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Un bourgeois d'Istanbul au milieu du XIXe siècle: le livre de raison de Mehmed Cemal Bey, 1855-1864

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COLLECTION TURCICA VOL. XIX Penser, agir et vivre dans l'Empire ottoman et en Turquie Études réunies pour François Georgeon Nathalie CLAYER et Erdal KAYNAR PEETERS PARIS - LOUVAIN - WALPOLE, MA 2013
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COLLECTION TURCICA

VOL. XIX

Penser, agir et vivredans l'Empire ottoman

et en TurquieÉtudes réunies pour François Georgeon

Nathalie CLAYER et Erdal KAYNAR

PEETERSPARIS - LOUVAIN - WALPOLE, MA

2013

TABLE DES MATIÈRES

Nathalie CLAYER et Erdal KAYNAR

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI

Bibliographie de François Georgeon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII

PREMIÈRE PARTIE

Idéologies et politiques au tournant des XIXe et XXe siècles

Masami ARAI

Citizen, Liberty and Equality in Late Ottoman Discourse . . 3

Hamit BOZARSLAN

Parcours kurdes sous le règne hamidien . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Wajda SENDESNI

The Young Turks and the Arabs in Egypt between Ottoma-nism, Pan-Islamism and Nationalism . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

Anne-Laure DUPONT

De la demeure du califat aux « découvertes parisiennes » : Muhammad al-Sanûsî (1851-1900), un lettré réformiste tuni-sien à l’épreuve du Protectorat français . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

Nathalie CLAYER

The Young Turks and the Albanians or Young Turkism and Albanianism? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

Dorothée GUILLEMARRE

Les temps de la révolution de 1908 chez Hüseyin Cahid Yalçın. Quelques perspectives de recherche . . . . . . . . . . . . . 83

DEUXIÈME PARTIE

Presse et intellectuels au temps d’Abdülhamid et après

Bernard LORY

Une cornemuse sur la Corne d’or : Gajda, journal satiriquebulgare (1863-1867) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

VIII TABLE DES MATIÈRES

Özgür TÜRESAY

Les publications en série dans les premières années du règne hamidien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

Anahide TER MINASSIAN

Tigrane Zaven et son périodique Yerkri Tzaïne (1906-1908) ou l’attente de la révolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125

Erdal KAYNAR

The Almighty Power of the Written Word: Political Concep-tions of the Press at the Turn of the Twentieth Century . . . . 151

Johann STRAUSS

Ottomanisme et activité littéraire chez les non-musulmans à Istanbul après la révolution jeune-turque . . . . . . . . . . . . . . . . 171

Frédéric HITZEL

Un parcours inattendu du Tarn aux rivages du Bosphore ou la vie de Régis Delbeuf (1854-1911) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199

Alexandre PAPAS

Voyageurs ottomans et tatars en Extrême-Orient : un dia-logue entre islam, confucianisme et lamaïsme . . . . . . . . . . . 217

TROISIÈME PARTIE

Société d’Empire

Nicolas VATIN et Gilles VEINSTEIN

Roi, pirate ou esclave ? L’image de Hayrü-d-dîn Barberousse 233

Marc AYMES

Changeur d’Empire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261

Olivier BOUQUET

Onomasticon Ottomanicum II : le voile de l’identité . . . . . . 283

Thierry ZARCONE

Mevlid Kandili. La fête de la naissance du Prophète enTurquie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307

Noémi LÉVY-AKSU

Troubles fêtes. Les perceptions policières de Pâques et du ramadan à Istanbul au tournant des XIXe et XXe siècles . . . . . 321

TABLE DES MATIÈRES IX

Özge SAMANCI

À la table du sultan Abdülhamid (1876-1908) . . . . . . . . . . . 339

Méropi ANASTASSIADOU

Nés à Salonique en 1863 : profil démographique et socio-économique d’une génération « fin de siècle » . . . . . . . . . . . 353

Edhem ELDEM

Un bourgeois d’Istanbul au milieu du XIXe siècle : le livre de raison de Mehmed Cemal Bey, 1855-1864 . . . . . . . . . . . . . . 373

QUATRIÈME PARTIE

Héritages

David KUSHNER

National Identity among Present Day Turks . . . . . . . . . . . . . 409

Carter Vaughn FINDLEY

Essai sur les déterminants de l’identité des Turcs . . . . . . . . . 427

Donald QUATAERT†

Legacies of the Ottoman Empire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443

Jérôme CLER

Les chemins d’un ethnomusicologue en Turquie rurale… . . 451

Paul DUMONT

Les juifs de Salonique. Une quête identitaire à l’âge des bouleversements balkaniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 461

Klaus KREISER

Hamit Zübeyr Ko≥ay et son « roman paysan » Yuvakta≥ı de 1947 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483

Emmanuel SZUREK

Dil Bayramı. Une lecture somatique de la fête politique dans la Turquie du Parti unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 497

Erik-Jan ZÜRCHER

A Miracle in Amsterdam? The Turkish Collection of the International Institute of Social History . . . . . . . . . . . . . . . . . 525

UN BOURGEOIS D’ISTANBUL AU MILIEU DU XIXe SIÈCLE

LE LIVRE DE RAISON DE MEHMED CEMAL BEY, 1855-1864

Edhem ELDEM

Introduction

« Dans ce cahier1 ont été exactement inscrits les revenus et les dépenses de cet humble et sincère serviteur, Mehmed Cemal, depuis le vingt-et-unième jour du mois de Rebiyülevvel de cette année mil deux cent soixante-douze2, avec une note exposant le total des sommes qu’il possédait à ce moment-là et qu’il avait amassées pendant les années précédentes3. »

C’est en ces termes que ledit Mehmed Cemal entamait la première page manuscrite et autographe d’un cahier dans lequel il devait enregis-trer pendant près de dix années le détail de ses revenus et de ses dépenses. Je tenterai donc ici de m’interroger sur la possibilité de tirer de ce docu-ment assez austère une analyse en profondeur d’un individu, une sorte de micro-histoire de la vie et de l’entourage d’un personnage avec, éventuel-lement, la possibilité d’en tirer quelques conclusions plus générales sur la catégorie sociale à laquelle celui-ci appartenait. C’est pourquoi j’y vois plus qu’un simple clin d’œil à l’intention de celui qui, avec Paul Dumont, s’est penché sur une documentation très similaire pour une période plus tardive4. Ce travail sur les comptes de Said Bey dans les années 1900 a toujours été pour moi une source d’inspiration, notamment pour ce qui

Edhem Eldem, université de Bogaziçi (Istanbul)

1 Ce cahier se trouve actuellement en ma possession. Je remercie Madame Nurcemal Yenal, petite-fille de Mehmed Cemal Bey, de me l’avoir donné afin que je puisse l’étudier.

2 1er décembre 1855. 3 « Bu abd-i bi-mecal Mehmed Cemal muhlislerinin i≥bu iki yüz yetmi≥ iki senesi ≥ehr-i

Rebiülevvelin yirmi birinci gününden itibaren varidat ve mesarifat-ı vakıasıyla sinin-i güze≥te hasılatından teraküm edüb aynen mevcud olan mebaligin mikdarını mübeyyin sergi pusulası ayniyle i≥bu deftere kayd olundu fi 21 RA sene 1272 », p. 77.

4 Paul Dumont et François Georgeon, « Un bourgeois d’Istanbul au début du XXe siècle », Turcica XVII, 1985, p. 126-187.

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est de la possibilité, voire même la nécessité, d’étendre l’usage du terme « bourgeois » de manière à comprendre une bonne partie de la popula-tion musulmane de la capitale ottomane5.

5 Pour une discussion de l’usage que je fais des termes bourgeois et bourgeoisie dans le contexte d’Istanbul au tournant du XXe siècle, voir mon « Istanbul 1903-1918 : A Quan-

Une page du livre de raison de Mehmed Cemal Bey, énumérant ses dépenses et ses revenus du 5 Ramazan 1277 (17 mars 1861)

au 4 Zilhicce 1277 (13 juin 1861)

UN BOURGEOIS D'ISTANBUL AU MILIEU DU XIXe SIÈCLE 375

Pour commencer, quelques mots sur la nature et les particularités du document, un cahier de 81 pages. Les comptes y sont tenus de manière claire et concise, en piastres (kuru≥), du 21 Rebiyülevvel 1272 (1er décembre 1855) au 16 ≤aban 1280 (26 janvier 1864). Une première colonne, à l’extrême droite de la page, donne les sommes reçues ou déboursées à chaque occasion ; la seconde colonne donne la date, tandis que le reste de la page est consacré à un descriptif plus ou moins précis de l’opération. Les particularités les plus frappantes du document sont de nature graphique et linguistique.

Mis à part l’utilisation de la couleur pour distinguer la nature des opé-rations — noir pour les revenus, rouge pour les dépenses — Mehmed Cemal semble avoir pris un malin plaisir à rédiger une très grande partie de ses comptes en siyakat, cette écriture assez typique de la fonction publique ottomane. Le phénomène est surprenant quand on sait que cette écriture, généralement réservée à la comptabilité, n’était pratiquement plus employée au milieu du XIXe siècle. Il faut probablement y voir une sorte de déformation professionnelle — Mehmed Cemal était comptable dans l’administration — probablement doublée d’un désir d’épater — Mehmed Cemal était jeune — qui expliquent cet usage quelque peu ana-chronique d’une graphie inutilement compliquée. C’est d’ailleurs ce que tendent à confirmer les caractéristiques linguistiques du document ; en effet, la langue utilisée est généralement très recherchée au point d’en devenir prétentieuse et pédante par son usage excessif de formules ara-bisantes et, surtout, du persan. C’est ainsi que reviennent sans cesse des prépositions comme beray (pour), der (dans), be (à, vers), ez (de), ou des verbes comme ≥üde (fait), reften (aller), efgenden (tomber), utilisés pour décrire des opérations somme toute assez banales. Ainsi l’achat d’un parapluie au Grand Bazar sera décrit comme « beray-ı baha-i ≥emsiye lâzime-i çakerî der Çar≥u-yı Kebir mübayaa ≥üde », formule qui peut paraître ridicule, mais qui entre dans la logique de l’usage du siyakat, puisque les registres tenus dans cette graphie étaient souvent rédigés en persan ou dans un turc fortement empreint de persan. Encore une fois, on est bien tenté d’y voir un phénomène de jeunesse, le désir d’un jeune homme de vingt ans de faire étalage d’un savoir récemment acquis.

titative Analysis of a Bourgeoisie », Bogaziçi Journal. Review of Social, Economic and Admi-nistrative Studies 11/1-2, 1997 (Istanbul Past and Present Special Issue), p. 53-98, et mon « [A Quest for] The Bourgeoisie of Istanbul : Identities, Roles, and Conflicts », présenté à la Middle East Studies Association of North America Conference, à Orlando, en novembre 2000, devant être prochainement publié par le Zentrum Moderner Orient de Berlin.

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On aura deviné par cette dernière remarque que je dispose de quelques détails biographiques sur l’auteur du document. En effet, ce livre de rai-son m’ayant été communiqué par ses descendants, il m’a été possible de reconstituer une bonne partie de sa vie et de sa carrière. Je savais avant tout qu’il s’agissait du fils d’un certain Esad Efendi, comptable (muhase-beci) au Trésor impérial (Hazine-i Hassa), ce qui me permit de retrouver son état de service (sicill-i ahval) dans les archives de la Présidence du conseil, cité comme « Mehmed Cemal Bey, né à Istanbul en 1252, fils du comptable du Trésor impérial, Esad Efendi6 ». Ce dossier révèle donc que Mehmed Cemal était né en 1252 (entre le 18 avril 1836 et le 6 avril 1837), qu’après des études dans une école primaire non précisée (mekteb-i sıbyan), il fut admis en 1264/1848, à l’âge de onze ans environ, à la Mekteb-i Maarif-i Adliye, établie en 1838 afin de former des fonction-naires d’État, où il suivit des cours de grammaire et de syntaxe (sarf ü nahiv). Il passa ensuite un examen d’admission à l’école connue sous le nom de Darü’l-Maârif, fondée en 1266/1850, où il apprit la logique, la géographie et le calcul (mantık ve cografya ve hesab), et reçut le diplôme (≥ehadetname) de cette institution. Étant donné qu’il fut admis dans la fonction publique en 1268/1852, à seize ans, il faut probablement conclure que toute son éducation formelle se réduisait aux cinq années passées dans ces deux établissements.

Sa carrière bureaucratique débuta donc lorsqu’il fut engagé par les bureaux du Conseil impérial (Divan Kalemi), puis par le bureau des pro-cès-verbaux du Conseil suprême (Meclis-i Vâlâ Mazbata Odası). L’année suivante, en 1269/1853, il fut transféré au bureau des paiements du Tré-sor impérial (Hazine-i Hassa Sergi Kalemi), ce qui n’était probablement pas sans rapport avec le fait que son père, Esad Efendi, était alors chef (mümeyyiz) de ce bureau. C’est alors que les comptes de Mehmed Cemal rejoignent son état de service : la première mention de son salaire date du 2 Rebiyülahir 1272/12 décembre 1855 et indique qu’il avait reçu la somme de 300 piastres, suivie dix jours plus tard d’un second paiement de 120 piastres, soit un salaire de 420 piastres pour le mois de Te≥rin-i Sani (novembre) 1271/1855. Son état de service ne nous apprend prati-quement rien sur la période étudiée ici, puisque la rubrique suivante de son dossier date de 1284/1867, soit près de quatre années après la fin du cahier de comptes. Tout au plus y apprend-on sans la moindre précision

6 « Mehmed Cemal Bey ; 1252 Istanbul dogumlu, Hazine-i Hassa Muhasebecisi Esad Efendi'nin oglu », Istanbul, BOA, DH.SAID, 2/180.

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chronologique qu’entre ces deux dates son salaire augmenta graduelle-ment au niveau de 800 piastres et [qu’]il fut promu au troisième grade (rütbe-i salise) et au poste de « premier compagnon » (refik-i evvel) du même bureau.

On pourrait bien sûr, par simple curiosité et parce que l’information est disponible, jeter un coup d’œil sur la carrière et la vie futures de ce Meh-

Mehmed Cemal Bey, vers 1880 (Photographie du studio Pascal Sébah, Istanbul)

Collection de l’auteur

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med Cemal dont je me contenterai de décrire les débuts fort modestes. Il atteindrait le poste de mümeyyiz (chef) qu’occupait son père au début de sa carrière en 1871, soit à l’âge de 36 ans ; il serait promis directeur (müdîr) et obtiendrait son premier grade, seconde classe (rütbe-i ûlâ sınıf-ı sani) en 1294/1877. Suite à la fermeture de son bureau en 1297/1880, il aurait un moment de flottement jusqu’en août 1881, date à laquelle il regagnerait la fonction publique en tant que membre du Conseil des affaires financières (≤ura-yı Umur-ı Maliye). Toutefois, ce conseil dispa-raîtrait à son tour trois ans plus tard et Mehmed Cemal Bey serait « recy-clé » en tant que membre de la Cour des comptes (Divan-ı Muhasebat). Son état de service ne va malheureusement pas plus loin et c’est à la « petite histoire » qu’on doit un certain nombre de détails de sa vie après cette date. C’est ainsi qu’on sait notamment qu’il établit deux alliances matrimoniales avec la même famille de dignitaires de l’Empire. Tout d’abord sa fille aînée, Fatma Saime (1856-1940) que l’on verra fréquem-ment apparaître dans ses comptes, épousera vers 1880 Mustafa Mazlum Bey (1851-1893), le troisième — et le moins célèbre — des fils d’Ibrahim Edhem Pa≥a (1818 ? - 1893), plusieurs fois ministre, gouverneur, ambas-sadeur et une fois grand vizir7. Bien plus tard, en 1912, Esad Bey (1883-1952), issu du troisième et dernier mariage de Mehmed Cemal Bey, épou-sera à son tour un membre de la même famille, Nazlı (1893-1958), la fille d’Osman Hamdi Bey, soit la nièce de l’époux de sa sœur aînée…

Vous habitez chez vos parents ?

Une fois l’auteur et l’acteur principal présenté, il est désormais pos-sible de se pencher sur son entourage immédiat tel qu’il apparaît dans ses comptes. On ne s’étonnera pas d’y voir la prédominance du milieu familial : un père, une mère, deux épouses, deux beaux-pères, une fille, un frère, deux sœurs, une nièce et deux oncles apparaissent avec une fréquence et une intensité variables que l’on est tenté d’associer à dif-férents degrés de proximité, tant spatiale que sentimentale8. Il ne faut

7 Le fils aîné du pacha, le peintre, archéologue et muséologue Osman Hamdi Bey (1842-1910) est le plus célèbre de tous, suivi du numismate Ismail Galib Bey (1847-1895) et de l’archéologue Halil Edhem [Eldem] (1861-1938).

8 Il existe très peu d’études sérieuses sur la famille ottomane du XIXe siècle. Rare exception, l’étude démographique et sociale d’Alan Duben et Cem Behar, Istanbul House-holds : Marriage, Family and Fertility, 1880-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

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toutefois pas oublier qu’il ne s’agit pas d’un journal mais de comptes, dans lesquels les individus apparaissent forcément en raison d’une dépense ou d’un revenu, d’où la possibilité de distorsions considérables : individus sous ou surreprésentés selon un critère parfois aléatoire. Ainsi les oncles, frère, sœurs et nièce n’apparaissent que très rarement : son frère Münir deux fois, lorsqu’il reçoit des étrennes pour le bayram (ıydiyye) et lorsque Mehmed Cemal lui rembourse le solde d’une dette ; deux fois aussi sa sœur Neyir, qui reçoit un présent (atiyye) et des étrennes (ıydiyye), tandis que sa sœur Nazire n’apparaît qu’une seule fois, à l’occasion des dépenses encourues à l’occasion de sa propre naissance. C’est la même logique qui rend les deux oncles paternels (amm) visibles : Emin Efendi par les frais d’une visite et Hacı Servet Efendi par les cadeaux qui lui sont faits d’une boîte en carapace de tortue, une boîte en agate, trois ocques9 de cerises et un prêt de 80 piastres. Ârife, la fille de sa sœur, est cause de dépenses occasionnées par son mariage (akd) et ses noces (sûr).

Le beau rôle est réservé aux parents qui sont très fréquemment et res-pectueusement cités sans jamais être nommés : peder-i âlikadrim (mon valeureux père), peder-i vâlâ-güherim (mon très précieux père), valide-i çakerî (la mère de votre serviteur), valide-i muhtereme-i mü≥fikam (ma tendre et respectée mère), pour ne citer que quelques unes des expres-sions utilisées. Les occasions sont toutes — 38 sur 39 — liées à des prêts ou des largesses : présents divers (ihsan, atiyye, ıydiyye), sommes « prises » (ahz olunan) ou « données » (ita ≥üde), aides ou soutiens financiers (iane) ou prêts (karz) et leur remboursement (tesviye). Valeur totale des opérations : plus de 8 000 piastres de la fin 1855 au mois d’avril 1860, puis plus rien. Les sommes varient entre 10 piastres — étrennes (muharremiye) de son père pour le jour de l’an 1274 — et un pic de 1 000 piastres qui lui sont prêtées par sa mère pour l’achat d’un Coran manuscrit. Trois fois sur quatre, c’est le père seul qui est cité, le reste étant partagé entre le couple ou la mère seule. La distribution des sommes est un peu moins inégale : avec le prêt de 1 000 piastres déjà cité et les 900 piastres qu’elle lui offre pour l’achat d’un châle (≥âl-i anberser) la mère contribue au quart du financement.

L’argent parental remplit bien des fonctions. Une grande partie sert à des achats : tissus, habits, souliers, des livres, un châle. La seule particu-larité distinctive est celle des présents et des étrennes saisonniers. Du

9 L’ocque ottomane (okka, kıyye) correspond à 1 282 g.

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début à la mi-avril 1860, Mehmed Cemal reçoit régulièrement trois types de cadeaux de son père ou de ses deux parents : des étrennes (ıydiyye) vers le 1er ≤evval (ıyd-fitr), vers le 10 Zilhicce (ıyd-ı adha) et vers le jour de l’an, au début de Muharrem (Muharremiye). Les sommes varient grandement, des 10 piastres paternelles le jour de l’an en 1274 à l’ıydiyye de 150 piastres des deux parents en 1276.

Quelles conclusions sur les parents peut-on tirer de tous ces chiffres ? Aucun détail biographique, même pas un nom, à l’exception des 40 piastres dépensées à l’occasion de la nomination du père au poste de comptable le 2 février 1858 : « Pour solder les dépenses [faites] le jour où monsieur [mon] père est devenu comptable10 ». Quant à la mère, absolument rien ; on ne peut même pas répondre à l’inévitable question de la polygamie d’Esad Efendi. Certes, les termes utilisés ne font aucun doute sur le fait que la femme citée est bien la mère de Mehmed Cemal. Un petit détail permet toutefois de se demander si les 50 piastres dépen-sées à l’occasion de « la naissance de la sœur de votre serviteur, Nazire Hanım, à 11 heures et 18 minutes de la nuit du jeudi11 » 25 mars 1858 n’est pas la preuve de l’existence d’une seconde épouse. Mehmed Cemal étant né en 1836/1837, quelque jeune qu’ait pu être sa mère alors, on peut douter de la possibilité d’une autre (quatrième ?) grossesse 21 années plus tard. Le fait que cette naissance ne soit accompagnée d’aucune réfé-rence à sa mère semble confirmer ce doute.

Nous ne savons donc pratiquement rien de ses parents si ce n’est qu’ils étaient assez généreux envers lui. En y regardant de plus près, cependant, on est frappé par certaines particularités. Tout d’abord, cette générosité semble se tarir en avril 1860, sans la moindre trace dans les trois années et demie qui suivent. La mort des parents n’est certes pas à mettre en cause, puisque nous savons qu’Esad Efendi n’est mort que vers la fin des années 1890 et que le décès de sa mère aurait eu des répercussions sur sa comptabilité. Il faut donc probablement en conclure que le soutien des parents dépendait en grande partie de la situation financière et profession-nelle du fils et qu’il répondait avant tout au besoin de consolider le bud-get d’un jeune homme en début de carrière. Les chiffres semblent le confirmer : jusqu’en avril 1860, Mehmed Cemal reçoit 7 500 piastres de ses parents contre un salaire total de 26 600 piastres. Les parents contri-

10 « Beray-ı tesviye-i mesarifat der ruz-ı muhasebeci ≥üden-i peder efendi ». 11 « Beray-ı mesarif-i vakıa der veladet-i hem≥ire-i çakerî Nazire Hanım saat 11

dakika 18 mürurunda ah≥am üzeri yevm-i Penc≥enbe ».

UN BOURGEOIS D'ISTANBUL AU MILIEU DU XIXe SIÈCLE 381

buent donc à peu près au cinquième de son budget. Or cette contribution suit une courbe régressive : de 40% pendant la première année, leur sou-tien chute à 23% pendant les deux années suivantes et enfin à 2% avant de disparaître entièrement. Mehmed Cemal gagne 400 piastres par mois au début de la période, passe à 550 en février 1858 et à 650 en octobre de la même année. On a bien l’impression d’un « sevrage » financier, d’une forme d’émancipation d’un jeune fonctionnaire qui, d’abord tribu-taire de ses parents, finit par acquérir une forme d’indépendance finan-cière vers 24 ans. On peut toutefois se demander si cette interprétation explique vraiment l’interruption tout aussi soudaine des présents et des étrennes…

De toute façon, il ne faut pas non plus exagérer l’importance de cette autonomie financière, car il manque dans sa comptabilité les signes les plus indiscutables du budget d’un homme responsable, les dépenses domestiques. Le fait qu’il ne paie pas de loyer pourrait faire penser qu’il est propriétaire, mais devant l’absence de frais courants — répara-tions, chauffage, jardinage… — il faut se rendre à l’évidence : du début de la période jusqu’à ses 28-29 ans au moins, Mehmed Cemal Bey habite encore chez ses parents. C’est d’ailleurs ce que suggère le fait que parmi les fréquentes visites — dans le sens de déplacements — faites à des parents ou à des connaissances, aucune ne concerne les parents… Le profil de Mehmed Cemal commence à se dessiner avec plus de clarté. Un jeune homme admis très tôt dans une administration où son père était bien établi, gagnant un salaire trop modeste pour lui permettre de subvenir à ses besoins sans avoir recours à la générosité de ses parents, atteignant enfin, au bout de cinq années de fonctions, une certaine autonomie budgétaire, mais à condition de s’intégrer dans la demeure paternelle.

Un mari, deux femmes et une fille

Cette semi autonomie — ou semi dépendance — de ses parents n’em-pêchera pas Mehmed Cemal de fonder sa propre petite famille. Sa comp-tabilité révèle l’existence de deux épouses, Ismet et Fitnat, toutes deux appelées halile-i çakerî (épouses de votre serviteur). Il semblerait toute-fois qu’il ne s’agisse pas d’un cas de polygamie, mais plutôt de deux mariages consécutifs. En effet, Ismet Hanım n’apparaît pour la première fois que de manière très éphémère et tragique, le 24 janvier 1857 : « 30 piastres pour les dépenses encourues le jour du décès de l’épouse

382 EDHEM ELDEM

de votre humble serviteur, ce dimanche12 », suivi un mois plus tard par 690 piastres dépensées pour « 45 ocques de farine, 14 d’huile de réglisse, 15 de sucre et la rémunération d’un cuisinier pour la préparation de bei-gnets pour l’âme d’Ismet Hanım, l’épouse de votre serviteur13 ». Quelques mois plus tard, le 22 avril 1857, Mehmed Cemal fit un autre geste en la mémoire de son épouse décédée en léguant à son âme un Coran manuscrit qu’il avait acheté pour 175 piastres du marchand Bedes-tanî Hacı Ahmed Efendi14.

Étrangement, pourtant, Ismet Hanım n’apparaît guère dans les comptes de son mari durant la dernière année de son existence. Le seul événement majeur qui lui est évidemment lié est la naissance de la fille de Mehmed Cemal, Saime, vers le 20 mai 1856 si l’on en croit les 80 piastres « offertes ce lundi à la sage-femme à l’occasion de la naissance de la fille de votre serviteur15 ». S’il est vrai qu’Ismet Hanım n’y est pas mention-née comme la mère, il n’existe rien qui puisse suggérer l’existence d’une autre épouse ou concubine. On peut donc sans trop de risque supposer qu’Ismet était effectivement la mère de Saime et que sa mort, quelque huit mois plus tard, peut bien avoir été liée à une grossesse difficile ou aux séquelles de l’accouchement.

La seconde épouse de Mehmed Cemal, Fitnat, apparaît à une date et d’une manière qui interdisent de penser qu’elle eût pu être son épouse avant la mort d’Ismet. S’il est vrai que Fitnat apparaît soudain en tant qu’épouse (halile) le 12 Receb 1275/15 février 1859, soit près d’un an après le décès d’Ismet, des références antérieures, bien qu’anonymes, permettent de reconstituer les premiers pas de cette nouvelle relation. Le 21 octobre 1858, Mehmed Cemal offre ainsi 120 piastres — une somme considérable — au « porteur du trousseau de fiançailles de votre serviteur en provenance de [mon] beau-[père] Salih Bey16 ». Le même jour, il débourse 60 piastres de plus pour « Ali Aga, qui a annoncé le mariage de votre serviteur ce jeudi à quatre heures et quarante-cinq minutes du matin17 ». Les noces mêmes

12 « Beray-ı mesarifat-ı vakıa der ruz-ı vefat-ı halile-i çakerî yevm-i Pazar ». 13 « Beray-ı baha-i dakik kıyye 45 ve revgan-ı süs kıyye 14 ve ≥eker kıyye 15 ve ücret-

i a≥cı lazime-i tabh-ı lokma beray-ı ruh-ı Ismet Hanım halile-i çakerî ». 14 « Halilemiz merhume Ismet Hanımın ruh-ı ≥erifiyçün vakf olunmak üzere Bedestanî

Hacı Ahmed Efendi marifetiyle mübayaa olunmu≥ olan bir aded Mushaf-ı ≤erifin bahası olarak muma ileyhe ».

15 « Atiyye-i Ebe Hanım der veladet-i kerime-i çakerî yevm-i Pazar ertesi ». 16 « Atiyye-i hamil-i bogça-i ni≥an-ı çakerî ez canib-i Salih Bey ka’in irsal ≥üde ». 17 « Atiyye-i mübe≥≥ir-i nikah-ı çakerî Ali Aga ita ≥üde yevm-i Penc≥enbe sabahleyin

saat 4 dakika 45 ».

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(sûr-ı çakerî) se tiendraient le 9 décembre 1858 et occasionneraient des dépenses considérables : 70 piastres à Hasan Aga qui annonce l’arrivée du cortège nuptial (alay-ı arus-ı çakerî) ; 250 piastres aux dépendants de son beau-père (tevabiat-ı ka’in-i çakerî Salih Bey-efendi) ; 40 au préposé du cellier (kilerci) ; 30 aux serviteurs (ayvazan) ; 100 aux cuisiniers (a≥cıyan) ; 100 pour les fruits et autres mets, soit au total 590 piastres, sans compter les 30 piastres dépensées le même jour pour une onction, peut-être sans rapport avec l’heureux événement…

Il est donc clair qu’en février 1859, lorsque Fitnat fait sa première apparition dans les comptes, elle n’est encore qu’une jeune mariée s’ins-tallant chez ses beaux-parents et remplaçant la défunte mère d’une enfant de trois ans. Toutefois, contrairement à Ismet qui, apparemment, devait mourir pour apparaître dans le registre de son mari, la jeune Fitnat ne manqua jamais d’en meubler les pages. Souvent, il s’agit d’achats divers : tissus, cuillères, sucre, mouchoirs de soie, robes, souliers, riz… Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est de voir que Fitnat semble avoir reçu des paiements réguliers de son mari, soit 100 piastres à chacune des deux fêtes (bayram) de l’année, mais surtout un « salaire » (maa≥) du même montant, que Mehmed Cemal débourse avec beaucoup de régula-rité, un jour ou deux après avoir reçu ses propres émoluments du Trésor. La première apparition de cet étrange arrangement est datée du 18 juillet 1859, soit dix mois après le contrat de mariage et huit mois après les noces. Il pourrait bien sûr s’agir encore une fois d’un exemple de défor-mation professionnelle de la part d’un bureaucrate en herbe voulant don-ner une tournure sophistiquée à ce qui n’est peut-être que de l’argent de poche. Cependant, la régularité extrême de ces sommes et l’insistance sur ce terme fait bien penser à une situation contractuelle entre les époux. D’ailleurs ce n’est pas là la seule indication suggérant que la vie et le statut de Fitnat aient pu être plus compliqués que dans le cas d’Ismet. Tout d’abord, notons que sa première apparition comptable en février 1859 est provoquée par les 80 piastres qu’elle avait empruntées (karzen) à son mari. Le mois suivant, Mehmed Cemal paiera 10 piastres à un certain Erzurumî Mehmed Çavu≥, décrit sans plus de précision comme l’agent (müba≥ir) de Fitnat dans un procès. Le 4 mai 1859, le jour où Fitnat reçoit son premier salaire de 100 piastres, Mehmed Cemal doit débourser 200 piastres supplémentaires pour « s’occuper des affaires de l’épouse de votre serviteur18 ». Deux mois plus tard, les « affaires » de

18 « Beray-ı ruyet-i mesalih-i halile-i çakerî ».

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Fitnat exigeront un paiement de 250 piastres, mais cette fois-ci il s’agit d’une somme prêtée par Mehmed Cemal (beray-ı tesviye-i umur-ı halile hanım karzen ita ≥üde). Deux jours plus tard, c’est au tour d’un certain Ismail Efendi de recevoir 50 piastres « afin de devenir le représentant légal de l’épouse de votre serviteur dans son procès avec Salih Bey19 ». L’affaire est d’autant plus incompréhensible que l’on ignore tout dudit Salih Bey qui porte étrangement le même nom que le père de Fitnat… En tout cas, quelle que soit l’affaire en question, il est indéniable que Fitnat était une femme très active, du moins financièrement, surtout si l’on considère qu’il ne s’agit ici que des transactions dans lesquelles son mari était directement impliqué, une sorte de pointe de l’iceberg. Ce n’est que plus d’une année plus tard qu’une transaction de 617,50 piastres semble révéler en partie la nature des affaires de Fitnat : « Demande faite par Ali Aga des sommes empruntées au moment du dégagement des [biens] mis en gage de Madame [mon] épouse20 ».

Heureusement, cette description succincte est complétée — comme un certain nombre d’autres opérations — par un commentaire développé en appendice du registre :

« La quantité de certaines dépenses encourues et des sommes empruntées à l’intendant Ali Aga au moment où les dix mille piastres précédemment empruntées par [mon] épouse à l’huissier Hacı Hüseyin Aga, avec leurs intérêts accumulés, et qui ont été remboursées par mes humbles soins21 ».

Le mystère reste entier sur la nature exacte de ces transactions, mais on sent bien l’existence d’un réseau compliqué d’opérations financières impliquant mari et femme, mais aussi et surtout des tierces personnes et des membres de la maisonnée…

Le problème, toutefois, est de voir que toute cette information concer-nant Fitnat disparaîtra une fois qu’elle aura encaissé un dernier salaire de 100 piastres le 11 septembre 1861. De cette date jusqu’à la fin du registre, au début de 1864, on ne rencontre plus que deux vagues références à l’épouse : en janvier 1862 concernant une perte encourue sur la monnaie de cuivre et en novembre 1863, lorsqu’il s’agit d’acheter quatre paires de

19 « Beray-ı vekil ≥üden-i muma ileyh be tesviye-i dava-i halile-i çakerî ba Salih Bey ». 20 « Matlub-ı Ali Aga ez mebalig-i müstakraza der hengâm-ı fekk-i rehn-i halile

hanım ». 21 « Halile hanım akdemce Hacı Hüseyin Aga tarafından istikraz etmi≥ oldugu on bin

guru≥un teraküm eden güze≥tesiyle beraber marifet-i bendegânemle tesviye olundugu hen-gâmda Vekilharc Ali Aga tarafından istikraz olunan mebalig ile sarf etmi≥ oldugu bazı mesarifin mikdarı ».

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chaussettes « pour votre serviteur et Madame [mon] épouse22 ». Rien n’est plus frustrant que de voir sa documentation se conduire de la sorte. Comment une femme constamment présente dans les comptes de son mari pendant deux années de suite peut-elle pratiquement disparaître du jour au lendemain ? Était-elle morte ? Mis à part les chaussettes de novembre 1863, il paraît impossible que les frais liés à son décès n’aient pas figuré dans le registre. Doit-on se résoudre à accepter l’idée d’une Fitnat désormais inactive, ne recevant plus de salaire ou de présents, ne se faisant plus rien acheter et ne contractant plus de dettes ? C’est pos-sible, mais peu probable. Je préfère voir là la conséquence d’un change-ment survenu dans la qualité de la tenue des comptes par Mehmed Cemal à partir de la page 38 de son registre, correspondant au mois de juin de l’année 1861 : d’une moyenne de 24 opérations par mois, on tombe à 16 ; la saisie est devenue monochrome et beaucoup plus superficielle et hâtive… Peut-on dès lors espérer que la comptabilité de Mehmed Cemal avait tout simplement empiré au point de ne plus couvrir le même détail qu’auparavant, y compris les activités de sa femme ?

La comptabilité de Mehmed Cemal Bey est particulièrement précieuse lorsqu’il s’agit de reconstituer l’enfance de sa fille Saime que nous avons vu naître vers le 20 mai 1856. En effet, bien des événements de ses débuts dans la vie étant liés à des dépenses diverses et variées, Saime finit par devenir l’un des personnages les mieux représentés dans le registre. Ainsi que je l’ai déjà expliqué, c’est par les présents faits à la sage-femme qu’elle fait sa toute première apparition et le 26 février 1857, nous la retrouvons à l’occasion des « présents à la nourrice de la fille de votre serviteur et à sa gouvernante ≤eyvende23 ». C’est là une informa-tion précieuse sur la manière dont la petite fille était élevée : en effet, on peut penser que l’apparition si tardive de la nourrice — Saime a déjà neuf mois — est directement liée au décès de la mère, ce qui laisse à penser que jusque-là c’était-elle qui avait allaité son enfant. Peu de temps après, on voit Mehmed Cemal débourser 10 piastres pour un passeport intérieur (mürur tezkiresi) en prévision d’un déplacement de sa fille à Gemlik. On est surpris de voir un enfant de moins d’un an s’éloigner ainsi du foyer paternel ; il est possible qu’il s’agisse d’un séjour dans le village de la nourrice, Fatma. En tout cas, elle semble bien avoir été de retour au

22 « Beray-ı baha-i 4 çift çorab lazime-i çakerî ve halile hanım ». 23 « Atiyye be hesab-ı süd valide-i kerime-i çakerî ve atiyye-i ≤eyvende dadı-yı muma

ileyha ».

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moins vers la fin juin, si l’on en croit les 40 piastres que son père dépen-sera pour lui acheter une ombrelle de soie (harir ≥emsiye). C’est là le second objet personnel que nous la voyons acquérir, après une paire de bottines (fotin) achetée le 1er août 1856, alors qu’elle avait à peine deux mois et demi.

Vêtements et alimentation dominent les emplettes destinées à Saime : chaussures (fotin, lapçin, kundura, çizme), chaussettes (çorab), robes (elbise), une fourrure (kürk), du sucre (≥eker), des artichauts (enginar), de la viande (lahm)… On retiendra bien sûr pour sa valeur symbolique l’achat de son (premier ?) habit de ville (ferace), commandé pour 20 piastres à un tailleur le 8 août 1863, alors qu’elle avait sept ans. D’autres dépenses, généralement liées à des événements et rituels importants, deviennent ainsi de précieux signes du passage du temps et de certaines étapes de l’enfance. Ainsi les 100 piastres remises à la nourrice de Saime le 15 avril 1858 à l’occasion de son sevrage (kat’ ez ≥ir) montre que l’enfant fut allaitée pendant un total de vingt-trois mois. On découvre aussi que la nourrice n’en sera pas pour autant congédiée, puisqu’on la voit recevoir 30 piastres en septembre 1859, lors de son départ pour son village. Les comptes paternels suggèrent par ailleurs que c’est vers trois ans que la petite Saime commencera à être traitée en véritable individu, si l’on considère qu’elle recevra ses premières étrennes (ıydiyye) en mai 1859, qu’en janvier 1860, l’intendant Ali Aga recevra l’ordre d’acquérir un mouton devant être sacrifié (kurban) en son nom et que ces rituels seront désormais répétés chaque année.

Il est toutefois un événement très particulier qui apparaît avec assez de détail dans la comptabilité pour presque permettre une reconstitution de la scène. Le 30 Zilkade 1278 (20 mai 1862), lorsque Saime atteindra l’âge de six ans, son père organisera une fête pour célébrer sa première lecture de la formule introductive du Coran, la besmele, correspondant aussi à son premier jour de classe. Connue sous le nom de bed’-i bes-mele-i ≥erif cemiyeti, cette célébration sera l’occasion de très grosses dépenses, atteignant 2 012 piastres réparties entre 41 rubriques diffé-rentes. La plus coûteuse de toutes est sans conteste la robe achetée pour 500 piastres ; mais il faudra aussi compter 150 piastres pour une four-rure, 60 pour un (bijou en forme de ?) croissant (hilal), 20 pour un alpha-bet (elifba cüz’ü) et 317 pour une sacoche servant à recevoir cet opuscule (cüz’ kesesi). Au total, les vêtements et parure de la petite fille représen-tent 1 047 piastres, soit un peu plus de la moitié de tout le budget consa-cré à cette affaire. Le reste est une longue liste de cadeaux et de paie-

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ments à une multitude de fournisseurs et de serviteurs : le maître (hoca efendi) recevra du tissu (kuma≥) ; Hacı Osman Efendi, Ahmed Efendi et Nuri Bey de l’argent ; le précepteur (lala) a droit à des lainages (yünlü) ; Ismail Efendi, porteur du lutrin (hamil-i rahle) se voit offrir de l’argent et des cotonnades ; enfin un grand nombre d’individus reçoivent des gratifications : la nourrice, plusieurs serviteurs (Mesude, Ali Aga, Ibra-him Aga), un groupe d’agas et de gardiens (bekci), le répétiteur de l’école (mekteb kalfası) et les élèves (mekteb etfali). Au total, 466 piastres. Enfin, le solde de 499 piastres est entièrement consacré à la nourriture : 5 piastres pour le transport de la farine, 40 pour le cuisinier chargé de frire les beignets et le reste pour une impressionnante quantité de victuailles : une ocque de farine de riz, sept concombres, 9,5 ocques d’agneau, quatre ocques de viande, quarante artichauts, trois ocques de courgettes, quatre ocques de fèves, quarante bottes de pourpier, une demi-ocque de fro-mage, cinq ocques de lait, six ocques de sucre, dix ocques d’huile d’olive, six ocques de cerises, treize ocques de pain supérieur et ordinaire, une demi ocque de crème fraîche, une ocque d’amidon, une ocque de fraises, dix citrons, de la cannelle, des épices, de la nigille…

L’importance attachée à l’éducation de Saime explique le paiement régulier qui sera fait chaque année de 30 piastres pour l’achat du « char-bon nécessaire à l’école de Saime Hanım24 », peut-être un moyen de payer ses frais de scolarité. En avril 1863, à sept ans, la petite fille sera menée en pèlerinage au tombeau d’Eyüb, et trois jours plus tard, son père dépensera 60 piastres pour faire réparer la couverture de son Coran ; tous ces événements indiquent clairement que Saime était en passe de devenir une jeune fille.

Les choses se compliquent, toutefois, lorsqu’on se rend compte que Mehmed Cemal entretenait avec sa fille des relations de nature bien plus complexe. Premier signe, en juillet 1857, lorsqu’il parle des frais de bateaux pour se rendre au Cheikhulislamat « afin de s’occuper des affaires de la fille de votre serviteur25 », mention qui est répétée en sep-tembre. On peut bien sûr s’interroger sur la nature des « affaires » d’une enfant de moins de deux ans, mais ce n’est qu’en novembre 1858 qu’une ébauche de réponse commence à apparaître. À peine deux semaines après son mariage, parlant de ses noces à venir dans environ un mois, Mehmed

24 « Kömür lazime-i mekteb-i Saime Hanım ». 25 « Beray-ı ücret-i kayık be reften-i Bab-ı Fetva-penahî beray-ı ruyet-i mesalih-i

kerime-i çakerî ».

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Cemal enregistre un revenu de 1 500 piastres en ces termes : « emprunté aux sommes léguées de la fille de votre serviteur en prévision de quelques dépenses à l’occasion des noces susmentionnées26 ».

Il est donc clair que Mehmed Cemal est en train de casser la tirelire de sa fille pour financer son mariage avec Fitnat, mais c’est encore une fois une notice détaillée de cette opération en fin de registre qui révèle la nature de l’affaire :

« Les dettes de votre serviteur envers ma fille Saime Hanım des sommes que j’ai empruntées afin de subvenir à certaines dépenses de mon humble mariage à partir des sommes en ma possession et représentant les intérêts de l’argent qu’elle a prêté au trésor du ministère des Finances.27 »

Mehmed Cemal tient promesse et rembourse sa dette, même si c’est en près d’un an et sans payer le moindre intérêt : 250 piastres en février 1859, 1 160 en mars, et le solde en septembre. D’ailleurs il la répètera à moindre échelle en avril 1859, empruntant 230 piastres qu’il remboursera en décembre (80 piastres) et en juin 1860 (150 piastres). La question est surtout de savoir d’où provient l’argent de Saime ; une mention le 20 juin 1860 semble l’expliquer : « Dépenses enregistrées plus bas résultant de l’examen des comptes de ma fille Saime Hanım au bureau de l’Adminis-tration des biens des orphelins28 ».

Il s’agit de 350 piastres : 220 pour combler un déficit, 10 pour un cadenas et un porteur et 80 pour les droits sur la déclaration de la pension alimentaire. De toute évidence, Saime ayant perdu sa mère, un fonds avait été légué à son nom auprès de l’Administration des biens des orphe-lins et son père piochait de temps en temps dans cette source de crédit à bon marché.

Au-delà du cercle familial

Au fur et à mesure qu’on s’éloigne du noyau familial, les comptes révèlent l’existence d’un cercle de parents par alliance, d’amis et de

26 « Velime-i mezkûrede bazı vukubulacak mesarifata kar≥uluk olmak üzere kerime-i çakerînin mevkuf akcesinden inkıraz olunmu≥ olan ».

27 « Velime-i çakerîde vukubulacak bazı mesarifata kar≥uluk olmak üzere kerimem Saime Hanımın Maliye Hazine-i Celilesine karzen ita kılınmı≥ olan mebaligin güze≥tesi olmak üzere nezd-i abidanemde olan mebaligden karzen ahz olunarak muma ileyhaya olan deyn-i çakerî ».

28 « Kerimem Saime Hanımın emval-i eytam müdirligi dairesinde ruyet olunan muhasebesinde vukubulan mesarifat ».

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connaissances. Deux mariages consécutifs lui assurent d’avoir la joie de deux belles-familles, plus ou moins présentes dans sa comptabilité. Le plus présent de tous est son premier beau-père, le père d’Ismet. Une visite qu’il lui rend en mars 1857, deux mois après le décès de son épouse, révèle que celui-ci vit à Kuruçe≥me et qu’il est sur le point de se rendre à Izmir. Ce n’est qu’en juin, à l’occasion de cadeaux faits à sa suite, que nous apprenons son nom : Âkif Beyefendi. Quelques mois plus tard, en octobre, Âkif Beyefendi est désormais Âkif Pa≥a, à qui son gendre offre respectueusement six ocques de coings. Il est donc évident que malgré le décès de sa femme, Mehmed Cemal ne coupa pas les ponts avec sa belle-famille : nous le voyons continuer à faire des cadeaux aux hommes du pacha et rendre visite à celui-ci au moins trois fois, en avril 1858, décembre 1859 et janvier 1860. Il faut probablement voir dans la « grande belle-mère » (büyük ka’in valide) à qui est destiné un lutrin de 40 piastres la mère d’Âkif Pa≥a. La deuxième belle-famille, celle de Fitnat, était apparemment constituée de son père Salih Bey, à qui Mehmed Cemal rend plusieurs fois visite et qu’il reçoit une fois chez lui, et de sa mère, Naciye Hanım, à qui on le voit envoyer six ocques de sucre et de l’argent à l’intention de ses esclaves. Naciye Hanım apparaîtra une dernière fois le 24 juillet 1860 à l’occasion de son décès.

D’autres individus, appartenant clairement à la catégorie des connais-sances et des amis, sont beaucoup plus difficiles à identifier et à cerner. Que dire d’une visite à Edhem Bey, d’une réception organisée à Sarıyer par un certain Hacı Emin Efendi, ou d’oranges offertes à un Ismail Efendi ? Les occasions décrites suggèrent parfois un degré de proximité plus grand : le mariage de la fille de Hasan Efendi, une visite à Ra≥id Bey le jour de la circoncision de son fils, des dépenses encourues lors du mariage de Ragıb Bey… On pourrait allonger cette liste indéfiniment sans autre véritable conséquence que la conclusion évidente que Mehmed Cemal avait des amis et des connaissances et qu’une bonne partie de son temps était consacrée à ce genre de sociabilité.

Une dimension évidente de cette sociabilité concerne les collègues du travail, dont la présence dans les comptes reste aléatoire et quelque peu superficielle. Trois d’entre eux sont cités à l’occasion de leur décès qui est cause de dépenses ; Nuri Efendi apparaît lors de son mariage, Sadul-lah Bey à l’occasion de celui de sa sœur, tandis qu’Ata Efendi est reflété dans les cadeaux faits à sa suite. Il est souvent difficile de savoir à quoi correspondent exactement ces dépenses. Que dépense-t-il lorsque son père est nommé au poste de comptable du Trésor ? Quels frais sont donc

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occasionnés le jour où Ali Rıza Efendi devient ministre du Trésor impé-rial ? Les visites faites à Edhem Pa≥a (lequel, d’ailleurs ?) ou à Muhtar Pa≥a (le ministre du Trésor ?) avaient-elles un rapport avec la carrière de Mehmed Cemal ?

Le même flou caractérise la plupart des contacts avec les membres de la hiérarchie religieuse. On distinguera toutefois les rapports avec deux imams à qui Mehmed Cemal semble avoir fait régulièrement des pré-sents : sadaka (aumône) lors des fêtes à Hakkı Efendi, imam de la mos-quée du village de Kuleli, sur la rive asiatique du Bosphore et à Ali Efendi, imam en second de la mosquée de Kızılta≥, en plein centre de la vielle ville. On est bien sûr tenté d’y voir de précieux indices concernant les rapports de Mehmed Cemal à l’espace urbain par le biais du quartier (mahalle). Les fréquentes références à une résidence estivale à Çen-gelköy, à peu de distance de Kuleli, semble confirmer qu’il se considérait « paroissien » de la mosquée de ce village (pourquoi pas celle de Çen-gelköy ?). Il est donc probable que la famille résidait à Kızılta≥ durant l’hiver, même s’il est gênant de voir que les aumônes de Kızılta≥ cou-vrent la période de 1272 à 1275 tandis que celles de Kuleli ne débutent qu’en 1276 pour s’achever en 1279… Toujours dans le domaine des « bonnes actions », on constate le financement du pèlerinage à La Mecque de certains religieux : le cheikh Servet Efendi recevra ainsi pour 40 piastres d’opium pour son voyage au Hedjaz en 1274 ; trois ans plus tard, Efganî Mehmed Müslim Efendi recevra 36 piastres avant son départ pour La Mecque ; en 1278 ce sera le tour du cheikh Mahmud Efendi Hasırzade de se voir accorder 60 piastres pour le même objectif. Le reste n’est que bribes d’information : un cadeau au récitant de Mevlid à la mosquée de Murad Pa≥a (à quelle occasion ?) ; dépenses faites à l’occa-sion de l’obtention d’un diplôme (icazet) de calligraphe par Süleyman Efendi ; un cheval acheté par l’intermédiaire de l’imam de la mosquée de Bali Pa≥a ; ou les frais occasionnés par les décès des cheikhs Galib et Mehmed Efendi…

Esclaves et domestiques

Parmi les individus les plus présents dans la comptabilité de Mehmed Cemal figuraient un grand nombre de domestiques de statuts fort variés, allant de son ancien précepteur (lala) ou de son intendant actuel (vekil-harc) à la plus humble des esclaves (cariye). Leur visibilité n’a rien de surprenant, puisque leur statut implique toutes sortes d’arrangements

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financiers concernant leurs gages, leurs gratifications et autres dépenses. Une liste, certes incomplète, de cette domesticité permettra de se faire une idée de l’importance acquise par tout ce petit monde dans la gestion d’une demeure « bourgeoise » d’Istanbul au XIXe siècle. Nous avons déjà vu certains de ces domestiques intimement liés au service d’un individu en particulier : Fatma la nourrice et ≤eyvende la gouvernante en sont des exemples typiques, de même que les hommes (tevabiat) de son beau-père ou les esclaves (cevari) de la mère de ce dernier. Le plus présent de tous, toutefois, est Ömer Aga, parfois identifié comme lala (précepteur, sou-vent un esclave) ou plus précisément lala-yı çakerî, ce qui indique bien que l’intéressé avait eu la charge de l’éducation de Mehmed Cemal dans sa tendre enfance. Ömer Aga semble dériver de cette ancienneté un rôle tout à fait prépondérant et digne de confiance, celui de gérer toute la maisonnée au nom de son maître. Ce statut privilégié se reflète dans le fait que, mise à part Fitnat Hanım, Ömer Aga est le seul individu à rece-voir un salaire régulier (maa≥). Certes, il ne s’agit que de 20 piastres au début de la période, soit environ un quarantième du salaire de Mehmed Cemal ; d’ailleurs vers la fin du registre, lorsque le salaire de ce dernier aura atteint 650 piastres, celui d’Ömer Aga augmentera à 30 piastres, suggérant ainsi l’existence une sorte de rapport plus ou moins constant entre les deux.

Si Ömer Aga règne sur l’environnement domestique, un peu à la manière d’un butler anglais, il est secondé par Ali Aga, vekilharc ou intendant de la demeure. Ce dernier ne reçoit aucun salaire, mais il a la charge de l’approvisionnement et de toutes les courses de quelque impor-tance : il est souvent payé pour les victuailles qu’il fournit ; il est souvent dépêché comme courrier ou messager ; il a la charge des aumônes dis-tribuées à nombre d’individus ; c’est lui qui amène les moutons à sacri-fier lors du bayram… Un peu plus bas dans la hiérarchie, le cuisinier, Hacı Mustafa Aga, assisté d’un apprenti (çırak), qui reste toujours ano-nyme. Là encore, aucun salaire, mais des paiements pour victuailles et des gratifications lors des fêtes. D’autres membres de la maisonnée sont plus difficiles à cerner dans leurs fonctions : Hasan Aga et Yaver Aga, tous deux qualifiés de tevabiatdan (membres de la maisonnée), Hacı Hüseyin Efendi, généralement chargé d’opérations financières, Hacı Kâmil Efendi et Hoca Ahmed Efendi, aux attributions non spécifiées, tout comme des gens comme Nuri Bey, Süleyman Bey, Rıza Efendi, ≤emseddin Efendi, Hur≥id Efendi, Arnavud Hasan Aga ou Emin Aga, que l’on voit graviter autour de Mehmed Cemal de manière fort aléa-

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toire : fournisseurs occasionnels, parents pauvres, nous ne le saurons probablement jamais. On distingue toutefois certains professionnels dont les services sont plus sophistiqués. Hoca Sadık Efendi, décrit comme le tuteur de Mehmed Cemal (hoca-i çakerî), qui à partir de la fin de l’année 1276, touche un salaire plus ou moins régulier (maa≥ ou mahiye), sans que l’on sache pour autant ce qu’il pouvait bien enseigner à son élève. Beaucoup plus rares — en fait saisonniers — étaient les services rendus par Edibzade Abdullah Efendi et Saraylızade Hafız Efendi, décrits comme vekil-i fira≥et (littéralement remplaçant au balayage), le premier de Mehmed Cemal et le second de Fitnat : il s’agit de gens qui étaient payés pour procéder, au nom de leur patron, au nettoyage du sol des mosquées de La Mecque et de Médine.

La domesticité de la maisonnée comprenait une partie féminine tout aussi si ce n’est plus impressionnante, constituée en grande partie d’es-claves, aisément identifiables à leurs titres, beaucoup plus parlants que dans le cas des hommes. Au sommet de la pyramide, les kalfa (matrones) : Cezb-i Halet, Mahiser et ≤eyvende, cette dernière étant aussi la gouver-nante de Saime. Sept autres femmes, sans titre : Mesude, Mihri, Emsal, Ferendiz, Pervin, Nur Kamer, et Ruyıdil, de toute évidence de simples esclaves (cariye) ainsi que le confirment quelques mentions dans le registre. Une troisième catégorie regroupe des femmes portant les titres de bacı et de kadın, généralement réservés à des femmes d’un certain âge et attelées aux tâches les plus ordinaires. De manière assez typique, les bacı et les kadın de Mehmed Cemal ne portaient pas de nom mais sim-plement un qualificatif : Beyaz Bacı (la bonne blanche), Siyah Bacı (la bonne noire), Hacı/Hace Bacı (la bonne pèlerine), Daye Kadın (la bonne d’enfant). Enfin, notons la présence de quelques femmes au statut et aux fonctions indéterminés, mais dont les noms musulmans traditionnels sug-gèrent qu’elles n’étaient pas esclaves : Hüsnaver Hanım, Rüveyde Hanım, Zehra Hanım et Zekiye Hanım étaient probablement des femmes marginalement liées à la maisonnée, des protégées, peut-être même des parentes lointaines…

Le maintien d’une telle maisonnée était certainement coûteux, même s’il est vrai que seuls Ömer Aga et le tuteur sont régulièrement payés. Pour les autres, il s’agit surtout de petites sommes déboursées lors des fêtes, mais qui finissent par peser sur les finances de Mehmed Cemal. Lors de la fête « du sucre » du 1er ≤evval 1275 (4 mai 1859) il devra ainsi distribuer 380 piastres : 100 à sa femme, 50 à sa fille, 30 aux domestiques de son beau-frère, 40 à ceux de son beau-père, 40 à ceux

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d’Ata Bey du bureau, 15 à la bonne blanche, 10 à son homologue noire, 20 aux cuisiniers, 15 à Cezb-i Halet et 10 chacune à Ruyıdil, Emsal, Mahiser, Mihri, Mesude et Pervin. Mis à part ces présents, on retrouve d’occasionnels achats : un voile (ya≥mak) pour Mahiser, une couverture (battaniye) pour Hacı Bacı, un habit de ville (ferace) pour Cezb-i Halet. Certains détails suggèrent par ailleurs que le maître se chargeait de l’entretien de ses esclaves. Lorsque Mahiser tombera malade, il faudra acheter des sangsues (sülük) et payer deux visites de médecins, Haim, juif, et Alyanak, grec. Dans le cas extrême du décès d’un proche, un certain Nuri Bey, décrit comme un parent dans le sens le plus large du terme (müteallikat) et recevant régulièrement du char-bon de Mehmed Cemal, 140 piastres seront dépensées pour la prépa-ration du corps et le linceul (techiz ve tekfin) ; il en ira de même pour Nur Kamer, dont la seule apparition dans les comptes aura lieu à l’oc-casion de son décès.

Pour intéressante et riche que soit cette vision du fonctionnement d’une maisonnée ottomane, il n’est pas certain qu’elle soit entièrement convaincante. Il paraît difficile d’admettre que sur la quarantaine de personnes citées plus haut, une seule soit payée régulièrement, tandis que les autres ne reçoivent que des gratifications deux fois par an. Certes, la plupart de ces gens étant des esclaves, un salaire est généra-lement hors de question, mais cela n’exclut pas la nécessité de subvenir à tous les besoins de ce petit monde ; or les quelques dépenses notées dans le registre sont bien loin de correspondre aux moindres besoins d’une telle maisonnée. Il faut donc probablement voir là encore une conséquence de la semi-autonomie de Mehmed Cemal : il semble bien que pour ce qui est de l’entretien de son entourage domestique aussi, il vivait en grande partie au crochet de ses parents, se réservant le devoir de payer le salaire de son serviteur le plus intime et le geste magnanime de donner des étrennes et des gratifications à une douzaine d’esclaves dont son père avait la charge et qui, très probablement, lui apparte-naient.

D’ailleurs nous avons dans le registre la preuve du coût réel de l’inves-tissement représenté par un esclave. En effet, Mehmed Cemal n’était peut-être pas le véritable maître de la petite douzaine d’esclaves qui le servaient à domicile, mais il s’engagera une fois dans la coûteuse opéra-tion que représentait l’acquisition d’une petite esclave. Le 9 Cemaziyüle-vvel 1274 (26 décembre 1857) il achète à la marchande d’esclaves (esirci) Ay≥e Hanım, sise à Ni≥ancı Pa≥a, près d’Eyüb, « une esclave d’environ

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huit ans » pour la très importante somme de 22 750 piastres29. C’est là l’article le plus coûteux de tout le registre et un investissement qui avait requis bien des préparations. Avant d’acquérir l’enfant, Mehmed Cemal avait dû vendre des objets pour une somme équivalente et utilisé ces fonds pour payer la marchande en trois fois : 1 000 piastres le 26 décembre 1857, 9 000 piastres le lendemain et le solde de 12 750 piastres cinq jours plus tard, le 1er janvier 185830.

Un bourgeois consommateur et cultivé

Si l’acquisition d’une petite esclave constitue une opération extraordi-naire par sa valeur, elle ne s’inscrit pas moins dans une très longue liste d’achats que l’on suit tout au long des huit années de comptabilité de Mehmed Cemal. Sans se lancer dans une énumération exhaustive et for-cément fastidieuse, il suffira d’en rappeler les grandes catégories. Tout d’abord, bien sûr, les comestibles, même si leur variété et leur quantité ne suffirait guère à assurer l’approvisionnement de la maisonnée dont la responsabilité revenait probablement au véritable pater familias, Esad Efendi : fruits, farine, huile d’olive, jus de griottes, pain, confitures, baklava, kadayıf… La plupart de ces achats sont du ressort d’Ali Aga ; les marchands, eux, restent tous anonymes, à deux exceptions près : le célèbre confiseur Hacı Bekir Aga qui vend de la pâte d’amande (bademli ≥eker) et de la pâte de pistache (≤am fıstıklı ≥eker) et le marchand de café Kurukahveci Ismail Efendi, dont le magasin sis près de Laleli fournit du revani, sorte de baba au sirop.

En dehors de la nourriture, on s’en serait douté, la catégorie la plus importante concerne les textiles et vêtements, y compris les chaussures. Parmi les tissus, retenons la soie (harir), les cotonnades (basma), le drap (çuka), la batiste (batista), le cachemir (kazmir). Les vêtements sont encore plus nombreux. Pour les hommes, en fait presque uniquement Mehmed Cemal, on notera des cravates (boyun bagı), des chaussettes (çorab), des gants (eldiven), des chemises (gömlek), des manteaux

29 « Ni≥ancı Pa≥a mahallesinde sakine Esirci Ai≥e Hanımdan mübayaa olunmu≥ olan tahminen sekiz ya≥ında bir res cariyenin bahası olarak muma ileyhaya olan deyn-i çakerî ».

30 Sur le vaste sujet de l’esclavage dans l’Empire ottoman, voir notamment : Ehud R. Toledano, The Ottoman Slave Trade and its Suppression, 1840-1890, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1982 ; Idem, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle East, Seattle, University of Washington Press, 1998 ; Hakan Erdem, Slavery in the Ottoman Empire and its Demise, 1800-1909, New York, St. Martin’s Press, 1996.

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(palto), des gilets (yelek), des redingotes ou stamboulines (setri)… Les vêtements les plus fréquents étaient les pantalons (pantalon) et, bien sûr, l’inévitable fez (fes) et son gland de soie (püskül). Pour les femmes, la liste est plus courte et concerne généralement Fitnat Hanım et Saime : des chaussettes (çorab), des robes (elbise), des habits de ville (ferace), des voiles (ya≥mak). Les chaussures pour les deux sexes étaient parti-culièrement nombreuses : pantoufles (terlik), chaussures d’intérieur (lap-çin), bottines (fotin), sabots (nalın), galoches (mes) et bien sûr les termes génériques de kundura et papuç.

Une analyse détaillée de toute cette marchandise, de ses diverses qua-lités ou de ses prix ne manquerait pas de contribuer à une meilleure connaissance du marché et de la consommation à Istanbul vers 1860. Dans le contexte plus restreint de cette étude, je m’en tiendrai à un seul aspect de la question, celui des nombreux marchands, fournisseurs, ven-deurs, artisans, fabricants explicitement cités dans le registre. Il est en effet frappant de voir à quel point l’éventail des professionnels était large et varié, remettant ainsi en question toute image que l’on pourrait avoir d’un marché « conservateur » où un petit nombre de vendeurs et de consommateurs seraient liés par un fort degré de loyauté et de spéciali-sation. Il suffit pour cela de se pencher sur les tailleurs (terzi) de Mehmed Cemal, dont cinq peuvent être identifiés et la plupart localisés dans la ville. L’un de ceux-ci, le seul à rester anonyme, est un Franc (Frenk terzi), établi à Tarakcılar, près Mahmud Pa≥a ; un autre est arménien (terzi Artin), et tient boutique à Nur-ı Osmaniye ; les quatre autres sont grecs : Corci (Yorghi/Georgi), non localisé ; Dimitri et Manolaki, tous deux à Aynacılar Içi et Pavlaki, au Kebeci Hanı. Les savetiers et cordon-niers étaient encore plus nombreux, huit au total, tous anonymes, mais identifiés par leur lieu de travail : un à Arnavutköy, deux à Okcularba≥ı, un à Çengelköy, un à Nur-ı Osmaniye, un en face du mausolée de Re≥id Pa≥a, un à Kökcüler Kapusu et un seul connu sous un nom, ou plutôt une référence régionale : Karamanî. Presque aussi importants, les quatre ven-deurs et fabricants de fez, tous musulmans et tous nommés avec soin : Fesci Hacı Ragıb Aga, Fesci Hasan Efendi, Fesci Hur≥id Efendi, et Fesci Osman Efendi. Pour clore cette liste, les vendeurs de textiles : Basmacı Üsküdarî Ibrahim Efendi, spécialisé dans les cotonnades, tout comme un collègue que l’on ne connaît que par sa confession : Basmacı Yahudi ; Çukacı Meyhanecioglu, probablement grec, vendeur de drap ; ≤alcı Man-kasar, arménien, sis à Çukacı Han, fournisseur de châles… Enfin trois colporteuses ou vendeuses ambulantes, reconnaissables au terme de

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bogçacı, par référence à la toile carrée (bogça) servant à envelopper les petits articles qu’elles vendent, tels des chaussettes ou des mouchoirs. Deux sont grecques, ainsi que le dénote leur appellation de Kokona (dame grecque) : Arnavutköylü Kokona (la Grecque d’Arnavutköy) et Bogçacı Kokona (la colporteuse grecque, peut-être la même que la pré-cédente). La troisième est musulmane, Bogçacı Fatma Hanım ; on dit son nom et on la traite en dame…

Les « services » sont aussi assez bien représentés, à commencer par les petits métiers du quotidien : trois barbiers (berber), Burak, Sadık Aga et Nikoli, le dernier établi à Çengelköy, apparaissent régulièrement dans les comptes. Il en va de même des bateliers (kayıkcı), généralement ano-nymes, à l’exception d’un certain Memiko, nommé à deux reprises. Nous avons déjà vu une sage-femme offrir ses services lors de la naissance de Saime ; mais on distingue bien d’autres représentants de la profession médicale. Quatre médecins (hekim), tous non musulmans, apparaissent à l’occasion du traitement de l’esclave Mahiser et d’Esad Bey, le père de Mehmed Cemal : deux sont grecs, Alyanak et Anasta≥ Bey, un autre juif, Haim, et le quatrième, Raymondi, suggère une identité italo-levantine. Il faut ajouter à cette liste des spécialistes paramédicaux, eux aussi non musulmans : le pharmacien (eczacı) Toma (Thomas) et le « saigneur » (kancı) Istefani (Stephanos), fournisseur de sangsues.

Bien sûr, les plus intéressants sont toujours les plus riches, ceux qui se spécialisent dans un commerce de luxe. Exemple flagrant, celui de la marchande d’esclaves Ay≥e Hanım qui procure à Mehmed Cemal une petite fille de huit ans pour 22 750 piastres. Établie dans le quartier de Ni≥ancı du district d’Eyüb, cette femme était une représentante typique d’une profession très accessible aux femmes et qui, malgré des efforts d’interdiction depuis 1854, reste encore extrêmement lucrative. La consommation de luxe ne s’arrêtait pas là ; Mehmed Cemal se portait acquéreur de bien des objets plus ou moins précieux : des fourrures, des bijoux, notamment des chaînes en or (altun kordon), des tapis de prière (seccade), des objets en porcelaine — un bol de style indien (Hindkârî) et un autre de Saxe (Saksonya) —, des montres, l’une à couvercle en or, l’autre de la marque Markwick (Markavid) et une troisième émaillée (mineli)… Tous ces articles concernaient nombre de marchands spécia-lisés, tels Istavraki (Stavraki) le fourreur, Samatyalı Nikoli l’orfèvre, ou Karabet l’horloger. Toutefois, il en est deux qui se distinguent de la masse des fournisseurs par la richesse et la diversité de leur commerce : Bedestanî Hacı Ahmed Efendi et Bedestanî Hacı Emin Aga, portant tous

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deux le nom de la section la plus riche du Grand Bazar (Bedesten ou Sandal Bedesteni) où ils tenaient probablement boutique, et le titre de Hacı qui ne pouvait qu’accentuer leur respectabilité. Hacı Ahmed Efendi fournira à Mehmed Cemal une chaîne en or à 360 piastres, un tapis de prière en poil de chameau à 80, un Coran manuscrit à 175, des jumelles à 40 et pour 75 piastres de monnaies anciennes provenant de l’hoirie du cheikh Enverî. Hacı Emin Aga, de son côté, lui cèdera un châle et une montre émaillée valant chacun 900 piastres. Il est intéressant de noter que ces marchands achètent aussi des objets de valeur. Mehmed Cemal par-vient ainsi à placer une chaîne en or à 531 piastres, une montre à boîtier en or pour 550 et une écritoire pour 30 piastres.

Toutefois, il ne fait aucun doute que les acquisitions les plus intéres-santes de Mehmed Cemal — celles-là même qui lui permettent d’échap-per au mépris dont les historiens frappent la plupart de ses congénères — concernent ses nombreuses transactions avec les deux libraires Âkif Efendi et Yusuf Efendi. La liste des livres qu’il leur achète (et qu’il leur vend parfois) est assez impressionnante : pas moins de vingt-quatre titres et vingt-neuf livres, voire même plus si l’on considère certaines éditions comportant plus d’un volume. La variété des sujets surprend aussi, car s’il est vrai que bien des ouvrages sont de nature religieuse — à com-mencer par plusieurs Corans — l’histoire et la littérature y sont très dignement représentées.

Pour ce qui est de leur valeur, pas de surprise : les manuscrits sont les plus chers. On en compte six, dont quatre Corans qui, à l’exception d’un modeste exemplaire acheté à Hacı Ahmed Efendi pour 175 piastres, atteignent des sommes faramineuses : 2 500 piastres pour un Coran vendu à Âkif Efendi ; 4 500 pour un autre « sur papier indien avec une magnifique calligraphie et enluminé31 » ; et jusqu’à 5 350 piastres — presque le quart du prix d’une petite esclave — pour un exemplaire cal-ligraphié par un certain Bozokî Salih Efendi. Comparés à cela, les deux exemplaires manuscrits du ≤ifa-i ≤erif du cadi andalou Iyaz paraissent bien peu de chose : 150 et 300 piastres.

Le reste des livres, tous imprimés, sont répartis comme suit : sept traités de religion, un ouvrage sur la vie des animaux, deux dictionnaires, six recueils de poésie, quatre ouvrages d’histoire, deux éditions consécu-tives de l’Almanach impérial (Salname) et un calendrier. Les traités reli-

31 « Hindabadi kâgıd üzere hatt-ı nefis ile müzeyyen mushaf-ı ≥erif hediyesi olarak sahhaf esnafından Akif Efendi'ye olan deyn-i çakerî ».

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gieux et l’ouvrage de zoologie semblent avoir tous été traduits de l’arabe. Exception faite de la Vie des animaux (Hayatü’l-Hayvan Tercümesi), estimée à 170 piastres, tous ces livres sont achetés dans des éditions récentes et bon marché, à des prix variant entre 20 et 60 piastres. Les deux dictionnaires sont des « classiques » : le célèbre dictionnaire arabe-turc d’Ahterî et le non moins fameux dictionnaire persan-turc de ≤uurî. Il s’agit dans les deux cas d’ouvrages volumineux et chers, payés respec-tivement 230 et 190 piastres. On est surpris de voir que celui de ≤uurî est nettement moins cher que celui d’Ahterî, quand on sait que le premier est une édition en deux volumes de Müteferrika (1155/1741), tandis que le dernier était régulièrement réimprimé depuis 1242/1826. Il faut proba-blement en déduire que la notion des incunables ottomans comme objet de collection n’existait pas encore et que le dictionnaire de ≤uurî n’ayant pas été réimprimé, Mehmed Cemal avait dû en acheter un exemplaire ancien et probablement fatigué.

De toute façon il est certain que ces deux dictionnaires avaient été achetés pour des raisons pratiques. Tout individu de quelque éducation était exposé à du persan et de l’arabe ; a fortiori Mehmed Cemal dont nous avons déjà observé la passion pour un style ampoulé. Un bon dic-tionnaire persan s’imposait aussi si l’on considère le nombre d’ouvrages de poésie de langue persane que possède Mehmed Cemal : le Bostan et le Gülistan de Saadi, le Baharistan de Jami, le Mesnevî de Mevlana et le Divan de Vehbi. Là encore, les éditions sont récentes et si certaines sont relativement chères, c’est essentiellement parce qu’elles com-prennent plusieurs volumes (463 piastres pour six volumes du Mesnevi de 500 pages chacun). De toute évidence Mehmed Cemal était un lecteur enthousiaste qui connaissait ses auteurs classiques et qui suivait de près les parutions dans le domaine. Il en va de même de sa collection histo-rique qui comprend une première édition de la traduction de la Muqad-dima d’Ibn Khaldoun par Pirizade Mehmed Salih, le Tâcü’t-Tevârih de Hoca Sadüddin, les Histoires de Naima et de Cevdet. Tous ces titres sont acquis dès leur parution, encore un signe d’un lecteur assidu. Quant aux deux almanachs (Salname) et au calendrier (Takvim-i Sal), il s’agit d’ou-vrages bon marché et pratiques qui n’ont rien à voir avec les ambitions intellectuelles de Mehmed Cemal.

On est bien sûr tenté de tracer une sorte de portrait culturel et intellec-tuel sur la base de ces informations. Relativement bien instruit et certai-nement bien formé, il donne l’impression d’un homme qui lit vraiment les livres qu’il s’achète à des prix raisonnables et qui suit le monde de la

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librairie par l’intermédiaire de ses deux fournisseurs. Sa curiosité intel-lectuelle semble avoir été assez large pour s’aventurer dans les trois grands (et traditionnels) domaines de la religion, de l’histoire et de la poésie. Malgré un souci évident d’économie, on sent bien que son amour des livres pesait sur le budget de Mehmed Cemal. Certes, il n’était pas de ces bibliophiles capables d’investir des sommes folles dans l’achat d’un manuscrit rare, mais il avait apparemment développé un goût pour de beaux exemplaires du Coran, au point d’y sacrifier plus de huit fois son salaire. Il est vrai qu’il lui arrivait aussi de vendre ces exemplaires, ce qui suggère qu’il les considérait à la fois comme des objets de collec-tion et comme des moyens de thésaurisation pour ne pas dire d’investis-sement32. Il n’en reste pas moins qu’il dépensera ainsi environ 15 000 piastres pour assouvir cette passion. C’est plus qu’il ne dépense en vête-ments et la somme payée pour une récente édition du Mesnevî atteint presque le prix de la robe qu’il achète à sa fille pour son premier jour de classe. De toute évidence, Mehmed Cemal est un jeune bureaucrate cultivé à qui une relative aisance — en partie grâce au soutien de ses parents — permet de se constituer une petite bibliothèque de qualité.

Dernier point à considérer dans ce contexte, celui des langues. Si Meh-med Cemal avait une connaissance livresque du persan et, jusqu’à un cer-tain point, de l’arabe, faut-il déduire de l’absence d’ouvrages en langues occidentales qu’il n’en connaissait aucune et qu’il n’avait pas été exposé à la moindre formation dans la langue française ? Même s’il est plus dan-gereux de déduire des observations de l’absence plutôt que de la présence de certains indices, il semblerait que c’était bien le cas, si l’on en croit son état de service qui ne mentionne aucune langue étrangère — y compris l’arabe et le persan — et note qu’il « écrit le turc » (Türkce kitabet eder)…

Le sens des affaires

Un des aspects les plus frappants du registre de comptabilité de Meh-med Cemal est la grande richesse des informations relatives à la situation financière et monétaire de l’époque. Jusqu’en 1862, soit pratiquement

32 Il faut souligner que Mehmed Cemal, dans la plus pure tradition islamique, se garde bien d’utiliser la moindre expression commerciale ou matérielle lorsqu’il s’agit de la vente ou de l’achat d’un Coran. Ainsi il remplacera le terme de « baha (valeur, prix) » utilisé pour les autres livres ou tout article de consommation par l’euphémisme de « hediye (cadeau) », même si la valeur dudit « cadeau » pouvait atteindre des sommes astrono-miques.

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jusqu’à la fin des comptes, l’Empire ottoman vit dans un véritable chaos monétaire qu’illustre parfaitement la circulation d’une grande diversité de monnaies : étrangères ou locales ; d’or, d’argent ou de cuivre ; de bon aloi ou altérée ; et, bien sûr, métallique ou papier-monnaie, ce dernier prenant la forme des kaimes, circulant depuis 1840 et cause première d’instabilité par leur dévaluation constante. Pour se faire une idée de la situation, il suffit de reprendre la fascinante liste que Mehmed Cemal dresse tout au début du registre de tous ses avoirs :

24 pièces d’or anglaises (sovereigns) 3 600 piastresMonnaie altérée du règne de Mahmud II (5, 6 et 20 piastres) 474 piastresMonnaie standardisée depuis 1844 (Mecidiye) 465 piastresMonnaie de cuivre 45 piastres1 pièce d’or de 100 piastres Mecidiye 137 piastres1 quart de Mecidiye d’or 32 piastres1 pièce d’or de 20 piastres de Mahmud II 30 piastresPapier-monnaie (kaimes) 160 piastres

Tout au long de sa comptabilité, Mehmed Cemal notera avec soin la nature des sommes reçues ou déboursées. Très souvent, les transactions sont réalisées en plus d’une monnaie. Ainsi paiera-t-il les 344 piastres que vaut une montre en papier-monnaie (160 piastres), en or (275) et en cuivre (9). Il en va de même de son salaire qu’il reçoit au début partie en papier-monnaie (200 piastres) et partie en monnaie altérée (120). Il est inutile de rappeler le déséquilibre évident entre un particulier forcé de débourser de l’or pour ses achats et l’État qui ne paie qu’en papier et en monnaie de mauvais aloi. C’est cette même situation qui force souvent Mehmed Cemal à effectuer des opérations de change pour se procurer la monnaie nécessaire, souvent à perte. On pourrait, bien sûr, se pencher sur la question de la pratique monétaire afin de compléter nos connaissances encore imparfaites sur une des périodes les plus mouvementées de l’his-toire monétaire ottomane, mais cela dépasse de beaucoup les ambitions de cette étude33.

Je tenterai donc plutôt de me pencher, de manière aussi hâtive que ce fût, sur l’aspect le plus bourgeois de la question, soit celle des investis-

33 Rappelons simplement l’existence des ouvrages suivants : Ali Akyıldız, Para Pul Oldu. Osmanlı’da Kâgıt Para, Maliye ve Toplum, Istanbul, Ileti≥im, 1996 ; ≤evket Pamuk, A Monetary History of the Ottoman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; Edhem Eldem, Banknotes of the Imperial Ottoman Bank (1863-1914). Based on the Ottoman Bank Archives and the Tahsin Isbiroglu Collection, Istanbul, Osmanlı Bankası, 1999 ; idem, A History of the Ottoman Bank, Istanbul, Ottoman Bank Historical Research Center, 1999.

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sements de Mehmed Cemal. Nous l’avons déjà vu, son salaire ne suffi-sant guère à ses besoins, celui-ci vivra pendant plusieurs années au cro-chet de ses parents et tentera de subvenir à certaines dépenses en piochant dans le legs de sa fille ou en vendant certains objets de valeur. Pourtant, en dehors de ces solutions palliatives, Mehmed Cemal semble avoir eu recours à une autre source de revenus, dérivés cette fois de véritables instruments financiers disponibles sur le marché de l’époque. Son expé-rience professionnelle avec les finances de l’État n’était probablement pas étrangère à l’intérêt qu’on lui découvre ainsi pour des investissements somme toute assez bourgeois. Par ailleurs, il est fort intéressant que ces investissements étaient répartis entre un marché de type « traditionnel » et des instruments financiers dérivés des réformes fiscales et financières des Tanzimat et, plus particulièrement, de l’établissement d’une bourse des valeurs à partir des années 1850. Dans le registre traditionnel, notons les revenus découlant d’une ferme (mukataa) décrits comme « les reve-nus du village de Yahyalı, dans la préfecture d’Akdag, dans la province de Bozok34 ». Il est difficile de savoir en quoi consistait exactement cette ferme, ou plutôt cette fraction (sehm) de ferme et nous ne savons pas plus comment Mehmed Cemal était entré en possession de cette obligation. Toujours est-il que sa comptabilité montre bien qu’il en retirait un revenu assez régulier de 625 piastres tous les mois de juin et de septembre, soit une contribution annuelle à son budget de l’ordre de deux à trois salaires.

Ce n’était pas tout. Apparemment conquis par l’attrait des nouveaux produits financiers, en mars 1857, Mehmed Cemal fait l’acquisition, pour la somme de 5 540 piastres, de 5 000 piastres nominales d’obliga-tions « privilégiées » (esham-ı mümtaze) offrant un revenu annuel de 10 % ou 500 piastres. Ces obligations avaient été émises cette année même, ce qui suggère que Mehmed Cemal avait immédiatement « sauté » sur cet alléchant investissement. Sa satisfaction semble avoir été telle qu’il enrichit son portefeuille de sorte que ses revenus annuels augmentèrent à un total de 1 750 piastres, réparties sur l’année fiscale comme suit : 250 en avril, 750 en juillet, 500 en octobre et 250 en février. En sus des mümtaze, en mars 1861, Mehmed Cemal acquerra pour 4 000 piastres d’obligations « nouvelles » (esham-ı cedide), connues aussi sous le nom de « consolidés », émises en 1859, et aux-quelles il ajoutera un second lot de 32 656,50 piastres en avril 1862,

34 « Bedel-i hisse-i malume ez maktua-i kariye-i Yahyalu tabi-i liva-i Akdag ez kazaha-i eyalet-i Bozok. ».

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avec un revenu annuel d’environ 3 000 piastres. En fin de compte donc, Mehmed Cemal réussit ainsi à se constituer un revenu annuel supplé-mentaire de 5 500 piastres, soit environ les 2/3 de ce que représente son salaire annuel du Trésor impérial. En 1862, il mettra de côté 1 100 piastres pour l’achat non plus d’obligations, mais d’actions de la première com-pagnie ferroviaire de l’Empire, le chemin de fer d’Izmir-Kasaba. Les dividendes de la première année sont fort alléchants : 110 piastres en avril 1862, 38,5 en décembre, soit un peu plus de 10 % ; mais ce qui compte surtout, c’est de voir à quelle vitesse notre jeune bourgeois s’est adapté aux conditions d’un marché de plus en plus ouvert à la spécula-tion capitaliste.

En guise de conclusion : le bourgeois dans la ville

J’ai tenté, dans les pages qui précèdent, d’étudier un certain nombre d’aspects de la comptabilité de Mehmed Cemal afin d’en tirer des infor-mations susceptibles de nous aider à reconstituer son entourage, sa famille, sa maisonnée, ses moyens, ses dépenses, ses intérêts, ses reve-nus, ses investissements… Certains de ces détails permettent jusqu’à un certain point de visualiser l’environnement familier de ce jeune bureau-crate ottoman : la mort d’une épouse, l’éducation d’une fille, des visites à des parents, un réseau de marchands à travers la ville, la constitution d’une modeste bibliothèque… Il y a néanmoins des limites à ce que peut révéler cette liste de transactions financières au sujet de la complexité d’une vie que l’on ne peut guère prétendre réduire à ces pâles reflets comptables. Tout au plus l’historien peut-il espérer relier certains de ces points et remplir certains de ces vides par des suppositions, à condition que celles-ci restent dans les limites du probable, du plausible et, dans le pire des cas, du possible.

C’est là ce qui m’a permis de reconstituer la structure familiale et domestique de l’environnement immédiat de Mehmed Cemal, son rap-port à diverses formes de consommation et la nature des divers revenus qui viennent alimenter son budget. Il en ressort le portrait d’un homme que je considère bourgeois en raison de ses préférences, d’une tendance très nette à la consommation tout en pratiquant une certaine forme de retenue et, surtout, en raison d’une capacité assez remarquable à tirer profit des occasions qui lui sont offertes d’alimenter son budget person-nel. En gros, un tiers de bourgeois, un tiers de rentier, un tiers de fils-à-papa font de Mehmed Cemal un individu qui, mis à part certains aspects

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plus ou moins « exotiques » de sa vie privée tel l’esclavage, ne me paraît pas être foncièrement différent d’un jeune homme de bonne famille à Paris à la même époque et, à plus forte raison, de certains de ses compa-triotes non musulmans.

Il est donc évident qu’il y a là assez de matière pour dresser, dans ses grandes lignes, le portrait d’un habitant somme toute fort représen-tatif d’une classe aisée de la capitale ottomane en cette période de changements, sans avoir à insister outre mesure sur son profil ethnique ou confessionnel. Je pense que le cas particulier de Mehmed Cemal prouve assez bien que le bourgeois musulman existe bel et bien et qu’il partage avec ses congénères grecs, arméniens et juifs un espace, un marché et une culture qui se recoupent bien plus que nous avons ten-dance à le penser. Et pourtant, on reste sur sa faim, ne serait-ce que parce qu’on n’arrive pas vraiment à recréer cet espace et ces pratiques sociales et culturelles. Cette entrave est avant tout le fait du caractère fragmentaire et arbitraire de cette documentation. Les comptes révèlent les produits consommés, mais ne parlent pas de la manière dont ils le sont. Surtout, les petits gestes du quotidien, ceux qui sont gratuits et échappent donc à la comptabilité, ou ceux qui sont tellement banals et bon marché qu’ils sont probablement regroupés sous la très fréquente et ô combien frustrante rubrique des « dépenses diverses et autres » (mesarif-i müteferrika ve saire), ces gestes là nous échappent complè-tement. On pourra se réjouir de voir que certains rituels sont dûment enregistrés, tels la visite au barbier (ücret-i berber ou ücret-i tra≥) ou celle du bain (tathir-i beden ou hamam). Mais là encore, ce n’est qu’une vision très incomplète. Le barbier officie en moyenne deux à quatre fois par semaine, ce qui peut bien correspondre à la réalité des besoins d’un homme portant la barbe ; mais comment expliquer sa disparition à partir de 1859, tout comme la visite au bain ? Cette der-nière, d’ailleurs, est beaucoup plus rare et, surtout, irrégulière, proba-blement parce qu’elle complémente, sans la remplacer, la toilette à la maison. La barbe et le bain n’apparaissent que très rarement le même jour et ni l’une ni l’autre ne semblent avoir lieu de préférence tel ou tel jour de la semaine. Bref, des bribes d’information fort intéressantes, mais jamais assez régulières ou détaillées pour permettre une vraie compréhension du quotidien.

Aussi terminerai-je par cet aspect de la vie qui semble assez banal pour être considéré comme un élément du quotidien, mais reste assez excep-tionnel pour mériter un traitement plus poussé : la pratique de l’espace

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urbain. Tout d’abord, les mouvements saisonniers, le fait que la famille migre tous les étés, vers le mois de mai, à Çengelköy (nakil be kariye-i Çengel), où elle réside jusqu’en octobre, date du retour vers Istanbul (nakil be Âsitane). Les indications, déjà citées, de l’aumône faite aux imams de Kuleli et de Kızılta≥ semblent confirmer ces mouvements sai-sonniers dans l’espace urbain. Cette « grande » mobilité — il s’agit de véritables déménagements — se double de « petites » mobilités, liées à des phénomènes beaucoup plus fréquents. Nous avons déjà évoqué les visites de parents, d’amis, ou de collègues, malheureusement rarement localisés autrement que par le nom de la personne. Néanmoins, un oncle à Sarıyer et un beau-père à Kuruçe≥me suffisent à donner une idée des déplacements que ce genre de sociabilité rendait nécessaires. À cela il faut ajouter les visites à caractère rituel ou religieux, assez présentes dans la comptabilité : visites à des tombes et des sanctuaires (Yahya Efendi, Hazret-i Halid), lecture et récitation du Mevlid dans divers lieux de culte (le couvent Hüdayî, celui de Buharî, ou la mosquée de Murad Pa≥a), ou tout simplement une forme de tourisme religieux, comme le suggère la visite de la mosquée Süleymaniye à l’occasion de sa réouverture après des travaux de rénovation.

Dans un registre plus profane, soulignons l’importance des loisirs et des sorties qui y sont liées. Les voyageurs occidentaux n’ont apparem-ment rien inventé : les Eaux-Douces, tant d’Asie que d’Europe, sont les plus fréquentées, huit fois au total, évidemment en été. Elles sont suivies des collines de Çamlıca, cinq fois, de la prairie de Sa’dabad, quatre fois, de Fenerbahçe, deux fois, et de la prairie de Kestane Suyu, une seule fois. Quatre fois au moins, les sorties se font plus ambitieuses, jusqu’au vil-lage de Sultaniye, près de Bursa.

Moins bucoliques, plus urbaines et, surtout, plus modernes, les sorties au théâtre, apparaissent quatre fois : une première fois au célèbre théâtre Naum, à Péra, en mai 1858, puis en mars 1859, même si cette fois le théâtre n’est pas nommé. En avril 1861, Mehmed Cemal dépensera 60 piastres pour « le prix d’entrée de cinq personnes pour voir le théâtre de Soullier35 ». Il s'agit d'un spectacle équestre monté à Gedikpa≥a par un certain Louis Soullier (1813-1888). Un an plus tard, il paiera la même somme pour « une loge au [théâtre] Soullier » (Sulye’de loca)36. À peu

35 « Beray-ı duhuliye-i 5 aded kesan lazime-i tema≥a-yı tiyatro-yı Sevilya ». 36 Sur Soullier et son théâtre, voir Adam Mestyan, « “A Garden of Mellow Fruits of

Refinement.” Music Theatres and Cultural Politics in Cairo and Istanbul, 1867-1892 », thèse de doctorat de la Central European University, Budapest, 2011, p. 105-106, 116-118.

UN BOURGEOIS D'ISTANBUL AU MILIEU DU XIXe SIÈCLE 405

près dans le même ordre d’idées, la sortie à destination du « casino [café de plein air] de Filburnu, le jour des courses de chevaux à Sa’dabad37 ».

En bon citadin, Mehmed Cemal suit aussi avec quelque assiduité les festivités et autres cérémonies liées à la cour impériale et à l’élite diri-geante. Les festivals impériaux (sûr-hümayun) sont particulièrement importants. Une fête de circoncision en juin-juillet 1857 dans les envi-rons de Te≥vikiye occasionne une dépense de 100 piastres, mais se solde par une gratification de 1 000 piastres de la part du sultan. Quelques jours plus tard, Mehmed Cemal devra débourser 20 piastres à l’occasion de la procession nuptiale de Refia Sultan ; l’année suivante ce sera le tour de Münire et Cemile Sultan, le tout pour 43 piastres. Le 26 juin 1861, l’avè-nement d’Abdülaziz lui coûtera 20 piastres, tandis que la nomination de Hüsameddin Efendi au poste de cheikhülislam n’en nécessitera que 10. À quoi exactement correspondaient ces sommes ? Probablement aux frais de transport nécessaires pour se rendre sur les lieux des réjouis-sances, là où la foule des badauds se massait pour admirer les cortèges, les décorations ou les illuminations. D’ailleurs, il ne s’agissait pas que de réjouissances, puisque certains événements tragiques attiraient aussi les masses. La mort du grand vizir Mustafa Re≥id Pa≥a en janvier 1858, la noyade de son fils, le gendre impérial Ali Galib Pa≥a en octobre de la même année, le décès de cheikhs — Mehmed Efendi, Galib Efendi — ou d’un certain Zarif Pa≥a, voire même un incendie au palais de Topkapı finissaient par faire partie intégrante de la vie quotidienne d’une ville qui se définissait encore comme une vitrine du pouvoir et de la cour.

En huit années et environ soixante pages de comptabilité, à travers près de deux mille rubriques, le livre de raison de Mehmed Cemal Bey n’est peut-être qu’un pâle reflet d’une réalité complexe et variée qu’il réduit à sa plus simple expression ; il n’en reste pas moins un témoignage rare et précieux d’une vie bourgeoise dans un contexte historique extrê-mement mal documenté. Pour l’étude d’une société que l’on sait — jusqu’à preuve du contraire — avare de documents et de narrations per-sonnels, il paraît impossible de faire l’économie de ce genre de textes, pour imparfaits, lacunaires ou répétitifs qu’ils puissent paraître. L’exemple de Said Bey et de ses carnets n’a malheureusement pas fait autant d’émules qu’il aurait dû, soit que les documents du même calibre aient

37 « Beray-ı mesarif-i vakıa be reften-i gazino-yı Filburnu der ruz-ı müsabaka-i esb der Sa’dabad yevm-i Cuma ».

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manqué, ou que les chercheurs aient tout simplement été découragés par le côté rébarbatif de ces sources. Vingt-cinq ans après, au-delà d’un hom-mage, cette étude d’une tranche de vie est un rappel de la nécessité, toujours pressante, de se pencher sur une documentation qui attend encore d’être exploitée avec toute l’attention qu’elle mérite.


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