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Recognition in Organizations : Logics and Representations

Date post: 19-Nov-2023
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Logiques et représentations de la reconnaissance dans les organisations Article paru dans la revue Vie & Sciences Economiques, numéro 168-169, Juillet 2005 Denis Malherbe Maître de conférences en Sciences de Gestion CERMAT – IAE de Tours / IUT de Tours (Université François Rabelais) Jean-Yves SAULQUIN Professeur Groupe ESCEM Tours-Poitiers Logiques et représentations de la reconnaissance dans les organisations Résumé : Dans une première partie, cet article présente la reconnaissance comme une opportunité managériale pour réconcilier les finalités économiques et sociales de l'organisation. Toutefois, les managers peuvent difficilement espérer satisfaire les ambitions économiques et sociales de l'entreprise tant qu'il y a mal être au travail par déficit de reconnaissance réciproque entre les salariés et eux-mêmes. Dans une seconde partie, les auteurs dénoncent les limites politiques et cognitives du concept de reconnaissance tel qu'il est couramment envisagé dans une perspective psychosociologique. Les différents partenaires ne donnent pas le même sens à ce mot, et ces écarts de représentations alimentent alors autant qu'ils expriment le jeu de logiques divergentes propres aux différents acteurs, comme le suggèrent notamment les apports de la sociologie des organisations et ceux de la théorie socio-économique des conventions. Mots clés : reconnaissance, légitimité, rationalité des acteurs, conventions de travail, GRH Recognition in Organizations : Logics and Representations Abstract : In the first part of this article recognition is presented as a managerial opportunity to reconcile the organization’s economic and social aims. It is however difficult for managers to hope to satisfy the firm’s economic and social ambitions as long as a feeling of ill-being prevails in the workplace through a lack of mutual recognition between employees and themselves. The second part sets out to denounce the political and cognitive limits to the concept of recognition as it is commonly contemplated in a psycho-sociological perspective. Different partners do not give the same meaning to this word, and the set of divergent logics specific to each actor is consequently fuelled as much as it is expressed by these representation differences, as indeed studies on organizational sociology and the socio- economic theory of labor agreements would tend to suggest. Key words : recognition, legitimacy; actors’rationality, labor agreements, HRM
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Logiques et représentations de la reconnaissance dans les organisations Article paru dans la revue Vie & Sciences Economiques, numéro 168-169, Juillet 2005

Denis Malherbe

Maître de conférences en Sciences de Gestion CERMAT – IAE de Tours / IUT de Tours

(Université François Rabelais)

Jean-Yves SAULQUIN Professeur

Groupe ESCEM Tours-Poitiers

Logiques et représentations de la reconnaissance dans les organisations

Résumé : Dans une première partie, cet article présente la reconnaissance comme une opportunité managériale pour réconcilier les finalités économiques et sociales de l'organisation. Toutefois, les managers peuvent difficilement espérer satisfaire les ambitions économiques et sociales de l'entreprise tant qu'il y a mal être au travail par déficit de reconnaissance réciproque entre les salariés et eux-mêmes. Dans une seconde partie, les auteurs dénoncent les limites politiques et cognitives du concept de reconnaissance tel qu'il est couramment envisagé dans une perspective psychosociologique. Les différents partenaires ne donnent pas le même sens à ce mot, et ces écarts de représentations alimentent alors autant qu'ils expriment le jeu de logiques divergentes propres aux différents acteurs, comme le suggèrent notamment les apports de la sociologie des organisations et ceux de la théorie socio-économique des conventions.

Mots clés : reconnaissance, légitimité, rationalité des acteurs, conventions de travail, GRH

Recognition in Organizations : Logics and Representations

Abstract : In the first part of this article recognition is presented as a managerial opportunity to reconcile the organization’s economic and social aims. It is however difficult for managers to hope to satisfy the firm’s economic and social ambitions as long as a feeling of ill-being prevails in the workplace through a lack of mutual recognition between employees and themselves. The second part sets out to denounce the political and cognitive limits to the concept of recognition as it is commonly contemplated in a psycho-sociological perspective. Different partners do not give the same meaning to this word, and the set of divergent logics specific to each actor is consequently fuelled as much as it is expressed by these representation differences, as indeed studies on organizational sociology and the socio-economic theory of labor agreements would tend to suggest.

Key words : recognition, legitimacy; actors’rationality, labor agreements, HRM

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Dans les représentations managériales contemporaines, la reconnaissance est couramment présentée comme un vecteur clé de la performance économique des organisations. La littérature d’affaires met ainsi l’accent sur l’indispensable reconnaissance des efforts et des succès des salariés, tant dans leurs comportements que dans leurs réalisations (Chaize, 1995 ; Audoyer, 1997 ; Bourcier et Palobart, 1997 ; Sérieyx, 1999). Corrélativement, plusieurs contributions académiques soulignent que les managers pensent eux-mêmes détenir un savoir faire spécifique dans ce domaine (Livian, 1995 ; Bournois, 1996 ; March, 1999). Mais comment ces discours et représentations s’accordent-ils avec les attentes des salariés ? Certes, nombre de salariés s’investissent personnellement dans leur travail avec énergie, voire passion et acceptent de s’impliquer dans les processus de modernisation de leur organisation. Mais si leurs efforts ne sont pas reconnus, à leurs propres yeux, par la hiérarchie et les dirigeants, il en résulte des incompréhensions d’autant plus gênantes qu’un certain nombre de formes traditionnelles de reconnaissance ont disparu dans la conception post-fordienne de l’organisation performante : allégement de la pyramide hiérarchique, fin des progressions de carrière automatiques, contrôles plus stricts sur la masse salariale …

Nos propres observations ((Malherbe, 2002a, 2002b ; Saulquin, 2000a, 2000b) viennent ainsi en écho à des publications antérieures sur les attentes des salariés par rapport au travail (Riffault, 1995 ; Barel, 2002) ou à certaines réflexions portant sur le thème de l’organisation qualifiante (Zarifian, 1992 ; Amadieu et Cadin, 1996 ; Tremblay, 1996). Ces différents travaux ont en commun de souligner que la rémunération reste un élément d’importance dans la relation de travail, même si les aspects liés à l’initiative, à la responsabilité ou à la gestion des compétences sont en forte progression. S’agissant de l’équilibre personnel des salariés dans le cadre de contextes organisationnels et productifs rénovés, il apparaît ensuite que la reconnaissance n’est pas une revendication marginale, mais qu’elle s’avère au contraire décisive dans la motivation des salariés au travail en leur permettant de donner du sens à leurs efforts, joies, mais aussi découragements (Dejours, 1998). Le double constat relatif aux logiques et représentations managériales sur le thème de la reconnaissance ne suffit donc pas à épuiser la problématique de la reconnaissance. En effet, celle-ci nous semble devoir être inscrite dans une perspective plus large de compréhension et de conceptualisation des pratiques contemporaines de gestion des relations de travail et d’emploi. Dès lors, comment relier l’intérêt apparemment aigu affiché par les discours managériaux sur le thème de la reconnaissance, avec le constat empirique selon lequel, aux yeux des salariés, les efforts et les mérites seraient de moins en moins reconnus et de moins en moins récompensés ?

Pour apporter quelques éclairages sur ce questionnement, cet article propose, dans une première partie, de s’interroger sur la reconnaissance comme opportunité managériale, susceptible de réconcilier les finalités économiques et sociales de l’organisation. Peut-on espérer satisfaire les ambitions économiques et sociales d’une entreprise tant qu’il y a mal-être au travail par déficit de reconnaissance réciproque entre managers et non cadres ? Peut-on de même prétendre reconnaître et évaluer les compétences sans comprendre et reconnaître les individus qui les portent ? Dans une seconde partie, nous discuterons les limites politiques, et surtout cognitives, du concept de reconnaissance tel qu’il est couramment envisagé dans une perspective psychosociologique. Les dirigeants, les différents cadres, les diverses catégories de salariés ne donnent pas le même sens à ce mot, et de tels écarts de représentation sont sans doute à l’origine de malentendus, voire de conflits sur cette notion. Ces différences alimenteraient alors autant qu’elles exprimeraient le jeu de logiques divergentes propres aux différents acteurs, comme le suggèrent notamment les apports conceptuels des sociologies de l’action et de la régulation ou ceux de la théorie des conventions. En effet, peut-on encore mettre en œuvre de nouvelles pratiques managériales vantant la reconnaissance sans que les

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critères, règles ou normes sous-tendant cette reconnaissance soient investis d’une légitimité au moins partiellement partagée entre les acteurs en présence ?

1- LA RECONNAISSANCE COMME OPPORTUNITE MANAGERIALE POUR FAVORISER LE DIFFICILE COMPROMIS ENTRE L’ECONOMIQUE ET LE SOCIAL

Après avoir replacé la reconnaissance au cœur du débat sur la responsabilité sociale des entreprises (§ 1.1), quelques pistes sont envisagées en vue de réopérationnaliser le principe de reconnaissance dans le champ de l’action managériale (§1.2.). Une telle perspective conduit néanmoins à souligner les limites et risques d’un retour à une conception faussement consensualiste du management que la partie précédente appelle à dépasser (§ 1.3).

1.1. La reconnaissance et l’affrontement entre les logiques économiques et sociales dans l’entreprise

Une problématique fondamentale de la GRH touche sans doute à l’opportunité et à la faisabilité d’instaurer dans l’organisation une coalition viable entre dirigeants, hiérarchie, cadres fonctionnels et salariés opérationnels. Si la performance procède largement de l’action des employés, elle semble devoir légitimement revenir à ces mêmes acteurs. Une telle perspective peut d’ailleurs être insérée dans celle, plus large, proposée par Kochan et Osterman (1994)1. Mais elle doit aussi être contextualisée. En effet, la reconnaissance en tant que pratique managériale participe d’autant plus pleinement à ces enjeux d’opportunité et de faisabilité que les nouveaux modes d’organisation du travail réclament aux collaborateurs des compétences nouvelles ou évolutives. Or, les pratiques managériales sont loin d’être homogènes en raison même de la variété des contextes où s’inscrivent les rapports de coopération entre salariés et employeurs (positionnement concurrentiel, taille de l’organisation, mode de gouvernance).

Toutes ces différences contextuelles peuvent alors se traduire en termes de réponse plus ou moins satisfaisante aux attentes de reconnaissance des salariés en raison même de la variété des logiques régissant les rapports de travail. Peut-on alors séparer performance économique et performance sociale comme le soutiennent les économistes classiques ou néo-classiques selon qui la question de l’efficacité industrielle est traitée par la rationalisation du travail ? Veltz (2000) souligne qu’une telle lecture s’appuie sur deux croyances fausses. Premièrement, l’efficacité est envisagée dans une vision linéaire et continue, à laquelle on associe l’idée d’optimisation. Deuxièmement, elle conduit à « une séparation entre des logiques d’efficacité pures − technico-économiques − et des formes sociales plus ou moins contingentes avec lesquelles les premières devraient composer », ce qui n’est pas sans renvoyer à l’opposition manichéenne de la rationalité et de l’affectivité.

Nous pouvons aussi nous demander pourquoi le dirigeant ferait des efforts en matière de rapports sociaux avec ses collaborateurs et notamment de prise en compte de leurs attentes de reconnaissance. Pourquoi ne viserait-il pas uniquement la performance financière? Le droit des affaires pose le principe que l’objectif de la firme consiste à maximiser la satisfaction de l’actionnaire qui supporterait seul le risque (financier) final en cas de faillite. Ceci a pour

1 Kochan et Osterman appellent même à une coalition élargie entre salariés, patronat, gouvernement et

communauté académique pour obtenir des politiques et des pratiques sociales axées sur des gains partagés entre tous les partenaires de l’organisation. A l’instar de leurs travaux (qui ne concernent que des firmes américaines et doivent être resitués dans le cadre institutionnel des relations industrielles aux Etats-Unis) nous percevons en France, malgré les discours, de timides innovations au niveau des pratiques sociales.

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conséquence que l’obtention de ressources financières, l’accès aux marchés de capitaux, sont les préoccupations principales des dirigeants et produisent une structure de gouvernement et une distribution du pouvoir interne qui reflète la prédominance des réactions du marché financier aux décisions et aux actes des directions générales. Par suite, les ressources humaines ne pèsent pas lourd, et les cadres en GRH ont généralement moins de pouvoir que les autres cadres de l’organisation au plan hiérarchique. Si la performance doit rémunérer le risque, on doit se poser la question de savoir qui supporte quel risque. Est-ce l’actionnaire, comme le prétend la théorie économique classique ? La perte d’emploi et ses conséquences familiales et sociales, le choc affectif lié à la fermeture d’un site où tel ouvrier a investi sa force de travail et tout son engagement personnel, ne sont-ils pas des traumatismes aussi forts pour le salarié que ceux supportés par l’actionnaire ? De plus, l’actionnaire ne peut-il pas gérer son risque plus facilement en diversifiant ses placements pour le minimiser ? Pour Aktouf (1997), le constat est sans équivoque : le capital financier est le facteur de production qui se porte le mieux et « celui qui a couru (historiquement, statistiquement, économiquement) et qui court toujours, le moins de risques réels ! ». Le partage du risque paraît effectivement d’autant moins accessible aux salariés que leur coopération avec l’entreprise est régulée par une « convention de travail » centrée sur les seuls aspects de productivité et n’intègre pas de dispositifs relatifs aux incertitudes de l’activité, externalisant ainsi non seulement les effets psycho-affectifs de la non-reconnaissance (Robert-Demontrond, 2000) mais aussi en amont toute responsabilité managériale sur une gestion même partielle des incertitudes liées aux évolutions de l’activité (Salais et Storper, 1993). Le sacrifice des exclus de la croissance est un sacrifice dont on ignore la limite dans le temps, qui semble accepté par ceux qui ne le subissent pas, qui profite plus aux structures qu’aux individus, et qui apparaît de plus en plus déséquilibré entre les détenteurs du capital et les fournisseurs du travail (Boltanski et Chiapello, 1999). Il semble donc que nous vivions aujourd’hui une situation paradoxale :

• D’une part, les réalités économiques fondent plus que jamais la nécessité de répondre aux besoins de reconnaissance des salariés. La place que prétend prendre le capitalisme de marché et celle réservée aux ressources humaines et à sa productivité renvoient directement à cette question centrale de la reconnaissance2.

• Mais d’autre part, prôner la reconnaissance dans les réalités économiques actuelles fait preuve d’un certain cynisme. Comment aborder la question de la reconnaissance avec ceux qui survivent aux coupures budgétaires ?

Notre modèle économique a beaucoup de mal à satisfaire les buts des différents acteurs de l’organisation, mais peut-il survivre durablement en sacrifiant les individus à la rentabilité ? Sur quel socle moral fédérateur peut-il encore s’appuyer ? Affirmer le principe de reconnaissance est devenu une nécessité, même si nous ne pouvons occulter la complexité des difficultés qui accompagnent sa mise en application.

1.2. La portée opérationnelle du principe de reconnaissance

Nous voilà à souligner la nécessité de s’appuyer sur le principe de reconnaissance en instaurant des mécanismes qui permettent de reconnaître l’être humain et ce qu’il fait au sein de l’entreprise. Certes, cela peut paraître une évidence, nous savons que la reconnaissance est

2 « Même si cette question de la reconnaissance et de la valorisation des actes de l’homme à son travail, (…)

est en fait un problème qui a déjà été considéré comme crucial par nombre de nos ancêtres les plus lointains, dont un certain Xénophon, dès le 4ème siècle avant J.C. ! » nous rappelle Aktouf (1997).

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un élément indispensable (mais pas suffisant) à la performance organisationnelle. Mais ce n’est pas une réalité vécue par les salariés, soit parce qu’elle fait défaut, soit parce qu’elle est utilisée comme une marotte, une recette de motivation et de manipulation des énergies.

La première de toutes les reconnaissances est le droit à la dignité au travail, ce qui revient à une légitimation managériale de la contribution des salariés non réduite à celle d’exécutants, même investis d’une apparente « autonomie » désormais plus « prescrite que proscrite » (Alexandre-Bailly, 2000). Comment envisager toute autre forme de reconnaissance sans un minimum de garantie et donc d’intercompréhension avec les salariés sur celle-là ? Il serait illusoire de vouloir rendre efficace et opératoire la reconnaissance dans un contexte de précarité de l’emploi ou de pression productiviste. On peut difficilement obtenir loyauté et prise d’initiative des salariés dans le climat économique actuel. La loyauté est dramatiquement érodée par l’ampleur du fossé entre les discours (les grands principes managériaux et éthiques) et le sort concret préoccupant que vivent les travailleurs. Aktouf (1997) souligne que la dignité par le travail « est le socle incontournable sur lequel se construit la moindre des capacités à obtenir du facteur travail un minimum de productivité réelle : la loyauté et l’engagement ».

Dans nos différentes études (Saulquin, 1998, 2000), nous avons pu vérifier que la performance tenait largement à l’implication des salariés. C’est là un constat qui renvoie à l’expertise managériale du dirigeant et, plus généralement, des cadres. Le savoir-faire d’un responsable doit s'exprimer en priorité dans la qualité de sa gestion des ressources humaines. Il semble par conséquent que ce savoir-faire impliquant signifie : savoir recruter et intégrer des talents, savoir motiver les individus en répondant à leurs attentes en termes de reconnaissance et objectifs de carrière, savoir apprécier et récompenser les performances individuelles, savoir mettre en place des réseaux de communication et d'information qui permettent à chacun de s'évaluer et de mesurer l'impact économique de ses décisions, savoir animer un débat interne qui favorise à la fois l’initiative individuelle et la cohésion des acteurs de l'organisation. Or, ces indications renvoient plus profondément à une compréhension partagée − et au-delà, si possible, une entente même partielle − avec les salariés des principes et normes qui légitiment les rapports de travail. Pour Génelot (1999), la responsabilité de la construction du sens se partage à tous les niveaux de l’encadrement : « son expertise technique n’est plus sa seule raison d’être ; elle doit céder le pas aux tâches de coordination, de développement des compétences, de tutorat, de médiation ». L’encadrement est un médiateur essentiel vis à vis de directions qui sont souvent lointaines et sous - informées. Les cadres sont souvent les plus aptes à maîtriser la subtilité des perceptions et des aspirations des acteurs du terrain. L’encadrement est un relais, mais il doit aussi aider les salariés à sortir de leur vision particulière et à remettre leurs pratiques en question. Les collaborateurs ont, eux aussi, une responsabilité dans cette élaboration collective, incitant la direction et l’encadrement à la cohérence. Dans un rôle de capteur et d’alerte, ils peuvent signaler ce qui leur paraît absurde et susciter des ajustements.

En 2000, Entreprises & Carrières a publié un dossier décrivant les innovations des entreprises visant à répondre aux attentes de leurs salariés en quête de reconnaissance. Les attentes étant très différentes selon les individus, l’éventail des solutions est très large ; et même si la reconnaissance en termes matériels (primes, trophées …) est très présente, les pratiques qualitatives augmentent3. Les individus ont besoin d’être confortés dans leur

3 Chez Whirlpool France, des groupes de travail ont réfléchi aux actions à mettre en œuvre pour améliorer le

processus de reconnaissance au quotidien. La création d’un simple journal bimensuel présentant les nouveaux

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caractère distinctif et dans leur utilité. Etre concerné est la forme de reconnaissance la plus revendiquée : les salariés demandent à être davantage partie prenante des décisions qui les concernent.

Affirmer que les managers ont une grande responsabilité dans le déficit de reconnaissance au sein des entreprises n’est pas une grande découverte en soi, mais il leur échoit néanmoins de traiter cette question critique. Nous avons vu que des solutions existent pour instaurer des pratiques sociales qui répondent aux aspirations profondes des salariés et qui favorisent le rapprochement des logiques économiques et sociales de l’entreprise. Nous nous demandons cependant si notre raisonnement n’est pas contestable dans la mesure où il repose largement sur une représentation de l’action managériale valorisant l’intercompréhension et le partage de sens et de légitimité entre dirigeants, cadres et non-cadres.

1.3. Les risques d’une conception faussement consensualiste de la reconnaissance

En valorisant les thèmes du consensus, de la cohérence et de l’harmonie, en mettant l’accent sur la motivation et l’implication des acteurs, les discours en GRH ne participent-ils pas à une vision idéologique de l’entreprise où on aurait gommé toutes les contradictions et tous les conflits ? Le culte de l’excellence, la convergence de tous les participants vers les buts normés de l’organisation, ne sont-ils pas des idéaux qui masquent des préoccupations sur les finalités individuelles et le sens du travail ? Dans un effort de synthèse bien connu des différents courants de recherche en GRH, Brabet (1993) avance qu’avec la métaphore de l’entreprise-organisme vivant, la performance a été naturalisée. La logique mise en œuvre pourrait se résumer ainsi : l’entreprise « a pour fonction de survivre et de se développer en produisant le plus efficacement possible dans un environnement hostile, face auquel les membres doivent se solidariser et se plier aux orientations définies par un noyau stratégique. Si l’entreprise doit survivre, c’est parce qu’elle est efficace ; si le consensus doit exister, c’est pour que l’entreprise soit efficace ; l’environnement oblige l’entreprise à l’efficacité ». La GRH ne passe-t-elle pas à côté de l’essentiel quand elle simplifie par trop l’analyse de la variété des comportements, logiques et représentations des acteurs ? Ne vient-elle pas, implicitement, renforcer le culte de l’entreprise et magnifier le rôle du dirigeant ? 4

En prolongement, Brabet propose un classement des productions théoriques dans le champ de la GRH en trois grands modèles, voire paradigmes, avec pour l’un une conception instrumentale, pour l’autre une vision conflictuelle et pour le troisième une représentation arbitrale. Notre approche se situe assez fidèlement dans ce « modèle de l’arbitrage managérial ». Celui-ci se distingue par « la mise en relief des dimensions politiques de l’organisation, des zones de convergence, mais aussi de divergence entre les intérêts des

salariés et des portraits de métiers méconnus a été un succès (la connaissance est bien un préalable à la reconnaissance).

Le groupe Schneider Electric a mis en place un programme baptisé « Schneider 2000 + » pour instaurer des marques de reconnaissance à différentes échelons, conscient que les performances industrielles sont étroitement liées à la motivation de ses collaborateurs. Les actions portent sur l’information - communication, la mise en place d’entretiens annuels pour les managers, la stimulation des performances individuelles par des opportunités de formation et de mobilité, des récompenses à discrétion des managers (voyages collectifs, primes, médailles…), un projet de stock options étendues à tous les salariés et pas seulement aux cadres.

4 Pour paraphraser Bergson, la question revient à se demander si les pratiques de GRH ne conduisent pas à se comporter comme « des esclaves qui s’acharnent à être les plus ardents défenseurs de l’esclavage » ? Cette critique est largement développée par des auteurs comme Le Goff (1999) ou Boltanski et Chiapello (1999) dans leurs analyses critiques sur les discours managériaux contemporains où la dimension "ressources humaines" occupe une place importance.

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acteurs, et donc par la représentation des enjeux sociaux, organisationnels et individuels comme potentiellement conflictuels. Mais cette divergence affirmée et qu’il s’agit d’arbitrer, est conçue comme parfaitement réductible dans le long terme. Un bon management des ressources humaines permet justement (…) d’intégrer l’ensemble des enjeux ». Dans cette représentation, qu’il soit dirigeant ou cadre, le manager envisage et met en œuvre ses décisions en intégrant leurs enjeux et implications relatifs aux ressources humaines. Les pratiques sociales du management visent ainsi la légitimation partagée des relations de travail, le développement des compétences et la facilitation de la prise de responsabilités. Sans doute faut-il voir là la marque d’une conception humaniste cherchant à concilier à long terme performance économique et performance sociale, c’est-à-dire l’épanouissement personnel et collectif des salariés-acteurs avec le progrès de l’entreprise. A la condition, toutefois, de ne pas retomber, une fois encore, dans une représentation abusivement consensualiste et décontextualisée des rapports de coopération − et donc de la reconnaissance − dans les organisations.

Aussi, au delà de l’affirmation banalisée du mot dans les discours managériaux, le thème de la reconnaissance véhicule une complexité d’enjeux relevant à la fois de l’économique et du social. Comment traiter cette préoccupation essentielle ? Faut-il y voir, à l’instar d’Ulrich (1998), l’opportunité d’un nouveau mandat confié à la GRH ? La GRH pourrait alors devenir un allié dans l’exécution de la stratégie, un agent du changement permanent, un « champion » qui draine la mobilisation des salariés... Sans doute y-a-t-il là une vision intéressante de l’apport de la GRH à la question de la reconnaissance, mais cette interprétation ne suffit pas selon nous à prendre en compte le fond de la problématique. Il doit y avoir, préalablement à toute action, une compréhension réciproque de ce que recouvre le mot « reconnaissance » pour les acteurs impliqués dans les relations de travail et d’emploi au sein des organisations. Faute d’une telle prise de conscience, on risque de retomber une fois encore dans les présupposés des discours managériaux en vogue vantant la coopération, la confiance et la compétence (Castro, Guérin et Lauriol, 1999).

2 - LA RECONNAISSANCE : DES BESOINS PSYCHOAFFECTIFS AUX ATTENTES DE LEGITIMATION

Une telle position nous conduit à revisiter les fondements conceptuels de la notion de reconnaissance. Celle-ci ne nous paraît pas pouvoir être utilement comprise sur la seule base d’une lecture psychosociologique, structurée sur une disjonction de la rationalité et de l’affectivité (§ 2.1). Afin de dépasser ce clivage aussi peu satisfaisant au plan conceptuel qu’en termes d’opérationnalisation, nous proposons d’envisager sous un jour différent les attentes et insatisfactions des salariés en matière de reconnaissance. Il s’agit là d’une approche soulignant les enjeux de légitimation qui sous-tendent les rapports de coopération dans les entreprises. Cette révision critique du concept de reconnaissance s’enracine tout d’abord dans les apports de la sociologie de l’action organisée et de la régulation (§ 2.2). Elle s’enrichit ensuite de certaines contributions fondatrices de la théorie socio-économique des conventions (§ 2.3).

2.1. La reconnaissance, au-delà de la fausse alternative rationalité-affectivité

Une telle perspective permet de reconnaître les aspects psychoaffectifs de la reconnaissance sans pour autant, bien au contraire, exclure a priori ses dimensions socio-politiques et cognitives. En effet, à défaut de prendre en compte ces deux dimensions significatives de la reconnaissance, toute représentation purement psychosociologique de la

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reconnaissance s’avère critiquable à au moins égards. Au niveau individuel, tout d’abord, le biais consiste à présupposer que chaque salarié poursuit des objectifs économiques certes, mais qu’il recherche aussi l’épanouissement personnel avec le développement de ses capacités et la quête de responsabilités. Une telle vision est-elle toujours réaliste si on prend en compte la complexité des processus psychologiques et sociaux en jeu dans les situations de travail et d’emploi ? Au niveau collectif, ensuite, y a-t-il vraiment en toute organisation un acteur-clé (le dirigeant, la hiérarchie) qui possèderait plus qu’un autre le pouvoir d’impulser le changement tout en ayant, en même temps, la capacité de satisfaire aux attentes de reconnaissance de l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise ? 5

Si elles sont en bonne part liées aux nouvelles formes d’organisation productive (accélération des échanges ou encore compression des horaires), les difficultés actuelles de la reconnaissance dans le monde professionnel ne peuvent être résolues par l’application mécaniste de modèles techniques, instrumentaux ou structurels auxquels les membres de l’organisation adhéreraient comme par enchantement. Elles ne sont pas davantage rendues plus intelligibles par l’autojustification des pratiques organisationnelles dans des discours managériaux confinant la coopération des employés avec leur hiérarchie − et au-delà leur employeur − à une seule dimension de satisfaction psychoaffective. Pourtant, dans les discours managériaux contemporains, le thème de la reconnaissance s’enracine dans une telle perspective, essentiellement psychosociologique (Bourcier et Palobart, 1997 ; Hamon, 1999, Jacob, 1999).

Celle approche est très lisible, par exemple, chez Bourcier et Palobart (1997) pour qui les évolutions actuelles du travail mettent en jeu chez les salariés des besoins « primaires » moindres (besoins physiologiques et de sécurité associés à la rémunération et/ou aux conditions de travail) mais concernent davantage des besoins « supérieurs » (appartenance, estime et épanouissement renvoyant à l’autonomie et aux responsabilités). A un premier niveau, on retrouve une reformulation quasi directe de la fameuse théorie de la motivation de Maslow où la reconnaissance constitue le quatrième besoin générique auquel tout être humain aspire. Et à un deuxième niveau, on peut relever qu’il s’agit là d’attirer l’attention des managers sur leur responsabilité face à ces besoins motivationnels. Une telle lecture de la reconnaissance n’est donc guère étrangère à la non moins célèbre théorie Y de Mc Gregor, laquelle établit le portrait idéal d’un manager altruiste, soucieux de confiance, de responsabilisation et de reconnaissance envers ses collaborateurs. Une telle vision des engagements personnels au travail et des rapports de coopération entre responsables et salariés réduit essentiellement la question de la reconnaissance à un ajustement psychoaffectif de réponses et besoins / frustrations à caractère individuel.

Dans un ouvrage célèbre, Morgan (1989) a insisté sur l’intérêt mais aussi la fragilité des métaphores pour comprendre la complexité des comportements socio-organisationnels. En privilégiant un ordre d’interprétation à forte teinture psychosociologique, les lectures banalisées de la reconnaissance se privent presque immanquablement des éclairages offerts par d’autres approches conceptuelles. Parmi celles-ci, on peut tout particulièrement citer les contributions à la charnière du sociologique et de l’économique, du politique et du cognitif. C’est notamment le cas des sociologies des organisations.

5 A ces deux ordres de réserve, on peut en ajouter une troisième question critique, au niveau macro-

économique et sociétal cette fois : est-il possible dans un système capitaliste de concilier performance financière et performance sociale ? Jusqu’à quel point la pérennité économique de l’entreprise est-elle compatible dans un environnement concurrentiel, avec les finalités sociales et sociétales ?

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2.2. Reconnaissance et dynamique de l’action organisée

Qu’elles mettent l’accent sur l’action collective (Crozier et Friedberg, 1977), la production de l’« ordre social négocié » (Strauss, 1992), la structuration (Giddens, 1984) ou encore la régulation conjointe (Reynaud, 1993), ces contributions sociologiques à la connaissance des organisations ont en commun a minima de souligner l’importance des interactions entre acteurs sociaux. Les interactions sont à la fois condition et processus de construction d’espaces de coordination économique et d’intégration sociale. Ceci posé, on retiendra qu’il n’y a pas lieu d’établir une opposition binaire entre ce qui révèlerait d’une stricte rationalité de calcul d’une part et d’une pure logique des sentiments d’autre part (Hirschman, 1977 ; Friedberg, 1993 ; Reynaud, 1993 ; Mucchielli, 1998). Au-delà, la question de la reconnaissance ne saurait être réduite, voire épuisée par le recours à une sorte de concept managérial magique. En effet, tel qu’il peut être exprimé par les salariés, le besoin − ou plus rarement le constat − de reconnaissance constitue à la fois l’enjeu et le produit des imbrications mais aussi des tensions entre les différentes rationalités par lesquelles les acteurs participent à la transformation des organisations contemporaines (Henriet, 1998).

Elément fréquemment cité d’un management "moderne" se voulant participatif, la reconnaissance ne peut plus être enfermée dans la vielle et fausse alternative opposant un contrôle prescriptif empreint de rationalité technico-économique à une autonomie comportementale relevant de l’affectivité (Zuboff, 1988 ; Bélanger, 1991). Les formes actuelles d’organisation et les conceptions managériales qui s’y rapportent s’inscrivent en fait dans un nouveau paradigme productif où contrôle et autonomie évoluent simultanément (Lemaire, 1994 ; Braczyk et alii, 1996, Lapointe 2001). Ce repositionnement, voire cette interpénétration, traduisent le développement d’une « contrainte managériale souple » (Courpasson, 1996), c’est-à-dire d’une autonomie paradoxalement affirmée mais inscrite dans de nouveaux modes de contrôle, moins tangibles certes, mais cependant bien réels car intériorisés par les salariés (Alexandre-Bailly, 2000 ; Malherbe, 2002b). En même temps qu’elles s’attachent à faire évoluer structures et méthodes organisationnelles, les nouvelles pratiques organisationnelles et managériales touchent à des enjeux de reconnaissance des personnes aussi bien dans l’ordre des coopérations quotidiennes que dans celui à moyen ou long terme des perspectives de progression de carrière (Guérin & Wils, 1992).

Dès lors, si les effets positifs ou négatifs de la reconnaissance concernent bien les salariés en tant que personnes − clé de lecture inspirée par l’approche psychosociologique −, la problématique de la reconnaissance ne se réduit pas pour autant aux seules considérations relatives au bien-être individuel ou à l’harmonisation des rapports inter-individuels de coopération dans l’organisation productive. Ils doivent être envisagés en tenant compte stratégies mises en oeuvre par les acteurs en présence et donc, des enjeux perçus par eux. A titre illustratif, l’introduction d’un système de gestion des emplois par les compétences n’est pas réductible à une pure question d’instrumentation gestionnaire pilotée par une DRH, éventuellement assistée au plan méthodologique et technologique par des consultants externes. Elle constitue aussi − et peut-être surtout − un processus politique engageant de facto différents acteurs internes (DRH, cadres, salariés, représentants élus) autour du redéploiement des principes et modalités relatifs à l’évaluation des coopérations productives comme au positionnement et à l’évolution professionnelle des salariés. Rien d’étonnant alors qu’à la faveur de telles évolutions des divergences puissent apparaître entre fonctionnels et opérationnels, entre cadres et non-cadres, sur le sens et les vertus des nouvelles pratiques de gestion des emplois et relations de travail (Malherbe, 2002a).

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2.3. Un enjeu de légitimation au coeur des rapports de travail

La reconnaissance ne se joue donc pas dans le seul registre du vécu psychoaffectif. Elle renvoie à la légitimation des règles et normes sociales structurant les rapports de coopération dans les organisations. En prolongement de ces réflexions, une attention particulière nous semble devoir alors être portée aux apports plus récemment diffusés dans les recherches gestionnaires, comme l’illustre le mouvement théorique dit de la socio-économie des conventions. Au risque de simplifier quelque peu la teneur de ces travaux nombreux, diversifiés et conceptuellement élaborés6, on retiendra ici que les contributions conventionnalistes se développent autour d’un postulat, celui de la pluralité des contraintes de régulation s’exerçant sur et dans les organisations. Les rapports de coopération entre acteurs peuvent ainsi être légitimés par des processus cognitifs de jugement et de justification faisant référence à différents référentiels ou « cités » − au nombre de six dans la version proposée par Boltanski et Thévenot en 1989 −. Les impératifs de relation à la concurrence et à la clientèle structurent ainsi une « cité marchande » qui peut être distinguée d’une « cité industrielle » mettant en avant l’efficience technico-économique des instruments et processus productifs. A leur tour, ces deux registres cognitifs se démarquent d’un monde « civique » où prévalent les idées de solidarité et de légalité dans l’exercice des rapports sociaux, mais aussi d’une « cité de l’opinion » où les considérations d’image et de communication jouent un rôle essentiel. A ces référentiels, s’ajoute enfin un univers « domestique » où la confiance repose sur le respect des usages et des hiérarchies traditionnels, lui-même largement opposable à une « cité de l’inspiration » valorisant les innovations et la créativité.

Cette variété des « cités » autorise ainsi un même acteur à recourir à plusieurs registres de justification (par combinaison ou basculement de l’un à l’autre) en confrontant les situations concrètes et les valeurs, normes ou règles susceptibles de légitimer son action ou sa position par rapport à d’autres acteurs. Suivant les circonstances, un responsable hiérarchique peut par exemple justifier ses priorités de performance ou ses décisions managériales auprès de ses collaborateurs en faisant valoir des arguments référant aux mondes « marchand » (satisfaire les clients), « industriel » (se conformer aux standards productifs), « civique » (respecter la réglementation professionnelle ou sociale) ou « domestique » (développer l’appartenance au collectif de travail)…

Par ailleurs, la diversité des registres de justification se traduit par le fait que les multiples acteurs d’une même organisation expriment souvent des préférences cognitives pour le moins différenciées. En effet, celles-ci varient aussi en rapport avec les positions que les acteurs occupent respectivement et les interactions auxquelles ils participent afin de coopérer avec d’autres acteurs, comme c’est le cas par exemple entre cadres et non-cadres. Ainsi, dans le contexte d’une grande organisation largement reconfigurée (hiérarchie réduite, processus de contrôle automatisés et nouvelles définitions des emplois), les cadres opérationnels affirment une conception de la performance productive fondée prioritairement sur une combinaison de justifications à caractère « marchand-industriel ». Leur relation aux équipes opérationnelles est ainsi largement médiatisée par un système qualité valorisant la satisfaction des clients, la productivité, la flexibilité et la conformité aux procédures de contrôle. Or, le décalage est ici

6 Outre Boltanski et Thévenot (1989, 1991) qui constituent la référence théorique principalement exploitée

ici, on peut citer à titre d’exemples quelques publications d’économistes comme Favereau (1993), Salais et Storper (1993), Orléan (1994), Eymard-Duvernay (1996) ou encore Salais, Chatel et Rivaud-Danset (1998). Ces contributions ont donné lieu à des réflexions et analyses en gestion avec les travaux d’Isaac (1998) sur la qualité dans les services, de Gomez (1996) ou de Veran (2003) sur le thème du gouvernement d’entreprise ou nos propres recherches (Malherbe, 2002b).

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frappant avec les propos recueillis auprès des membres non-cadres de ces équipes de travail (Malherbe, 2002a/b). En dépit d’importants efforts de formation et de communication managériale réalisés en continu pendant plusieurs années, techniciens et opérateurs contestent ouvertement les contraintes de ce qui constitue à leurs yeux un nouveau productivisme et mettent fréquemment en avant le manque de légitimité de la nouvelle organisation dans l’ordre « civique » (manque de considération pour la réglementation professionnelle ou le droit social), voire « domestique » (faible valorisation chez les cadres des usages de métier et exigences de la technicité opératoire).

Toute coopération impliquant des individus ou groupes aux orientations cognitives hétérogènes induit donc selon Boltanski et Thévenot des « épreuves de réalité », c’est-à-dire des confrontations de divers référentiels argumentaires à la résolution des problèmes concrets faisant partie de cette coopération. Dans le cas évoqué, les justifications « marchandes » ou « industrielles » mises en avant par l’encadrement parlent peu aux collaborateurs non-cadres évoluant dans des représentations du "légitime" (ce qui est juste) et du "performant" (ce qui est bien fait) nourries de références « civiques » ou « domestiques ». Inversement, les orientations cognitives exprimées par ces derniers semblent peu présentes dans les propos et représentations de la hiérarchie car souvent marginalisées, voire ouvertement déniées dans l’encadrement. En reconfigurant l’organisation du travail et la gestion des emplois, le changement ne se limite pas à la seule transformation des règles explicites. Il affecte aussi plus ou moins durablement les normes implicites auxquels se réfèrent les salariés. Dès lors, la problématique managériale de la reconnaissance ne nous semble pas pouvoir être envisagée de manière significative et novatrice tant qu’on persiste à l’enfermer − comme le font de nombreuses argumentations contemporaines − dans des formulations actualisant la vieille opposition des intérêts et des émotions, ou la nécessité d’une communication comme prévention des dysfonctionnements productifs et/ou des souffrances psychiques des individus.

De ce point de vue, l’enjeu majeur de la reconnaissance pour les pratiques de management est en rapport direct avec les considérations d’équité et de légitimité sur lesquelles des acteurs différents parviennent à construire des compromis de coopération plus ou moins stables. Dans le cas cité plus haut, c’est le contenu même de la convention de travail régulant la coopération entre cadres et non-cadres (et plus globalement encore entre l’entreprise et ses salariés) qui s’est trouvé ici exposé à de nouvelles incertitudes du fait des écarts des perceptions et représentations associées par ces deux groupes d’acteurs aux changements d’organisation productive. Comme l’indique Salais (1994), toute convention permet de reconnaître au moins partiellement « un système d’attentes réciproques concernant les compétences et les comportements des autres ». En constituant un référentiel commun à des acteurs différenciés mais interdépendants par le fait même de leur situation de coopération, la convention réduit alors les incertitudes en clarifiant les attentes des salariés et des managers (Salais, 1994 ; Gomez, 1996) tout en traduisant le degré de leur engagement réciproque (Eymard-Duvernay, 1996 ; Veran, 2003). Mettant l’accent sur les représentations cognitives des personnes et des groupes sans occulter pour autant l’existence de stratégies d’acteurs fondées sur des intérêts particuliers, l’approche conventionnaliste permet d’envisager la reconnaissance comme une dimension à part entière de la régulation des relations de travail et d’emploi.

Dans cette perspective, pour être rendus significatifs, les besoins de reconnaissance des salariés doivent être doublement contextualisés. D’une part, parce que selon les organisations, ils s’expriment dans une variété de contextes institutionnels et de mondes productifs (Salais et Storper, 1993) : les attentes du soignant hospitalier ne sont pas nécessairement strictement identiques à celles de l’employé d’assurance ou à celles de l’opérateur travaillant dans la sous-traitance automobile. D’autre part, parce que ces besoins se situent toujours dans une confrontation / articulation de rationalités, à la charnière de l’économique et du social. Joue

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alors également la différenciation socio-culturelle associée à la hiérarchie des emplois, qualifications et responsabilités : la reconnaissance qu’attend l’employé ou l’opérateur ne cadre pas nécessairement avec la représentation que s’en font, de leurs points de vue respectifs, les responsables hiérarchiques, gestionnaires de ressources humaines ou dirigeants.

CONCLUSION

Comme dans de nombreux travaux traitant de la reconnaissance, nous acceptons l’idée qu’il est de la responsabilité des managers de se préoccuper des attentes des salariés et d’apporter des réponses significatives à celles-ci. Ceci posé, notre relecture des discours courants sur le thème de la reconnaissance nous conduit à souligner les biais induits par une représentation d’inspiration pyschosociologique. En se limitant à la prise en compte d’enjeux et implications psychoaffectifs ou sanitaires, cette perspective tronque, voire dénature la complexité de la question. Les attentes de reconnaissance chez les salariés et les réponses qui leur sont ou non apportées par les managers constituent une dialectique indissociable de la régulation des relations de travail et d’emploi dans les organisations. A ce titre, la reconnaissance participe aux processus à la fois socio-politiques et cognitifs de structuration et de légitimation des rapports de coopération indispensables à la réalisation de toute performance organisationnelle.

Or, comme la performance, la confiance se construit à la charnière de l’économique et du social (Pfeffer, 1994 ; Mangematin, 1999). D’un point de vue économique, les enjeux de reconnaissance sont toujours liés aux conditions et contraintes contextuelles de fonctionnement et de développement des entreprises. Quant aux dimensions sociales, elles inscrivent ces enjeux dans la dynamique des coopérations entre acteurs différenciés par leurs intérêts et représentations. Ceci appelle à concevoir la reconnaissance comme une dimension importante de l’action managériale définie plus en termes d’arbitrage que d’instrumentalisation d’une lecture psychosociologique. Mais en même temps, cette approche arbitrale de la reconnaissance soulève des questions intéressant autant les chercheurs que les praticiens eux-mêmes. Jusqu’à quel point la complexité des rapports humains dans le fonctionnement des organisations est-elle gérable ? Dans quelle mesure la divergence des intérêts et registres de justifications entre acteurs hétérogènes peut-elle être réduite par une attitude managériale compréhensive (prendre en compte les attentes de reconnaissance des salariés) et participative (y répondre en les associant à certaines responsabilités) mise en oeuvre dans des contextes stratégique et productifs eux-mêmes variés ?

Il importe donc que la reconnaissance, considérée comme facteur de performance, ne soit pas une fois de plus ramenée à un consensus d’apparence entre progrès économique et développement social, entre les intérêts et représentations des managers et ceux des salariés. Ces derniers doivent être reconnus à la fois comme des personnes autonomes et comme des acteurs collectifs. Une véritable compréhension des enjeux de reconnaissance entre dirigeants, cadres et salariés est avant tout une question de signification individuelle et collective, toujours située dans un contexte sectoriel et organisationnel et toujours évolutive dans le temps. A cet égard, une conception arbitrale du management permet de voir dans la reconnaissance un facteur de mobilisation et de participation à la performance socio-économique des organisations. Mais cette conception ne doit pas être simplifiée au point d’adopter une morale économique qui peut parfois signifier une immoralité sociale, comme le remarque Marmuse (1997). Elle ne serait plus alors qu’un avatar supplémentaire de la vieille opposition entre deux conceptions de la reconnaissance, l’une psychoaffective et l’autre technico-économique. Il n’y aurait même là qu’une énième instrumentalisation du thème de la reconnaissance, conduisant à récupérer et/ou occulter deux de ses dimensions essentielles,

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l’interdépendance des acteurs en situation de coopération productive et la légitimation de leurs attentes réciproques dans les relations de travail et d’emploi. Non content de questionner la responsabilité managériale comme liaison entre les attentes des apporteurs de capital financier et celles des salariés, ces dimensions renvoient aux problématiques plus générales des rapports entre l’entreprise et la société.

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