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Pourquoi des théories morales ? L'ordinaire contre la norme

Date post: 19-Nov-2023
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POURQUOI DES THÉORIES MORALES ? L'ordinaire contre la norme Sandra Laugier Presses Universitaires de France | « Cités » 2001/1 n° 5 | pages 93 à 112 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130515555 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2001-1-page-93.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sandra Laugier, « Pourquoi des théories morales ? L'ordinaire contre la norme », Cités 2001/1 (n° 5), p. 93-112. DOI 10.3917/cite.005.0093 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 04/10/2016 22h33. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 04/10/2016 22h33. © Presses Universitaires de France
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POURQUOI DES THÉORIES MORALES ? L'ordinaire contre la normeSandra Laugier

Presses Universitaires de France | « Cités »

2001/1 n° 5 | pages 93 à 112 ISSN 1299-5495ISBN 9782130515555

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2001-1-page-93.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sandra Laugier, « Pourquoi des théories morales ? L'ordinaire contre la norme », Cités 2001/1 (n° 5), p. 93-112.DOI 10.3917/cite.005.0093--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

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SANDRA LAUGIER

Mais qui donc voudrait introduire un principenouveau de toute moralité et être pour ainsi dire lepremier à la découvrir, comme si tout le mondeavant lui avait été dans l’ignorance de ce qu’était ledevoir ou s’était trouvé dans une erreur générale ?

Kant, Critique de la raison pratique,note de la préface.

Il est dur d’avoir un contremaître sudiste ; c’estpis d’en avoir un nordiste ; mais le pire de tout,c’est d’être à vous-même votre propre garde-chiourme.

Thoreau, Walden.

À force de proclamer ou de réclamer à grands cris un retour de la moraleaprès le fameux « déclin » des années 1970, où l’on aurait oubliél’éthique au profit du politique, les philosophes de la morale se retrou-vent, maintenant, dans une curieuse situation : ils déplorent l’invasiondu terme « éthique » dans le langage commun, et un usage galvaudé duprécieux concept, que l’on finit en effet par retrouver partout – éthiquede l’Europe, éthique de l’entreprise, éthique de la tranche de jambon bio.Comme le remarque très pertinemment Monique Canto-Sperber dansun article récent : « Le terme éthique s’est vu progressivement privé deson contenu à force d’être utilisé de façon indifférenciée, et il est mainte-nant l’adjectif le plus indéterminé et le plus valorisé de la langue fran-çaise » (Esprit, mai 2000, p. 114), une pure injonction moralisante ou unargument d’autorité, sans rien à voir avec la véritable réflexion éthique.

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On pourrait trouver assez ironique que le grand retour de la philosophiemorale, qui a probablement joué sur cet attrait indéterminé du publicpour l’éthique (la demande éthique, pourra-t-on dire comme on a parléde « demande philosophique »), se retrouve en contradiction avec cettebanalisation de l’éthique. Mais peu importe en réalité. Je souhaitem’interroger ici, plus généralement, sur ce qu’on oppose maintenant àcet usage ordinaire et « incertain » de l’éthique, à savoir, pour reprendreencore la proposition de M. Canto-Sperber, l’exigence d’une véritableréflexion normative : « Derrière ce terme, il y a une démarche intellec-tuelle, qui requiert souvent un savoir précis, des méthodes de raisonne-ment et des procédures » (ibid., p. 116). L’usage banalisé de l’éthiqueignore donc tout le travail d’analyse de la réflexion morale, ses débats etraisonnements qui commencent tout juste à trouver leur place ici1. On sefélicite naturellement de ces progrès dans la connaissance d’un domained’une grande richesse théorique, étant donné le long retard de la Franceen ce domaine et l’ignorance où se trouve encore la majorité du public,intellectuel et philosophique, d’œuvres aussi importantes que celles deJohn Rawls, David Gauthier, Thomas Nagel, Bernard Williams – ou,dans un autre style, celles de G. E. M. Anscombe, Philippa Foot, IrisMurdoch, Cora Diamond. Il me semble cependant que cette revendica-tion de la réflexion théorique normative comme étant au centre de lavéritable pensée éthique pose un problème – je ne sais si c’est unproblème moral – et occulte ou sous-estime une difficulté essentielle dela philosophie morale : le rapport entre théories morales et pratiquesordinaires, et la nécessité même des théories morales. C’est là une ques-tion qui a été largement posée dans la philosophie morale de langueanglaise, voire allemande, et il me semble qu’elle mérite d’être prise plusau sérieux ici où l’on n’a déjà que trop tendance à opposer – dans unetradition cette fois bien française – la naïveté du sens commun etl’éthique du philosophe.

Bien sûr, il ne faut pas caricaturer : la réflexion éthique anglo-saxonnetelle qu’elle commence à se diffuser ne vise en général pas à donner desleçons de morale, et il serait tout à fait injuste de la taxer de moralisme ausens strict2. Elle se différencie heureusement, à première vue, de toute unelittérature morale qui a ses succès en France. Elle ne prétend pas dire

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1. Voir par exemple en France les excellents travaux de Ruwen Ogien (Le réalisme moral, PUF,1999), et ici l’article de Catherine Larrère.

2. Voir ici l’article de Vincent Descombes.

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comment agir ou comment vivre. Elle reconnaît à chacun une compé-tence en ce domaine, et c’est bien là le point de départ de toute réflexionéthique – ces « croyances morales ordinaires », dont on trouve rarement laliste – même s’il est plus ou moins rapidement dépassé. « Nul n’a lemonopole de la réflexion éthique, ni les philosophes ni les théologiens, niles scientifiques, ni les médecins ni les juristes » – ouf, se dit-on – mais,ajoute M. Canto-Sperber, il y a une exigence de réflexion derrière le terme« éthique », donc une bonne manière de penser les questions éthiques– certes pas des réponses toutes faites, mais une méthode de raisonne-ment. On peut se demander, à lire cela, si le moralisme chassé par la portene rentre pas par la fenêtre. La philosophie morale ne va pas vous direcomment vivre, ou le bien et le mal, non, ce serait bien prétentieux, maiselle va vous dire comment, avec vos modestes moyens, réfléchir à tout çaavec les outils théoriques appropriés, quel genre de raisonnement adopter,quelle démarche intellectuelle peut aider à bien poser les questionsmorales. (On peut alors se demander ce qui est pire : qu’on vous disecomment vivre, ou comment penser.)

C’est là depuis longtemps le problème de la théorisation morale – sonrapport aux morales ou croyances ordinaires, à la fois problématique(Quelles sont-elles ? Qui est le « nous » dans « nos croyances ordi-naires » ?) et obligatoire. La question est bien posée par B. Williams :

La plupart des théories éthiques prennent la forme de principes très générauxou de schémas d’argumentation abstraits, censés guider, sur tel problème particu-lier, le jugement de tout un chacun. L’essentiel du travail en philosophie moraleconsiste donc à articuler, préciser, défendre de telles théories. Une questiontypique est de se demander si la théorie qu’on défend est compatible avec lescroyances morales ordinaires. Si oui, de quelle façon ? Si non, dommage pour lathéorie ou dommage, à l’inverse, pour le jugement moral ordinaire. L’utilitarismecultive depuis longtemps un talent particulier pour ce genre d’exercice1.

On voit bien la difficulté qu’il y a à se fonder sur, ou même simple-ment à se rapporter ou se confronter au « sens commun » ou à noscroyances : ce « nous » n’a rien de défini et d’unifié2, et je peux très bienne pas me reconnaître dans certaines positions éthiques majoritaires.Monique Canto-Sperber a raison de noter que « la bêtise éthique ou la

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S. Laugier

1. « De la nécessité d’être sceptique », Magazine littéraire. Les nouvelles morales, no 361,janvier 1998, p. 54.

2. Cf. S. Laugier, « Communauté, tradition, réaction », Critique, mars 1998.

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tyrannie éthique existent aussi ». On est ainsi tenté de renvoyer au carac-tère moralisant et normatif de l’opinion commune dans bien desdomaines, comme les mœurs sexuelles – d’où la condescendance del’intellectuel libéral pour, par exemple, le « beauf » homophobe oumacho. C’est oublier que le moralisme s’est manifesté aussi, voiresurtout, ces derniers temps, dans la classe intellectuelle : l’hystérie mora-lisante de (certains) psychanalystes ou anthropologues, ou les réservessurprenantes de sociologues ou juristes à propos du PACS et des coupleshomosexuels, les rigidités des philosophes, hommes et femmes, à proposde la parité et de l’égalité des sexes, ou encore (il y a plus longtemps) lesinjonctions des intellectuels concernés et sérieux contre des grèves irres-ponsables et pour un « syndicalisme qui pense », l’indignation vertueusesuscitée chez les intellectuels par tel philosophe qui se moque du droit del’hommisme, les prétentions normatives des comités d’éthique (cf. Cités,no 3), etc. – peuvent, disons, en donner une petite idée. Les préjugésmoraux ne sont pas toujours ceux du « sens commun », et l’hommeordinaire (je reconnais qu’il reste encore à définir) peut aussi se montrerplus ouvert et subtil en matière de morale que le théoricien le mieuxarmé de systèmes de normes et d’argumentation.

L’ANTITHÉORIE EN MORALE

Toutes ces remarques seront immédiatement cataloguées et rangéespar un spécialiste de philosophie morale anglo-saxonne (où toute posi-tion a son tiroir) dans un tiroir étiqueté : antithéorie – une catégorieplutôt mal vue par les théoriciens de la morale, et assez minoritaire, bienqu’ils annoncent régulièrement qu’elle devient dominante. Il faut doncexpliquer ce qu’on entend en général par antithéorie. En tout cas, latendance si elle existe n’est guère développée en France, ou ce sontplutôt les partisans des théories normatives (Rawls, Gauthier, Nagel,R. Dworkin, déjà cités) que leurs adversaires (Annette Baier, CoraDiamond, John McDowell, Sabina Lovibond qui, en général, s’inspirentde Wittgenstein)1 qui sont connus et diffusés (et, je le répète, eux-mêmes

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1. A. Baier, Postures of the Mind, University of Minnesota Press, 1985 ; C. Diamond, TheRealistic Spirit, MIT Press, 1991 ; J. McDowell, Mind, Value and Reality, Harvard University Press,1998 ; S. Lovibond, Realism and Imagination in Ethics, Blackwell, 1983, à quoi il faudra ajouter leclassique de S. Cavell, Les voix de la raison, trad. franç., 1996.

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pas assez). Il y a à cela deux exceptions, B. Williams et A. MacIntyre,qui ont leur petite notoriété, mais leurs positions sont particulières etaucun des deux n’est clairement perçu comme « wittgensteinien » : parailleurs, le conservatisme de MacIntyre, on le verra plus loin, pose quel-ques problèmes.

Ce qu’on appelle antithéorie en éthique revendique un primat de la« pratique » ou du moins de la description des pratiques morales dans laréflexion éthique, ce qui met en cause la méthodologie, voire le principede ce que G. E. M. Anscombe appelait, dans un fameux article, « Laphilosophie morale moderne ». Comme le rappelle Williams : « Les théo-ries éthiques sont des schémas abstraits censés guider sur tel ou telproblème particulier le jugement de tout un chacun », formulation appa-remment évidente, mais qui, devant un certain nombre d’objectionssoulevées par la réflexion philosophique contemporaine, s’avère source detoutes sortes de difficultés (intimement liées entre elles) : celle du passagede l’abstrait au concret, de l’universel au particulier, de la règle à sonapplication, de la théorie à l’expérience – et, par-delà ces difficultésd’ordre épistémique, des questions plus radicales : Pourquoi centrer laréflexion éthique sur la question des principes, du fondement, de la justi-fication ? Pourquoi serait-elle normative plutôt que descriptive ? pourquoisuivrait-elle le modèle législatif plutôt, par exemple, qu’anthropologique ?On a l’impression que si l’éthique n’est pas normative, rien d’autre ne lesera : c’est bien là ce qui définit, au minimum, l’éthique. Mais les philoso-phies morales contemporaines, ayant renoncé au projet d’articuler lesnormes morales elles-mêmes (ce qu’on appelle l’éthique substantielle),sont passées à un travail d’élaboration et de justification de la naturemême de la normativité. On se retrouve face à l’aporie évoquée encommençant : si la philosophie morale ne nous dit pas ce qu’il faut faire, àquoi bon ses justifications ? Le robuste bon sens d’un Quine peut ici nousservir de fil conducteur, qui proclame dans Quiddities « qu’une telle justi-fication [rationnelle de l’acte moral] ne pourrait qu’être indigne, fleurantle vénal et le sordide. La vertu doit trouver en elle-même sa récompense ».On peut trouver cela un peu court (Quine ne doit certes pas sa réputationphilosophique à sa philosophie morale) mais une telle position, quirejoint celle de Wittgenstein (pour qui la seule récompense de l’actionbonne se trouve dans l’action elle-même), met en cause de manière radi-cale la possibilité, et aussi l’intérêt d’élaborer des systèmes de justificationrationnelle en éthique. Or, une telle élaboration est le dénominateur

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commun des théoriciens de la morale, si diverses que soient leurs proposi-tions théoriques :

Ils cherchent à articuler des théories normatives qui puissent guider notrecomportement en systématisant nos jugements moraux. Ces jugements, seloneux, peuvent être conçus comme des conséquences de l’application de principesabstraits aux problèmes moraux1.

Par-delà leurs différences, on peut définir le point de vue des partisansdes « théories morales » par le projet d’élaborer un certain nombre deprincipes qui puissent produire une « réponse moralement correcte » à laplupart des problèmes moraux en toutes circonstances, et donc unsystème général de justification rationnelle des croyances en morale. Lepoint de vue « antithéorique » récuse à l’inverse, tout simplement, lapossibilité de principes moraux substantiels, ou de théories métaéthiquessur la nature des énoncés moraux ou normatifs, à partir duquel on puisseélaborer des modes de justification ou de régulation. Un tel point de vuepeut paraître tout à fait arbitraire, et formulé ainsi il peut même paraîtreaussi abstrait et désincarné que les thèses qu’il critique : tentons donc del’approfondir un peu.

WITTGENSTEIN

Comme je l’ai suggéré, le refus des théories morales a sa source chezWittgenstein, et la plupart des antithéoriciens créatifs (c’est le cas deAnscombe, Baier, Diamond, Lovibond, Williams, McDowell) sontinfluencés par leur formation wittgensteinienne : ce qui est surprenant sil’on sait que les écrits publiés de Wittgenstein ne contiennent que relati-vement peu de choses qui puissent passer pour de la philosophie morale.Dans le Tractatus, Wittgenstein prenait même fermement position contrel’existence même de la philosophie morale. Selon le Tractatus, le but de laphilosophie est la clarification logique des propositions. La philosophieelle-même n’est pas un corps de doctrine, mais une activité qui consiste àrendre claires nos pensées (Tractatus, 4.112). De cette description de latâche de la philosophie, il s’ensuit qu’il ne peut exister une chose telle que« la philosophie morale », que s’il existe un corpus de propositions qu’il

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1. S. G. Clarke et E. Simpson (eds), Antitheory in Ethics and Moral Conservatism, SUNY Press,1989, p. 2.

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reviendrait à la philosophie morale de clarifier. Mais Wittgenstein disaitdans le même ouvrage qu’il ne peut y avoir de propositions éthiques(Tractatus, 6.42), pour des raisons sur lesquelles je n’insisterai pas ici etqui ont à voir avec sa théorie du sens et du non-sens1. Il est clair qu’ilsouhaitait que ses lecteurs en infèrent qu’il n’existe pas de partie de laphilosophie que l’on puisse identifier comme morale. Pourtant, êtrewittgensteinien en morale ne signifie pas être nihiliste ni même sceptiqueen morale, et on ne saurait donc comprendre les vues des antithéoriciensen ces termes (qui sont, par exemple, ceux de J. Mackie). L’antithéorismeimplique une transformation du concept même de la morale ou dela moralité. Wittgenstein décrivait en effet son Tractatus, qui niaitl’existence de la philosophie morale et des propositions éthiques, commeétant pourvu d’une visée éthique. En disant cela, il ne voulait pas évidem-ment signaler que ce livre contenait des jugements moraux, ou de laphilosophie morale.

Sa position était (alors et par la suite) qu’un ouvrage, par exemple un roman ouune nouvelle, pouvait avoir un objectif moral en dépit de l’absence de tout ensei-gnement ou théorisation morale. Un tel ouvrage pourrait nous aider à nousatteler aux tâches de la vie dans l’esprit requis. Tel devait être l’effet du Tractatus(C. Diamond, article « Wittgenstein » du Dictionnaire d’éthique et de philosophiemorale, PUF).

Le but d’une telle pensée n’est donc pas de rejeter l’idée de morale, nimême de philosophie morale entendue en un sens spécifique, mais préci-sément de théorie morale : en ce sens, elle n’est pas sceptique, mais il estclair qu’elle met en cause deux tendances de la théorisation moralecontemporaine, le rationalisme et le réalisme moral (des tendances sicentrales qu’elles ont elles-mêmes un poids normatif dans la discussionphilosophique, et que quiconque les met en cause s’expose d’emblée à êtreclassé du côté des méchants). Notons d’ailleurs qu’un certain nombre despenseurs de l’antithéorie vont revendiquer une forme de réalisme :McDowell dans ses textes sur Wittgenstein, par exemple « Non-cognitivism and Rule-Following », Diamond – de façon il est vrai assezparticulière – dans The Realistic Spirit. Mais ce réalisme sera alors à décou-vrir ailleurs que dans la théorie morale, dans « ce que nous faisons ordinai-rement » : et non pas dans une théorisation de ce que nous faisons ordi-

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1. Voir J. Bouveresse, La rime et la raison, Paris, Éd. de Minuit, 1973, et Dire et ne rien dire,J. Chambon, 1997.

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nairement. Diamond comme McDowell critiquent ainsi la « vue de côté »(the view from sideways on) que le point de vue théorique tente parfoisd’avoir sur nos pratiques afin de les justifier. Par exemple, nous cherchonsà déterminer la nature de l’obligation inhérente à la règle, au lieud’examiner ce que nous faisons dans ce que nous appelons ordinairement« suivre une règle ». Comme le dit Diamond :

Nous avons par exemple l’idée que nous examinons, en la regardant « decôté », l’activité humaine qu’est suivre une règle, et que nous demandons depuisce point de vue s’il y a ou non quelque chose d’objectivement déterminé que larègle requiert de faire à la prochaine application. Penser la question ainsi, c’esttenter de sortir de notre façon ordinaire de dire ce que requiert une règle (...).Nous ne voulons pas alors poser et résoudre ces questions ordinaires, mais cher-cher quelque chose dans la réalité pour justifier les réponses que nous donnonsquand nous sommes sans nous en rendre compte à l’intérieur de la pratiqueordinaire.

Dans ce cas, un examen immanent de nos pratiques morales s’avèreplus « réaliste » (au sens anglais du terme realistic revendiqué parDiamond) que la recherche théorique d’une réalité ou d’une objectivitéen morale, par laquelle la philosophie morale cherche à singer l’épis-témologie. On a bien là affaire alors à une philosophie morale, mais quiserait inscrite dans nos pratiques ordinaires et émergerait de questionne-ments particuliers – les analyses éthiques de Diamond en sont sans douteles meilleurs exemples actuels1. Il est clair que si Wittgenstein voulaitmettre un terme à toute réflexion morale, il a manqué son but, mêmechez les antithéoriciens qui revendiquent la possibilité de faire de la philo-sophie morale en quelque sorte sans théorie. Comment alors ? L’anti-théorie met en cause la prétention normative de la théorie morale :d’abord l’idée que la philosophie morale ait pour objet privilégié, commele dit A. Baier dans son article fondateur « Doing without MoralTheory ? »2, quelque chose comme « la loi morale », ensuite l’idée qu’onpuisse formuler un système de principes théoriques généraux qui permettede produire des jugements applicables dans des situations particulières.Ces objections visent à mettre en cause une tendance de la théorie moraleà vouloir ressembler, ou se conformer, à deux modèles, celui de la législa-tion et celui de la science. L’antithéorie, loin de vouloir éliminer la

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1. Voir ici même « Le cas du soldat nu », ou ses articles « Eating Meat and Eating People »,« The Importance of Being Human ».

2. In Postures of the Mind, chap. 12.

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morale, a pour but de la ramener à son terrain propre, celui de nos prati-ques – un peu à la façon dont Wittgenstein veut ramener les mots de leurusage métaphysique à leur usage quotidien, là où ils veulent dire pournous.

LE MODÈLE LÉGAL

Concevoir la morale sur le modèle de la législation (et c’est là unetendance très forte, par exemple chez Rawls, et en général dans lekantisme moral contemporain), comme l’ont observé A. Baier et MichaelStocker1, conduit à négliger les aspects les plus importants et difficiles dela vie morale : nos pratiques, nos motifs, nos relations, au profit deconcepts très éloignés de nos questionnements ordinaires – le devoir,l’obligation, la rationalité, la rectitude (rightness), autrement dit de motsdont nous n’avons guère l’usage ni même simplement l’expérience.B. Williams a remarqué que les philosophies contemporaines de la morales’attachaient toujours aux concepts « minces » (le bien, le juste, etc.) etguère aux concepts « épais » (la lâcheté, la douceur – gentleness – la généro-sité ou l’amabilité au sens fort telle que Diamond la définit, etc.) qui juste-ment échapperaient aux définitions théoriques, alors qu’ils ne sont ni plusvagues ni plus abstraits. Sans employer les qualificatifs de Williams (àmon avis peu parlants), on ne peut que constater que la prédominance dudiscours de l’obligation, mais aussi du choix, oriente la réflexion moralede façon décisive, et la conduit à poser les questions morales en termesdualistes et étroits : bien/pas bien, droit/tort, rationnel/irrationnel, et àlaisser de côté, hors du domaine moral (ou relevant de la psychologiemorale, un domaine qui a ainsi pris un essor parallèle à celui de laréflexion normative) le travail de description des pratiques ou des phéno-mènes moraux. Pour reprendre les fortes analyses de Stocker :

On peut se demander comment la théorie éthique contemporaine en estvenue à promouvoir soit une vie morale mesquine et rabougrie, soit la dyshar-monie et la schizophrénie. Un ensemble de réponses aurait à voir avec la préémi-nence du devoir, de la rectitude et de l’obligation dans ces théories. Cela corres-pond assez naturellement à une obsession majeure de ces philosophes : lalégislation. En concevant la moralité d’un tel point de vue de législateur, et enprenant la législation comme modèle, on perd de vue facilement la question dela motivation.

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1. M. Stocker, « The schizophrenia of modern ethical theories », Journal of Philosophy, 1967.

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Évidemment, depuis Kant, le devoir (par exemple) est devenu une ques-tion morale essentielle, et aujourd’hui la réflexion sur l’obligation est quasi-ment au centre de la théorisation morale (je pense ici aux travaux impor-tants, dans la lignée de Rawls, de Christine Korsgaard)1 : mais il est clair,comme le remarque Stocker, qu’une focalisation sur les notions de ce typelaisse de côté toute une partie du questionnement moral : certes, tout lemonde sera d’accord pour dire qu’il y a un devoir, par exemple, d’aimer safamille et ses amis – mais quelqu’un qui nous aimerait par devoir nousinquiéterait un peu, et cette inquiétude même est un vrai sujet pour lamorale peut-être plus intéressant que l’obligation. De même, comme leremarque Diamond, une personne parfaitement rigoureuse, « enragée àfaire ce qu’il ou elle croit être son devoir », pourrait avoir quelque chose demesquin et de « peu généreux », et ce caractère « peu aimable » au sens fortest quelque chose qui, au lieu d’être rangé parmi les concepts psychologi-ques, vagues ou non éthiques, pourrait faire partie de notre réflexionmorale. C’est aussi ce que propose Baier quand elle suggère, dans « Theoryand Reflective Practices », qu’on s’intéresse à une vertu comme la gentle-ness, qui ne peut-être traitée qu’en termes descriptifs et non normatifs, carelle « résiste à l’analyse en règles »2, étant une réponse appropriée à l’autresuivant les circonstances : elle nécessite une attitude expérimentale enquelque sorte, la sensibilité à une situation et la possibilité de passer à autrechose face à certaines réactions. Baier s’inspire, comme toujours, de Humepour définir des attitudes morales comme, précisément, l’expectative, voirce qui se passe au lieu d’appliquer des principes. Bien sûr, il serait injuste deconsidérer que la réflexion morale néglige entièrement les caractères de cegenre – le renouveau actuel des « éthiques de la vertu », ainsi qu’une partiede l’éthique appliquée a attiré l’attention sur des qualités comme la généro-sité et la sollicitude : mais c’est souvent encore dans un souci normatif, avecle projet de définir ces qualités et d’en faire des concepts applicables. Iciencore, on risque de s’enfermer dans la « vue de côté » et de perdre de vuece qui compte en morale.

Outre le modèle législatif, note Baier dans « Doing without moraltheory », la philosophie morale veut par ses théories « singer » l’argumen-tation scientifique :

Nous examinons nos vies avec des méthodes d’avocats. Nous donnons desverdicts et émettons des jugements. Pour certains philosophes moraux cette

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1. Voir par exemple The Sources of Normativity, Cambridge University Press, 1996.2. Postures of the Mind, p. 219.

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imitation des procédures légales est consciente et délibérée ; pour d’autres, elle estplus automatique, et résulte de leur formation analytique (...). Ceux qui récusentles méthodes analytiques rejettent d’ordinaire non seulement l’assimilation de lapensée philosophique à la computation mathématique, mais aussi le paradigmelégaliste, la tyrannie de l’argument (p. 241).

Baier critique, dans ses récentes interventions, l’idée que la philosophiemorale se réduise à des questions de décision et de choix1 – comme si unproblème moral, en étant formulable en ces termes, devenait ainsi trai-table : elle reprend des observations ironiques de I. Hacking2 surl’obsession de la philosophie morale par le modèle de la théorie des jeux.Chacun a pu remarquer la présence du chapitre obligatoire sur le dilemmedu prisonnier dans tout ouvrage « sérieux » de philosophie morale. Sansaller, comme Baier, jusqu’à dire que c’est là un syndrome typiquementmasculin (a big boy’s game, and a pretty silly one too), on peut s’interrogersur la volonté – dont je ne sais si elle est plus masculine que féminine – dela philosophie morale, dans sa version dominante, de centrer le question-nement moral non seulement sur des évaluations (le bien, le mal, lesdroits, les torts) mais sur des choix, comme si la situation caractéristiqueoù se pose une question morale était celle du bras de fer, ou del’alternative (comme dans un spot publicitaire récent où on ne saitcomment choisir le meilleur). Comme le note pertinemment Diamond :

On s’obsède encore d’ « évaluations », de « jugements », de raisonnementmoral explicite conduisant à la conclusion que quelque chose est valable, est undevoir, est mauvais, ou est ce qu’il faut faire ; notre idée de ce que sont les enjeuxde la pensée morale est encore et toujours « c’est mal de faire x » contre « c’estautorisé de faire x » ; le débat sur l’avortement est notre paradigme d’énoncémoral (Diamond, « Having a rough story about what moral philosophy is », TheRealistic Spirit, p. 379).

ÉTHIQUE , LITTÉRATURE, CINÉMA

Ici encore, Wittgenstein sert de fil conducteur. Notre vie, mais aussi lesœuvres littéraires que Diamond analyse dans son travail en éthique,présentent des situations qui ont à voir avec l’éthique, font partie de notre

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1. « What do Women Want in a Moral Theory ? », in Moral Prejudices, Harvard UniversityPress, 1995, p. 2.

2. I. Hacking, Winner take less, New York, Review of Books, 31, 1984.

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vie éthique ordinaire, sans pour autant avoir un contenu prescriptif. Onne voit pas par exemple comment les œuvres de Tolstoï auxquelles Witt-genstein fait allusion, ou les romans d’Henry James dont parle Diamond,seraient édifiants ou normatifs, en dépit de l’éducation morale qu’ils nousapportent. Un exemple encore plus parlant, et largement utilisé parCavell, est le cinéma : Cavell analyse en parallèle, dans Conditions nobles etignobles, les « comédies du remariage » des années 1930-1940 et le film deRohmer La Marquise d’O., pour en conclure que ce que ces films nousmontrent – de la nature du couple et de l’amour, par exemple – n’a rien àvoir avec les justifications morales classiques, mais

touche à une forme extrême du moment de la morale, où s’interrompt la conver-sation de la justice, où chaque camp sait tout ce que l’autre sait, où l’on ne peutformuler aucun tort précis et où aucun appel à la structure ou aux règles des insti-tutions ne suffit à établir le juste.

Le schème du « remariage » examiné par Cavell, notamment dans songrand livre À la recherche du bonheur, dont il a été fait un usage très intéres-sant – et, je précise, plus descriptif que moralisateur – en sociologie parIrène Théry1, a en réalité quelque chose d’inexplicable, voire, suggèreCavell, d’immoral suivant les critères de la théorie morale contemporaine :

Qu’ils se remettent ensemble, ce n’est pas une bonne chose du point devue utilitariste, et ce n’est pas juste, ce n’est pas la chose à faire, du point de vuedéontologiste2.

Dans La Marquise d’O., par exemple, le remariage a lieu, dit Cavell,après « un tort de l’espèce la plus vile » (à savoir le viol de la Marquise), etainsi le pardon final n’a pas de justification, mais vient « à la fin de laconversation de la justice, quand s’épuisent les justifications morales etqu’on doit montrer quelque chose ». Plus généralement, si on veut rendrecompte de l’impact ou de l’évidence morale produits, en quelque sorte,par certaines productions cinématographiques contemporaines, on s’aper-cevra qu’une analyse en termes de justification ou de choix moraln’apporte pas grand-chose à leur compréhension : pour prendre des exem-ples absolument connus et triviaux, analyser le comportement des person-nages de Titanic (J. Cameron, 1998) en termes utilitaristes, ou celui duhéros de Gladiator (R. Scott, 2000) par ses vertus morales, quoique théo-

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1. Voir, par exemple, « L’énigme de l’égalité », Esprit, mai 1999.2. Conditions nobles et ignobles, trad. franç., Éd. de L’Éclat, 1993, p. 196.

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riquement possible, n’est pas très intéressant, ou, pour prendre unexemple qu’on pourrait rapprocher des analyses de Diamond dans « Lesoldat nu », justifier moralement ou légalement les discours et les compor-tements en guerre des soldats de La Ligne rouge (T. Malick, 1999) s’avèredifficile, d’abord parce que leurs discours et actions montrent et consti-tuent leurs propres normes, ensuite parce qu’ils sont d’une grande diver-sité. C’est là un exemple qui illustre aussi un point de l’antithéorie, quiserait non pas le pluralisme moral (qu’est-ce que cela voudrait dire ?) maisla pluralité des voix en morale. Cette pluralité des voix est un élémentessentiel du contenu éthique que peuvent avoir les productions littérairesou cinématographiques (à ces dernières, il faudrait ajouter les séries télévi-suelles qui, par leur inscription matérielle, réelle et pas seulement fiction-nelle, dans le quotidien du spectateur, sont une source de créativitémorale nouvelle) ; elles élaborent ainsi une moralité non moralisante,c’est-à-dire non édifiante : les personnages des films ou séries ne sont pasdes exemples ou des modèles à suivre, des role models comme on dit enanglais et ce qu’ils nous apprennent ou nous montrent n’a rien denormatif (Qui veut être avocate névrosée ou chef mafieux sadique etdéprimé ?). Seule une vision étroite du rôle de la fiction dans nos vies peutfaire penser que l’usage éthique de ces fictions est forcément édifiant, ouinexistant.

S’il y a une morale, elle se montre, non pas (conformément à deslectures naïves de Wittgenstein) dans un silence mystique, ou dansl’intuition (concept que les théoriciens ont raison de critiquer), ou dansdes modèles imaginaires, mais dans l’immanence même des situations etdes pratiques : elle est là, sous nos yeux, il n’y a pas à chercher « au-dessus de nos têtes » ; exactement comme le sens de nos énoncés est là,dans ce que nous disons, et pas ailleurs. Une action ne peut ainsi êtreévaluée que sur l’arrière-plan de la diversité de nos pratiques, de nosusages, décrit par Wittgenstein dans les Remarques sur la philosophie de lapsychologie :

Comment pourrait-on décrire la façon d’agir humaine ? Seulement enmontrant comment les actions de la diversité des êtres humains se mêlent en ungrouillement. Ce n’est pas ce qu’un individu fait, mais tout l’ensemble grouillant(Gewimmel) qui constitue l’arrière-plan sur lequel nous voyons l’action. (...) Nousjugeons une action d’après son arrière-plan dans la vie humaine1.

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1. Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, trad. franç., TER, § 624-625, 629.

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L’objection principale à la justification théorique de l’action, à la possi-bilité de la ramener à des principes (si raffinés ou multiples qu’ils soient)est qu’elle n’est même pas causée par cet arrière-plan mais prise au milieud’un grouillement, ce que Diamond appelle « la texture de la vie », et quipeut aussi être interprété en termes biologiques et naturalistes (ce dontBaier, dont l’inspiration est toujours Hume, ne se prive pas)1. Presquetous les antithéoriciens renvoient à un passage classique où Cavell opposeaux conceptions fondationnalistes ou causales l’idée que nous partageonsdes usages :

Le fait que dans l’ensemble nous y parvenions est affaire du cheminementpartagé de nos intérêts et de nos sentiments, de nos modes de réaction, de notresens de l’humour, de ce qui est important ou adéquat, de ce qui est scandaleux, dece qui est pareil à autre chose, de ce qu’est un reproche ou un pardon, de ce quifait d’un énoncé une assertion, un appel, ou une explication – tout le tourbillonde l’organisme que Wittgenstein appelle « formes de vie ». Le langage et l’activitéhumains, la santé et la communauté humaines ne sont fondés sur rien de plus, etrien de moins. C’est là une vision aussi simple que difficile, et aussi difficile queterrifiante2.

ACCORDS ET DÉSACCORDS

Cavell répond ici à l’avance à une objection majeure qu’on peut faire àl’antithéorisme. Que notre accord soit possible est « affaire » de ce partaged’intérêts : mais l’accord ne se fonde pas sur un tel partage. On pourrait eneffet redouter, comme le remarque justement Ruwen Ogien3, quel’antithéorisme aboutisse à une nouvelle forme de fondationnalisme : onse fonderait sur des coutumes, des formes de vie plutôt que sur des prin-cipes. Dans ce cas, on ne voit pas ce qu’il y aurait de gagné – sans compterles difficultés théoriques pour déterminer en quoi consistent nos « formesde vie » communes (Williams : « La difficulté reste de savoir qui noussommes, nous, dont nous interrogeons les modes de vie et les pratiques »).La réponse de Cavell4 est que c’est précisément cette difficulté à dire quiest ce nous qui pourrait montrer ce qu’est un problème moral, et différen-

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DossierRetourdu moralisme !

1. Voir « A Naturalist View of Persons », dans Moral Prejudices.2. Cavell, Must We Mean What We Say ?, Cambridge University Press, 1969, p. 52.3. « Qui a peur des théories morales ? », Magazine littéraire, janvier 1998.4. Je me permets de renvoyer pour plus de détails à Recommencer la philosophie, PUF, 1999,

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cier par nature les questions morales des questions gnoséologiques – alorsque la plupart des théories morales tentent de les mettre en parallèle.

La question essentielle, pour ce qui concerne la morale, est peut-êtrecelle du point de départ, autrement dit du donné. De quoi part-on enmorale, théoriciens et antithéoriciens confondus ? – de nos croyancesordinaires, que les théoriciens veulent soit justifier, soit corriger. Vousn’aurez pas d’antithéoriciens en physique, par exemple (même s’il y a desantirationalistes), parce que le donné n’est pas de même nature, ou nedonne pas lieu au même genre d’accord ; et c’est là une difficulté centraleou une limite du débat théorie/antithéorie, puisque le théoricien enmorale revendique, lui aussi, un rapport au donné ordinaire. Cette diffé-rence entre « nos prétentions ordinaires à la connaissance et celles desprétentions morales que nous avons les uns sur les autres » est, selonCavell, un élément essentiel pour définir la vie morale.

Commencer par le langage les convictions et la conduite d’hommes ordinairesafin de les évaluer et de les comparer, et de les rationaliser dans toute la mesure dupossible, telle est, selon les mots de Ross, « la méthode, sanctifiée par les ans, del’éthique » ; et il cite la pratique de Socrate et de Platon, et les préceptes d’Aristoteet de Kant, pour nous le rappeler. Et des auteurs aussi différents que Schopen-hauer, Sidgwick et Stevenson semblent tous tomber d’accord pour voir dans l’êtrehumain ordinaire l’objet de leur attention, et pour revendiquer comme leur butde lui rendre service, ou du moins de mieux le comprendre (Cavell, Les voix de laraison, chap. 9, p. 369).

Mais il y a des manières très différentes d’aborder cet homme ordinaireet « de faire appel à la conduite ordinaire de l’être humain ordinaire, ou dela regarder », et bien des ouvrages qui prétendent partir de là aboutissent àdes maximes « dont il est difficile d’imaginer qu’un agent moral s’en soitjamais servi à l’intention d’un autre (par exemple : “Il faut tenir sespromesses”) ». On pourrait même parfois préférer ceux qui, par provoca-tion, proposeront des thèses radicalement opposées au sens moral ordi-naire (comme certains utilitaristes) à ceux qui constitueront pour lesbesoins de leur théorie un ensemble de « croyances morales communes »que personne n’aurait envie en réalité d’utiliser dans une discussionmorale ( « là, tu violes vraiment les droits de l’homme », « de quelle réalitémorale parles-tu ? » ). Car le problème est plutôt qu’en philosophiemorale – que ce soit ceux qui insistent sur les désaccords en morale etveulent les résoudre, ou ceux qui insistent sur un accord fondamental etpensent que cela suffit – on pense toujours savoir ce qu’est ce donné

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commun, et pouvoir soit l’élaborer ou le critiquer, soit se fonder sur lui.Alors qu’on n’a même pas commencé, tout simplement, à le décrire. Etaprès tout, pourquoi la morale aurait-elle pour but de supprimer lesdésaccords ?

Socrate disait qu’il y avait des questions sur lesquelles même les dieux seraienten désaccord. (Et son premier souci, peut-être aussi son dernier, n’était pas :« Comment pouvons-nous arriver à un accord ? », mais : « De quel type de ques-tions s’agit-il ? »)

L’obsession de l’accord à obtenir, qui va de pair avec l’obsession ou laconstatation chagrinée du désaccord en morale (qui a succédé, à l’époquecontemporaine, à l’idée classique d’un consensus moral, comme le noteBaier)1, est sous-tendue par l’idée qu’une bonne théorie morale devraitrendre compte de « l’excellence la plus haute et la méchanceté la plusinqualifiable, et qu’il faut que les personnes de la plus haute excellence etcelles de la méchanceté la plus inqualifiable soient d’accord avec nosévaluations morales si celles-ci doivent être rationnelles ». Une telle défini-tion de la théorie morale, selon Cavell et ses successeurs, restreint considé-rablement le champ de la morale.

Je conçois cela comme la moralisation de la théorie morale – absolumenttoute question sans exception devient ainsi une question morale, et ce sans raisonparticulière. Une telle conception a eu sur la philosophie morale et sur leconcept de moralité le même effet que les événements du monde moderne ontsouvent eu sur la vie morale elle-même : elle en a fait une affaire de questionsacadémiques.

La question devient alors la nature de notre accord moral, et sa diffé-rence avec, par exemple, l’accord obtenu dans le champ scientifique(même si ce point suscite d’autres difficultés). On peut reprendre à cepropos la fameuse proposition des Investigations philosophiques où Witt-genstein définit l’accord dans une forme de vie :

C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent dansle langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans laforme de vie (§ 241).

Le modèle d’accord pour Wittgenstein est l’accord linguistique : nousnous accordons dans le langage, dans ce que nous disons effectivement. Ceparallèle entre langage ordinaire et morale est fondamental pour

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1. « Doing without moral theory ? », p. 229.

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comprendre la nature de l’accord : on peut croire que nos usages dulangage et nos pratiques sont déjà là, donnés, comme un ensemble derègles à quoi nous ne pouvons que nous soumettre. Les tenants du tradi-tionalisme, comme MacIntyre, ont certes vu l’importance du recours ànos pratiques. Mais une autre découverte de Wittgenstein – souventévitée, que ce soit par ses partisans ou ses détracteurs – est que l’usage nesuffit pas, et que sa description est un travail qui reste à accomplir. Monaccord ou mon appartenance à telle ou telle forme de vie, sociale oumorale, ne sont pas donnés.

Lorsqu’il nous est demandé d’accepter ou de subir la forme humaine de vie,comme « un donné pour nous », on ne nous demande pas d’accepter, parexemple, la propriété privée, mais la séparation ; non pas un fait particulier depuissance, mais le fait d’être un homme, pourvu donc de cette (étendue ou échellede) capacité de travail, de plaisir, d’endurance, de séduction. L’étendue oul’échelle exactes ne sont pas connaissables a priori, pas plus qu’on ne peutconnaître a priori l’étendue ou l’échelle d’un mot1.

Que le langage moral me soit donné n’implique pas que je sachea priori comment je vais m’entendre, m’accorder dans ce langage avec mescolocuteurs. Ce qui constitue l’accord de langage et l’accord moral, c’est lapossibilité toujours ouverte de la rupture, la menace toujours présente duscepticisme : rien de fondationnaliste ici, justement à cause de cettedimension sceptique, voire tragique. Il y aurait ainsi une formed’antithéorie qui ne chercherait pas à fonder la morale dans « ce que nousfaisons », mais, dans une perspective à la fois sceptique et réaliste (unréalisme non théorique, mais pratique), à la décrire.

Il faut que la morale fasse en sorte de rester susceptible de répudiation ; elleoffre l’une des possibilités de règlement des conflits, une manière de les circons-crire qui permet la poursuite des relations personnelles face à la dure réalité,apparemment inévitable, du malentendu, des souhaits, des engagements, desloyautés, des intérêts et des besoins mutuellement incompatibles, une manière deréparer les relations et de sauvegarder le moi en opposition à lui-même ou auxautres2.

La morale ne peut exister que dans sa constitution par la revendication(claim) individuelle, et par la reconnaissance de celle d’autrui, donc la

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1. S. Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, trad. franç., Éd. de L’Éclat, 1991,p. 48-49.

2. Cavell, Les voix de la raison, p. 394-395.

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reconnaissance d’une pluralité des positions et des voix morales dans unmême monde1, au risque de perdre sa voix propre.

Estimer une revendication morale, c’est déterminer quelle est votre position, etcontester la position elle-même, mettre en doute le fait que la position que vousprenez soit adéquate à la revendication que vous avez formulée. Tout le but del’estimation n’est pas de déterminer si elle est adéquate, mais quelle position vousassumez, c’est-à-dire pour quelle position vous assumez une responsabilité – et si c’estune position pour laquelle je puis avoir du respect. Ce qui est en jeu, ce n’est pas,ou pas exactement, de savoir si vous connaissez notre monde, mais si nous allonsvivre, ou à quel point nous allons vivre, dans le même monde moral2.

LA MYTHOLOGIE DE LA PRATIQUE

C’est ainsi qu’il ne faut pas faire de l’usage une nouvelle mythologie.Certes, beaucoup d’affirmations de la philosophie morale contemporainesont, comme l’a dit Diamond, stupides et insensibles (insensitive), et on aparfois envie de leur opposer « ce que n’importe qui sait » : elle donnepour exemple un passage où P. Singer s’exprime pour la défense desanimaux :

Ce que je veux dire par « stupide ou insensible ou délirant » peut être mis enévidence par un seul mot, le mot « même » dans cette citation : « Nous avons vuque l’expérimentateur révèle un biais en faveur de sa propre espèce lorsqu’il expé-rimente sur un non-humain dans un cas où il ne considérerait pas justifiéd’utiliser un être humain, même un être humain retardé » (The Realistic Spirit,p. 23).

Ce qui ne va pas dans un tel argument n’est pas l’argument lui-même,mais le préjugé impliqué dans cet effrayant petit mot « même ». De façonsimilaire, dans un des exemples favoris des théories morales, celui del’homme qui ne peut sauver qu’une seule personne dans un immeuble enfeu, un grand cancérologue ou une femme de ménage qui se trouve être samère, ce qui ne va pas n’est pas l’argumentation elle-même (il y a toutessortes d’arguments possibles et acceptables, la valeur des vies que peutsauver le médecin, le lien familial, etc.) mais le petit détail : c’est sa mère(on suppose que si ce n’était pas le cas, la cause serait entendue). Ou

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1. Voir aussi Baier, « Ethics in many different voices », dans Moral Prejudices.2. Ibid., p. 392-393.

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encore, dans le célèbre exemple provocateur de John Harris, où l’onsuggère une loterie qui tirerait au sort un homme bien portant pour ensauver deux malades, ce qui ne va pas, c’est simplement qu’on pense qu’ily ait là réellement un choix, une décision à prendre, quelque chose qu’ilfaut moralement faire (voir à ce sujet les remarquables analyses de AnneMaclean, dans The Elimination of Morality, Routledge, 1993). Ici, encoreune fois, on perçoit l’illusion et le danger qu’il y a à transformer les ques-tions de morale en question de choix, et en question normative : toutedifficulté philosophique (par exemple, qu’est-ce qu’être humain ?) deve-nant une question du genre : entre ces deux possibilités grotesquesauxquelles je n’aurais jamais pensé, que dois-je choisir rationnellement ?Lorsque Diamond affirme que la philosophie morale est majoritairementdevenue aveugle et insensible, elle entend : insensible à la spécificitéhumaine du questionnement moral, et à la vie morale ordinaire. Ce quine veut pas dire que la morale qu’elle veut promouvoir est indifférenteaux situations exceptionnelles ou tragiques qui, de fait, peuvent être dessituations de choix, mais plutôt, que le tragique est en quelque sorte inhé-rent, interne à l’ordinaire, que nos problèmes de tous les jours requièrentla même attention et des soutiens similaires. (Sur ce point encore, onpourrait avoir recours au cinéma contemporain pour traiter de cetteprésence du tragique dans l’ordinaire, et de leur intimité mutuelle : voirlà-dessus Cavell, À la recherche du bonheur.)1 C’est cette dimension detragédie qui sépare une pensée de l’ordinaire des théories du consensus etla communauté, d’un prétendu sens commun auquel on a aisémentrecours pour justifier des positions conformistes2.

Remarquons que l’existence d’une « éthique appliquée » – malgré sonnom prometteur, car philosophiquement paradoxal – n’améliore en rienla situation, et ne ramène pas à la réalité les théories morales, mais, enrevendiquant sa différence, comme le dit fortement Baier, leur sertd’alibi :

Le retrait des théoriciens, des problèmes moraux du monde réel vers la cons-truction de leurs mondes imaginaires privés, est en quelque sorte compensé parl’avancée d’une nouvelle espèce de professionnels, ceux qui rassemblent les théo-

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Pourquoides théories morales ?

L’ordinairecontre la norme

S. Laugier

1. Je renverrai aussi à la réflexion d’Olivier Abel, dont les travaux sur des questions d’éthiquepratique sont parmi les plus beaux exemples d’analyse empirique dont le contenu moral surgit sansêtre lourdement explicité ou normatif.

2. Voir S. Laugier, « La pensée de l’ordinaire et la démocratie intellectuelle », Esprit, Splendeurset misères de la vie intellectuelle, mai 2000.

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ries disponibles et les appliquent pour répondre aux besoins de leurs clients.Pouvons-nous approuver une division du travail entre des théoriciens qui gardentleurs mains bien propres, à l’abri des applications dans le monde réel, et ceux quiconseillent les décideurs et font de l’éthique appliquée ? La profession « philo-sophie morale » présenterait-elle aujourd’hui la dégénérescence du kantismemoral que décrit Hegel, où de belles âmes font leur truc théorique et détournentles yeux de ce qui se passe dans le monde réel, et où d’autres sont payés pour êtrela conscience de la profession médicale, financière ou légale, ce que Hegel appelleles valets moraux, les juges moraux professionnels ?1

Si le philosophe moral ne veut être ni une belle âme ni un valet, il nedoit ni regarder au-dessus de sa tête, ni regarder seulement l’usage – etmême si la réflexion théorique est aveugle à ce en quoi consiste la penséemorale, il ne suffit pas de dire qu’il faut revenir à la pratique ordinaire.Reste à décrire et à découvrir ce qu’est cet ordinaire, ce qui veut dire : yrevenir.

Considérer l’usage peut nous aider à voir que l’éthique n’est pas ce que nouscroyons qu’elle doit être. Mais notre idée de ce qu’elle doit être a nécessairementformé, modelé ce qu’elle est, ainsi que ce que nous faisons ; et considérer l’usage,en tant que tel, ne suffit pas2.

Il existe ainsi une certaine version de l’antithéorisme, dénoncée parDiamond, selon laquelle toute justification serait relative à une pratiquelocalement acceptée. L’antithéorisme que je propose ici récuse aussi biencet usage normatif et pacifiant de la pratique que la tyrannie théorique.Mais sa visée n’est pas seulement critique : il s’agit d’arriver à voir claire-ment ce que nous faisons, à élaborer une description de la morale – ce queBaier définit, à la suite de Hume, comme une géographie de nos pratiquesréflexives3, et que Diamond appelle une exploration :

La communication dans les affaires de morale n’est pas « donnée » parl’existence d’une « pratique ». Nos pratiques sont exploratoires, et ce n’est qu’àtravers cette exploration que nous parvenons à avoir une vision complète de ceque nous pensions ou de ce que nous voulions dire4.

Revenir au quotidien, non pour trouver le fondement ou la sécurité,mais pour explorer les terres inconnues (et redoutables) de l’ordinaire.

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1. Baier, « Doing without moral theory ? », Postures of the Mind, p. 236.2. Diamond, The Realistic Spirit, p. 24.3. Baier, Ibid., p. 238.4. Diamond, Ibid. , p. 27.

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