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\"Penser le monde avec la littérature\" (sur Pierre Macherey)

Date post: 05-Dec-2023
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DÉBAT CRITIQUE Pierre Macherey : ce que pense la littérature Eléonore Reverzy Armand Colin | « Romantisme » 2016/2 n° 172 | pages 133 à 142 ISSN 0048-8593 ISBN 9782200930783 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-romantisme-2016-2-page-133.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Armand Colin | Téléchargé le 18/12/2020 sur www.cairn.info via Université de Sherbrooke (IP: 132.210.236.20) © Armand Colin | Téléchargé le 18/12/2020 sur www.cairn.info via Université de Sherbrooke (IP: 132.210.236.20)
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DÉBAT CRITIQUE

Pierre Macherey : ce que pense la littérature

Eléonore Reverzy

Armand Colin | « Romantisme »

2016/2 n° 172 | pages 133 à 142 ISSN 0048-8593ISBN 9782200930783

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-romantisme-2016-2-page-133.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

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Débat critique

Pierre Macherey : ce que pense la littérature

Éléonore Reverzy

La traditionnelle rubrique des comptes rendus laisse place chaque année, dans ledeuxième numéro de la revue, à un débat critique. Après la relecture de l’œuvre de PierreBarbéris en 20151, c’est Pierre Macherey à l’occasion de la réédition de Pour une théoriede la production littéraire2 que relisent Anthony Glinoer et Franc Schuerewegen.

C’est en novembre 1966, cet annus mirabilis pour emprunter à AntoineCompagnon le titre de son séminaire au Collège de France en 20113, que paraîtchez l’éditeur Maspéro, dans la collection « Théorie » que vient de créer LouisAlthusser, Pour une théorie de la production littéraire de Pierre Macherey, en pleineeffervescence structuraliste. La même année, Genette publie Figures, les textes desformalistes russes sont édités par Tzvetan Todorov4, un numéro de Communicationsest consacré aux « Recherches sémiologiques. L’analyse structurale du récit » (Barthes,Greimas, Genette, Eco), tandis que Les Temps modernes examinent les « Problèmesdu structuralisme » et qu’à Cerisy, en juin, se déroule une décade consacrée auxNouveaux chemins de la critique à laquelle Macherey est assez naturellement absent.La querelle entre Barthes et Picard – qui publie en 1965 son Nouvelle critique,nouvelle imposture, en réponse au Sur Racine de Barthes paru en 1963, un Barthes quirépond à Picard par son Critique et vérité, précisément en 1966 – est sans nul doutele moment médiatique fort de l’année. On en oublierait presque les polémiquessuscitées par Les Mots et les Choses de M. Foucault, cette même année, livre qui est ungrand succès commercial. On en oublierait peut-être aussi le livre de Pierre Machereyqui, alors qu’il trouve très vite un public à l’étranger, semble victime d’une forme desilence critique5 – qu’on a pu assimiler à une conspiration. Parmi les nouvelles gloiresde l’intelligentsia française, il brille sans nul doute, mais d’un éclat plus sombre.

Là où la « nouvelle critique » valorise la « relation critique » (Starobinski) et insistesur la continuité entre discours littéraire et discours critique, il est manifeste que lathéorie de la production littéraire de Pierre Macherey ne vise rien d’autre qu’à fonder

1. « Pierre Barbéris aujourd’hui ? », débat présenté par Jacques-David Ebguy avec des textes de BorisLyon-Caen et Jérôme David, Romantisme n° 168, 2015/2, p. 105-127.

2. Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Lyon, ENS Éditions, « Bibliothèqueidéale des sciences sociales », 2014 [1re éd. 1966], présenté et édité par Anthony Glinoer, préface de TerryEagleton, postface de Pierre Macherey.

3. Voir le site du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/course-2011-01-11-16h30.htm, ainsi que le dossier critique n° 31, Acta Fabula à l’adresse suivante :http://www.fabula.org/revue/sommaire8194.php.

4. Tzvetan Todorov, Théorie de la littérature : Textes des formalistes russes, avec une préface deRoman Jakobson, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1966.

5. Il a cependant ses lecteurs. Deleuze écrit ainsi à François Chatelet, après avoir lu Pour une théoriede la production littéraire : « Connais-tu Macherey, d’Althusser’s Band ? Il a bien du talent. » (Lettres etautres textes, Paris, Éditions de Minuit, 2015, p. 27).

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une science de la littérature – ce que, de leur côté et par d’autres voies, les formalistesentreprenaient également, dans le sillage des grands travaux de linguistique. Il s’inscritainsi contre la plupart des écoles critiques, du structuralisme à l’herméneutique enpassant par les théories du reflet. On ne cédera certes pas ici à une nostalgie del’ébullition théorique de ce milieu des années 1960 ; on n’oubliera pas, comme l’écritPhilippe Sollers en rééditant en 1980 Théorie d’ensemble où sont réunis des articlesde Foucault, Barthes, Kristeva, Derrida, ce soupçon de « terrorisme intellectuel6 »qui caractérise aussi la période. Mais, sans céder à la complaisance nostalgique, on nepeut qu’être frappé que ce « démon de la théorie » (Compagnon) a d’abord été éveilléet mû par l’idée que la littérature était un enjeu majeur et constituait un véritableopérateur de lisibilité du monde. On ne peut que constater qu’il n’en est plus unmais, pour ajouter aussitôt cependant que de plus en plus, on interroge les « savoirsde la littérature7 », ce qui pourrait sembler une rémanence – ou une version molle –de l’approche théorique plus inflexible de Pierre Macherey.

Lire le livre de Pierre Macherey aujourd’hui exige cette contextualisation. Le lireconduit aussi à y opérer des choix : Anthony Glinoer et Franc Schuerewegen pointentl’un et l’autre la pertinence des études d’œuvres (Balzac, Verne, Radcliffe), tout enlaissant à l’arrière-plan la théorie de ce premier critique althussérien que fut Macherey.Celui qui publiera ensuite avec À quoi pense la littérature ? un recueil d’articles sur desauteurs divers (Flaubert, Sand, Eugène Sue...) est incontestablement un exceptionnellecteur : herméneute non seulement des textes mais aussi des grands mouvementssouterrains qui s’y donnent à déchiffrer, il a connu avec ce livre de 1990 le succèsque n’avait pas rencontré Pour une théorie de la production littéraire. « Comment fairede la philosophie avec la littérature sans verser dans une philosophie de la littératureoù cette dernière ne serait qu’un objet », comme l’écrit Anthony Glinoer, tel est bienl’objet central de la pensée de Macherey, dont on ne peut que saluer l’actualité – qu’onla rattache aux travaux de Bourdieu comme le fait Anthony Glinoer, ou lui trouvedes parentés avec la réflexion de Jacques Rancière. Refusant aussi bien la critique decontenu que la clôture du structuralisme alors triomphant, Macherey dessine, avecsa pensée de la production littéraire, une troisième voie théorique (lecture à la foisinterne et externe), dont nous n’avons pas fini de mesurer l’intérêt : il s’agit de faireapparaître la dimension idéologique de la littérature sans la rabattre sur le discoursmilitant, sa portée spéculative sans la confondre avec la philosophie, son jeu avecles savoirs sans l’assimiler à la science. Comme Jacques Rancière, Macherey a prisle XIXe siècle au sérieux, ainsi qu’en témoignent ses lectures des grands romans dusiècle de Balzac. On peut certes souligner, avec Franc Schuerewegen, la place centraleet, en son fond, traditionnelle donnée par Macherey au philosophe, qui vient dire,de l’extérieur, la vérité enclose dans le texte romanesque. Mais ses questions sont lesnôtres. Et certaines de ses réponses continuent de résonner, de sonner juste.

6. Théorie d’ensemble, rééd. de Philippe Sollers, Paris, Le Seuil, « Points », 1980, p. 7.7. « Savoirs de la littérature » est le titre d’un récent numéro des Annales : Histoire, Sciences sociales

(2010/2), sous la responsabilité d’Étienne Anheim et d’Antoine Lilti.

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PENSER LE MONDE AVEC LA LITTÉRATURE

Anthony Glinoer

Dans les rapports qu’ont entretenus les littéraires avec l’œuvre de Pierre Macherey,un arbre a longtemps caché la forêt. Son tout premier livre, publié en 1966 sous letitre programmatique Pour une théorie de la production littéraire dans la collection« Théorie » que Louis Althusser venait de créer aux éditions Maspero, a marqué sidurablement les esprits qu’on a continué à associer le travail postérieur de PierreMacherey à cette fracassante entrée en matière. On a volontiers projeté sur lui l’imaged’un théoricien marxiste dogmatique et jargonneux alors que sa pensée philosophiquesur la littérature, ou plutôt avec la littérature, n’a cessé d’être en mouvement et ennuance. Précisons-le d’emblée, la littérature n’a été qu’un objet de recherche parmiles nombreux qu’a abordés Pierre Macherey au cours du dernier demi-siècle : grandspécialiste de Spinoza, il a aussi écrit sur Pascal, Hegel et Auguste Comte, sur lathématique de la norme chez Canguilhem et Foucault, sur le quotidien, sur l’utopieou encore sur la « parole universitaire ». À la diversité des domaines d’interventionrépond chez lui le refus de se cantonner à une approche philosophique ou à une lecturedes textes unique. Le travail de Pierre Macherey résiste aux étiquettes, tant littérairesque philosophiques. Théoricien et praticien de ce qu’il a appelé la « philosophie ausens large » avec son groupe de recherche lillois, il varie les outils philosophiquescomme les objets traités. L’homme ne s’en cache pas : « Disons le franchement : onn’est pas obligé d’avoir une philosophie pour participer au processus par lequel laphilosophie se fait, et, lorsqu’un tel désir est affiché, il a quelque chose d’infantile.Personnellement, je n’ai pas de philosophie, je ne cherche pas à en avoir, et je n’ainul regret d’être de ce point de vue en manque, un manque que j’assume sansétat d’âme en me contentant d’être un tâcheron, un ouvrier journalier de l’activitéphilosophique8. » Plus qu’un « tâcheron », un lector, capable de mettre sa connaissancephilosophique et sa compétence herméneutique, qui sont immenses, au service destextes, des concepts et des phénomènes qu’il étudie. Dans le domaine littéraire, celanous a valu des analyses de Jules Verne, Balzac, Ann Radcliffe ou encore Borges dansPour une théorie de la production littéraire puis, dans les textes rassemblés dans À quoipense la littérature ? (1990, réédité sous le titre Philosopher avec la littérature. Exercicesde philosophie littéraire en 2013) et dans Études de philosophie littéraire (2014), desétudes sur Sade, Hugo, Sand, Bataille, Queneau, Céline et d’autres.

L’attrait pour la littérature remonte à sa jeunesse où il préférait déjà le « discoursstylisé » aux « secs philosophèmes9 ». Tout au long de sa carrière, l’attrait pour lalittérature s’est accompagné du refus de se conformer à une trajectoire intellectuelleet institutionnelle trop bien tracée. Les habitus conventionnels sanctionnés par

8. Pierre Macherey, « Pour faire le point », exposé présenté à l’École Normale supérieure de la rued’Ulm le 20 février 2012 et publié dans le carnet La philosophie au sens large le 1er mars 2012, URL :http://philolarge.hypotheses.org/1222.

9. Pierre Macherey, « Préface à la seconde édition », Philosopher avec la littérature. Exercices dephilosophie littéraire, Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2013, p. 6.

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l’institution scolaire et universitaire qui font de vous un philosophe ou un littéraire(ou un sociologue, ou un historien), partage officiel mais arbitraire des disciplines etdes compétences ont toujours paru suspects à cet adepte du « passage de la ligne »,comme il le dit d’un terme de navigation10.

Malgré la dette qu’il a toujours reconnue à l’égard de Louis Althusser, PierreMacherey, qui fut son élève à l’École Normale supérieure et l’un des auteurs deLire Le Capital, s’est senti à l’étroit dans le costume de « premier critique littérairealthussérien », selon l’expression de Terry Eagleton11. Il faut préciser que la réceptionde Pour une théorie de la production littéraire a été tout en contraste. Partout dansle monde occidental (le livre a été traduit en italien, portugais, japonais, allemand,espagnol, anglais, etc.) et surtout dans le monde universitaire anglo-saxon, le livrea connu un grand succès. Terry Eagleton, Michael Hardt, Tony Bennett, WarrenMontag et d’autres intellectuels importants ont écrit sur ce livre qui a produit « uneonde de choc sur les cercles littéraires britanniques de gauche12 » et qui a été réédité àplusieurs reprises en anglais. En France, pendant ce temps, le livre se vendait bien(15 000 exemplaires en quinze ans) mais ne recevait qu’un faible écho critique, à telpoint que certains ont soupçonné une sorte de conspiration du silence à son propos13.Les sociologues de la littérature et les sociocriticiens (Claude Duchet, Jacques Dubois,Jacques Leenhardt) qui entraient en scène au début des années 1970 l’ont invité à leurtable14 mais ont conservé leurs distances à l’égard d’un cadre théorique contraignantet hermétique. Les poéticiens nourris de structuralisme et les auteurs de biographiesd’écrivains partis à la recherche d’un « projet créateur » originel ont, quant à eux, puêtre échaudés par la salve que Macherey leur a assénée dans Pour une théorie de laproduction littéraire15. Toujours est-il que, jusqu’à la fin du XXe siècle, les « littéraires »de l’université française ont un peu oublié Pierre Macherey16.

Son auteur l’a reconnu lui-même à plusieurs reprises, la partie théorique de Pourune théorie de la production littéraire est en plusieurs endroits absconse et elle pèchepar son rigorisme théoricien. Il faut dire qu’en cette année climatérique pour la

10. Ibid., p. 12. Il écrit à ce sujet : « Le problème de la littérature, je l’ai donc abordé de l’extérieur,sans disposer à son égard de formation spéciale, ce qui m’a donné une certaine marge de liberté, mais enmême temps m’a exposé au risque de l’amateurisme » (« Postface », dans Pour une théorie de la productionlittéraire, éd. Anthony Glinoer, Lyon, ENS Éditions, coll. « BI2S », 2014, p. 278).

11. Terry Eagleton, « Préface pour la réédition anglaise de 2006 », ibid., p. 9.12. Ibid.13. Annie Delaveau et Françoise Kerleroux : « Pour qui écrivez-vous ? À propos de Pour une théorie

de la production littéraire », Langue française, vol. 7, n° 1, 1970, p. 76-86.14. Il a notamment participé au premier numéro de la revue Littérature.15. On relira le vigoureux chapitre « L’analyse littéraire, tombeau des structures » dans Pour une

théorie de la production littéraire, ouvr. cité, p. 131-150, ainsi que les critiques des illusions « empirique »,« normative » et « interprétative » dans le même livre.

16. On doit d’ailleurs à des dix-neuviémistes l’une des premières marques importantes de reconnais-sance à l’égard du travail de Macherey sur la littérature lorsqu’il a été invité à prononcer une conférenceplénière au colloque La Production de l’immatériel à Lyon en 2003 (voir sa postface intitulée « La choselittéraire », dans Jean-Yves Mollier, Philippe Régnier et Alain Vaillant (dir.), La Production de l’imma-tériel. Théories, représentations et pratiques de la culture au XIXe siècle, Saint-Étienne, Publications del’Université de Saint-Étienne, coll. « Le XIXe siècle en représentation(s) », 2008, p. 440-455. Ce texte a étérepris dans Études de philosophie littéraire, Paris, De l’incidence éditeur, 2014, p. 59-80).

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critique littéraire17, la tendance allait dans ce sens. Le livre n’en contient pas moins,outre des analyses de texte qui ont fait date (sur L’Île mystérieuse de Jules Verne ouencore sur Les Paysans de Balzac), des propositions théoriques importantes. Contrela sacralisation alors dominante des grands auteurs et de leur processus de création,Macherey a notamment importé le concept de production du champ économique auchamp esthétique. L’art, soutenait-il, « est une œuvre, non de l’homme, mais de cequi la produit [...]. Avant de disposer de ces œuvres qui ne sont les leurs qu’au prix debien des détours, les hommes doivent les produire : non par la magie d’un avènement,mais par le moyen d’un travail réellement producteur. Si l’homme crée l’homme,l’artiste produit des œuvres, dans des conditions déterminées : ouvrier non de lui-même,mais de cette chose qui lui échappe diversement et ne lui appartient jamais qu’aprèscoup18. » Cette réflexion sur les conditions matérielles, symboliques, historiques etsociales qui « créent les créateurs » aura des échos dans la théorie de l’habitus de PierreBourdieu19. Toutefois, la substitution du terme de production à celui de créationne résout rien en tant que telle et risque, en raison de « la dimension de positivitéqui l’accompagne20 », de conduire le chercheur à établir des déterminismes étroits.C’est pourquoi Pierre Macherey ne s’en tient pas là et prend le génitif de l’expression« production de la littérature » dans son sens objectif (la littérature comme produit)et dans son sens subjectif (la littérature comme productrice). La production de lalittérature, dira-t-il plus tard, c’est « l’ensemble des conditions matérielles, historiqueset sociales de cette production de littérature. Mais c’est aussi, indissociablement, ceque produit la littérature elle-même, c’est-à-dire l’ensemble des effets, des productions,et en tout premier lieu des productions de signification dont, en tant que telle, elleest potentiellement porteuse, et qui ne se déduisent pas mécaniquement des causesauxquelles on doit rapporter sa production au premier sens de l’expression21. »

Ce que la littérature produit, ce sont des représentations à travers lesquellespeuvent se lire le social ou plutôt, second concept que Macherey continuera àutiliser mais de façon à la fois plus large et plus nuancée après Pour une théoriede la production littéraire, « l’idéologie ». L’idéologie, dont Louis Althusser disaitqu’elle « représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions matériellesd’existence », devient chez lui « le flux des images, des idées, des représentations quinous traverse, et nous déchire, sans même que nous y prêtions attention, à notreinsu donc. Et littérature et philosophie se rejoignent sur ce point qu’elles nous fontvoir l’idéologie, qu’elles traitent comme un objet, et qu’ainsi elles nous apprennent

17. Voir le dossier « 1966, annus mirabilis » dirigé par Antoine Compagnon dans Fabula-LHT, n° 11,2013, URL : http://www.fabula.org/lht/11/.

18. Pour une théorie de la production littéraire, ouvr. cité, p. 71.19. Voir l’article « Mais qui a créé les "créateurs" ? », repris dans Questions de sociologie [1984],

Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 207-221.20. Pierre Macherey, « Préface à la seconde édition », Philosopher avec la littérature, ouvr. cité, p. 20.21. Pierre Macherey, « La chose littéraire », Études de philosophie littéraire, ouvr. cité, p. 79. Il

faut ici ajouter que Macherey s’est penché également sur la question de la « reproduction littéraire » ense demandant comment une œuvre en vient à survivre à ses conditions de production, à échapper à lapéremption et à traverser l’histoire (« Pour une théorie de la reproduction littéraire », article de 1994 reprisibid., p. 43-57). Cette réflexion sur les « effets de la littérature », déjà entamée par Sartre dans Qu’est-ceque la littérature ?, se retrouve notamment dans les travaux d’histoire culturelle de Roger Chartier.

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à maîtriser. Il ne s’agit pas de procéder à je ne sais quel avènement du sens, sous lagarantie de la vérité. Connaître, au sens de la littérature et de la philosophie, c’estprécisément se déprendre de l’illusion d’une vérité qui se donnerait sous les auspicesde la légitimité qui la fonderait absolument22. » La littérature ne reflète donc pas lemonde et ses contradictions, comme le soutenaient les théoriciens marxistes : elletravaille l’idéologie, « l’ébranle en l’interrogeant, en révélant ses failles, en faisanttoucher comme du doigt son inconsistance23. » Parce qu’elle utilise la fiction, combineles thèmes et les motifs, s’exprime par figures, la littérature transforme l’idéologie. Parsa forme même (on se souvient de la phrase de Proust sur la révolution opérée par lestyle de Flaubert), elle agit sur elle parce qu’elle construit et délivre, par « une sécrétion,un suintement, un écoulement, une émanation24 », des significations inconnues, desformes de connaissance du social à prendre au sérieux sans les prendre au pied de lalettre.

Macherey n’a cessé de pratiquer avec les textes littéraires une lecture en liberté,flâneuse dans ses choix d’œuvres et de concepts opératoires mais rigoureuse dans sadémarche argumentative. On le voit moins intéressé par les œuvres réputées riches enphilosophèmes (Valéry, Hölderlin, Beckett, René Char) que par la grande traditionromanesque du XIXe siècle (Staël, Balzac, Sue, Hugo, Sand, Flaubert, Verne) et pardes œuvres du XXe siècle (Simenon, Céline, Queneau). Je n’en donnerai que quelquesexemples : dans Spiridion de George Sand, il étudie, à travers l’organisation du récit, ledécalage entre deux philosophies du social qui influencent Sand, celle de Pierre Lerouxet celle de Lamennais ; dans La Tentation de Saint-Antoine de Flaubert, il s’intéresseau symbolisme religieux à l’aide de la philosophie de la religion de Hegel ; dans LesMystères de Paris, il rapproche le traitement réservé au personnage de Fleur-de-Mariede la critique que fait Marx dans La Sainte Famille des interprétations hégéliennesdu roman de Sue ; dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours de J. Verne, il voitla célébration d’un monde clos sur lui-même (on peut en faire le tour) inspirée dela philosophie positive d’Auguste Comte. Dans À la recherche du temps perdu enfin,auquel il a consacré un ouvrage, il suit en philosophe le chemin de la pensée deProust : c’est l’œuvre d’un « écrivain qui pense en écrivant, et qui ne pense qu’enécrivant », dont on aurait tort dès lors de vouloir dégager une philosophie pure où unevoie droite conduirait à la vérité. « La pensée ne l’intéresse que pour autant qu’elle esten devenir, et non définitivement constituée25 », elle est « exposée en situation, dansle mouvement temporel du récit26 » et nous donne ainsi à penser.

Dans chaque cas, Macherey pratique une philosophie qui ne prétend pas annexerla littérature mais au contraire « s’instruire » avec elle27 et faire dialoguer le travail

22. Entretien de Pierre Macherey avec Claude Amey, « Connaître la littérature, connaîtreavec la littérature », Futur antérieur, n° spécial « Le texte et son dehors », juin 1992, URL :http://www.multitudes.net/Connaitre-la-litterature-connaitre/.

23. Pierre Macherey, « Préface à la seconde édition », Philosopher avec la littérature, ouvr. cité, p. 19.24. Pierre Macherey, « Pour une philosophie littéraire », ibid., p. 383.25. Pierre Macherey, Proust. Entre littérature et philosophie, Paris, éditions Amsterdam, 2013, p. 19.26. Ibid., p. 37.27. Pierre Macherey, Études de philosophie littéraire, ouvr. cité, p. 107.

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du philosophe et le travail de l’écrivain sur la forme, le récit et le style. Alors quela philosophie a habituellement prétention à s’élever au-dessus des discours nonphilosophiques qu’elle étudie, la littérature devient chez lui un « dispositif à fairepenser28 », une invitation permanente à étudier avec les outils du philosophe lesformes de pensée incluses dans le matériau même de l’œuvre, non tant dans ce qu’ellemontre que dans ce qu’elle élude ou occulte.

Une telle démarche, rarissime parmi les professionnels de la philosophie, n’est passans entrer en résonance avec celle d’autres chercheurs issus des sciences humaines etsociales. Le problème posé à Macherey tout au long de ses travaux sur la littérature –comment faire de la philosophie avec la littérature sans verser dans une philosophiede la littérature où cette dernière ne serait qu’un objet – taraude en effet un nombrecroissant d’historiens, d’anthropologues, de sociologues et même de psychanalystes etde juristes29 désireux de se saisir à nouveaux frais et avec leurs compétences propresdu matériau littéraire. « Créditons la littérature, invitaient des historiens des Annales,d’une capacité à produire, par les formes d’écriture qui lui sont propres, un ensemble deconnaissances, morales, scientifiques, philosophiques, sociologiques et historiques30. »Créditons à notre tour, en littéraires, les chercheurs issus des sciences humaineset sociales d’une capacité à activer ces connaissances grâce aux moyens fournis parleur discipline respective et hors de toute tentative d’instrumentalisation du discourslittéraire. Parce qu’elle use de la fiction et ne formule pas d’argumentation, la littératuren’en tient pas moins des raisonnements qui peuvent nous en dire autant ou plus sur lemonde social que les travaux à prétention scientifique, quoiqu’elle le dise autrement.Elle ne produit pas de la pensée philosophique, sociologique, ethnologique, etc., maisfournit un matériau dont le chercheur peut se saisir : elle dévoile la réalité en lavoilant, selon la formule de Pierre Bourdieu31. Pour autant, le chercheur en scienceshumaines et sociales n’a pas plus d’autorité que le chercheur en littérature pourfaire parler le littéraire : il le fait seulement avec d’autres moyens, d’autres lunettes,d’autres outils conceptuels. Point n’est besoin alors pour les littéraires, comme ils l’ontsouvent fait à propos de la linguistique et de la sociologie, de craindre un quelconque« réductionnisme » dû au voisinage avec les autres disciplines32. Et tant mieux si, dansleurs analyses, les littéraires s’approprient les concepts et les modes de raisonnement

28. Pierre Macherey, Philosopher avec la littérature, ouvr. cité, p. 25.29. Voir entre autres Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Paris, Éditions

de Minuit, 2004 ; Alain-Michel Boyer (dir.), Littérature et ethnographie, Nantes, Éditions Cecile Defaut,2011 ; Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1998 ; Ivan Jablonka,L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014 ;Richard Posner, Droit et littérature, Paris, PUF, 1996.

30. Étienne Anheim et Antoine Lilti, « Introduction » du dossier « Savoirs de la littérature », Annales.Histoire, Sciences Sociales, vol. 65-2, 2010, p. 253-254.

31. « [L]’œuvre littéraire peut parfois dire plus, même sur le monde social, que nombres d’écritsà prétention scientifique [...] mais elle ne le dit que sur un mode tel qu’elle ne le dit pas vraiment. Ledévoilement trouve sa limite dans le fait que l’écrivain garde en quelque sorte le contrôle du retour durefoulé » (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992,pp. 68-69). Voir aussi les remarques de Jean-Claude Passeron dans Le Raisonnement sociologique. L’espacenon-popperien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

32. « [L]es sciences humaines et sociales, écrit justement Dominique Maingueneau, sont soit reléguéesau rôle de pourvoyeuses de savoirs auxiliaires, soit mises en demeure de répondre aux questions que se

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exogènes, pourvu que le résultat soit à la hauteur des attentes. Penser le monde avecle texte littéraire, ne le rabaisser ni le sublimer : la « philosophie littéraire » de PierreMacherey me semble de cette pratique à la fois rigoureuse et modeste qui fait soufflerun vent de fraîcheur sur des études littéraires tendant trop souvent à vivre sur leursacquis conceptuels.

NOTES RAPIDES SUR LA LECTURE CRITIQUE

Franc Schuerewegen

Le commentaire de texte, s’il est bien fait, est utile. On admettra provisoirementcette idée. Grâce au commentaire, s’il est disponible, s’il est pertinent, le texte quenous lisons nous paraît plus clair, plus facile d’accès. Sans doute est-ce pourquoi laparaphrase a mauvaise presse en critique littéraire. Celui qui vient m’expliquer quece que je vois est bien ce que je vois ne m’apporte pas grand-chose. Je le congédie,brutalement : vous enfoncez des portes ouvertes. Je veux qu’on me révèle des chosesinédites. Je demande qu’on me fasse entrer dans les secrets du texte. Une autre questionapparaît à ce moment : comment le commentateur parvient-il à me convaincre de lalégitimité de son entreprise ? Pourquoi son propos me paraît-il pertinent ? Je voudraisici distinguer entre deux types de légitimation, qui sont aussi, en critique littéraire,deux gestes récurrents. Le premier est la réfutation. Puisque le commentateur n’estpas seul à intervenir en son domaine, et que la concurrence est nombreuse, il doitdémontrer qu’il est un meilleur lecteur que ses prédécesseurs. La démarche à laquelleil a recours consistera donc à, par exemple, signaler un oubli, ou à dénoncer uneerreur de lecture. On n’a pas vu, on n’a pas voulu voir que... Je précise qu’il ne s’agit passeulement ici d’astuces rhétoriques. Le débat sur les textes est nécessaire à l’existencedes textes ; sans ce débat, il n’y aurait peut-être pas de littérature.

Le second geste découle logiquement du premier. Il consiste à construire, parl’analyse, une difficulté de lecture, que l’on attribue donc au texte. La difficulté doitêtre expliquée, et le commentateur est celui qui pourra nous tirer d’affaire. Que letexte s’avère « incapable de se défendre tout seul », car il est orphelin, comme on lelit déjà chez Platon, est, pour le commentateur, une véritable aubaine33. L’auteur estaux abonnés absents, il faut donc parler à sa place. Mais qui prendra la parole pourdire quoi ? On aura donc à gérer, en outre, le délicat problème de l’intentio auctoriset des contraintes qu’elle impose à l’analyse. Certes, quand la lecture a commencé,l’auteur a cessé d’être joignable. Il est loin, il est mort. Pourtant, il rôde encore dansson texte comme un fantôme inquiétant. Il a été sur les lieux et a laissé des traces.Comment utiliser efficacement ces traces dans l’analyse ?

Je distinguerai ici encore entre deux manœuvres différentes et qui peuventd’ailleurs très bien se combiner entre elles : la première, respectueuse de l’intentio

posent les littéraires, dans les termes mêmes où ils se les posent. » (« Les deux cultures des étudeslittéraires », A contrario, vol. 4, 2006, p. 17)

33. Phèdre, 275c-276a.

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auctoris, consiste à faire l’éloge de la subtilité de l’auteur, qui aurait donc caché sonjeu. Ce que l’auteur a voulu dire n’est pas immédiatement repérable. Pour cela, untravail critique est nécessaire. Le commentateur pointera alors des effets d’ironie, oufera surgir de discrètes allusions intertextuelles. En somme, il nous aide à découvrirune substantifique moelle dont nous ne soupçonnions pas d’abord la présence.

La seconde manœuvre est plus radicale, je l’appellerai ici contrauctoriale. Elle partdu principe que, pour l’analyse, l’intentio auctoris est sans importance ; il s’agit, ensomme, d’un faux problème. L’auteur est certes le producteur historique du texte,donc, en matière de textualité, le premier responsable. Mais cela ne lui donne aucunpouvoir sur ce qu’il a écrit. Bref, il y a plus malin que l’auteur, et le malin est icile commentateur qui devient pratiquement, à ce moment, une sorte de double del’auteur, son concurrent direct, si on préfère.

J’en arrive ici à mon vrai sujet. Si l’analyse que propose Pierre Macherey desPaysans de Balzac, dans Pour une théorie de la production littéraire, a rencontré le succèsque l’on sait, si elle a marqué de façon durable la critique balzacienne et, par-delà,la critique structuraliste et poststructuraliste du XXe siècle, c’est qu’elle vient illustreravec maestria, sur un exemple concret et fort bien choisi, les nombreux avantagesqu’offre à la lecture critique le dispositif contrauctorial. Pierre Macherey, en effet, faitsurgir, par l’analyse, une sorte de rapport paradoxal entre la grandeur de l’œuvre et lapart de lucidité que peut avoir eue, en la réalisant, l’auteur de l’œuvre. En d’autresmots encore, pour Pierre Macherey, Balzac – puisque l’objet de démonstration estici balzacien – est un maître du réalisme parce que les vraies raisons de son génielui échappent à peu près entièrement. Pour avoir accès à ce qu’est vraiment l’œuvrebalzacienne, nous avons besoin du critique qui est ici un guide indispensable. Lalecture contrauctoriale est donc aussi pour le critique, si on peut s’exprimer en cestermes, une façon de faire d’une pierre deux coups. En liant la part de cécité qu’ilobserve chez l’auteur Balzac à la clairvoyance qu’il attribue à l’œuvre de Balzac, PierreMacherey proclame sa propre nécessité comme commentateur. Nous étions à larecherche d’un procédé efficace, irréfutable d’autolégitimation pour le critique. Ceprocédé, nous l’avons trouvé.

On me dira ici : et Lukács ? N’a-t-il pas recours, dans Balzac et le réalisme français(1934), à la même stratégie ? Ne présente-t-il pas déjà un type de lecture que PierreMacherey a repris et continué, affiné si on veut ? Je répondrai à la question, qui estaussi une objection, que la différence entre Pierre Macherey et George Lukács tient,me semble-t-il, à ce que ce dernier, malgré les apparences, n’a pas encore recours aumodèle contrauctorial. La démarche est donc différente. Le critique hongrois attribueà Balzac une sorte d’intégrité morale qui l’oblige à affirmer des choses à la limitegênantes pour lui, compte tenu de l’engagement qu’il a pris comme personnagepublic. Autrement dit, Balzac, pour Lukács, plaide politiquement pour une sociétéordonnée et hiérarchisée ; il voit, au moment où il écrit son œuvre, qu’on est encoreloin du compte et il a le courage de le dire. Lukács, en d’autres mots encore, nelit pas contre mais avec Balzac. Il rend hommage à l’honnêteté intellectuelle du

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romancier. Le critique écrit par exemple : « Si, chez des réalistes aussi éminentsque Balzac, Stendhal ou Tolstoï, l’évolution artistique intérieure des situations etpersonnages qu’ils ont imaginés entre en contradiction avec leurs préjugés les pluschers, ou même avec leurs convictions sacrées, ils n’hésiteront pas un instant à écarterpréjugés et convictions et décriront ce qu’ils voient réellement. » Ailleurs on lit :« C’est précisément dans la contradiction entre conception et réalisation, dans lacontradiction entre le penseur, le politicien Balzac et l’auteur de La Comédie humaineque réside sa grandeur historique34. » Je dirai avec mes mots à moi que Lukács repèrecertes chez Balzac un clivage intérieur à l’œuvre, un « disparate », qui est l’expressionqu’on trouvera chez Macherey. Mais ce « disparate » n’est pas, pour Lukács, le faitd’un manque de lucidité ou de clairvoyance, qui expliquerait donc, à son tour, lanécessité de l’intervention critique. En somme, pour Lukács, Balzac sait parfaitementoù il va.

Il en va différemment chez Pierre Macherey pour qui Balzac est un « réalisteéminent » justement parce qu’il est possible de lui refuser son « autorité d’auteur ».Je rappelle l’ouverture de l’analyse des Paysans : « Le projet romanesque tel que leconçoit Balzac n’est pas simple mais partagé, et il s’énonce à la fois sur plusieurslignes divergentes ». On lit tout de suite après : « Tout se passe comme si, en faisantun livre, Balzac avait voulu dire plusieurs choses à la fois : comme on va le voir, il aréussi effectivement à en écrire plusieurs, qui ne sont pas nécessairement celles-là qu’ilavait voulu dire35. » On comprend donc qu’il est indispensable à ce type d’analyseque l’intentio auctoris soit jetée par-dessus bord. On n’en a que faire, elle est trèsexactement un obstacle épistémologique. Pierre Macherey écrit aussi par exemple :« La “pensée” de Balzac ne présente d’intérêt que comme l’élément de la productionlittéraire : pris dans les liens d’un texte, dont l’importance ne saurait se mesurer àsa qualité idéologique. Il faut donc renoncer à lui appliquer cette lecture négativeet réductrice qui, prétendant éliminer une surface inessentielle et trompeuse, vadirectement au fond de l’œuvre, la détruisant doublement : en la décomposant et enlui retirant ce par quoi elle a une valeur propre » (p. 291). Plus loin il y a ceci : « Balzac,en écrivant un roman, entreprend de dire deux choses à la fois, qui ne peuvent êtreprises l’une pour l’autre [...] Ces deux intentions pourraient être dans le prolongementl’une de l’autre : la proposition de droit (doctrine) s’appuyant sur l’analyse de fait(description objective d’une situation et d’une nature) et lui donnant son sens. Enfait il n’en est rien : il s’agit de deux mouvements différents, qui, loin de se compléter,de se fondre l’un dans l’autre, vont dans des directions opposées et se contestentréciproquement » (p. 292). Propos révélateurs. Si la lecture contrauctoriale est unestratégie herméneutique efficace, si elle a, au moment où Pierre Macherey écrit ceslignes, et en milieu balzacien notamment, un glorieux avenir devant elle36, c’est doncque ce type d’analyse – ce n’est pas le cas du premier modèle que nous avons décrit,

34. Balzac et le réalisme français, Paris, La Découverte, 1999, p. 14 et p. 19.35. Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966, p. 287.36. Voir les analyses de Pierre Barbéris, de Roland Barthes (que Barbéris a attaqué), sur le « pluriel

du sens » (S/Z), de Lucien Dällenbach sur « l’insistance du fragment » dans La Comédie humaine (« Letout en morceaux », Poétique, 42, 1980, « Du fragment au cosmos », Poétique, 40, 1979).

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où il y a hommage – parvient à affirmer simultanément la puissance intellectuelle del’œuvre et la nécessité de la lecture critique. Les deux choses, en quelque sorte, vontde pair. On nous dit donc : l’œuvre est puissante, visionnaire ; elle donne accès, bienmieux que l’analyse sociologique ou idéologique, à la complexité de l’Histoire. Maisla seconde partie de la réponse est tout aussi importante : pourquoi l’œuvre a-t-ellecette pertinence, cette force de frappe ? Eh bien, ajoute le critique, parce que l’auteurn’a lui-même rien compris à ce qu’il fait, alors que j’ai tout compris ; désormais donc,l’œuvre ne peut exister qu’en tant qu’elle est accompagnée par l’analyse critique.C’était aussi le but auquel il fallait arriver.

Une chose reste ici à creuser qui est la question, également embarrassante, desavoir si le modèle contrauctorial, où l’on se propose donc comme exercice, dans lecas qui nous occupe, de lire Balzac contre Balzac, ne serait pas, paradoxalement et,donc, contradictoirement, un modèle « balzacien ». Je veux dire par là que, quandon y réfléchit un peu, ce modèle est peut-être au départ fondé sur une certainereprésentation du génie et de l’artiste « génial » que nous devons au romantisme, etdont l’œuvre balzacienne offre en effet de nombreuses illustrations. Très concrètement,je pense à un personnage comme Louis Lambert, qui est aussi d’ailleurs un alter egode l’écrivain. Louis, comme on sait, écrit des choses géniales mais qu’il ne parvienthélas à lui-même expliquer. Ce sont des choses géniales et mystérieuses. La raison enest que Louis est à la fois génial et fou et que les propos d’un fou génial ont besoind’être interprétés et commentés, pour qu’on puisse en tirer quelque chose. En d’autresmots : Louis n’est génial qu’à travers la notice que Balzac consacre à sa vie et à sonœuvre. Plus brutalement et pour enfoncer le clou : s’il n’y avait la notice, il n’y auraitpas de génie.

On sait que Balzac termine son histoire de la vie de Louis Lambert par une sorted’anthologie : « Telles sont les pensées auxquelles j’ai pu, non sans de grandes peines,donner des formes en rapport avec notre entendement37. » Je crois qu’on peut diresans trop se tromper sur la valeur du texte que ces mêmes « pensées » livrées tellesquelles, donc sans le cadre explicatif que Balzac leur a donné, auraient été sans intérêt.Le génie de Lambert est donc ici tout entièrement un effet du cadre, donc, si l’onveut, du commentaire balzacien. Cela nous permet-il d’affirmer – chose qui, du reste,ne compromet en rien la valeur de son analyse, ni l’importance qu’elle a eue, qu’ellea encore, pour l’histoire de la critique balzacienne – que, d’une certaine manière,quand Pierre Macherey lit les Paysans, il est à Balzac ce que ce dernier, dans le textesur Louis Lambert, est au héros éponyme ?

Je vous laisse réfléchir à la question, aimable lecteur.

37. La Comédie humaine, édition Castex, t. XI, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1980, p. 689.

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