

L’idée que le passereau et le pélican du Ps 101, 7 figurent le solitaire et le saint homme, tandis que la chouette (ou nycticorax) est « le saint méprisable aux yeux des homme sans foi », comme le dit Eucher, trouve des correspondances dans l’Épître 40 de Paulin210. Certes, elle n’est pas propre à l’évêque de Nole, qui se réfère, à propos du pélican, au témoignage d’un moine voyageur dont on a pensé qu’il pouvait être Rufin211. Pour Cassien et le moine Astérius aussi, le pélican figure le moine212. C’est toutefois dans l’Épître 40 de Paulin qu’on trouve le développement le plus substantiel sur cet aspect de la symbolique des trois oiseaux. « Le saint méprisable aux yeux des homme sans foi » dont parle Eucher rappelle le portrait brossé par Paulin du pauvre moine pénitent qui fuit le monde et pleure enfermé dans ca cellule, pareil au pélican du désert et à la chouette des ruines213. La Lettre 40 de Paulin est adressée à Sanctus et Amandus de Bordeaux. Il semble donc qu’au moins les lettres de l’évêque de Nole adressées à des Gaulois ont circulé en Provence dès les premières décennies du Ve s., ce qui suppose des relations entre des milieux monastiques d’obédience diverse214.206 AMBR. In Ps. 118, 15, 12, CSEL 62, 336, 21 s. ; PHIL. In Iob 39, PL 26, 765 D ; cf. ORIG. Cat. Cant., PG 17, 273 D ; 276 A.207 PAVL. N. Ep. 23, 28-29, Santaniello, 1, p. 674-677. La même association est dans GREG. NYS. In Cant. 13, GNO 6, p. 391, 16.208 CSEL 31, p. 29, 12 ; PAVL. N. Ep. 9, 2, Santaniello, t. 1, p. 298, 3, 4 : prouidentia / opera.209 CSEL 31, p. 35, 17 ; PAVL. N. Ep. 11, 6 ; la iunctura reparaît ensuite dans CAES. Ser. 7, 1.210 CSEL 31, p. 23, 3-5 ; 24, 3-8.211 PAVL. N. Ep. 40, 6, Santaniello, p. 418, 36-53 ; p. 419, note 5.212 CASS. Conf. 18, 6, SC 64, p. 17 ; ASTER. Ad Renatum, CC 85, p. 8, 125-130 ; on ne sait trop en quelle région situer Astérius et renatus : cf. A. DE VOGÜÉ, Histoire littéraire du mouvement monastique : De l’épitaphe de sainte Paule à la consécration de Démétriade (404-414), t. 5, Paris 1998, p. 159-175.213 PAVL. N. Ep. 40, 7, Santaniello, p. 420. Autre contact entre les Formulae d’Eucher et cette lettre : CSEL 31, p. 35, 12, où les cheveux sont les ornatus iustitiae, et Ep. 40, 4, où ils désignent les opera iustitiae.214 L’idée d’une absence totale de communication entre Lérins et les autres centres monastiques de Gaule, notamment ceux qui étaient dans la mouvance de saint Martin, jadis défendue par O. PRINZ, F. Prinz, Frühes

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Le Commentaire sur Job du prêtre Philippe

On possède un traité sur le livre de Job qui a parfois été transmis sous le nom de Jérôme, mais qui est probablement celui que Gennade attribue à un certain Philippe, prêtre et disciple du moine de Bethléem215. L’auteur commente le texte de la Vulgate, fort différent en certains endroits de celui de la LXX et des Vieilles Latines, et il est visiblement très familier de l’œuvre de Jérôme, mais il pourrait aussi être dépendant des Homélies sur Job d’Origène, aujourd’hui perdues216. Quelques décennies plus tard, il est connu en Gaule du Sud, puisque Fauste l’utilise, ainsi que Claudien Mamert217.

Eucher a déjà le commentaire en mains. Il lui doit en partie son interprétation symbolique de l’onagre : « Onagre : ermite. Dans Job : “Qui a lâché l’onagre en liberté ?” (Jb 39, 5). Le peuple juif aussi peut être appelé onagre, car la suite du même livre dit : “Et qui a dénoué ses liens ?”, c’est-à-dire évidemment les liens des commandements »218. Que l’onagre, un âne sauvage particulièrement robuste, symbolise l’ermite, Rufin et Cassien le disent219. Mais qu’il figure le peuple juif ne se lit que dans le traité de Philippe, dont le commentaire prend également en compte la phrase qui suit dans le livre de Job : « et il l’a laissé aller aux désirs de son cœur ». Le prêtre Philippe explique longuement que c’est une mauvaise liberté que celle de l’onagre rebelle, qui, prétendant établir sa propre justice, comme dit l’apôtre, méconnaît la Loi de Dieu220.

L’idée que le coq représente à l’occasion le saint, alors que l’animal est plutôt considéré d’ordinaire comme une figure du Christ ou du prédicateur221, est appuyée par Eucher sur Jb 38, 36 : « Qui a donné l’intelligence au coq ? » Dans le commentaire sur Job de Philippe, le coq désigne « les saints qui, dans la nuit et les ténèbres de ce monde, accueillent la foi, l’intelligence, et la constance à crier vers

Mönchtum im Frankreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwicklung (4. bis 8. Jahrhundert), München-Wien 1965, a été justement contestée par M. E. BRUNERT, Das Ideal der Wüsteaskese und seine Rezeption in Gallien bis zum Ende des 6. Jahrhunderts, Münster 1994, p. 178-179. 215 DECA, s. v. Philippe, c. 2013-2014.216 J. B. BAUER, « Corpora orbiculata. Eine verschollene Origenes exegese bei Pseudo-Hieronymus », ZKTh 82, 1960, p. 333-341 ; M. P. CICCARESE, « Sulle orme di Gerolamo. La “Expositio in Job” del presbitero Filippo », dans Cl. Moreschini, G. Menestrina, Motivi letterari ed esegetici in Gerolamo, Trento 1997, p. 247-267 ; « Filippo e i corvi di Giobbe 38, 41. Alla ricerca di una fonte perduta », Mélanges M. G. Mara, Augustinianum 35, 1995, p. 137-159.217 C. M. KASPER, Theologie und Askese, p. 141, n. 159.218 CSEL 31, p. 26, 7-10.219 RVF. [GREG. NAZ.], Orat. 5, 13, CSEL 46, p. 182, 11 ; CASS. Conf. 18, 6, SC64, p. 512. ; cf. aussi AVG. Adn. Ib 39, CSEL 28, 2, p. 617, 17-30, qui y voit une image des contemplatifs.220 PHIL. In Iob 39, PL 26, 769 A-D. Pour Augustin, l’onagre figure les païens : In Ps. 103, 3, 4, CC 40, p. 1501-1502.221 CSEL 31, p. 24, 9-11.

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Dieu pour que naisse le jour qui dure et que s’éloignent les ombres de la vie présente »222. C’est là sans doute la source d’Eucher.

Face à un symbolisme positif assez banal des os, qui dans les Psaumes évoquent souvent l’être intime de l’homme (« os : fermeté d’âme »), Eucher offre une valeur négative qui suppose l’utilisation de la Vulgate : « en mauvaise part, dans le livre de Job : “Ses os sont comme des tubes d’airain”, (Jb 40, 13) »223. Il s’agit des os de Léviathan, redoutable dragon marin qui est une figure du diable. A l’exception de deux passages des Chaînes sur Job d’Origène, qui suit la Septante, ici fort différente, le verset n’est pas cité à date ancienne. Philippe le commente ainsi : « Ses os sont comme des tuyaux de bronze et ses cartilages comme des lames de fer ; par des noms désignant des parties du corps, il est indiqué que le diable est avec ceux qui lui appartiennent dur, rigide, obstiné et inflexible »224. C’est de son commentaire que le moine de Lérins s’est souvenu.

Il y a fort à parier que, dès qu’il cite selon la Vulgate un passage de Job peu connu, Eucher est dépendant du traité de Philippe, le seul qui à cette date commente cette traduction. De fait, quand Eucher explique que « l’ombre signifie parfois le péché » et l’illustre par une expression du Ps 106, 10 : “assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort”, l’interprétation est courante. Mais quand il ajoute que « parfois l’ombre désigne les châtiments, comme dans Job : “Là où règne l’ombre de la mort et l’absence d’ordre” (Jb 10, 22), et, parce que l’ombre n’est pas éloignée de l’objet dont elle est l’ombre, la mort n’est pas loin non plus du châtiment qui donne la mort » 225, il dépend très étroitement du commentaire de Philippe sur Jb 10, 22. Pour cet exégète, en effet, la “terre ténébreuse” est « le lieu du châtiment, parce que, de même que les ombres ne sont pas loin des corps qui créent l’ombre, les châtiments qui donnent la mort ne sont pas loin de la mort »226.

La suite de l’explication du Lérinien est encore empruntée au prêtre Philippe : « L’ombre, écrit-il, est parfois le plaisir que l’on prend au péché ; dans Job, à propos du diable : “Il dort à l’ombre, caché dans des roseaux et des endroits humides” (Jb 40, 16) »227. Philippe explique en effet à propos de Jb 40, 16 que « le diable habite le péché et se repose dans le secret des pensées, ou encore des lombes, ce qui explique qu’on parle de lieux humides »228. Les lombes ont été précédemment données par Eucher pour un euphémisme désignant le sexe masculin, ce qu’il tenait de Jérôme, et il a également lu dans le commentaire du prêtre Philippe que « lombes et nombril signifient le plaisir du ventre ou la volupté de la chair qui, après la chute, se sont introduits dans les membres génitaux, en

222 PHIL. In Iob 38, PL 26, 762 C-D ; sur le symbolisme du coq, cf. RLAC, s. v. Hahn, c. 363-365 (C. Nauerth).223 CSEL 31, p. 37, 7-9.224 PHIL. In Iob 39, PL 26, 783 B-C.225 CSEL 31, p. 43, 7-10.226 PHIL. In Iob 10, PL 26, 642 B.227 CSEL 31, p. 43, 10-13.228 PHIL. In Iob 40, PL 26, 785 A-B.

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sorte qu’ils sont chatouillés par l’excitation du plaisir au-delà de la loi de nature et quand l’homme ne le veut pas »229.

Il est d’autres points sur lesquels Eucher rejoint les exégèses de Philippe, sans qu’on puisse toujours affirmer que c’est vraiment de lui qu’il dépend, parce que l’interprétation donnée se retrouve chez d’autres auteurs. Ainsi, quand il déclare à propos du faucon : « Il est parfois le saint, d’après moi, parce qu’il ravit le Royaume de Dieu (cf. Mt 11, 12). Dans Job : “Est-ce par ta sagesse que le faucon se couvre de plumes ?” (Jb 39, 26)230. On lit chez Philippe « qu’on doit comprendre en bonne part ce faucon ; c’est le saint, qui reçoit la sagesse par la conversion, si bien qu’il cesse désormais rapine et pillage, et dépose au baptême les dépouilles du vieil homme, se couvrant de plumes comme l’aigle dont se renouvelle la jeunesse (cf. Ps 103, 5) »231. Le faucon a rarement une image positive, mais le contexte de Job y obligeait ; on trouve quelque chose d’analogue dans les Adnotationes in Iob d’Augustin232. Eucher est toutefois plus proche de Philippe que d’Augustin, dont il ne semble utiliser nulle part ces notes sur Job.

Autres ouvrages ?Un passage des Formulae qui reprend l’image chère à Cyrille d’Alexandrie du

buisson ardent comme figure de la maternité virginale de Marie dépend très vraisemblablement de la traduction latine des dossiers patristiques utilisés en 431 au concile d’Éphèse, lesquels ont été reproduits vers la même époque par Vincent de Lérins dans son Commonitorium233. Le thème est présent dans la Lettre Festale XVII de Cyrille, dont la traduction latine est utilisée par Arnobe le Jeune, contemporain d’Eucher234.

Des Exposiunculae in Euangelia d’Arnobe, des pages entières ont été insérées dans les Instructiones d’Eucher par des copistes ultérieurs235. Eucher a-t-il pu connaître le commentaire de ce semi-pélagien qui fut moine à Rome236 ? Il est en tout cas deux points de rencontre nets entre les deux auteurs. Du matin, Eucher dit qu’il peut représenter « la lumière des bonnes œuvres, le baptême ou la résurrection, selon qu’il est écrit dans le Psaume : “Au matin, je me tiendrai devant

229 CSEL 31, p. 37, 1-2 ; PHIL. In Iob 40, PL 26, 782 D.230 CSEL 31, p. 24, 1-2.231 PHIL. In Iob 39, PL 26, 779 B-C.232 AVG. Adn. Ib 39, CSEL 28, 2, p. 264, 1-3.233 CSEL 31, p. 19, 19-20, 24 ; cf. M. DULAEY, « La Vierge au rosier. Les origines patristiques d’un thème iconographique médiéval », Annuaire de l’EPHE, Ve Section, 108, 1999-2000, p. 310-312 ; sur le contenu de la seconde partie (perdue) du Commonitorium, cf. DSp, s. v. Vincent de Lérins, c. 824 (J. P. Weiss).234 CYR. A. Lettre Festale 17, 3, SC 434, p. 282 ; sur la traduction latine, cf. SC 372, p. 132 (je remercie M. O. Boulnois pour ces précisions).235 C. Mandolfo en apporte la preuve dans sa récente édition. D’ailleurs, Eucher ne recopie jamais textuellement ses sources comme l’ont été ces pages d’Arnobe.236 Sur Arnobe, voir Ch et L. PIETRI, Prosopographie chrétienne du Bas-Empire, t. 2. Italie (303-604), vol. 1, Paris 1999, 192-195 ; DECA, s. v. Arnobe le Jeune, c. 254 (B. Studer) ; CCL 25, p. XI-XVII (K. D. Daur, 1990)

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toi et te verrai” (Ps 5, 5) »237. Or, si ce verset évoque pour plusieurs auteurs la résurrection, dire que cette résurrection commence au baptême est franchir un pas de plus dans l’interprétation et préférer à l’application eschatologique une actualisation du verset qu’on ne trouve, semble-t-il, que dans le commentaire d’Arnobe : « Dans le Psaume cinquième, le matin commence à la résurrection, c’est-à-dire à la consécration de notre baptême »238. De même, dans le Ps 68, 16, « Que le puits ne ferme sur moi sa gueule », le puits désigne l’enfer pour plusieurs commentateurs, mais seuls Arnobe et Eucher disent qu’il symbolise aussi le diable lui-même239.

Ces parallèles ne sont peut-être pas suffisants pour qu’on puisse parler de rapport direct entre les deux exégètes, mais la question de leurs relations mérite toutefois d’être posée. En revanche, les quelques relations qu’on peut établir entre les propos d’Eucher et le commentaire sur les petits prophètes de Julien d’Éclane ou encore sa traduction du commentaire sur les Psaumes de Théodore de Mopsueste ne permettent pas d’affirmer qu’Eucher a utilisés ces traités240.

Il y a dans les Formulae seulement cinq références explicites à des auteurs antérieurs : Eucher se recommande de « l’avis de certains », en qui on a pu identifier tour à tour Hilaire, Origène, Cyrille d’Alexandrie, Ambroise et Jérôme. Pourquoi des renvois en ces cas-là plutôt qu’en d’autres241 ? On a vu que c’est tout le petit manuel qui est étroitement dépendant de la tradition exégétique antérieure, dont le Lérinien est très familier. Il connaît une bonne partie de l’œuvre d’Augustin et de Jérôme, ainsi que les Institutions et les Conférences de Cassien. Il a recours à plusieurs commentaires et traités d’Origène et d’Ambroise. Il utilise ceux de son compatriote Hilaire, et le commentaire du prêtre Philippe sur Job. Il a également lu des ouvrages de Tertullien, Cyprien et de l’Ambrosiaster, des lettres de Paulin de Nole, et sans doute aussi des traités perdus de Victorin de Poetovio, Fortunatien d’Aquilée et Tyconius242. Cela pose la question de la méthode de travail d’Eucher. 237 CSEL 31, p. 13, 3-4.238 ARN. I. In Ps. 6, CC 25, p. 7, 2-4.239 CSEL 31, p. 50, 22-23 ; ARN. I. In Ps. 68, 15, CC 25, p. 99, 27 : « Puteus pro diabolo hoc loco positus est ». 240 CSEL 31, p. 27, 20 et IUL. E. In Am. 1, 4, CC 88, p. 278, 13-17 : les vaches symbolisent pour les deux auteurs les vices, mais le contexte n’est pas identique ; CSEL 31, p. 7, 3 et IUL. E. In Ps. 138, CC 88 A, p. 383, 71 : les deux auteurs ont la même expression inspectio diuina, qui n’est pas fréquente ; CSEL 31, p. 56, 5-7 : la colonne évoque firmamentum et stabilitas pour Eucher ; IUL. E. In Jb 9, CC 88, p. 27, 23, parle de firmitas et stabilitas ; mais l’interprétation concerne des versets différents, et elle peut aller de soi.241 CSEL 31, p. 12, 18 ; 18, 12 ; 19, 19 ; 24, 19 ; 29, 5. Cette mention ne suppose pas toujours qu’Eucher prend ses distances vis-à-vis de l’interprétation donnée. Dans le même ordre d’idées, on se tromperait en pensant que le ut puto, qui apparaît en tout trois fois, et en l’espace d’une douzaine de lignes, suppose une interprétation personnelle.242 En revanche, il n’a pas connu le Physiologus, d’où il aurait pu tirer d’autres symboles d’animaux ; la connaissance du livre à Lérins, même au temps de Fauste, qui est conjecturée par P. COURCELLE, « Nouveaux aspects de la culture lérinienne », REL 46, 1968, p. 408 (repris par C. M. KASPER, Theologie und Askese, p. 211) me paraît douteuse (les exemples communs à Fauste et au Physiologus sont assez courants et proviennent sans doute de la culture scolaire).

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La conception du petit manuel est vraisemblablement une idée que le Provençal a longuement portée, et l’on peut imaginer qu’il a pris quelques notes au cours de diverses lectures. Le rôle de la mémoire est sans doute important dans l’élaboration du livre. On a dit qu’il choisissait de préférence ses exemples bibliques dans les Psaumes : il devait savoir plus ou moins par cœur le psautier, ce qui n’était pas rare dans le monachisme ancien, et il devait être pénétré des exégèses de ses devanciers, dont il pouvait aisément reprendre la substance sans être obligé de se reporter sans cesse aux différents volumes. Les anciens n’avaient pas d’ordinateur, mais ils parcouraient moins de livres que nous et donc retenait davantage leurs lectures.

Plusieurs des ouvrages utilisés dans les Formulae le sont aussi dans les Instructiones. Or, les deux traités ont été écrits à Lérins. Il est très vraisemblable que la bibliothèque du monastère possédait la plupart de ces livres. On se rappelle que, dans L’éloge du désert, Eucher présente l’île comme le paradis de l’otium, où l’on peut s’adonner plus librement que dans le monde à l’étude de la vraie philosophie qu’est le christianisme ; cela suppose naturellement qu’on y avait des livres à sa disposition243. Lérins n’était certainement pas peuplée seulement de moines ou conuersi issus des classes supérieures de la société. Sans doute a-t-on trop insisté, dans le passé, sur l’idée que Lérins était un monastère peuplé d’aristocrates qui faisaient exécuter les besognes matérielles par des serviteurs244. Mais on sait qu’il y en eut un certain nombre, et il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’ils soient arrivés dans l’île avec leurs livres, et qu’on ait eu ensuite à cœur d’enrichir la bibliothèque du monastère. Même s’il ne faut pas se représenter la schola Lirinensis à l’image des écoles monastiques médiévales, il n’en reste pas moins que le monastère a joué le rôle d’un centre actif de formation intellectuelle, et, qui dit formation, dit bibliothèque. Nous n’avons aucun moyen de savoir si tous les livres que nous avons mentionnés se trouvaient réellement à Lérins. Du moins cela n’a-t-il rien d’invraisemblable : on sait que, dans le sud de la Gaule, des aristocrates gallo-romains passés au christianisme possédaient encore de bonnes bibliothèques dans la première moitié du Ve s.245.

243 EVCH. Laud. 32, CSEL 31, p. 188, 5-20.244 C. M. KASPER, Theologie und Askese, p. 79-80 ; voir au contraire A. DE VOGÜE, « Un problème de datation : la Règle des quatre Pères », Studia Monastica 44, 2002, p. 9.245 Voir M. VESSEY, « The Epistula Rustici ad Eucherium. From the Library of Imperial Classics to the Library of the Fathers », dans R. W. Mathisen, D. Schanzer, Society and Culture in Late antique Gaul. Revisiting the Sources, Ashgate, Burlington 2001, p. 278-297.

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