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Représentations de la famille et de la filiation chez l'adolescent adopté et ses parents

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339 Thérapie familiale, Genève, 2010, Vol. 31, No 4, pp. 339-355 REPRÉSENTATIONS DE LA FAMILLE ET DE LA FILIATION CHEZ L’ADOLESCENT ADOPTÉ ET SES PARENTS Zoé ROSENFELD 1 et Isabelle DURET 2 Résumé : Représentations de la famille et de la filiation chez l’adolescent adopté et ses parents. – Les études épidémiologiques indiquent une surreprésentation des adolescents adoptés dans les centres de consultations et les hôpitaux pédopsychiatriques ainsi que dans les structures scolaires ou internats pour adolescents en difficultés. Les adolescents adoptés auraient-ils plus de chance de développer une psycho- pathologie que les adolescents tout-venant ? En quoi la condition adoptive pourrait-elle être envisagée comme un facteur prédictif d’un moins bon développement psychoaffectif ? Y a-t-il des conditions pour qu’une adoption se déroule de manière optimale ? Dans le cadre de cet article, nous allons évoquer les représentations d’un adolescent adopté et de ses parents concernant les filiations biologiques et adoptives. Nous soulignerons l’importance, pour les thérapeutes, de travailler avec ces représentations pour soutenir voire renforcer le sentiment d’appartenance familiale et le cas échéant, activer le processus de « greffe mythique » développé par Robert Neuburger. Summary : Representations of family and filiation for an adopted adolescent and his parents. – Epi- demiologic studies indicate an over-representation of adopted adolescents in consultation centers and pedopsychiatric hospitals as well as in schooling structures or boarding schools for adolescents with problems. Would adopted adolescents have more risks to develop a psychopathology than adolescents who are not adopted ? Why should adoption be considered as a predictive factor for a less good psycho- affective development ? Are there some conditions that allow for an adoption to take place in optimal cir- cumstances ? As part of this workshop, we shall evoke the representations of adopted adolescents and their parents about adoption and their filiations. We shall emphasize the importance, for therapists, to work with these representations in order to support and even reinforce the feeling of being part of a family and if pos- sible to help with the process of « mythical graft » developed by Robert Neuburger. Resumen : Representaciones de la familia y de la filiación en adolecentes adoptados y sus padres. – Las encuestas epidemiológicas indican una sobre representación de los adolecentes adoptados en consultas y hospitales pedo-psiquiátricos asi como en estructuras escolares o internados para adolecentes en difi- cultad. ¿ Tendrian los adolecentes adoptados más probabilidad de desarrollar una psicopatología que los demás adolecentes ? ¿ Cómo la condición de adopción podria ser contemplada tal un factor predictivo de un desarrollo psico-afectivo de menor calidad ? ¿ Existen condiciones para que una adopción se desarolle de manera optimal ? En el marco de este taller vamos a contemplar las representaciones de un adole- 1 Psychologue clinicienne, psychothérapeute systémique, assistante doctorante au service de Psycholo- gie du développement et de la famille, Université Libre de Bruxelles, Belgique. 2 Professeur de psychologie clinique, chef du Service de Psychologie du Développement et de la Famille, Université Libre de Bruxelles, formatrice en thérapie familiale systémique à Forestière Asbl, Bruxelles.
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Thérapie familiale, Genève, 2010, Vol. 31, No 4, pp. 339-355

REPRÉSENTATIONS DE LA FAMILLE ET DE LA FILIATION CHEZ L’ADOLESCENT

ADOPTÉ ET SES PARENTS

Zoé ROSENFELD1 et Isabelle DURET 2

Résumé : Représentations de la famille et de la filiation chez l’adolescent adopté et ses parents. – Les études épidémiologiques indiquent une surreprésentation des adolescents adoptés dans les centres de consultations et les hôpitaux pédopsychiatriques ainsi que dans les structures scolaires ou internats pour adolescents en difficultés. Les adolescents adoptés auraient-ils plus de chance de développer une psycho-pathologie que les adolescents tout-venant ? En quoi la condition adoptive pourrait-elle être envisagée comme un facteur prédictif d’un moins bon développement psychoaffectif ? Y a-t-il des conditions pour qu’une adoption se déroule de manière optimale ? Dans le cadre de cet article, nous allons évoquer les représentations d’un adolescent adopté et de ses parents concernant les filiations biologiques et adoptives. Nous soulignerons l’importance, pour les thérapeutes, de travailler avec ces représentations pour soutenir voire renforcer le sentiment d’appartenance familiale et le cas échéant, activer le processus de « greffe mythique » développé par Robert Neuburger.

Summary : Representations of family and filiation for an adopted adolescent and his parents. – Epi-demiologic studies indicate an over-representation of adopted adolescents in consultation centers and pedopsychiatric hospitals as well as in schooling structures or boarding schools for adolescents with problems. Would adopted adolescents have more risks to develop a psychopathology than adolescents who are not adopted ? Why should adoption be considered as a predictive factor for a less good psycho-affective develo p ment ? Are there some conditions that allow for an adoption to take place in optimal cir-cumstances ? As part of this workshop, we shall evoke the representations of adopted adolescents and their parents about adoption and their filiations. We shall emphasize the importance, for therapists, to work with these representations in order to support and even reinforce the feeling of being part of a family and if pos-sible to help with the process of « mythical graft » developed by Robert Neuburger.

Resumen : Representaciones de la familia y de la filiación en adolecentes adoptados y sus padres. – Las encuestas epidemiológicas indican una sobre representación de los adolecentes adoptados en consultas y hospitales pedo-psiquiátricos asi como en estructuras escolares o internados para adolecentes en difi-cultad. ¿ Tendrian los adolecentes adoptados más probabilidad de desarrollar una psicopatología que los demás adolecentes ? ¿ Cómo la condición de adopción podria ser contemplada tal un factor predictivo de un desarrollo psico-afectivo de menor calidad ? ¿ Existen condiciones para que una adopción se desarolle de manera optimal ? En el marco de este taller vamos a contemplar las representaciones de un adole-

1 Psychologue clinicienne, psychothérapeute systémique, assistante doctorante au service de Psycholo-gie du développement et de la famille, Université Libre de Bruxelles, Belgique.

2 Professeur de psychologie clinique, chef du Service de Psychologie du Développement et de la Famille, Université Libre de Bruxelles, formatrice en thérapie familiale systémique à Forestière Asbl, Bruxelles.

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cente adoptado y las de sus padres en relación con las filiaciones biologicas y adoptivas. Retomaremos la importancia, para los terapeutas, de trabajar con esas representaciones para sostener y tal vez resforzar el sentimiento de pertenencia familiar y, in fine, ayudar al proceso de « injerto mítico » desarrollado por Robert Neuburger.

Mots-clés : Adoption – Adolescence – Filiation – Représentations – Loyautés – Appartenance – Géno-gramme libre – Génogramme imaginaire.

Key-words : Adoption – Adolescence – Filiation – Representations – Loyalty – Being part of – Free geno-gram – Imaginary genogram.

Palabras  claves : Adopción – Adolecente – Filiación – Lealtades – Pertenencia – Genograma libre – Genograma imaginario.

Introduction

L’objectif de cet article est de partager des données récentes et nos réflexions cliniques concernant l’influence de la situation d’adoption sur l’adolescent(e) et ses parents. Un des objectifs du travail de doctorat en cours étayant notre propos, est de comprendre les stratégies relationnelles et les représentations du lien dans les familles adoptives.

Cette étude s’inscrit dans le cadre d’un réseau de recherche international impli-quant neuf pays, dirigé par Blaise Pierrehumbert du Service Universitaire de Psychia-trie de l’Enfant et de l’Adolescent de Lausanne. Cette recherche tente de mieux cerner les processus d’attachement chez les adolescents adoptés. Le pôle belge est représenté par l’Université Catholique de Louvain (I. Roskam et M. Stiévenart) et l’Université Libre de Bruxelles (I. Duret, V. Delvenne et Z. Rosenfeld).

Les études épidémiologiques indiquent une surreprésentation des adolescents adoptés dans les centres de consultation et les hôpitaux pédopsychiatriques, ainsi que dans les structures scolaires ou internats pour adolescents en difficultés (Beine, et al., 2008). Une étude réalisée en Belgique en 2005 indique que parmi les adoles-cents hospitalisés, un pourcentage 5 à 10 fois supérieur concerne les jeunes adoptés par rapport à la population générale belge. Ces résultats rejoignent ceux de la Suède, du Canada, du Royaume-Uni et des Etats-Unis.

La recherche doctorale a pour objectif de questionner les différents facteurs pou-vant expliquer cette tendance. Les adolescents adoptés auraient-ils plus de chance de développer une psychopathologie ou de présenter des troubles psychologiques que les adolescents tout-venant ? Si oui pourquoi ? En quoi la condition adoptive pourrait-elle être envisagée comme un facteur prédictif d’un moins bon développe-ment psycho-affectif ? Y a-t-il des conditions ou des facteurs de protection pour qu’une adoption se déroule de manière optimale ?

Pour répondre à ces questions, nous explorons les représentations des adolescents adoptés et de leurs parents concernant l’adoption et leur filiation. Nous verrons com-bien ces représentations sont importantes pour bien comprendre ce qui se joue au sein

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de la famille. Elles sont utiles au thérapeute pour soutenir, voire renforcer, le sentiment d’appartenance familiale et éventuellement aider au processus de « greffe mythique » développé par Robert Neuburger. Pour étayer notre propos, nous allons travailler à par-tir d’une situation familiale issue de notre travail de recherche doctorale.

En tant que thérapeutes, nous devons également prendre conscience de nos propres représentations concernant l’adoption. Nous évoluons dans une société qui érige le lien de sang comme supérieur aux autres liens ; cette façon d’envisager la famille peut influencer notre façon d’accueillir les familles adoptives. Un symptôme présenté par un enfant adopté sera parfois abusivement interprété comme résultant d’un lien de filia-tion « défaillant à la base » car différent de notre modèle « normatif » d’envisager la famille. Ce regard risque de sidérer le jeune et sa famille, paralysés par la peur de ne pas être une « vraie » famille comme les autres…

Comme le disait Anna Freud (1976), il faut deux coups pour faire un trauma-tisme. Le premier coup se situe dans le réel, c’est le coup qui fait qu’on est blessé, qu’on a mal, qu’il y a éventuellement du sang ou un bleu. Le deuxième coup se situe dans la représentation du réel, c’est l’idée qu’on se fait de ce qui nous est arrivé sous le regard de la société, de l’institution, des amis, de la famille. Et c’est ce regard-là qui peut transformer une petite blessure en traumatisme. Boris Cyrulnik (2003) appelle cela la narrativité externe. Selon lui, cette narrativité externe peut, à elle seule, trans-former une petite blessure en véritable traumatisme. Pour lui, le sens qu’un individu attribue à sa vie dépend de l’interprétation qu’en fait son entourage. L’assistante sociale, l’avocat et le juge qui disent d’un enfant « Après ce qui lui est arrivé, com-ment voulez-vous qu’il s’en sorte ? » maltraitent une fois de plus celui qu’ils sont censés protéger…

Une culture qui considérerait un enfant « trouvé » comme un prodige, un don du ciel, un porte-bonheur, donnerait à l’enfant abandonné la possibilité de se représen-ter son origine de façon extrêmement valorisante. C’est d’ailleurs le cas en Polyné-sie où la tradition du don d’enfant (ou confiage) est encore assez vivace et il semble que, là-bas, l’adoption soit plus facile à vivre, y compris lorsque l’enfant est ensuite adopté en Europe.

Notre culture occidentale se situant dans la position inverse a, quant à elle, plutôt tendance à dénoncer les ratés de l’adoption et à induire une stigmatisation de ce mode d’entrée dans une famille. Ce qui renforce encore davantage la représentation négative de l’adoption est la croyance en la primauté des liens biologiques. On a d’ailleurs tendance à appeler les parents de naissance les « vrais parents », comme si les autres étaient moins vrais, voire même « faux ». Un autre exemple frappant se retrouve dans l’acharnement qui se pratique quelquefois en institution pour garder à tout prix le contact entre un enfant placé et ses parents d’origine et ce, même si le lien s’avère avant tout destructeur pour l’enfant.

Une large étude sur l’adoption internationale a été menée au Québec de 1985 à 2002 par Réjean Tessier, professeur de psychologie à l’Université Laval. Cette étude, qui porte sur une cohorte de plus de 400 enfants adoptés et 500 enfants tout-venant, ren-verse quant à elle de manière surprenante certains préjugés sur l’adoption internationale.

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Les résultats de l’étude peuvent se résumer en 7 points :

1. La population d’enfants adoptés n’est pas plus à risque de développer un atta-chement insécurisé que les enfants de la population générale du Québec.

2. Elle indique que les enfants adoptés démontrent, dans l’ensemble, une sécurité d’attachement et une adaptation sociale et scolaire comparables aux autres enfants.

3. Elle montre que les garçons ont plus de difficultés d’adaptation que les filles.

4. L’adoption hâtive protège davantage les filles que les garçons.

5. Les enfants adoptés après 18 mois ont davantage besoin de «guidance» que les enfants adoptés plus tôt.

6. Le taux moyen d’échecs ou de difficultés scolaires est le même chez les enfants adoptés que chez l’ensemble des enfants du Québec.

7. Peu d’enfants semblent victimes de discrimination ethnique.

Cette étude nord-américaine montre que les enfants adoptés ne sont pas forcément « plus à risque » que les enfants issus de la population générale. Elle remet donc en question un des credo fondamentaux de la psychologie du développement.

L’adoption réciproque

De nombreux auteurs s’appuyant sur les travaux des anthropologues, tendent à rela-tiviser la portée que notre société octroie aux liens de sang. Pour Jean Guyotat (1980), le lien de filiation est avant tout symbolique, il prend sens dans les représentations qu’un sujet se fait par rapport au fait d’être le descendant d’un tel ou d’un tel. Allant dans le même sens, Alberto Eiguer (2000) soutient qu’il ne suffit pas que la filiation soit établie biologiquement ou par un tribunal pour qu’elle soit acquise par le sujet.

Selon Robert Neuburger (1995), la différence entre un enfant adopté et un enfant biologique réside essentiellement dans son mode d’entrée dans la famille ; pour lui, ce qui détermine la reconnaissance effective (investissement psychologique et affectif) d’un enfant dans une famille, c’est la volonté des parents de l’inscrire dans leur filiation.

L’inscription filiative d’un enfant dépend donc du désir des parents par rapport à sa venue, désir qui préexiste souvent de nos jours à sa conception même. Ainsi tout enfant arrivant dans une famille aura à son actif, le contenu de ce qui a poussé la rencontre entre les deux lignées dont il est issu. L’enfant aura ensuite la « mission » d’assurer la continuité de cette alliance et la continuité de son histoire. La croyance partagée par chaque membre du groupe d’avoir, en commun, certaines valeurs et cer-tains signes de reconnaissance, participe à la création du sentiment d’appartenance familiale. Ainsi quand un enfant naît dans une famille il est déjà porteur du mythe familial et des attentes de son clan qui se reconnaît généralement d’emblée en lui. Réciproquement, lorsque tout va bien, l’enfant va rapidement se conformer aux attentes de son groupe familial. En fait, il y a une forme de reconnaissance mutuelle qui ressemble à une « adoption réciproque ».

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On assiste au même processus de reconnaissance et d’inscription familiale dans les familles adoptantes. R. Neuburger (2000) parle de « greffe mythique » qui, si elle « prend », amènera l’enfant à réellement ressembler à ses parents adoptifs, quels que soient sa couleur de peau, ses gènes ou son origine géographique.

La période de l’adolescence peut-elle être spécifique dans la situation adoptive ?

Nous considérons avec Bergeret (2003), Delage (2006), Cyrulnik (2004) que l’ado-lescence peut être envisagée comme une période sensible dans le développement psycho-affectif de l’individu. Il s’agit de la deuxième phase du processus de sépara-tion-individuation, le premier ayant eu lieu dans la petite enfance. De nombreux rema-niements ont lieu, chez le jeune, chez ses parents et dans la famille.

Durant cette deuxième phase, l’adolescent acquiert ou conforte une identité stable en se différenciant des autres et en particulier des autres membres de la famille aux-quels il est pourtant lié. On pourrait envisager ce processus comme un désengage-ment du jeune par rapport à sa famille : pourtant, il n’en est rien. Nous préférons parler de régulation, d’aller-retour entre deux positions qui paraissent antagonistes mais qui sont, en réalité, inter-reliées. Ces positions sont, d’une part, le travail psy-chique de l’individuation et d’autre part, l’affirmation et le maintien des premières relations. Ces allers-retours peuvent s’accompagner d’une réactivation des besoins de sécurité du jeune lui permettant, si la base de sécurité parentale le permet, d’aller explorer le monde. Au même moment et en miroir, les parents se retrouvent eux-mêmes soumis à ce même processus de changement (re)mettant en jeu leur(s) propre(s) attachement(s), leur position en tant que couple parental et conjugal ainsi que leur relation à leurs propres parents vieillissants. Par ces mouvements permanents entre sa famille et son groupe de pairs, l’adolescent interroge la perméabilité et la force du contenant familial. Il teste le lien et les attachements et c’est parfois cet aspect qui propulse une famille ou un adolescent dans la crise.

Et lorsque l’enfant entre dans sa famille par adoption ?

A première vue, l’adolescent(e) adopté(e) et ses parents ne sont ni plus ni moins concernés par ces réorganisations si ce n’est qu’ils doivent composer, eux, avec une double filiation : celle de la famille d’origine de l’enfant et celle de sa famille d’adoption.

Cette filiation supplémentaire peut avoir comme effet de coincer l’adolescent dans un conflit de loyauté bloquant l’accès à la question des origines et l’investisse-ment de nouvelles figures d’attachement. Ainsi, l’adolescent peut parfois éprouver de la culpabilité à s’intéresser à ses parents biologiques. Il peut s’interdire d’y penser pour se protéger d’une question douloureuse ou pour protéger ses parents d’une ques-tion qu’il imagine pouvoir les déstabiliser. A l’autre extrême, les mêmes circonstances peuvent entraîner un détachement total de sa filiation, voire un rejet de celle-ci ou

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encore le développement d’un symptôme le plaçant hors de tout choix. Projeter tout le mauvais sur ses parents adoptifs en les accusant d’être responsables d’un arrache-ment à ses parents de naissance (d’autant plus idéalisés qu’ils sont inconnus) peut avoir une fonction de protection narcissique pour le jeune (Le Run, 2005). Mais dans ces deux extrêmes, c’est finalement la légitimité du lien familial qui est mise en ques-tion, interrogée, testée, provoquée ou au contraire protégée avec, en arrière-fond, la crainte de voir ce lien se rompre.

Les parents adoptifs doivent, quant à eux, gérer les représentations et projections parfois menaçantes associées aux parents géniteurs. A ce sujet, Ivan Boszormenyi-Nagy (1984) avance que les parents adoptifs doivent reconnaître l’existence des parents « naturels » et le désir de leur enfant d’en savoir plus à leur propos. Ainsi, les deux ori-gines doivent pouvoir coexister, être reconnues pour ce qu’elles sont, sans pour autant entrer en concurrence.

Selon Pierre Benghozi (2007), l’adolescent est en souffrance lorsque la fonction contenante familiale est défaillante et ne suffit plus à assurer l’étayage du changement d’identité individuelle. L’« événement adolescence » peut alors prendre une valeur traumatique dans le sens où elle induira une effraction de la contenance psychique.

La famille adoptive peut être d’autant plus fragilisée durant cette période qu’elle ne reçoit pas vraiment le soutien de la société qui l’entoure. Il existe en effet un risque de surinvestissement du lien de sang au détriment des autres liens, pourtant tout aussi forts et investis. L’adoption a toujours tendance à être considérée comme légèrement suspecte… on laisse faire, mais les parents adoptifs doivent prouver au travers de multiples questionnaires et entretiens la qualité de leur intention de deve-nir parents. Ils bénéficient de stages parentaux pour les accompagner dans l’aventure. Le moindre faux pas, pourtant présent dans tout parcours parental, risque d’être lour-dement sanctionné par le regard légèrement satisfait de l’opinion publique.

Pierre Benghozi (2007) a élargi le concept de résilience individuelle développé notamment par Boris Cyrulnik (2004) au niveau de la famille. Il parle de « résilience familiale » pour évoquer la capacité à rebondir d’une famille fragilisée par des évé-nements internes ou externes ; on pourrait dire aussi que c’est la capacité psychique du groupe familial à démailler et remailler, à déconstruire et reconstruire les liens de filiation et d’affiliation. La résilience familiale nous semble utile comme métaphore pour éclairer ces situations où les enjeux de filiation peuvent, comme dans l’adop-tion, venir fragiliser un groupe avec pour corollaire un adolescent qui risque d’être inhibé dans sa quête d’autonomie. On peut prendre la mesure ici de l’importance du rôle de la famille élargie (notamment les grands-parents) mais aussi de l’environne-ment socioculturel en tant que tuteurs de résilience, dans le maintien ou la répara-tion du contenant familial.

Comme nous allons l’illustrer à l’aide d’une situation familiale, l’adolescence est une étape privilégiée pour la mise en question de la légitimité de la parenté et de confirmation de ce que nous appellerons « l’adoption réciproque ». Comme le souligne Stefano Cirillo (2006, p. 248), « La condition adoptive comporte normalement une charge supplémentaire, une activité mentale et émotive qui vient s’ajouter à ce que

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les adolescents et leurs parents doivent accomplir. » Cette activité supplémentaire peut entraver la continuité et l’appartenance, deux activités psychiques centrales dans la construction de l’identité et le développement de l’être humain.

Notre méthodologie de recherche comporte plusieurs questionnaires d’attache-ment, un questionnaire semi-directif et deux génogrammes : le génogramme libre et le génogramme imaginaire.

Le génogramme libre correspond à une représentation subjective de la famille : « Si je te dis famille, qu’est ce que tu me représentes ? ». Il s’agit d’une représentation personnelle de la famille qui ne correspond pas forcément à la réalité. Le génogramme imaginaire permet d’appréhender les représentations des différents liens d’apparte-nance d’une personne (que ces liens soient de type filiatif ou affiliatif). Cet outil per-met de représenter la famille de cœur, celle que l’on s’est construite au fil de la vie.

Le génogramme imaginaire a été élaboré par deux psychologues cliniciens fran-çais : Dominique Mérigot et Judith Ollié-Dressayre (2001). Les consignes du géno-gramme imaginaire sont lues au sujet comme les règles d’un jeu. On lui demande d’abord de constituer une liste des 10 personnes qu’il estime être les plus impor-tantes pour lui à l’heure actuelle. Ces personnes peuvent être des personnes vivantes ou mortes, elles peuvent faire partie de sa famille ou non, elles peuvent être aimées ou détestées. Le sujet est ensuite invité à nous présenter ces 10 personnes et à nous exposer les motivations qui l’ont amené à les choisir aujourd’hui.

Une phase complémentaire peut être introduite : on demande au sujet d’indiquer par un + ou un –, à côté de chaque nom, s’il s’agit d’une personne qui lui prend plu-tôt de l’énergie ou qui lui en donne. Durant la dernière partie du jeu, on demande au sujet de rassembler ces 10 personnes sous la forme d’un génogramme, comme si c’était une même famille. Chaque personne se voit ainsi attribuer un statut familial qui correspond ou non à son statut réel et se retrouve en lien de parenté avec les autres personnes de la liste.

On pourra alors se poser diverses questions telles que :

• Quelles sont les personnes qui sont investies comme figures maternelles et pater-nelles au-delà des exigences qu’impose au sujet le sentiment de loyauté familiale ?

• A quelle génération le sujet s’est-il placé ? Quelle est la structuration graphique du génogramme ? Quel est son contenu et quels sont les discours verbal et non verbal qui l’accompagnent ?

• Quel est le système relationnel d’attachement d’un individu, entre projection des liens familiaux et création de relations nouvelles ?

Le caractère imaginaire de cet outil est particulièrement adapté pour aborder la question du lien chez les adolescents adoptés car il offre la possibilité de se dégager d’un conflit de loyauté potentiel en permettant une représentation pouvant éventuel-lement intégrer les deux origines du jeune.

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L’histoire de Enzo3

Nous avons choisi cette situation familiale parce qu’en dépit des singularités qu’elle présente nécessairement, nous la trouvons représentative de certains enjeux adolescentaires et du type de questionnement présent dans les familles adoptives consultantes. Cette famille n’est pas une famille consultante mais une famille « consentante » qui a répondu positivement et même chaleureusement à notre invita-tion à participer à une recherche qui s’intéresse au vécu des familles qui ont eu recours à l’adoption.4

Enzo est un enfant de 11 ans qui a été adopté à l’âge de dix-huit mois. Sa mère, âgée de 57 ans, est hollandaise, son père qui a 50 ans, est italien. Ils habitent dans une ban-lieue chic du sud de Bruxelles. Ce qui les motive à participer à la recherche semble être la volonté du père de prouver que sa famille est « comme les autres ». Les parents ne sont pas mariés et on découvrira que Monsieur n’a pas le statut de père légal vis-à-vis de l’enfant. Seule la mère a adopté l’enfant. C’est elle qui a été le chercher en Colombie et elle semble avoir refusé que Monsieur engage lui aussi les procédures d’adoption.

Enzo est un jeune adolescent très vif, souriant et jovial. Il semble participer volontiers à l’entretien proposé ; au départ, enthousiaste et motivé à l’idée de parler de son adop-tion, il se montrera quand même, à certains moments, un peu intimidé par la situation.

Le père mène la danse, devançant souvent les réponses de sa femme, comme s’il souhaitait donner la meilleure image possible de sa famille. Ce qui frappe d’emblée, c’est la position de la mère qui réagit aux commentaires de son conjoint par une mise en retrait et une tendance à s’effacer, même si elle tentera à plusieurs reprises d’expri-mer son inquiétude pour son fils… ! Ce qui donnera l’occasion au père de banaliser les craintes de celle-ci.

Les représentations d’Enzo à travers ses génogrammes libre et imaginaire

Les deux génogrammes nous permettent de visualiser les représentations chez les parents comme chez l’enfant de leur manière d’être en lien. Le génogramme libre permet d’explorer les représentations actuelles que l’adolescent a de « sa famille » : il s’intéresse donc à sa filiation. Il est libre parce qu’il ne recherche pas l’objectiva-tion des liens biologiques et/ou légaux mais la réponse à la question suivante : « Si je te dis “ famille ”, que me dessines-tu aujourd’hui ? ». Le génogramme imaginaire, quant à lui, est un dispositif qui permet de cerner la famille de coeur. Il fait émerger le système relationnel d’attachement, entre projection des liens familiaux et création de relations nouvelles. Il donne souvent des informations précieuses sur les tuteurs de développement et de résilience en action ou susceptibles d’être activés par cet outil.

3 Les entretiens ont été réalisés et filmés par deux étudiantes mémorantes de l’ULB : R. Wuyts R. et L. Dautrey.

4 La méthodologie prévoit trois rencontres avec les parents et l’adolescent dans le cadre desquelles sont proposés les génogrammes libre et imaginaire ainsi qu’une évaluation cognitive et des questionnaires d’attachement.

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Nous regardons à travers la constitution des tracés si les deux composantes de l’attachement sécure sont présentes, à savoir : la recherche de sécurité (ancrage dans la filiation en termes d’inscription verticale) et l’ouverture au monde avec explora-tion de l’environnement (présence de lien d’alliance, existence de liens affiliatifs). On s’attend alors à trouver :

• Une inscription de la filiation verticale (transgénérationnelle). Présence de plu-sieurs générations.

• La possibilité pour l’adolescent de se référer en toute tranquillité à ses souvenirs d’attachement avec les parents, aux liens actuels et anciens qu’ils ont créés.

• La possibilité de traiter ses pensées et d’utiliser des stratégies de régulation des émotions lors des situations évoquées, en particulier lorsqu’on évoque des situa-tions de séparation.

• La capacité à maintenir avec les figures d’attachement parentales des relations positives, malgré les aléas de l’adolescence.

• L’existence de liens affiliatifs, ou liens d’alliances, avec des personnes extérieures à la famille.

Revenons à Enzo. Comme il se plaît à rappeler, il n’a « que » 11 ans. Il signale très vite qu’il ne se considère pas comme un adolescent ! Pourtant il apparaît, dans le contact, comme un adolescent très mûr, voire même grave pour son âge par rapport aux questions qu’il se pose.

Dans son génogramme libre, la représentation familiale est verticale et renvoie à trois générations. Enzo se représente comme le seul et unique descendant de sa double lignée. Il inscrit en majuscules PAPA et MAMAN. Les parents biologiques ne figurent pas sur le génogramme libre. La branche la plus fournie est la branche paternelle. Mais la branche maternelle est dessinée en premier (et le mot MAMAN est un peu plus grand que PAPA), ce qui peut venir compenser, le côté plus « touffu » de la branche paternelle. Il fera cette réflexion étonnante : « Oh dis donc, cette branche elle va être encombrée. L’arbre, il va tomber ». On peut voir cette réflexion en regard de la place importante prise par le père au sein des entretiens. Signalons que le grand-père maternel est placé dans une position où il pourrait être l’enfant de la mère, alors que sa maman est placée dans une position d’enfant de sa mère et de son beau-père. Quand on le questionne sur son grand-père maternel, il explique qu’il est décédé quand sa maman avait 15 ans. Il dit de celle-ci : « Elle ne parle jamais de son père à son fils [sic] ; il restait à la pâtisserie au lieu de fêter Noël ou le Nouvel An », « C’est vraiment triste à pleurer ; elle a comme une boule à la gorge si elle en parle ».

Il place sa petite copine Paula à ses côtés en expliquant l’importance du temps qu’elle lui consacre : il peut donc s’appuyer sur cette relation amoureuse qui témoigne de sa capacité à créer des liens hors de sa famille. En effet, il a une relation privilé-giée avec quelqu’un qui compte pour lui et réciproquement, pour qui il compte.

Dans son génogramme imaginaire, sa famille « de cœur », il va choisir en pre-mière et deuxième positions sa maman et son papa, puis en troisième et quatrième

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positions, ses parents biologiques. Il citera ensuite René et Viola qui ne sont pas de la famille mais « engagés » pour venir le chercher à l’école. Puis ses grands-mères 1 et 2, puis Paula et Marie- Claire. Il cite en premier sa maman biologique : « ma vraie maman », puis ajoutera son papa biologique. Il montre sa loyauté envers ceux-ci en les inscrivant comme des ancêtres qu’il ne partage pas en commun avec son papa et sa maman. Lui se voit comme le descendant, semble-t-il, de trois branches, il est le fruit de la jonction de trois lignées : celles de sa mère et de son père d’adoption, celle de ses parents biologiques. Alors qu’il a dû s’y reprendre à deux reprises lorsqu’il a construit son génogramme libre, Enzo réalise ce génogramme imaginaire avec une rapidité fulgurante, comme s’il avait tout de suite compris en quoi consistait la tâche sans que l’on ait besoin de spécifier les consignes. Serait-il plus à l’aise lorsqu’on lui propose de dessiner sa famille de coeur ? C’est l’impression qu’il nous donne. On verra que c’est juste l’inverse pour ses parents.

Dans ses deux génogrammes, Enzo apparaît comme bien ancré dans une généa-logie verticale trigénérationnelle. Pendant la passation du génogramme libre, il signale toutefois à plusieurs reprises, « J’ai l’impression d’oublier quelqu’un mais je ne sais pas qui », « J’ai toujours peur d’oublier quelqu’un, mais je ne sais pas qui ».

Figure 1 : Génogramme Libre d’Enzo.

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Peut-être peut-on voir cette impression d’oubli en lien avec les parents biologiques qui vont faire leur apparition dans le génogramme imaginaire. Peut-être peut-on aussi voir un lien hypothétique entre cette peur d’oublier, manifestation de sa loyauté, et ce qu’il décrit comme sa plus grande peur : la peur des fantômes. Quoi qu’il en soit, si Enzo est bien rentré dans cette phase du développement qu’on nomme adolescence, mais aussi « deuxième période (sensible) du processus d’indi-viduation-séparation », on peut s’attendre à ce qu’il manifeste une réactivation de ses besoins de sécurité. En début d’adolescence, typiquement vers 11-12 ans, les enfants sont plutôt renvoyés aux questions sur leurs origines, alors que le deuxième temps de l’adolescence renvoie d’avantage aux explorations extra-familiales. On a d’ailleurs, au génogramme imaginaire, une proportion plus grande de personnes extérieures à la famille pour les ados plus grands. Or, on note effectivement chez Enzo des questions sur ses origines concernant à la fois sa filiation maternelle et paternelle adoptive et sa filiation biologique. Dans le génogramme imaginaire, il dira à propos de sa mère biologique : « Ma maman biologique, je m’inquiète pour elle : c’est comme si je lui donnais mon énergie. Je me dis : j’espère qu’elle était jeune quand elle m’a mis à l’orphelinat, entre 30 et 40 ans, pour qu’elle reste en vie longtemps. Elle ne m’a pas abandonné, mais mis à l’orphelinat parce qu’elle avait pas les moyens de s’occuper de moi. »

En ce qui concerne la narration de l’histoire de son adoption par l’adolescent, elle nous semble assez positive. En effet, il fait non pas référence à un abandon,

Figure 2 : Génogramme imaginaire d’Enzo

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mais à une maman très soucieuse du bien-être de son enfant. Si soucieuse, qu’elle choisit de le confier pour qu’il ait un bel avenir. Toutefois, le fait qu’Enzo évoque cette « vraie maman » comme lui prenant de l’énergie, signe probablement un cer-tain inconfort psychique voire de la culpabilité : il parle de « stress » qu’on peut ima-giner lié à un conflit de loyauté entre ses deux origines. Certes une tension existe bel et bien chez l’adolescent, mais nous n’avons cependant pas suffisamment d’élé-ments qui donnent de la consistance à l’hypothèse d’un conflit de loyauté. Le sys-tème familial nous paraît, en effet, précisément très fonctionnel en permettant à Enzo d’exprimer cette mise en tension entre ses deux appartenances, c’est-à-dire sa double loyauté. Seul l’avenir permettra de voir si cette question des origines pourra être pe(a)nsée par le groupe familial dans le cadre de la dynamique de réajustements relationnels liés à l’adolescence. L’existence d’un contenant familial suffisamment souple et perméable permettra à Enzo de vivre ses explorations adolescentaires (ques-tion des origines, relations aux pairs, relations amoureuses) sans avoir trop besoin de se sécuriser auprès de sa famille. Un des risques que l’on pourrait entrevoir serait que les parents, ne se sentant pas eux-mêmes rassurés par ce qu’ils peuvent offrir à Enzo en héritage, contribuent, de ce fait, à freiner l’émancipation de leur fils : on assisterait alors à une rigidification du système.

Et que dit Enzo, de son père biologique ?

« Mon papa biologique, c’est plus que de la tristesse parce que je l’ai jamais vu. Mes parents savent même pas qui il est ; on a pas de nouvelles de mon père ; on ne sait même pas comment il s’appelle. Je ressens aussi de la tristesse. La même chose que ma maman… Je lui sauterais au cou, maman. Oui mes parent me disent tout le temps on ira (en Colombie). Mais moi j’ai envie d’y aller pas quand j’aurai 18 ans. Tout peut arriver d’un moment à l’autre. Comme ils sont pauvres, ils peuvent mou-rir de faim ou être tués. Mes parents aussi je les aime bien. Mais mes parents biolo-giques aussi. J’ai toujours été pressé de les retrouver. » A côté de sa demande récur-rente concernant la rencontre avec ceux qu’il appelle ses parents « biologiques », on observe des besoins d’encouragements et des remarques qui vont dans le sens d’un appel au réconfort et au besoin d’être sécurisé. En effet, Enzo souligne à différentes reprises qu’il ne faut pas perdre de vue qu’il est encore un enfant et précise qu’il ne se considère pas lui-même comme un adolescent. « Ça me fait rire quand on me dit “ jeune homme ”, l’adolescence, c’est surtout vers les 14 ans. »

Paula, selon Enzo, lui donne de l’énergie. « Elle m’en donne parce qu’elle sait que je suis adopté » (...) « Mais, allez, tu vas bientôt retrouver tes parents. Elle me le dit, alors que j’en parle jamais parce que j’aime pas en parler. »

Lors de la contemplation des génogrammes, ce qui étonne Enzo quand il est face à ses représentations :

1. Ce sont les femmes. « Il y a plus de femmes que d’hommes, donc c’est un pro-blème parce qu’on sait pas comment les disposer. »

2. « C’est elle aussi, Paula, parce qu’elle me donne des encouragements. Là je vois vraiment qu’elle m’aime. » Enzo fait ici allusion au soutien que lui offre sa petite amie pour reprendre contact avec ses parents géniteurs.

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Les représentations des parents à travers les génogrammes libre et imaginaire

Figure 3 : Génogramme imaginaire des parents.

Lorsque l’on regarde les représentations des parents, on peut voir que tous les deux, à leur façon, questionnent leur légitimité d’être le père et la mère d’Enzo. L’un et l’autre s’appliqueront séparément (génogrammes libres) à faire un portrait exhaustif de leur famille d’origine respective sans y placer ni leur conjoint ni leur fils. Lorsqu’ils réaliseront ensemble leur génogramme imaginaire autour de l’adoption (figure 3), ils auront à résoudre plusieurs points de désaccord avant d’en arriver, in fine, à oublier tous les deux d’y faire figurer Enzo ! Les parents vont cependant, lorsqu’on les y invite, tenter de pallier à cet « oubli » en plaçant finalement Enzo au centre de leur génogramme imaginaire. Les questions que l’on peut se poser concernent le sen-timent d’appartenance à la famille qu’ils ont créée avec lui sont : Font-ils confiance aux liens qui les unissent ? Ou, au contraire, doutent-ils de cette identité groupale ? La greffe mythique a-t-elle pris ?

La mère : on peut voir que celle-ci exprime des doutes concernant ce qu’on a appelé l’adoption réciproque, comme si elle remettait en question le fait de s’autori-ser à être réellement la mère d’Enzo. Elle n’inscrit pas Enzo dans son génogramme libre. Elle dit indirectement à Enzo qu’elle n’est pas sa vraie mère. Quand on lui demande quelle ressemblance elle a avec son fils, elle dit qu’il n’y en a pas et elle parle des ressemblances paternelles ; elle aurait voulu l’appeler David mais elle a gardé son prénom « Enzo » car elle trouve que cela fait partie de son passé « Je ne voulais pas y toucher ». En fait, elle aurait préféré une fille, mais le service d’adop-tion lui a proposé un garçon et elle n’a pas osé refuser car elle n’aime pas, en théo-rie, que l’on puisse choisir le sexe. Elle parle beaucoup à Enzo de sa « Mamasita », dont elle dit qu’elle doit être « fière de lui ». Elle en parle comme si elle seule était sa vraie maman. Il a quand même ses gènes, dit-elle, l’éducation ça compte, mais il y a ce qu’il a été aussi (précisons que le papa n’est pas du tout d’accord avec elle). Aurait-elle l’impression d’usurper une place qui ne lui revient pas ? En tout cas, dans la lignée maternelle, ce que nous apprend le génogramme de Madame, c’est

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que les pères sont peu présents ou qu’ils ont quitté le foyer familial. Son père à elle ne voulait pas d’une fille et n’est donc pas venu visiter sa femme à la maternité. Elle en semble fort touchée encore à présent et dit : « J’avais un père et à la fois j’avais pas vraiment un père. Et avec le deuxième, mon beau-père, j’étais encore moins gâtée. C’est triste hein ? ». Elle insiste sur le fait qu’elle a pu offrir un papa à son enfant, contrairement à elle et à sa mère qui n’avait pas de papa non plus. Pourtant, et cela semble a priori paradoxal, elle n’a pas voulu que son conjoint ait un droit légal sur l’enfant. Elle dit avoir donné un père à Enzo et que seul le père transmet les valeurs familiales. Elle est contente qu’Enzo ait une grande famille grâce au père. Mais comme elle n’a pas souhaité que celui-ci adopte l’enfant, le père n’a en réalité aucun droit légal sur son fils ! S’agit-il d’une loyauté cachée ? On pourrait reprendre cette phrase prononcée par la mère (à propos de son propre père) pour Enzo : « Il a un père mais en même temps, il n’a pas vraiment un père… ». Que dire aussi de la grand-mère maternelle de Madame qui a été séparée de sa sœur parce que son père était parti, alors qu’elle était épileptique et que sa mère ne pouvait pas élever seule deux enfants. Sa sœur aurait été, en conséquence, confiée à une famille d’accueil. Ce confiage d’un enfant, non pas adopté mais accueilli, fait partie de l’histoire personnelle et des représentations de cette femme. On peut se demander si le fait de donner tant de poids à la « mamasita » n’est pas en rapport avec sa loyauté pour la femme seule, qu’a aussi été son arrière-grand-mère qui fut obligée de confier son enfant parce qu’elle n’avait pas les moyens économiques de l’élever.

Le père : la manière dont il se comporte viendrait-elle contrebalancer l’absence de filiation légale ? Pour ce papa, décrit comme autoritaire et contrôlant, qui n’a pas mis son fils dans son génogramme libre, la greffe mythique, si l’on en croit son dis-cours, a pris. Le père est visiblement le gardien invétéré du mythe familial. Le papa contrôle tout, y compris ce que la mère exprime, qu’il revoit toujours à la lumière de ses représentations à lui. Son fils est comme lui-même, fidèle aux valeurs de sa famille, conforme à celles-ci. Il pointe chez son fils les ressemblances avec lui-même et avec sa famille d’origine ; il explique à quel point leur relation est d’une extrême proximité ! « Il est à notre image : il a un bon fond, il est honnête, il est pas agressif. Quand je le vois, je me dis : moi, à son âge, j’étais comme ça aussi ! je lui dis depuis qu’il est tout petit, Enzo, on doit tout se dire, tout est basé sur le dialogue. » On apprendra aussi qu’il ne voulait pas parler de l’adoption à quiconque, même à sa propre mère, parce qu’il ne voulait pas être « influencé ». Tout porte à croire que ce projet n’aurait pas été soutenu pas sa famille d’origine, italienne, pour laquelle il évoque que ne sont considérés comme valables que les liens de sang. Est-ce lui aussi, par loyauté cachée, qu’il se retrouve dans une position ambiguë, être père sans tota-lement l’être ? Sans pouvoir confirmer ou infirmer ce type d’hypothèse, on peut quand même s’interroger sur le parallélisme entre l’énorme pouvoir des femmes dans sa famille d’origine et la situation dans laquelle il se retrouve et qu’il semble essayer de compenser, nous semble-t-il, en exerçant son pouvoir et son autorité. Sa mère a perdu sa propre mère à 11 ans. Elle s’est occupée de tous ses frères et sœurs. Elle n’a pas eu la vie facile. Son père est mort dans les mines quand il avait 10 ans. Il semble vouer une grande admiration à sa mère et pointe les personnages féminins de sa famille comme étant les piliers de la transmission. On se rappellera la remarque

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d’Enzo qui note avec étonnement l’importance des femmes dans sa représentation et l’encombrement de la branche paternelle dont il peut craindre qu’elle ne penche tellement qu’elle en vienne à tomber !

En conclusion

Qu’en est-il de la légitimité du lien ? Y a-t-il eu « adoption réciproque » ? Enzo se sent-il inscrit dans une appartenance familiale ?

Enzo s’inscrit dans une triple lignée : son lien filial s’articule à la jonction de trois branches ; il a bien le sentiment d’être l’enfant de ses parents, sans renier les liens d’origine ; on peut penser qu’il a donc symboliquement adopté ses parents. Sa représentation de la filiation est additive et sa conception de la parentalité, multiple. Donc, s’il a adopté ses parents, est-ce réciproque ?

Bien que l’on puisse parler pour la mère, comme pour le père, d’une volonté d’ins-crire Enzo dans leur filiation, les parents ne semblent pas encore tout à fait y croire. L’existence des parents naturels est reconnue et conservée dans la mémoire fami-liale, ce qui est probablement un « plus », mais on peut se demander si ce passé n’est pas rendu trop présent au point d’affaiblir le mythe d’appartenance groupale. En effet, les parents de Enzo dissocient leur famille d’origine de la famille qu’ils ont créée avec Enzo. On voit dans cette histoire que les parents se représentent les liens adop-tifs comme moins solides que ceux qui unissent Enzo à ses parents biologiques. C’est surtout vrai pour la maman qui revient sans cesse auprès de son fils pour sou-ligner l’importance de la « Mamasita ». Rappelons ici qu’une éventuelle forme de loyauté à son arrière-grand-mère pourrait aider à comprendre le « trop de place » laissé à la mère biologique d’Enzo, parallèlement à une tendance à s’effacer comme mère d’adoption. Le père est moins inquiet sous cet aspect, quoique provenant d’une famille qui donne priorité aux liens de sang. Peut-être est-il sous l’emprise d’une loyauté invisible ? En tout cas, il est également fragilisé dans sa position de père parce qu’il n’a pas le statut légal de père d’Enzo. On voit qu’Enzo, en miroir avec les rap-pels répétés de sa maman, se préoccupe de ses parents biologiques qu’il considère comme source de stress. Concernant le sentiment d’appartenance familiale, si le papa se reconnaît en son fils et souligne qu’il est porteur du mythe familial et des attentes et valeurs de son clan, il semble que cela se joue pour lui dans une dimension exclusive. On peut s’interroger sur la possibilité dans cette famille de se fabriquer une représen-tation commune, un « modèle opérant partagé », un mythe commun. Il nous semble que nous sommes en présence d’une famille qui a besoin d’être rassurée dans le maintien de son identité groupale. « Dites-nous qu’on est bien une famille comme les autres », disait le père. Cette reconnaissance nous paraît essentielle, comme pour d’autres familles qui ont eu recours à l’adoption, pour légitimer leur sentiment d’apparte-nance et la solidité de leurs liens.

Ce qu’on a eu envie de leur dire en retour ?

Aux parents : « Malgré les fragilisations provoquées par des événements externes et internes, vous êtes bien les vrais parents d’Enzo car ni la multiplicité des figures

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d’attachement de cet enfant, ni le mode d’entrée de celui-ci dans votre famille ne remettent en cause, pour lui, la force des liens qui vous unissent. »

A Enzo : « Nous avons le sentiment que toi, contrairement à tes parents, tu n’a pas une vision exclusive mais additive de la parenté et de la filiation, comme c’est le cas dans d’autres cultures, notamment les cultures africaine ou latino-américaine. »

Zoé RosenfeldUniversité Libre de Bruxelles

CP 122, avenue F.D. Roosevelt 501050 Bruxelles

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