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QI U'EST-CE QU'UN HOMME D'ÉTAT ? RÉFLEXIONS SUR L'ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE DE FRANCESCO...

Date post: 17-Jan-2023
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QI UEST-CE QUUN HOMME D’ÉTAT ? R ÉFLEXIONS SUR L ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE DE FRANCESCO GUICCIARDINI JEAN-LOUIS FOURNEL Université Paris 8 UMR 5206 Triangle :Action, discours, pensée politiques et économiques 22 Fournel 5/04/07 17:42 Page 1
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QIU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

RÉFLEXIONS SUR L’ÉCRITUREAUTOBIOGRAPHIQUEDE FRANCESCO GUICCIARDINIJEAN-LOUIS FOURNEL

Université Paris 8

UMR 5206 Triangle :Action, discours, pensée politiques et économiques

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CARLO VECCE

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1. Même s’ils représen-tent pour moi le point dedépart obligé de maréflexion, les travaux deFederico Chabod mesemblent encore marquésquelque peu par cetteperspective (notamment àtravers la mise en place dela trilogie armée/ diplo-matie/officiers d’État), etce malgré la tripleméfiance de l’historienitalien envers les anachro-nismes sémantiques, lesperspectives « nationales »et les théorisations trop« hégéliennes » sur la rai-son d’État (à la FriedrichMeinecke). Dans une cer-taine mesure, le travail deChabod étend de fait à lapéninsule italienne lesthèses de Mousnier sur laplace du corps des offi-ciers dans la constructionde l’État dans la Francemoderne.Voir, à ce pro-pos, le cours de Chabodde 1956-1957 sur « lesorigines de l’État moder-ne » qui a nourri despublications telles lesarticles pionniers intitulés« Esiste uno stato delRinascimento ? »(aujourd’hui réédité,dans ses deux rédactions,in Scritti sul Rinascimento,Torino, Einaudi, 1981,p. 591-624) et « Stato,Nazione, Patria nel lin-guaggio del Cinque-cento » (Ibid., p. 627-661).

QU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

L’ÉCRITURE, LA POLITIQUE ET LA VIE

Pour quiconque se penche sur la figure deFrancesco Guicciardini deux évidences para-

doxales s’imposent. D’un côté, nous avons affaire àun homme de plume mais qui ne se pense pas d’abordcomme un auteur : de fait, le Florentin nous a laissédes milliers de pages manuscrites mais seule sa der-nière œuvre, la Storia d’Italia, s’inscrit dans une poten-tielle perspective éditoriale. D’un autre côté, noussommes confrontés à un homme politique qui tend àéchapper, pour partie, à la conception traditionnellede la politique florentine : l’action politique est dansson existence personnelle une pratique constante etpas seulement l’expression d’un devoir, d’un intérêtou d’une obligation ponctuelle relevant de sonappartenance à tel ou tel groupe social ou à telle outelle famille. La question qui nous intéressera aujour-d’hui – « dans quelle mesure l’homme politique sedéfinit ou est défini comme ‘homme d’État’ ? » – peutêtre posée à partir de cette double identité vécue nonsans quelque contradiction, ou plus exactement àpartir d’une identité polymorphe qui favorise un vaet vient constant entre les mots et la vie dans la cité.C’est donc ici moins la question de l’autobiographiecomme genre que l’on posera que celle de laréflexion sur ce que signifie être un acteur de l’his-toire : dans cette mesure, l’« écriture autobiogra-phique » est ici moins constitutive de « textes auto-biographiques » déterminés que d’une pratique quiaccompagne l’agir politique (d’où le choix de l’ex-pression d’« écriture autobiographique » dans lesous-titre de cette étude).

¶ Parallèlement, en procédant de la sorte, on éviterapeut-être plus aisément toute perspective quelquepeu téléologique qui pose le problème de l’hommed’État à rebours par rapport à l’histoire de l’Étatmoderne – que ce soit à partir de sa forme monar-chique prétendument « absolue », par rapport à laquestion nationale ou, enfin, à partir du sommet dela théorisation de l’État plus ou moins hégélienne.1

C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles laprésente réflexion peut aussi représenter une contri-bution à la vieille dispute sur l’émergence de l’Étatmoderne ou plus généralement sur la place de l’État

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2. Sur ce point, je renver-rai aux études qui ontprécédé cette communi-cation et que j’aiconduites en étroite collaboration avec Jean-Claude Zancarini, notam-ment aux appareils critiques (notes, intro-ductions et postfaces) denos éditions françaisesdes textes politiques florentins de l’époquedes guerres d’Italie(Savonarole, Sermons, écritspolitiques et pièces du procès,Paris, Le Seuil, 1993 ;Guicciardini, Avertissementspolitiques, Paris, Le Cerf,1988, Écrits politiques, Paris,PUF, 1997, Histoire d’Italie,Paris, Laffont, Bouquins,2 vol., 1996 ; Machiavel,Le Prince/De principatibus,Paris, PUF, 2000).Voiraussi J.L. Fournel etJ.C. Zancarini, La politiquede l’expérience. Savonarole,Guicciardini et le républicanismeflorentin, Alessandria,Edizioni dell’Orso, 2002.

3.Voir Sergio Bertelli, Ilpotere oligarchico nello statocittà medievale, Firenze, LaNuova Italia, 1981, FelixGilbert, Machiavelli eGuicciardini, Torino,Einaudi, 1970 et Machiavellie il suo tempo, Bologna, IlMulino, 1977, Rudolf VonAlbertini, Firenze dalla repub-blica al principato, Torino,Einaudi, 1970.

dans les dynamiques de l’histoire moderne, dans lalignée de la réévaluation en cours de l’histoire poli-tique.

¶ Puisque nous voulons nous fonder sur les mots dela politique chez Francesco Guicciardini, partonsd’abord d’un constat : à l’époque dont nous parlonsrègne une indétermination problématique dulexique de la politique. L’origine de cette situationest double : elle naît de la nouveauté relative de l’ins-trument langagier (le passage du latin à la languevulgaire pour dire la théorie politique et sa pratique)mais aussi des difficultés que l’on rencontre pourdire, à l’aide des mots et des formes de rationalitétraditionnels, le moment d’exception en coursdepuis le début des guerres d’Italie.2 L’ indétermina-tion lexicale et les menaces que fait peser la guerrecontinue sur l’existence même de l’État florentinvont ainsi de pair avec une crise profonde des fon-dements théoriques de la politique républicaine àFlorence, celle des vieux ordres de la cité, et avec unquestionnement sur l’efficacité du groupe dirigeanttraditionnel.3 Certes, les uomini da bene ou uomini di qua-lità des grandes familles ont toujours vocation, poten-tiellement, à constituer l’ossature du gouvernementmais le constat s’impose de plus en plus qu’ils nesont pas tous capables, à titre individuel, d’occuper lesplus hautes fonctions pour le bien de leur patrie : lafaillite du gouvernement de Piero de’ Medici, le« jeune » fils de Laurent le Magnifique, n’en est à cetégard que l’exemple historique le plus manifeste. Lanouvelle pensée de l’« état florentin » va ainsi depair avec une redéfinition de la place (qui est aussileur « état », lo stato loro) des hommes qui guident cetÉtat (i cittadini dello stato, expression sur laquelle jereviendrai). Du même coup, se fait jour une évolu-tion du rôle que peut jouer dans une existence indi-viduelle (et dans l’auto-conscience que chacun peutdévelopper à ce propos) la participation aux affaires.

¶ Voilà d’ailleurs pourquoi mon interrogation n’en-tend pas s’inscrire directement dans la vieille ques-tion historiographique (mise en évidence pourl’Italie entre autres, encore une fois, par FedericoChabod) de la coïncidence entre la naissance de ceque l’on a coutume d’appeler l’« État moderne » et

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4.Voir F. Chabod, « Esisteuno stato del Rinasci-mento ? », op. cit. ainsique ses multiples travauxsur l’État de Milan àl’époque de Charles Quint.

5. On pense, entre autres,aux travaux de RichardTrexler (Public Life inRenaissance Florence, NewYork, 1980), LauroMartines (Power andImagination. City States inRenaissance Italy, New York,1979), Gene Brucker (TheCivic World of Early RenaissanceFlorence, Princeton, 1977).

6. De fait, si le modèlepréconisé par Bembopour la poésie (à savoir leCanzoniere de Pétrarque)s’impose aisément, il n’enva pas de même pour lemodèle pensé pour la pro-se (le Decameron deBoccace).Voir, sur ce point,les études (notammentLingua e cultura del cinquecento,Padova, Liviana, 1975) etles éditions de textes deMario Pozzi (Trattatisti delCinquecento, Milano,Ricciardi, 1977 et Discussionilinguistiche del Cinquecento,Turin, UTET, 1988).Voiraussi les remarques deRoberto Ridolfi (Vita diFrancesco Guicciardini, Roma,Belardetti, 1960, rééditionMilano, Rusconi) à proposde la relecture de la Storiad’Italia par l’ami bembiano deGuicciardini, GiovanniCorsi.

QU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

la formation d’un corps d’officiers ou de bureau-crates.4 Certes la professionalisation de la politique –j’y reviendrai plus loin – est une des voies à suivrepour la construction d’une conception de l’« hom-me d’État » mais l’« homme d’État » n’est pas seule-ment un rouage d’une mécanique gouvernementale,au service de ceux qui détiennent le pouvoir.L’homme d’État suppose une idée de l’État, à savoirune capacité d’abstraction de ce qui a jusqu’alors étéavant tout considéré comme un agrégat d’individusco-responsables, voire co-propriétaires, d’une réalitépolitique commune très concrète, matérialiséemême par l’enceinte de la cité et le contrôle de sarichesse. Et cette capacité d’abstraction passe aussipar une capacité d’abstraction de son propre rôle parl’individu qui sert l’État, dans une sorte de dédou-blement qui lui permet de s’arracher à la réalité danslaquelle il est né et a grandi (sa famille, son clan)pour voir et analyser différemment la situation de larépublique et élaborer une nouvelle rationalité dugouvernement.

¶ Pour éviter toute équivoque, j’ajouterai qu’il nes’agit pas ici de revenir à une posture de type « burc-kardienne » où l’on opposerait l’individualismehéroïque de l’homme d’État ou l’État comme« œuvre d’art » à une « vieille » conception com-munale de la république, fondée sur l’articulationcomplexe des solidarités familiales ou sociales et desluttes de faction (bien illustrée aujourd’hui par lestravaux de l’anthropologie historique de matriceanglo-américaine).5 Mon propos est plutôt decontribuer à discerner un détachement, progressif etencore partiel, des impératifs de l’État (et de l’indi-vidu qui le sert) par rapport à ceux de l’oligarchietraditionnelle.

¶ Francesco Guicciardini – je le rappelais d’emblée –n’a jamais cessé d’écrire tout au long de sa vie. Il estmême devenu à nos yeux, cinq siècles plus tard, undes plus grands prosateurs en langue vulgaire de sontemps, le seul peut-être à avoir voulu comprendre (etdépasser) pour la prose la leçon du Bembo des Prose del-la volgar lingua.6 Pourtant, il n’en reste pas moins qu’ilne peut être d’abord défini comme un « écrivain »ou, plus exactement, puisque le sujet abordé par cet

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7. Sur lesquels on se référera aux volumesCommissarie, Legazioni e scrittidi governo de l’éditionnationale des œuvres encours de publication,sous la direction de Jean-Jacques Marchand, pourl’éditeur Salerno. Sur cepoint voir aussi macontribution à la mise enévidence d’un modèle deces scritti (J.L. Fournel,« Temps de l’écriture ettemps de l’Histoire dansles scritti di governo deMachiavel », in Machiavellisenza i Medici. Scrittura delpotere e potere della scrittura,ed. J.J. Marchan, Roma,Salerno, 2006, p. 75-95).

8. On retrouve cette mul-tiplicité des formes d’in-tervention chezMachiavel passant, tour àtour et parfois en mêmetemps, des écrits d’occa-sion, à la correspondan-ce, aux écrits de chancel-lerie, au traité dialogiqueque constitue le Prince, àl’inédite structure de ces« examens » intitulésDiscours, au discours deréforme officiel (leDiscursus florentinarumrerum), au dialogue del’Art de la guerre ou à lagrande historiographiedes Histoires florentines.

9. F. Guicciardini, Dialogo del reggimento di Firenze, in Opere, vol. I, ed. E. Scarano,Turin,UTET, 1970, p. 469 et Consolatoria, ibid., p. 502.

ouvrage est la conscience de soi en tant qu’auteur,nous pourrions dire qu’il ne s’est jamais d’abordperçu « comme » un écrivain (tout au moins jusqu’àla rédaction de son chef-d’œuvre sur laquelle ilmourra). Ses textes sont ceux de quelqu’un qui a unepratique de l’écriture que, dans le jargon moderne,nous pourrions qualifier de « fonctionnelle ». Maisla spécificité de cette « écriture fonctionnelle » estqu’elle se déploie moins en direction d’autrui (à ladifférence du Machiavel des scritti di governo)7 qu’endirection de soi : il s’agit pour lui de « faire lepoint » – fermare il punto – et de dire pour comprendre– dans le double sens de ce terme qui implique toutà la fois la stratification englobante de l’expériencepassée au crible de la rédaction et l’analyse cognitivequi naît de cette expérience et lui confère un sens.C’est en ce sens que l’action et la réflexion sur soi entant qu’acteur de l’histoire se nouent inextricable-ment. C’est aussi la raison pour laquelle travailler surGuicciardini ne signifie pas seulement accomplir untravail monographique sur un auteur mais donnerun éclairage sur un moment historique déterminé,ses textes devenant les sources d’une histoire poli-tique à écrire.

¶ Cette pratique spécifique d’écriture induit lerecours à un éventail de formes très différentes et, defait, Francesco passe constamment d’une forme àune autre, suivant la fonction qu’il assigne à la rédac-tion singulière : mémoires familiales, chronique,livre de raison, souvenirs personnels, aphorismes,avertissements, dialogue, harangues, grande histo-riographie classique, discours politiques d’occasionse succèdent selon les époques et les moments – j’aienvie de dire selon les nécessités de l’heure.8 Ces néces-sités (necessità dei tempi avversi machiavéliens, necessità destempi strani de la guerre selon une expression que l’onretrouve chez Guicciardini)9 sont établies suivant cequi constitue le cœur de la vie du Florentin : la cité,sa participation à la vie de la cité, sa vocation natu-

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10. Sur le statut autobio-graphique des ricordi, voirM. Guglielminetti,Memoria e scrittura.L’autobiografia da Dante aCellini, Turin, Einaudi,1977 et E. Scarano, Laparola e le cose, Pisa, ETS,1980.

11. F. Guicciardini,Ricordanze, in Ricordi, Diari,Memorie, ed. MarioSpinella, Roma, EditoriRiuniti, 1981, p. 83.

12. Cf. Ibid. et Memorie difamiglia (in Ibid.).

13. « FrancescoGuicciardini and his brothers » in Renaissancestudies in honor of Hans Baron,ed. A. Molho & J.A.Tedeschi, 1971, p. 409-444.

14. Private Wealth inRenaissance Florence.A study offour families, Princeton,1968.

15. Cette âpreté au gainalimenta une certainelégende noire qui, aunom l’attention à l’utile,fit du Florentin un indi-vidu intéressé, voire ava-ricieux (cette cupidité

étant dans cette perspective le pendant matériel de son cynisme et d’une largeur devue insuffisante)...

16. R. Starn, op. cit., p. 423 : « even more than wealth, the Guicciardini name meanspolitics in Florentine history ».

QU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

relle à faire de la politique, du fait de sa naissance, deses goûts et de ses compétences acquises – au fil desa formation familiale, universitaire, communale etinternationale. Au passage, d’ailleurs, le frottementde telles nécessités avec l’écriture conduit parfoisnon seulement à l’adoption de types de rédactionsdifférenciés mais aussi à la réforme ou à la redéfini-tion interne de certains des genres auxquels lestextes peuvent se référer (on peut penser à ce proposau passage de la chronique à la grande historiogra-phie classique ou encore au glissement des ricordanzeau ricordi).10

¶ Mais Guicciardini est aussi indiscutablement dèsson plus jeune âge, un homme de la politique (unhomme qui vit de la politique, dans la politique etpour la politique), sinon un homme d’État (c’est jus-tement ce passage potentiel qui nous intéressera ici).Il nous dit lui-même qu’il est assai volto a queste cosedans ses ricordanze ; 11 pour son mariage, il choisit unparti, quand est venu le moment de prendre femme,non selon la dot que lui apportera son épouse maisau regard de la puissance, de l’influence, de la famil-le à laquelle celle-ci appartient (et ce au grand damde son propre père pour lequel il manifeste pourtantun respect filial hors du commun).12 Les études deRandolph Starn13 et de Richard Goldwaithe14 ontdémontré par ailleurs comment la structuration dupatrimoine de Francesco se fonda très vite avant toutsur ses émoluments de fonctionnaire – âprementnégociés...15

¶ Ce tropisme guichardinien est à la fois naturel maisaussi pour partie surprenant : naturel parce que toutau long du Quattrocento, la branche de la famille dontil est issu s’est déjà fait remarquer pour sa capacité àprendre part au gouvernement de la république plusque pour sa réussite dans les affaires ;16 surprenant,par-

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17. Ricordanze, op. cit.,p. 81.

18. Sur cette pratique dejuriste voir OsvaldoCavallar, Guicciardini giurista,Milano, Giuffré, 1991 etles article de OsvaldoCavallar (« Una figura dibandito in un comunica-tio colloquio ») et JuliusKirshner (« Custom, cus-tomary law and Ius inFrancesco Guicciardini »)in Bologna nell’età di Carlo Ve Guicciardini, ed.E. Pasquini & P. Prodi,Bologna, Il Mulino,2002, p. 109-150 etp. 151-180.

19. C’est ce que montrentde récentes contributionsde Paolo Carta(« Guicciardiniscettico ? ») et DiegoQuaglioni (« Politica ediritto in Guicciardini »)in Bologna nell’età di Carlo V eGuicciardini, op. cit.,p. 256-282 et 181-196.Voir aussi de DiegoQuaglioni, À une déesseinconnue : la conception pré-moderne de la justice, Paris,Publications de laSorbonne, 2003, p. 93-122.

20. En passant, on peut aussi remarquer qu’un questionnement similaire vaut pourun cas partiellement alternatif à la gouvernementalité républicaine (qu’elle soit ounon florentine), à savoir la tradition courtisane qui marque surtout les signorie del’Italie septentrionale ou le royaume de Naples. Le problème dans ce cas-là estdouble : d’une part, il s’agit de savoir si le courtisan peut devenir un « hommed’État » et, d’autre part, d’évaluer l’articulation entre la cour proprement dite et labureaucratie des offices. Le livre IV du Livre du Courtisan de Castiglione ébauche une

ce que Francesco n’est que le troisième garçon de lafamille et que, suivant la tradition florentine, sesfrères aînés – Luigi et Jacopo – ont été mieux prépa-rés que lui à tenir le rang du clan. Il eût été pluslogique pour lui soit d’embrasser une carrière ecclé-siastique, soit de fonder son parcours dans le sièclesur des études de droit (« traditional alternatives ofyounger sons » selon Starn). Pourtant Francescoabandonna rapidement l’idée qu’il avait caressée unbref instant d’une carrière ecclésiastique (un de sesoncles était évêque et aurait pu lui ouvrir les portesde la curie mais le savonarolisme modéré de son pèrePiero rendait difficile un tel choix).17 Par ailleurs, sesétudes de droit alimenteront, plutôt qu’une pratiqueprofessionnelle de juriste (réelle mais vite abandon-née),18 une pensée spécifique du politique et de sescontradictions dans ses liens avec la justice.19

LES AMBIGUÏTÉS DE L’ÉTAT

La question est donc ici pour moi de savoir commentise fait la jonction de l’écriture et de la politique

dans la vie, mais aussi dans la perception que l’au-teur a de soi et de son action dans le monde. Cettequestion n’est pas purement formelle : elle n’a d’in-térêt que dans la mesure où elle nous dit quelquechose d’une lente évolution qui conduit le citoyendes assemblées de la république (ou le conseiller desprinces) à devenir un professionnel de la politiqueet, au-delà, comment cette évolution implique laprise de conscience qu'existe une structure collectivequi, dépassant la vie singulière, prend une formepour partie abstraite : ce que l’on appellera plus tardl’État. C’est dans la réponse à ce double questionne-ment que peut émerger l’idée d’un « hommed’État », idée (et terme) rare, qui ne va absolumentpas de soi, dans les premières années du XVIe siècle.20

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réponse (pour partielacunaire) à la premièreinterrogation (sur laquel-le manquent encore lesétudes) ; la constructionpar Côme Ier de la nou-velle aile au palais public(les Offices) pour y logerles bureaux du Grandduché est une réponsematérielle à la seconde(qui en revanche est unsujet classique des histo-riens de l’époque moder-ne – voir par exemple lelivre déjà ancien de SalvoMastellone, Venalità emachiavellismo, Florence,Olschki, 1972). À proposdu vocabulaire politiquedu livre IV de Castiglio-ne, je renvoie à J.L. Fournel,« Ambiguïtés courtisanes etsavoir vivre politique :notes et hypothèses sur lelexique du livre IV duLivre du courtisan », in De lapolitesse à la politique : recher-ches sur les langages du Cour-tisan de Baldassarre Castiglione,ed. Juan Carlos D'Amico

& Paolo Grossi, Caen, Presses universitaires de Caen, 2001, p. 51-67.

21. D’où d’ailleurs un problème de traduction quand l’on veut rendre compte dumot stato dans une autre langue : voir, sur ce point, nos remar-ques in Machiavel, LePrince. De Principatibus, op. cit., p. 553-567. Pour un point de vue partiellement diffé-rent, voir les remarques d’Alain Pons in Vocabulaire européen des philosophies, sous ladirection de Barbara Cassin, Paris, Le Seuil, 2004, p. 1213-1215.

22. C’est bien ce que déclare le conseil des Dix, chargé de la politique extérieure, àFrancesco Soderini (alors en mission, avec Machiavel, auprès de Cesar Borgia) le 28juin 1502 quand ils lui rappellent alle cose dello stato sapete essere deputato lo ufficio de’ Dieci(N. Machiavelli, Legazioni e commissarie, ed. S. Bertelli, Milan, Feltrinelli, 1964, vol. I,p. 275).

23. Memorie di famiglia, op. cit., p. 33.

QU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

¶ S’il en est ainsi c’est d'abord que l’État peut diffici-lement être doté d’une majuscule dans l’Italie de cet-te époque-là. L’« état », lo stato, reste une réalité com-plexe, polymorphe, mal définie.21 Lo stato renvoie eneffet à la fois à ceux qui contrôlent l’exercice de lapuissance collective, à la forme que prend le régimeen place, à l’espace sur lequel s’exerce cette force oudans lequel elle se déploie, voire à ce qui caractériseplus que toute autre chose la matérialité coercitivede cette force : la chose militaire (le cose dello stato dansle vocabulaire de la chancellerie florentine au tempsde Machiavel et Guicciardini ce sont les affairesdiplomatico-militaires régies par le conseil desDix).22 Bref, on pourrait dire en résumé que l’État cesont d’abord un groupe d’hommes associés qui pen-sent la meilleure façon de garder le pouvoir et deprotéger (voire de renforcer) le régime et le territoi-re qui fondent leur puissance.

¶ Or, à cet égard, Francesco Guicciardini, tout com-me ses ancêtres, appartient par sa naissance de pleindroit à ces hommes-là, avant même que ses qualitéset son parcours lui confèrent quelque légitimité quece soit à prétendre en être. Il se plaît d’ailleurs lon-guement à le montrer dans ses « mémoires fami-liales » (memorie di famiglia) : la narration commenceen 1300 et le moment inaugural est choisi justementparce qu’il coïncide, d’une part, avec une rupturehistorique dans l’histoire florentine (circa a otto anni poiche fu cominciato quel magistrato23 – c’est-à-dire huit ans

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après l’instauration des prieurs à la suite des« Ordonnances de justice ») mais aussi, d’autre part,avec l’accession de ses ancêtres aux plus hautes fonc-tions de la république. Sans pour autant que le textese limite aux classiques prioristi (à savoir ces fré-quentes liste des « prieurs » de la république conser-vés dans les archives des grandes familles), un lienindissoluble est d’emblée établi entre le gouverne-ment de la république et la place que la famille del’auteur a pu occuper dans ce gouvernement.

¶ Dans la galerie de tableaux moraux et historiquesqui suit, l’écrivain s'emploie, pour lui-même et pourses propres descendants, comme dans une compta-bilité en partie double de marchands, à faire la balan-ce des qualités et des défauts, des vertus et des vicesde chacun des ancêtres pour engager, et s’engager, àimiter les premières en évitant les seconds (commeil le déclare explicitement dans son propos liminai-re). Rien là que de très habituel à Florence où l’onécrit beaucoup pour rendre raison, fare ragione, comp-ter et comprendre, noter et penser, décrire et analy-ser, enregistrer et prévoir, rappeler et projeter. Le tex-te de Francesco (qui a alors moins de vingt-cinq anset n’a jamais occupé la moindre charge politiqued’importance évidemment) relève ainsi d’une mons-tration à usage interne (pour lui-même puis pour lesenfants mâles qu’il n’aura jamais) de la stratificationd’expériences familiales et de la légitimité que celle-ci confère à l’héritier. Si ce n’est que l’auteur y insisteplus que d’autres sur la partition entre le public et leprivé, entre ce qui relève de la famille et ce qui relè-ve de la cité, dans une répartition qui ne gomme pasla frontière entre les deux espaces. Au contraire, lesqualités manifestées par certains de ses ancêtres dansl’une des sphères sont le pendant de défauts toutaussi évidents qui furent les leurs dans l’autre. Or lesambiguïtés de cette partition, cette distinction entredeux sphères appelées traditionnellement à se mêlerrégulièrement, au fil du mouvement incessantgaranti par la rotation rapide des charges entre lespalais des grandes familles florentines et le PalazzoVecchio, se joue notamment dans la polysémie duterme stato.

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24. Sur la chronologie deces textes, on lira lamagistrale étude deN. Rubinstein, « TheStorie fiorentine and theMemorie di famiglia »,Rinascimento, 1953,p. 171-225.

25. Op. cit., p. 34.

QU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

¶ Qu’est-ce que le stato dans les ricordanze, dans les« mémoires familiales » et dans les Storie fiorentine, cespremiers textes de Guicciardini où, avant d’occuperdes fonctions politiques importantes, il se prépare ày accéder?24 Dès la première page des « mémoires defamille » Guicciardini énonce sous forme de synthè-se et de programme d’écriture :

Stettesi la casa nostra poi – i.e. après 1300 – buon tempocioè circa ottanta anni in grado mediocre di ricchezze e distato, e come volgarmente si dice, buoni popolani. Di poi ècresciuta in modo prima di richezze e poi di stato che èstata sempre, massime per stato ed ancora oggi è delle primefamiglie della città ; ed ha avuti abondatissimamente tutti lionori e gradi della città, ed insino a oggi quindici volte elgonfaloniere di giustizia, che a Firenze non è se non cinque casel’abbino avuto più volte. E questo basti in genere della casa.Diro’ ora in particulare di alcun uomo, cioè di quelli che sonostati in più qualità e stato.25

¶ La citation est un peu longue mais elle illustre unetriple focalisation, utile pour notre réflexion :d’abord, le réseau sémantique à partir duquel s’arti-cule, dans tous les textes du Florentin, sa réflexionsur l’homme politique (onore, grado, qualità, ricchezza, sta-to) ; ensuite, les ambiguïtés que recèle d’emblée leterme de stato (tour à tour et tout ensemble, celui-ciprend ici le sens de « position », de « place », ou de« gouvernement », voire de « régime », dans unehésitation et un balancement qui semble mêmemêler parfois ses deux acceptions principales – statutsocial et appareil politique) ; enfin, les limites volon-taires de la synthèse consacrée à la maisonnée com-me histoire collective familiale. À propos de ce dernierpoint on peut remarquer que, conçue comme unrésumé nécessairement succinct (e questo basti), cettesynthèse doit vite céder le pas à la galerie des por-traits des grands ancêtres, c’est-à-dire à l’examen desindividus, le tout d’ailleurs selon une procédure volon-tairement elliptique puisque ne seront pris en comp-te que alcun uomo, cioè (...) quelli che sono stati in più qualitàe stato. L’hendyadin final (qualità e stato) établit en outreun lien qui s’avère d’emblée problématique entre lanaissance et les compétences spécifiques. L’uomo diqualità est celui qui est né dans une grande famille et

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26. Je me permets derenvoyer sur ce point àmon étude intitulée« Des hommes de qualitéà la qualité des hommes :les insuffisances de lavertu », in FrancescoGuicciardini.Tra ragione einquietudine, ed. P. Moreno& G. Palumbo, Genève,Droz, 2006, p. 129-146.

27. Op. cit., p. 37.

28. Ibid., p. 41.

29. Ibid., p. 44-56.

30. Ibid., p. 56-69.

31. Ibid., p. 57.

32. Ibid., p. 68.

33. Ibid., p. 35 et 68.

qui, dans cette mesure, comme je l’ai déjà dit, avocation à accéder au gouvernement de la répu-blique. Toutefois, l’hendyadin met aussi en évidenceles « qualités » de ces hommes particuliers, au sensde leurs qualifications individuelles.26 Dès le début deson premier texte, il semble bien que pour FrancescoGuicciardini la naissance ne suffise pas à justifierl’accès au gouvernement.

¶ C’est ce que va nous confirmer la série de portraitsdes mémoires familiales. L’auteur y fait le départentre les hommes « ordinaires » (ce qui signifiepour lui qu’ils le sont « surtout dans les choses del’état », tel Niccolò qui dut essere ordinario uomo massimenelle cose dello stato)27 et ceux qui ont acquis onori, dignitàet autorità dans ces « choses de l’état » (cose dello stato).C’est le cas de Piero qui, dans les années 1430, ne lecédait en la matière qu’à Cosimo de’ Medici ou àNeri di Gino28 ou, surtout, de ses deux fils Luigi29 etJacopo,30 grand-père de l’auteur. Si Niccolò n’a droitqu’à quelques lignes, Francesco nous décrit par lemenu toutes les charges de Piero, Luigi ou Jacopo.Dans le cas de Luigi di Piero, on voit apparaître l’as-sociation de l’onore et de l’utile (c’est-à-dire des émo-luments associés aux charges occupées) qui fera tantjaser les critiques moralisateurs du XIXe siècle et quidoit être simplement rapportée, en dernière instan-ce, à la « professionalisation » de la carrière poli-tique. Quant au frère de Luigi, Jacopo di Piero, sonportrait permet de souligner que l’importance et lesavoir politiques d’un individu ne sont pas liés à sonéducation humaniste : Jacopo ebbe buona notizia delle cosedi stato31 mais fu al tutto sanza lettere, c’est-à-dire qu’il neconnaissait pas le latin.32 Et Guicciardini d’ajouter :la qual cosa benché tolga la perfezione de’ beni dell’animo, puredimostra el suo naturale buono, col quale sanza accidentale di lette-re si esperimento’ in molte legazioni e cose grandi – où l’onretrouve le réseau de termes naturale, accidentale qui vastructurer la pensée des « qualités de l’homme »).Pourtant Jacopo, bien que cadet de Luigi, non seule-ment eut comme son frère tanti onori quanti poteva avereuno cittadino (les mêmes termes sont repris de façonsignificative pour les deux frères)33 mais il acquitplus de poids politique que ce dernier : lo stato nellecose sustanziali faceva più conto di Iacopo ed in lui si confidava piùper essere tenuto più savio et il était « après Laurent, le pre-

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34. Ibid., p. 69.

35. Ibid., p. 67.

36. Stato : un’idea, una logica,Bologna, Il Mulino, 1987,p. 74.

37. Op. cit., p. 94 (voiraussi tout ce queFrancesco dit sur lo statomio à l’occasion de sonmariage, ibid., p. 83).

38. Ibid., p. 85, 87, 92.

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mier homme de la cité ».34 Une autre qualité deJacopo fut son intégrité et son honnêteté (la ques-tion sera d’importance pour Francesco vingt ans plustard quand, dans la consolatoria, l’accusatoria et la defenso-ria, il s’agira pour lui de se défendre des accusationsde concussion portées contre lui) : con tutto che avessistato grande, non se ne valse in arrichirvi drento collo usurpare laroba di altri, né eziandio col farsi porre gravezza meno che si richie-dessi allo stato suo.35

¶ Dans cette succession de remarques on note troisemplois différents de stato : le régime et ceux quisont à la tête de la république (lo stato qui fait confian-ce à Iacopo), la position politique acquise dans lacité et dans son gouvernement (lo stato grande deIacopo) et sa place « naturelle » (lo stato suo). À cemoment-là être un « homme d’État » c’est encoreêtre « un homme de l’état en place », un fidèle dugouvernement actuel ; l’article défini ne peut tombercar l’État n’existe pas comme réalité abstraite disso-ciée de ceux qui le contrôlent, et qui assurent par cecontrôle leur propre « état » social et politique.Alberto Tenenti36 remarque à cet égard le lien établide plus en plus clairement entre stato et uffici(charges, fonctions) à partir du XIVe siècle. Il en pro-fite pour rappeler la fameuse diatribe queGiannozzo, dans les Libri della famiglia, réserve aux sta-tuali (un mot qui ne résistera pas aux temps et quidésigne alors les détenteurs de charges).

¶ Les ricordanze confirment cette analyse : le père deFrancesco, Piero, toujours si conservo’ in stato (...) trava-gliandosi nelle cose dello stato adagio e con grande maturità.37

Cependant, lorsque l’on en arrive à son propre cas,les ricordanze insistent aussi sur un point capital :38 lejeune Francesco fut particulièrement précoce.Francesco Guicciardini souligne à l’envi le fait qu’ileut accès aux fonctions politiques à un âge excep-tionnel, le cas le plus extraordinaire étant sa nomi-nation à l’ambassade en Espagne, obtenue à moinsde trente ans. Au-delà de la position que lui donnaitsa naissance, c’est sa valeur propre dès sa prime jeu-nesse qui le conduisit aux plus grands honneurs à unâge inusité à l’époque. Francesco s’inscrit dans unetrès classique logique florentine (on peut citer ici lessubstantifs qui justifient le choix de son mariage : les

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39. On remarquera icique Francesco ne signalepas que, si le cas resteexceptionnel, il s’inscritdans un mouvement pluslarge de l’histoire poli-tique florentine qui tendà réévaluer depuisSavonarole la place desjeunes gens dans la viepolitique : sur ce point,voir la thèse de doctoratde Cécile Terreaux-Scotto,Les âges de la vie dans la penséepolitique républicaine à Florenceentre 1378 et 1532,Université Paris 8, 2001(ainsi que son article surla place de cette problé-matique durant lemoment savonarolien inIl pensiero politico, 2004).

40. Je reprends ici uneanalyse qui est dévelop-pée avec plus de détailsdans notre article du col-loque de Bologne citéplus haut (voirJ.L. Fournel &J.C. Zancarini, « La linguadel Guicciardini : il dis-corso della città e il dis-corso della guerra », inBologna nell’età di Carlo V eGuicciardini, op. cit., p. 197-220, notamment p. 213-216).

41. Sur ce point, voirJ.L. Fournel, « L’unicodialogo di FrancescoGuicciardini o la linguadella nuova repubblica »,Giornale storico della letteraturaitaliana, vol. CLXXVII, fasc.579, 2000.

Salviati ont parentadi, richezza, benivolenzia e riputazione,quatre critères clés du statut social de l'oligarque)mais il en bouscule la temporalité traditionnelle quiprivilégiait l’âge.39 Comme pour Jacopo, la participa-tion aux affaires est d’abord associée à des qualités età des valeurs personnelles.

¶ Les Storie fiorentine – rédigées entre 1508 et 1509 –reprennent dans l’écrasante majorité des cas les sensde stato que nous avons soulignés plus haut (eninduisant donc un rapport particulier entre l’indivi-du et ce stato) mais elles nous offrent aussi un élé-ment de réflexion spécifique à partir d’un usage cou-rant et d’un curieux hapax.40

L’USAGE COURANT. Quand Guicciardini évoque les par-tisans des Médicis, il utilise fréquemment – sans sur-prise – l’expression de cittadini dello stato (on retrouve-ra l’expression dans le Dialogo del reggimento di Firenze).Pourtant, après le récit de 1494, cette expression dis-paraît et on trouve l’expression cittadini dello stato vecc-chio pour désigner justement les partisans desMédicis. C’est ce qui explique que dans les ricordi (enC 21) lo stato devienne carrément et simplement legouvernement des Médicis ou tout gouvernementqui n’est pas fondé sur le popolo. L’homme d’État, ouplutôt l’homme de l’État, serait donc ici tout simple-ment le partisan des Médicis et d’un gouvernementsignorile (cittadini dello stato est synonyme de amici dellostato ou amici del reggimento). Lo stato est perçu selon unelogique quasiment patrimoniale, les uomini di qualitàpartisans des Médicis se concevant, collectivement,un peu comme des propriétaires naturels de l’état.

Mais, dans le même temps, ces cittadini dello statosont dissociés des confidenti, des più intrinsechi qui nesont pas nécessairement membres des grandesfamilles comme le montre le cas de l’« homme nou-veau » Bernardo del Nero (particulièrement impor-tant pour notre propos puisqu’il s’agit aussi de l’in-terlocuteur principal du Dialogo del reggimento di Firenzeécrit par Guicciardini une quinzaine d’années plustard).41 Tout se passe comme si l’état ne se réduisaitdonc plus selon cette perspective à la somme despersonnes qui « naturellement », c’est-à-dire du faitde leur naissance, peuvent participer au gouverne-ment et comme si ceux qui sont aux affaires pou-vaient aussi considérer leur activité comme une véri-

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42.Voir la traduction et lecommentaire que nousdonnons de cette lettredans l’appendice de notreédition du Prince (op. cit.,p. 526-543, notammentp. 543).

43. Storie fiorentine, in Opere,vol. I, op.cit., p. 175.

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table profession, un métier (on se rappelera ici l’usa-ge répété que Machiavel fait dans sa correspondancedu terme de bottega pour parler de la chancellerie oude son utilisation, unique celle-ci, de l’expressionarte dello stato dans une célèbre lettre du 10 décembre1513 à Francesco Vettori – le premier terme d'arte ren-voyant explicitement ici à un « métier »).42

L’HAPAX. Quant à l’hapax que j’évoquais plus haut,nous le rencontrons au moment où Guicciardiniévoque Francesco Valori, assassiné en avril 1498 lorsde la chute de Savonarole : à son propos, il indique,après avoir critiqué son ambition puis son caractèreviolent et hautain, que pochi cittadini di stato sono suti aFirenze simili a lui, volto molto e senza rispetto al publico bene caril fut uomo savio e (...) netto circa la roba ed usurpare quello dialtri.43 Valori a été, on le sait, avant 1494, un desrouages du régime médicéen avant de devenir, en1495, le chef du parti savonarolien : Guicciardininous le présente, au travers de cette disparition del’article défini, comme un de ces hommes qui sontappelés à avoir un rôle particulier dans la républiqueau-delà du régime et de la forme particulière dugouvernement. Et il ébauche au passage une défini-tion de l’homme politique qui pourrait devenirhomme d’État : intègre, sage et attaché au bienpublic (où l’on retrouve les formulations qu’il avaitutilisées pour son ancêtre Jacopo dans ses « mémoiresfamiliales »).

QUALITÉS DES HOMMES ET CONDITION DES TEMPS

Avant 1511, Francesco Guicciardini abandonneil’écriture des « mémoires de famille » au

moment où il évoque les vaines tentatives de sonpère Piero, lors d’une ambassade auprès de LodovicoSforza en 1494, pour rétablir l’ancienne allianceentre Milan et Florence (alliance qui avait fortementcontribué à préserver la paix dans la péninsuledepuis 1454). De même, il laisse de côté la rédactiondes Storie fiorentine avant même d’avoir fait le récit dela reconquête de Pise par Florence. Ce qui resteinachevé dans ces deux cas, c’est donc le traitementpar l’auteur de la nouvelle conjoncture issue desguerres d’Italie. Plus tard, en décembre 1515, il vasuspendre l’écriture de ses ricordanze (il les reprendrabrièvement en juillet 1527 en tentant d’en combler

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44. Op. cit., p. 100.

45. F. Guicciardini, Lettere,ed. P. Jodogne, Roma,Istituto storico italianoper l’età moderna econtemporanea, 1987,vol. I, p. 121 (oùGuicciardini, alorsambassadeur en Espagne,demande des instructionsprécises au Conseil desDix afin de pouvoir servireet travagliare et ne pas êtreune ombra).

les lacunes) car, à partir de 1516, il est comme il le ditlui-même undici anni continui fuora :44 loin de sa villenatale il est comme arraché à la logique citadine etne peut poursuivre cette forme d’écriture.

¶ Les années 1512 et 1516 marquent de fait des tour-nants dans son existence : la première parce qu’il estenvoyé comme ambassadeur en Espagne par la répu-blique de Florence ; la seconde parce qu’elle est ledébut d’une brillante carrière de gouverneur ponti-fical (le pape Médicis, Léon X, lui confie le poste degouverneur de Modène – auquel s’ajouteront bien-tôt ceux de Parme et de Reggio Emilia – et ce avantque Clément VII ne le nomme comme « Président »de la Romagne en 1524 puis n’en fasse son lieute-nant-général durant la ligue de Cognac en 1526).

¶ Durant son ambassade en Espagne, Guicciardini faitl’expérience directe d’une cour européenne impor-tante et, surtout, des faiblesses endémiques de ladiplomatie et du gouvernement florentins : sans ins-truction précise il ne peut rien faire et en est réduit,selon les termes de sa correspondance avec ses frères,à n’être qu’une ombra.45 Le mot a son importance caril revient fréquemment sous la plume deGuicciardini pour renvoyer à ces personnes qui nesont pas en mesure de jouer pleinement leur rôledans l’Histoire. Nous le retrouvons notamment dansun ricordo – C 163 – qui est essentiel pour mon pro-pos d’aujourd’hui :

Quanto fu accomodato quello detto degli antichi :Magistratus virum ostendit ! Non è cosa che scuoprapiù la qualità degli uomini che dare loro faccende e auto-rità. Quanti dicono bene, che non sanno fare ! Quanti in sullepanche e sulle piazze paiono uomini eccellenti che adoperatiriescono ombre.

¶ Dans la rédaction précédente de ce même ricordo –en B 36 – Guicciardini énonçait que s’il en va ainsic’est parce que l’exercice d’une magistrature (...) nonsolo fa cognoscere per el peso che s’ha, se l’huomo è d’assai o dapoco, ma ancora perché per la potestà e licenzia si scuoprono la affe-zione dello animo, cioè di che natura l’uomo sia (...). On sait parailleurs que dans les dernières lignes de la Storiad’Italia l’auteur reprend ce proverbe, en langue vul-

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46. Le proverbe estemprunté probablementà l’Éthique à Nicomaque, V,3, 1130a, mais aurait pului parvenir aussi à tra-vers la lecture desDisputationes camaldulenses deCristoforo Landino qui,au sein d’une interven-tion de ce dialogue pla-cée dans la bouche deLaurent le Magnifique,renvoie l’origine du pro-verbe à Anaxagore deClazomène (cf. Prosatorilatini del Quattrocento, ed.E. Garin, Milano-Napoli,Ricciardi, 1952, p. 772).

47. On le retrouve parexemple dans le quatriè-me livre du Livre duCourtisan 4.32 (ed.A. Quondam, Milan,Oscar Mondadori, 2002,p. 341 : pero’ ben disse Bianteche i magistrati dimostranoquali siano gli uomini).Voiraussi sur ce point moncommentaire dans l’ar-ticle cité plus haut (« Deshommes de qualité à laqualité des hommes... »).

48. On peut penser queces panche évoquées dans les ricordi renvoient aux panche des pratiche, ces bancs sur les-quels s’asseyaient les sages citoyens requis de donner un avis à la Signoria et aux Dixsur un problème urgent dans les pratiche : la discussion s’organisait suivant la divi-sion du groupe selon les bancs, chaque « banc » ou pancata donnant un avis collec-tif le moment venu.

49. Consolatoria p. 506 et ricordo C 16 B 60 A 35.

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gaire cette fois, pour introduire le pontificat de PaulIII et renvoyer le jugement sur ce dernier à d’autreshistoriens qui pourront analyser les actes de sonpontificat à venir.

¶ Ce proverbe latin46 est d'ailleurs un topos del'époque47 mais, surtout, il constitue ainsi une sortede « fil rouge » toujours présent pour dire le rapportqui peut exister, selon Guicciardini, entre un indivi-du et l’action politique. Francesco Guicciardini a faitl’expérience de la vacuité ou de l’inefficacité d’unecertaine parole républicaine (celle des piazze et despanche)48 et lui préfère les actes que l’on peut mesu-rer. Mais seul celui qui est aux affaires est en mesured’agir. Détenir un rôle dirigeant (être magistratus)devient donc la condition sine qua non de la participa-tion à la vie politique, voire, plus généralement lacondition même du déploiement des qualités indivi-duelles (montrer que l’on est un vir,voire que l’on serapproche de la divinité).49 Guicciardini ne peut secontenter de donner son avis, de conseiller, de déli-bérer, il entend prendre des décisions et les appli-quer. Il semble que l’émergence de l’homme d’Étatpasse ainsi par une proposition encore plus radicale :le gouvernement est le lieu par excellence danslequel on découvre de quelle trempe est l’homme...

¶ Dans un même temps, au fil de l’élaboration d’uneépistémologie spécifique fondée sur le détail (lefameux particolare) et sur la conjoncture (la condizionedei tempi), Guicciardini construit ainsi une politiquede l’expérience qui noue indissolublement l’expé-rience personnelle, l’histoire contemporaine, l’ac-tion politique individuelle en situation et la pensée

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50. La récurrence des for-mulations sur la violencedu stato et de l’imperiomarque tous les écritsnon historiographiquesde Guicciardini (on entrouve des illustrationsdans le Discorso di Logrogno,dans le Dialogo del reggimentodi Firenze et dans toutes lesstrates des ricordi – A 70,B 95, C 48). Sur ce point,voir notre analyse in Lapolitique de l’expérience, op.cit., p. 209-210.

de l’État en proie à une guerre permanente (un Étatviolent par nature selon Guicciardini50 mais quel’homme d’État a pour fonction et devoir dedéfendre et tempérer, selon le modèle du Dialogue surla façon de régir Florence). Ainsi, la naissance de l’hommed’État ne fait qu’un avec le caractère profondémentautobiographique des écrits de l’auteur qui parletoujours à partir de ce qu’il a vécu et trouve sa seule« autorité », et sa seule légitimité à être auteur, ouplutôt juge du monde, dans ce qu’il a vécu. A chi sti-ma l’onore assai succede ogni cosa (...) Io l’ho provato in me mede-simo pero’ lo posso dire e scrivere (...) énonce-t-il avec assu-rance dans le ricordo C 118 en mêlant la conscience del’importance des affaires politiques, l’attachement àcelles-ci, l’optimisme dans les effets de cette prise deconscience (et de cet attachement) mais aussi lacommunication par écrit des acquis de cette expé-rience spécifique. La conscience de soi comme hom-me politique, comme penseur de la politique etcomme historien de la politique se développe enmême temps et à partir des mêmes logiques. Dansune succession nécessaire se nouent ainsi le constat,l'analyse, la décision et l'application de celle-ci : c’estd'une telle conjonction que peut naître une idée del’État et une conception de l’homme d’État.

¶ Pour ne pas être trop long, les derniers textes surlesquels je voudrais m’arrêter rapidement pour sou-tenir cette proposition sont les trois courts textesrédigés à l’automne 1527 après la catastrophe du sacde Rome : la Consolatoria, l’Accusatoria et la Defensoria.Guicciardini écrit ces textes après l’échec retentissantdu projet politique le plus important de sa carrière,à savoir la constitution d’une alliance de tous les Étatsitaliens avec la France (la ligue de Cognac de 1526)pour chasser de la péninsule les troupes de CharlesQuint. Contraint de s’expliquer et de se justifierdevant un tribunal florentin imaginaire, il se fait jugede lui-même. Au passage, il est conduit à reparcourirl’ensemble de sa vie politique non plus pour sesproches comme dans des écrits de famille, mais pouraffronter l’opinion des hommes et le tribunal del’Histoire. Il comble ainsi les lacunes des ricordanzemais avec une autre perspective et une autre logiqued’écriture : à la taxinomie des notations mises toutessur le même plan succède ainsi, pour définir ce que

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51. Opere, vol. I, E. Scarano(ed.),Turin, UTET, 1970,p. 539-540.

52. Consolatoria, in Ibid.,p. 505.Voir aussi sur cepoint les ricordi C 15, A 34,B 59.

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signifie pour lui l’exercice des responsabilités, unedéfense et illustration de sa pratique d’homme poli-tique et des réussites qui ont été les siennes. De façondéfinitive et paradoxale, Francesco, qui a perdu alorstoutes ses fonctions officielles et est redevenu unhomme privé, n’est plus ici le représentant d’unefamille ou d’un groupe social. Il est intéressant decomparer à cet égard le récit du même événement,son élection au conseil restreint de dix-septmembres en 1513, dans les ricordanze (p. 96-97) etdans l’Accusatoria :51 dans le premier cas, la logique està la fois personnelle et familiale, dans le second elleest strictement individuelle. Comme dans tout pro-cès où l’on est jugé pour ses actes et pour ses inten-tions, Francesco est ici un individu qui revendiqueson passé. Du même coup, il s’extirpe du débat flo-rentin (dont le caractère factieux est incarné par sonaccusateur anonyme de l’Accusatoria) pour prendre duchamp et de la hauteur : oui, il a fait l’essentiel de sacarrière « à l’étranger » (au service du pape) ; oui, ilest soumis comme tous les hommes aux heurs etmalheurs de la fortune ; oui, son grand dessein aéchoué ; mais il n’en a pas pour autant négligé sesdevoirs envers sa patrie et il n’en est pas pour autantun homme fini, confiné dans l’otium cum dignitate, toutau contraire. Si échec il y a eu cela ne signifie pas quel’analyse ait été erronée, s’il est contraint à un retraitprovisoire sur ses terres, il sera probablement appelérapidement à d’autres fonctions parce que l’État nepeut se passer d’un homme comme lui. Et, de toutefaçon, il reste vrai que

(...) le faccende di quella sorte che noi ragioniamo cioè di sta-ti e di governi hanno seco tante fatiche, tanti dispiaceri e tantipericoli, che chi non v’ha drento altro fine né vi considera altrofrutto drento che del satisfare a questa sua inclinazione, vi truo-vi sanza comparazione maggiore fastidio che contento (...).52

¶ Ce n’est pas là pour Guicciardini une simple ques-tion morale ; la politique ne peut relever simplementd’une propension personnelle (on se rappelle laremarque des ricordanze selon laquelle il était assai voltea queste cose) parce que la sphère individuelle (ses aspi-rations, ses désirs, ses satisfactions) ne relève pas desmêmes critères d’appréciation que la sphère poli-tique. L’homme d’État, qui atteint onori et grandezze, est

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53. C’est ce qu’énonce lericordo C 84 qui était déjàprésent dans les stratesprécédentes des ricordi(A 74 et B 99) mais, defaçon significative, avecune insistance sur l’origi-ne proverbiale (di cosa nascecosa) de cette conviction,origine gommée dans ledernier état des ricordi.

54. La formulation défi-nitive de cette convictionprésente dans tous lestextes de Guicciardini estdans le ricordo C 109 (maisvoir aussi B 143 etA 119) : on remarqueraque cette affirmation fon-de une définition particu-lière de la libertà, à savoirdu socle conceptuel de larépublique.

55.Voir les ricordi C 15 et B 59.

56.Voir Consolatoria, op.cit., p. 505-506,Accusatoria, op. cit., p. 530et p. 563, Defensoria, op.cit., p. 586-587.

57. Mario Pozzi, Lingua ecultura del Cinquecento,Padova, Liviana, 1975.

un homme particulier (presque divin comme on l’avu plus haut) justement parce que ses critères nesont plus ceux d’un individu comme les autres.

¶ De ce fait, les trois harangues de 1527 marquentprobablement le moment où s’effectue de la façon laplus limpide le dédoublement, évoqué plus haut, quipermet de progresser vers une perception abstraitede l’homme d’État (la première ébauche de cedédoublement peut être trouvée dans le Dialogo del reg-gimento di Firenze à travers la mise en scène du père del’auteur, Piero, auquel il confie la responsabilité depropos très « machiavéliens » pour mieux les criti-quer par la bouche d’un homo novus, Bernardo delNero). Ce dédoublement est rendu possible par unetriple conviction que Guicciardini proclame ouverte-ment dans différents textes : en premier lieu, on nedoit jamais renoncer aux affaires publiques ;53 ensui-te, seul doit gouverner chi è atto e lo merita,54 celui quisait composer le grado donné par la naissance et lemerito assuré par les compétences et l’expérience(comme l’illustre le Dialogo del reggimento di Firenze) ;enfin, on ne s’occupe pas des affaires de l’État uni-quement par souci de ses intérêts privés et parce quel’on a un goût naturel pour la chose publique(même si le salaire et la reconnaissance attendus yont leur part). Et cela est vrai même dans le cas où,comme pour Francesco, la réussite en la matière adépassé les desseins initiaux55 même quand si puo’ direche che sono forse centinaia di anni che della patria non usci’ cit-tadino più onorato di te.56 Le rapport qu’entretientGuicciardini avec la « magistrature » intègre la pro-fessionalisation de la politique évoquée précédem-ment mais la dépasse en composant un orgueilmanifeste et la revendication d'un statut lié à la nais-sance avec une conscience du respect nécessaire desrègles, des valeurs et des normes de la communauté(qui vont du devoir de défendre la patrie au main-tien de l’ordre ou au souci de la justice). C’est cetteévolution de la conscience de soi, à travers l'examende la spécificité de son propre parcours, qui rendpossible en même temps l’émergence de l’hommed’État, la « déflorentinisation » de l’écriture guic-chardinienne (telle qu'elle a été bien mise en évi-dence dans les travaux de Mario Pozzi)57 et uneconception européenne de l’Histoire en train de se

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58. La lettre de Vettori estpubliée par Rudolf VonAlbertini dans les annexesde Firenze dalla repubblica alprincipato (Turin, Einaudi,1970, p. 443).

59. Federico Chabodaffirme ainsi : « propriol’Italia fornisce buoncontingente, forse il mag-giore, a questa ‘interna-zionale’ non solo diuomini di lettere, diumanisti e di artisti, maanche di politici, di mili-tari, di amministratori, diuomini di finanza, chelavorano al servizio diuno stato estero »(« Esiste uno stato delrinascimento ? », op. cit.,p. 600).

60. On peut repenser iciencore une fois à l’usagedu terme stato queGuicciardini fait dans sonricordo C 21 en opposantgouvernement du popoloet stato (où tout statosemble par définitionéchapper au cadre républicain).

QU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

faire (toutes choses sans lesquelles on ne peut com-prendre la dernière rédaction des ricordi et l’écriturede la Storia d’Italia). De l’expérience individuelle,concrète et historique naît la possible abstraction del’homme d’État.

¶ Nuançons quand même ce propos ! Les événe-ments dramatiques qui se succèdent entre 1527 et1530 feront que cette conscience de soi commehomme d’État ne produit pas, dans le domaine de laréflexion sur l’État, un propos aussi décisif.Guicciardini qui est attaché plus que tout à l’effica-cité de l’action politique va se remettre en 1530 auservice des Médicis et accepter la logique plus res-treinte d’un gouvernement florentin sous influenceimpériale. Après avoir pointé et dévoilé la violenceoriginelle de l’État dans tous ses écrits, après avoirmis en lumière dans le Dialogo del reggimento di Firenze,defaçon précoce, la spécificité de la ragione e uso degli stati,il n’entend plus tempérer cette violence et s’en faitau contraire l’un des bras armés, renonçant à faire dupeuple l’âme de la cité. C’est peut-être aussi pourcela que Francesco Vettori (un homme qui considé-rait en 1527, dans l’introduction à son Sommario dellaStoria d'Italia dal 1511 al 1527, que tout État est par natu-re tyrannique) pourra noter dans une lettre àBartommeo Lanfredini du 23 novembre 1530 queFrancesco Guicciardini è proprio huomo di stato e da volerloper amico.58 Dans cette formulation demeure certes levieux sens de stato, celui du gouvernement médicéend’avant 1494, mais la chute de l’article défini ouvre àd’autres possibles. Francesco Guicciardini n’écrirapas de nouveau texte systématique sur le meilleurgouvernement et l’État florentin, et, comme d’autresde ses compatriotes, il devient peut-être un bonexemple d’homme d’État sans véritable État à servir(d’où d’ailleurs le fait que d’aucuns iront tout aulong de l’Ancien Régime faire fortune sous d’autrescieux, notamment dans le royaume de France).59 Ledoute tragique vient (certes nous sommes là dans leregistre d’une fable, sans preuve formelle possible,mais, comme beaucoup de fables, celle-ci peut avoirquelque signification...) que Guicciardini en estvenu, comme dans une aporie tragique, à considérerque la notion d’« homme d’État républicain » rele-vait de l’oxymoron,60 que nous évoquions plus haut,

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61.Voir sur ce pointMichel Senellart, Les arts degouverner : du regimen médiévalau concept de gouvernement,Paris, Le Seuil, 1995.

62. Tel le citoyen de bon-ne famille requis pourdonner son avis dans lescas d’urgence au sein despratiche ou consulte de larépublique.

63. On pense aux « capi-taines », chefs militairesdont Guicciardini s’estsouvent moqué, déclarantn’avoir rien appris à leurcôté dans les guerresqu’il mena avec de hautesresponsabilités en 1520-1521 et en 1526-1527 (cf.ricordi C 205).

64. Tel le courtisan du livre IV du Libro del Cortegiano de Castiglione qui s’il reven-dique le droit de dire la vérité à son prince, n’a cure de l’« effectivité » de cettevérité.

lo Stato, l’État, tirant son existence même – et samajuscule – non seulement du dépassement de lavieille république mais de la destruction de la nou-velle... Dans sa conception de l’homme d’État,Guicciardini veut échapper aux impasses ou aux ana-chronismes des miroir médiévaux des vertus desprinces,61 à la faiblesse du sage compétent qui igno-re tout de la chose militaire,62 à l’incompétence poli-tique de l’impetus belliqueux des capitaines,63 à l’im-mobilisme du conseiller qui dit la vérité en vain etne sauve que lui-même et sa posture éthique,64 auconfort philosophique de la dignitas hominis chère auxnéo-platoniciens florentins du siècle précédent : iln’en échappe pas pour autant à l’Histoire. Ou peut-être, plus simplement, n’est-il ici redevable qu’auxlimites et indéterminations de la langue de la poli-tique de son temps ? Il n’en reste pas moins que,quelle qu’en soit la causalité, les conditions de pos-sibilité d’une pensée de l’homme d’État sont peut-être réunies mais les circonstances qui permettraientune conceptualisation claire de cette figure sontencore à venir.65

JEAN-LOUIS FOURNEL

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65. Si l’on entreprend de comparer le cas italien au cas français, il me semble,sous bénéfice d’inventaire, qu’il est rare de retrouver en France le syntagmed’« homme d’État » dans des ouvrages avant le milieu du XVIIe siècle. Le Dictionnairehistorique de la langue française du Robert donne 1640 comme date d’entrée de ce syn-tagme dans la langue. Le dictionnaire Huguet de la langue française du XVIe sièclen’en donne aucune attestation et insère dans l’entrée estat des expressions telles« personne d’estat » (pour une personne de haut rang), « femme d’estat », « gensd’estat », « homme de quelque estat » (pour signifier l’idée d’une personne dehaut rang, de condition élévée, d’où d’ailleurs aussi des expressions comme le« bas estat »).Toutefois, encore à la fin du XVIIe siècle, le dictionnaire de Furetièren’enregistre l’expression que dans l’entrée « Homme » et pas dans l’entrée« Estat » en la noyant qui plus est dans une série de type morphologique (« hom-me joint à un substantif par la particule de sert à marquer la profession, l’estat et lesqualitez bonnes et mauvaises de l’homme ») où « l’homme d’état » côtoie« l’homme d’exception », « l’homme de coeur », « l’homme de poids » ou« l’homme d’honneur ». De son côté, le dictionnaire Littré qui, au milieu du XIXe

siècle, illustre la langue d’Ancien Régime en général enregistre l’expression trèsbrièvement et sans aucun exemple ancien. En revanche, j’ai consulté différentesbrochures des années vingt du XVIIe siècle où « l’Estat » a gagné une majuscule etoù l’on retrouve parfois l’expression d’« homme d’estat » : toutefois, celle-ci, leplus souvent, est employée dans un sens particulier qui ne recoupe pas celui degouvernant ou de personne ayant les capacités et les compétences pour accéder auxplus hautes fonctions du gouvernement – même si, à l’occasion, quelque ambiguï-té se fait jour. On y trouve ainsi soit l’« homme d’estat chrétien », soit l’« hommed’estat » tout court mais dans le sens de l’homme qui appartient à un autre« estat » que le clergé et la noblesse (voir, à ce propos, L’homme d’estat francois vrayementcatholique au Roy Tres Chrestien Louis le Iuste par le sieur de Chiremont, Paris, 1626, où l’ontrouve une seule occurrence de type moderne – ibid., p. 81 – dans un éloge desmembres du conseil du roi qui sont tous « grands hommes d’Estat », l’adjectif lau-datif antéposé semblant faire glisser l’expression vers son sens moderne ; voir aussiL’Homme d’Estat chrestien tiré des vies de Moyse et Josué... par F. Jean Marquez, trauit d’espagnol en fran-çais par D.Viron, Paris, 1621, ou Anonyme, L’homme d’Estat au roi sur les affaires du temps,Paris, 1622, où l’« homme d’Estat » semble l’humble sujet par opposition auxgrands et aux ministres royaux ; le cas de Richelieu semble avoir joué un rôle dansla naissance de l’expression (à partir peut-être du syntagme « ministre d’Estat »),voir par exemple l’ode courtisane de Pierre de Marbœuf intitulé Le portrait del’Homme d’Estat pour Monseigneur le Cardinal de Richelieu, Paris, Jean Camusat, 1633 ; voirenfin la plaquette anonyme plus tardive intitulée L’Homme d’Estat faisant voir parl’Histoire et la raison que la Reine ne doit estre plus dans le conseil, Paris, 1652. Il est intéressantpar ailleurs de constater dans toutes les langues vulgaires modernes une multiplica-tion de termes qui sont formés et utilisés pour renvoyer aux gouvernants en char-ge des affaires les plus importantes, et ce dans les différentes langues de l’Europe(conseillers et segretari, ministres et ministri, favoris, privato politico cristiano, el valido, thegovernor etc.) sans que le terme d’État n’y apparaisse jamais.

QU’EST-CE QU’UN HOMME D’ÉTAT ?

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