+ All Categories
Home > Documents > Synergisme ou synergie? Liberté et grâce dans le dialogue entre Luthériens finlandais et...

Synergisme ou synergie? Liberté et grâce dans le dialogue entre Luthériens finlandais et...

Date post: 05-Dec-2023
Category:
Upload: uef
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
26
ISTINA LIII (2008), p. 339-363 Synergisme ou synergie ? Liberté et grâce dans le dialogue entre luthériens finlandais et orthodoxes russes Antoine LÉVY, o.p. * On s’étonnera à juste titre de trouver une étude sur le dialogue théolo- gique officiel entre l’Église luthérienne de Finlande (ELF) et l’Église Or- thodoxe de Russie (EOR) dans une suite d’articles consacrés à l’Église orthodoxe de Finlande (EOF). Celle-ci a, de fait, assisté comme de l’extérieur à ce dialogue, qui, inauguré en 1970, s’est poursuivi sans in- terruption depuis, malgré l’histoire politique pour le moins mouvementée de la Russie contemporaine. On doit rappeler que l’EOF se trouve elle- même engagée dans un dialogue local avec l’ELF. Ce dernier, tenu moins régulièrement et touchant des thèmes d’intérêt plus culturel ou pastoral, ne peut toutefois prétendre rivaliser avec le précédent dans l’ordre dog- matique. Quant à la participation d’observateurs issus de l’EOF au dia- logue entre ELF et EOR, elle ne saurait justifier à elle seule une étude de ce type, même lorsqu’il s’est agi de personnalités aussi remarquables que l’archevêque Paavali (1914-1988) et l’archevêque Johannes (1923-). Soutenir que cette absence – ou que cette présence en pointillé – donne une image assez précise de la situation de l’Orthodoxie en Fin- lande, n’a cependant rien d’une pirouette destinée à justifier le présent ar- ticle. Volens nolens, l’Orthodoxie finlandaise s’est trouvée prise depuis l’origine au beau milieu de l’affrontement historique entre deux forces ecclésiales sans commune mesure avec ses propres ressources matérielles et spirituelles. La tradition chrétienne latine, catholique jusqu’au XVI e siècle, puis luthérienne, a développé sa présence à partir de la côte ouest depuis le Haut Moyen-Âge. À la même époque, la tradition byzantine a commencé sa diffusion depuis l’Est, à partir de Novgorod d’abord, puis de Moscou. Si l’EOF s’est efforcée de se frayer une voie originale entre ces deux sphères d’influence géo-ecclésiales, c’est précisément en tirant parti de manière positive de cette interaction, notamment depuis l’après- guerre. À la mémoire de ses racines orientales s’est ajouté un rare esprit d’ouverture aux valeurs occidentales. Par ailleurs, on peut légitimement soutenir que l’Église orthodoxe est loin d’être étrangère à l’essor du dia- * Directeur du Studium Catholicum d’Helsinki. Docent en théologie de l’Université d’Helsinki.
Transcript

ISTINA LIII (2008), p. 339-363

Synergisme ou synergie ? Liberté et grâce dans le dialogue entre

luthériens finlandais et orthodoxes russes

Antoine LÉVY, o.p. ∗

On s’étonnera à juste titre de trouver une étude sur le dialogue théolo-gique officiel entre l’Église luthérienne de Finlande (ELF) et l’Église Or-thodoxe de Russie (EOR) dans une suite d’articles consacrés à l’Église orthodoxe de Finlande (EOF). Celle-ci a, de fait, assisté comme de l’extérieur à ce dialogue, qui, inauguré en 1970, s’est poursuivi sans in-terruption depuis, malgré l’histoire politique pour le moins mouvementée de la Russie contemporaine. On doit rappeler que l’EOF se trouve elle-même engagée dans un dialogue local avec l’ELF. Ce dernier, tenu moins régulièrement et touchant des thèmes d’intérêt plus culturel ou pastoral, ne peut toutefois prétendre rivaliser avec le précédent dans l’ordre dog-matique. Quant à la participation d’observateurs issus de l’EOF au dia-logue entre ELF et EOR, elle ne saurait justifier à elle seule une étude de ce type, même lorsqu’il s’est agi de personnalités aussi remarquables que l’archevêque Paavali (1914-1988) et l’archevêque Johannes (1923-).

Soutenir que cette absence – ou que cette présence en pointillé – donne une image assez précise de la situation de l’Orthodoxie en Fin-lande, n’a cependant rien d’une pirouette destinée à justifier le présent ar-ticle. Volens nolens, l’Orthodoxie finlandaise s’est trouvée prise depuis l’origine au beau milieu de l’affrontement historique entre deux forces ecclésiales sans commune mesure avec ses propres ressources matérielles et spirituelles. La tradition chrétienne latine, catholique jusqu’au XVIe siècle, puis luthérienne, a développé sa présence à partir de la côte ouest depuis le Haut Moyen-Âge. À la même époque, la tradition byzantine a commencé sa diffusion depuis l’Est, à partir de Novgorod d’abord, puis de Moscou. Si l’EOF s’est efforcée de se frayer une voie originale entre ces deux sphères d’influence géo-ecclésiales, c’est précisément en tirant parti de manière positive de cette interaction, notamment depuis l’après-guerre. À la mémoire de ses racines orientales s’est ajouté un rare esprit d’ouverture aux valeurs occidentales. Par ailleurs, on peut légitimement soutenir que l’Église orthodoxe est loin d’être étrangère à l’essor du dia-

∗ Directeur du Studium Catholicum d’Helsinki. Docent en théologie de l’Université

d’Helsinki.

340 A. LÉVY

logue œcuménique entre Luthéranisme finlandais et Orthodoxie russe. Malgré son écrasante suprématie du point de vue quantitatif, l’Église lu-thérienne ne saurait esquiver les questions que pose la permanence, la croissance quantitative et l’influence culturelle d’une autre Église natio-nale, Église dont l’ethos spirituel et théologique se trouve si étranger au sien. Inversement, le fait que le Patriarche Pimen n’ait pas hésité à parler d’ « orthodoxalité » à propos de l’ELF reflète vraisemblablement l’influence tacite exercée par l’Orthodoxie finlandaise au-delà de ses li-mites confessionnelles

1. La longue coexistence de l’ELF avec une Église orthodoxe qui a autant, sinon plus de titres historiques qu’elle à incarner l’enracinement premier du christianisme en Finlande, n’a pas manqué de marquer l’ELF en profondeur. Si éloigné que soit le Luthéranisme finlan-dais de l’univers religieux orthodoxe, celui-là, à comparer avec le Luthé-ranisme des autres pays scandinaves, demeure tout de même le mieux à même de saisir le sens et la vie intérieure de celui-ci. On peut donc consi-dérer à bon droit que le dialogue théologique entre luthériens finlandais et orthodoxes russes est, dans le champ de l’œcuménisme, un fruit indirect de la remarquable persistance dans l’existence de l’Orthodoxie finlan-daise.

La dernière session du dialogue théologique entre l’EOR et l’ELF s’est tenue il y a quelques mois à peine (septembre 2008). Le thème en était : « La liberté comme don et comme responsabilité ». Malgré un re-marquable ouvrage qui en retrace l’histoire et en situe les acquis par rap-port aux dialogues parallèles menés entre luthériens et orthodoxes, le dia-logue russo-finlandais reste mal connu au-dehors de la Finlande 2. Cela est en partie dû à des difficultés d’ordre linguistique. Les documents offi-ciellement publiés sont rarement l’objet d’une traduction en anglais. Mais cela tient surtout au fait que la plupart des documents d’archives ne le sont pas. Le public finlandais ne dispose que de minces recueils conte-nant déclarations officielles et exposés thématiques donnés par les parti-cipants. Les matériaux qui nous paraissent les plus intéressants au point de vue de la réflexion théologique, à savoir les comptes-rendus des dis-cussions menées soit à l’intérieur de la commission finlandaise chargée de préparer les rencontres, soit dans le cadre de ces rencontres elles-mêmes, n’ont pas fait l’objet de publications et se trouvent conservés dans les archives du Directoire de l’ELF. L’article que nous publions ici se fonde sur la consultation de ces sources consignées en langues diverses (suédois, russe, allemand, danois même), la langue dominante restant le finnois

3.

1. Discours à l’occasion du soixantième anniversaire de la restauration du Patriarcat de Moscou, 25 mai 1978. Le texte du discours a été publié dans diverses revues du Pa-triarcat, mais nous n’avons pas réussi à retrouver les références.

2. R. SAARINEN, Faith and Holiness: Lutheran - Orthodox Dialogue 1959-1994, (Kirche und Konfession 40), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997. On consultera également le site internet conçu par le même auteur et consacré à l’ensemble des dia-logues luthéro-orthodoxes, http://www.helsinki.fi/~risaarin/lutort.

3. Notre reconnaissance va au Département des affaires extérieures de l’ELF (Risto Cantell, Kaisamari Hintikka, Minna Väliaho). Il nous a en effet été très généreusement

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 341

Le propos de notre étude n’est pas de présenter les lignes générales

d’un dialogue qui a abordé, durant près de quarante ans de rencontres ré-gulières, un grand nombre de thèmes théologiques

4. Notre intention est de suivre de manière critique l’évolution de la réflexion autour d’une no-tion spécifique, celle de synergie. Sans avoir jamais elle-même fourni le thème d’une rencontre en particulier, le thème synergique, présent dès les premières sessions, ressurgit à peu près dans toutes celles qui ont suivi à un moment ou à un autre. On percevra mieux la richesse actuelle ou po-tentielle de ce dialogue si difficilement accessible, en montrant tout le parti théologique susceptible d’être tiré de discussions qui ont traité, avec la synergie, de tant d’autres notions qui ne seront pas examinées ici.

Notre approche n’est pas historique, mais systématique. Nous com-mençons par spécifier les types de problèmes liés à la notion de synergie. Nous examinons ensuite la manière dont les participants au dialogue ont tenté de parvenir à une solution. Nous esquissons enfin, à titre personnel cette fois, une voie de recherche fondée sur les intuitions formulées au cours de ces rencontres.

1. La synergie comme locus theologicus

Aussi paradoxal que le fait paraisse au lecteur non averti, le dialogue officiel avec l’Orthodoxie russe a été l’occasion pour la théologie luthé-rienne d’une renaissance de l’étude portant sur les écrits originaux de Lu-ther (Lutherforschung). Cela témoigne de l’approche originale suivie par les théologiens finlandais. La confrontation avec l’Orthodoxie ne passe pas par une connaissance éprouvée de la tradition byzantine et russe, comme c’est le cas pour les homologues allemands de la commission fin-

accordé accès aux archives du Département. Nous assurons, pour notre part, la responsa-bilité des traductions proposées dans cet article.

4. Les thèmes abordés sont l’Eucharistie (1970 et 1971), le Sacerdoce et le salut (1974), le Salut dans ses relations à la justification et à la divinisation (1977), Foi et chari-té (1980), l’Église (1983), Sainteté et sanctification (1986), la Création (1989), Doctrine apostolique (1992), Mission de l’Église (1995), Liberté du chrétien et liberté politique (1998), Vision de l’homme (2005). La rencontre de 2002 a donné lieu à un bilan des dia-logues précédents. Jusqu’au changement de régime en Russie, toutes les sessions devaient comporter une partie éthico-politique, touchant notamment aux questions de la paix et du désarmement. Le désir du KGB de faire des Églises le relais de la propagande soviétique en direction de l’Occident est sans doute pour beaucoup dans le lancement et la poursuite du dialogue entre l’EOR et l’ELF. En la matière comme en tant d’autres, la Finlande a servi de chemin d’accès privilégié, cf. l’étude de R. SAARD, Suurenmoinen rakkauden näytelmä [Mettre en scène l’amour avec faste], Tallinn, Argos, 2006. On ne saura sans doute jamais jusqu’à quel point les luthériens finlandais se sont volontairement prêtés au jeu qui faisait d’eux de « commodes idiots », selon la formule de Lénine, cf. la toute nou-velle biographie de P. NIIRANEN sur l’archevêque Simojoki, Martti Simojoki kirkon ääni, Helsinki, Kirjapaja, 2008, p. 394. Comme on le verra dans la suite, ces circonstances n’ont pas empêché le développement d’une véritable réflexion théologique au sein de la délégation luthérienne. De ce point de vue, les idiots n’étaient peut-être pas tous du côté finlandais.

342 A. LÉVY

landaise (Gemeinsame Lutherisch-Orthodoxe Kommission). À vrai dire, cette connaissance fait, le plus souvent, curieusement – et malheureuse-ment – défaut aux théologiens finlandais. Elle se trouve cependant com-pensée par un remarquable effort ad intra, visant à renouer de manière créatrice avec les sources de la tradition dogmatique luthérienne, telle qu’elle s’exprime notamment dans les écrits de Luther. La mise en valeur d’une conception proprement luthérienne de la notion de divinisation, sous l’impulsion de Tuomo Mannermaa, a retenu l’attention du monde œcuménique et suscité un débat qui dure encore au sein du Luthéra-nisme 5. Il convient donc de distinguer les thèmes officiellement abordés de la problématique théologique de fond du dialogue. Celle-ci peut se ré-sumer à la question suivante : dans quelle mesure le Luthéranisme a-t-il les moyens théologiques de recevoir les richesses spirituelles de la tradi-tion orthodoxe ? De ce point de vue, le thème de la divinisation, bien qu’il n’ait jamais été abordé de front, ressortit à cette problématique de fond, car cette notion se situe de fait au cœur de l’héritage spirituel et dogmatique de l’Orthodoxie. Le mérite de la réflexion lancée par Man-nermaa est d’avoir démontré l’existence d’une voie de passage entre deux univers de pensée jusqu’alors tenus pour inconciliables, l’un édifié sur la base de la notion de justification, l’autre sur l’idée de divinisation. Il n’en demeure pas moins que le principe de solution formulé par Mannermaa, comme tout principe de solution, est lui-même à l’origine de nouvelles questions, c’est-à-dire de nouveaux problèmes. L’un d’entre eux, et non le moindre, porte sur la notion de synergie. Si les difficultés propres à l’usage de cette notion sont souvent mentionnées dans le contexte de cette discussion, elles n’ont pas encore fait l’objet d’une étude spécifique. Nous entendons ici montrer que l’avenir du dialogue entre Luthéranisme et Orthodoxie passe par une réflexion rigoureuse sur le thème de la sy-nergie. Le fait que la dernière session du dialogue ait été consacrée à la question de la liberté, laquelle est au centre de la controverse liée à cette notion, semble indiquer que telle est bien la voie choisie par les membres du dialogue.

Les théologiens finlandais ont été avertis des difficultés soulevées par la notion de synergie dès les travaux préparatoires à la seconde session du dialogue en 1971. Dans un long rapport sur les positions de l’EOR au sein des dialogues bilatéraux depuis 1967, Kauko Pirinen, spécialiste de l’histoire de l’Église, signale que le dialogue de la Gemeinsame Kommis-sion s’est « heurté au problème de la synergie » lors de sa quatrième ses-sion. Ogitski, théologien orthodoxe, y avait soutenu que l’homme doit coopérer selon ses efforts propres à la grâce divine en vue de son salut.

5. Selon Mannermaa, Ritschl et les représentants du néo-kantisme dans la théologie

luthérienne ont abusivement sacrifié la dimension ontologique de la pensée de Luther sur l’autel de la subjectivité moderne. C’est la présence réelle, sur le mode d’une forma for-mans, du Christ dans la foi qui divinise le chrétien, sans toutefois le justifier (à la diffé-rence de ce que la tradition luthérienne a rejeté sous le nom « d’osianderisme »), cf. In Fide Christus adest, Luterilaisen ja ortodoksisen kristinuskonkäsityksen leikkauspiste, Helsinki, Societas Missiologica et Œcumenica Fennica, 1979.

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 343

Certes, il s’est trouvé un consensus pour affirmer que la « doctrine des mérites » ne concernait pas la vision orthodoxe de cette coopération 6. La divergence de vue n’en demeure pas moins : « Les orthodoxes ne sont pas prêts à considérer la "vie nouvelle" comme un fruit spontané de la foi. Ils insistent sur la nécessité d’efforts conscients du côté de l’homme » 7.

La question fait véritablement son apparition dans le dialogue russo-finlandais quelques années plus tard, lors des discussions en séance plé-nière à Kiev, en 1977. Les considérations exprimées à ce propos par l’archiprêtre Borovoj, présent en sa qualité de représentant orthodoxe au Conseil Mondial des Églises, s’inscriront dans la mémoire vivante du dia-logue. Après avoir critiqué une approche exégétique (J. Thuren) qui, dé-laissant le principe d’inerrance de l’Écriture, se réfère à la littérature pro-fane d’inspiration platonicienne pour éclairer le thème de la divinisation dans la seconde Épître de Pierre, Borovoj déclare :

« Lorsque nous parlons de justification, de foi, de bonnes œuvres, de sa-lut, il convient d’invoquer un terme qui pourrait bien être une clé pour tous ces sujets où nous nous heurtons à une incompréhension mutuelle. Nous parlons de la même réalité, mais nous l’envisageons sous différents points de vue. Il convient d’invoquer le terme de synergie. Si nous tom-bons d’accord pour affirmer que le salut est suspendu à la synergie entre l’homme et Dieu, Celui-ci gardant en main le point de départ et le sens de cette réalité, tout en exigeant une certaine implication de la part de l’homme au titre de la coopération, si nous approuvons cela, la compré-hension mutuelle devient possible »

8. On ne pouvait mieux prévenir les membres du dialogue de

l’importance du thème synergique. Il reste que le dialogue, malgré les instances de Borovoj, n’est jamais

parvenu à formuler un consensus clair à ce sujet. Chargé de rédiger en 2002 un court bilan de l’ensemble des résultats acquis au cours des ses-sions dans le champ proprement dogmatique, J. Forsberg note que la question portant sur « les relations entre la grâce divine et la liberté hu-maine dans l’œuvre de salut » est la plus difficile de toutes. « Elle est re-venue à nouveau sur le tapis lors des dernières discussions, mais elle n’a jamais été traitée en profondeur »

9. La radicale déficience qui, dans la

6. Zagorsk (1971), « L’Église orthodoxe dans les dialogue bilatéraux après 1967 »,

p. 8-9. 7. Ibid., p. 13. 8. Kiev (1977), procès-verbal de la séance plénière en finnois (désormais simple-

ment : « procès-verbal »), p. 31. Résumant en 1988 les premières rencontres entre luthé-riens allemands et orthodoxes roumains, H. J. Held évoque l’état « encore confus » de la discussion portant sur la synergie. Un théologien roumain indique « l’angoisse » qui est de règle des deux côtés dès lors que le thème est soulevé, cf. « Rechfertigung und Syner-gie » dans Rechtfertigung und Verherrlichung des Menschen durch Jesus Christus, Stu-dienheft im Auftrag des Kirchenamtes der Evangelischen Kirche in Deutschland, 23, 1995, p. 12.

9. « Les avancées dogmatiques dans le dialogue : une évaluation », p. 3. H.-O. Kvist, commentant le rapport précédent, s’accorde à voir ici la plus difficile de toutes les ques-tions. Kvist montre, en résumant ce qui est venu au cours des discussions précédentes, que

344 A. LÉVY

perspective luthérienne, affecte la liberté humaine à la suite du péché ori-ginel est, selon Forsberg, le principal obstacle à la réception de la notion orthodoxe de synergie.

Que peut-on dire cependant de la configuration précise du problème, telle qu’elle est venue au jour au cours des discussions ? Comme on va le voir, la question s’inscrit d’emblée dans le cadre des avancées théolo-giques dont T. Mannermaa est à l’origine. Lors des séances plénières à Järvenpää, en 1974, Mannermaa affirme que seule une conception onto-logique de la divinisation permet de surmonter la distance entre l’approche platonisante de l’Orthodoxie et l’approche « nominaliste-personnaliste » du Luthéranisme. Répliquant à Mannermaa, V. Stojkov soutient que cette « conception ontologique » de la « vie en Dieu » selon la grâce justifiante du Christ se situe d’ores et déjà sur un horizon unilaté-ralement luthérien. D’un point de vue orthodoxe, la divinisation n’est pas d’emblée acquise avec le don de la foi ; elle est un but vers lequel tend le croyant, joignant dans cette intention ses propres efforts à la grâce di-vine : « Chaque personne peut devenir participante de la vie divine à tra-vers la communion eucharistique et l’accueil de la grâce ; toutefois, il in-combe également à chacun de prendre part, en vertu de ses actes propres, à l’avènement de cette communion avec Dieu, de ce salut »

10. La portée œcuménique de la conception mannermanienne de la divinisation semble toucher ici sa limite. Pour le Luthéranisme, la divinisation est recevable pour autant qu’elle soit intégrée à la sphère de la foi. Pour l’Orthodoxie, la foi est seulement le point de départ du chemin vers la divinisation. Ce-lui-ci ne saurait être franchi sans que le croyant complète par une série d’actes concrets ce qui manque à la simple adhésion de foi. Faut-il en conclure que le principe de solution avancé par Mannermaa n’est qu’un faux-semblant ? On ne saurait exclure qu’un tel principe ne puisse être développé en un sens convergeant avec la perspective orthodoxe. Cepen-dant, avant de conclure dans un sens ou dans un autre, il faut prendre la mesure des difficultés suscitées, dans le camp luthérien, par la réponse de Stojkov à Mannermaa.

On trouve explicitement mention de la synergie en deux passages du Nouveau Testament :

Mc 16, 20 : « ils s’en allèrent prêcher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux (toÒ kur%ou sunergoÒntoV / Domino cooperante) et confirmant la Parole par les signes qui l’accompagnaient ». 1 Cor 3, 9 : « Car nous sommes les coopérateurs de Dieu (QeoÒ g@r æs-men sunergo% / Dei enim sumus adiutores) ; vous êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu ».

Naturellement, ceux qui soutiennent la nécessité pour l’homme d’œuvrer à son propre salut peuvent citer bien d’autres passages des Écri-

ce problème si délicat et « périlleux » n’a pas encore reçu de traitement adéquat, « Réac-tions à la présentation de J. Forsberg », p. 1-3.

10. Järvenpää (1974), procès-verbal, p. 77.

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 345

tures en faveur de leur thèse

11. Au détour d’une discussion sur la synergie (Järvenpää, 1974), l’évêque Mikhail déclare habilement, avec une amer-tume dont toute ironie n’est pas absente :

« Je suis très déçu. Je me trouve dans l’incapacité de trouver chez vous, Luthériens, ce qui constitue pour nous, Orthodoxes, le caractère le plus respectable de votre tradition. Auparavant, les Luthériens se référaient constamment à la Bible comme à "ce qui est écrit". Maintenant, il semble qu’on ait trouvé plus excellent que l’apôtre Paul, S. Jean ou S. Luc »

12. Sans répondre à l’argument scripturaire proprement dit, l’archevêque

Simojoki tente d’exprimer le sens de l’approche luthérienne : « Ce qui vient en premier est la doctrine sur l’homme pécheur, la justifi-cation, la foi seule, la grâce seule en vue du Christ seul. Cela signifiait tout pour Luther.[...], cela signifie également tout pour nous [...]. Telle est la raison pour laquelle nous montrons en quelque sorte les signes d’une allergie lorsqu’on mentionne le terme de synergisme »

13. De fait, le terme de synergisme est chargé de tout un poids de contro-

verses dogmatiques venu des temps premiers de la Réforme. Il a sa pro-tohistoire dans la controverse sur le libre-arbitre entre Érasme et Luther. Tout en affirmant que la volonté humaine ne peut consentir à la grâce di-vine que portée par celle-ci, Érasme soutient, contre Luther, que la volon-té est libre dans la mesure où elle peut accepter ou refuser de « s’appliquer » à la grâce. Même si la chose ne retient pas l’attention de Luther sur le moment, le terme grec surgit au moins une fois sous la plume d’Érasme :

« Nous ne devrions rien arroger à nous-mêmes, mais imputer tous les dons reçus à la divine grâce, qui nous a appelés après que nous nous fus-sions détournés, qui nous a purifiés par la foi, et a accordé à notre volonté de pouvoir devenir synergos de la grâce, quand même la grâce est suffi-

11. Même si le terme de synergie en est explicitement absent, le passage suivant de

l’épître aux Philippiens (2, 12-13) en exprime précisément l’idée : « Ainsi donc, mes bien-aimés, avec cette obéissance dont vous avez toujours fait preuve, et qui doit paraître, non seulement quand je suis là, mais bien plus encore maintenant que je suis absent, travaillez avec crainte et tremblement à accomplir votre salut (t¦n ¢autän swthr%an ka-terg@zeshqe / vestram salutem operamini) : aussi bien, Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir et l’opération même, au profit de ses bienveillants desseins ». Comme on le voit, l’affirmation synergique est suivie par une affirmation à la tonalité franchement mo-noenergique sans que l’auteur de l’épître ne laisse apparaître le moindre sentiment d’une contradiction.

12. Järvenpää (1974), procès-verbal, p. 80. 13. Ibid, p. 82. Commentant la seconde épître de Pierre (1, 4), J. Thuren s’était em-

ployé à montrer la différence entre le concept révélé de la divinisation et son équivalent platonisant dans la sphère du paganisme. Selon Thuren, le premier prend pour unique cri-tère de cette divinisation la mesure de la foi, tandis que le second implique un effort du côté du sujet, effort dont le salut divin est considéré comme en quelque sorte le salaire, cf. Kiev (1977), « Le salut interprété comme justification et comme divinisation », « La justi-fication et la participation à la nature divine ». Mannermaa a pu trouver ici un écho de sa propre thèse, selon laquelle la divinisation constitue d’ores et déjà une dimension de la justification.

346 A. LÉVY

sante en elle-même et n’a point besoin de l’aide de la volonté hu-maine » 14.

Dans sa réfutation, Luther met en avant l’ambigüité d’une faculté dont il est affirmé qu’elle doit tout à la puissance de la grâce tout en conser-vant suffisamment de force propre pour s’appliquer à cette dernière : « Pour vouloir ou cesser de vouloir quoi que ce soit, on doit être en quelque mesure capable de réaliser quelque chose au moyen de cette vo-lonté, même si tel ou tel empêche qu’on y parvienne »

15. Cette capacité est suffisante pour que l’homme puisse s’enorgueillir d’accomplir en quelque mesure les œuvres de la loi sans l’aide de la grâce divine.

Si le synergisme est devenu un motif de controverse au sein même de la Réforme naissante, cela est dû à la distance grandissante marquée par Mélanchton à l’égard du radicalisme de Luther. Mélanchton eut, de fait, tendance à aligner sa position sur celles qu’il avait précédemment com-battues au moment où il rédigeait ses réfutations d’Érasme. Pour Mélan-chton et ses partisans, dit « Philippistes », la volonté humaine doit se dé-terminer à accepter la grâce divine, au moins au sens où elle peut s’y re-fuser. Sans reprendre à leur compte les thèses extrêmes de Flaccius, selon lequel la volonté humaine a autant d’autonomie devant la grâce qu’un bloc de pierre ou qu’un morceau de bois, les rédacteurs de la « Formule de Concorde » (1577) font largement droit aux positions antisynergiques des « orthodoxes » restés dans la ligne de Luther. Dans la Solida Decla-ratio de la Formule, il est affirmé que, sans la grâce du Christ, l’homme, laissé à ses seules facultés, est incapable de « comprendre, croire, accep-ter, penser, vouloir, commencer, réaliser, faire, opérer ou coopérer (ope-rari aut cooperari), étant, pour ce qui est de faire le bien, totalement cor-rompu et pour ainsi dire mort ». Dans cet homme qui n’a pas été régéné-ré, il n’existe pas la « moindre étincelle de force spirituelle » qui lui per-mettrait de se préparer à la grâce, de s’y « appliquer » ou de s’y confor-mer 16.

Aussi bien, si l’on ne peut, d’un point de vue luthérien, exclure de conférer, avec l’Écriture même, un sens positif à la notion de synergie ou de coopération, cette concession ne saurait impliquer la capacité pour la volonté humaine de « s’auto-déterminer à la grâce » de manière propre ou indépendante de la grâce elle-même. L’insistance luthérienne sur l’impuissance de la volonté touchant ce qui relève du salut en Christ in-duit une perspective anthropologique et spirituelle qui apparaît, au moins au premier abord, inconciliable avec la perspective de l’Église orthodoxe, fondée, elle, sur la dimension positive de la synergie entre le croyant et Dieu. On trouve dans le procès-verbal des discussions à Mikkeli (1986) un échange révélateur à cet égard entre H. O. Kvist, du côté finlandais, et K. Skurat, du côté russe. Pour Kvist, la situation de l’homme dans la con-

14. Sur la liberté de la volonté, p. 3, texte cité dans Luther and Erasmus : Free Will and Salvation, E. G. RUPP et P.S. WATSON éd., John Knox Press, 1978, p. 81.

15. Du Serf-arbitre, texte cité dans Luther and Erasmus, op. cit., p. 173. 16. AUGUSTIN, De Libero Arbitrio III, 7, cf. également dans le même chapitre, para-

graphes 12, 18, 24.

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 347

dition infralapsaire s’apparente à celle d’un individu tombé au fond d’un puits sec. Il peut bien faire quelques pas là où il se trouve, mais il n’a au-cune chance de pouvoir s’extirper de là sans qu’une corde ne lui soit pro-videntiellement lancée depuis le monde extérieur

17. « Il n’en demeure pas moins, réplique Skurat, que si cet individu se con-tente de rester assis au fond de sa fosse, sans faire le moindre geste pour sortir du puits, il a de grandes chances d’y rester. Personne ne viendra à son secours. On pensera qu’il est descendu pour jouir de la fraîcheur du lieu

18. Non, il lui faut essayer de sortir de là, crier au secours, tenter de se hisser à l’air libre par ses propres forces ! Et lorsqu’on finira par remar-quer, en haut, qu’il a besoin d’aide, quelqu’un viendra à son secours ».

Répondant à l’objection de Skurat, Kvist indique que cette « contribu-tion » de l’homme n’est pas proportionnée au salut qui lui est offert ; elle ne saurait constituer la condition d’un don enraciné dans une liberté aussi absolue qu’éternelle :

« Même s’il appartient à l’individu d’empoigner la corde, il n’a pas la possibilité de causer par son influence le fait qu’une corde lui soit lancée. Il est entièrement dépendant de la volonté divine. Certes, il peut bien crier : "Seigneur, prends pitié !". Mais il est entièrement dépendant de la grâce divine » 19.

La différence entre les deux visions du don salvifique est profonde. Elle est à l’origine de conceptions de la vie spirituelle, sacramentelle, ec-clésiale même, dont la dynamique semble, au moins à première vue, as-sez parfaitement antithétique. L’accent de la tradition orthodoxe se porte sur la dimension ascétique de la vie spirituelle, au sens le plus propre du terme, à savoir comme une « montée » vers Dieu. Celle-ci ne peut pas avoir lieu sans solliciter un certain effort du croyant, car aussi bien, elle risque tout simplement de ne pas avoir lieu sans cet effort, dont toute la sagesse issue de l’expérience monastique consiste à décrire le sens et les conditions avec une précision des plus aigües. Dans la logique de L’Échelle de Jean Climaque, l’atteinte d’un seuil supérieur a pour condi-tion l’atteinte du seuil précédent, et ainsi de suite selon une proximité tou-jours plus radieuse avec Dieu. Contrairement à la tradition orthodoxe, pour laquelle ce qui ordonne tout ce processus en est le terme, l’attention de la tradition luthérienne se porte sur la radicalité du commencement, l’accueil du salut du Christ, scellée dans le sacrement du baptême. Au commencement est la pure réception d’un don pur. Le cheminement qui suit tient plus d’une descente dans les profondeurs de la foi, oscillant entre le désespoir du péché et la confiance retrouvée en Dieu, que d’un contact croissant avec la lumière divinisante de la gloire du Christ.

17. Kvist fait ici allusion au Weltliche Regiment de Luther : l’ordre social, tel que les

générations qui suivent Adam l’édifient, est fondé sur la garantie d’une liberté toute exté-rieure. La liberté fondée sur la grâce du Christ, celle du Geistliche Regiment, est seule à exprimer quelque chose de la réalité du salut.

18. La version russe du procès-verbal note à cet endroit : « (rires dans l’auditoire) », p. 76.

19. Mikkeli (1986), procès-verbal, p. 56-58.

348 A. LÉVY

L’échange suivant entre Mgr Mikhail et l’archevêque Simojoki, à Jarven-pää (1974), illustre le contraste entre les deux manières d’envisager la vie spirituelle.

Mikhail : « Dans le texte "Foi et Sanctification" 20, il est question de deux

étapes. La première consiste à laisser derrière soi l’impureté et les pas-sions terrestres. C’est la justification. Elle est l’apanage d’une vie raison-nable, que l’on peut mener au cœur même du monde moderne. Elle pro-duit le bien dans la mesure où elle est le fruit de la grâce purifiante de Dieu [...] » Simojoki : « À mon avis, le processus de sanctification consiste en ce que l’homme se perçoit de plus en plus comme dénué de toute valeur, pé-cheur, et de plus en plus suspendu au pardon divin »

21. Les théologiens finlandais reçoivent avec un certain scepticisme

l’image de croissance continue et « sans crises » que la tradition ortho-doxe leur paraît brosser de la vie spirituelle

22. Ils veulent insister sur le sens du baptême, qui leur paraît dangereusement minimisé du côté ortho-doxe

23. Cependant, il est difficile, en restant sur ce terrain spirituel, d’établir clairement ce qui fait l’incompatibilité des deux perspectives. Celles-ci peuvent apparaître comme deux manière distinctes, mais aussi unilatérales l’une que l’autre, d’accentuer une seule et même réalité. L’idée de progrès spirituel n’est pas exclue du Luthéranisme, même si ce progrès suppose en chacun une conscience toujours plus aigüe de son pé-ché personnel et, corrélativement, de la grandeur du salut divin 24. Inver-sement, « l’ascèse divinisante » orthodoxe peut également être décrite comme une descente toujours plus profonde dans cet « enfer » qu’est la conscience de notre condition pécheresse

25.

20. Le texte en question, dont le titre final est « la doctrine chrétienne du salut » fait

partie des thèses publiées à la suite de la rencontre. Ces thèses ont fait, avec d’autres communiqués, l’objet d’une traduction en anglais : Dialogue between Neighbours, éd. H. T. KAMPPURI, Helsinki, Publications of Luther-Agricola society b 17, 1986.

21. Järvenpää (1974), procès-verbal de la séance plénière, p. 154-155. 22. T. MANNERMAA, séminaire préparatoire à la rencontre de Moscou (2002), p. 13. 23. J. PIHKALA et R. CANTELL, séminaire préparatoire à la rencontre de Mikkeli

(1986), 11 octobre 1985, p. 24. 24. Mannermaa, au cours d’un séminaire préparatoire à la rencontre de Turku (1980),

évoque dans ce contexte l’aspect lumineux du Christ pour Luther, 17 avril 1979, p. 21. Toutefois, cette lumière divine demeure pour le moins voilée à l’homme en chemin, comme S. Peura y insiste lors de l’assemblée plénière de Järvenpää en 1994 : « Nous autres, luthériens, nous éprouvons une certaine réserve, palpable dans la manière dont nous décrivons ces choses, lorsqu’il est question de la sanctification, du renouveau, dont les chrétiens sont censés faire l’expérience au fil des ans. Nous parlons plus volontiers d’approfondissement de la conscience du péché, de la perception de son propre péché, que des fruits portés par la présence en nous du Christ et par son influence autour de nous. Nous ne sommes pas en mesure de remarquer en nous un progrès spirituel. [...] Nous met-tons cependant notre confiance dans le fait que Dieu est continuellement à l’œuvre en nous, et qu’il mène le renouveau amorcé au baptême à son légitime accomplissement », Procès-verbal, p. 60.

25. Dans son « Bilan des discussions sur le thème de la sanctification » (Mikkeli, 1986), R. Cantell se félicite de l’interprétation donnée par Osipov de la maxime de Sy-

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 349

Souvent, les théologiens situent au principe de cette différence de

perspective des conceptions différentes touchant les rapports entre péché originel, salut divin et liberté humaine. Pour les orthodoxes, la liberté est une caractéristique essentielle de la nature humaine ; c’est notamment en raison d’elle que l’homme est dit image/eák_n de Dieu (Gn 1, 26). Le pé-ché originel n’affecte que la « ressemblance/+mo%wsiV », c’est-à-dire la capacité de réalisation de cette liberté essentielle. En s’adressant à cette faculté que le péché entravait jusque-là, la grâce divine fait de l’homme un coopérateur de Dieu. Ainsi, Mgr Mikhail peut déclarer :

« Dieu a créé l’homme en lui donnant les facultés spécifiques qui lui per-mettent d’accueillir son œuvre de sanctification. Il nous fait le don de cette sanctification. Cependant, parmi ces facultés reçues de Dieu, il y a celle de choisir. La liberté de choix porte avec elle la question suivante : accueillons-nous cette sanctification ou la rejetons-nous ? Le jeune Au-gustin se refusait à reconnaître que Dieu était tout-puissant, qu’Il fût en mesure de faire tout ce qu’Il voulait. Il reste vrai que Dieu ne peut pas sanctifier un individu en allant contre la volonté propre à cet individu » 26.

Evidemment, l’insistance du Luthéranisme se porte en un sens opposé. Kvist s’est plu à la rappeler encore récemment :

« Sur la base de la Confession d’Augsbourg, on peut affirmer [selon la Formule de Concorde] que l’homme après le péché se trouve dans un tel état de corruption qu’il est devenu naturellement aveugle en tout ce qui touche à sa conversion et au salut de son âme. Concernant les choses di-vines, l’homme qui n’est pas encore né à nouveau est incapable, selon l’intelligence de son cœur et sa volonté libre, de rien comprendre, croire, accueillir, penser, vouloir, commencer, accomplir, faire, opérer ni même coopérer en s’en remettant à ses forces naturelles »

27. Mais ici encore, le noyau dur de la divergence est difficilement identi-

fiable. D’un côté, la tradition orthodoxe n’affirme pas que la volonté hu-maine a la faculté de se porter au salut indépendamment de la grâce di-vine. D’un autre côté, selon la tradition luthérienne, le péché originel

méon le Nouveau Théologien : « On atteint le salut en faisant les œuvres de la loi ». Selon le théologien russe, l’effort pour observer la loi est ce qui permet au croyant de percevoir sa propre impuissance à l’accomplir en raison de son péché. C’est sur l’horizon de cette humiliation intérieure que surgit la force du salut divin, cf. « Bilan », p. 7.

26. Mikkeli (1986), procès-verbal, p. 31. J. Martikainen voit dans cette conception op-timiste de la liberté humaine une condition de la théologie de la divinisation, cf. « Le salut comme justification et comme divinisation », document préparatoire à la rencontre de Kiev (1976), p. 10. Ailleurs, Martikainen rapproche le Luthéranisme du Makarisme con-damné par la tradition orthodoxe : sans l’action de l’Esprit Saint, la volonté de l’homme est entièrement « emprisonnée », cf. séminaire préparatoire à la rencontre de Leningrad (1983), 13 avril 1982, p. 23. Se fondant sur les écrits d’Ephrem le Syrien, A. Häkämies soutient que, selon la tradition orthodoxe, le péché originel n’a pas touché la volonté, mais ce qui est de l’ordre de la gnomé. Dans la tradition luthérienne, au contraire, la volonté est dite entièrement corrompue par le péché, cf. séminaire préparatoire à la rencontre de Kiev (1976), 15 mars 1976, p. 51.

27. Sinappi (2005), Conférence « Le champ d’action de la volonté de l’homme pé-cheur et sauvé quant à la foi au Dieu Trois fois Saint et à la vie morale ».

350 A. LÉVY

n’abolit pas la volonté humaine, s’il en corrompt totalement la capacité d’auto-détermination pour ce qui est des réalités salvifiques. T. Mannermaa montre que la divergence ne tient pas à des positions dogmatiques inconciliables, mais à la distinction des points de vue sous lesquels une même réalité est perçue :

« Pour les orthodoxes, la liberté ressortit pour ainsi dire à la constitution même de l’homme. Ce dont il est question, ce n’est pas principalement de la direction existentielle empruntée par la volonté, comme il en va dans le Luthéranisme, l’homme ne voulant pas accueillir la grâce divine, haïssant Dieu. Il s’agit pour eux de ce qui constitue l’homme comme ouvert ou fermé à Dieu » 28.

Pour l’une et l’autre tradition, le péché ne corrompt pas la volonté libre (le libre-arbitre), mais la liberté de la volonté (sa capacité d’exercice). Le principe subsiste, mais il est empêché de produire des ef-fets de quelque valeur aux yeux divins, d’où la haine de la créature à l’égard du Créateur, ou encore : la colère du Créateur à l’égard de la créa-ture, ce qui est une seule et même réalité saisi sous un autre angle. C’est le principal effet de la grâce divine que de redonner, au moins partielle-ment, vigueur au libre-arbitre, jusque-là réduit à une existence semi-végétative en raison du péché d’Adam.

Si, comme le montre l’analyse de leurs points d’insistance respectifs dans le domaine spirituel et anthropologique, les deux perspectives, or-thodoxe et luthérienne, ne sont pas, malgré leur apparente opposition, in-conciliables en un sens réel, alors on doit pouvoir éliciter un concept de la synergie qui soit recevable dans les deux traditions. Il doit y avoir moyen de montrer que la différence de points de vue sur la synergie ne tient pas à une divergence dogmatique de fond, mais à une compréhension encore trop unilatérale du rapport entre liberté humaine et grâce divine dans l’une, l’autre ou les deux traditions. Il nous faut donc examiner les avan-cées qui, sous ce rapport, ont vu le jour au sein du dialogue.

2. Synergie et synergisme : un traitement problématique du pro-blème

Pour une bonne part, les avancées du dialogue sur la question de la synergie sont le fruit d’un travail collectif, même si elles doivent à T. Mannermaa et à J. Pihkala, alors encore évêque en fonction de Tam-pere, un premier effort de systématisation. Elles ne sont pas le fruit d’une recherche systématique menée par un théologien singulier, comme il en

28. Turku (1980), séminaire préparatoire, 17 juillet 1979, p. 22. Mannermaa revient

sur le même point dans un séminaire préparatoire à la rencontre de Leningrad (1983) : « Lorsque les luthériens nient la liberté de la volonté, les orthodoxes compren-nent inévitablement que l’homme est privé de volonté libre. En affirmant que l’homme a cette possibilité [la possibilité de se refuser à la grâce, cf. déclaration de Kiev point 7], on a en vue cette possibilité en un sens ontologique. Il ne s’agit pas de la volonté d’un indivi-du privé [...] ; ce que l’on veut, c’est renverser la théorie de l’homme-morceau de bois », 13 avril 1982, p. 22.

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 351

va pour la divinisation (T. Mannermaa). C’est la raison pour laquelle – quand bien même il existe une continuité dans la ligne de recherche fin-landaise – l’harmonisation des intuitions sur la divinisation et la synergie demeure quelque peu indécise du côté luthérien.

Le premier des participants à avoir relevé la différence entre ce que la tradition orthodoxe et la tradition luthérienne conçoivent sous le terme de synergie est Mgr Johannes, Métropolite de Nicée, alors archevêque or-thodoxe de Finlande. Dans les discussions de Järvenpää, en 1974, Jo-hannes remarque que l’on parle en grec de synergie, non de syner-gisme 29. La synergie ne devient le système dénoncé par Luther et la tradi-tion luthérienne qu’au gré d’une déformation de son contenu authentique. Ce point a été repris avec insistance par Borovoj lors des discussions de Kiev (1977) :

« Tôt ou tard, il nous faudra venir à la question de la synergie. Pourquoi ? Parce que tôt ou tard, vous verrez que ce terme ne contient pas ce que vous croyez qu’il contient. Certes, le salut est une chose de Dieu, c’est le don de Dieu. Certes, l’homme ne produit pas son propre salut. Cela est déjà survenu ; cela est donné. Cependant, l’homme n’est pas passif. Quel-qu’un a parlé ici de l’homme sanctifié comme d’une bûche [...] Je dois ici déclarer que l’homme n’est pas une bûche ou un bâton qui ne ressent rien. Accueillir ou rejeter le salut, accueillir les fruits dont Dieu est à l’origine ou se rebeller contre eux, tout cela dépend de sa liberté. D’une manière ou d’une autre, l’homme est actif. S’il rejette ces dons, cela signifie qu’il lutte contre Dieu, et cela est actif. S’il accueille le salut, il devient le coo-pérateur de Dieu relativement à son propre salut. Il se perfectionne mora-lement, et le processus de perfectionnement moral est sans fin. Soyez par-faits comme votre Père qui est au ciel est parfait. L’homme se trouve donc continuellement actif. Il est continuellement le coopérateur de Dieu, lorsqu’il lutte contre le mal qui est en son cœur et autour de lui. La syner-gie, c’est précisément cela. L’homme n’opère pas son propre salut, mais Dieu ne l’opère pas non plus indépendamment de lui »

30.

Les membres orthodoxes du dialogue reviennent sur l’existence en l’homme d’une liberté de choix devant la grâce divine au moment de la rédaction de la déclaration commune de Kiev. Si les luthériens sont d’accord sur l’idée d’une activité humaine en la matière, activité qui dis-tingue le croyant de la « bûche » de Flaccius, ils exigent que cette activité humaine soit rattachée à l’action première de la grâce : c’est par grâce que l’homme est rendu capable d’opter librement en faveur de la grâce ou de la volonté divine. Aussi bien, la réalité de la liberté humaine ressortit moins au fait que l’homme puisse résister à la vérité révélée – c’est là plutôt un effet du péché entravant la volonté – que dans le choix de cette vérité sous l’action libérante de l’Esprit Saint. Le principe de solution est admis par les membres orthodoxes, mais ceux-ci s’interrogent sur les at-tendus de cette solution. Dans la perspective luthérienne, la volonté hu-maine, lorsqu’elle embrasse librement la vérité ou la volonté divine sous

29. Järvenpää (1974), procès-verbal, p. 85. 30. Kiev (1977), procès-verbal, p. 56.

352 A. LÉVY

l’influence de la grâce, le fait sans que l’exercice de sa propre liberté lui demande effort. La volonté est portée par le don divin à accueillir libre-ment le salut. Or, dans cette perspective, le premier moment de cette ad-hésion est, comme on l’a vu plus haut, décisif : il témoigne du salut comme du don divin sans repentance (même s’il n’est pas impossible que ce don soit par la suite rendu stérile en raison de celui qui l’a reçu). Il s’ensuit un certain automatisme du salut dans la perspective luthérienne : le salut est obtenu d’emblée et sans effort du côté de l’homme. Or cela va au rebours de toute l’ascétique orthodoxe. C’est précisément l’exercice continu de cette liberté de choix, conçu en termes de lutte et d’efforts spi-rituels en vue du salut, que la tradition orthodoxe nomme synergie. Cette difficulté d’unifier les points de vue luthérien et orthodoxe s’exprime dans le point 7 de la déclaration commune de Kiev, dont l’énoncé est le suivant :

« La grâce ne fait aucunement violence à la volonté personnelle de l’individu, mais elle opère à travers elle et avec elle. Chaque personne a la possibilité de refuser son adhésion à la volonté divine, ou bien d’y adhérer avec l’aide de l’Esprit Saint. En outre, les orthodoxes comprennent cette doctrine comme impliquant l’œuvre de la grâce divine et la coopération de l’homme ou de sa libre volonté »

31. Pour les orthodoxes, l’adhésion à la volonté divine est une tâche exis-

tentielle continue. Elle exige une série d’actes d’auto-détermination de la volonté humaine en vue de se subordonner librement à l’action de l’Esprit Saint. Ce qui empêche le Luthéranisme de recevoir le concept orthodoxe d’auto-détermination de la volonté est l’idée que cette auto-détermination enveloppe la responsabilité – et par suite le mérite de l’homme – dans la réception de son propre salut. Cependant, comme le suggère une re-marque de Mannermaa à la fin de cette discussion, tout mouvement de la volonté humaine se portant à la grâce n’est pas, dans la perspective luthé-rienne, également décisif par rapport au salut. On peut concevoir, dans cette perspective, une auto-détermination de la volonté dans tous les mo-ments qui suivent le moment initial de la conversion : « [...] après la nais-sance nouvelle, c’est-à-dire après le baptême, comme l’enseignent les livres symboliques, la volonté de l’homme est libérée. Il y a là une clé pour toutes nos discussions à venir »

32.

Tel est, de fait, la clé qui va permettre à la perspective luthérienne de faire droit au concept orthodoxe de synergie, comme celle-ci avait aupa-ravant fait droit au concept de divinisation. D’un point de vue luthérien, le champ d’exercice de la liberté humaine ressortit à la vie de charité, non au don de la foi, ou encore à ce que Luther appelle justitia secunda, par opposition à la justitia prima

33. La convergence est réelle avec la pers-

31. Cf. pour la traduction anglaise, Dialogue between Neighbours, op. cit., p. 76. 32. Kiev (1977), procès-verbal, p. 87-88. 33. Cf. Sermo de duplici justitia, 1519. On rejoint ici la perspective esquissée dès

1967 par le théologien danois R. PRINTER, « Luthers’ Synergismus? », Vierhundertfünfzig Jahre Lutherischer Reformation, éd. H. Junghans et alii, Göttingen, rééd. Theologie und Gottesdienst, Gesammelte Aufsätze, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1977. Printer

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 353

pective orthodoxe, pour laquelle la synergie ne se réfère pas au moment de la conversion, mais décrit la dimension la plus propre de la vie de bap-tisé

34. C’est avec une grande clarté que Pihkala, dans les discussions de Mikkeli (1986), décrit les choses :

« Lorsque Dieu nous engendre à la vie nouvelle, notre libre arbitre est li-béré. Après cela, nous pouvons coopérer avec Dieu d’une manière tout à fait réelle. En ce sens, l’Église luthérienne enseigne également la synergie et la tient pour nécessaire. Il s’agit du combat, du combat de la foi, auquel nous sommes tous invités. Toutefois, lorsque l’homme est appelé à naître à la vie nouvelle, c’est Dieu qui opère ; c’est Lui qui engendre. Dieu li-bère notre volonté. À ce stade, on ne peut parler de synergisme. Mais après cela, on doit parler de synergie »

35. Cette ouverture n’est pas restée sans écho critique dans le monde

luthérien. Les Finlandais ont dû affronter le soupçon d’avoir sacrifié la doctrine de Luther aux dépens d’un compromis avec le synergisme 36. C’est en faisant face à ces accusations que Pihkala a été amené à distinguer avec précision le synergisme rejeté par la tradition luthérienne de la synergeia orthodoxe :

« Le contexte de la septième thèse [de Kiev] indique qu’il n’est pas ques-tion de la coopération que la confession luthérienne rejette sous le nom de synergisme. Il s’agit de la coopération entre la volonté de l’homme justi-fié et la volonté divine. D’un point de vue orthodoxe, le point important est d’écarter tout quiétisme : l’homme sauvé n’est pas, dans le Luthéra-nisme, une "bûche" passive, mais un sujet actif »

37.

s’appuie sur le sermon, mais aussi sur d’autres textes de Luther, pour plaider la cause d’une synergie distincte du synergisme rejeté par les premiers théologiens de la Réforme.

34. Osipov réagit très positivement à la déclaration de Kiev : « Qu’un accord puisse se faire jour sur ce point est le signe d’un progrès remarquable au sein de la théologie luthé-rienne. S’il n’y a pas de reconnaissance formelle de la synergie, il est tout de même affir-mé avec une clarté suffisante que le processus de rédemption et le chemin de perfection impliquent l’initiative active de l’homme, ce qu’enseigne précisément la sotériologie or-thodoxe », Stimme der Orthodoxie 8 (1980), p. 19.

35. Mikkeli (1986), procès-verbal, p. 55. 36. « Nos collègues luthériens ont sans aucun doute fait droit aux requêtes orthodoxes

en faveur du synergisme », K. C. FELMY , « Die orthodox-lutherischen Gespräche in Euro-pa, ein Überblick », Ökumenische Rundschau 29 (1980), p. 514 (dans les discussions de vivo avec les Finlandais, Felmy établit une distinction subtile entre « faire droit aux re-quêtes du synergisme » et « souscrire au synergisme », Turku, 1980, séminaire prépara-toire, p. 22). Le dissentiment s’exprime aussi dans le camp finlandais. Pour F. Clève, Lu-ther a une vue très limitée de la liberté dont l’homme, même après sa conversion au Christ, peut faire usage dans sa lutte entre bien et mal, foi et non-foi, cf. Séminaire prépa-ratoire à la rencontre de Leningrad (1983), p. 22. Mais Clève a-t-il en vue ici une liberté coopérant avec la grâce ou une liberté envisagée indépendamment de la grâce ?

37. « Les luthériens ont-ils avalisé le synergisme ? », Séminaire préparatoire à la ren-contre de Turku (1980), p. 2. Pihkala n’a aucun mal à rassembler les autorités de la tradi-tion luthérienne qui mentionnent, dans ce contexte, le rôle actif joué par la volonté de l’homme justifié à titre de cooperator et même de synergos de Dieu (Chemniz, Loci theo-logici, I, éd. Leyser, 1591, p. 199).

354 A. LÉVY

Si, de fait, Luther repousse avec la dernière insistance le « syner-

gisme » érasmien, c’est qu’il identifie ce qui, selon Érasme et plus tard Melanchton, constitue l’objet auquel se porte la liberté humaine, avec la grâce justifiante du Christ. Tant que l’effort de l’homme sera perçu comme déterminant dans une certaine mesure, même infinitésimale, l’accueil du salut, celui-ci restera une question de mérite, alors qu’il res-sortit par essence au don purement gratuit de Dieu. Aussi bien, comme le montre Pihkala, le synergisme, à la différence de la synergie, est une vi-sion déformée de la grâce justifiante ; elle insinue que l’homme est en mesure de provoquer à quelque degré ce renouveau existentiel dans le-quel la grâce justifiante de Dieu le plonge. Mais précisément : l’effet propre de la grâce de justification est de nous rendre, au moins partielle-ment, à notre liberté première. Par suite, si notre volonté libre ne peut jouer aucun rôle avant cette grâce première, elle est tout logiquement por-tée à en avoir un dans tous les moments suivants, la grâce divine ne se bornant pas au seul moment de la justification. Le jeu d’interaction entre la liberté humaine et la grâce divine n’attribue pas à cette liberté la capa-cité de susciter la grâce, ce qui est l’essence de l’erreur pélagienne 38.

Tout comme la confrontation avec la divinisation orthodoxe a amené les luthériens finlandais à faire droit à l’usage positif de « deificatio » chez Luther, la réflexion sur la synergie est l’occasion pour eux de redé-couvrir le sens positif de la « cooperatio » chez le même Luther. L’un des participants au dialogue, S. Peura, a développé ce second point dans un ouvrage centré sur le premier. Voici comment Peura, commentant le texte de la Dispute de Heidelberg (1518) joint la cooperatio à la deificatio dans son interpretation mannermaanienne :

« Les œuvres (die Werke) du Christ consistent en ce que le Christ habite [dans le croyant] et en ce que le croyant réalise ses propres œuvres comme venant du Christ. S’il nous faut qualifier la coopération d’instrumentale, c’est uniquement au sens où l’homme qui porte ces œuvres à leur achèvement doit être lui-même appelé operatio Christi seu instrumentum. Luther exprime cette idée de la coopération quand [traitant de l’action divine] il distingue le verbe facere du verbe agere. [...] La coopération (Kooperation) n’est concevable que dans l’ordre de l’agere. Les œuvres ne sauraient venir au jour sans la coopération (Mitwirkung) et la co-présence (Dabei-Sein) de l’homme. Il s’agit vraiment des œuvres de Dieu, l’Esprit Saint les ayant produits lui-même ou en vertu de ses dons, et cependant leur réalisation concrète a l’activité de l’homme pour condi-tion. Aussi bien, Luther entend que l’homme, s’il lui échoit de coopérer avec la volonté de Dieu, doit lui-même, en cette coopération, devenir l’objet sur lequel s’exerce l’action divine. L’homme qui est ainsi "confec-

38. Au cours d’un séminaire préparatoire (3 février 1986) à la rencontre de Mikkeli

(1986), K. Pirinen en fait la remarque judicieuse en revenant aux fondements pauliniens de la doctrine synergique : « Je laisse la difficile question du synergisme aux mains des théologiens systématiques. Je voudrais cependant relever que si l’apôtre se déclare "coo-pérateur" de Dieu, c’est en référence à l’accueil d’une grâce divine existante, non à la pos-sibilité d’acquérir celle-ci », p. 50.

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 355

tionné" (gemacht) selon le facere, produit les œuvres en leur condition d’actualité selon l’agere »39.

Marquant ainsi ses distances avec la ligne suivie par G. Ebeling dans son commentaire de la Disputatio de Homine (1536), Peura ne réduit pas la notion de coopération chez Luther à « l’instrumentalisation » divine des chrétiens 40. L’instrumentalité est la cause de la coopération, non l’essence de celle-ci. La finalité de la grâce qui fait de l’homme l’instrument de Dieu consiste à lui donner de coopérer, à la mesure de sa liberté ainsi « libérée », aux œuvres qui en découlent. Dans cette perspec-tive, la coopération libre de l’homme avec la grâce jaillit continûment de la divinisation, comme présence ontologique du Christ en vertu de la foi. De cette manière, le processus de sanctification se trouve relié à une con-ception positive de la synergie

41. Cette « traduction », si élégante qu’elle paraisse, du registre luthérien

dans les termes de la théologie orthodoxe, ne va pas cependant sans diffi-culté. Comme nous l’avons vu, la divinisation est, dans la perspective or-thodoxe, conçue comme le but du cheminement spirituel, la synergie res-sortissant au mode de ce dernier. La nouvelle formulation de la théologie luthérienne inverse cet ordre : la divinisation est donnée au départ, la sy-nergie découlant de celle-ci à titre de conséquence. Certes, on peut, comme il a été plusieurs fois suggéré au cours du dialogue, étendre le champ de la divinisation, pour lui donner de comprendre à la fois le don de la justification et l’exercice de la coopération

42. Mais que devient

39. Mehr als ein Mensch ? Die Vergöttlichung als Thema der Theologie Martin Lu-

thers von 1513 bis 1519, Mainz, 1994, p. 277. 40. Lutherstudien, II, Die theologische Definition des Menschen, J. C. B. Mohr,

Tübingen, 1989, p. 620 suivantes. 41. Mannermaa a beaucoup insisté sur ce rejaillissement de la divinisation-foi en

sanctification-amour : « Ce qui, chez Luther, constitue le lien entre la foi et l’amour, c’est, si je puis me permettre d’exprimer les choses ainsi, la notion de divinisation ; par la foi, l’homme devient participant de Dieu et Christ pour son prochain. Le concept luthérien de divinisation atteint donc son sommet dans cette dimension d’amour du prochain », sémi-naire préparatoire à la rencontre de Turku (1980), 17 juillet 1979, p. 47. La dimension d’amour qui engage l’effort libre du sujet découle du don de la foi dont Dieu est le prin-cipe unique. Dans le dossier lié à la rencontre de Turku, on trouve deux exposés succes-sifs de Mannermaa portant le même titre : « Foi et Amour du point de vue du Salut ». Dans le premier, le rapport entre foi et amour est conçu en termes christologiques : « Le Christ n’a pas mérité la nature divine en raison de ses œuvres de charité. De la même ma-nière, avant d’être assigné en raison de l’amour au service du prochain, un chrétien est d’emblée "pieux, sans péché, vivant et bienheureux" en raison de la foi. La foi doit donc être mise en parallèle avec la nature divine, tandis que l’amour renvoie à l’Incarnation, au service du prochain » (I, p. 4). Dans le second, le schème de l’Incarnation est appliqué au rapport entre l’Alliance nouvelle et l’Ancienne : « La foi rend possible l’accomplissement de la Loi, mais l’amour est l’accomplissement de la Loi. La foi est la cause, l’amour est sa conséquence selon l’Incarnation. [...] La foi est tel un serviteur qui remplit d’eau un vase. L’amour est l’eau elle-même qui remplit le vase » (II, p. 5).

42. Soit, par exemple, cette réponse de J. Thuren à Toiviainen, inquiet des carences théologiques de la commission luthérienne touchant la notion de synergie : « On peut, je pense, ouvrir la perspective néotestamentaire à partir de l’idée que j’ai développée dans le dernier point de mon exposé : "Celui qui est saint, qu’il se sanctifie encore davantage".

356 A. LÉVY

alors l’interprétation ontologique de la divinisation, qui circonscrit celle-ci au don de la justification ? L’extension de la notion de divinisation rompt la belle logique conséquentielle qui fait du don de la foi la source du processus de sanctification. Toutefois, ce qui vient ici au jour est un problème d’une autre gravité. Si la divinisation est placée au terme du processus spirituel, dans la théologie orthodoxe, c’est qu’elle manifeste la réalité du salut. Dans cette perspective, comme il a été signalé plus haut, la synergie porte le poids de l’acquisition du salut – celle-là étant conçue « en vue » de celui-ci. C’est, d’un point de vue luthérien, rétablir le rôle de l’autodétermination humaine comme condition de la dispensation du salut divin 43. Il semble donc que le Luthéranisme ne soit en mesure de faire droit au concept positif de la synergie qu’en dissociant celui-ci de la perspective d’un salut à atteindre. Or la synergie orthodoxe ne tire-t-elle pas tout son sens de cette « tension-vers » le salut ?

44

Qu’il s’agisse du Nouveau Testament ou de la tradition luthérienne, c’est Dieu seul qui pose les fondements. Celui qui n’est pas saint ne peut devenir saint si Dieu ne le rend tel. Mais celui qui est saint peut entendre cet appel à "se sanctifier davantage". Sous la direc-tion et par la puissance de l’Esprit Saint, l’homme peut véritablement participer à titre personnel dans ce processus de sanctification », Séminaire préparatoire à la rencontre de Mikkeli (1986), p. 27.

43. Peura établit clairement les limites de la synergie au sens luthérien : « Cette ma-nière de rendre raison de la coopération n’implique aucunement que l’homme coopère à son salut à quelque degré que ce soit. Selon Luther, le croyant a conscience que les œuvres accomplies en vertu de la fides Christi ne sont pas les siennes, mais celles de Dieu. Il ne recherche donc pas la justification ou la glorification à travers ses œuvres. Il désire uniquement que le Christ, en vertu de sa foi, soit sa justice et sa sagesse. Pour ce qui est de lui-même, il se comprend comme l’instrument du Christ », Mehr als ein Mensch ? Die Vergöttlichung als Thema der Theologie Martin Luthers von 1513 bis 1519, Mainz, 1994, p. 277.

44. Ici, les remarques de R. Floghaus, l’un des critiques les plus acerbes du dialogue luthéro-orthodoxe en général, et du dialogue finlando-russe en particulier, touchent juste. Dans un article intitulé « Einig in Sachen Theosis und Synergie ? », Floghaus écrit : « Du point de vue d’une théologie évangélique, la pointe de la liberté du chrétien, celle en vue de laquelle il a été libéré par la grâce de justification (cf. Ga 5, 1), est sa coopération à l’œuvre divine, à savoir, dans sa servitude (Knechtschaft) et son service (Dienst) en vue de ce qui est bon pour le monde et son prochain (cf. 1 Co 9, 19). C’est là le sens authen-tique de la parole de Luther, selon laquelle les chrétiens doivent devenir Christ les uns pour les autres. Quant à une coopération de l’homme à son propre salut, il ne peut pas plus en être question du point de vue d’une théologie évangélique que d’une volonté res-tée naturellement libre en la condition infralapsaire », Kerygma und Dogma 42 (1996), p. 241. La même critique est reprise en substance dans son ouvrage Theosis bei Palamas und Luther. Ein Beitrag zum ökumenischen Gespräch (Forschungen zur systematischen und ökumenischen Theologie), Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1997, p. 408. Répli-quant à Floghaus, R. Saarinen assure que la déclaration de Kiev n’a pas concédé le point aux Orthodoxes : « The first guiding-principle which in theses statements (1) serves as the Lutheran starting-point for evaluating synergeia is the lack of divine coercion in salvation. [...] In addition to this lack of coercion both sides agree with (2) the so-called "synergy of love" which does not pertain to salvation », Faith and Holiness, op. cit., p. 246. Mais la question reste entière. Précisément, si cette synergie de l’amour n’est pas « en vue du sa-lut », comment peut-elle encore être tenue pour un équivalent valide de la synergie ortho-doxe ?

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 357

Il serait cependant absurde de prétendre que, selon la tradition ortho-

doxe, la réalité du salut est étrangère à ceux qui, d’entre les chrétiens, sont encore loin de la perfection. En vertu du baptême, cette réalité est présente à tous ceux qui ont entrepris de franchir les degrés de l’échelle du Climaque, qu’ils en soient encore au premier ou déjà au dernier. Peut-être pourrait-on parler de l’« acquisition » plus ou moins ferme ou intense de cette réalité, au sens où saint Séraphin de Sarov, dans les Entretiens avec Motovilov, définit le but de la vie chrétienne comme l’« acquisition » de l’Esprit Saint. La véritable crux de la question réside dans l’auto-détermination de la volonté comme contribuant à cette « ac-quisition » du salut. Du point de vue luthérien, il est difficile de concevoir comment la réalité de cette auto-détermination serait compatible avec le principe d’une communication du salut indépendante des efforts de l’homme. En fait, cette divergence n’est pas loin de réduire à néant tout les efforts de rapprochement accomplis depuis les années 1970 entre les concepts orthodoxes et luthériens de la coopération entre le baptisé et la grâce divine. Faisant le bilan de l’ensemble des avancées du dialogue dans le champ dogmatique, H. O. Kvist a pu ainsi écrire en 2002 :

« Pour les orthodoxes, l’activité de l’individu au sein du processus salvi-fique est ce qui caractérise théologiquement le synergisme. Pour les luthé-riens, cette activité n’a rien d’une caractéristique théologique, quand bien même cet individu s’en trouverait entièrement transformé et se comporte-rait d’une manière toute nouvelle. [...] Il y a place pour le synergisme dans l’Orthodoxie, pas dans le Luthéranisme »

45.

Il ne semble pas que la dernière rencontre en date, celle de Saint-Pétersbourg (septembre 2008), pourtant consacrée à la question de la li-berté, ait été l’occasion d’une avancée du point de vue de la discussion proprement dogmatique

46. Faut-il y voir l’aveu d’une causa à jamais desperata ?

Nous aimerions terminer cette présentation en suggérant, à titre per-sonnel, quelques voies sur lesquelles la réflexion sur la synergie pourrait

45. « Où en sommes-nous ? », document préparatoire à la rencontre de Moscou

(2002), p. 3. Selon Kvist, la discussion de Sigtuna (1998) « n’a rien changé aux choses ». Cette rencontre de la « Gemeinsame Kommission » constituée par les représentants de la Fédération Mondiale luthérienne et de l’Église orthodoxe avait entre autres pour but, se-lon l’agenda de Limmasol (1995) de « clarifier la notion de synergie ». De fait, la formule à laquelle les discussions de Sigtuna ont donné le jour semble répéter, plus de vingt après, la septième thèse de la rencontre de Kiev entre luthériens finlandais et orthodoxes russes : « Même si les luthériens n’emploient pas la notion de synergie, ils reconnaissent la res-ponsabilité personnelle de l’homme dans l’accueil ou le rejet de la grâce en vertu de la foi, ainsi que dans la croissance dans la foi et dans l’obéissance devant Dieu », Autorität der Kirche und in der Kirche im Licht der ökumenischen Konzile (cette version allemande du texte original en anglais est disponible sur le site de R. Saarinen, cf. supra note 2).

46. Dans le résumé des discussions (17-24 septembre 2008) ainsi que dans le commu-niqué officiel publié sur le site de l’ELF, il n’est question que des droits de l’homme et du statut de l’éducation religieuse dans les écoles, (cf. http://evl.fi/EVLUutiset.nsf/Docu ments/. Selon les informations dont nous disposons, aucun procès-verbal des discussions ne sera conservé dans les archives de l’ELF).

358 A. LÉVY

s’engager dans l’avenir. Ces voies d’avenir, seule une plongée dans le passé des traditions théologiques d’Orient et d’Occident est, selon nous, en mesure de les ouvrir.

3. Ad fontes

Comment le Christ peut-il être seule cause du salut si ce salut n’échoit pas à l’homme sans que celui-ci n’y contribue en vertu de sa liberté la plus propre ? Comment attribuer un même résultat à deux agents et à une seule Cause ? Il nous semble qu’une meilleure connaissance de la tradi-tion byzantine pourrait contribuer à montrer que le paradoxe n’est pas in-soluble.

Les participants luthériens au dialogue ont perçu dès les années 1970 l’importance et l’ancienneté du thème synergique dans la tradition ascé-tique orthodoxe. En fait, comme l’a montré J. Thuren, cette perspective est née en dehors même de la sphère spécifiquement chrétienne, puis-qu’on la trouve déjà chez Philon d’Alexandrie, dans son exégèse de l’itinéraire spirituel d’Abraham notamment. La partie finlandaise n’a pas poussé l’examen des sources patristiques plus avant cependant. Or il faut attendre les querelles christologiques du VIIe siècle pour que le besoin d’une définition précise du mode d’interaction entre l’energeia humaine et l’energeia divine se fasse sentir au sein de la tradition byzantine.

Quelle est exactement la sphère de la volonté humaine dans l’activité du Dieu incarné ? Désireuse de se rallier, en des temps particulièrement difficiles, le plus grand nombre possible d’opposants au Concile de Chal-cédoine (451), le parti impérial s’est trouvé enclin à sacrifier l’agir hu-main du Christ pour sauvegarder l’unité de l’État byzantin. Cyrus, puis Sergius, patriarches de Constantinople, ne manquèrent pas de donner à ce dessein politique la caution officielle de l’Église (Henotikon, 633, Ek-thèse, 638). La protestation des orthodoxes, menée par saint Maxime le Confesseur, fut une étape théologiquement décisive dans la constitution de la doctrine synergique. La formule de l’interaction entre les deux vo-lontés en Christ était naturellement appelée à devenir le modèle de l’interaction entre liberté et grâce divine en tout croyant. Si la conjonction hypostatique de l’humanité et de la divinité est le privilège exclusif du Christ, celle de la volonté humaine et de la grâce divine qui en résulte fut immédiatement conçue comme le paradigme vers lequel il était donné aux chrétiens de tendre indéfiniment en vertu de leur baptême. La tradi-tion ascétique a donc fini par recevoir une lumière toute nouvelle, pro-prement christologique, des querelles dogmatiques du VIIe siècle.

On trouve dans la « Lettre à Nicandre » une illustration très nette de la manière dont Maxime met en avant la notion de synergie pour faire pièce au monoénergisme :

« Comment donc le Verbe-Logos a-t-il fait de sa propre chair sa collabo-ratrice (sunerg@tin), selon le sage Cyrille, si cette dernière n’a pas d’opération-energeia conforme à la nature ? En effet, ce qui n’a pas

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 359

d’opération-energeia n’a pas non plus de mouvement naturel ; cela est tout à fait mort et inanimé. En vertu de quel verbe-logos ce qui est mort pourrait-il contribuer à l’œuvre-commune (sun#rgeian) ? En effet, ce qui est privé d’opération-energeia (ànen#rghton) est réduit à l’inactivité (ka-targe½) du fait de l’absence totale de mouvement »

47. C’est en donnant un sens philosophique à la notion de synergie que

Maxime met en évidence l’incohérence du monoénergisme. Le Verbe, selon la pensée de Cyrille, utilise l’humanité qu’il a assumée comme une entité susceptible de contribuer à la réalisation de la volonté divine. Il faut donc supposer, affirme Maxime, que cette entité est dotée d’une énergie propre et positive dont l’effet est susceptible de servir d’instrument ou de moyen à la volonté divine. À l’évidence, Maxime puise son argumenta-tion dans une réflexion philosophique sur la notion d’instrument et d’energeia. Très précisément, nous sommes dans le cas où une source d’énergie principale se conjoint une source d’énergie mineure pour réali-ser son effet. Tout indique que Maxime utilise librement ici les acquis philosophiques du néoplatonisme tardif. Nous avons analysé ailleurs le commentaire de Simplicius sur la catégorie d’action/passion chez Aris-tote

48. Sans revenir sur la réflexion à la fois lumineuse et complexe de Simplicius, nous nous contentons ici d’indiquer le point de convergence avec la réfutation maximienne du monoénergisme. Il existe, enseigne Simplicius, des sources d’énergie pures ou absolues (katharai), comme le soleil dans l’ordre physique. Elles ne dépendent pas d’une autre source d’énergie pour exercer leur activité. Les sources d’énergie relatives (skhe-tikoi), elles, sont dans le cas contraire : une plante a besoin de l’influence du soleil pour développer sa puissance de croissance. Il se peut en outre qu’une source d’énergie absolue s’adjoigne une source d’énergie relative pour atteindre son effet propre, auquel cas on parle de synergie. Un pro-fesseur n’a pas besoin de l’énergie de ses élèves pour développer une pensée qui leur soit accessible. En revanche, les élèves ont besoin de l’énergie communiquée par les paroles du professeur pour pouvoir en sai-sir le sens en vertu de l’énergie qui leur est propre. Tout l’art des maîtres consiste à rendre l’entendement des élèves en mesure de saisir le sens de ce qu’ils sont en train même de dire :

« Quand la voix du maître pénètre dans l’élève, l’energeia de de la voix se combine avec l’affect de l’audition (æn#rgeia tÊ p@qos s&zugon Æcei), le "produire" se liant au "pâtir" (tÊ poie½n tò p@scein sun#zeuktai), même si l’energeia de la voix reste distincte de l’affect lié à l’audition. Mais quand l’affect provoqué par la voix cesse de se tenir dans les bornes du pâtir, lorsqu’il projette autour de lui une autre ener-

47. PG 91, 109C (traduction personnelle). 48. Le créé et l’incréé. Maxime le Confesseur et Thomas d’Aquin. Aux sources de la

querelle palamienne, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque thomiste », LVIX, 2006, p. 145-158.

360 A. LÉVY

geia, à savoir la perception (ànt%lhyin), alors un autre principe tiré de sa propre energeia vient au jour : la compréhension de ce qui est dit » 49.

Pour atteindre son résultat, à savoir engendrer la compréhension dans l’esprit des élèves, l’énergie du maître s’est adjoint l’énergie des élèves. Le résultat est l’effet de la synergie entre deux sources d’énergie ontolo-giquement distinctes, l’une étant absolue et l’autre relative à la première. Cela signifie que l’énergie de l’élève, tout en restant propre à l’élève, n’a pu se déployer en saisie de la parole de l’enseignant qu’en se trouvant po-sitivement affectée durant tout ce processus par l’énergie contenue dans la parole du professeur. Il y a bien deux agents, mais il n’y a qu’une cause, le second agent étant seulement l’instrument de cette cause

50. C’est en suivant ce modèle que Maxime conçoit l’interaction entre l’énergie du Verbe et l’énergie de son humanité, comme en témoigne un autre passage de la même « Lettre à Nicandre » :

« Quoique le Christ soit Dieu conformément à la nature, il commande à cet individu [Christ selon la nature humaine] de ne pas guérir ou ressusci-ter des morts en s’en remettant uniquement à sa toute-puissance, car il n’est pas Dieu nu. Bien plutôt, il se résout, notamment dans ces circons-tances, à faire de sa chair une sorte de collaboratrice (sunerg@tin). Il ré-vèle que cette chair relève de la mort et guérit par elle-même et en vertu de sa capacité de toucher et de parler. Ainsi, sa chair apparaît comme ayant la puissance de conférer la vie en raison du seul fait qu’Il est entré en union avec elle. Inversement, Celui qui donne vie à l’univers tout en-tier est manifesté comme n’ayant pas d’autre chair que celle-ci. Aussi bien, il montre une seule énergie procédant simultanément de lui et de sa chair, une énergie d’un genre double en raison de ces deux sources »

51.

Considérée selon son effet, l’énergie du Christ qui guérit et donne la vie est une. Considérée selon son mode, elle est continûment duelle, car procédant de Dieu, elle ne parvient à son effet qu’en s’adjoignant à titre d’instrument l’énergie de l’humanité, cela non par nécessité, mais en ver-tu d’une libre et souveraine économie. Or la puissance de la divinité ne descend ainsi dans les limites de l’humanité qu’en hissant celle-ci bien au-dessus de son fonctionnement naturel, tel le morceau de fer chauffé à blanc :

« En faisant advenir la vie par le moyen de cette énergie, il manifeste qu’il devait devenir la puissance vivifiante de tout l’univers, tel le feu qui,

49. SIMPLICIUS, Commentaire aux Categories, C. Kalbfleisch (éd.) CAG 8, Berlin, G.

Reimer, 1907, 323 (traduction personnelle). 50. Le professeur se sert de l’entendement de l’élève pour parvenir à son résultat : le

jaillissement de la compréhension chez l’élève. C’est donc, comme y insiste Jean Philo-pon, une seule et même puissance qui vient à son résultat en mettant en mouvement une énergie intermédiaire : « Le savant produit une pensée théorique même en l’absence d’élèves, mais quand cette production vient au contact de l’élève, en sorte que celle-ci devient active en lui, elle est une seule et même puissance efficace qui a son principe dans le maître et vient ensuite dans l’élève, mettant en mouvement et actualisant les potentiali-tés [de compréhension] chez ce dernier », PHILOPONOS, Commentaire sur la Physique, éd. Vitelli, CAG 16-17, Berlin, Reimer, 1887/88, 385. 4-10.

51. PG 91, 101C (traduction personnelle).

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 361

brûlant à travers une plaque de fer, indique que la plaque de fer doit sa capacité de brûler à son union avec la feu. La coupure brûlante qui en ré-sulte n’a pas le feu pour seule cause, puisqu’elle est également due à la plaque qui est entrée en union avec le feu »

52.

Si, à présent, nous transposons les termes de l’analyse maximienne de la synergie à l’interaction entre liberté humaine et grâce divine, nous sommes conduits à la formulation suivante : la puissance en vertu de la-quelle le croyant devient en mesure d’accueillir la grâce divine et de la porter plus avant selon l’énergie et la détermination libre qui sont propres à la nature humaine, n’est rien d’autre que la puissance gracieuse de Dieu elle-même. C’est en raison de l’énergie contenue dans les paroles du pro-fesseur, et non en raison de son énergie de compréhension propre, que l’élève est conduit à comprendre le sens de ce qui est dit, puisqu’aussi bien c’est l’énergie du professeur qui met en mouvement les facultés de compréhension de l’élève – et cependant, c’est bien en vertu de ces facul-tés propres que l’élève comprend ce qui est dit. De la même manière, c’est en raison du feu auquel elle est unie, et non en vertu de ses proprié-tés propres, que la plaque de fer brûle, et cependant c’est elle et non le feu qui est rendue capable de brûler. Aussi bien, tel le fer incapable de brûler de lui-même, l’homme est dénué de la moindre capacité propre de susci-ter, voire de cultiver la grâce qui le sauve en le justifiant ; et cependant, tel le fer rendu capable de brûler au contact du feu, c’est en vertu ou au moyen de sa puissance de volonté et de liberté la plus propre que l’homme accueille et cultive la grâce du salut. Il n’y a qu’une seule cause du salut : Christ. Et cependant, la réception de ce salut implique bien une véritable activité de l’homme à titre de coprincipe instrumental de la grâce 53.

Ici, le libre-arbitre ou la capacité qu’a la volonté de s’appliquer à son effet n’est plus conçue comme précédant la grâce et susceptible de la sus-citer, mais comme suscité par la grâce et continûment porté par celle-ci soit à l’accueillir, soit à la cultiver. La différence entre le moment de con-version et le cheminement dans la vie de charité n’implique pas de diffé-rence essentielle quant à la formule de l’interaction de la liberté et de la grâce. Simplement, parce qu’il faut bien un commencement, il existe un moment où se fait jour la conviction de la vérité du salut en Christ, mo-ment en lequel vie de charité trouve sa source. Comme les moments ulté-rieurs, celui de la conversion implique une libre-adhésion dont la grâce du Christ est la seule cause. Nous retrouvons ici la distinction que fait va-loir saint Augustin, dans sa réfutation de Pélage, entre grâce coopérante et

52. Ibid. 53. Il n’y aurait guère de sens à mettre en doute l’authenticité de cette activité libre

pour la raison qu’elle devrait sa possibilité réelle à la puissance divine et à elle seule. À partir du moment où nous comprenons que deux et deux font quatre, il nous est impos-sible de refuser notre consentement à cette vérité, et cependant nous y consentons libre-ment car notre volonté ne s’y trouve pas contrainte. Nous ne sommes pas « plus libres » en refusant notre adhésion à une vérité perçue comme nécessaire. L’accueil de la grâce comme certitude de la vérité du salut en Christ, est une nécessité interne du même ordre.

362 A. LÉVY

grâce opérante, distinction qui deviendra un lieu classique de la théologie médiévale à partir des Sentences du Lombard. La volonté qui se porte li-brement à accueillir la grâce justifiante du Christ est elle même portée par la grâce du Christ, en sorte que celui-ci demeure seule cause du salut :

« Ainsi, afin que nous puissions vouloir, Il opère sans nous. Cependant, lorsque nous voulons, et voulons de telle sorte que nous puissions agir, Il coopère avec nous. Toutefois, s’Il n’opère pas en sorte que nous voulions ou s’Il ne coopère pas quand nous voulons, dans les deux cas, nous sommes incapables d’accomplir la moindre œuvre conforme à la foi » 54

.

Affirmer que la volonté ne peut pas accueillir le salut du Christ sans la coopération de la grâce du Christ, c’est admettre que la grâce du Christ n’opère pas le salut de l’individu sans la coopération de la volonté de ce dernier – mais c’est aussi bien déclarer que cette coopération de la volon-té humaine a pour condition la grâce prévenante du Christ.

La contribution de la liberté humaine à l’accueil du salut étant recon-nue dans ce cadre, il demeure vrai que, dans la tradition orthodoxe, la sy-nergie désigne plutôt le processus de sanctification, la vie de charité, qui découlent de cet accueil que cet accueil lui-même. La Vie de Moïse de Grégoire de Nysse décrit les étapes de ce progrès continu où la grâce di-vine donne à Moïse d’accomplir un nouvel acte de fidélité, accomplisse-ment qui s’accompagne d’une dispensation de grâce encore supérieure, et ainsi de suite. Le point culminant de l’ascension spirituelle de Moïse a pour lieu physique la montagne du Sinaï :

« Comment donc concevoir ce sommet vers lequel Moïse après tant d’ascensions, se languit d’escalader et vers lequel Celui qui coopère (su-nergän) en tout avec ceux qui aiment Dieu en vue du Bien facilite la con-quête en indiquant le chemin ? Voici le lieu, déclare-t-Il, qui est auprès de moi »

55.

Saisi dans cette perspective, le principe de solution avancé par Man-nermaa et Pihkala nous semble parfaitement valide. La vie de charité qui découle de la foi implique la libre contribution de la liberté humaine à la grâce divine. La synergie, ici, n’est plus liée à l’accueil du salut, mais à son approfondissement. Toutefois, tout comme dans l’accueil du salut, la volonté ne coopère librement à la grâce qu’en étant elle-même d’ores et déjà l’objet d’une une grâce antérieure, prévenante, dispensée en vue de la charité. Il est très remarquable de trouver chez Luther un emploi positif de la cooperatio qui rappelle de très près le « morceau de fer brûlant » chez Maxime le Confesseur :

« La volonté incarnée, se diffusant dans l’œuvre extérieure, peut être dite coopérer et avoir un énergie propre, de même qu’une épée n’agit aucu-

54. « Ut ergo velimus, sine nobis operatur; cum autem volumus, et sic volumus ut fa-

ciamus, nobiscum cooperatur : tamen sine illo vel operante ut velimus, vel cooperante cum volumus, ad bona pietatis opera nihil valemus », AUGUSTIN, De libero arbitrio XVII, 33, PL 44, 901.

55. GRÉGOIRE DE NYSSE, Vie de Moïse, éd. J. Daniélou, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » 1bis, 1954, p.109 (241b) (traduction revue).

SYNERGISME OU SYNERGIE ? LUTHÉRIENS FINLANDAIS ET ORTHODOXES RUSSES 363

nement en se mouvant vers l’avant, puisqu’elle ne fait qu’être mue. Tou-tefois, elle a de fait coopéré à la blessure qui fut infligée en coupant selon le mouvement qui lui est propre. Ainsi, de même que l’épée ne coopère aucunement à son propre mouvement, de la même manière la volonté ne coopère pas à son propre vouloir, qui est mû par le verbe divin, en sorte de ressortir à une simple "passion" de la volonté. Il n’en reste pas moins que celle-ci coopère à l’œuvre des mains en priant, en se promenant, en travaillant » 56.

Sans pousser plus avant cette voie de recherche, nous voyons ici se dessiner les lignes de ce qui pourrait être un accord de fond entre Ortho-doxes et Luthériens sur les relations entre synergie et réalité salvifique : la réalisation du salut du Christ passe par la libre coopération de l’homme, mais cette libre coopération de l’homme doit tout au salut du Christ.

En puisant à la source même, c’est-à-dire dans la pensée originale de Luther, les instruments du dialogue avec une tradition chrétienne appa-remment très éloignée de la sienne, la commission théologique finlan-daise a administré, des années 1970 à nos jours, la preuve de son origina-lité autant que de son sérieux. Nous espérons avoir montré ici la fécondité d’une telle ligne de recherche. La portée de celle-ci pourrait bien trouver à s’étendre au-delà du seul dialogue avec l’Orthodoxie. En fait, les intui-tions qui se font jour au sujet de la synergie touchent au cœur du dialogue entre Luthéranisme et Catholicisme. En lisant « l’accord sur la justifica-tion entre luthériens et Catholiques » (1998), on ne peut manquer de per-cevoir la tension qui a trait à la notion de coopération, créditée positive-ment du côté catholique (par. 20, 24) et négativement du côté luthérien (par. 21. 23). La réflexion luthérienne finlandaise sur la synergie pourrait donner lieu à un consensus à la fois plus profond et plus ferme, et cela tant avec le monde orthodoxe qu’avec le monde catholique. La conver-gence des trois traditions chrétiennes les plus importantes sur le point le plus décisif du mystère de la foi, à savoir la manière dont le salut du Christ est reçu dans le croyant, offrirait ainsi au mouvement œcuménique la démonstration la plus éclatante de son bien-fondé, voire de sa nécessi-té.

56. AWA (Archiv zur Weimarer Ausgabe der Werke Martin Luthers) 2, 320, 23-321,

5 (traduction personnelle).


Recommended