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Machiavel, la cour des Antiques et (le dialogue) avec Thucydide

Date post: 14-Nov-2023
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Vers le milieu du XVI e siècle circulait déjà une anecdote selon laquelle Machiavel, peu de temps avant sa mort, le 21 juin 1527, avait fait un rêve qu’il raconta à ses amis de la dernière heure. Il voyait d’abord s’approcher “un tas de pauvres gens, comme coquins, deschirez, affamez, contrefaits, fort mal en ordre, et en assez petit nombre”. Il demanda qui ils étaient, et on lui répondit : “les bienheureux du Paradis”, car ainsi était-il proclamé dans les Écritures : “ Beati pauperes quoniam ipsorum est regnum caelorum”. Apparut ensuite un cortège composé d’ “un nombre innombrable de personnages pleins de gravité et de majesté : on ley voyaoit comme un Senat, où on traitoit d’affaires d’Estat, et fort serieuses ; il entrevit Platon, Seneque, Plutarque, Tacite et d’autres de cette qualité”. Comme il s’enquérait à nouveau, il apprit qu’ils étaient “les damnez, et que c’estoient des ames reprouvées du ciel”, à cause de cette facette complémentaire de l’enseignement des Évangiles : “Sapientia huius saeculi inimica est Dei ”. On lui demanda à quel groupe il choisirait d’appartenir, et Machiavel n’hésita pas : si c’étaient celles-là les compa- gnies qu’il trouverait dans l’autre monde, il préférait aller en Enfer, afin de pouvoir dialoguer avec ces nobles esprits des questions de l’État, plutôt que de gagner le Paradis avec des gens misérables 1 . * DH/FFLCH/Universidade de São Paulo - Brésil. [email protected]. 1 “Il vit un tas de pauvres gens, comme coquins, deschirez, affamez, contrefaits, fort mal en ordre, et en assez petit nombre ; on luy dit que c’estoient ceux de Paradis, desquels il estoit escrit, Beati pauperes, quoniam ipsorum est regnun caelorum. Ceux-ci estans retirez, on fit paroistre un nobre inomblable de personnages pleins de gravité et de majesté : on ley voyaoit comme un Senat, où on traitoit d’affaires d’Estat, et fort serieuses ; il entrevit Platon, Seneque, Plutarque, Tacite et d’autres de cette qualité. Il demanda qui estoient ces Messieurs-là si venerables ; on lui dit que c’estoient les damnez, et que c’estoient des ames reprouvées du ciel, Sapientia hujus saeculi inimica est Dei. Cela estant passé, on luy demanda desquels il vouloit estre. Il respondit qu’il aimoit beacoup mieux estre en enfer avec ces grands esprits, pour deviser avec eux des affaires d’estat, que d’estre avec cette vermine de ces belistres qu’on luy avoit fait voir. Et à tant il mourut, et alla voir comme vont des affaires d’Estat de l’autre monde” (Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique III : Machiavel, nota L). Machiavel, la cour des Antiques et (le dialogue) avec Thucydide Francisco Murari Pires* Dialogues d’ histoire ancienne 34/1, 2008, 1-26 DHA 34/1, 2008
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Vers le milieu du XVIe siècle circulait déjà une anecdote selon laquelle Machiavel, peu de temps avant sa mort, le 21 juin 1527, avait fait un rêve qu’il raconta à ses amis de la dernière heure. Il voyait d’abord s’approcher “un tas de pauvres gens, comme coquins, deschirez, affamez, contrefaits, fort mal en ordre, et en assez petit nombre”. Il demanda qui ils étaient, et on lui répondit : “les bienheureux du Paradis”, car ainsi était-il proclamé dans les Écritures : “Beati pauperes quoniam ipsorum est regnum caelorum”. Apparut ensuite un cortège composé d’ “un nombre innombrable de personnages pleins de gravité et de majesté : on ley voyaoit comme un Senat, où on traitoit d’affaires d’Estat, et fort serieuses ; il entrevit Platon, Seneque, Plutarque, Tacite et d’autres de cette qualité”. Comme il s’enquérait à nouveau, il apprit qu’ils étaient “les damnez, et que c’estoient des ames reprouvées du ciel”, à cause de cette facette complémentaire de l’enseignement des Évangiles : “Sapientia huius saeculi inimica est Dei”. On lui demanda à quel groupe il choisirait d’appartenir, et Machiavel n’hésita pas : si c’étaient celles-là les compa-gnies qu’il trouverait dans l’autre monde, il préférait aller en Enfer, afin de pouvoir dialoguer avec ces nobles esprits des questions de l’État, plutôt que de gagner le Paradis avec des gens misérables 1.

* DH/FFLCH/Universidade de São Paulo - Brésil. [email protected]. 1 “Il vit un tas de pauvres gens, comme coquins, deschirez, affamez, contrefaits, fort mal en ordre, et en assez petit nombre ; on luy dit que c’estoient ceux de Paradis, desquels il estoit escrit, Beati pauperes, quoniam ipsorum est regnun caelorum. Ceux-ci estans retirez, on fit paroistre un nobre inomblable de personnages pleins de gravité et de majesté : on ley voyaoit comme un Senat, où on traitoit d’affaires d’Estat, et fort serieuses ; il entrevit Platon, Seneque, Plutarque, Tacite et d’autres de cette qualité. Il demanda qui estoient ces Messieurs-là si venerables ; on lui dit que c’estoient les damnez, et que c’estoient des ames reprouvées du ciel, Sapientia hujus saeculi inimica est Dei. Cela estant passé, on luy demanda desquels il vouloit estre. Il respondit qu’il aimoit beacoup mieux estre en enfer avec ces grands esprits, pour deviser avec eux des affaires d’estat, que d’estre avec cette vermine de ces belistres qu’on luy avoit fait voir. Et à tant il mourut, et alla voir comme vont des affaires d’Estat de l’autre monde” (Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique III : Machiavel, nota L).

Machiavel, la cour des Antiques et (le dialogue) avec Thucydide

Francisco Murari Pires*

Dialogues d’ histoire ancienne 34/1, 2008, 1-26

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2 Francisco Murari Pires

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Par l’effet d’intense réalité projetée par ce rêve, l’anecdote semblait condenser de manière appropriée les procédures et les attributs de la figure historique de Machiavel. En elle, étaient reproduites, observe Maurizio Viroli, “every facet of Niccolò Machiavelli’s personality: mischievous; irreverent; gifted with an exceedingly subtle intelligence; unconcerned about questions of soul, afterlife, or sin; fascinated by practical affairs and great men” 2. L’illusion (ou la réalité) mimétique est si plausible que le critique moderne lui-même, tout en étant séduit par la fraîcheur de son acuité historique - car l’anecdote capte bien le sens du “sourire de Machiavel” 3 -, ne peut s’empêcher de pointer là quelque invraisemblance, car, observe Viroli, cette anecdote semblait abusivement suggérer la persistance inaltérée et constante des traits de ce personnage jusqu’aux derniers instants de son existence, alors même que Machiavel, durant ses vieux jours, était enclin à d’autres affections et semblait moins goûter les saillies spirituelles : “By the time he died, Niccolò had become a saddened, disappointed, resigned man. He was almost sixty years old. His face was tired; his lips were twisted with bitterness; his eyes had lost the intelli-gent, mocking, ironic expression that appears in surviving portraits from the prime of his life. His gaze was lost in the middle distance; his thoughts turned to the past. He no longer stood tall and confident as he had when meeting princes, popes, kings, and emperors; he was stooped with fatigue – too much travel, riding day and night, too many reckless races against time, too many tattered hopes, too many unattained dreams. Above all, too much stupidity, malice, and cruelty from his many enemies” 4.

Mais l’attention majeure suscitée par ce rêve, justement parce qu’il dévoilait le sens profond de l’esprit de Machiavel, résidait en l’inversion de l’axiologie existentielle prônée par la piété chrétienne, dont il retournait l’échelle de valeurs en réhabilitant la hiérarchie idéologique de l’Antiquité Classique. Les destins opposés que Paradis et Enfer assignaient dans le rêve correspondaient à la téléologie chrétienne inspirée des maximes évangéliques qui appelaient au détachement des biens matériels et des intérêts mondains. Les valeurs de Machiavel ne répondaient pas à ce dessein : contre la condamnation à l’oubli par l’absorption indistincte et indigne dans la foule anonyme des humbles, le Florentin préférait le partage prestigieux de la gloire qui auréolait individuellement les sages antiques, modèles de dévouement à la science politique, dont les noms appartenaient à l’(im)mortalité de la mémoire historique. Le Rêve de Machiavel, par le biais d’une anecdote fictive mais non moins vraisemblable, rappelle de manière allusive son axiologie existentielle, et s’accorde bien aux valeurs professées et documentées par lui dans ses lettres à Francesco Vettori à l’occasion de son exil politique à San Casciano 5, surtout

2 Viroli (2000: 4).3 “Even if it is probably not true that Machiavelli died ‘unreconciled and jeering’, the story of his dream fits him perfectly well: he went through life laughing and telling stories; so he faced death” (Viroli, 1998: 27).4 Viroli (2000: 5).5 Cette considération a déjà été faite par Gennaro Sasso (1988).

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dans la célèbre lettre du 13 décembre 1513. Machiavel fréquentait alors la “Cour des Antiques” et conversait avec les sages du monde classique.

Durant quatorze ans, de 1498, juste après le supplice de Savonarole, jusqu’à 1512, moment de l’exil de Piero Soderini et du retour des Médicis, Machiavel servit dans l’adminis-tration florentine en tant que Secrétaire de la Deuxième Chancellerie et du collège des Dix de la Liberté et de la Paix 6. Homme de confiance de Soderini (gonfalonier depuis 1502 et donc, en quelque sorte, “président à vie” 7), Machiavel fut régulièrement chargé de missions diploma-tiques qui l’amenaient à fréquenter les cours des différents potentats de l’époque. Il cumulait depuis 1506 la charge de Secrétaire des Neuf de la Milice, l’institution militaire dont il avait été l’instigateur décisif, ce qui fit qu’on le chargea de son recrutement, de sa préparation et de son commandement, et qu’il se trouva à la tête des troupes florentines lors du cercle victorieux de Pise, dans la première moitié de l’an 1509, mais aussi en 1512, lors de la reddition du Prato.

En février 1513 sa disgrâce empira. On avait découvert une conspiration contre l’emprise des Médicis, où l’on suspectait la participation de Machiavel : parmi les documents découverts chez les principaux conjurés – Pier Paolo Boscoli et Agostino Capponi – se trouvait une liste de noms, parmi lesquels celui de Machiavel. Il fut arrêté et torturé, et son inculpation se réduisit à une malheureuse mention dans un stupide registre. C’est l’indulgence du pape Léon X, un Médicis lui-même, qui lui épargna la captivité. Quittant la ville, il vécut alors confiné dans son “modeste” héritage paternel, à Sant’Andrea de Percussina, proche du bourg de San Casciano, à une trentaine de kilomètres de Florence.

Durant la première année de son séjour forcé à Sant’Andrea, Machiavel maintint une correspondance régulière avec Francesco Vettori 8, à l’époque ambassadeur de Florence auprès du pape, à Rome. Leur amitié remontait à plusieurs années, depuis 1507, quand ils furent chargés tous deux – Vettori, en juin, par imposition des ottimati florentins, et Machiavel en décembre seulement, du fait de l’insistance de Soderini – d’une mission d’observation et d’in-formation des mouvements de l’empereur des Habsbourg, Maximilien, qui nourrissait l’ambi-tion d’avancer par le nord de l’Italie afin d’expulser les Français de Lombardie et de conquérir la couronne du Saint Empire Romain 9.

Malgré toute l’amertume provoquée par sa récente infortune, Machiavel n’écartait pas la perspective de gagner les bonnes grâces des nouveaux seigneurs, ces mêmes Médicis qui avaient été les artisans de sa ruine politique, s’ils venaient à se fier à ses services. Il imaginait que

6 Duvernoy (1984: 34); Viroli (2000: 28 e 30); Lefort (1972: 318-324).7 Larivaille (1988: 144).8 Najemy (1993: 71s).9 Viroli (2000: 97-100).

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l’amitié de Vettori pourrait rendre possible un tel rapprochement et concrétiser ces intentions, en intervenant en sa faveur auprès du nouveau pape, Léon X (Giovanni de’ Medici).

Durant les premiers mois, en mars et avril 1513, il communiqua ses prétentions par divers biais rhétoriques et par des expressions allusives dans les lettres qu’il adressait à son ami. Le 13 mars, il suggérait ainsi : “Tenetemi, se è possibile, in memoria di Nostro Signore, che, se possibile fosse, mi cominciasse a adoperare, o lui o suoi, a qualche cosa, perché io crederrei fare honore a voi et utile a me” 10. Cinq jours après, dans la lettre du 18 mars, il renforça sa sollici-tation : “et se parrà a questi patroni nostri non mi lasciare in terra, io l’harò caro, et crederrò portarmi in modo che gli haranno ancora loro cagione di haverlo per bene” 11. Le mois suivant, dans une lettre datée du 9 avril, apprenant l’échec de l’intercession de Vettori auprès du pape afin que soit confié au plus jeune frère de Machiavel, Totto, un poste dans l’appareil adminis-tratif des États pontificaux, Niccolò déchargea aussitôt son ami de cette demande gênante, non sans toutefois insister sur son cas personnel, en le consultant sur l’opportunité de recourir à une voie d’appel alternative : “Io intendo che il cardinale de’ Soderini fa un gran dimenarsi col pontefice. Vorrei che mi consigliassi, se vi paressi che fosse a proposito gli scrivessi una lettera, che mi raccomandassi a sua Santità; o se fosse meglio che voi facessi a bocca questo offitio per mia parte con il cardinale; o vero se fosse da non fare né l’una né l’altra cosa” 12. Une semaine plus tard, le 16 avril, il insistait : “La Magnificenzia di Giuliano verrà costi, et troverretela volta naturalmente a farmi piacere; el cardinale di Volterra quello medesimo; di modo che io non posso credere che essendo maneggiato il caso mio con qualche destrezza, che non mi riesca essere adoperato a qualche cosa, se non per conto di Firenze, almeno per conto di Roma et del pontificato; nel qual caso io doverrei essere meno sospetto; (…) né posso credere, se la Santità di Nostro Signore cominciasse a adoperarmi, che io non facessi bene a me, et utile et honore a tutti li amici mia” 13.

Machiavel eut beau réitérer ses appels, Vettori ne put que protester qu’il ne pouvait l’aider, en alléguant le peu de cas que l’on faisait de son pouvoir politique. Il avait déjà été impuissant à l’aider, peu de temps auparavant, lors de son emprisonnement et des tortures qu’il avait endurées 14, et Vettori doutait fort qu’il en fût capable à présent (en mars 1513) 15, bien qu’il fût ambassadeur de Florence auprès d’un pape lui-même florentin, car il se voyait dépourvu d’influence et de prestige dans l’exercice d’une charge qui ne comportait aucun pouvoir réel.

10 Machiavelli (1989: 99-100).11 Machiavelli (1989: 104).12 Machiavelli (1989: 111).13 Machiavelli (1989: 113-114).14 “Duolmi non vi havere potuto aiutare, chome meritava la fede havevi in me, e mi decte dispiacere assai quando Totto vostro mi mandò la staffetta, et io non vi pote’ giovare in choxa alchuna” (Machiavelli, 1989: 102).15 Lettre du 30 mars: “Duolmi potervi pocho offerire, perché non posso né mai pensai havere a potere assai” (Machiavelli, 1989: 108).

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L’échec de son intercession en faveur de Totto avait confirmé sa faiblesse personnelle qui nuisait à l’exercice de telles fonctions 16, et le forçait à reconnaître son propre “défaut” des “vertus du caractère” si ardemment réclamées : “Il che confesserò esser vero e procedere in gran parte da me, che non so essere in modo impronto da fare utile a me e alli altri” 17. Bien au contraire, les “vices” de son comportement antérieur ne faisaient que le défavoriser : “Io son di quelli che, anchora che vi chonfortassi a volgere il viso alla fortuna, nondimeno lo so meglio persuadere a altri che a me medesimo, perché nella propsera fortuna non mi lievo, ma nell’adversa mi avilisco e d’ogni cosa dubito” 18.

Vettori, dans les lettres suivantes (avril 1513), faisait clairement allusion à l’infortune de son propre “sort” politique, extrêmement précaire depuis qu’il avait “sauvé” Piero Soderini. Il n’avait aucun doute à ce sujet : “che lo essersi inpacciato Pagolo, a buon fine, di trarre il gonfa-loniere di palazzo, et io di salvarlo quanto potevo, ci nuoca grandement, perché tutti quelli che erono amici di quello stato, vogliono male a me, parendo loro che, se Piero Soderini fosse morto, non potesse dare loro molestia alcuna” 19. C’était la raison pour laquelle, dans une autre lettre 20, il disait qu’il se refusait à invoquer les services de l’ancien gonfalonier, Francesco Soderini, doutant fortement que de tels services puissent bénéficier en quelque chose à Machiavel : “Et ho rivolto meco medesimo se è bene parlare di voi al cardinale di Volterra, et mi risolvo di no, perché, ancora che esso si travagli assai, et sai in fede appresso al papa per quello che apparisce di fuori, pure ci há di molti Fiorentini contrarii, et se vi mettesse avanti non credo fosse a propo-sito; né ancora so se lui lo facesse volentieri, che sapete con quante cautele proccede. Inoltre a questo, io non so come io fussi atto instrumento tra voi e lui, perché mi hà fatto qualche buona dimostratione di amore, ma non come harei creduto; et a me pare di questa conservatione di Piero Soderini con una parte haverne acquistata mala gratia, et con l’altra poco grado” 21.

Dans l’expression de ses sentiments, Vettori laissait transparaître 22 la conscience d’un départ pour Rome sous de mauvais auspices, et en voulait pour preuve le voyage lui-même durant lequel, dit-il, il avait eu des fantômes pour compagnie : “Questa mia imbasceria cominciò havere infortunio alla porta, dove voi fusti presente. Per il cammino sempre stetti in sospecto che papa Julio non morissi, et havere a esser facto prigione e rubato” 23. Il se plaignait aussi amèrement des préjudices liés à sa charge : l’élection du pape, Léon X, pour laquelle il avait dû débourser cinq cents ducats, lui avait coûté cher. Dans sa lettre du 21 avril il dit qu’il ne pouvait se résigner,

16 “(…) e non habbi tanto caldo che io possa fare scrivere un familiare” (Machiavelli, 1989: 106).17 Machiavelli (1989: 106).18 Machiavelli (1989: 107).19 Lettre du 21 avril: Machiavelli (1989: 118-119).20 Lettre du 9 avril (Machiavelli-Gaeta, 1984: 368) ou du 19 avril (Machiavelli-Inglese, 1989: 116).21 Machiavelli (1989: 116).22 Dans sa lettre du 30 mars.23 Machiavelli (1989: 106-107).

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tandis que sans sommeil il se retournait dans son lit, à l’impôt de quatre florins dont on les avait rendus tributaires, son frère et lui, la même somme étant impartie à Bernardo, impôt qu’il jugeait abusif, “maxime considerate le altre poste di maggiori ricchezze quanto sieno basse” 24, et contre lequel il faisait valoir, sinon sa pauvreté à proprement parler, du moins la modestie de ses moyens. Et dans sa lettre du 27 juin, il ne cessait de rappeler le caractère précaire de sa présence à Rome, pressentant un départ imminent, ce qui d’ailleurs n’eût pas été pour lui déplaire, au point de regretter qu’il ne fût déjà survenu : “Io starò quassù quanto vorrà il papa: et, quando voglia, più volentieri tornerò. Et infino che Jacopo [Salviati] non ha detto volersi partire, non è mai passata settimana che io non habbia domandata al papa licentia. Hora che egli dice non ci volere stare (nondimeno non si parte), mi è tagliata la via a domandarla più (…)” 25.

En relatant ainsi les maux et les déplaisirs qui lui rendaient si pénible l’exercice de ses fonctions d’ambassadeur de Florence auprès du pape Médicis à Rome, Vettori ne laissait pas en contrepoint de manifester son étonnement face au désir exprimé par son ami de reprendre son ancienne activité publique auprès de tels maîtres. Lui, Vettori, souhaitait bien plutôt s’en déli-vrer, aspirant au contraire à la tranquillité de la vie privée dont il jouirait à la campagne. C’est ce qu’il exprimait de manière incisive dans une lettre du 23 novembre, dans laquelle il dissuadait son ami de poursuivre ses ambitieux desseins en lui racontant toute l’ingratitude de sa “vie à Rome”. Le message que Vettori adressait à Machiavel, lorsqu’il lui décrivait sa vie quotidienne, disait donc en filigrane son aspiration à atteindre la sérénité d’une vie intime que sa résidence à San Michele in Borgo, lieu “assez solitaire”, préfigurait comme une transition vers le moment où il serait déchargé de sa fonction d’ambassadeur et pourrait retourner à Florence. Et c’est bien ainsi qu’il prétendait persuader son ami, en terminant sa lettre par une invitation à venir constater par lui-même ce qu’était sa vie d’ambassadeur : “Nicolò mio, a questa vita v’invito; e se ci verrete mi farete piacere, e poi ce ne torneremo chosti insieme. Qui voi non harete altra faccenda che andar vedendo, e poi tornarvi a chasa, a moteggiare e ridere” 26.

Répondant à la récente missive de Vettori du 23 novembre par la célèbre lettre du 10 décembre, Machiavel réaffirma une axiologie inverse à celle que défendait son ami, prenant le contre-pied de ses idées pour lui décrire, justement, la vie qu’il menait dans sa retraite de Sant’Andrea de Percussina. Le texte de Machiavel est compartimenté en deux complexes opposés, les activités du jour et celles de la nuit qui ordonnaient son quotidien : autant Machiavel déplore-t-il les journées qui l’assujettissent et l’abaissent, autant il loue les nuits durant lesquelles, tout au contraire, il élève et même sublime son esprit.

24 Machiavelli (1989: 118).25 Machiavelli (1989: 149).26 Machiavelli (1989: 190).

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C’est ainsi que Machiavel commence sa lettre en racontant que durant le jour il se soumet aux tourments d’un propriétaire aux ressources réduites, et se plaint des soucis mesquins d’une vie domestique misérable, tout juste supportable.

Pendant un mois il s’était même adonné à un passe-temps qui réclamait quelque exer-cice cérébral : chasser les oiseaux, en capturant les grives à la main. Il se levait avant l’aube, préparait le piège, et allait à la chasse, ses cages sur le dos, mimésis caricaturale d’un autre personnage, Geta rentrant du port chargé des livres d’Amphitryon. Mais il prenait soin de ne pas épuiser, par cette prédation quotidienne, la réserve naturelle d’oiseaux des alentours, et tâchait de ménager son stock en se fixant un quota journalier, évalué en fonction d’un calcul de probabilité grâce auquel il espérait prolonger autant que faire se pouvait les distractions de cette chasse : il ne prendrait jamais moins de deux oiseaux, et jamais plus de six. Il modérait donc son plaisir de chaque jour, sans toutefois cesser de s’y adonner, une fois fixé le seuil limite par lequel il espérait le prolonger aussi longtemps que possible, évitant donc de se livrer à des excès qui le dilapideraient. Cet “art cynégétique” s’exerçant sur de malheureux oiseaux sans défense et inoffensifs était toutefois d’une dignité quelque peu douteuse, car il ne faisait que singer une coutume aristocratique, en la reléguant à des objets propres au statut servile : un passe-temps, confesse Machiavel, certes “méprisable et étrange”. Et pourtant, cette distraction, aussi dévalorisée et méprisée fût-elle, n’était paradoxalement pas sans revêtir quelque valeur, mais une valeur plutôt négative, dont Machiavel a pris conscience lorsqu’après les migrations les oiseaux vinrent à manquer.

Il dit aussi avoir tenté d’accroître ses revenus en négociant la coupe de bois dans le bosquet attenant à sa propriété. Ce pourquoi il se forçait quotidiennement, au lever du soleil, à aller inspecter la besogne durant deux longues heures. Une vigilance fastidieuse qui lui permettait tout au moins de se distraire en apprenant les soucis qui empoisonnaient sans relâche la vie des bûcherons. Il avoue, toutefois, que son petit commerce avait résulté en une amère expérience, et ne lui avait apporté que des contrariétés et des pertes qui l’affectaient tout particulièrement. Il y eut tout d’abord le marché qu’il avait passé avec un des acheteurs, Frosino da Panzano, qui, dit-il, cherchait à le tromper par tous les moyens : il avait tenté de subtiliser une certaine quantité de bois, en envoyant des serviteurs la retirer à l’insu de Machiavel, et n’avait pas hésité à l’escroquer en décomptant dix lires du prix fixé, alléguant une dette ancienne au jeu de cricca, remontant à quatre ans, qu’il avait contractée chez Antonio Guicciardini. Cette tentative fut toutefois déjouée, car le propriétaire se montra aussi rude négociant qu’il s’était montré vigilant durant la besogne : “Io cominciai a fare el diavolo; volevo accusare el vetturale, che vi era ito per esse, per ladro; tandem Giovanni Machiavelli vi entrò di mezzo, et ci pose d’accordo” 27. Un autre client, Tommaso del Bene, qui lui avait commandé une charretée de bois, parvint quant à

27 Machiavelli (1989: 193).

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lui à retrancher, par la ruse, rien moins que la moitié de la somme : “perché a rizzarla vi era lui, la moglie, le fante, e figliuoli, che paréno el Gabburra quando el giovedi con quelli suoi garzoni bastona un bue” 28. Machiavel, découragé, mit fin à ce petit commerce à cause des préjudices dont il disait avoir été victime, ce qui lui valut l’inimitié des autres acheteurs, parmi lesquels Battista Guicciardini, “che connumera questa tra l’altre sciagure di Prato” 29.

Il fait aussi état de moments plus paisibles lorsque, sortant du bois, il marchait jusqu’à une source proche où il s’adonnait à la lecture de quelque poète qui, chantant les passions amoureuses, ravivait le souvenir des siennes, en des temps, hélas, déjà lointains, et des plaisirs absents.

Avant le déjeuner, une promenade jusqu’à l’auberge pour s’informer auprès des voya-geurs des nouvelles des autres cités du monde, à la vie plus heureuse que celle de cette pauvre bourgade, et pour connaître, par ces rencontres occasionnelles, les goûts et les fantaisies d’autres individus de l’espèce humaine.

À midi, un modeste repas en famille, en accord avec l’infime patrimoine reçu en héritage.

Une fois achevé ce déjeuner, retour à l’auberge, peu avant le dîner – cette fois pour des distractions d’une toute autre nature. Il ne s’agit plus de goûter le hasard des rencontres qui lui permettaient d’assouvir ses curiosités intellectuelles à l’égard du genre humain dans toute sa variété. Les passions auxquelles Machiavel s’adonne à présent, dans l’après-midi, sont dépourvues de toute élévation dans leurs tenants et leurs aboutissants. À commencer par le cercle même de ses partenaires dans cette convivialité locale : lui qui autrefois fréquentait les plus hauts dignitaires – tant rois que princes, empereurs ou papes, et autres potentats, mais aussi intellectuels humanistes –, se voyait à présent entouré d’un aubergiste, d’un boucher, d’un meunier et de deux boulangers ! Depuis les cimes de l’univers de la politique et de la connais-sance, Machiavel était tombé jusqu’au terrain prosaïque où, des choses de l’existence humaine, l’on ne s’occupe que des fonctions les plus élémentaires : la fourniture d’aliments de simple subsistance. Que fait-il donc parmi ces individus qu’il méprise au plus profond de son âme ? Il joue – à la cricca et au tric-trac. Des jeux populaires, selon la manière dont jouent les gens du commun. Des jeux tumultueux, à tous les sens du terme : d’abord parce qu’ils s’accompagnent de braillements que l’on entend bien loin de là, jusqu’à San Casciano ; mais aussi parce qu’ils entraînent mille contestations, des disputes infinies et des paroles injurieuses. Des jeux donc, joués sans vergogne aucune et qui ne valent même pas pour la mise, qui est le plus souvent insignifiante. Le mépris chargé des plus violents sarcasmes qu’il voue à ces parties et à ces misé-rables convives, ainsi qu’il le dit lui-même, est destiné à interpeller son ami à Rome, afin de

28 Machiavelli (1989: 194).29 Machiavelli (1989: 194).

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le rendre témoin de l’état de disgrâce par lequel il se laissait absorber : “Cosi rinvolto entra questi pidocchi traggo el cervello di muffa, et sfogo questa malignità di questa mia sorta, sendo contento mi calpesti per questa via, per vedere se la se ne vergognassi” 30.

C’est ainsi, au niveau le plus abject et le plus avilissant des passions humaines, que s’achève la journée de Machiavel à Sant’Andrea. L’amertume domine donc le regard porté par Machiavel, durant le jour, sur son environnement quotidien à Sant’Andrea, amertume dissi-mulée par ses traits d’un humour irrévérent et ironique, mordant parfois, qui caractérise le sourire de sa persona, Il Machia.

Tout change à la nuit tombée, quand il rentre chez lui. Alors il se réfugie, solitaire, dans le recoin le plus intime de sa demeure : son bureau, le seul endroit qui le rappelle à une existence digne. Pour y entrer, il s’habille noblement, abandonnant sur le seuil “les vêtements de tous les jours, maculés de boue et de vase”, pour éviter de souiller la dignité de cette atmosphère chargée d’humanité, et se change pour arborer des habits “de cour ou de cérémonie”, signes de son passé de majesté. Ainsi, dignement vêtu, il entre dans ce qu’il appelle sa “cour”, cette autre cour qu’il arpente et où il s’adonne au “voyage” : c’est la “Cour des Antiques”, où, par l’intermédiaire des livres, il “fréquente les grands hommes du passé”.

Les manières et les comportements, durant la nuit, sont merveilleusement à l’opposé de ceux qui ont cours durant la journée : il n’est alors plus question de troubles, d’exaltations et d’écarts injurieux provoqués par des bassesses mesquines, mais bien de l’élévation sage d’aima-bles et réconfortantes amitiés humaines. Il s’adonne à présent aux conversations nocturnes, discrètes et tranquilles, et non plus tumultueuses. Il oublie totalement son corps et ses néces-sités : son aliment, à présent, est autre, un aliment qui ne révèle plus une humanité commune, celle qui dérive d’une nature animale dépendant d’aliments substantiels dont tous les mortels, quels qu’ils soient, du plus noble au plus vil, ont égale nécessité. Un aliment, dit-il, qui “est le seul qui me convienne, et pour lequel je suis né”, révélant ainsi une orgueilleuse distinction, apanage de sa véritable nature et de son destin : il dialogue avec les sages du passé, et “leur demande les raisons de leurs actes”, ce à quoi “humainement ils répondent”. Occasions d’une expérience sublimée qui, en apportant à l’âme les trésors d’un savoir accumulé par l’histoire passée, élève l’esprit au-dessus des maux et des infortunes qui ont, depuis toujours, stigmatisé la condition humaine, depuis les petits soucis, les ennuis, les contretemps et les chagrins, jusqu’à ceux-là, chargés de nécessités, d’afflictions et de misères, et jusqu’au pire de tous, la peur de la mort : “et non sento per 4 hore di tempo alcuna noia, sdimenticho ogni affanno, non temo la povertà, non mi sbigottiscie la morte: tucto mi transferisco in loro” 31. Immergé dans cette cour

30 Machiavelli (1989: 194).31 Machiavelli (1989: 195).

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imaginaire qu’il parcourt grâce à ses livres, Machiavel dit éprouver courage, confiance, hauteur de vue et honneur. C’est donc là qu’il s’élève à une dignité héroïque.

En confrontant les connaissances accumulées durant son expérience d’homme d’État avec le savoir dispensé par les auteurs antiques, Machiavel (re)crée à son usage un succédané de fréquentations et de réflexions qui confère sens et valeur à sa vie. Bien qu’il soit reclus chez lui, ses aspirations tendent à l’opposé de la direction que Vettori tentait de lui indiquer en lui recommandant la sérénité de sa retraite campagnarde. Le regard de Machiavel, au contraire, continue de se tourner vers la vie publique, dont il aspire à retrouver l’affairement et les contraintes. Le voyage à la cour des antiques était perçu par Machiavel comme une étape qui devait le mener à fréquenter de nouveau celle des modernes. Ainsi voyait-il précisément en la solidité de sa science politique, renforcée par ce dialogue, le gage d’une valeur qui le rappellerait aux bonnes grâces des Médicis : “E perché Dante dice che non fa scienza sanza lo ritenere lo havere inteso, io ho notato quello di che per la loro conversatione ho fatto capitale, et composto uno opuscolo De principatibus, dove io mi profondo quanto io posso nelle cogitationi di questo subbietto, disputando che cosa è principato, di quale spetie sono, comme e’ si acquistono, e’ si mantengono, perché e’ si perdono” 32.

La lettre du 10 décembre fait donc pour la première fois mention de l’ouvrage grâce auquel il comptait s’attirer les faveurs des nouveaux seigneurs, projetant de le dédier à “la magnificence de Giuliano”. Il avait ainsi montré ses écrits à Filippo Casavecchia et l’avait même convaincu qu’il devait les publier et les remettre personnellement à celui à qui il les destinait : “Io ho ragionato con Filippo di questo mio opuscolo, se gli era ben darlo o non lo dare; et, sendo ben darlo, se gli era bene che io lo portassi, o che io ve lo mandassi. El non lo dare mi faceva dubitare che da Giuliano e’ non fussi, non ch’altro, letto, et che questo Ardinghelli si facessi honore di questa ultima mia faticha. El darlo mi faceva la necessità che mi caccia, perché io mi logoro, et lungo tempo non posso star così che io non diventi per povertà contennendo, appresso al desiderio harei che questi signori Medici mi cominciassino adoperare, se dovessino cominciare a farmi voltolare un sasso. Perché, se poi io non me gli guadagnassi, io mi dorrei di me; et per questa cosa, quando la fussi letta, si vedrebbe che quindici anni, che io sono stato a studio all’arte dello stato, non gl’ho né dormiti né giuocati; et doverrebbe ciascheduno haver caro servirsi d’uno che alle spese d’altri fussi pieno di experienzia” 33.

Par la composition du Prince, Machiavel pose le (nouveau) principe qui devait guider son destin : n’importe quelle fonction exercée dans l’espace public, pour humble et insignifiante qu’elle soit, fût-elle même d’une servilité emblématique comme de “rouler une pierre”, est

32 Machiavelli (1989: 195).33 Machiavelli (1989: 196).

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encore préférable au fait de rester prisonnier des soucis domestiques et de ce qu’ils entraînent, les tribulations des (dés)intérêts particuliers, privés. L’expression, rappellent les critiques, fait écho aux enseignements dispensés par le mythe de Sisyphe, qui soulignent l’inutilité de l’acte, ou de l’œuvre, auquel est vouée l’existence, ainsi paradoxalement vidée de son sens. Toutefois, si Machiavel fait allusion à l’histoire mythique, c’est pour s’en éloigner aussitôt en détournant son contenu, car il ne l’évoque pas en termes vicieux, ceux d’une (ir)rémédiable et (in)finie circularité ; son plan, tout au contraire, consistait à se soumettre à un commencement au niveau le plus infime, dépourvu de toute exigence, pour ensuite s’élever grâce à la reconnaissance de la valeur que sa science lui conférait. L’allusion à la stupidité qu’apparemment Machiavel s’adressait à lui-même, par sa disposition à “rouler des pierres” au service des Médicis, suggérait une référence voilée à la cécité de ceux qui, bien que maîtres politiques (les Médicis), ne soupçonnaient pas les services que le sage pouvait offrir à son prince, car, “quando la fussi letta, si vedrebbe che quindici anni, che io sono stato a studio all’arte dello stato, non gl’ho né dormiti né giuocati; et doverrebbe ciascheduno haver caro servirsi d’uno che alle spese d’altri fussi pieno di experienzia”.

Parmi les illustres compagnons dont l’esprit de Machiavel peuple sa Cour des Antiques, on distingue notamment la figure de Thucydide. Ainsi son nom est-il évoqué à deux reprises, l’une dans l’Art de la Guerre, l’autre dans les Discorsi.

Dans les Discorsi, Thucydide est mentionné dans le seizième chapitre du livre troisième, quand Machiavel construit l’argumentation historique, à l’appui de sa thèse, selon laquelle “quand tout va bien, les hommes éminents et vertueux sont oubliés” : “Thucydide, historien grec, en offre une preuve bien frappante. Cet écrivain dit que la république d’Athènes, après avoir obtenu l’avantage dans la guerre du Péloponnèse, réprimé l’orgueil des Lacédémoniens et presque soumis la Grèce entière, fut tellement enivrée de sa renommée qu’elle conçut le projet de s’emparer de la Sicile. Ce projet fut mis en discussion à Athènes. Alcibiade et quelques autres citoyens, poussés par leur ambition plutôt que par le bien public, l’appuyèrent, espérant que l’État leur en confierait l’exécution. Mais Nicias, le plus éminent parmi les bons citoyens d’Athènes, le déconseilla ; et la plus forte des raisons qu’au cours de sa harangue au peuple il fît valoir pour le convaincre fut celle-ci : en déconseillant cette expédition, lui dit-il, il travaillait contre son intérêt particulier, puisqu’il n’ignorait pas que, tant qu’Athènes serait en paix, bien des citoyens voudraient lui passer devant ; dès qu’elle ferait la guerre, aucun d’eux ne préten-drait plus à lui être supérieur ni même égal” 34.

Il l’évoque également dans l’Art de la Guerre, lorsqu’il s’interroge sur les moyens sonores qui permettent la meilleure exécution des ordres transmis à l’armée, afin que celle-ci marche en bon ordre, de manière disciplinée : “mais, comme c’est par la musique que le commandement

34 Machiavel (1952: 657-658).

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qui n’a pas été transmis par la voix acquiert une véritable importance, je crois devoir vous parler de la musique militaire des anciens. Les Lacédémoniens, selon Thucydide, employaient la flûte ; ils croyaient que ses sons étaient les plus propres à faire marcher leur armée avec calme et mesure” 35. Cette indication est suivie par d’autres, qui rappellent les procédés contre-produc-tifs adoptés par les Carthaginois (la cithare), par le roi lydien Aliates (la cithare également), et par Alexandre le Grand ou par les Romains (cors et trompettes), mais sans citer l’auteur ou l’œuvre dont il tirait l’information.

Mais lorsqu’il s’agit de déterminer la portée de ce dialogue avec Thucydide dans la constitution de l’œuvre et de la pensée de Machiavel, et de son interférence, les critiques modernes peinent à s’accorder. Les uns, plus sceptiques, ou bien le minimisent en le rédui-sant à un apport limité à quelques allusions aux réalités factuelles de l’histoire d’Athènes que Machiavel connaissait grâce à la lecture de Thucydide 36, ou bien mettent sèchement en doute ce dialogue, l’accusant d’être avant tout une projection “fantaisiste” 37. D’autres, au contraire, plus confiants, s’attachent à relever dans les textes de Machiavel les marques d’une imprégna-tion signalant la présence de la mémoire thucydidéenne. Ils cherchent aussi bien à attester, dans un cadre analytique plus modeste et par une critique textuelle de tradition philologique, la portée plus vaste de cette dépendance des contenus historiques connus par le Florentin qui seraient dérivés de l’Athénien, qu’à dépasser, d’une manière plus ambitieuse, la simple exégèse érudite d’une Quellenforschung, pour associer certaines idées et certains concepts politiques du théoricien moderne à des préceptes portant la marque de l’historien antique. En montrant l’enchaînement du dialogue que Machiavel est supposé entretenir avec Thucydide, la confir-mation textuelle de cette influence s’oriente dans un sens qui consiste à affirmer la préséance de la pensée correspondante, de sorte que la présence de l’historien antique chez le théoricien moderne finit par présager également le destin historique de celui-ci chez celui-là.

Dans le cadre de la Quellenforschung, la critique attachée à relever les faits rapportés par l’histoire thucydidéenne, qui intègrent les réflexions de Machiavel, présente différents degrés de solidité, selon la pertinence de conclusions discutables voire douteuses. On peut relever, outre le lien évident affirmé dans les deux passages où le nom de Thucydide figure expres-sément, des “références incontestables” à l’évocation des dissensions à Corcyre : on la trouve dans les Discorsi 38, mais elle figurerait également, selon Udo Klee, dans les Histoires Florentines

35 Machiavel (1952: 811-812).36 “Machiavelli was apparently not strongly influenced by Thucydides, and he seems to have treated his works as only a reservoir of stories from which he selected a few” (Bondanella, 1973:17) ; voir aussi : Walker (1950, v. 2: 285-286) et Woodward (1943: 12-13).37 Voir l’article de Mehmel mentionné par Klee (1990: 69).38 Klee (1990: 78); Cochrane (1981: 268).

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(III 5), par l’imitation que fait Machiavel de la célèbre réflexion de l’historien athénien (III 82-84), lorsqu’il compose le discours attribué au représentant de la Signoria face à Gualter de Brienne 39. Dans le même esprit, on trouve deux allusions faites dans les Discorsi aux débats de l’assemblée athénienne qui délibéra au sujet de l’expédition de Sicile 40 : Machiavel y fait allusion d’abord dans le livre I (chapitre 53), lorsqu’il défend la thèse selon laquelle le peuple est une proie “facile” de la “tromperie politique” par sa propension à se laisser séduire par “les fausses apparences de promesses stupéfiantes et de grandes espérances” 41 ; et une seconde fois, dans le passage évoqué, où Thucydide est nommé (III 16), lorsque celui-ci déplore les maux injustes dont souffrent les hommes de “vertu véritable”, aux services desquels on n’a recours que “dans les temps difficiles”, mais que l’on déconsidère bien vite “lorsque tout va bien”, leur préférant alors les hommes “riches et influents”. D’autres indices, également relevés dans les Discorsi, sont discrètement signalés par l’un ou l’autre critique : ainsi “le possible reflet de la lecture de Thucydide” dans l’évocation du synoikismos de Thésée (I 1) 42, dans celle de l’histoire de l’exil de Thémistocle (II 31) 43, dans la référence à Sitalcès de Thrace (III 6) 44, et par la vague réminiscence de la “conspiration contre les tyrans d’Athènes” (III 6) 45.

La méthode dominante de ce zèle critique traditionnel consiste à faire porter l’effort d’acuité exégétique sur l’affirmation de la justesse ou non de la reproduction machiavélienne des éléments thucydidéens. Presque tous s’accordent pour relever des imprécisions, des erreurs, des raccourcis, des déficiences, voire des défigurations dans la manière dont Machiavel appréhende Thucydide. Dès lors, ces critiques s’attachent à relever les raisons de tout ordre qui auraient porté préjudice à la (més)intelligence de Thucydide par Machiavel : ou bien parce qu’il le citait de mémoire, ou parce qu’il ne le connaissait qu’à travers d’autres textes et d’autres auteurs ; ou, pire encore, parce qu’il le détournait en fonction des nécessités d’argumentation de ses propres thèses politiques. Tentatives doublement problématiques, pour habiles qu’elles soient dans leur maîtrise critique. D’abord, par leur historicisation équivoque, car elles évaluent la pensée et la méthode historiques de Machiavel en fonction des règles critiques qui s’établissent à la fin du XIXe siècle pour se généraliser au XXe, suggérant ainsi que Machiavel aurait dû connaître le texte de Thucydide par le biais d’une expertise que nous n’avons nous-mêmes que récemment consolidée 46. Ensuite, parce qu’elles maquillent une conscience de la pertinence et relevance de son analyse quelque peu ambiguë, pour deux raisons : d’un côté, parce qu’elles se résol-

39 Klee (1990: 75-76).40 Thucydide VI 8s.41 Klee (1990: 77). 42 Klee (1990: 77).43 Martelli (1998: 118).44 Idem, p. 133-134.45 Idem, p. 140-142.46 Murari Pires (2007: 99-100)

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vent plutôt en controverses qu’en conclusions ; et de l’autre parce qu’elles justifient la valeur d’une telle critique exégétique comme procédé visant à atteindre une intelligibilité supérieure de l’objet historique en question, alors qu’elles finissent par la manier de manière autonome, comme si cette méthode exégétique avait une fin en soi.

Au niveau supérieur des idées et concepts structurants de telles conceptions de l’histoire et de la politique transitant de Thucydide à Machiavel, les herméneutiques mises en jeu par la réflexion critique moderne rendent encore plus tortueuses les voies (ou les détours ?) de l’ana-lyse. Certains rapprochements traduisant ces affinités demeurent ponctuels et sporadiques : ainsi, une perception historique de l’origine et de la fondation des cités que Machiavel (Histoires Florentines II 2), relatant celles de Florence, expose en des termes qui seraient dérivés, en ultime instance, d’un passage de l’ “Archéologie” de Thucydide, par l’intermédiaire de Leonardo Bruni qui l’avait reprise et consacrée dans son Histoire Florentine 47 ; ou encore une conception du phénomène guerrier par laquelle Machiavel prenait le contre-pied de la thèse thucydidéenne proclamée dans le discours de Périclès selon qui “l’argent est le nerf de la guerre” 48 ; enfin, le rappel constant du fait que Thucydide fut le premier à intégrer à l’écriture de l’histoire la repro-duction des “discours”, un précepte auquel Machiavel s’était également attaché 49.

D’autres rapprochements traduisent des thèses davantage chargées de conjectures idéo-logiques. Machiavel disait qu’il avait conçu le rapport d’imitation dans son dialogue avec les Anciens en y intégrant l’esprit des Découvertes. Pour embarquer Thucydide dans ce voyage moderne, l’association de son histoire à celle du machiavélisme pousse la critique de l’hermé-neutique thucydidéenne à naviguer au milieu des tourmentes de la Realpolitik, dite également Power Politics.

Durant la première décennie du XXe siècle, alors que triomphe la modernité pénétrée de l’idée que le progrès scientifique s’applique à tous les domaines de la connaissance humaine, John B. Bury formule, en une synthèse exemplaire, le schéma qui caractérise ce continent herméneutique moderne du réalisme politique, dont le mérite de la découverte est attribué à Machiavel, mais qui abriterait également l’intelligibilité de l’histoire écrite par Thucydide 50 :

47 Udo Klee (1990: 69-70).Udo Klee (1990: 69-70).48 Udo Klee (1990: 78); Martelli (1998: 78-9).Udo Klee (1990: 78); Martelli (1998: 78-9).49 Klee (1990: 70-72).50 “The truth is, I think, that Thucydides took the opportunity of the round-table conference to exhibit, pure and unvarnished, the springs of political action. (…) that not justice but reason of state is the governing consideration which guides the action of cities and claims the interest of historians. We are now in a position to understand the atti-tude of Thucydides. His object is to examine and reveal political actions from an exclusively political point of view. He does not consider moral standards; his method is realistic and detached; he takes history as it is and examines it on its own merits. This detached analytical treatment (…). Now when Thucydides offers reflexions in propria persona on events, on the policy of Athens, for instance, or on the value of an Athenian politician, are generally determined by the consi-deration whether they were conducive to success or failure in the war (…) and in recording acts and methods his rare

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- portrait, esquissé par une épistémologie renouvelée, de Thucydide en “historien scien-tifique”, modèle de “froide objectivité” 51 ;

- autonomie d’une histoire essentiellement politique, toute imprégnée de perception réaliste que le concept de raison d’État subsume ;

- pratique méthodologique adaptée, faite de sévère distance et d’abstention, par un discernement entièrement débarrassé de toute téléologie d’éthique morale sentimentaliste décernant des éloges et des blâmes, de manière à viabiliser la stricte observation de la réalité historique appréhendée en termes de l’exclusive effectivité militaire par laquelle la ligne de conduite de la Realpolitik mène au succès ou à l’échec ;

- une histoire, donc, qui se veut la transcription dans l’ordre du discours des faits politi-ques saisis en pure transparence.

verdicts of praise and blame are confined to the question whether those acts and methods were calculated to achieve their object; just as in characterizing a man he refers only to to his intellectual powers. He offers no opinion whether the aims were justifiable or admirable; he applies no ethical standard to policies or politicians. (…) There is no ground for supposing that he would have had a thought of censure, if he had lived in our own days, for statesmen like Cavour and Bimarck and Disraeli, who were guide exclusively by reason of state, and are therefore blamed by moralists for having debased the moral currency in Europe. If instead of a history, Thucydides had written an analytical treatise on politics, with particular reference to the Athenian empire, it is probable that he would occupy a different place from that he holds actually in the world’s esteem; he would have forestalled the fame of Machiavelli Thucydides simply observes facts; Machiavelli lays down maxims and prescribes methods; but the whole innuendo of the Thucydidean treatment of history agrees with the fundamental postulate of Machiavelli, the supremacy of reason of state To main-tain a state, said the Florentine thinker, ‘a statesman is often compelled to act against faith, humanity, and religion. In Thucydides, reason of state appears as actually the sovran guide in the conduct of affairs. But the essential point of comparision is that both historians, in examining history and politics, abstracted from all but political conside-rations, and applied logic to this restricted field. Machiavelli – the true Machiavelli, not the Machiavelli of fable, the scelerum inventur Ulixes – entertained an ideal: Italy for the Italians, Italy freed from the stranger; and in the service of this ideal he desired to see his speculative science of politics applied. Thucydides had no political aim in view; he was purely a historian; his interest was to investigate the actual policy of Athens in maintaining and loosing her empire. But it was part of the method of both alike to eliminate conventional sentiment and morality. A certain use of the term ἀρετῃ by Thucydides has an interes in this connection. (…) The pre-eminent significance of the indi-vidual was a tenet of Machiavelli and his contemporaries (a classical feature of the Renaissance); it was a prince, an individual brain and will, to which he looked for the deliverance and regeneration of Italy. Both writers conceived the individual, as a political factor, purely from the intellectual side. Now Thucydides has used ἀρετη in his notice of the oligarch Antiphon, to express the intelligence, dexterity, and will-power of a competent satesman, in sharp contra-distinction to the conventional ἀρετή of the popular conception. The only appropriate equivalent by which we can render in a modern language this Thucydidean ἀρετή is a key-word of Machiavelli system, virtú, a quality possessed by men like Franceso Sforza and Ceasre Borgia. It must be understood that this attitude of Thucydides only concerns international politics, the subject of his work. Domestic politics lie, except incidentally, outside his scope. When he turns aside to describe the disintegrating influence of party faction on the internal conditions of Greek states, he recognises the important operation of ethical beliefs and religious sanctions in holding a society together. But where national aims are at a stake and international rivalries are in motion, no corresponding belifes and sanctions appear, possessing the same indefeasible value for the success and prosperity of a state.” (Bury, 1909: 140-145).51 “a cold independent judgment” (Bury, 1909: 133).

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Si l’on fait abstraction de la distance qui sépare le devoir scientifique de l’historien de l’aspiration du politique à influer sur les affaires de l’État, Thucydide serait donc, pour Bury, l’équivalent de Machiavel : dans l’œuvre historique de l’Athénien seraient inscrits : la conscience de la “politique adaptée à la raison d’État” (en correspondance alors avec la science politique théorisée par le Florentin) ; l’aperçu conceptuel de la figure du leader politique où la virtù machiavélienne traduirait l’areté thucydidéenne ; et enfin, la conviction partagée quant à l’utilité de la connaissance de l’histoire du fait du retour des événements, laquelle serait déjà annoncée par avance chez Thucydide, mais précisément formulée en sa conception cyclique par Polybe pour ressurgir à la Renaissance chez Machiavel et Gucciardini 52. Ainsi, selon la perspective thucydidéenne assimilée à celle de Machiavel, dans ce que propose Bury, Périclès et Antiphon équivalent à Cesare Borgia et Francesco Sforza, ou à Cavour, Bismarck et Disraeli.

Dans le sillon uniformisateur de l’idée de progrès, les contributions conceptuelles de diverses histoires viennent ajouter les apports de leurs sémantiques respectives. Ainsi, ce qui dans le texte thucydidéen correspondait avant tout à des ellipses ou des silences de sa pensée, est par l’œuvre des interprétations modernes comblé par des lectures qui conjuguent les thèmes de l’anacyclosis polybienne, de l’historia magistra vitae cicéronienne, et finalement, ceux de l’imi-tatio machiavélienne de ces deux dernières.

Durant les dernières décennies du XXe siècle, après deux Grandes Guerres et la prise de conscience de la crise de la civilisation occidentale, rendue plus aiguë par les angoisses de la Guerre du Vietnam, alors que l’on traverse des épreuves qui font basculer l’épistémologie de la scientificité vers les pentes de la postmodernité, la lecture de Thucydide s’insurge contre le fantasme de (néo)réalisme politique qui la hante. C’est le cas, en particulier, d’une partie de la génération ayant hérité des thèses de Leo Strauss, qui réclame, en ces temps nouveaux du “politiquement correct”, une (ré)orientation éthique de la mémoire de Thucydide, qui l’expur-

52 “Both Thucydides and Polybius based their view that history possesses direct utility for men of affairs, on the assumption that similar situations recur, and that the problems of the past will come up again for solution in the future. Thucydides, according to his habit, states this doctrine in the briefest form; Polybius explains the principle with his usual elaboration, and rests it on a philosophical theory. We saw how he presented the theory of anacyclosis, a cyclical movement of history. At the end of each cycle a new circuit begins, and history follows, as it were, along the line of its former tracks. This view was widely current; Cicero expresses it in the phrase miri orbes et quasi circuitus, ‘certain strange orbits and revolutions’. The a priori synthesis of universal history which was launched on the world by the early Christian fathers, in the interest of their religion, threw the cyclical theory into the background. That theory was plainly incompatible with the central dogma of Christianity. Alter erit tum Tiphys would have meant alter erit tum Christus, and this would have stultified the Christian faith. But cyclical theories reappered at the Renaissance. Machiavelli, who agreed with the ancients, and went further than they, in his high estimation of history as an instructress in politics, similarly based his view on the principle of a cyclical movement. Gucciardini likewise believed in the doctrine” (Bury, 1909: 247-8).

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gerait de la contamination du machiavélisme moderne. Steven Forde 53 et Michael Palmer 54 s’y emploient en réévaluant le dialogue que Machiavel entretiendrait avec Thucydide.

Pour délivrer la figure de Thucydide de l’ombre de Machiavel, Michael Palmer affirme que l’areté de l’Athénien ne correspond pas à la virtù du Florentin. Celle-ci se mesure et se distingue en termes de succès politique 55, son efficacité primant sur les (in)convenances d’ordre éthique, ce en quoi la prescription machiavélienne de la virtù rejette les impositions de la moralité traditionnelle. Exemplaires à ce titre – et vertueux en ce sens – seraient aussi bien Agathocle, qui par sa malignité infinie parvint à imposer la tyrannie, qu’Hannibal, maintenant grâce à une cruelle discipline la cohésion de son armée 56. Thucydide, au contraire, n’associe pas la vertu à l’impératif du succès politique qui va jusqu’à contrevenir à la tradition morale de la communauté, et réaffirme plutôt les valeurs et les préceptes par lesquels celle-ci reconnaît l’excellence (areté) 57. Emblématique à cet égard est l’éloge que fait Thucydide de la figure de Nicias, qui se conduisit vertueusement tout au long de son existence, mais dont le destin fut scellé par l’infortune la plus injuste et la plus imméritée.

En fondant l’argumentation de sa thèse sur ces principes, Palmer conjugue l’herméneu-tique de Leo Strauss 58 avec les conceptions et la méthodologie en vogue en ces temps postmo-dernes 59. Par cette confluence de lignes d’analyse, Palmer (re)construit une (supposée) éthique présente dans l’histoire thucydidéenne. Les préceptes et les valeurs morales de cette éthique de la pólis, centrés sur les conquêtes civilisatrices et l’idéal du bien commun, sont révélés par le procédé herméneutique du lecteur critique qui les appréhende en associant les sens des liens

53 Varieties of Realism: Thucydides and Machiavelli, The Journal of Politics 54.2 (1992): 372-393 ; International Realism and the Science of Politics: Thucydides, Machiavelli, and Neorealism, International Studies Quarterly 39.2 (1995): 141-160.54 Machiavellian virtù and Thucydidean areté: Traditional Virtue ans Political Wisdom in Thucydides, The Review of Politics 51 (1989): 365-385.55 “Machiavellian virtù consists in being ‘virtuous (in the traditional sense) when it is politically expedient, and ‘vicious’ (in the traditional sense) when it is politically expedient” (Palmer, 1989: 368).56 Palmer (1989: 367-368).57 “Thucydides, too, has a normative teaching, but it differs significantly from Machiavelli’s. And I submit that the purpose of Thucydides’ selective attributions of arete in his own name differs significantly from the puropose of machiavelli’s attributions of virtù, in accord with his different normative teaching. Where Machiavelli is prescribing a new moral perspective in ascribing virtù to particular individuals, Thucydides is rather reflecting the moral pers-pectives of particular individuals to whom he ascribes arête” (Palmer, 1989: 371).58 “I am broadly and deeply indebted to Strauss’s interpretation of Thucydides” (Palmer, 1989: 382, note 14).59 “The suggestion I wish to pursue is that even explicit judgements presented in Thucydides’ own name, in this instance, his attributions of arete, can only be understood properly with reference to their narrative contexts, and are, in turn, meant reciprocally to guide us in our understanding of those narrative contexts. These, in turn, cannot be extracted from tehir context within the dramatic structure of the narrative as a whole. Thucydides’ very selective employment of the word, arete, in his own name is thus in accord with his complex and reticent manner of writing altogether” (1989: 371-372); “These sorts of considerations are crucial for understanding many of the alleged defects of Thucydides’ ‘history’: his ‘unscientific’ attention to acts of piety and impiety; his apparently pointless and cumber-some ‘digressions’; indeed, the dramatic structure of the narrative as a whole. Connor Thucydides is such a marve-lously successful study in part because he is so acutely sensitive to the nuances of Thucydides’ narrative techniques. It is worthwhile to consult Connor on any passage in Thucydides” (1989: 383, note 21).

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narratifs supposés induits par l’enchaînement des événements narrés. On lit ainsi dans le texte de Thucydide une intrigue articulant spécialement les épisodes de Mycalessos, de la stásis à Corcyre, et du Dialogue de Mélos, de manière à promouvoir une interprétation qui établit et des affinités et des oppositions entre les personae éthiques de Périclès, Diodote, Archidamos et Nicias. Cette configuration des liens narratifs induite par la lecture du texte définirait alors quelle serait l’éthique proprement thucydidéenne qui l’avait structurée. Grâce à une telle stra-tégie herméneutique qui (re)construit l’éthique de l’historien présente dans son Histoire, Palmer conclut conséquemment : Thucydide n’est pas machiavélien.

Exposant alors les orientations qui poussaient Thucydide à apprécier la politique vertueuse de Nicias, modérée et miséricordieuse, par opposition à celle d’Alcibiade, d’une avidité et d’un impérialisme immodéré, Palmer laisse transparaître son message à ses compa-triotes et contemporains, afin qu’ils apprennent la meilleure leçon que l’histoire de l’Athé-nien dispense(rait) à toutes les nations : “Thucydides wishes his most discerning reader to understand that neither these Athenian ‘Machiavellians’ and their ‘nation’, nor any nation so conceived and so dedicated, can long endure” 60. L’universitaire américain cherche donc à libérer Thucydide de toutes les amarres (néo)réalistes qui le retiennent et qui minimisent ses aspirations éthiques en défense d’une meilleure moralité civique. L’appréciation de la conscience politique de Thucydide assume des orientations de républicanisme tourné avant tout vers une éthique humaniste, entendant ainsi que “la virtù du Florentin trahit plutôt qu’elle ne traduit l’areté de l’Athénien”.

Thucydide et Machiavel, expose Steven Forde dans un article de 1992, ne partagent pas une même et univoque conception du réalisme politique. C’est au Florentin que l’on doit sans nul doute imputer la modalité extrême ou radicale, proprement désignée comme power politics, indifférente voire contraire aux injonctions d’ordre moral. L’Athénien répondrait quant à lui à la variante modérée qui, à l’opposé, s’attache et répond à des exigences éthiques 61.

Pour le Machiavel dont Forde trace le portrait, la question déterminante du réalisme politique consiste à renforcer et élargir le pouvoir de l’État, dont la sécurité et l’autorité impo-sent nécessairement un impératif impérialiste, entendu comme manière d’affirmer son destin universel sur l’horizon des ambitions humaines. Il n’est ici nulle place pour des concessions

60 Palmer (1989: 381).Palmer (1989: 381).61 “Part of my thesis is that while both Thucydides and Machiavelli hold to a rather extreme realism in interna-tional affairs, they differ on the issue of general ethical skepticism. Here, I believe Machiavelli is more thorough or extreme, his international realism being only part of a thoroughgoing ethical realism, while Thucydides tries to defend the theoretically more difficult position that international realism need not entail universal moral skepti-cism” (Forde, 1992: 373).

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soucieuses de valeurs éthiques ou de scrupules de moralité 62. En faisant primer la politique sur l’éthique, il politise celle-ci autant qu’il immoralise celle-là 63. Il n’hésite pas à recommander que l’homme d’État occulte aux yeux du public le réalisme cru de sa politique, en se valant aussi bien de l’hypocrisie de ses déclarations que des leurres de ses dissimulations 64. L’homme d’État idéalisé par Machiavel, parce qu’il est libre de toute restriction morale, se consacre à l’exécu-tion du jeu de la nécessité (alléguée) que dicte la raison d’État, et se complaît dès lors dans les guerres, et se prévaut de l’anarchie qui règne sur la scène internationale, ne perdant jamais de vue ses desseins impérialistes, aussi crus soient-ils 65. En accord avec cet idéal, Machiavel, lors-qu’il décrit dans ses analyses les scènes les plus cruelles des luttes entre factions, ne s’embarrasse pas de compassion humaniste, mais conserve sa neutralité pour maintenir une froide distance, si tant est qu’il ne les tient pas pour des diversions 66.

Selon Forde, la question cruciale, pour Thucydide, est la préservation de l’intégrité du corps social, dont la raison toute humaine recommande qu’elle modère les ambitions du pouvoir lorsqu’elles s’écartent de l’éthique de la vie communautaire. Le réalisme consacré par l’histoire thucydidéenne implique le récit des événements sur fond de considérations humanitaires, dont on trouve des facettes significatives dans les épisodes de Mycalessos, de la stasis à Corcyre, et du Dialogue de Mélos. Par le jeu des sens induits par la construction narrative sont réaffirmées les valeurs et les conventions de la communauté, de sorte que le réalisme politique est envi-sagé dans une perspective éthique et posé comme une théorie morale. L’histoire thucydidéenne comporte une dimension morale, humaine, qui l’emporte sur la raison politique, en s’impo-sant contre la stricte observance des injonctions qui seraient dictées par l’état de nécessité et

62 “Machiavelli believes that the tension between morality and necessity can and should be resolved – in favor of necessity. Machiavelli transforms both virtue and the ideal of political community so as to make them conform wholly with realist necessity, though this removes their traditional moral content … Properly managed, the influence of necessity is wholly salutary for Machiavelli” (Forde, 1992: 384).63 “Machiavelli separates the political and the ethical, as is often said, making politics autonomous. But while politics for Machiavelli is independent of ethics, ethics is not independent of politics” (Forde, 1992: 380).64 “Machiavelli regards any such tempering of realism as an unwarranted sacrifice of security. He naturally has no hesitation in recommending that statesmen conceal the realism of their policies through hypocrisy and thorou-ghgoing deceit, practiced not only against outsiders but fellow-citizens, in republican and autocratic regimes alike” (Forde, 1992: 389).65 “Machiavelli, having freed himself from every restraint of this kind, revels in necessity, revels in war, and unabashedly proposes the goal of mastering the international environment through violence and imperialism. Unlike Thucydides, or the realists of today, Machiavelli does not cherish international peace and stability; he disdains even the balance of power. His prince thrives on international anarchy and machpolitik. It is unthinkable that a Thucydidean statesman should take this attitude or advocate ‘mastery’ of the world in the Machiavellian manner” (Forde, 1992: 387-388).66 “For Machiavelli, men and politics must simply adapt themselves to political realism, and there is no ‘lament’ for those who fail to do so. As a Florentine and an Italian patriot, he is greatly chagrined at the prostration of his native city and province; but even when writing as a Florentine, Machiavelli details the cruelest scnes of factions strife in his native city with cold detachment, if not amusement or glee” (Forde, 1992: 381).

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par l’intérêt, mais qui, en niant la justice et la morale, finissent par détruire la communauté. Les impulsions froidement expansionnistes de l’impérialisme réclament donc leur contention modérée. Voilà la leçon solennelle que l’Histoire de Thucydide donne à entendre, à travers la mise en scène narrative du réalisme politique, se récusant à admettre que l’immoralité soit sa condition indubitable.

Dans l’appréciation que Forde donne du réalisme politique tel qu’il se donne à voir dans les récits historiques de la Guerre du Péloponnèse émerge tout particulièrement l’analyse, quelque peu orientée, où il relève dans la narration thucydidéenne les manières par lesquelles les Spartiates déclenchèrent le conflit avec Athènes, où il souligne l’hypocrisie qui les sous-tend. Les Spartiates, selon la lecture fordéenne de Thucydide, furent forcés à entreprendre la guerre en raison des craintes suscitées par l’expansion impériale d’Athènes, estimant qu’une telle guerre la défavoriserait dans l’équilibre des pouvoirs des relations internationales. Bien que conscients de cette motivation réelle, ils ne l’exposent pas en public, car les arguments amoraux du réalisme ne peuvent se donner pour tels, et sont même difficilement admissibles dans l’in-timité de la conscience spartiate. C’est pourquoi, à l’inverse, Sparte allègue des “injustices” pratiquées par Athènes qui justifiaient qu’on lui déclare la guerre, et par ces allégations masque ses véritables motifs et raisons. Un tel jeu de (dis)simulations des causes (in)justes de la guerre révèle, selon la pensée de Forde, l’hypocrisie avec laquelle Sparte met en application sa philoso-phie politique. Une telle hypocrisie, cependant, comporte un aspect positif, rendu évident par les effets négatifs provoqués, à l’inverse, par la franche et ouverte reconnaissance publique de la crudité réaliste de la philosophie politique athénienne, qui fut une des causes de sa ruine en désintégrant la cohésion sociale interne de la communauté par l’immoralisme qui commandait à sa politique extérieure impérialiste. En ce sens, l’hypocrisie des hommes d’État spartiates touche à un certain idéal, car elle préserve la cohésion sociale et sauve la communauté, consti-tuant ainsi l’ hommage rendu au vice par la vertu 67. Dans la mesure où la narration induit cette interprétation pour une meilleure intelligibilité de l’épisode, l’histoire recommanderait favora-blement un tel procédé d’hypocrisie politique à l’homme d’État thucydidéen. 68

67 “This hypocrisy may be viewed as either laughable or repugnant, but as readers of Thucydides we must realize that it is the common way of states. States are forced by realist necessity to violate moral principle from time to time but generally refuse to admit to others, or even to themselves, that they are doing so. All the while they excoriate others for doing likewise. The Athenians, with their frank espousal of a realist creed, disdain hypocrisy; but the fate this honesty brings them forces us to reassess its merits. Athens’ self-destruction shows that hypocrisy has the virtue at least of insulating the political community somewhat from the corrosive effects of realist necessity. Thucydides’ History as a wholegives us a certain appreciation of the function hypocrisy as a shield for community morality. One might say that this hypocrisy is the homage that virtue pays to vice” (Forde, 1992: 388).68 “… Thucydides seeks to preserve the moral achievement that can be found in political community. Since that achievement is threatened by all sorts of necessity, in particular the necessities of international politics, anything that insulates the community from the harsh realities of international relations, or mitigates the pressure of international necessity on it, must be regarded favorably by the Thucydidean statesman” (Forde, 1992: 387).

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Mais, poursuivant son argumentation, Forde suggère que le sens principal de la leçon historique thucydidéenne qui se rapporte à la virtuosité de l’homme d’État dépasse les para-mètres limitatifs de ce recours à l’astuce politique. Selon lui, Thucydide pose comme modèle de réalisme de sa philosophie politique celui qui choisit la modération comme principe et fondement. Par cette figure exemplaire d’homme d’État thucydidéen, Forde s’adresse aux (néo)réalistes de son temps. Ceux-ci manifestaient leur exaspération devant la résistance que l’orientation démocratique opposait à l’orientation réaliste, dans l’évaluation que les univer-sitaires dressaient des lignes directrices de la politique américaine, surtout et spécialement d’après les formulations de Hans Morgenthau. Ils dénonçaient en ce sens les équivoques ingé-nues dans lesquelles s’enfermait l’obstination moraliste de la démocratie. Mais une lecture attentive de Thucydide nous enseigne, pour ce qui est de la conduite des nations, les raisons d’un réalisme plus sérieux et plus profond que celui, superficiel et désinvolte, des (néo)réalistes contemporains, méconnaissant le fait que les communautés ont de tout temps sainement lutté pour la sauvegarde de leurs valeurs morales, raison pour laquelle elles réclament une politique qui soumette la raison d’État du réalisme aux fins de ses idéaux éthiques 69.

Cependant, tout ne conspire pas à tranquilliser l’esprit de l’Amérique, car l’oscilla-tion pendulaire de la vieille herméneutique qui fait balancer l’histoire entre la science et l’art reprend son mouvement en faveur du premier pôle de gravité, par les lectures thucydidéennes de Gregory Crane. Dans The Blinded Eye, publié en 1996, la voie empruntée pour l’interpréta-tion de l’œuvre de Thucydide est de nouveau, décidément, celle de la science : par son discours qui opère une relation des événements en termes “généraux et abstraits”, Thucydide “anticipe l’analyse scientifique, il en est un précurseur” 70. Par la stricte logique qui structure la narration sous les formes d’un “discours à caractère axiomatique universalisant”, l’œuvre thucydidéenne comporte des avancées de type mathématique, laissant affleurer ce qui serait ultérieurement les modes de la géométrie d’Euclide et d’Archimède. Né à Athènes au Ve siècle, Thucydide

69 “American realists of the past two generations have occasionally displayed exasperation at the resistance of democratic politics to their policy recommendations (e.g. Morgenthau [1951] 1982). This resistance comes partly from the naïve democratic belief that moral principles cand and should apply in international relations as they do in domestic politics. Thucydides’ analysis suggests however that this resistance is not simply ‘naïve’, and exasperation at it reflects a failure to grasp one of the most important problems of realism. Communiteis resist realism partly out of a need to protect their moral consensus. A Thucydidean statesman, in consideration of this, would unquestionably indulge national hipocrisy to a degree, but would also minimize the realism of this policy, since hypocrisy cannot conceal every immorality. Moreover, the power of those passagens in his History where the ethical outlook comes most to the fore indicates that for Thucydides realism should be tempered not only for expediency’s sake – for the long-term survival of the community – but out of an independent moral concern. Though hypocrisy helps, modera-tion appears as the most important part of Thucydides’ imperfect solution to the moral problem of realism” (Forde, 1992: 388-389).70 Crane (1996: xiii).

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“a inventé une forme d’Histoire” ; né plus tard, avance Crane, “il aurait pu se tourner vers la Mathématique” 71. La lecture de Crane s’éloigne de l’herméneutique du Postmodernisme thucydidéen, vigoureuse dans les années précédentes. La seule allusion de Crane aux affinités “littéraires” de l’art de Thucydide est faite sur un ton d’avertissement, comme pour appeler à s’en défier : “We must be careful not to take for granted the elaborate descriptive and narrative techniques that later European novelists developed, and assume that Thucydides could write like a Gibbon or even a Plutarch, on the one hand, or a Dickens or Zola, on the other” 72. Si la cible du message critique de Crane n’est pas explicitement l’herméneutique américaine du Postmodernisme, ses allusions contribuent à le suggérer.

Et voici que Crane rapprochait à nouveau Thucydide de Machiavel. En décembre 1995, quelques mois avant la publication de The Blinded Eye, il écrit une recension critique du livre de Robert Hariman, Political Style: The Artistry of Power 73. On discerne une intelligence aiguë et une subtilité perspicace dans cette lecture du machiavélisme appréhendé comme art du pouvoir, justement parce qu’elle diverge du schéma populaire, simpliste et réducteur, en vigueur dans la politique américaine qui voudrait rendre immédiate et automatique l’identification du réalisme pratiqué en le mesurant à l’aune classificatoire de caractéristiques alternatives 74.

Parce qu’il est spécialiste de Thucydide, Crane est enthousiasmé par la description que fait Hariman du style politique réaliste exemplairement mis en œuvre par Machiavel et que Crane élargit à la narration de l’Athénien 75. Les affinités qui rapprochent Thucydide de Machiavel sont, dit Crane, liées :

71 Crane, 1996: 23.72 Crane (1996: 7).73 Bryn Mawr Classical Review, décembre 1995.74 “Different realists vary this set of assumptions, which come to assume the role of litmus tests popular in American politics: one text even helpfully includes a table of “realist assumptions” and who shares them -thus further reducing the concept of realism to a checklist. Since many people use these sets of assumptions to define their relationship to realist thought, these labels constitute an important and legitimate hermeneutic tool, but they do not tell the whole story any more than do the labels by which any group, western or non-western, ancient or modern, “dominant” or “marginal,” defines itself. Hariman’s analysis leaves these well-known labels aside. Instead, his model of realist style is much more powerful, and its power lies in the attention which he pays to text and language and to style--elements which realist authors have (for reasons Hariman pursues) generally avoided. Hariman provides a different and (in my view) much more compelling account of Machiavelli, his influence and, indeed, a central force in modern political thought precisely because he does not marginalize language in his search for some “scientific” truth” (Crane, 1998: BMCR 95.12.09).75 “As a student of fifth-century ideologies and especially of Thucydides, however, I found the chapter on the realist style (which makes only brief direct references to classical antiquity) particularly germane, and it is to this that I will turn for the remainder of this review. The Realist Style Hariman’s chapter on Machiavelli is the best description of political realism that I have yet had the good fortune to find.” Crane (1995: BMCR 95.12.09).

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- à la subtilité de la persuasion induite par le mode d’énonciation objective du récit comme simple expression des faits et qui s’impose contre les artifices de l’art qui le pervertissent 76 ;

- à la conception du pouvoir appréhendé par une sorte de modèle topographique, où les impulsions humaines pour la domination impérialiste s’exercent comme une force gravitation-nelle, entraînant de tout temps les hommes à l’élargir à toute la surface de la terre, portés par le même flux irrésistible qui pousse les rivières à se jeter vers le destin supérieur que ses eaux poursuivent 77 ;

- au primat imposé à la prise en compte de la réalité effective des faits, ce en quoi la science machiavélienne rejette la tradition des textes érudits séculairement consacrée depuis l’Antiquité, de la même manière que la science thucydidéenne de l’histoire attaque les tradi-tions mythiques rendues prestigieuses par les grands poètes 78 ;

76 “First, Machiavelli seeks to define “his subject against an alternative; this technique persuades the reader of the artlessness not only of Machiavelli’s text but of power itself.” The apparent candor of Thucydides and the author’s self-effacement are among the most carefully studied aspects of Thucydidean style. Thucydides attempts to present a narrative that perfectly mirrors its subject and presents “just the facts,” but the apparent artlessness of his narrative, whether consciously contrived or not, contributes to its subtle power” (Crane, 1995: BMCR 95.12.09).77 “Second, Hariman describes Machiavelli’s view of power as “topographic,” and illustrates this outlook with a quote from George Kennan’s Machiavellian analysis of Soviet Power: Russian “political action is a fluid stream which moves constantly, wherever it is permitted to move, toward a given goal. Its main concern is to make sure that it has filled every nook and cranny available to it in the basin of world power.” “The shift from textuality to topo-graphy,” according to Hariman, “creates a gravitational pull toward imperial formulations. When power is unders-tood in terms of speech, it is checked, relational, circumscribed by the exigencies of being heard by an audience or understood by a reader, and always awaiting a reply. When power is understood in terms of vision it is unchecked, expansive, requiring only the movement of the person seeing to acquire the means for complete control of the envi-ronment. Machiavelli is comprehensible as the exponent of the modern state not because he described the state but because he composed a discourse capable of carrying the expansive potential in state power (41-42).” The irresistible fascination of power is, of course, a major theme throughout Thucydides’ History. At the climax of the Funeral Oration (Thucydides’ closest approximation to idealist discourse), Perikles calls upon the Athenians to lose them-selves in worship of Athens’ power (2.43). In the opening section we hear that fear, not loyalty and friendship, allowed Agamemnon to assemble the expedition against Troy (1.9). In their first speech of the History, the Athenians argue that the quest for power--the combined influence of advantage, fear and honor--constitute natural influences: the Athenian acquisition of maintenance of empire is thus no more than human and should arouse no ill will (1.76). The “topographic” model of power as an irresistible “gravitational” pull is very similar to the model of Athenian acquisiti-veness presented by the Corinthians at 1.67-71 and the more general analysis of imperialism by Alcibiades at 6.16-18” (Crane, 1998: BMCR 95.12.09).78 “Third, the rejection of textuality may at first seem not to apply to Thucydides. When Erasmus wrote the Institutio Principis Christiani, he drew upon a continuous written textual tradition that was two thousand years old. “Learned” texts of this type were inconceivable in the fifth century BCE, because the written textual tradi-tion in general and prose in particular were still in their infancy: Stewart Flory has argued strongly that Herodotus composed the first book-length prose text. Thucydides himself did much (perhaps too much) to establish conven-tions for the prose monograph. Nevertheless, thin as the textual tradition may have been, comparatively speaking, Thucydides establishes for himself a position much like that which Hariman attributes to Machiavelli. Thucydides opens his history with a revisionist analysis of the distant past in which he dismisses heroes and heroic poets as well, and where Homer comes in for explicit attack. Recent as prose writing may have been, Thucydides refers (dispara-gingly) to his predecessors, citing Hellanicus (Thuc. 1.97.2), and the famous boast at 1.22 that his history will be an “heirloom for all time” glances defensively at unnamed others who compose to give pleasure rather than instruction.

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- et à la contradiction inhérente à tout discours à ambition réaliste où le langage tente, en raison de ses objectifs, de dominer la réalité conflictuelle du jeu de forces qui s’exercent dans le monde, mais dont la stratégie de rhétorique discursive finit paradoxalement par être contre-dite par les faits relatés eux-mêmes 79.

Crane, lecteur familier du texte de Thucydide, assimile la perception que Hariman, lecteur familier du texte de Machiavel, formule, de telle sorte que le prétendu rapprochement de Thucydide et de Machiavel finit par se limiter au collage des lectures, pour la simple raison que l’herméneutique de Crane se rapproche de celle de Hariman. Si les desseins du réalisme en temps de Guerre Froide révélés par la vision que George Kennan projette de l’Union Soviétique permettent, à travers l’herméneutique de Hariman, d’appréhender l’intelligibilité qui sous-tend les desseins du réalisme révélés par le portrait que dresse Machiavel de l’Italie du Cinquecento, ceux-ci à leur tour éclairant les desseins du réalisme révélés par le regard que porte Thucydide sur Alcibiade et les Athéniens de son temps, l’intrication des lectures qui s’enchaînent appelle en dénouement la persistance de la très antique thèse : voici la nature humaine qui se répète au long des millénaires de notre histoire. C’est ce que suggère implicitement la sentence finale que Crane adresse aux (néo)réalistes de l’Amérique contemporaine : Realism may have its attrac-tions, but reality is hard to pin down.

Most readers have felt that Herodotus (never explicitly mentioned) looms over Thucydides’ text. Thucydides’ insis-tence at 1.22 on direct observation, cross- checking and analysis and his suspicion of orality reflect a compulsion to base his words on some tangible reality.” (Crane, 1998: BMCR 95.12.09).79 “Fourth, I would like to conclude with the tension that Hariman locates in Machiavelli’s realist style. “When political intelligence is represented as the calculation of forces in a real world, then political rhetoric becomes its shadow and political commentary the futile attempt to discern the light in the shadows. Thus, his strategies for aggrandizing his own text ultimately work against him. By setting his discourse over the other writers, Machiavelli set in motion an attack upon all political discourse that has to destroy his own position. The Prince is not enig-matic, strictly speaking, but the experience of reading it is paradoxical. Machiavelli’s reader loses through the act of reading itself the resources for integrating this political treatise into the political world (48-49).” The parallel with Thucydides is not, I think, as close in this case as in the others, but the general problem - the inherent contradiction of the realist text - confronts both writers. Many, if not most, of those who have studied Thucydides closely have come away with the suspicion that he never resolved in his own mind the tension between language and reality, even between logos and ergon (or “realism” and “idealism,” to use two anachronistic terms). The Athenians not only dominate the History. They also approach more closely than any other actors a heroic status - at least by Thucydides own terms - for the Athenians, as they move from their speech at Sparta to the Mytilenean debate and finally arrive at the Melian dialogue--bring their words and actions into progressively closer alignment. Even so, Athenian realism emerges as yet another rhetorical strategy and a questionable guide to decision making. The Athenian Euphemus delivers perhaps the most ironic speech in the entire history and in so doing dramatizes the uncertainty of the realist style. Pretending to a candor that is false and a realism that seeks to deceive, he tells the Sicilians that Athens can have no designs upon Sicily because imperialist expansion is not in Athens’ interest (6.76). The irony is that Euphemus, although consciously lying (the Athenian expedition was sent to conquer Sicily), is actually telling the truth, for, in the event, the Athenian imperialist expedition is a catastrophe from which Athens never fully recovers” (Crane, 1998: BMCR 95.12.09).

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En purifiant Thucydide, en l’exorcisant des damnations du machiavélisme moderne avec lequel l’ont contaminé les prodromes du (néo)réalisme politique, ou au contraire, en les rapprochant à nouveau l’un de l’autre, l’université américaine, en cette fin de deuxième millé-naire, discerne, à l’instar mais aussi en contrepoint de l’appel au déclenchement de la Guerre Froide du Général Marshal à Princeton, un demi siècle auparavant, l’idéal d’un (nouveau) modèle d’homme d’État, mieux instruit des leçons thucydidéennes, quelles que soient les plus ou moins hautes teneurs en (néo)réalisme que ses lectures favorisent.

D’un temps à l’autre, du début du XXe siècle avec Bury, à la fin du millénaire, avec Palmer, Forde et Crane, alternent les voix qui, en (re)composant le dialogue avec Machiavel, comblent les silences de la parole thucydidéenne par les choix que leur dictent leurs échos personnels et singuliers (im)proprement historicisés.

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