+ All Categories
Home > Documents > Patrons et patronat, 3 : Les patrons de la Révolution industrielle : des liens de famille à...

Patrons et patronat, 3 : Les patrons de la Révolution industrielle : des liens de famille à...

Date post: 08-Feb-2023
Category:
Upload: ens
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
38
Patrons et patronat Agrégation SES 2013-2104 Septembre 2014 Cours n°2 : Les patrons de la Révolution industrielle : des liens de famille à l'échelle du monde. Deuxième partie 3. Les entrepreneurs de la Révolution industrielle, entre rupture schumpéterienne et capitalisme familial. Les fondateurs et directeurs d'entreprise des débuts de la révolution industrielle « vinrent de toutes les classes sociales et de toutes les régions du pays », écrivait T.S. Ashton dans The Industrial Revolution (1760–1830), en 1961, un livre essentiel sur l’histoire de la Révolution industrielle, et notamment pour sa vision positive. Le mythe du self made man industriel est apparu d'abord en GB, pendant la révolution industrielle elle-même, porté par l'opposition aristocratique à la modernité, et par l'opposition radicale hostile au libéralisme. Pour les uns comme pour les autres, les industriels sont des parvenus. Mais très vite les industriels, propagandistes d'une morale du travail, du mérite et de la ténacité qui seraient toujours récompensés, reprennent le thème pour justifier leur réussite et leur fortune. Mythe qui est aussi le reflet d'une société où en effet l'ascension sociale est rare et difficile. a. Les patrons britanniques : la révolution est affaire de continuité En fait, en GB comme ailleurs, la grande majorité des nouveaux entrepreneurs était issue du commerce ou de la proto- industrie : à l'origine de l'industrie cotonnière, décisive pour la percée industrielle, il y eut beaucoup de marchands manufacturiers. François Crouzet a constitué un échantillon de 316 industriels britanniques, fondateurs d'importantes entreprises, entre 1750 et 1850. Pour 226 d'entre eux, la profession du père est connue ;
Transcript

Patrons et patronatAgrégation SES 2013-2104

Septembre 2014

Cours n°2 :Les patrons de la Révolution industrielle : des liens de famille à

l'échelle du monde.Deuxième partie

3. Les entrepreneurs de la Révolution industrielle, entre rupture schumpéterienne et capitalisme familial.

Les fondateurs et directeurs d'entreprise des débuts de larévolution industrielle « vinrent de toutes les classes socialeset de toutes les régions du pays », écrivait T.S. Ashton dans TheIndustrial Revolution (1760–1830), en 1961, un livre essentiel surl’histoire de la Révolution industrielle, et notamment pour savision positive. Le mythe du self made man industriel est apparu d'aborden GB, pendant la révolution industrielle elle-même, porté parl'opposition aristocratique à la modernité, et par l'oppositionradicale hostile au libéralisme. Pour les uns comme pour lesautres, les industriels sont des parvenus. Mais très vite lesindustriels, propagandistes d'une morale du travail, du mérite etde la ténacité qui seraient toujours récompensés, reprennent lethème pour justifier leur réussite et leur fortune. Mythe qui estaussi le reflet d'une société où en effet l'ascension sociale estrare et difficile.

a. Les patrons britanniques : la révolution est affaire de continuité

En fait, en GB comme ailleurs, la grande majorité desnouveaux entrepreneurs était issue du commerce ou de la proto-industrie : à l'origine de l'industrie cotonnière, décisive pourla percée industrielle, il y eut beaucoup de marchandsmanufacturiers.

François Crouzet a constitué un échantillon de 316 industrielsbritanniques, fondateurs d'importantes entreprises, entre 1750 et1850. Pour 226 d'entre eux, la profession du père est connue ;

près de la moitié avaient un père qui appartenait aux classesmoyennes engagées dans les affaires, industriel lui-même, marchandde gros, manufacturier, entrepreneur proto-industriel. Si onconsidère non plus la profession du père mais la professionantérieure de l'industriel, la proportion des entrepreneurs proto-industriels est encore plus élevée. Les continuitésprofessionnelles et familiales l'emportent évidemment. Lesnouvelles techniques sont appliquées par ceux qui faisaient déjàfabriquer les mêmes produits à la main et qui en connaissaient lesmarchés et les circuits de commercialisation. Sur 230 filateurs decoton identifiés en 1787, 39% étaient des manufacturiers dans letextile. Les industriels cotonniers écossais étaient issus desentreprises proto-industrielles qui faisaient travailler le lin ;les marchands bonnetiers de Nottingham, dans les Midlands, sontceux qui fondent les premières usines de bonneterie.

Les Maîtres de forces de l'Angleterre du Nord vinrent de l'artisanat rural, ceux du pays de Galles du négoce londonien (Crawshay).

Crawshay : Le sud du pays de Galles était riche en minerai de fer, en charbon et en cours d'eau propre. Maispeu peuplé, difficile d'accès, et sans source locale de capital. Les premiers maitres de forges gallois furentdes marchands de Bristol et de Londres, qui investissent le profit qu'ils ont réalisé dans le commerce  : ilspassent à la fabrication des produits pour lesquels ils avaient des débouchés.Ainsi le marchand londonien Anthony Bacon qui obtient en 1755 la concession des mines autour de MerthyrTydfil, où il fait construire des hauts fourneaux en 1759. Il fournit des canons à l'Amirauté et fait fortune lorsde la guerre d'indépendance américaine. A sa mort en 1786, son associé Richard Crawshay, 1739-1820,marchand lui aussi, et fournisseur de la RN, reprend les hauts fourneaux, avec son fils William CrawshayUne reconversion est nécessaire avec la fin de la guerre d'Indépendance. Les Crawshay se tournent vers laproduction de fers marchands et adoptent le procédé d'affinage du coke récemment inventé par Henry Cort.La reprise de la guerre donne une impulsion décisive à l'établissement : au début du XIXe siècle, MerthyrTydfil était la plus grosse concentration métallurgique et comprenait, à Cyfarthfa la plus grosse usine deGrande Bretagne. Faisait travailler 2000 ouvriers et intégrait tout le processus productif de la mine auxhauts fourneaux, aux fours, aux forges, aux laminoirs.Le capital social de l'entreprise a été multiplié par 15 entre 1790 et 1810 .Le comptoir commercial londonienavait au début fourni les capitaux, mais très tôt la situation se renverse : les profits considérable,s nonexceptionnels lors de la première phase de la révolution industrielle, permettent à l'autofinancement deprendre le relais. Malgré l'extension des établissements, qui étaient devenus des modèles pour les maîtres deforges continentaux, comme Dufaud, William Crawshay est resté un marchand. Il préfère résider à Londreset s'occuper de la partie commerciale, en confiant la direction des affaires à son fils William II. Il y a parfoisopposition entre le fils, proche des autres industriels gallois, qui en période de crise cherche à s'entendreavec eux sur les prix et réduit la production, et son père, qui raisonne en négociant, et préfère faire desprofits par la commercialisation, en spéculant sur la fluctuation des prix. Stocke en période de bas prix,quitte à racheter des stocks aux concurrents en difficulté, pour faire de gros bénéfices lors de la remontéedes prix.WilliamII2 doit ensuite affronter les difficultés de la métallurgie britannique en général, galloise enparticulier. L'Ecosse monte en puissance, notamment. Crawshay comprend que la solution est de compenserles handicaps spécifiques à sa production en se spécialisant sur des productions de plus en plusdifférenciées, incorporant plus de travail. Le marché des rails donne une forte impulsion. En profite pourdégager complètement l'entreprise du comptoir londonien, et en traitant directement avec les compagnies

de chemins de fer. Réinvestit les bénéfices en achetant des compagnies ferroviaires. Mais limite de ce fait lesinvestissements dans son industrie ; ses actifs en 1850 représentent 514 millions de livres dans lesinstallations industrielles, et 306 millions dans ses valeurs ferroviaires ; gestion de portefeuille commence àprimer sur l'activité productive. Confie à son tour la direction de l'usine à ses fils pour résider à Londres. A samort, son fils Robert poursuit le désengagement industriel et multiplie les placements mobiliers. Mise en SAen 1890, et perte de contrôle familial en 1902.

La reproduction interne peut être liée à un métier, une compétenceproductive spécifique, en dehors du négoce : dans le travail dumétal ou de la poterie, les connaissances techniques et lesavoir-faire étaient plus importants que dans le textile etl'ingéniosité pouvait s'avérer plus importante que la possessionde capitaux. Aussi l'échantillon montre-t-il une plus forteproportion d'industriels dont les pères étaient artisans dans lamême branche. La continuité technique l'emporte ici sur lacontinuité de la fonction d'organisateur de la production.

François Crouzet proposait donc une « proportion d'endogénèse » :la proportion d'industriels dont les pères travaillaient dans lamême branche ou dans une branche liée par une relation amont ouaval (commerce du même produit, intégration vers la production dusemi-produit à partir de la matière première, ou bien à partir duproduit fini ) : 40% pour l'ensemble de l'échantillon, pour letextile de 48%, pour le métal de 41%.

Les autres origines professionnelles étaient beaucoup plus rares.Un certain nombre d'industriels pouvaient venir du milieu paysan ;mais en général il y avait là encore continuité, car le fermier oule paysan propriétaire exploitant était de près ou de loinimpliqué dans le travail à façon. Robert Peel, le fondateur de lagrande dynastie cotonnière lancastrienne, était d'originepaysanne, mais sa famille s'occupait de tissages de laine depuisdes générations. Dans les industries alimentaires, cette origineétait un peu mieux représentée, car l'activité industrielleapparaissait comme une mise en valeur des produits del'exploitation agricole. En revanche, aucun industriel n'étaitpurement et simplement paysan avant de fonder son entreprise.

Le nombre de banquiers et de négociants engagés dans le grandcommerce international et colonial était très faible parmi lespères d'industriels. Quelques exemples sont bien connus : ainsiles négociants de Glasgow, qui s'étaient enrichis dans le commercedu tabac, se reconvertissent partiellement en s'intéressant audéveloppement industriel de la région ; mais en général ils sontcommanditaires dans les sociétés textiles, et non entrepreneurs.Les négociants et les banquiers internationaux appartenaient aux

élites anciennes et en partagent le mode de vie ; ils auraientconsidéré comme peu dignes d'eux de fabriquer des tissus ou dufer. Leur compréhension de l'activité économique, davantage fondéesur la conduite d'une entreprise à moyen terme, comme l'envoid'une cargaison aux Amériques, ne les incitait pas à s'engager àlong terme dans les opérations qui nécessitaient desimmobilisations de capitaux.

Les propriétaires fonciers et les nobles pouvaient paraître unpeu plus impliqués dans les créations d'entreprisesindustrielles ; 13 sur 230 parmi les fondateurs d'entreprisesindustrielles en 1787. Présents dans les mines ou la sidérurgie,parce que ces activités étaient liées à la propriété foncière.Comme ils possédaient les forêts qui fournissaient le combustible,ils furent à l'origine de nombreux établissements sidérurgiques auXVIIe siècle, mais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle leurnombre diminua fortement parmi les maîtres de forge. Le mouvementdes prix favorisait l'agriculture, donc les propriétaires fonciersétaient plus incités à améliorer leurs domaines qu'à diversifierleurs activités dans l'industrie.

Enfin, presque aucun industriel fondateur n'était issu de la classe laborieuse. Les self made men réels étaient très rares.Richard Cobden comme un des rares cas : son père, petit fermier duWest Sussex s'étant ruiné, il est élevé aux frais d'un oncle qui aun entrepôt de tissus à Londres. Commence comme employé chez sononcle à l’âge de quinze ans. Il est frappé par la faillite de sononcle, et se fait embaucher chez un de ses associés, commevoyageur de commerce. Puis il fonde avec des associés une maisonde commission qui vend des produits d’industriels d’indiennes deManchester ; les associés rachètent une usine de leursmandataires, alors en difficultés, et s’allient avec eux pourrelancer la production, avec un succès énorme. Cobden s’installe àManchester pour diriger l’usine, le début de sa longue histoireavec la ville. Il gagne chaque année entre 8000 et 10 000 livressterling, une part de bénéfices énorme ; écrit dans la presselocale dès les années 1830, pour participer au débat sur lapolitique économique et plus particulièrement industrielle, pourdevenir l’un des thuriféraires du libre-échange, mais aussi despolitiques sociales et de l’éducation populaire. Les origines modestes étaient souvent liées au monde de laboutique. Robert Owen, grand patron textile et grand utopistesocial des années 1810-1840, par exemple, était fils d'un

boutiquier et maître de postes gallois ; à dix ans il estapprenti chez un drapier, puis travaille à la filature de coton dePeter Drinkwater, dont il devient directeur, à l’âge de 21 ans ;puis se marie à la fille de David Dale, filateur de New Lanark,dont il devient associé. C’est là qu’il développe son utopie desociété ouvrière et harmonieuse, réputée dans toute l’Europe, etcamp de base pour ses campagnes socialistes à partir de ladeuxième partie des années 1810. Donc le mérite personnel permet à quelques heureux élus de franchir le seuil très étroit de l'accès au patronat, mais ceux qui réussissaient cette difficile ascension sociale étaient en général aidés par leurs relations familiales.

b. Les patrons français : une situation plus confuse, mais une continuité d'ensemble.

b. 1 : des héritiers, d'abordIl n'existe pas pour la France de travail statistique

comparable à l'échelle nationale à celui de François Crouzet, maisles études sectorielles ou régionales confortent l'idée que lesorigines du patronat français du XIXe siècle étaient les mêmes,avec les mêmes continuités sectorielles et sociales. Lescontinuités dominent dans le textile : ainsi les Poupart deNeuflize, de Sedan ; Amédée Prouvost de Roubaix était le petitfils d'un fabricant d'avant 1789 ; le fondateur de la dynastie desMotte était fils d'un marchand peigneur de Tourcoing ; lamanufacture des Flavigny d'Elbeuf trouvait ses origines au XVIIesiècle.

A Lille, sur les vingt familles qui dominent l'industrie en1870 et qui vont continuer pendant plus d'un demi-siècle à exercerune influence sur l'économie régionale, 18 trouvaient leursracines dans la bourgeoise locale au XVIIIe, dont 15 dans lenégoce. Pour un Henri Delattre, célèbre dans la mémoire lilloise,certes fils d'agriculteur, (et encore qui commence comme apprentidans une filature dont son oncle est propriétaire, et épouse uneproche de sa famille), il y a une foule d'héritiers bien inscritsdans les traditions très vivaces du négoce des villes flamandes.Frédéric Kuhlmann pouvait apparaître comme un des seuls véritablesself made men de l'industrie du Nord : chimiste reconnu, nommé à unechaire de chimie à Lille, il trouve des commanditaires pour

monter en 1826 une fabrique de produits chimiques à Loos ; soncapital passe de 200 000 f à 3 millions en 1855. Protestant etalsacien, cet homme nouveau est toutefois vite intégré par lemariage de ses filles dans élite économique lilloise.

Des études plus systématiques sur la France évitent toutefoisde généraliser hâtivement à partir de quelques biographies nonreprésentatives. Sur les 175 fondateurs de filatures de cotonentre 1780 et 1840, étudiées par S. Chassagne, dans « La formationdes entrepreneurs à la période de l'industrialisation : l'exempledes entrepreneurs cotonniers », dans Entreprise et entrepreneurs, XIXe-XXesiècles, Paris 1983, 97 étaient originaires du négoce, surtout celuides tissus, et 30 étaient des ouvriers qualifiés ; la proportionde ces derniers était plus forte dans l'indiennage, 46% entre 1760et 1840, parce que cette activité reposait sur un savoir-faireplus élaboré ; mais la plupart d'entre eux, d'origine étrangèrecomme Oberkampf, ne purent monter leur entreprise que grâce auxcapitaux d'un négociant.

b. 2 Quelques fils de leurs œuvres... et encoreLes enquêtes sur le patronat de Normandie, du Maine, de

l'Anjou, de la Bourgogne, de Franche Comté, montrent une grandediversité de trajectoires ; ex de la famille Lamy, dont l'aïeul,cultivateur comtois, se tourne à la Révolution vers la fabricationde montures de lunettes pour les marchands de Genève, entreprisepoursuivie petitement par son fils jusqu'à ce qu'il trouve unnouvel associé en 1824 qui apporte les 3000 f nécessaires pourétendre la production ; le petit fils applique la galvanoplastieà la lunetterie, ce qui lui permet de hausser ses actifs à prèsd'un million et demi de fr à la fin du Second Empire.

On peut citer aussi Auguste Badin, ouvrier filateur à 12 ans,qui monta une petite entreprise à Barentin vers 1850 et devint unindustriel important. Son père, colporteur de toiles, a dû abandonner cette activité trop concurrencée par la grande industrie,pour devenir ouvrier à Barentin , menant aussi son fils. Auguste Badin commence ouvrier rattacheur à 12ans dans usine de lin. Il y gravit rapidement tous les degrés et se retrouve cinq ans plus tard, directeur del'usine. En 1861, il obtient un prêt de 200 000 F pour racheter l'usine. Il est à trente ans propriétaire d'uneentreprise, certes encore modeste (moins de 100 ouvriers) et surtout consacrée à la filature du lin. Marquéespar la sévère « crise cotonnière », ces années 1860 voient une étonnante revanche des textiles concurrentsdont l'ancien handicap, quant aux prix, est provisoirement effacé par l'extrême cherté d'un coton raréfié parla Guerre de Sécession. Auguste Badin développe l'activité de lin puis se diversifie à partir des années 1870,en faisant édifier une filature de coton achevée en 1871 ainsi qu'une filature de jute et de chanvre achevéeen 1897.Il finance une école et une crèche à Barentin (1864), puis de nombreuses œuvres (un orphelinat, un ouvroir,

des sociétés de secours mutuels, de retraite, de loisirs) à partir de 1875. Il construit une cité ouvrière en1897. L'entreprise compte alors plus de 2000 salariés. Élu maire de Barentin de 1881 à 1908.

ou comme Julien Lagache, ouvrier aussi, qui fonda sa maison à Roubaix en 1830.

Les jugements sur ce type d'ascensions sociales divergent :Louis Bergeron cite de nombreux cas de « fils de leurs œuvres »,alors que Maurice Lévy-Leboyer estime que la mobilité sociale futtrès faible. En tous cas, l'accès au patronat se restreignit deplus en plus à mesure que le siècle avançait, car, même dans letextile, les investissements nécessaires se faisaient de plus enplus lourds.

L'ascension sociale se fit en réalité beaucoup plus aisément endeux générations, comme dans le cas de Pouyer-Quertier. Augustin Pouyer-Quertier : grand filateur normand, petit fils de paysan- tisserand cauchois, mais fils denégociant fabricant et membre d'une famille bien installée aux multiples ramifications normandes. Elève del'Ecole polytechnique, il fonde son ascension sociale et politique (ministre des Finances en 1871, sénateur....),à la fois dans la politique et dans le monde des affaires, l'un et l'autre succès se renforçant réciproquement. D'abord, il faut s'installer. La caution de son père va l'y aider. A 21 ans, il loue l'usine de Saint-Victor, à Fleurysur Andelle : entreprise moyenne, purement hydraulique, mais joignant à une banale filature un tissagemécanique peu fréquent en 1840. Pouyer décide son père à investir des capitaux. Non sans profit...En 1840,il épouse la fille d'un gros propriétaire terrien. C'est à Perruel, autre bourg de l'Andelle, qu'il va faire safortune, en édifiant une filature de 15 000 broches ; il en ajoutera une autre à Vascoeuil, ainsi qu'unpeignage de laine. Les succès officiels accompagnent cette prospérité :conseiller général de l'Eure dès 1852,maire de Fleury de 1854 à sa mort, député en 1857, Pouyer-Quertier devient unnotable, égalementadministrateur de la Banque de France et membre éminent de la chambre de commerce de Rouen. Ilincarnealors toute la réussite des bourgeois du coton. 1860 marque pour lui un seuil : jusqu'alors bourgeois parmid'autres, il va commencer, aux yeux de ses concitoyens, à se laisser gagner par la démesure. Malgré lesalarmes douanières, il ose monter la Foudre, usine géante pour la région avec ses 56 000 broches, faisant delui le champion du protectionnisme. Dès lors va se développer le thème du Pouyer-Quertier « parvenu » oumieux self made man. Plus encore que ses hautes fonctions de 1871, le couronnement de sa carrière sera defaire ses files l'une comtesse et l'autre marquise. Fondateur de la Compagnie française de télégraphe Paris-New York dénommée « P.Q. », selon les initiales de son président-fondateur, il favorise un coup d'accélérateurdans l'histoire des agences de presse.

Dans tous les secteurs où les compétences techniques étaientdéterminantes et où les investissements initiaux n'étaient pastrop lourds, il était possible à des Français plus riches detalents que de capitaux de créer des entreprises, mais tenirensuite était compliqué. La construction mécanique avait comme letextile la particularité d'exiger peu de capitaux de démarrage etde pouvoir se développer progressivement à partir du petitatelier. Mais il y fallait plus de capacités techniques : aussi laproportion d'ouvriers ou d'artisans y fut-elle plus forte dans lepremier patronat. Un cas significatif : Barthélémy Deflassieuxcommença comme ouvrier apprenti à dix ans dans une verrerie, avant

de fonder avec son frère une entreprise de réparation de machinesde mines en 1851 à Rives de Gier.

b. 3 : La sidérurgie bourguignonne : un cas révélateur de l'articulation complexe entre la continuité de l'industrie négociante et les dynamiques nouvelles de l'industrialisation.

En revanche, dans la sidérurgie, le capital de départ étaitbeaucoup plus important : la continuité de part et d'autres de laRévolution domine. La catégorie des maîtres de forges, rentiers ouexploitants, souvent nobles, fut affaiblie par les confiscationset les ventes de biens nationaux ; mais nombre d'entre eux, commeles de Wendel, rachetèrent ensuite leurs établissements. Dansd'autres cas, ces derniers furent rachetés par des fermiersexploitants. Les propriétaires changèrent donc davantage que lesdirigeants. Le seul élément nouveau fut l'entrée dans lasidérurgie des marchands de fer parisiens comme les Boigues, etl'articulation de ces nouveaux venus avec les maîtres de forge etla banque, avec notamment la fondation de l'usine deFourchambault, et plus tard la résurrection du Creusot.

Jean-Louis Boigues (1784 – 1838) a établi deux importants établissements industriels du Nivernais. Il a étédéputé de la Nièvre de 1828 à sa mort et a joué un rôle important parmi les industriels de l’époque,notamment dans le développement du chemin de fer. En 1816, avec son frère Guillaume, il a acheté l’usined'Imphy, pour la fabrication de tôles de fer, de fer blanc et pour le laminage du cuivre et du bronze. En 1821il a établi, encore avec son frère mais surtout avec le concours de Jean-Georges Dufaud, qu’il a fait venir dela forge de Grossouvre, une nouvelle usine à Fourchambault. Cette usine deviendra par la suite la SociétéBoigues et cie qui fusionnera pour devenir la Société de Commentry, Fourchambault et Decazeville. LouisBoigues est élu député de la Nièvre en 1828, et représentera le département jusqu’à sa mort en 1838. Dès lesannées 1820, il fait partie des promoteurs du chemin de fer. Il a notamment participé au projet de ligne dechemin de fer de Paris à Orléans, dont l’aboutissement a eu lieu après sa mort, laissant ses héritiersactionnaires de la compagnie.

A Fourchambault ce fut par l'association traditionnelle entre lecapital marchand, Boigues, et le technicien, Dufaud, renforcée parles alliances matrimoniales, qu’une des plus importantesentreprises et usines sidérurgiques françaises du premier XIXesiècle est créée :

Georges Dufaud , 1777 1852, et Fourchambault :

Le père de Georges Dufaud, maître de forges, avait été intendant de Babaud de la Chaussade, un noblemaître de forges qui, au XVIIIe siècle, avait concentré entre ses mains, autour de l'établissement de Guérigny,une grande partie des forges du Nivernais. Georges Dufaud fut de la première promotion de l'Ecole

polytechnique, puis exploita une forge à Luthenay Uxeloup, jusqu'à sa faillite, en 1808, causée par lesretards de paiement de son principal client, la marine. Il était acquis aux techniques nouvelles, avait déposéun brevet sur un four à la houille, et publié un ouvrage sur le puddlage (procédé de décarburage de la fontepour obtenir du fer de bonne qualité, avec moins de carbone, donc beaucoup moins cassant). Il préconisaitl'affinage à la houille, pour se rentre indépendant des grands propriétaires de bois. Mais jusqu'en 1815, lemanque de capitaux maintient la sidérurgie du Nivernais dans le marasme. Après 1815, les fers belgesn'entrent plus en France, le marché devient gravement déficitaire. Il faut investir, ou importer. Dufaud, quidirige les forges de Grossouvre pour le compte de marchands de fer parisiens, Paillot père et fils,, obtientleur autorisation de monter un four à puddler à Trézy, à côté de Grossouvre. Puis ses commanditairesl'envoient en Angleterre acheter du fer pour spéculer sur les prix. En profite pour étudier les techniques, se lieavec William Crawshay, dont un fils devient son gendre. Dufaud espérait développer la demande de fer enpassant, grâce aux méthodes anglaises, à une production massive et bon marché. Le site de Trézy neconvenait pas bien : trop loin de Saint Etienne, d'où venait le charbon, dont le prix est doublé par le coût dutransport. En 1819, les Paillot avaient cédé le bail de Grossouvre et de Trézy à des investisseurs plusimportants, d'autres marchands du fer parisien, les Boigues, qui contrôlaient déjà en partie la fonderie decuivre d'Imphy. Les Boigues allaient peu à peu mettre la main par cette voie sur une grande partie de lamétallurgie nivernaise.

Ils furent d'accord avec Dufaud pour le commanditer et monter une grande forge à l'anglaise, proche d'unevoie d'eau, en un site qui permettrait un approvisionnement aux meilleurs prix en charbon et en fonte. LesBoigues et les Paillot apportent chacun la moitié des 300 000 f initiaux en 1819, portés à 800 000 f en 1821.L'usine est construite à Fourchambault en 1821-2. Les bénéfices sont très importants dès le début, etpermettent une croissance rapide par autofinancement. Dès 1824 le capital est porté à 1,6 millions, puis à 4millions en 1835. Les besoins en fonds de roulement étaient assurés par la maison commerciale Boigues deParis. Fourchambault était l'une des plus grosses usines de France par sa capacité de production et sapuissance financière. Pour l'alimenter en fonte, les Boigues avaient entrepris de contrôler la plupart deshauts fourneaux de la Nièvre et du Cher. En 1824, le gendre de Dufaud, Emile Martin, financé pour moitiépar les Boigues, avait monté une fonderie à Fourchambault. C'était un exemple précoce de concentrationindustrielle, qui se doublait d'intégration financière, car une politique de participations reliait àFourchambault les grands établissements métallurgiques et les mines : mines de fer de Saint Etienne, cokeried'Andrézieux.

De 1837 à 1854 la demande de rails pour les chemins de fer allait susciter une nouvelle phase de croissance.La production du fer doubla, mais les profits augmentaient moins vite du fait de la baisse des prix du fer.Une politique d'autofinancement continue, par réinvestissement de la moitié des bénéfices, permit à lacapacité de production de suivre la demande, mais était cause, en période de crise, de fragilité financière. Lasociété était familiale : l'argent frais ne pouvait être trouvé que dans la famille Boigues et chez les déposantsde la maison de Paris. En 1848, emprunt à la Banque de France, garantis par Schneider et de Wendel.

Dès 1824, Georges Dufaud avait cédé la direction de la force à son fils Achille. En fait, il continuait à toutdiriger avec Louis Boigues, innovant, s'occupant des commandes et des essais. Fait construire une église, uneécole, des magasins, des maisons ouvrières : paternalisme, désir d'attirer par les conditions d'habitation unemain d'oeuvre rare, mais aussi prise de possession par l'industriel de la vie de ses ouvriers. Conseiller depréfecture, Georges Dufaud est un exemple de grand notable de la Monarchie de Juillet, mais dont ledébouché en politique est modeste.

Dans ces deux cas, qui sont par ailleurs étroitement liésentre eux, on voit clairement fonctionner à la fois la rencontreentre les maîtres de forges et les négociants du fer, les logiquesdu négoce se trouvant peu à peu dépassées et transformées par uninvestissement décisif : l'amélioration technique etorganisationnelle d'une production concentrée dans un espace

usinier cohérent et fortement capitalisé, avec un investissementpersonnel dans la gestion de la production dans tous ses aspects,y compris l'encadrement de la main d'oeuvre. Mais il témoigneaussi des difficultés rencontrées dans les projets industriels, dela fluidité des participations et des engagements, destâtonnements dans la recherche des bonnes localisations et desbons procédés techniques, donc à tout prendre de la fragilité deces opérations d'industrialisation dans un contexte difficile oùle tissu économique local et national ne suit pas (coût destransports, coût des matières premières, résistance populaire àl’embrigadement ouvrier...)

Le troisième échelon de cette histoire de la sidérurgie ducentre-est de la France est lié à la famille Schneider  et à latrès grande entreprise du Creusot : il témoigne à la fois de lacroissance progressive du volume et de l'ampleur des affaires,mais aussi de l'intégration progressive des réseaux de la Banquedans la production industrielle, et enfin de la structuration dedynasties industrielles, sur des bases devenues plus solides etplus pérennes, avec le milieu du XIXe siècle Adolphe et Eugène Schneider : ce sont eux qui en 1836 rachètent les hauts fourneaux du Creusot,qui vivotent depuis 40 ans à la limite du Morvan ; sont soutenus par Boigues, et un banquier, Seillière. Issusde la bonne bourgeoisie, mais le père meurt dans leur enfance et laisse la famille démunie  ; les enfants sontobligés de travailler jeunes, à la sortie du lycée. Eugène Schneider avait commencé sa carrière chez Seillière,banquier, où il apparaît très capable, et il est choisi pour diriger les forges de Bazeilles, appartenant à DeNeuflize, dont il épousa la fille ; il suit pour cela des cours au Conservatoire national des arts et métiers.Quand à Adolphe Schneider, il se maria avec la belle fille de Boigues. Ces appuis familiaux et professionnelsleur donnaient une solide assise financière lorsqu'ils reprirent le Creusot comme gérants. L'entreprise allaitprofiter de la conjoncture heureuse pour la sidérurgie que devait provoquer la construction des chemins defer, des bateaux en fer, des constructions métalliques Sous le Second Empire, Eugène Schneider fait duCreusot une entreprise gigantesque, , jusqu’à atteindre 10 000 ouvriers, un cas très rare dans l’industriefrançaise des deux premiers tiers du XIXe siècle. tout en étendant son pouvoir au monde des affaires, de lafinance et de la politique. Vice président du Corps législatif à partir de 1852. Il siégeait au conseild'administration du PLM et de la Société générale. Il était régent de la Banque de France. Sa prééminenceétait incontestée chez les maîtres de forges qu'il regroupa en 1864 en un organisme de défense des intérêtsde la profession, le comité des Forges. Donc un fondateur : issu de la bonne bourgeoisie, devint l'un deshommes les plus puissants de l'économie, non seulement par ses capacités, mais aussi par ses liensfamiliaux et par l'appui de la Banque Seillière.

b. 4 Le temps des ingénieurs n'est pas encore advenuLe temps des ingénieurs n'était donc pas encore arrivé. Les

brillants polytechniciens, s'ils ne se destinaient pas aux Grandscorps, s'intéressèrent plutôt aux chemins de fer, comme PaulinTalabot, bien qu'il eût, en 1849, monté avec son frère Léon laSociété de Denain Anzin. Mais ce furent les nouvellestechnologies, la chimie et surtout l'électricité, qui devaientdonner en France, et plus encore en Allemagne, une place nouvelleaux ingénieurs, dans le dernier quart du siècle.Souvent les élèves de l'Ecole centrale des arts et manufacturessont issus de catégories élevées qui forment une pépinièred'ingénieurs fondateurs d'entreprises et très intégrables parmariage aux grandes familles négociantes ou industrielles ; maisaussi les élèves plus modestes des Ecoles d'arts et métiers ou desécoles textiles des grandes régions productrices, qui fournissentun contingent d'hommes nouveaux.

Petit encart sur un point particulier, important :Sur l'enseignement technique et les Grandes écoles en France : Dans la France du XVIIIe existaient déjà des écoles spécialisées dehaut niveau, les meilleures du moment, l'Ecole des ponts et chaussées,fondée en 1747, l'Ecole des mines, fondée en 1793, les écolesd'artillerie, l'Ecole du génie de Mézières. La Convention crée l'Ecolepolytechnique, à l'initiative de Monge : devait fournir un tronccommun de connaissances scientifiques préalables à l'entrée dans lesécoles d'application qui furent réorganisées. L'Ecole fut militariséesous Napoléon. Sélective, elle recrutait dans la haute bourgeoisie ;les grands corps de l'Etat étaient le débouché principal, même si,après 1815, elle n'orientait plus automatiquement vers l'armée. Les« démissionnaires » qui allaient vers le privé ne représentaient que7% des élèves sortants. Elite fermée, au statut social très élevé, carl'accès aux grands corps était restreint. Ils étaient des agents del'autorité de l'Etat, ce qui leur conférait un pouvoir politique. Leurrôle économique se situait à un haut niveau, celui de l'orientationgénérale et du contrôle. Les entreprises minières, sidérurgiques etferroviaires devaient soumettre leurs projets à l'administration quipouvait exercer par ses ingénieurs un droit de veto. Idem dans la« pantoufle » : les X accédaient vite à des postes élevés où ilsn'étaient que peu confrontés aux problèmes techniques. L'idéologiesaint-simonienne allait cependant conduire un certain nombre depolytechniciens à participer activement à la réalisation de réseauxferroviaires européens.Aux antipodes de cette école prestigieuse existaient des écoles d'artset métiers, dont les premières furent fondées à Châlons sur Marne en1803 et Angers en 1811 par Napoléon, pour former les « sous-officiersde l'industrie ». La Restauration multiplie ces écoles ; leur rôle estplus important que celui du Conservatoire national des arts etmétiers, qui est aussi et surtout un musée. Recrutent dans la petite

bourgeoisie, dispensent un enseignement pratique orienté vers lesbesoins de l'industrie, en particulier de la sidérurgie et du cheminde fer. Les élèves sortants devenaient ouvriers qualifiés, puiscontremaîtres, et assuraient ensuite souvent la fonction d'ingénieurs.Mais la complexité croissante des techniques posait des problèmesdevant lesquels leur absence de formation théorique les laissait deplus en plus désarmés.Pas de moyen terme entre ces deux institutions avant l'Ecole centraledes arts et des manufactures, établissement privé jusqu'en 1856, fondépar deux savants et un homme d'affaires. Nombre d'industriels yenvoyèrent leur fils pour les préparer à reprendre leur entreprise.Elle formait une centaine d'élèves par an, qui se destinaient àl'industrie privée, mais souvent encore à des postes de directionplutôt que de conception technologique. Cette tendance qui rapprochaitpar mimétisme de l'X était logique, dans une société qui sous-estimaitles connaissances techniques. Malgré cela, la place des centraliensdans le développement de l'industrie fut considérable. En 1848, lescentraliens, minoritaires, qui s'intéressaient au progrès destechniques fondèrent la Société des ingénieurs civils de France pourrevendiquer leur spécificité et valoriser leur profession. Grâce à cesécoles, la technique française connut son apogée vers le milieu dusiècle.En revanche, la créativité britannique était en déclin : une desraisons en était l'absence d'une formation technologique. Lesuniversités, à l'exception de celles d'Ecosse, étaient aussitraditionnelles que les fr, mais la pression de l'industrie nesuscita pas de grandes écoles ; les premières naquirent tard, l'Ecoleroyale de chimie en 1845, l'Ecoles de mine sen 1851. les ingénieurs seformaient dans l'entreprise . Il n'existait que des instituts demécanique, d'un niveau peu élevé, dont les premiers furent fondés en1824 par Georges Birbeck. C'était là, plus encore qu'en France, leparadoxe d'un pays industriel où la formation des élites était axéesur le service public et la culture libérale.Au contraire, les grandes écoles fr eurent une grande influence sur ladiffusion technologique dans le continent . Avant 1815, Polytechnique avait formé de nombreux élèves originaires des pays annexés ; mais elle continua ensuite à accueillir des auditeurs libres étrangers, surtout d'All et de Belgique. Humboldt, Liebig, Magnus, se forment en France notamment. La diffusion technologique fut facilitée par les missions d'ingénieurs fr en Europe. Le Play, professeur de métallurgieà l'Ecole des mines, effectua plusieurs séjours en Russie. Sous le Second Empire, l'exportation des capitaux fr pour la construction des chemins de fer s'accompagna de l'envoi d'ingénieurs dans toute l'Europe.AU milieu du XIXe siècle, la science allemande avait toutefois déjà commencé à dépasser la science française. Après 1870-1880, la technique allemande allait devenir la première du monde, développée par une solide organisation d'universités et d'écoles d'ingénieurs en liaison avec les laboratoires d'entreprises.

b. 5 Une question particulière à la France : la question de lacontinuité de part et d'autre de la Révolution.

La révolution ne représente finalement une rupture réelle

qu'en ce qui concerne les entreprises dans lesquelles les noblesétaient impliqués à la veille de la Révolution. Ils s'étaientsignificativement engagés dans les affaires industrielles,notamment pour compenser une rente foncière moins brillante qu'enGB. Noblesse d'affaires largement décimée, notamment parl'émigration ; elle revient plus tard en France, mais embrasse lacause légitimiste, et tend plutôt après 1830 à se replier vers lesdomaines ruraux de province. Les secteurs dans lesquels lanoblesse d'AR était la plus engagée étaient la sidérurgie et lesmines, parce qu'ils étaient liés à la propriété foncière. Beaucoupde propriétaires mais non exploitants, qui confient la gestion àdes intendants et des fermiers. 50% des biens des émigrés venduscomme biens nationaux sont rachetés par ces fermiers, et la moitiéenviron aussi par des négociants et marchands, notamment de fer engros. Après la révolution, certains émigrés rachètent leurs biens,les récupèrent parfois, reconstituent des entreprises à partird'autres établissements, comme les Wendel.

b. 6 Importations anglaises

Comme la modernisation des techniques avait soulevé en France plusde difficultés qu'en GB, la simple disponibilité des capitauxn'était pas au début suffisante pour réussir dans la filature oula sidérurgie. La maîtrise des machines textiles n'était pascomplète à la fin du XVIIIe et au début du XIXe, celle desprocédés sidérurgiques fut tâtonnante jusqu'en 1840. Le transferttechnologique fut favorisé par l'émigration de techniciensbritanniques. La plupart des mécaniciens dans les débuts de lafilature du coton étaient britanniques. Id en Belgique, oùCockerill fonda une des plus grandes entreprises européennes. Lestechniciens britanniques créent des entreprises en France ensidérurgie. Ils sont nombreux aussi dans le textile normand.

Ex de la famille Waddington, dont un descendant devientprésident du Conseil dans les débuts de la Troisième République :le fondateur de la dynastie était Henry Sykes, qui était venus'établir à Paris marchand de nouveautés et d'instrumentsscientifiques en 1777 avant de monter en 1792 une filature à Saint

Rémy sur Avre ; fait venir, sous l'Empire, ses petits enfantsissus du mariage de sa fille avec un marchand et banquierlondonien, Waddington. Reprennent la filature du grand père enl'agrandissant et ajoutant des tissages mécaniques.

C. Les entrepreneurs allemandsIls étaient, dans les pays germaniques, issus des mêmes

milieux sociaux et professionnels qu'en France. On retrouve cettemême continuité socio-historique à Berlin ou en RhénanieWestphalie. Sur 38 fondateurs textiles berlinois entre 1835 et1873, 31 viennent du négoce, six de l'artisanat, un del'enseignement technique ou supérieur. La filière dominante étaitcelle qui avait mené de la maison de négoce ou de l'entrepriseproto-industrielle à la filature ou au tissage mécaniques, en deuxgénérations.

Parmi les fondateurs d'entreprises de produits chimiques, ontrouve des pharmaciens, des marchands de couleurs et de produitschimiques. Dans la sidérurgie ou l'extraction, les marchands decharbon et de fer, comme Franz Haniel et Hugo Stinnes, jouent unrôle majeur. A la différence de la France, la noblesse n'était pasengagée dans la sidérurgie en Rhénanie. Mais le lien entre lesfermes, les mines et la propriété foncière, qui était un vestiged'une économie féodale lente à disparaître, se retrouve aucontraire en Silésie, en Bohème, en Saxe. De grandes famillestitrées, comme les Donnersmarck, Hohenlohe-Ingelfingen, Colonna,dominent une économie minière intégrée à leurs grands domainesfonciers. Elles savent en garder le contrôle quand elles passentau statut de sociétés anonymes afin de trouver des capitaux. Ex lecomte Guido Henckel von Donnersmarck fonde en 1853 la SchlesischeAG für Bergbau qu'il dirige ensuite personnellement. Ils'intéresse également aux mines de charbon et de fer, à lasidérurgie, à la papeterie, etc... Les grands propriétairesfonciers établirent aussi souvent des distilleries pour mettre envaleur la production céréalière de leurs terres.

En revanche, les artisans dominaient dans la constructionmécanique, ainsi que les fils d'artisans passés par l'enseignementtechnique et qui avaient fait leurs premières armes dans d'autresentreprises, comme Borsig. Dans la construction mécanique, siReinhard Mannesmann, fondateur de la première fabrique allemandede limes, était un entrepreneur proto-industriel, les fils

d'artisans et de techniciens sont les plus nombreux. Sur unéchantillon de 72 fondateurs d'entreprises de ce secteur entre1831 et 1852, 11 venaient du commerce, mais 33 étaient auparavantartisans. Comme l'industrialisation était plus tardive qu'enFrance, les industriels du textile voulurent s'équiper rapidement,alors que la construction mécanique était encore peu développée.Les techniciens étrangers sont sollicités, comme John Cockerillqui fonde en 1815 une fabrique de machines à Berlin. Jusqu'audébut des années 1840, jusqu’à ce que la prohibition del'exportation de machines fût levée par le gouvernementbritannique, la pénurie d'équipements constitua une incitation àla création d'entreprises, pour des artisans et des techniciensallemands qui possédaient un savoir traditionnel accumulé durantdes siècles de travail du métal. Quelques années d'études, suiviesd'un apprentissage dans une entreprise britannique, constituaientune excellente formation pour un futur entrepreneur dans laconstruction mécanique. A partir des années 1840, la formation destechniciens allemands se fit aussi en Alsace ou à Paris. Dans lamesure où le niveau de développement économique des pays allemandsà la fin du XIXe siècle était, pour la plupart des Etats,inférieur à celui de la France, les réseaux économiques anciensétaient moins forts et les possibilités d'ascension socialefondées sur des compétences, étaient, semble-t-il, plus grandes.August Borsig 1804-1854 ; fils d'artisan comme beaucoup de fondateurs d'entreprise des deux premièresgénérations, il suivit les cours de l'Institut technique de Charlottenburg à Berlin. Il appartient à la catégoriedes fondateurs techniciens, car il travailla ensuite treize ans dans la fabrique de machines d'Eggels, qui avaitété envoyé par le directeur général des services de l'industrie du commerce au minisètre des Finances Beuthen Angleterre pour étudier les machines et qui, en 1825, avait construit la première machine à vapeurallemande. Borsig s'éleva au poste de directeur technique, avant de fonder en 1837 une petite usine deconstruction de machines à la porte d'Oranienburg à Berlin. Il démarra avec un petit capital de 67000thalers, dont 8000 économisés sur des appointements antérieurs et 59 000 empruntés à 3% à des amis. Cetype de préfinancement est très caractéristique des entreprises fondées avant 1850. L'entreprise grossit alorsrapidement. En 1841 elle sort sa première locomotive, une des premières construites en Allemagne. Saproduction d'avéra aussi bonne que celle de la concurrence britannique. EN 1843 une de ses locomotivesgagna une course organisée contre une machine anglaise. Borsig employait 50 ouvriers au début, 1100 en1847, et il produisait 67 locomotives par an. Une fois la crise de 1847-8 terminée, pendant laquelle il dutlicencier 400 ouvriers, il étendit ses activités par intégration verticale ; il ouvrit une fonderie en 1849, avantd'acquérir une mine de charbon. Il se lança aussi dans la construction de machines à vapeur pour bateaux.A sa mort en 1854, il avait fourni aux chemins de fer prussiens 1885 des 2512 locomotives en circulation.L'entreprise fut alors reprise par son fils Albert, qui continua d'innover (l'entreprise fut la première à installerun four Martin en Allemagne) et à se développer dans des structures familiales qui étaient encore les siennesau début du Xxe siècle.

Cette place des techniciens formés par l'enseignementtechnique semble plus importante en All qu'en France, bien que lesécoles d'arts et métiers françaises aient aussi fourni des

fondateurs. Une autre différence, qui s'explique sans doute par laplace moins grande de la noblesse dans la sidérurgie ancienne etpar l'absence de bouleversement révolutionnaire, est en Rhénanie-Westphalie le grand nombre de sidérurgistes venus de l'industriemétallurgique de l'Eiffel, comme les Hoesch, les Poengsen, ouissus de dynasties commerçantes alliées par les mariages etconnues depuis plusieurs siècles comme les Krupp d'Essen.Alfred Krupp et la révolution industrielle dans la Ruhr :

Dans la Ruhr, l'industrialisation, fondée sur la prédominance de l'industrie lourde, fut tardive, mais trèsrapide à partir de 1850. Dans les années 1830, la région était presque complètement rurale  ; Essen,Dortmund, Bochum étaient de très petites villes. Le charbon était exploité dans quelques mines peuprofondes, et quelques entreprises métallurgiques, créées avant 1815 se développaient avec difficulté.L'histoire de la maison Krupp est représentative des étapes de la Révolution industrielle dans la Ruhr ; c'était,depuis le XVIe siècle, une riche famille de marchands d'Essen, centre traditionnel de fabrication d'armes etde trvail de l'acier. Friedrich Krupp, 1787 -1826, le fondateur de la firme, avait hérité de grand mère Amalie,elle-même créancière d'entrepreneurs industriels locaux, une somme de 120 000 thalers. Il décida en 1811de produire de l'acier fondu, dont le prix s'était envolé depuis que le Blocus continental coupait del'approvisionnement anglais. C'était une opération de type spéculatif, comme celle sur les produits coloniauxque la famille avait réalisée quelques années auparavant. Mais il fallait auparavant percer le secret de l'acieranglais, ce que n'avaient pas réussi les frères Poengsen, qui s'y étaient attelés dès 103 ; Friedrich s'associed'abord à des inventeurs qui se révélèrent incompétents et malhonnêtes, puis s'attaque seul au problème etobtint en 1819 sa première coulée d'acier. Ces expériences lui avaient coûté très cher. En 1813 il devait 30000 thalers et dut vendre la plupart de ses biens immobiliers. La liste des créanciers est significative dessources de financement : le grand père de sa femme, des parents, des amis, tous issus du milieu desmarchands riches. Son fils Alfred s'appuierait à son tour plus tard sur ce même entourage, lorsqu'il repritl'affaire de son père à sa mort. L'entreprise comptait alors 7 ouvriers et elle marchait mal depuis que laproduction anglaise, supérieure de qualité, avait envahi le marché.

Les années 1830 furent difficiles, pour toute la métallurgie de la Ruhr. Le transfert technologique se faisaitmal. Krupp fit donc le voyage initiatique en Angleterre en 1838-1839, sous un faux nom. Il avait déjà montéun atelier de construction mécanique, mais jusqu'en 1833 il n'employa pas plus de 10 ouvriers. Seule laconstruction de machine à vapeur de Dinnendahl, financée par Amalie Krupp, marchait bien, car oncommençait à approfondir les puits de mie pour satisfaire la demande hollandaise de charbon. Il était aussitrès difficile de se constituer une clientèle : la demande allemande était limitée, et les marchés belges et frprotégés. Cependant Krupp voyagea beaucoup à l'étranger comme représentant de commerce, dans lesannées 1830. Par ailleurs Krupp manquait de main d'oeuvre qualifiée, et manquait de circuits definancement. Marchands et banquiers locaux étaient peu disposés à investir dans des entreprises dont leschances de développement paraissaient limitées ; le mode de financement restait donc de type ancien : lesréseaux de parents et d'amis. A la fin des années 1840, le chemin de fer allait donner une impulsion à larégion ; les commandes des compagnies arrivent. Krupp fabrique des roues et des essieux, de même que lesconcurrents Jacobi, haniel et Huyssen les rails, et Dinnendahl les machines à vapeur. L'explosion de larévolution industrielle se fit à partir de 1850, avec une première grande vague d'industrialisation , portéenotamment par beaucoup de capitaux étrangers qui s'investissent massivement dans les puits de charbon,puis dans les hauts fourneaux. La maison Krupp multiplie par 10 ses employés entre 1855 et 1865, date àlaquelle elle fournit la moitié de la production d'acier prussienne. Dès les expositions universelles des années1850, Krupp présente des pièces qui sont des chefs d'oeuvre technologiques.

Sur les patrons américains : en dehors des exemples déjà donnés à différentsmoments du cours (Lowell, les petits patrons de Philadelphie, …) la conclusion

porte longuement sur les patrons du Delaware et l’industrialisation. Je complèterai par quelques portraits supplémentaires lors du cours, mardi 24.

EN conclusion :Malgré la variété des cas, des trajectoires et des origines, onpeut évoquer trois traits communs à ces entrepreneurs de laRévolution industrielle qui ont porté le mouvementd’industrialisation : le poids décisif des héritiers dans unprocessus qui apparaît alors avoir été plus progressif querévolutionnaire, du point de vue de ses acteurs, même s’il atransformé les conditions de la production manufacturièreatlantique ; le caractère heurté des trajectoires et descarrières, dans beaucoup de cas, malgré le fait qu'on n'a à faire,par force, qu'à l'histoire de ceux qui pour l'essentiel ontréussi ; le rôle essentiel, enfin, de la dimension familiale deshistoires d'entreprise, malgré la focalisation sur les fondateurset la tendance à constituer des gestes héroïques. A plus d'un titre, c'est la structure familiale qui paraîtdéterminer la forme des entreprises, permettre d'articuler lesdifférentes formes de tradition manufacturière et dépasser nombredes difficultés, parfois extrêmes, opposées par l'économie, lasociété et la politique du temps à la dynamique entrepreneurialeindustrielle. Ce qui permet de contester l'idée, mais il est vraidéjà ancienne et fortement dépassée en matière de business history, ducapitalisme familial comme traditionnel, retardataire, peuadaptable, et responsable à tout prendre du retard industriel debeaucoup de pays par rapport à l’Angleterre, par exemple de laFrance. C’est une part essentielle de la question qui nous occupe,et qu’il faut développer maintenant.

d. Le capitalisme familial : une solution incontournable, et performante

L’importance de la famille dans les débuts del’industrialisation ne fait pas réellement débat. Pendant lapremière industrialisation, et a fortiori dans la proto-industrialisation, l’entreprise familiale représenta une forme deréponse pratique à l’instabilité, aux incertitudes du marché, etelle constitue le pivot des réseaux de confiance. Elle

représentait une forme de marché interne du travail pour lerecrutement des dirigeants, une source de fonds pourl’installation et l’expansion de l’entreprise, et une sourced’information fiable.Le capitalisme familial, où la propriété personnelle et familialeest décisive, par opposition à la propriété sociale, liée à dessociétés par actions, est très ajusté à des périodes de grandesinstabilités, où la responsabilité personnelle illimitée rassureles acteurs et limite la spéculation. Les femmes ont un rôleimportant dans le capitalisme familial, même s’il est souventcaché par leur statut officiel. La plupart du temps, pour l’époqueet les pays qui nous concernent, elles n’ont pas de droit officielà hériter, par exemple, ni à être de vrais partenaires d’affaire.Mais elles sont très souvent partenaires de facto, dans lessituations d’héritage, de veuvage, de mariage. Le mariage entrecousins peut limiter la dilution du patrimoine dans les paysd’héritage égalitaire, et le mariage en dehors du groupe familialpeut apporter des forces additionnelles à la famille, en termes decompétences, de capitaux, de contact. Et les mariages entrefirmes sont souvent associés à des mariages entre membres de lafamille.L’opposition classique entre firmes d’actionnaires, anglo-saxonnes, et firmes familiales, d’Europe continentale, ne tientpas vraiment, en réalité. Les stratégies dynastiques ne manquentpas aux EU, autour de Boston par exemple, qu’il s’agisse deGillette, ou de la cité textile de Lowell et ses propriétaires lesBoston Associates. Et les sociétés par action existaient aussi enEurope continentale.Dans tous les cas ou presque que l’on a évoqués plus tôt, dansles trajectoires des entrepreneurs de la Révolution industrielle,on trouve le rôle décisif de l’inscription familiale pour ledémarrage de l’entreprise, mais aussi pour son renforcement, sadiversification, sa capacité à rebondir, etc… Il reste à voircomment cela se passe, en passant par le développement d’un oudeux cas supplémentaires, qui permettent de sortir de la seulepériode de fondation, ou de l’entreprise de taille moyenne, pourmontrer que la famille pouvait constituer aussi le cœur deconstructions beaucoup plus complexes, beaucoup plus vastes etbeaucoup plus ambitieuses. Notamment parce qu’un aspect essentielde l’histoire des entrepreneurs de la Révolution industrielle etde leur succès est la naissance, au croisement de logiquesrégionales et familiales, de vrais districts industriels pérennes.

d. 1 Une dynastie exemplaire : les Motte-Bossut

Le fondateur : le passage en trois générations du commercedes tissus et de la teinturerie à l'activité de marchandmanufacturier qui faisait tisser des lainages à façon dansles campagnes, puis à la fondation d'une filature mécaniquede coton à Roubaix par Jean-Baptiste Motte, le premierindustriel de la famille, était caractéristique decontinuités sociales et locales que l'on peut remonterjusqu'au début du XVIIe siècle ; l'innovation queconstituaient le travail du coton et la mécanisation étaitl'aboutissement d'un développement progressif des activitésd'une ancienne famille de Tourcoing, qui avait peu à peuaccédé à la notabilité. Jean-Baptiste Motte, le premierindustriel usinier, avait épousé Adélaïde Brédart, fille d'unautre marchand fabricant de Roubaix, qui avait été l'un despremiers à s'intéresser à la filature mécanique dans le Nord.En plus de son activité de filateur et de tisseur decotonnades, il s'associa en 1839 avec Aimé Delfosse, qui,fils de fermier, avait acquis une expérience en travaillantcomme directeur chez Henri Delattre, qui pratiquait à Roubaixle peignage, la filature et le tissage de la laine. Lasociété Delfosse et Motte, à laquelle participa ensuite undes fils de Jean-Baptiste Motte, Etienne, faisait du tissu delaine. A son décès en 1863, Jean Baptiste laissa 270 000francs, une fortune moyenne.

La branche Motte-Bossut : les enfants de JBM élargissentconsidérablement l'échelle ; notamment par une stratégiematrimoniale qui permet de réunir des capitaux, des'attacher des compétences et de s'allier aux autres famillesindustrielles. Louis Motte , l'aîné : épouse en 1841 AdèleBossut, fille du maire de Roubaix. Leurs dots réunies, 80 000F, augmentées d'apports de quelques parents, permirent defonder une société en nom collectif en 1843, Motte Bossut etCie, pour exploiter une filature de coton à Roubaix. La sœurde Louis, Adèle Motte, épouse quant à elle son cousingermain, fils d'un important filateur de laine etcommissionnaire. Frère de Louis, Eugène Motte, s'occupe avecDelfosse des tissages de lainages et de nouveautés, avant decontinuer en son nom propre. Alfred, le plus jeune, commenceà travailler en s'associant avec un de ses frères pour monterun grand établissement intégré en 1852. Selon l'enquêteindustrielle des années 1840, la filature de coton MotteBossut , géant industriel de Roubaix, faisait 4 millions de

CA et employait 530 ouvriers ; le tissage de lainagesDelfosse et Motte de Roubaix faisait 900 000 fcs de CA avec300 ouvriers. Si on comptabilise tous les établissements quiétaient dans un rapport familial plus lointain, il fautajouter près de 4 millions de CA de plus, et près d'unmillier d'ouvriers supplémentaires pour avoir une mesure dela puissance économique de la parentèle au milieu des années1840. A partir des années 1850, la croissance du groupefamilial s'accéléra : le plus jeune des fils de JBM vadévelopper avec succès tout un nouvel ensemble industriel,cependant que le jeu des descendances et des mariagescontinuait de multiplier les moyens financiers et humains etd'élargir les alliances. La filature Motte Bossut avaitcommencé avec 10 000 broches en 1843 ; elle en a 72 000 en1862 . En 1852, Louis Motte avait fondé un tissage mécaniquede la laine à Roubaix, puis une usine de teinturerie etd'apprêts ; en 1857, achète la filature de coton d'Auchy-les-Hesdin, dans le Pas-de-Calais, dont son beau-frère,Wattine-Bossut, assume la direction ; en 1862, Louis Motte aquatre usines et emploie 1700 ouvriers. Il engage descapitaux aussi dans la filature de lin d'Alfred Delesalle àla Madeleine, en 1872, à laquelle il est lié par son filsLéon. Louis Motte enfin à l'origine de la Société anonymedes produits chimiques de Croix, autre banlieue de Lille. Ala mort de Louis, la filature de coton est continuée par deuxde ses fils, liés par leurs mariages à deux autres grandesfamilles du textile du Nord, les Descamps et les Lagache.Julien Lagache était président de la Chambre de Commerce deRoubaix, censeur de la Banque de France, administrateur de laCompagnie des chemins de fer du Nord, futur maire de Roubaix1884-1892, et centre d'une autre constellation industrielle.Un seul héritier sort du textile : Edmond Motte, qui fondeune brasserie après son mariage avec une grande héritièreCordonnier, d'où la brasserie Motte-Cordonnier.

Le groupe d'Alfred Motte : parmi les fils de JBM, Alfred futcelui qui réussit le mieux et parvint à la plus grandenotoriété ; fonde sa propre entreprise, avec l'aide de sesfrères ; sa première création en 1852 était ambitieuse :elle comprend une filature, un tissage et une teintureriepour coton, laine et soie. Structure intégrée trop rigide ettrop complexe à gérer ; donc préfère la faire éclater enplusieurs entreprises. Comme il n'avait d'expérience ni commetechnicien ni comme commerçant – il avait fait un doctorat dedroit, étant destiné au notariat – il préféra coordonner le

groupe en s'associant avec de jeunes techniciens compétentsqui assumaient la direction de chaque usine. Avec les frèresMeillassoux, des teinturiers, il monta la société Motte-Meillassoux ; puis, entre 1870 et 1890, près d'une dizaine desociétés nouvelles virent le jour, actives dans le peignage,la filature et le tissage de la laine ou du coton. Cettestructure, faisant place aux compétences à côté des seulsliens familiaux, était assez innovante par son aspectmanagérial. Mais elle fut rapidement consolidée par desmariages : les Meillassoux entrent dans la famille Motte ; àla mort d'Alfred, ses trois fils continuèrent une stratégiede développement familial, fondé sur la multiplication desétablissements et des entreprises, et sur de nouvellesalliances qui permettaient de s'insérer avec profit dansd'autres groupes familiaux. En 1907, selon Louis Bergeron, legroupe d'Alfred Motte comptait une douzaine d'établissements,dont deux dans la partie polonaise de l'Empire russe, avec uncapital total de plus de 11 millions.

DONC…..Un modèle d'entreprise familiale :  Pour classer la dynastie Motte dans une typologie des entreprises familiales, quelques grandes caractéristiques s'imposent.

L'entreprise a trouvé sa naissance dans un milieu commercial et plus précisément proto-industriel.

Le développement en groupe industriel fut fondé sur un nombremoyen élevé d'enfants à chaque génération, et sur une politique des mariages, pratique habituelle déjà dans le négoce du Nord à l'époque moderne.

Le nombre élevé des enfants aurait pu apparaître comme un facteurd'émiettement ; par ailleurs, l'évolution aurait pu être vers unmaintien du patrimoine en indivision dans une entreprise unique,qui aurait grossi en évoluant sans doute, du fait du nombrecroissant de propriétaires avec les générations, vers une forme desociété de capitaux plus dépersonnalisée. Plutôt que par unecroissance d'une entreprise intégrée, le développement se fit pargénération d'entreprises nouvelles qui réalisaient l'intégrationau niveau du groupe familial. Le groupe a couvert peu à peu tousles segments du travail de la laine et du coton, y compris lesapprêts et la teinturerie. Les mariages servent à réunir descapitaux, à multiplier les liens avec les autres industriels de lamême profession, à intégrer dans la famille les associésimportants. Le groupe était fermé sur le textile, et longtemps

uniquement sur Roubaix Tourcoing ; les étrangers à la famille neparticipaient pas aux capitaux des sociétés.La participation aux institutions municipales confortait lepouvoir économique ou plutôt l'accompagnait : impossibilité,malgré tout, d'assurer son pouvoir et de fermer le cercle ducrédit sans l'aide du pouvoir, selon Jean-Pierre Hirsch ( Les deuxrêves du commerce. Entreprise et institution dans la région lilloise (1780-1860),Editions de l’EHESS, 1991). Le groupe se développe ensuite encontinu, et au total sur plus d'un siècle et demi, jusque dans lesannées 1960 avec évolution plus dépersonnalisée.

d. 2 Les stratégies familialesLe réseau familial permettait de résoudre la plupart des

problèmes que posait l'entreprise. Elle est à la base de laréunion de capitaux indispensable au démarrage de l'entreprise.Avant la naissance des grands établissements de crédit, c'est lafamille qui détermine les possibilités de crédit dont on dispose(voir les cas Boigues-Schneider plus haut, Krupp, les brasseursanglais). Enfin la famille assure la continuité de l'entreprisepar la transmission de la propriété et du pouvoir.

FormationLa pérennité familiale a souvent été le moyen d'envisager lespremiers objectifs de long terme pour les entreprises. La simplehérédité n'étant pas une garantie de compétence, la continuité del'entreprise passait par une attentive formation des filsd'entrepreneurs ou à défaut de leurs neveux, jusqu'à ce qu'ilssoient capables d'assumer des fonctions de responsabilité. Ils'agit souvent d'une formation pratique sur le tas, en s'exerçantà connaître tous les travaux effectués dans l'entreprise, plutôtque des études à l'université ou dans les Grandes Ecoles, même sice n'est pas exclusif. Le réseau familial a l'avantage dediversifier cette éducation par l'échange des héritiers enformation, qui pouvaient élargir leurs connaissances en matière defabrication, de commerce, de représentation à l'étranger. Lafamille est une structure sûre de spécialisation interne desactivités, qui recouvraient une forte intégration au niveau dugroupe.

MariageEn dehors d'un éclatement familial par mésentente, qui était raredans les familles autoritaires du XIXe siècle, un risque dedissipation du capital commun était le mariage des filles.

L'entrepreneur pouvait leur donner une dot, qui aurait amoindriles capitaux dont dépendait l'échelle de ses activités ; ilpouvait leur constituer une dot sur sa future succession, c'est àdire leur faire une promesse. Mais cela risque ensuite de mettreen péril le ou les héritiers de l'entreprise, tenus à la mort duchef de famille d'honorer les promesses de dot. Donc l'endogamie àl'intérieur du groupe familial est essentielle : elle permetd'éviter les risques de fuite de capital. Une stratégie d'autantplus développée que le nombre d'enfants était élevé. Cf la familleMotte, coutumière des mariages entre cousins et cousinesgermains.Autant qu'une stratégie de fermeture du groupe, les mariagesétaient une stratégie d'acquisition de ressources extérieures. Al'origine de nombreuses entreprises, les capitaux apportés parl'épouse. Les mariages des fils, judicieusement arrangés,pouvaient apporter les fonds nécessaires à l'extension del'échelle des affaires.

Ex des brasseurs londoniens étudiés par Peter Mathias en 1959 :ils s'allient systématiquement aux familles de banquiers quakersdont ils partagent la religion : Samson Hanbury, lui-même filsd'un banquier de Birmingham, avait épousé Agatha Gurney, fille deRichard Gurney de la Barclays Bank ; son frère Charles avaitépousé la fille du banquier John Land, et son autre frère,Osgood, la fille du banquier londonien John Barclay.

Les dots imposées dans ce cas étaient souvent en propriétéfoncière ou dans le commerce ; les transferts financiers étaientsouvent compensés par des opérations contraires, soit des mariagesmultiples entre deux familles. Tous les participants profitaientde la constitution de groupes familiaux, qui assumaient les mêmesfonctions que des ententes dans lesquelles les relations étaientdéfinies contractuellement. La constitution de groupes plusimportants par la multiplication des mariages étaitcaractéristique du patronat du Nord de la France : elle aboutit audébut du Xxe siècle à une totale interpénétration de toutes lesgrandes familles lilloises, roubaisiennes et torquennoises. Maiscette stratégie était dans le cadre régional et dans le cadre dutextile. En dehors de la brasserie, les alliances systématiquesentre familles industrielles et familles de banquiers restent, auXIXe siècle, assez exceptionnelles. Elles se rencontrent davantageen province, où la spécialisation dans la banque et celle dansl'industrie sont deux possibilité d'évolution à partir du négocedu XVIIIe siècle qui pouvaient coexister à l'intérieur d'une même

famille.

Les mariages des filles permettent d'inclure dans la famille destalents nouveaux, ou d'acquérir une influence dans la viemunicipale ou politique. Les gendres étaient souvent capables decontinuer l'entreprise parce que leur mariage étaitl'aboutissement de la réussite professionnelle, le moyen d'accéderau patronat. La solidarité de ces entreprises familiales du XIXesiècle faisait en effet que le patronat pouvait apparaître commeun groupe relativement fermé. C'est un des reproches majeurs quecertains auteurs ont pu faire aux entreprises familiales,notamment pour décrire les évolutions relatives del’industrialisation allemande, anglaise, française et américaine àla fin du XIXe siècle : en France et en Grande Bretagne,l’attachement trop grand à des entreprises familiales auraitlimité drastiquement la modernisation, passée la période des« fondateurs » géniaux, inévitablement impossible à prolonger au-delà d’une ou deux générations, puisque le principe de l’héritagefavorisait de simples héritiers sans qualité particulière, quandleurs aînés avaient dû inventer l’entreprise familiale par leurgénie. Le ralentissement relatif de l’industrialisation en Franceet en Grande Bretagne serait notamment dû à l’attitude desentrepreneurs eux-mêmes, et surtout à leur tendance à oublierl’industrie au profit de la famille.

En réalité, l’historiographie actuelle tend à la fois àvalider et à invalider cette position. La structurefamiliale de l’entreprise peut servir à expliquer la foisle succès et le désastre industriels, notamment àl’échelle régionale. Il faut prendre le temps de sepencher sur ces thèses, et tout particulièrement parcequ’elles sont spécifiquement soutenues par le présidentdu jury.

d.3 : capitalisme familial et succès industriel régional

On l’a vu à travers l’exemple des Motte, les stratégiesdynastiques larges s’étendaient très souvent à l’échelle d’unepetite région économique, d’un espace économique cohérent etarticulé, animé, que ce soit la cause ou la conséquence de cesstratégies patronales, par une dynamique propre et relativement

indépendante du contexte économique plus large, qu’il fût mondialou national.Jean-Claude Daumas, dans Les Territoires de la laine. Histoire de l'industrie lainièreen France au XIXe siècle, Presses Universitaires du Septentrion, 2004,tente une analyse comparée de plusieurs régions de productionlainière françaises au XIXe siècle, pour essayer notammentd’identifier les facteurs qui ont le plus contribué àl'affirmation et au renforcement de la supériorité de RoubaixTourcoing, alors que les autres centres lainierss'affaiblissaient, voire étaient marginalisés.Il organise son analyse autour de la notion de district industriel:cette notion, issue notamment de l’historiographie italienne del’industrialisation à l’échelle régionale, articule laconfiguration proprement économique du système régional desentreprises et le fonctionnement social de la communauté locale.Définition qui insiste sur l'interpénétration de la communauté etdes entreprises ; donc aboutit à des descriptions de districts,aujourd'hui classiques, qui soulignent que l'on a affaire à dessociétés locales, fortement homogènes sur le plan social, où lamobilité sociale permise par la vigueur de l'entrepreneuriat estimportante, et où la force du consensus social limite la fréquenceet l'ampleur des conflits ; définition typique de certains casitaliens, proposée notamment par Giacomo Beccatini en 1979.Or on ne trouve pas dans les territoires fr de la laine cetteforme d'encastrement du système des entreprises caractéristiquedes districts industriels à l'italienne, ce qui toutefois nesignifie pas que structures sociales, réseaux, comportements etvaleurs n'ont pas joué un rôle important dans leur fonctionnementet leur développement ; mais que leur dynamique économique nes'explique pas par l'homogénéité de la société locale. Le cas deRoubaix Tourcoing, le plus documenté, est à cet égard trèséclairant.Loin d'être caractérisé par une réelle homogénéité sociale, lecomplexe textile du Nord était marqué par une très fortepolarisation. La mobilité sociale y était faible. La plupart desindustriels ne venait pas des couches inférieures de la populationmais du monde des négociants et des marchands fabricants, et lemilieu patronal s'est fermé progressivement, ne se renouvelantplus guère dès les années 1860, alors que les dynastiesentrepreneuriales se consolidaient et s'enracinaient. Enfin, cettesociété profondément divisée connaissait une sorte deconflictualité qui montre la répétition et l'âpreté des grèves, leplus souvent spontanées, où prédominaient les revendicationssalariales.

Où, dès lors, chercher les racines du dynamisme des villeslainières ? La thèse de Daumas est précisément que c’est dans lepatronat, qui par ses structures et ses comportements, imprime samarque à tout le système productif local et définit le cours deson développement. Il s'agit donc moins ici de stratégiesentrepreneuriales conscientes que de tout ce qui contribue à lesfaçonner, autrement dit des déterminations sociales et culturellesde l'action des patrons. Au plus profond, on découvre que ce sontles formes de reproduction, à la fois biologique, symbolique etmatérielle, de la famille qui sont en cause parce qu'ellesconditionnent très fortement les rapports que les industrielsentretiennent avec leurs entreprises et les principes de gestionqu'ils mettent en œuvre ainsi que la structuration et la dynamiquede développement du système des entreprises. On peut dire que lesstructures, la reproduction et l'évolution dans la longue duréed'un territoire manufacturier se trouvent déterminées parl'habitus collectif du patronat qui l'anime. Mais réciproquement,les performances des entreprises et, au-delà, des territoires, nedépendent pas seulement des conditions objectives auxquelles elless'adaptent avec plus ou moins de bonheur, mais aussi dupatrimoine comportemental et culturel du patronat.

Jean-Claude Daumas évoque à partir de là deux types depatrons, concernant l’industrie lainière française, et pluslargement l’industrie française : l'un qui met la famille auservice de l'entreprise, et l'autre qui sacrifie l'entreprise à lafamille. Le premier est dynastique, fortement soudé etentrepreneurial, le second est individualiste, patrimonial etviager.

Type 1 : la mise en place progressive d'un destin collectif, lafamille s'imposant à l'individu comme une réalité transcendantedont l'identité se cristallise dans un patronyme qui est l'objetd'un véritable culte ; la continuité de la lignée assurée par unegestion prudente des alliances matrimoniales et une descendancenombreuse ; l'identification de la famille à l'entreprise, d'oùl'investissement personnel des associés, la succession des filsaux pères et une gestion qui vise à transmettre, si possibleagrandi, le patrimoine reçu en héritage ; et enfin la placeprimordiale des réseaux de solidarités nés dans un milieu fermé oùs'entrelacent famille, origine géographique, religion etaffaires ;

Type 2 : en quelque sorte un négatif du précédent. Dans ce modèlequi fait davantage de place à l'individu qu'aux intérêtscollectifs, il n'y a ni continuité de la lignée, ni continuité del'engagement professionnel dans l'entreprise. Celle-ci estd'ailleurs conçue davantage comme une source de revenus, un moyende faire fortune rapidement, que comme une fin en soi à laquelletoute la vie de la famille serait subordonnée. Enfin, fauted'unité et d'homogénéité du milieu patronal, les relations deconfiance et de solidarité manquent d'intensité.

Le patronat de Roubaix Tourcoing relève incontestablement dupremier type quand, dans la plupart des autres centres, onrencontre un patronat sans véritable dynastique. Même type desituation à Castres et Mazamet, quoique ces cas soient moins bienconnus. A l'opposé, Elbeuf, Sedan ou Reims, le tissu industriellocal est fragilisé par tout un ensemble de valeurs et depratiques qui n'étaient pas favorables, dans la longue durée, àl'entreprise industrielle. Trois points principaux doivent êtresoulignés : d'une part la succession des générations a été malassurée ; l'entreprise a d'abord été conçue comme un marchepiedvers d'autres carrières, donc les capitaux lui ont fait défaut etl'investissement a trop souvent été sacrifié ; enfin le milieupatronal était trop instable et composite pour que des formes decoopération et de solidarité durables et efficaces se développentsérieusement.

Le cas d’Elbeuf, en Normandie, très précisément développé parDaumas, permettra de préciser ces interprétations.A la fin de l'Empire, le drap était tout ; au point qu'on parlealors du Leeds fr ; c’est le principal centre lainier normand en1870. Cette spécialisation est très ancienne : très vieux centrelainier datant du XVIIe siècle, spécialisation dans le drap cardéuni, lisse, monocolore. Mais la véritable expansion date del'adoption de la nouveauté au début des années 1830. A la fin dela Restauration, le marché du drap uni, étoffe de qualité quidemeurait chère, était saturé, alors que la demande de laclientèle s'orientait désormais vers des étoffes de coton ou delaine mélangée de coton ou de soie aux coloris et aux motifsvariés. Donc dans ce contexte Théodore Chennevière décide dereprendre la fabrication d'articles fantaisie déjà expérimentéemais avec peu de succès à la fin de l'AR. C’est un succèsimmédiat ; Chennevière est imité par une cohorte sans cesse plusnombreuse de jeunes industriels qui se mettent à l'écoute desdemandes de la capitale. On mélange les natures de fils ; on varie

le nombre et la nature des fils, en utilisant les matières lesplus diverses ; on multiplie les dessins et les couleurs.Véritable métamorphose des comportements patronaux : désormaisprivés de la sécurité du drap uni, les fabricants doiventrenouveler leurs collections à chaque changement de saison.La haute nouveauté, que les fabricants renouvellent à chaquesaison, demeure un article cher. Production qui est arrivée à unesorte de perfection à la fin de l'Empire, comme le prouvent lesnombreuses récompenses obtenues à l'exposition universelle de 1867à Paris. Record de production atteint en 1869, mais la tendanceest à la baisse des prix, donc le chiffre d’affaires n'est passupérieur à celui de 1850.Il faut une vraie transformation de laproduction : lutter contre les produits anglais moins chers,contre les problèmes d'approvisionnement, conquérir une clientèleplus large. Il faut réduire les prix, réduire la part de lainedans le prix des tissus ; la qualité s'en ressent. 23000personnes sont employées en 1872 ; 9 à 10 000 dans la seuleagglomération d'Elbeuf ; le cadre de la production est celui d'uneextrême division de la propriété des moyens de production, de laprépondérance du travail à façon et de la dissémination du tissageà bras dans les campagnes. Elbeuf n'a pu jouer la carte de laqualité que parce qu'elle disposait d'une main d'œuvre abondanteet bon marché, le bas niveau des coûts salariaux compensant leprix élevé des matières premières, du charbon et des machines.

L’organisation est peu à peu transformée par le machinisme,mais cette transformation est lente et très inégale selon lesstades de la fabrication. Diffusion des mécaniques à filer àpartir de 1811 ; mais la concentration reste limitée ; même en1870 la vapeur est loin d'avoir triomphé de l'énergie hydraulique,dominante en dehors d'Elbeuf. Les manufacturiers ne cherchent pasà automatiser la filature : l'augmentation de la production sefait par un doublement de l'embauche, entre 1862 et 1869, et trèspeu par la modernisation du potentiel de production. C'estnotamment lié au choix de répondre à la demande par la très grandevariété des types de draps, avec de nombreuses laines différenteset de très nombreuses caractéristiques de fils. Pour ce qui est dutissage, c'est le métier à bras qui domine à peu prèscomplètement... moins d'un 20e de métiers mécaniques.

La mécanisation du tissage ne pouvait progresser qu'à lacondition que les fabricants, faisant preuve d'imagination entermes de produit, élaborent de nouvelles étoffes associantqualité et fabrication sur machine, alors même que, à leurs yeux,qualité et machinisme étaient antithétiques. Les bénéficesaccumulés pendant la période de prospérité des années 1860 ne sont

pas utilisés pour investir. La crise cotonnière, qui renddisponibles beaucoup d'ouvriers du coton, et l'arrivée des lainesà bas prix de la Plata, permettent d'éviter un vraiinvestissement. Rôle essentiel de l'orientation vers la nouveautédans ces limites : renouvellement annuel des collections impliquede longues périodes de chômage, pour essayer les nouveaux modèles,changer les métiers, etc... donc pas d'incitation à lasalarisation ; les grandes entreprises étaient exceptionnelles etcontinuaient de combiner travail concentré et travail à domicile.

Mais surtout se développe un mouvement continu de division dela propriété des moyens de production. 293 éts en 1853, 475 en1861, 518 en 1866. La prééminence du travail à façon estdécisive ; la plupart des fabricants n'avaient pas d'ateliers nide machines, ils achètent la laine à des maisons de commission etla faisaient travailler à façon, se contentant d'un comptoir etd'un magasin. AU total 20 manipulations, 15 intermédiaires et 200km parcourus pour que la laine soit mise en vente. Et la fabriqueest en fait très dépendante du travail à façon, quand elle existe.

Dans cette évolution, les « responsabilités » du patronat sonttrès lourdes : la lenteur de la transformation de l'industrielainière est largement imputable au comportement d'un patronatqui, davantage soucieux de faire fortune que de développer sesentreprises, s'est renouvelé plusieurs fois. Crise de 1826-1832 : provoque renouvellement de 85 % de l'effectifpatronal par rapport à 1814.EN 1855, sur les douze principaux fabricants, seuls trois ontmonté leur établissement avant 1830.Entre 1830 et 1870, les grandes dynasties Bourbon, Delarue,Grandin, Maille, se sont effacées, à la seule exception desFlavigny.

Comment expliquer la disparition de ces dynasties parfoisvieilles de six générations ? Affaiblissement démographique,d'abord. La volonté de concentrer le patrimoine au profit d'unpetit nombre d'héritiers, cela alors que la mortalité infantile etenfantine reste forte. Les fils de drapiers qui se mariaient àRouen ou à Paris se laissent happer par leurs belles familles. Lesbénéfices sont réinvestis dans les propriétés, pour des carrièrespolitiques, ou les professions libérales.Quant aux nouveaux venus des années 1830-40, ils débutent sous laMonarchie de Juillet ; généralement étrangers à Elbeuf ; ne sontpas partis de rien ; souvent membres d'une famille en pleineascension qui a des réseaux ; mariage comme étape décisive : leura permis de se langer, souvent très jeunes, avec un capital

important, et de s'enrichir rapidement car ils ont pu acheter àbon compte des machines d'occasion et louer dans la ville lesateliers laissés vacants par les fabricants victimes des crises ouretirés des affaires. Mais à leur tour repartent en politique,investissent dans les châteaux, n'ont pas de descendance, etc...en général peu de vocation industrielle dans la familleDonc le patronat elbeuvien se renouvelle plusieurs fois au coursdu siècle, sans que le capital s'accumule. Permet parfois derompre avec les traditions pour se réorienter intelligemment, maissouffre de fragilités considérables pour se pérenniser et gagneren efficacité.

Dans la perspective de Daumas donc, le capitalisme familialest non seulement très lié à la croissance manufacturièreprotoindustrielle de la période 1780-1860, mais il est àl’origine aussi à la fois de la solidification d’une régionindustrielle et de sa capacité à assurer le passage àl’industrialisation, qui implique machinisation, stabilisation desentreprises, généralisation de la forme usinière parl’augmentation pérenne du capital fixe, et donc aussi organisationde la transmission du capital et des entreprises d’une générationà l’autre et malgré les aléas du marché. L’habitus collectifentrepreneurial des Motte est pour lui la clé de cette stabilitéet de cette adaptabilité, et donc de la capacité réelle d’unefamille, d’une série de familles et finalement d’une régionéconomique à construire un système industriel pérenne, solide,réellement adapté aux nouvelles conditions nées de la Révolutionindustrielle. Au contraire, l’absence de réel habitus industrielde la part des dynasties normandes de la laine fragilise gravementles entreprises, rend très incertaine la transmission du capitalet des établissements industriels, et interdit en fait le choix del’investissement de long terme dans un type de productionmodernisée.Cette même tendance se retrouverait en Angleterre, où leshistoriens ont remarqué que, par une sorte de « syndromeBuddenbrooks », les familles industrielles dépassèrent rarementtrois générations, que ce soit les Ashworth qui déclinèrent dèsles années 1840, les Courtauld, les Darby ou les Crawshay. Undébat historiographique fort a eu lieu, autour de laresponsabilité des comportements des entrepreneurs britanniquesdans le ralentissement de l'économie de leur pays dans le derniertiers du XIXe siècle (on le verra lors du cours sur la fin du XIXesiècle).

La difficulté de la perspective de Daumas est qu’elle est aufond tautologique : le capitalisme familial échoue à porterl’industrialisation lorsque les familles qui l’incarnent ne sontpas habités par l’esprit d’entreprise dynastique, mais rienn’explique a priori cette différence … le risque donc estd’expliquer l’échec ou le succès… par une capacité donnée,indémontrable, au succès ou à l’échec, par une « culture »industrielle dont on ne sait d’où elle vient, et que la notiond’habitus ne permet pas d’expliquer à elle seule.

Résoudre des questions de cette ampleur dépasse d’assez loince qu’il nous est possible d’aborder dans le cadre de ce cours… Ilsemble que, pour tenter d’y parvenir, il faudrait tenter deprocéder à des analyses comparées de grande ampleur, quipermettent non seulement de restituer les logiques du capitalismefamilial d’une localité donnée, d’établir les liens qui l’unissentaux conditions régionales de développement industriel, mais aussià la position des acteurs industriels à l’intérieur du système depouvoir constitué par les élites, donc à l’intérieur du champ dupouvoir. On le voit bien, dans une certaine mesure, avec leslainiers d’Elbeuf, ou avec un Pouyer-Quertier à Rouen : lestrajectoires des industriels mènent rapidement à la hautepolitique et à la finance, ce qui incite peu à persévérer dans ununivers concurrentiel, difficile, impliquant de fortsrenouvellements, une grande capacité d’adaptation et une mise encohérence globale des manières de vivre avec un projetentrepreneuriale constamment mise en péril par l’ouvertured’autres possibilités, notamment à l’échelle nationale,particulièrement rémunératrices ou valorisantes. Pour rendrecompte de ces logiques, et donc comprendre, notamment à l’échellerégionale, l’évolution du patronat à l’époque de la Révolutionindustrielle, il faudrait pouvoir reconstituer leur positiond’ensemble dans le champ du pouvoir.

Or il se trouve qu’il existe une étude de ce genre,particulièrement stimulante, et qui donne même l’occasion derepenser, d’une certaine manière, l’ensemble du processus del’industrialisation du point de vue de ses acteurs patronaux.C’est pourquoi ce cours se conclura sur un résumé de cette étude,qu’il faut prendre à présenter comme une propositiond’interprétation, une hypothèse de travail, une première pierre àl’édifice, ainsi qu’y invite l’auteur. D’abord parce qu’il nes’agit que d’un travail ponctuel, portant sur une seule région ;ensuite parce que cette étude n’est pas comparative, tout en

proposant une théorie d’une certaine manière globale del’industrialisation. Enfin parce qu’elle est débattue, tout enétant elle-même polémique.

En guise de conclusion : autour de Pierre Gervais, Les origines de la révolution industrielle aux

États-Unis : entre économie marchande et capitalisme industriel. 1800-1850, Paris,Éditions de l’EHESS, 2004  : l’entrepreneur industriel et larévolution productive contre la société des marchands.

Dans son septième et dernier chapitre, « La transition aucapitalisme industriel: premières hypothèses », Pierre Gervaispropose une analyse problématisée et mise en perspective de sonanalyse microstoriale détaillée des activités commerciales etindustrielles de la région du sud de Philadelphie, le long de larivière Delaware, entre 1800 et 1850.

Il reprend tout d’abord la théorie la plus répandue, actuellement,de la révolution industrielle : le développement naturel du marchéau XVIIIe siècle entraîne l'augmentation de la demande, et,emportés par leur élan, les hommes des Lumières ont multiplié lesinventions techniques destinées à permettre l'augmentation de laproduction et à suivre une demande sans cesse croissante. Maisl'utilisation rationnelle de tous ces nouveaux outils imposait lepassage au système de l'usine, assimilé au salariat, passageaccompli par ces mêmes inventeurs, qui se contentaient en cela desuivre une logique de progrès. Toute cette construction théoriquesomme toute assez positiviste repose en définitive sur l'idée quela supériorité économique de l'utilisation combinée du salariat etdes innovations techniques du XVIIIe siècle allait de soi nonseulement à nos yeux, mais également aux yeux des contemporains,puisque ces derniers avaient précisément inventé toutes cesnouvelles méthodes de production dans l'unique but d'améliorer laproductivité.

En fait, aucune des inventions en question n'entraînaitvéritablement le passage au salariat, ou même au système del'usine, au contraire : la grande majorité des habitants de larégion de Trenton, au centre du comté du Delaware qu’ étudie

Gervais, avait systématiquement employé ces inventions dans uncadre social traditionnel, tant que cela avait été possible, etmême au-delà. Ce cadre traditionnel était loin d'impliquer que lenormal de l'activité économique était l'amélioration de laproductivité, qui n'avaient d'intérêt pour les investisseurs quedans certains cas, présupposant une certaine organisation dumarché. L'invention technique était avant tout destinée àmaintenir ou accroître la position de monopole de sesbénéficiaires. Le contrôle du marché, et non le développement dela production, était le souci principal des investisseurs. Cettehiérarchie des objectifs n'a été bouleversée ni par le métier àtisser ni par la machine à vapeur.

Mais d'autre part, et de manière apparemment indépendante, lesalariat devint la solution sociale dominante en quelques dizainesd'années, entre 1810 et 1850 environ. Ce passage au salariatreprésentait forcément un rejet de l'économie de marché, et futd'ailleurs en grande partie réalisé sans ou même contre lesmarchands. Mieux, il ne fut pas plus compris ou accepté desauteurs et premiers utilisateurs d'inventions techniques pourtantremarquables par ailleurs. En fait le capitalisme avait unavantage décisif : celui de permettre au producteur de casser lecontrôle du marché par le marchand, grâce à des gains deproductivité. Ce n'était certes pas l'objectif des premiersinnovateurs du XVIIIe siècle, la plupart du temps marchands ouliés aux marchands. A ce titre, pour lui, l’industrialisation,qu’il appelle capitalisme, et qu’il caractérise d’abord par lerecours au salariat et au travail concentré en usine sous ladirection d’un patron gestionnaire de la production, n’est pas néde la proto-industrialisation, mais contre elle, et contre lasociété marchande, ou de marché, que les négociants issus duXVIIIe siècle avaient réussi à imposer.

Il revient, pour expliquer cela, sur le sens de l’extension del'activité marchande. Elle a pour conséquence d'imposer unespécialisation accrue, donc en théorie une meilleure allocationdes ressources ; mais aussi, d’augmenter la dépendance à l'égarddu marchand, puisque elle pousse à la spécialisation et donc àl’augmentation du nombre de produits pour lesquels un producteurdonné devait s'adresser à un marchand ; donc le producteurspécialisé doit augmenter sa production spécialisée pour faireface à ses nouvelles dépenses, et donc augmenter sa dépendance aumarchand qui commercialise sa production.Par ailleurs un produit donné n'était susceptible de devenir la

spécialité d'une région que si les débouchés de ce produit endehors de la région en question étaient suffisants pour permettrela spécialisation. Débouchés qui dépendent de deux facteurs :l'ampleur de l'avantage concurrentiel de départ, la distance àlaquelle le produit peut être transporté sans que l'avantage soitannulé.Ce que l'on a appelé abusivement révolution des transportsn'était rien d'autre que la manifestation sans cesse plus nette ducombat économique des marchands, échangeant toujours plus de bienssur une aire géographique toujours plus vaste, en une politiqueconsciente et délibérée de développement des marchés, s'appuyantsur une « main invisible » qui ne l'était pas pour tout le monde.Aux marchands de s'assurer de l'extension des marchés, qui permetleur spécialisation, tout en retenant dans leur main lesconditions d'accès aux marchés. La norme est celle du cartelmonopolistique et le coût public du transport évoluait enfonction du rapport de force entre chaque cartel, non en raisondes coûts réels de fonctionnement. Chaque progrès des transportsrenforçait donc la position dominante des cartels marchands. Doncun cartel, le Camden and Amboy, qui constitue un cadrehiérarchisé, tentaculaire, qui reste pendant un demi-siècle sansaucun concurrent sur plus de la moitié du New Jersey. Le NewJersey, que les contemporains appelaient par dérision le Camdenand Amboy State, connut à cette époque la forme peut être la plusavancée jamais développée par la société marchande.

La baisse des coûts de transport permet de mettre enconcurrence des produits aux prix très peu différents entre eux,donc de jouer sur des avantages concurrentiels minimes. Cf letextile : en 1820, une industrie textile relativement importantevoit le jour à Trenton. Fabrique de coton de Gideon H Wells, et430 employés ; plus une autre usine, celle de Lawrence Huron,qui fabrique également des tissus en coton. Enfin une troisième,avec 1500 bobines. Enfin une importante industrie lainière, avecde petits producteurs à la pointe du progrès. En 1832, il n'y atoujours que deux usines de coton, peut être trois, et une seuleusine de laine importante. Une des fabriques, celle de W H Morris,est en fait un gros atelier, avec 26 employés et 15000 dollars decapital. Les deux autres cotonniers, héritiers de Wells et Huron,faisaient aussi pale figure ; l'investissement a beaucoupaugmenté, probablement une multiplication par 5, alors que laproduction n'était que de 25% supérieure 1820. Donc le taux deprofit a nettement baissé.C’est en fait que la concurrence est très forte avec l'autrecentre cotonnier, 5 fois plus important, à Paterson ; Paterson

présente une productivité deux fois et demi supérieure à celle deTrenton.L'avantage initial, la proximité du marché de NY et la dispositiond'une force hydraulique font la différence. Une fois cettedifférence marquée, tout ce que le New Jersey compte de négociantss'est organisé pour en profiter, aggravant les différences dedépart, et en interdisant par exemple la construction d’un barragesur la rivière locale pour Trenton. Les sommes investies à Trentonl'ont été largement pour rien ; les causes de différence de prixet de productivité sont trop aléatoires, imprévisibles à moyenterme. Donc le premier tiers du XIXe siècle, le long de la rivièreDelaware, offre un bel exemple de contradiction interne : leprogrès économique ne fait qu'accroître l'incertitude desinvestissements et des producteurs, contraints de produire unecertaine marchandise et une seule, toujours plus, au prixd'investissements toujours plus élevés, avec toujours plus derisque de voir le bourg voisin devenir en définitive le seulcentre de production de la marchandise. C'est dans ce cadred'incertitudes à la mesure des profits décrits qu'il faut replacerla naissance du capitalisme  industriel: le développement de cedernier fut avant tout un acte de résistance économique, leproduit d'une décision consciente de la part de nombre departicipants de l'économie de marché de s'opposer de front aufonctionnement d'une machine économique qui semblait être devenuefolle.

Ex de la compagnie de production de fer Trenton and co ; trèslargement dirigée par des marchands, et peu de maîtres de forge ;on fait très peu de production directe, on sous traiteénormément ; et sinon on paye une usine, un administrateur, unclerc... et on paye le service de la dette. La productionconstamment attaquée par la baisse régulière du fer anglais ;débats très vifs dans les différents conseils de l’entreprise,avec deux perspectives : celle de ceux qui veulent suivre lemarché (réorienter la production pour répondre positivement àl'orientation du marché) et celle de ceux qui s'entêtent, disentqu'il faut attendre un retournement de marché, pour ne pas perdrele capital investi. Mais en fait c'est le directeur de lacompagnie qui à plusieurs reprises indique que la solutionpourrait être de se lancer directement, et vraiment, dans laproduction.Les administrateurs se transforment alors en industriels : « Vousdevez vous souvenir au prix de quel sacrifice de temps, d'argent,

et de travail ceci a été accompli (le retour aux bénéfices en1853). Nous avons réduit les coûts de fabrication des rails de 80$à 40$ la tonne, des barres de câbles de 120$ à 60$. Ce faisant,l'intégralité du temps et des capacités de M. Cooper et de moi-même fut engloutie pendant huit ans, et pas un seul dollar de toutcela n'a été imputé sur les dépenses de construction. Je considèreque c'est une estimation basse d'évaluer cette expérience, cettehabileté, et ces relations d'affaires, à 50% de la valeur totalede la propriété ». Donc Hewitt, l’administrateur de la société,après pourtant huit années de travail direct sur la gestion de laproduction, se présente en marchand : les efforts consentisn'étaient pas habituels pour un chef d'entreprise. A dû serabaisser au niveau d'un producteur indépendant pour établirl'usine, et on devine qu'il espérait bien qu'une telle mésaventurene lui échoirait plus. Hewitt raisonnait en marchand, lui quiétait ancien avocat et négociant en fer, qui avait dû payer de sapersonne pour rendre négociables sur le marché les marchandises del'usine, alors qu'elles auraient dû l'être sans interventionparticulière. Normalement, il aurait dû pouvoir se contenterd'exploiter son contrôle spécifique de l'accès au marché du ferpar rapport à l'usine, comme le montre l'établissement d'unsystème de sous-traitance, ainsi que son insistance sur les« relations d'affaires ». Mais une fois le pli pris, une dynamique est enclenchée. Onsurmonte la crise en baissant radicalement les coûts, càd enaugmentant la productivité des employés sans partager avec eux lesprofits de cette augmentation. Cette opération n'avait étépossible qu'en abandonnant la sous-traitance, et en engageant dessalariés. Le résultat était concluant ; en 1854, le capital est ledouble de 1849 ; les coûts de production ont été divisés demoitié, et un marché entièrement nouveau, celui du fil de fer etde ses dérivés, a été conquis. Tout cela a été accompli enobtenant des gains de productivité au bénéfice exclusif del'employeur, càd en traitant les employés en salariés et non plusen partenaires. En temps de crise, cette approche, diamétralementopposée à celle employée jusqu'alors, et qui aboutissait à limiterla production, constituait au contraire une arme absolue, dont lesrésultats seront de plus en plus probants. En 1860, Cooper etHewitt comptait 700 salariés.

L'augmentation de la productivité continua dans un premiertemps à être limitée par les impératifs du maintien des monopolesmarchands, dans le cadre de la spécialisation croissante. Exemple

du hameau de Lowell : Lowell et ses alliés envisageaientd'exploiter de manière nouvelle, dans une usine, une inventiontechnique récente, le métier à tisser mécanique, pour capturer unmarché spécifique, celui des tissus grossiers aux EU ; mais cechoix était entièrement dicté par l'état du marché en question etrestait un choix ponctuel, n'impliquant pas forcémentdiversification et amélioration continue de la productivité. Lesméthodes de gestion de ces première usines restaient dominées pardes impératifs de commercialisation, non de production. De fait,la part relative des petites et moyennes unités de productions'accroît jusque vers le milieu des années 1830, même en NouvelleAngleterre, ce qui signifie que la taille moyenne de l'usinetextile diminuait.

Qu'est-ce que l’industrialisation, sinon une réponse à cet état decrise ? La recherche de productivité devient forte mais sporadiqueà partir de 1830, et systématique ensuite, parce que cetterecherche permettait d'échapper à la spirale de la spécialisationrégionale. AU lieu d'abandonner une entreprise devenuedéficitaire, il fallait augmenter sa productivité pour la rendre ànouveau rentable (c’est ce qui se passe au Creusot, par exemple,dans les années 1830). Rejet de la main invisible du marché, rejetde la reconversion, et baisse des coûts de production pourredevenir compétitifs. Donc le gain de productivité devientl'outil permanent de défense des intérêts acquis. Le salariat etle capitalisme industriel naquirent de cette rébellion. Le recoursau salariat permettait à l'employeur de contrôler étroitement laproductivité, et de récupérer l'essentiel des gains deproductivité, en liant la rémunération à la productivitédirectement plutôt que par l'intermédiaire de la valeur de laquantité produite. Donc à ce moment-là l'apparition simultanée dusalariat, de l'usine, des machines, devient logique et nonfortuite. Ces innovations permettent le contrôle des coûts, etouvrent la voie à des investissements dans le processus deproduction lui-même. Le processus est cumulatif : le marchand oule producteur indépendant devenu industriel pouvait de moins enmoins se reposer sur ses lauriers et revenir à ses activitéspremières, à mesure que la généralisation de telles tactiquesgarantissait l'irruption constante de nouveaux concurrents. Lacourse à la productivité était lancée.

Donc l’industrialisation comme expression dans la sphèretechnique d'un changement radical dans la division sociale dutravail, et comme la recomposition décisive de la société

marchande héritée de la proto-industrialisation. Ce qui ne pouvaitse faire que dans certaines régions, là où, pour des raisons deblocage, de solutions alternatives ou d’impossibilités dereconversions d’ensemble, la fuite vers d’autres activitéss’avérait préférable. La constitution d’une dynastie industriellede grande ampleur, la naissance d’un district industriel durable,la mise en place d’un empire industriel impliquaient en réalitéune véritable lutte interne aux élites, qui explique que dans biendes cas les innovations techniques, institutionnelles,organisationnelles portées par l’industrialisation aient pu êtrerefusées, s’imposer très lentement, ou très imparfaitement. A cetitre, l’histoire de l’industrialisation serait bien d’abord unehistoire du patronat, de la transformation complexe du champ dupouvoir par l’avénement de l’entrepreneur industriel commerévolution sociale. Et l’histoire de la révolution du salariat,naturellement… mais ce n’est pas directement notre sujet.

On pourrait résumer ce processus en trois moments : une hausseconstante de la demande de produits manufacturés, peut-être dès leXVIIe ; une multiplication des inventions techniques destinées àaugmenter la production, atteignant un paroxysme entre 1760 et1820, mais sans que la référence à la productivité aille de soipour autant, et dans le cadre d’une société marchande dominée parles négociants ; enfin entre 1820-30 et 1850-1870 une évolution deplus en plus d'employeurs vers la recherche moderne de laproductivité , fondée sur le salariat comme achat quantifié deproductivité et sur le contrôle étroit des coûts. Ce quiimpliquait de forts réaménagements dans la société économique etpolitique, un passage de témoin parfois douloureux entrenégociants et industriels, l’invention de nouvelles organisationsfamiliales susceptibles de répondre aux crises et auxaffrontements suscités par ce virage, et aussi bon nombre deratés, à l’échelle familiale, locale, régionale ou industrielle.


Recommended