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Universaux argotiques des jeunes: analyse linguistique dans les lycées professionnels français et...

Date post: 16-Jan-2023
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PRÉFACE PAR JEAN-PIERRE GOUDAILLIER professeur de linguistique, directeur de l’Équipe d’Accueil 3790 DynaLang, Faculté SHS-Sorbonne, Université Paris Descartes, France Depuis ses recherches, effectuées pour l’obtention d’un D.E.A. de Linguistique (Université René Descartes – Paris 5) en 2001-2002, qui étaient consacrées au ter- rain de La Courneuve (Seine-Saint-Denis) et dans lesquelles elle proposait une analyse des toponymes en français contemporain des cités au travers de l’exem- ple de la Cité des 4000, Alena Podhorná-Polická a su mener avec sérieux, dans le cadre d’une approche sociolinguistique, ses recherches tout au long de ses an- nées d’études doctorales et cerner au plus près son sujet pour aboutir au résul- tat constaté dans sa thèse de doctorat soutenue en janvier 2007 (Université René Descartes – Paris 5 / Université Masaryk de Brno), qui a donné lieu au présent ouvrage, à savoir un travail de grande qualité. Dans son travail de thèse, tant en ce qui concerne la situation en République tchèque (Brno) qu’en France (Paris, Yzeure [Allier]), Alena Podhorná-Polická pro- cède à un examen judicieux et bien documenté des différentes approches faites à ce jour en France et en République tchèque du registre de langue, qu’elle soumet à l’analyse. De ce fait, elle fournit une bonne présentation des deux situations so- ciolinguistiques et linguistiques, tant d’un point de vue historique que bibliogra- phique, tout en mettant en contraste les diverses notions utilisées dans les deux pays. Sa méthodologie d’enquête, qui fait appel à l’observation participante, à des enquêtes par questionnaires et à des entretiens, s’avère efficace dans l’approche des trois terrains (deux en France, un en République tchèque), qui sont moins contrastés, qu’il n’y paraît, car les publics de jeunes soumis à l’analyse sont dans les deux pays en insécurité linguistique, celle-ci étant très liée à leurs situations de précarité socio-économique et/ou socio-psychologique. Le recueil des don- nées témoigne des qualités de chercheur de terrain d’Alena Podhorná-Polická, ce que la lecture de leur transcription permet facilement de constater. Son analyse des fonctionnements en réseaux constatés chez les jeunes est convaincante ; il en est de même pour ce qui est de la présentation des hapax relevés et de leur classification en hapax idiolectaux, résolectaux, statistiques. Le traitement, entre autres, des intensificateurs, tant en français qu’en tchèque, la mise en valeur des différents types de variations, de l’expressivité lexicale et des créations, qui en découlent, l’analyse de l’imaginaire argotique sont autant de nouvelles preuves de la qualité du travail d’Alena Podhorná-Polická et la lecture de la présente pu- blication ne peut être que profitable à tous ceux, qui en feront la lecture, qu’ils soient linguistes chevronnés ou non. Leur curiosité à propos des jeunes, de leurs productions linguistiques, compte tenu des situations socio-économiques, qu’ils subissent, sera contentée par la lecture de ce livre. Jean-Pierre Goudaillier Paris, Octobre 2008
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Préface Par Jean-Pierre Goudaillierprofesseur de linguistique, directeur de l’Équipe d’Accueil 3790 DynaLang, Faculté SHS-Sorbonne, Université Paris Descartes, France

Depuis ses recherches, effectuées pour l’obtention d’un D.E.A. de Linguistique (Université René Descartes – Paris 5) en 2001-2002, qui étaient consacrées au ter-rain de La Courneuve (Seine-Saint-Denis) et dans lesquelles elle proposait une analyse des toponymes en français contemporain des cités au travers de l’exem-ple de la Cité des 4000, Alena Podhorná-Polická a su mener avec sérieux, dans le cadre d’une approche sociolinguistique, ses recherches tout au long de ses an-nées d’études doctorales et cerner au plus près son sujet pour aboutir au résul-tat constaté dans sa thèse de doctorat soutenue en janvier 2007 (Université René Descartes – Paris 5 / Université Masaryk de Brno), qui a donné lieu au présent ouvrage, à savoir un travail de grande qualité.

Dans son travail de thèse, tant en ce qui concerne la situation en République tchèque (Brno) qu’en France (Paris, Yzeure [Allier]), Alena Podhorná-Polická pro-cède à un examen judicieux et bien documenté des différentes approches faites à ce jour en France et en République tchèque du registre de langue, qu’elle soumet à l’analyse. De ce fait, elle fournit une bonne présentation des deux situations so-ciolinguistiques et linguistiques, tant d’un point de vue historique que bibliogra-phique, tout en mettant en contraste les diverses notions utilisées dans les deux pays. Sa méthodologie d’enquête, qui fait appel à l’observation participante, à des enquêtes par questionnaires et à des entretiens, s’avère efficace dans l’approche des trois terrains (deux en France, un en République tchèque), qui sont moins contrastés, qu’il n’y paraît, car les publics de jeunes soumis à l’analyse sont dans les deux pays en insécurité linguistique, celle-ci étant très liée à leurs situations de précarité socio-économique et/ou socio-psychologique. Le recueil des don-nées témoigne des qualités de chercheur de terrain d’Alena Podhorná-Polická, ce que la lecture de leur transcription permet facilement de constater. Son analyse des fonctionnements en réseaux constatés chez les jeunes est convaincante ; il en est de même pour ce qui est de la présentation des hapax relevés et de leur classification en hapax idiolectaux, résolectaux, statistiques. Le traitement, entre autres, des intensificateurs, tant en français qu’en tchèque, la mise en valeur des différents types de variations, de l’expressivité lexicale et des créations, qui en découlent, l’analyse de l’imaginaire argotique sont autant de nouvelles preuves de la qualité du travail d’Alena Podhorná-Polická et la lecture de la présente pu-blication ne peut être que profitable à tous ceux, qui en feront la lecture, qu’ils soient linguistes chevronnés ou non. Leur curiosité à propos des jeunes, de leurs productions linguistiques, compte tenu des situations socio-économiques, qu’ils subissent, sera contentée par la lecture de ce livre.

Jean-Pierre GoudaillierParis, Octobre 2008

i n T r o d u c T i o n

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IntRODUCtIOn

« non il ne fodrait pa sortir un livre ou un truc du style car apres tout ce site c cool mais si tout le monde savait décoder le language des jeu-nes de banlieu ce ne serai PA cool DU tOUt c notre identité, notre lan-guage a nous, on a pa besoin ke des golio cherche a nous Analyser, nous decrypter,catalogué ect.. piG ? »

Liyah, réaction sur le forum du Cobra le Cynique à propos du projet de publier son Dictionnaire de la Zone1

« tak jakó jak teďka sme se bavily s Ivkou né / a ona řikala / nebo že kdo to říkal / že někdo přijel do Brna ňáká známá / a že na +> na nádraží hnedka jí ňákej borec přišel za ní a řekl „voplodni mě válec“ ne // a že vona „ty PRAse“ ne / a šla pryč a pak jí někdo vysvětlil jako že je to ‚zapal mě cigaretu‘ jo // ale tak jako jak může říct někomu voplodni mě válec jo// jako i v Brně prostě jako / svým způsobem taková hrubá mluva / a když to řekneš kámošovi v hospodě jako tak všichni řeknou ha ha jako dobrý ne / ale nemůžeš to říct prostě jako cizím lidem »2

Traduction : « alors on a discuté l’autre jour avec Ivka [prénom féminin] quoi /et elle m’a raconté / ou quelqu’un lui a raconté / que quelqu’un est arrivé à Brno / une copine ou quoi / et tout de suite à la +> à la gare un mec est venu près d’elle et lui a dit « féconde-moi le cylindre » quoi / et elle « COchon, va ! » quoi / et seulement après quelqu’un lui a expliqué que cela veut dire « donne-moi du feu pour allumer ma cigarette » tu vois / mais alors comment il peut se permettre de dire à quelqu’un féconde-moi le cylindre quoi // même à Brno tu vois / c’est une sorte de parler vulgaire / et si tu le dis à ton copain dans un pub tout le monde va rire ok c’est cool tu vois / mais tu ne peux pas te permettre de le dire à des inconnus là »

locutrice G. de Brno, 27 ans, extrait d’une discussion autour de l’ima-ginaire du hantec3

Voici deux petits échantillons de ce que nous qualifierons d’imaginaire argoti-que. Ces deux courts exemples de deux langues différentes provoquent des réac-tions qu’on peut entendre assez fréquemment à propos des discours sur l’argot. L’argot se présente, dans l’imaginaire des locuteurs, tout d’abord comme un lan-gage cryptique, fermé aux non-initiés, notamment dans le cas d’enjeux identitai-res, comme le prouve bien notre premier extrait.

L’argot est également très souvent considéré comme un bas langage tradui-sant la bassesse sociale et morale. Dans le conflit des normes communicationnel-les, comme on peut l’observer dans notre deuxième extrait, l’usage des argotismes peut être ressenti très souvent comme une attaque, une violence verbale, malgré le fait qu’il ne s’agisse souvent que d’une simple incompréhension.

1 Posté sur le forum le 14 mai 2006 (http://cobra.le.cynique.free.fr), l’orthographe a été conservée. 2 Pour la convention de transcriptions, voir xxx. 3 Le « hantec » est un registre argotique de la variété régionale, morave, de la langue tchèque. Il est

pratiquée à Brno et il suscite des réactions très diverses de la part des habitants de Brno.

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En somme, l’argot est souvent « l’objet d’interdits, de tabous, de distanciations, de rejets, de répulsions, d’attraction », comme le remarque Denise François-Geiger4, qui a proposé la notion d’imaginaire argotique et a fondé l’argotologie moderne en France.

Ayant entendu une profusion de commentaires sur l’argot de la part des lo-cuteurs, des non-locuteurs mais également des scientifiques, nous nous sommes vite rendue compte de l’existence d’un paradoxe : l’argot est facile à comprendre et à commenter, mais il est très difficile de le définir précisément. Quels phénomè-nes peuvent être définis comme argotiques et quels critères doit-on retenir pour aboutir à une définition réellement fonctionnelle ? Comment décider si tel ou tel mot est argotique, s’il n’est pas plutôt populaire ou bien familier ? Peut-on se fier aux marques lexicographiques ? Peut-on trouver des traits psychologiques et sociologiques communs à tous les usagers de l’argot ? ….. Il est certain que la complexité de ce phénomène est digne d’intérêt pour le chercheur.

L’argotologie est une discipline à cheval entre la lexicologie et la sociolinguis-tique, discipline relativement récente et parfois un peu marginalisée par les cher-cheurs d’autres disciplines. Ces derniers sont parfois assez critiques, pour une raison qui nous semble assez évidente : en effet, pour beaucoup de linguistes, l’argot se définit toujours comme le langage cryptique des malfaiteurs, de la pè-gre ; ils l’associent à une « langue verte », à l’argot du milieu. Mais même lorsque leur optique n’est pas aussi limitée, on entend souvent des propos sur l’inutilité des tentatives « argotographiques » à cause de l’énorme instabilité du phénomène argotique, comme si la description des tendances néologiques qui font évoluer la langue était inutile. Il faut avouer cependant que la stabilisation terminologique et la transparence méthodologique sont les deux tâches les plus pertinentes sur les-quelles doit s’appuyer l’argotologie moderne. Ce sont elles qui garantiront un changement progressif, et qui aboutiront à l’atténuation, voire à la disparition des préjugés en la matière.

Comprenons donc l’argot dans son sens large, moderne, qui correspondrait également à la notion anglaise de slang, utilisée en linguistique tchèque. Pour pouvoir se permettre de parler d’un argot (ou plutôt des argots), il nous faut fixer une condition préalable : l’existence d’un groupe, d’un réseau de communication qui créé ses propres normes communicatives, plus ou moins transgressives par rapport à la norme prescriptive. La production au niveau lexical qui diverge de la norme standard peut ensuite être appelée « l’argot de + nom du réseau ». C’est un lexique souvent synonymique par rapport au vocabulaire standard qui est destiné à l’usage exclusif dans le réseau, à des fins conniventielles et ludiques (utilisation de métaphores...), économiques (utilisation de troncations...), crypto-identitaires (utilisation de verlanisations...), etc. Quand cet argot est employé en dehors du réseau, il peut s’agir d’une part d’un emploi conscient et nous proposerons de parler alors d’impressivité : c’est par exemple la tentative d’attirer l’attention de son interlocuteur, de le choquer, de transgresser la norme ou bien c’est le cas de

4 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’Argoterie, Paris, Sorbonnargot, 1989, p. 116.

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l’« émaillage » stylistique, etc. D’autre part, il peut s’agir d’un emploi inconscient qui correspond à un moment particulier (enthousiasme spontané, émotion dans le discours, emphase), moment où l’on se rend compte clairement de l’importance de la fonction expressive de l’argot.

Si l’on se réfère à nos deux exemples introductifs du point de vue de l’argo-tologie moderne, on peut maintenant les rapprocher dans une optique fonction-nelle :

notre premier exemple témoigne bien du fait que l’argot est un moyen très puissant pour manifester sa propre identité (et notre travail aura pour but d’ana-lyser notamment l’identification générationnelle, mais aussi socio-spatio-ethnique et régionale). Liyah insiste de manière exagérée sur la fonction crypto-identitaire de ce qu’elle dénomme « le langage des jeunes de banlieue » en l’associant avec l’argot cryptique, fermé aux non-initiés. La réponse de Cobra le Cynique sur le forum, dans cette discussion sur l’utilité de publier des dictionnaires d’argot, dissuade Liyah de son communautarisme autarcique, dont la réflexion intuitive mérite, à notre avis, d’être mentionnée :

« Le langage d’une manière générale est l’outil qui traduit la pensée humaine. Connaître le langage, c’est connaître un individu, une société, une culture, un peu-ple... La linguistique selon moi est l’une des plus importantes, si ce n’est la plus importante, des sciences humaines car elle traite de l’essence même de l’homme : la pensée »5.

Afin de poursuivre notre objectif – commenter l’hostilité démontrée envers l’analyse lexicale – empruntons la réaction de Jude qui exprime sa position sur le forum : « ça me semble important de rendre compte des changements et les apports dûs aux métissages et à l’époque sans que ça devienne une curiosité mal placée »6. nous voici au cœur de la plupart des problèmes liés à la conception moderne de l’argot ; c’est l’intérêt exagéré qu’ont les médias pour cette langue qui contribue effectivement à la stigmatisation involontaire de ses locuteurs. Ce n’est pas vraiment contre les linguistes que Liyah défend son identité et son langage, c’est surtout contre les médias qui dénaturent la réalité à leur gré, sans mettre en évidence la complexité du phénomène et le fait que le recours à l’argot soit tout à fait naturel pour les jeunes.

notre deuxième extrait, celui de Brno, traduit d’ailleurs une réalité similaire, malgré le contexte social différent. Un phénomène argotique appelé « hantec » cir-cule depuis des décennies dans la ville de Brno, mais seulement chez certains types de locuteurs. Son exagération dans les médias produit une confusion importante au niveau des imaginaires argotiques : les Brnois se sentent souvent caricaturés par les stylisations en argot. Le hantec est présenté plus ou moins explicitement comme le « langage spontané des Brnois » mais ces derniers refusent conséquem-ment cette appellation pour leurs pratiques argotiques. En même temps, une bon-ne partie de ceux qui habitent à la campagne pensent, – et cela leur est imposé par

5 http://www.dictionnairedelazone.fr/forum/viewtopic.php?t=60, posté le 14 mai 2006.6 Ibid, l’orthographe a été conservée.

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les médias – qu’il s’agit, tout simplement, d’un « dialecte de Brno »7. Dans notre extrait, le jeune de la gare a probablement voulu impressionner la jeune femme qui arrivait dans cette ville avec sa bonne maîtrise du hantec popularisé, auquel il s’était apparemment identifié. Il se peut aussi qu’il ne se soit tout simplement pas rendu compte qu’il transgressait la norme en introduisant le terme tabouisé de « féconder » à cause de sa référence au sexe, tant les médias banalisent et dépla-cent le phénomène argotique de son milieu et de ses fonctions initiales. Ceci peut avoir des conséquences négatives sur la sensibilité des jeunes envers la norme.

En réalité, ce sont surtout les jeunes qui sont les plus touchés par cette présen-tation médiatique, puisqu’ils sont en quête de leur identité qui n’est pas encore construite et qui reste fragile. Ainsi, ils sont touchés par chaque manque de tact ou maladresse concernant la présentation de leur univers culturel. Ce sont aussi ces mêmes jeunes qui s’identifient avec la culture juvénile imposée par les médias et qui contribuent eux-mêmes à l’alimenter. Le « langage des jeunes », le « parler des jeunes », la « langue des jeunes », et toutes les autres dénominations en nom-bre particulièrement important qui renvoient d’ailleurs surtout au niveau lexical (et c’est pourquoi nous parlerons la plupart du temps de l’argot des jeunes), est un thème qui se prête facilement à la commercialisation, puisqu’il attire non seu-lement les jeunes eux-mêmes mais aussi les adultes qui aspirent à des débouchés pédagogiques, y compris les chercheurs en sciences humaines et sociales pour les-quels la médiatisation facilite l’accès à des réseaux sinon difficiles à pénétrer (de vrais laboratoires permettant d’observer les comportements des jeunes s’ouvrent, par exemple, par l’intermédiaire des télé-réalités).

A priori, l’argot des jeunes ne réfère pas uniquement à une liste de néolo-gismes plus ou (plutôt) moins lexicalisés. Le rapport des jeunes à l’argot au sens primaire, celui de la pègre, est très étroit. Les jeunes de tous les milieux sont at-tirés par la transgression des normes en général, et par celles d’une société qui leur semble s’être « encroûtée » dans des conventions ennuyeuses en particulier. Les argots traditionnels sont recyclés dans les « newspeaks », créés dans tous les collectifs de jeunes, où ils servent à pimenter le discours, à contourner, à « dé-tabouiser ». En somme, les lexèmes recyclés demeurent paisiblement à côté des néologismes argotiques. Le lexique qui pourrait être désigné, pour son caractère expressif, conniventiel et identitaire, par la notion d’argot des jeunes est donc d’ori-gine diverse, mais ce qui compte est sa fonctionnalité dans l’échange du groupe. Comprendre que cet argot est uniquement porteur de néologismes et d’emprunts à l’argot traditionnel serait une vision trop étriquée. En nous appuyant sur la notion d’expressivité lexicale qui est très développée en lexicologie et en stylistique tchèques, nous associons à cet argot tout d’abord la fonction expressive. Dans

7 Ces constatations sont basées sur l’enquête effectuée en 2004–2005 auprès d’une vingtaine de locuteurs aux différentes variables sociolinguistiques (âge, sexe, domicile, CSP). Une partie des résultats de cette enquête est publiée dans : Anne-Caroline FIÉvEt, Alena PODHORná-POLICká, « Les médias, l’argot et l’imaginaire argotique – une comparaison franco-tchèque », in : L’argot, un universel du langage ?, Revue d’études françaises, 11, Budapest, Département d’Etudes Françaises et le Centre Interuniversitaire d’Etudes Françaises de l’Université Eötvös Loránd de Budapest, 2006, pp. 27–52.

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notre vision de la communication spontanée dans un groupe de jeunes, le classe-ment du lexème en fonction d’une marque argotique, vulgaire, populaire, fami-lière (et parfois même standard, non marqué) importe peu. C’est surtout sa force expressive qui compte pour son acception identitaire et conniventielle de la part des membres du groupe.

La dynamique de l’innovation lexicale contribue à rendre instable la percep-tion de l’expressivité dudit lexique dans le groupe même (les vieux termes s’usent et sont remplacés par d’autres plus expressifs, etc.) ce qui explique d’ailleurs une caractéristique typique de l’argot, à savoir la création de longues séries synonymi-ques. Mais cette dynamique se reflète aussi au niveau métalinguistique, au niveau des marques lexicographiques. La notion d’argot commun, sur laquelle s’accordent tous les argotologues, met en évidence l’évolution incessante de connotations sty-listiques qui ont remarquablement évolué au cours du siècle dernier en faveur de l’ « anoblissement stylistique » des mots issus du vieil argot. Marie Červenková8 conclut sa thèse sur ce sujet en proposant des statistiques intéressantes : sur un corpus de quasiment 400 mots d’origine argotique, 53,8% ont amélioré leur statut sur l’échelle des niveaux de langue (vers le familier notamment), seulement 11,8% gardent toujours la marque argotique dans les dictionnaires usuels et 34,3% ne sont plus usités. Bien que nous ayons peu de doutes sur le fait que l’attribution des marques soit un phénomène relativement subjectif, voire même arbitraire dans certains cas (et cette hypothèse fera plus loin l’objet d’une analyse appro-fondie), il est certain que l’argot enrichit remarquablement la langue commune, usuelle, grâce à son expressivité, tout en officialisant son statut. Pourquoi alors l’argot des jeunes que nous allons décrire dans les pages suivantes ne pourrait-il pas, évidemment en partie seulement, passer dans l’usage standard dans quel-ques décennies ? Il nous apparaît comme pertinent, en vue de recherches ultérieu-res sur la dynamique synchronique et éventuellement même diachronique, de décrire la situation actuelle concernant les modes de formation des néologismes et d’éclaircir quelques étymologies pittoresques avant qu’elles ne se perdent, bref de montrer comment la vie grégaire des jeunes génère ces mots expressifs.

C’est assez tôt – au cours de notre apprentissage du français au lycée – que nous avons été convaincue de l’importance d’une étude sur ce sujet. Au fur et à mesure que se créaient nos premières amitiés en France, notre vocabulaire s’est enrichi d’expressions qui n’étaient pas mentionnées par les dictionnaires usuels. Ces mots étaient pourtant très présents dans le discours spontané de nos amis, et nous avons souvent deviné leur sens à partir du contexte, pesant leur valeur, leur force expressive par rapport à leurs équivalents supposés en tchèque (notamment pour ceux qui comportaient un sème grossier ou obscène). Pour un jeune qui dési-re partager les normes communicationnelles de ses amis étrangers, tout du moins passivement (puisque nous nous rendons bien compte du fait que l’utilisation exagérée de formes non-conventionnelles par un étranger produit souvent un ef-fet ridicule), le français académique qu’on apprend à l’école manque de vivacité,

8 Marie ČERVENKOVÁ, L’enrichissement du français standard des sources argotiques, thèse sous la direction de Růžena Ostrá, Brno, Université Masaryk, 2002, p. 234.

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de précision quand il s’agit de décrire les états tourmentés du psychisme juvénile, les commentaires « branchés » des jeunes pour exprimer leur esprit en ébullition, etc. C’est dans la prolongation de ce vécu personnel que nous avons commencé à concevoir beaucoup plus tard l’argot des jeunes dans l’optique de l’expressivité, notion incontournable en tchèque, que nous avons cherchée en vain dans le même contexte lexical en français.

Le chemin vers les hypothèses que nous allons présenter à propos des adoles-cents s’est avéré assez sinueux. Nous avons entamé notre réflexion sur le lien des jeunes envers l’argot par le biais de la toponymie grâce au mémoire de D.E.A9. L’objectif principal à l’époque était de relier notre formation en linguistique et en géographie, d’autant plus que notre mémoire de maîtrise (2000) portait éga-lement sur la toponymie, plus précisément sur l’étymologie des noms de lieux10. toutefois, notre fréquentation des jeunes des cités, la découverte de la richesse de l’arrière-plan sociologique de la verlanisation (néante en tchèque, langue flexion-nelle) et de la puissance symbolique liée à l’appartenance des jeunes à la culture des rues (très marginale en milieu tchèque à l’époque), nous ont motivée à enta-mer une recherche plus approfondie dans ces milieux. Un travail comparatif et contrastif s’est imposé à nous : nous avons pris conscience des disparités socio-économiques et ethniques qui ont des dimensions inimaginables pour une jeune fille ressortissant d’un pays du bloc ex-communiste où les nombreux H.L.Ms de banlieue étaient habités par les ouvriers aussi bien que par les cadres supérieurs, où la seule ethnie plus nombreuse, les tsiganes, se mélangeait très peu avec la population majoritaire et où l’immigration n’était pas très importante au niveau du brassage des langues. Bien que la situation sociolinguistique soit très dyna-mique en République tchèque depuis les deux dernières décennies (reflétant no-tamment l’augmentation des disparités économiques entre les couches sociales et une immigration en hausse), la situation sociolinguistique en France reste difficile à imaginer pour les jeunes tchèques11. La médiatisation stéréotypée des jeunes de banlieue crée souvent une image dénaturée de ces jeunes aux yeux d’un public qui ne vit pas personnellement cette réalité. nous avons observé de nombreux préjugés-clichés (violence verbale, délinquance, illettrisme, etc.) liés à la présen-tation médiatique des jeunes des cités et des réactions inadéquates (racisme, xé-nophobie, chauvinisme) non seulement de la part de beaucoup de tchèques au moment des émeutes en novembre 2005, mais malheureusement aussi de la part de certains Français, souvent ceux qui vivaient très loin de ces jeunes et qui mon-traient ainsi leur peur de l’inconnu. nous étions alors très inquiète en constatant que les médias, et d’ailleurs aussi beaucoup de linguistes, appliquaient la notion de langue des jeunes ou d’argot des jeunes aux seuls jeunes des cités, issus de l’immi-

9 Alena PODHORná, Toponymie et argots: les argotoponymes en français contemporain des cités (L´exemple de la Cité des 4000 à La Courneuve, Seine-Saint-Denis), Mémoire de D.E.A. sous la direc-tion de Jean-Pierre Goudaillier, Paris, Université René Descartes, 2002.

10 Alena PODHORná, Les équivalents tchèques des toponymes français – exonymes dans le récit du voya-ge ‘Deník panoše Jaroslava’, Mémoire de maîtrise sous la direction de Zdeňka Schejbalová, Brno, Université Masaryk, 2000.

11 nous sommes sans cesse choquée par l’image de la « douce France » romantique qui prédomine dans l’imaginaire de nos étudiants qui n’ont pas effectué de long séjour dans une des grandes villes de l’Hexagone.

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gration. notre idée d’analyser les universaux communs à tous les jeunes de tous les milieux a donc permis d’opérer en évitant la connotation fautive qui consiste à associer l’argot des jeunes à la culture des rues, connotation très présente dans notre corpus parisien12. Ainsi, nous avons pu accéder au lycée professionnel d’Yzeure, fréquenté majoritairement par des « Français de souche » et cibler les universaux et les disparités dans le comportement langagier des jeunes de province par rap-port aux jeunes de la capitale, issus majoritairement de l’immigration africaine.

Une fois les trois corpus unifiés (variables de l’âge, du sexe et du niveau de formation), nous pouvions nous lancer dans l’analyse des similitudes liées à l’âge adolescent – critère commun à tous -, et dans l’analyse des disparités liées à la situation sociolinguistique, dans un milieu concret.

Les critères pour la description du comportement langagier des jeunes sont

multiples, mais, dans l’objectif d’une étude comparative, il faut se questionner surtout sur ce qui est propre aux jeunes en général tout en essayant d’aller au-delà de la simple présentation de ce qui est uniquement plus prononcé par rapport aux adultes ou encore plus facilement observable chez eux. C’est là que se trouve le fondement de la réflexion qui nous a menée à la rédaction de cet ouvrage, dans le désir de briser les clichés et les stéréotypes et de proposer la vision d’un observa-teur extérieur (tout du moins pour les corpus français).

notre travail se repartit sur dix chapitres, dont la première partie apporte des réflexions théoriques comparatives et contrastives. Le premier chapitre de la deuxième partie décrit les aspects méthodologiques du travail et les quatre der-niers analysent le corpus et les aspects les plus saillants pour mieux comprendre le monde des jeunes et leurs pratiques argotiques.

Avant de parler de l’argot et de ses acceptions dans les linguistiques tchèque et française, il faut tout d’abord confronter le cadre général dans lequel l’argot et l’argotologie s’inscrivent en France et en République tchèque : la conception de la langue standard, de la normativité, des niveaux/registres de langue, etc. Ceci est l’objectif de notre premier chapitre.

Le deuxième chapitre se donne alors pour objectif de repérer les notions-clés de la linguistique qui concernent la recherche argotologique et de décrire l’évolu-tion historique des recherches sur l’argot dans les deux pays.

Une étude comparative franco-tchèque ayant pour seul objet la production langagière des jeunes est, à notre connaissance, un travail pionnier. Il nous paraît donc indispensable de mettre en évidence les deux approches linguistiques, une définition de la jeunesse, les critères d’analyse envisageables, etc. ce qui fera l’ob-jet de notre troisième chapitre théorique.

12 Pour ce faire, nous avons accepté la proposition d’Hervé Girault, professeur de français au Lycée professionnel Jean Monnet d’Yzeure (Allier) et membre du laboratoire DynaLang de l’Université Paris Descartes, dirigé par Jean-Pierre Goudaillier. Cette proposition consistait à comparer les ré-sultats obtenus en province avec ceux obtenus auparavant dans un lycée professionnel parisien, ceci grâce au concours d’Isabelle Sourdot, professeure de français au Lycée professionnel Jean Jaurès de Paris (19ème arrondissement, poste qu’elle a occupé jusqu’en 2004).

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Deux milieux, qui nous ont été assez facilement accessibles, se prêtaient par-faitement à une analyse comparative : nous avons été aidée par le fait d’être ori-ginaire d’une ville qui possède une longue tradition argotique (Brno) et par celui d’être étudiante dans une ville où le brassage des populations et la tradition so-ciale des argots est très forte (Paris). Les situations sociolinguistiques riches de Brno et de Paris sont ainsi étudiées dans le chapitre cinq. Parallèlement, nous nous focalisons sur le milieu provincial d’Yzeure pour observer si le milieu rural génère le même comportement langagier chez les jeunes.

Puisque l’argot est tout d’abord compris comme un niveau/registre de langue, nous procédons dans le cinquième chapitre à l’analyse de sa présentation en tant que marque lexicographique, par rapport aux autres marques du non-standard et en comparaison avec le système de marquage de la lexicographie tchèque. notre hypothèse que la fonction la plus générale de l’argot est une fonction expressive doit s’appuyer sur l’analyse théorique de la notion d’expressivité, très promue en lexicologie tchèque, et sur l’analyse de ses équivalents français.

Ces cinq premiers chapitres de la première partie devraient donner un aperçu sur l’état des recherches dans les deux linguistiques, sur la terminologie utilisée et sur les situations sociolinguistique et lexicographique en France et en République tchèque. Bref, l’objectif est de cerner un cadrage théorique préliminaire qui per-mette de comprendre dans toute sa complexité la notion universelle d’argot des jeunes.

Le sixième chapitre introduit la partie pratique de notre projet du point de vue méthodologique. nous sommes convaincue que seule la combinaison de plu-sieurs méthodes de recherche peut assurer une approche complexe tant envers les spécificités du comportement langagier des jeunes qu’envers les universaux de tous les collectifs de jeunes, et ce quels que soient la langue, le contexte métalin-guistique, etc. Dans notre cas, nous avons procédé en trois phases : l’observation participante avec enregistrement à l’insu des locuteurs, suivi d’un dévoilement de notre identité en proposant un questionnaire, puis un entretien consécutif en petits groupes. L’adoption de ces trois méthodes nous permet donc de proposer des hypothèses au niveau psycho-social de la vie en collectif des jeunes et du choix lexical qui en découle aussi bien qu’au niveau purement statistico-lexical. Le travail sur le terrain est une base pour l’approche micro-structurale où l’unité de base est une classe scolaire. En revanche, le choix de trois milieux de recherche dont deux dans le même pays nous offre la possibilité d’énoncer des hypothèses peut-être un peu plus audacieuses, au niveau macro-structural, c’est-à-dire au ni-veau de la circulation supposée du lexique argotique et de la création des « argots communs ». Le recueil des discours épilinguistiques nous servira à témoigner de ce qui constitue cet imaginaire argotique dont nous avons déjà évoqué la subs-tance.

En ce qui concerne notre deuxième chapitre de la deuxième partie pratique, le chapitre sept, nous reprenons la problématique majeure qui nous semble don-ner raison à l’intérêt scientifique, très prononcé à l’époque actuelle, quant aux particularités des échanges entre adolescents : c’est la problématique de la dy-namique socioculturelle sous l’angle de la présence de plus en plus importante de la médiatisation et des nouveaux médias sur la scène juvénile. Le revers de ce

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succès médiatique nous a frappée tout au long de notre observation sur le terrain. Plus la notion de « langue des jeunes » (ou autre appellation) est médiatisée, plus ses locuteurs nous semblent être stigmatisés ; nous tâcherons de mettre en évi-dence des exemples qui prouvent cette hypothèse en comparant le cas du français contemporain des cités (le FCC13) et celui de l’argot des jeunes de Brno par rap-port à l’appellation labellisée de hantec.

Afin de pouvoir commenter l’argot des jeunes, il nous faut replacer le plan lexical dans un contexte de communication beaucoup plus large. Posons-nous alors une question : quelle est la façon de communiquer dans des groupes de pairs et dans les groupes scolaires ? Les particularités du comportement langagier (et autre) des adolescents et des jeunes en général résident surtout dans les aspects psychiques et sociaux qui divergent considérablement par rapport au monde adulte, et qui reposent sur l’opposition entre immaturité et maturité, d’abord psy-chique, mais aussi sociale. nous aimerions présenter sur ce point notre hypothèse qu’en franchissant ces deux seuils, un individu perd de nombreuses raisons pour s’exprimer de manière expressive, pour impressionner ses pairs et, simultané-ment, la vie grégaire, qui génère les argotismes, perd de son importance. C’est pourquoi nous pensons que, pour la recherche argotologique, les informateurs devraient être principalement les collectifs de jeunes et seulement ensuite les col-lectifs d’adultes dont les argots (de métiers, etc.) sont probablement plus facile-ment observables pour un chercheur adulte, mais l’investissement personnel de leurs locuteurs est beaucoup plus marginal par rapport aux argots identitaires des jeunes. En s’inspirant des cinq critères que J.-P. Goudaillier propose pour la description comparée des argots, notre huitième chapitre en analyse les trois pre-miers, à savoir les personnes concernées, les situations constatées et les fonctions exercées14.

Dans le neuvième chapitre, notre objectif est non seulement d’énumérer les procédés utilisés, c’est-à-dire l’avant-dernier critère, mais aussi de proposer une ré-flexion sur la néologie et sur les aspects de mise à la mode des termes expressifs.

Le dernier chapitre exploite le dernier des cinq critères – les thématiques abor-dées. De plus, ce chapitre cerne notre vision de l’emploi du lexique expressif chez les jeunes en synthétisant nos deux hypothèses : dans un premier temps, celle sur le nivellement de l’extension des argotismes sur le plan vertical (allant des hapax, des micro-argots jusqu’aux argots communs et finalement jusqu’au sociolecte gé-nérationnel qui est, pour nous, identique à la notion d’argot commun des jeunes) ; dans un deuxième temps, celle sur la circulation des argotismes à l’intérieur d’un groupe cohésif sur le plan horizontal (sources de l’importation des néologismes, puis genèse et diffusion de ses propres néologismes).

13 notion proposée par Jean-Pierre Goudaillier, elle permet de distinguer le vocabulaire argotique qui est créé et diffusé dans les cités des banlieues françaises et auquel les jeunes attribuent un rôle crypto-identitaire très prononcé (ce rôle est attribué notamment à la verlanisation et aux emprunts aux langues de l’immigration).

14 Jean-Pierre GOUDAILLIER, « Avant-propos » au numéro Argots et Argotologie, La Linguistique, 38, 2002, pp. 3–4.

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nos trois corpus sont si riches qu’ils mériteraient chacun une étude à eux seuls. L’ampleur de ce travail et surtout la volonté de se concentrer sur les points communs à tous les jeunes ne nous permettent pas de nous arrêter autant que nous le souhaiterions sur des détails souvent intéressants. C’est notamment le cas du tchèque dont les exemples nécessitent chaque fois des explications et des traductions qui sont souvent laborieuses pour bien trouver un équivalent qui ait la même connotation socio-générationnelle et la même force expressive.

nous croyons pourtant que la confrontation des théories, des terminologies, des méthodes et des approches scientifiques des deux linguistiques qui ont une renommée européenne favorisera un dialogue entre les cultures et la meilleure compréhension de ce qui est commun et donc naturel à tous les jeunes gens. Contribuer à ce dialogue scientifique entre divers pays est, à notre avis, l’enjeu principal de la coopération internationale.

P r e M i È r e P a r T i eSiTuaTion linGuiSTiQue en france eT en réPuBliQue TcHÈQue: JeuneS, arGoT(S) eT exPreSSiviTé

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Un des principaux objectifs de notre travail sera de démontrer, par le biais de la description de l’argot des jeunes, la nécessité d’une unification pour la défini-tion de la notion d’argot et l’importance des universaux argotiques. Ainsi, la sta-bilité de l’argotologie comme discipline intermédiaire entre la sociolinguistique et la lexicologie peut être justifiée. Si l’on parle de la langue des jeunes comme un système structurellement complet ou si l’on se limite au sous-système lexical de l’argot des jeunes, il apparaît que, dans la perspective des théories auxquelles elles de réfèrent, toute dénomination est acceptable et défendable.

Quoi qu’il en soit, grâce à la stylistique fonctionnelle tchèque ou grâce à la sociolinguistique variationniste française, les convergences entre ces théories sont surprenantes. Le cœur des disparités conceptuelles se trouve, à notre avis, au ni-veau de méthodologies antithétiques : tandis que la linguistique tchèque part du cadre théorique bien solide de la linguistique générale pour lequel elle cherche des interprétations fonctionnelles dans la réalité linguistique du milieu observé, la linguistique française est plutôt appliquée à la sociologie et elle utilise les mé-thodes sociologiques de l’observation de terrain pour confronter les résultats ob-tenus avec les théories linguistiques existantes.

Les chapitres suivants tenteront de souligner les avantages et les inconvé-nients des deux conceptions à la lumière des antécédents historiques : l’approche « descendante » – qui part des théories pour aller vers le langage (position de la linguistique générale qui applique sa normativité sur l’oral, dans le but d’évaluer les productions spontanées) et l’approche « montante » – qui part de l’observation pour aller vers les théories (position pratique issue de l’observation de terrain dans les travaux sociolinguistiques et lexicologiques en français et en tchèque).

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cHaPiTre 1 : aSPecTS THéoriQueS Généraux

Si l’on cherche à décrire les particularités lexicales de la langue des jeunes, des associations avec l’oral, avec le discours spontané et avec la contre-norme surgis-sent obligatoirement. Pour mieux comprendre les convergences et les divergen-ces dans les approches des chercheurs des deux pays, il nous semble inévitable d’éclaircir le champ plus large de la conception théorique de la langue nationale et de sa stratification, ainsi que les facteurs influençant sa codification ou sa nor-mativité.

1. Situation de la linguistique théorique et pratique en république tchèque

La situation linguistique actuelle en République tchèque (et notamment à Brno, la ville de notre enquête) est très complexe et ne peut être comprise qu’en expliquant le contexte historique du pays. Avec environ 10 millions d’habitants, ce petit pays au cœur de l’Europe a subi plusieurs vagues d’oppression politi-que de la part de ses voisins plus puissants, ce qui a contribué chaque fois à la renaissance de la conscience nationale, dont la langue tchèque a toujours été le vecteur.

Bref parcours géo-historique

Pour une étude sociolinguistique comparative, le contexte extra-linguistique tchèque doit être obligatoirement ébauché. Or, nous n’évoquerons que les événe-ments historiques ayant des conséquences directes pour la situation sociolinguis-tique du pays.

La République tchèque est formée de deux régions historiques formant « les Pays tchèques » d’autrefois – la Bohême (linguistiquement assez homogène, avec la capitale Prague) et la Moravie (dont le plus grand centre est Brno mais, du point de vue de la variation dialectale, les villes d’Olomouc au centre et d’Ostrava au nord sont également importantes) (voir la carte ci-dessous).

Malgré une histoire riche et importante dans le contexte européen, même avant l’époque médiévale, les « Pays tchèques » ont été opprimés par les Habsbourg, qui y ont gouverné pendant presque quatre siècles (depuis 1526 jusqu’à l’abolition de la monarchie austro-hongroise – dont c’était, économiquement, la partie de loin la plus développée – et la constitution de la tchécoslovaquie indépendante en 1918).

La période du premier régime démocratique de la « 1ère république » a contri-bué à l’ascension du prestige des langues tchèque et slovaque, même s’il ne faut pas oublier, qu’au terme de la loi sur la langue, on a commencé à parler de la langue « tchécoslovaque », inexistante dans la réalité.

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« C’était impliqué, entre autre, par une idéologie spéciale à la République tchécoslovaque, le « tchécoslovaquisme », qui prétendait considérer les nations tchèque et slovaque comme une seule nation. Cette construction politique rationnelle s’enracinait dans la grande parenté des deux langues – tchèques et Slovaques se comprennent sans avoir à apprendre la langue de l’autre – et mettait de côté les différences dues à une histoire et une culture propres à chacun des deux peuples »1.

Ceci est une des raisons pour lesquelles les Slovaques, avec une population qui représente la moitié de celle des tchèques et un potentiel industriel considéra-blement inférieur à celui de ces derniers, se sont toujours sentis discriminés ; c’est pourquoi ils ont collaboré avec les nazis durant la deuxième guerre mondiale. Ce complexe d’infériorité les a finalement amenés à un désir d’autonomie et ils se sont définitivement séparés de la partie tchèque en 1993 en formant leur propre République slovaque.

Revenons en 1939 où, après l’acceptation forcée du diktat de Munich, une nouvelle humiliation nationale est infligée par les Allemands. Les nazis ferment les Universités en 1939 et imposent l’allemand dans l’administration sous le « Protectorat Bohême-Moravie ». Les Sudètes, régions habitées par les Allemands depuis le 13e siècle et annexées durant la guerre, sont « vidées » des collaborateurs nazis juste après la guerre. La population allemande est chassée d’une grande partie des régions frontalières de la Bohême et des grandes villes (les Allemands étant, avec les Juifs, les meilleurs commerçants) ce qui a eu une conséquence re-

1 Petr ČORNEJ, Jiří POKORNÝ, L’Histoire des pays tchèques jusqu’à l’an 2000 en abrégé, Praha, Práh, 2000, p. 44.

carte n° 1 : Situation géographique de la république tchèque

(Source : Petr ČORNEJ, Jiří POKORNÝ, L’Histoire des pays tchèques jusqu’à l’an 2000 en abrégé, Praha, Práh, 2000, p. 86).

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marquable sur la mobilité des tchèques qui ont peuplé les territoires ainsi libérés et, corollairement, sur l’homogénéisation du tchèque parlé. Cette homogénisa-tion, fréquente dans les centres urbains moraves, mais rare en Moravie rurale, est due au mixage dialectal provoqué par la mobilité des tchèques. Une autre conséquence a été la conservation des emprunts à l’allemand dans les registres familier et argotique (cf. infra §5.1). Il est à remarquer qu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, les minorités ont presque été éliminées (Juifs et tsiganes2 rasés, Allemands chassés), ce qui a occulté pour longtemps le besoin d’intérêt scientifi-que pour les questions d’ordre socio-ethnique.

Fin de la dictature des germanophones, début de la dictature des « grands amis slaves » d’autrefois. Le régime communiste s’installe à partir de 1948 et ce pour plus de 40 ans. La reprise fervente du modèle soviétique de la « lutte des classes » et de la démagogie pseudo-scientifique s’arrête petit à petit dans les an-nées 1960, âge d’or de la culture tchèque et du réformisme politique. Cette pério-de de politique ouverte au peuple est violemment interrompue en 1968, suite aux tentatives de réformes, promues au cours du printemps 1968 – d’où l’appellation « Printemps de Prague » (Pražské jaro), par l’invasion militaire des Soviets et des armées collaboratrices dans la nuit du 21 août 1968. C’est une date qui commé-more la fin définitive des idées réformistes du socialisme démocratique, surnom-mé « socialisme à visage humain ». Depuis 1969, le « socialisme réel » s’impose et l’occupation soviétique militaire et économique durera pendant 20 ans. L’époque de la présence de l’armée russe et de la persécution des idées réformistes était appelée, dans le jargon bolchevique savoureux, l’ère de la « normalisation ».

Le nouveau relâchement progressif des années 1980 mène jusqu’à la « révolu-tion de velours » de 1989. En 1993, la tchécoslovaquie cède la place à la République tchèque et les quinze dernières années ont mené à une démocratisation spontanée non seulement politique et économique, mais également linguistique (relâche-ment des normes communicatives, choc de la réalité sociolinguistique qui était jusqu’ici ignorée et banalisée par le régime, etc.). Or, en matière de langue, le régime communiste n’a pas considérablement perturbé l’évolution progressive des théories linguistiques de la 1ère république (voir ces théories infra), même si le manque de contact avec le public scientifique « occidental » doit toujours être comblé. notre étude tentera de contribuer à cet effort.

Théories de la langue littérale/standard et de la culture de la langue

Avant de pouvoir décrire la situation des niveaux sub-standard du tchèque, il nous faut tout d’abord passer en revue des notions plus générales, telles que l’usage, la norme, la codification, sans oublier de présenter le cadre théorique qui les a fait émerger.

2 Les tsiganes tchèques ont connu le même destin que les Juifs, à la différence des tsiganes slova-ques, résidant surtout en Slovaquie de l’Est, qui ont échappé au génocide et qui se sont installés, sous le communisme, sur tout le territoire de la tchécoslovaquie.

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Le tchèque appartient à la branche occidentale de la famille des langues sla-ves. Il a une tradition culturelle importante depuis le Moyen Age3. Sous l’empire habsbourgeois, la langue tchèque a, indépendamment de la volonté de ses locu-teurs, perdu son prestige intellectuel en disparaissant de l’administration et de la vie publique. Les tchèques ont été opprimés sous prétexte que cette « nation hérétique et rebelle » devait être soumise, ils ont été poussés à l’émigration, et intellectuellement décapités.

Or, tout au long du 19e siècle, les intellectuels tchèques et en particulier les écrivains (trouvant leur inspiration surtout dans les traditions orales vivantes des peuples opprimés) se sont battus pour la restauration de la conscience nationale dont l’histoire et la langue étaient les piliers. Du côté linguistique, il s’agissait surtout de la constitution des premiers dictionnaires modernes du tchèque ba-sés sur l’attestation du lexique dans l’usage courant ou dans l’écrit (dictionnaires tchéco-allemand – Dobrovský, 1802, 1821; Jungmann, 1834-1839). Cette époque de la « Renaissance nationale » (Národní obrození) a suscité les premières discussions linguistiques dans le sens moderne du terme. Or, cette époque engendre égale-ment un patriotisme puriste qui tente d’évincer tous les germanismes (y compris les calques) en les remplaçant par des néologismes, puisant dans les parlers lo-caux et dans la littérature populaire – même archaïque (c’était une réaction logique de protection de la langue « réappropriée », mais cela était insoutenable pour une conception plus large de la langue nationale prestigieuse). Pourtant, cette situa-tion d’engouement pour la langue a eu des conséquences notables pas seulement sur le plan national.

Suite à la naissance de la linguistique générale dans la première moitié du 20e siècle, la linguistique tchèque s’est développée à un rythme rapide. En 1926, la constitution du « Cercle linguistique de Prague » (Pražský lingvistický kroužek) a joué un rôle primordial dans les orientations ultérieures concernant les discus-sions sur la langue. Ce groupement de structuralistes et fonctionnalistes a connu une renommée mondiale grâce à son apport à la phonologie et à la syntaxe fonc-tionnelle par l’intermédiaire de la revue Travaux du cercle linguistique de Prague, entre autres4.

Cependant, pour la linguistique tchèque, l’apport le plus fructueux réside surtout dans la conception des fonctions du langage, dans la « théorie des styles/registres fonctionnels » (teorie funkčních stylů) et, en conséquence, dans la « théorie de la langue littérale/standard » (teorie spisovného jazyka).

3 A titre d’exemple, la réforme de l’orthographe tchèque insérant les diacritiques (dont même l’Alphabet phonétique international se sert) date du 15e siècle déjà. A quelques exceptions près (digraphe « ch » [x], rapports grammaticaux entre i[i] et y [i] ou bien assimilation), l’orthographe tchèque est phonétique.

4 Les membres du Cercle ont fondé, en 1935, la revue linguistique Slovo a slovesnost [Mot et lettres] qui a eu une grande influence pour la consolidation de la terminologie linguistique grâce à de nombreuses discussions et polémiques qui y étaient (et sont encore) publiées.

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Si l’on essaie de traduire les mots styl5 et spisovný6 en français, on s’aperçoit vite de leur inadéquation terminologique. C’est une des raisons pour laquelle il nous semble incontournable d’approfondir la réflexion sur ces notions dans le but d’en donner une étude comparative complexe (cf. infra §5). nous allons garder, néanmoins, les deux possibilités de traduction pour ne pas banaliser les ambiguï-tés entre les conceptions linguistiques tchèque et française7.

Avant de parler de la standardisation de la langue, nous allons nous arrê-ter brièvement sur la « théorie des styles/registres fonctionnels » (teorie funkčních stylů). Élaborée par le Cercle de Prague (v. Mathesius et B. Havránek), elle a donné les bases théoriques à une discipline extrêmement ample – la stylistique de la lan-gue8. La stylistique tchèque englobe non seulement la stylistique littéraire (comme c’est le cas en France où la stylistique est également proche de la rhétorique et de la poétique), mais elle analyse les styles de toute production langagière, y compris les productions orales, les discours non officiels, privés, où elle se rapproche de la sociolinguistique (cf. infra §1.2). Partant de la dichotomie standard x substandard, elle se place à l’intersection de la grammaire textuelle, de la théorie de l’énonciation, de la pragmatique, etc. À partir des fonctions que les discours oraux ou les textes littéraires remplissent dans la communication, on définit les « styles fonctionnels » (funkční styly) : on s’interroge sur le processus de la sélection, de la modification et de la composition d’un énoncé. La différence la plus pertinente par rapport à la stylistique littéraire repose dans sa généralisation des styles individuels/singuliers en styles objectifs. Le modèle fonctionnaliste des styles langagiers est, à notre avis, très flexible que ce soit pour les théories générales de la langue ou pour les théo-ries de la communication.

5 Le mot « style » renvoie, en linguistique française, en premier lieu, à la stylistique littéraire, tandis qu’en tchèque, la stylistique traite également les styles de l’oral (qui sont décrits, en France, plu-tôt comme les « registres » ou les « niveaux » de langage – ici aussi la fluctuation terminologique s’impose).

6 L’adjectif spisovný est souvent traduit comme « littéraire » ce qui est inacceptable par rapport à la notion de la norme. nous optons plutôt pour la traduction « littéral », à l’instar de la locution figée « arabe littéral », mais ce terme est également partiellement faux. Comme nous le verrons plus tard, il n’y a pas uniquement la référence à l’écrit (lettre → littéral, littéraire), mais également à l’usage courant oralisé dans lequel la standardisation puise. C’est pourquoi nous traduisons spisovný comme « littéral/standard », faute de mieux.

7 La situation terminologique en linguistique tchèque est sans doute plus unifiée que la situation française. Ceci résulte, à notre avis, de deux facteurs : en tant que petit pays, les débats scienti-fiques sur les nouvelles théories ne passent, le plus souvent, que par deux revues importantes, Slovo a slovesnost (cf. supra) et Naše řeč [notre langage] et par quelques conférences. Ces nouvel-les théories sont ainsi vite acceptées ou refusées par le public scientifique. Corollairement, le deuxième facteur positif semble être l’existence de publications universitaires appelées skripta – ce qui peut être traduit par « cours polycopiés » – mais en réalité, il s’agit de monographies que chaque discipline créé pour donner une base terminologique stable aux étudiants, en l’occurrence les futurs linguistes.

8 Elle est définie comme « une discipline qui décrit les conditions de l’usage des moyens linguistiques et la concurrence entre ces derniers » (Milan JELínEk, « Stylistika », p. 463, in: Petr kARLík, Marek nEkULA, Jana PLESkALOvá (éds.), Encyklopedický slovník češtiny [Dictionnaire encyclopédique du tchèque], Praha, Nakladatelství Lidové noviny, 2002). Nous traduisons. Paradoxalement, la stylistique fonctionnelle s’est beaucoup inspirée de la stylistique expressive, fondée en France par Charles Bally (cf. infra § 5.2) qui envisage également la stylistique de la parole en général et non celle des œuvres littéraires.

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La « théorie de la langue littérale/standard » (teorie spisovného jazyka) a été éla-borée, au tournant des années 1920 et 1930 du siècle dernier, par le Cercle de Prague, notamment par B. Havránek, v. Mathesius et R. Jakobson, comme une réaction aux activités des puristes tchèques dans le but de renforcer le prestige intellectuel et culturel de la langue nationale9. Elle repose sur le « critère de bon auteur » proposé par v. Ertl10 : à la base de la langue littérale/standard, on devrait trouver des traits vers lesquels un nombre important de « bons auteurs » de la lit-térature contemporaine convergent. La langue littérale/standard devrait remplir la fonction primordiale de la langue nationale, à savoir la fonction communicative dans la sphère publique (en français, on parlerait plutôt de l’emploi officiel). Cette théorie devait réduire les divergences entre l’emploi réel de la langue et sa forme « codifiée » dans les dictionnaires.

Les structuralistes pragois introduisent les notions de codification, de norme et d’usage. L’usage étant défini comme « l’inventaire des moyens qui sont utilisés dans la forme usitée par la communauté linguistique sans se soucier de savoir s’ils sont adéquats ou inadéquats, corrects ou incorrects »11, le critère de l’adéquation et de l’acceptabilité se réfère, bien évidemment, à la norme « prescriptive ». Généralement, l’usage est associé à l’emploi courant de la langue. Dans la théorie de la langue littérale/stan-dard, l’usage joue un rôle primordial : la tâche des linguistes est d’observer l’usage actuel dans la sphère publique – c’est-à-dire le langage des oeuvres littéraires des cinquante dernières années, la conscience linguistique des couches intellectuelles et leur pratique orale – et, à partir des éléments ressentis comme généralement ac-ceptables, de constituer (et éventuellement d’actualiser) la « norme littérale/stan-dard » (spisovná norma). Il faut donc éviter de parler de la « norme prescriptive » dans le sens connoté du terme, comme c’est souvent le cas en France, car, au dé-part, cette norme n’a pas été élaborée sur le modèle puriste et conservateur, bien au contraire. Les linguistes n’imposent pas la norme, ils la décrivent et la codifient dans les grammaires, dans les dictionnaires et autres manuels. Le processus de codification est toujours un peu retardataire, mais il n’est jamais retardateur, voire même rétrograde ! C’est la « culture de la langue » (jazyková kultura) pratiquée par la société éduquée qui soigne, qui soutient la norme.

La différence principale entre le fait que la société tchèque ait accepté avec enthousiasme cette conception pendant très longtemps et le fait que la société française ait mis constamment en doute toute forme de prescriptivité est surtout liée aux spécificités tchèques qui existent sur le plan géo-historique (petit pays op-primé depuis des siècles qui saisit finalement la chance de maîtriser sa langue) et socio-politique (dans la société égalitaire communiste où l’adjectif « intellectuel » n’était pas précisément laudatif dans la bouche de la classe ouvrière dominante, le seul moyen de répondre à la barbarie et au primitivisme était de cultiver la langue normée). C’est pourquoi la majorité des tchèques ne ressent aucune connotation

9 cf. Bohuslav HAVRÁNEK, Miloš WEINGART (éds.), Spisovná čeština a jazyková kultura [Le tchè-que littéral/standard et la culture de la langue], Praha, Melantrich, 1932.

10 cf. václav ERtL, Časové úvahy o naší mateřštině [Les réflexions actuelles sur notre langue mater-nelle], Praha, Jednota československých matematiků a fysiků, 1929.

11 Iva nEBESká, « Úzus », p. 516, in: Petr kARLík et al., Encyklopedický slovník češtiny, op. cit. nous traduisons.

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négative, si l’on parle de langue soignée ou de langue soutenue, car, toujours dans la sphère publique, ceci n’est pas perçu comme l’apanage des « bourgeois », mais des « gens éduqués » ce qui implique les « gens intelligents » (et, en public, qui acceptera d’être désigné autrement?!).

Cette théorie a été reprise par beaucoup d’autres linguistiques slaves et les idées sur la normativité ont joui d’un intérêt mondial (du côté français, nous re-viendrons à la question des normes infra §1.2). Or, étant donné que la diglos-sie tchèque a été particulièrement marquante, elle n’a pas échappé à la critique, même de la part des linguistes tchèques.

Dans les années 1960, les premières discussions sur le rapport entre le tchè-que littéral/standard et l’interdialecte appelé « tchèque commun » (obecná čeština) voient le jour dans la revue Slovo a slovesnost , mais ce n’est qu’avec les change-ments de climat social dans les années 1980 et surtout 1990 qu’une vraie analyse critique s’installe12. Elle repose sur la critique du peu d’attention que cette théorie prête à l’opposition écrit vs oral (psanost x mluvenost) au profit de l’opposition standard/littéral vs non-standard/non-littéral (spisovnost x nespisovnost), ce qui ne cesse d’élargir la norme de l’usage. La raison pour laquelle cette critique ap-paraît chaque fois à une époque historique tourmentée se trouve encore une fois dans la renaissance culturelle du pays.

Entamée dans les années 1960, la situation linguistique tchèque se complexi-fie après la Révolution de velours de 1989 où le discours public spontané, qui mélange les traits du « standard » et du « sub-standard » (tchèque commun), est souvent hautement apprécié comme le signe d’une réflexion intellectuelle spon-tanée, non stylisée. C’est la fonction de communicabilité qui est privilégiée, sou-vent au détriment de la fonction prestigieuse du standard. On constate la démo-cratisation de toutes les valeurs de la société, y compris celle de la culture de la langue nationale. Or, si l’on y ajoute le rôle de plus en plus important des mass media, cette démocratisation précoce et chaotique fait bouger et osciller l’usage. Par conséquent, les linguistes n’arrivent que très lentement à suivre le rythme des changements (surtout morphologiques et lexicaux) et à codifier les tendances objectivement générales. Ce processus devrait être plus rapide à notre avis, au risque que cette théorie ne soit plus défendable : on risquerait un nivellement social trop important et le développement d’un sentiment de « faute » comme on l’observe en France actuellement (au niveau de l’orthographe notamment). Pourtant, ceci ne veut pas dire que l’on devrait accepter le relâchement total de l’autorité institutionnelle imposant la norme en vigueur telle qu’elle est dans l’en-seignement. Il s’agit d’éliminer les archaïsmes et les éléments ressentis comme un certain snobisme, élitisme pour ne pas tomber dans le « capitalisme » pur et dur, mais dans la « démocratie intellectuelle » qui sait maintenir la culture de la langue chez la plupart de ses locuteurs13.

12 Id, « teorie spisovného jazyka », p. 486., in : P. kARLík et al., ibid. 13 La conférence sur la langue littérale/standard et sur la culture de la langue de 1993 à Olomouc

(le titre renvoie à la conférence fondatrice de 1932) a bien montré les tendances des conserva-teurs presque puristes contre les tendances réformistes concernant la « culture de la langue » (Jana

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Stratification des formations structurelles du tchèque

Compte tenu de la longue tradition orale sous l’empire habsbourgeois, de l’absence de politique centralisatrice et surtout du culte patriotique de la langue littérale/standard, les dialectes tchèques ont toujours pu coexister dans la sphère semi-publique et privée. Ceci a créé une situation de véritable diglossie structu-relle14, tout à fait inimaginable pour les Français, qui touche notamment le plan morphosyntaxique (grande variété des morphèmes – affixes), phonologique et – un peu moins – lexical15, donc tous les plans systémiques de la langue. tout locuteur du tchèque instruit utilise un véritable code switching entre le tchèque littéral/standard (spisovná čeština) et la forme substandard selon son origine ré-gionale en passant de la situation de communication publique à la privée. Pour pouvoir décrire également la forme conversationnelle-parlée de la langue stan-dard qui diffère par certains traits morphosyntaxiques du tchèque littéral-écrit, on définit souvent le « tchèque conversationnel/parlé »16 (hovorová čeština) comme le « deuxième standard » à côté du tchèque littéral/standard, mais cette notion a été beaucoup critiquée et considérée comme redondante par rapport à la théorie de la langue littérale/standard. Or, pour certains linguistes, cette variante est ac-ceptée comme vecteur de l’usage public parlé (l’acceptation de ces formes à l’écrit étant ambiguë), mais pas encore codifié. Les particularités de ce type du tchèque sont généralement des candidats pour une prochaine codification.

Au cours de la deuxième moitié du siècle dernier, la situation linguistique tchèque ne cesse de se compliquer au niveau des formes substandard de la langue nationale. Comme nous l’avons noté au départ, deux facteurs décisifs engendrent cette complexification, à savoir la mobilité après la deuxième guerre mondiale à la suite du repeuplement des régions frontières (vidés après l’expulsion des Sudètes) et l’urbanisation progressive.

tandis que la Bohême perd son caractère traditionnel (perte des éléments folkloriques, y compris la variété des dialectes locaux) au profit d’une sorte d’« in-terdialecte » = dialecte commun qui est surnommé « tchèque commun » (obecná čeština), la situation en Moravie ne change pas beaucoup et les dialectes territo-riaux sont beaucoup mieux conservés. Or, les grandes villes moraves (le cas typi-que en étant la ville de Brno) connaissent une mobilité importante, où le substrat dialectal local est mélangé avec le tchèque commun importé, ce qui donne des

JANČÁKOVÁ, Miroslav KOMÁREK, Oldřich ULIČNÝ (éds.), Spisovná čeština a jazyková kultura 1993 [Le tchèque littéral/standard et la culture de la langue 1993], Praha, FF Uk Praha, 1995).

14 En linguistique française, on parle plutôt de « systèmes » que de structures ; les deux dénomina-tions n’entrant pas en opposition, nous garderons désormais l’appellation tchèque pour toute référence au milieu tchèque.

15 À l’exception des particularités dialectales, le plan lexical est catégorisé par les critères sociolin-guistiques comme les formations non structurelles ou semi-structurelles (argot, jargon, technolecte, etc. – à cause de grandes divergences terminologiques, ce sujet sera traité à part – cf. infra §1.2). En linguistique française, cette dénomination correspond aux « sous-systèmes ».

16 nous évitons consciemment la traduction de hovorový par l’adjectif « familier » pour des raisons qui seront expliquées infra §5.1.

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variantes interdialectales appelées « tchèque commun régional » (regionální obecná čeština) – voir tableau ci-dessous.

Tableau n° 1 : Stratification des formations structurelles de la langue nationale

formation structurelle

(strukturní útvar)sphère et type de communication

langue littérale/standard (spisovný jazyk)- y compris le tchèque conversation-nel/parlé (hovorový jazyk)

nationale, surtout la sphère publique – écrite et parlée

tchèque commun (obecná čeština) semi-publique, parlée, en stylisation même écrite

« interdialectes » – tchèque commun régional – p.ex. la région de Haná, de la Moravie de l’Est, de Lašsko (in-terdialekty – regionální obecná čeština – hanácký, východomoravský, lašský)

régionale, semi-publique et privée, parlée

dialectes territoriaux (teritoriální dia-lekty)

privée, parlée

(repris et traduit par nous Marie KRČMOVÁ et Jan CHLOUPEK, « Jazyk národní », p. 193, in : Petr kARLík et al., Encyklopedický..., op. cit.)

La dynamique de l’urbanisation ne se révèle pertinente pour la langue qu’à partir des années 1960, on voit alors apparaître une approche plutôt socio-linguistique de la description de la « langue urbaine couramment parlée », qui démontre l’évolution générationnelle du substandard urbain17.

C’est la renaissance nationale tchèque, au début du 19e siècle, qui explique en grande partie la diglossie actuelle. La langue standard ne puise dans aucun dialecte local, comme c’était le cas en France, mais dans la tradition littéraire de « l’âge d’or » de celle-ci, donc au 16e-17e siècle.

Les disciples de Dobrovský ont pris comme « norme grammaticale » du tchè-que littéral/standard moderne la description du système du tchèque humaniste (c’est-à-dire le tchèque du 16e et de la première moitié du 17e siècle) que Dobrovský avait proposée, même si ce dernier était assez sceptique quant à la possibilité d’une « renaissance » d’un vieux tchèque, qui datait de presque 200 ans à l’épo-que. Les patriotes enthousiastes ont néanmoins codifié cette norme (notamment Jungmann dans le dictionnaire mentionné ci-dessus) et le peuple a saisi la chance de cultiver la variante « prestigieuse » de leur langue nationale.

17 cf. Marie KRČMOVÁ, Běžně mluvený jazyk v Brně [La langue couramment parlée à Brno], Brno, UJEP Brno, 1981.

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Certes, le climat socio-politique a beaucoup changé depuis, mais les tchèques ne ressentent pas le besoin de combattre cette diglossie car elle est tout à fait fonc-tionnelle dans le cadre de la dichotomie officiel – non-officiel et elle est souvent un vecteur de l’expressivité (cf. infra §5.2).

2. Situation de la linguistique théorique et pratique en france

Il serait peu utile d’énumérer ici l’histoire de la langue et les théories linguisti-ques de la langue française. Soulignons alors uniquement les points qui divergent par rapport à la situation linguistique tchèque. nous avons été choquée par le sen-timent perpétuel de « crise linguistique » que les Français expriment souvent. Cette crise nous a choquée fortement car nous sommes arrivée en France avec les connais-sances académiques du « niveau standard », qui laissent voir le français comme une langue homogène, représentative et culturelle. Or, nous nous sommes vite aperçue qu’il ne s’agit pas de la dichotomie structurelle standard vs sub-standard issue de la stratification régionale (basée surtout sur des écarts morphologiques), comme c’est le cas en République tchèque, mais plutôt de la dichotomie écrit vs parlé complexifiée par une stratification sociale d’une profondeur inimaginable pour les ressortissants d’un pays ex-communiste, jusqu’à présent très égalitariste.

Aspects historiques : pré-requis pour observer la stratification linguistique ac-tuelle

À la différence de la situation tchèque, un dialecte parmi d’autres – celui de l’Île-de-France – a été privilégié dans la codification du français. Le dialecte fran-cien a été promu par la Cour dès le Moyen Age, mais ce n’est que la politique lin-guistique centralisatrice menée par l’État contre les dialectes locaux de la France dans les années 1960 qui a eu de grandes conséquences sur le renforcement du rôle linguistique – déjà important à l’époque – de Paris. Avec la « globalisation médiatique », l’influence de la capitale n’a cessé de s’imposer au détriment de la variation régionale, notamment dans la jeune génération. Même si la France est six fois plus grande que la République tchèque, il ne reste de ses dialectes et de ses patois que quelques faibles traits, surtout sur le plan lexical et phonologique. Or, dans le domaine de la recherche linguistique, la diglossie structurelle autour du standard laisse largement la place à une diglossie d’ordre social.

La langue française a une longue tradition écrite et fait partie, avec l’anglais, des « grandes langues » de diffusion mondiale. Au cours de l’histoire de la philo-logie, les grandes langues ont été valorisées grâce à la tradition littéraire, mais les langues dites vulgaires, dont la description n’a pas été faite pendant longtemps (y compris les vernaculaires autochtones), ont été méprisées. Ceci a alimenté les tendances puristes et prescriptivistes et la langue française n’a jamais connu de vé-ritable renaissance nationale, ce qui aurait pu valoriser la richesse de la diversité des langues parlées par le peuple.

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Les tendances puristes sont presque indissociables de l’histoire moderne de la langue française. La fausse excuse d’une préoccupation pour la langue culturelle, ébauchée au Moyen Age pour justifier l’écart entre l’orthographe et la phonéti-que, puis fortement alimenté par les humanistes latinisants, a toujours eu pour conséquence un éloignement, pour la langue écrite, de sa forme « ordinaire » et un accroissement de l’insécurité linguistique.

Aux époques des changements sociaux, les puristes ont continué à se bat-tre contre les « maux » imaginaires, ce qui a impliqué des changements dans les comportements linguistiques. C’est le cas des anglicismes souvent nécessaires et surtout économiques à l’époque de la domination technologique du monde an-glophone (rappelons les lois Bas-Lauriol de 1975 ou bien la loi toubon de 1994 au nom de la « défense » de la langue française). A. Martinet estime que les Français ont été dressés pour obéir aux tendances puristes malgré le besoin naturel de l’in-novation : il commente cette situation de la façon suivante :

« Les Français n’osent plus parler leur langue parce que des générations de grammairiens, professionnels et amateurs, en ont fait un domaine parsemé d’embûches et d’interdits. Dans un monde qui change à un rythme chaque jour accéléré, les Français […] n’osent pas forger un mot composé, utiliser librement un suffixe de dérivation, procéder à des combinaisons inattendues. Les anglicismes, contre lesquels fulminent la plupart de nos régents, ont la par-tie belle dans une langue dont on n’ose plus utiliser toutes les ressources »18.

Les batailles visant à éliminer les néologismes excentriques du mythe du « bon français » – et surtout ceux du langage publicitaire – se sont continuelle-ment transformées en une vive mobilisation contre les pratiques des jeunes issus de l’immigration qui « infectent » les autres jeunes avec des néologismes déstruc-turant les lois traditionnelles de la création lexicale (notamment le verlan et les emprunts aux langues étrangères). Ce purisme se cache souvent derrière un rap-pel au maintien de l’autorité de l’école tout à fait rationnel, mais le mélange de ces approches incompatibles peut avoir des conséquences sur le comportement des enseignants et provoquer des fautes pédagogiques graves. Le linguiste A. Bentolila, par exemple, incite les parents et les instituteurs à combattre l’illettris-me et appelle à une certaine « résistance » qu’il développe en trois points, dont le tout premier est de « refuser que certains de nos enfants restent enfermés dans le cercle étroit de la connivence, de la proximité et de la banalité »19. Il compare la connivence entre les pairs à de « véritables ghettos linguistiques »20 ce qui est malheureusement une approche à double tranchant.

Le purisme, qui n’est généralement pas très éloigné de l’élitisme, renforce également l’idée de centralisme. La norme codifiée est théoriquement accessible à tous les citoyens par l’intermédiaire de l’enseignement, mais en réalité, plus on s’éloigne régionalement (de la capitale) et surtout socialement (de la bourgeoi-sie), plus l’effort intellectuel est nécessaire pour se familiariser avec celle-ci. Le

18 André MARtInEt, Le français sans fard, Paris, PUF, 1969, p. 29.19 Alain BEntOLILA, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon, 1996, p. 209. 20 Ibid.

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prescriptivisme puriste a pris pour norme grammaticale, appelée désormais « le bon usage », la variété de français parlé par « la plus saine partie de la cour » et le langage des grands écrivains, comme le proposait vaugelas en 1647. Cette norme n’a cessé de se renforcer, grâce à l’influence codificatrice de l’Académie française. Contrairement à la situation diglossique tchèque, où tous les locuteurs ont les mê-mes difficultés avec la maîtrise du tchèque littéral/standard et où ce dernier est le symbole de la culture intellectuelle uniquement, l’origine élitiste et la rigidité réglementaire du « standard » prescriptiviste sont ressentis par la grande majorité des Français comme un moyen idéologique de discrimination sociale. La stigma-tisation sociale peut être clairement visible dans l’exemple de la dénomination français populaire. Cette étiquette connotée « en dit plus sur l’observateur que sur l’ob-servé », comme le soulignent B. Conein et Françoise Gadet21.

La norme prescriptive (subjective) s’oppose alors à la norme d’usage, statis-tiquement observable (objective). Compte tenu de l’écart entre ces deux types de normes, certains linguistes parlent même de « sur-norme »22. Denise François re-marque que la sur-norme se caractérise d’ailleurs surtout par la surévaluation des traits non pertinents et des traits archaïques23.

Les linguistes français se posent sans cesse des questions au sujet de la po-litique linguistique du pays. Dans quelle mesure peut-on tenir à la codification, comment réconcilier ces règles trop « mutilantes » et l’usage courant ?24 Et, par conséquent, quel français faut-il enseigner ? Crise – réforme – panique, ces trois mots nous semblent emblématiques de la situation linguistique française de ces dernières décennies.

En matière de français écrit, le cœur de cette opposition norme codifiée – usage réel est le problème de la norme orthographique. À la différence du parlé, l’écrit a toujours pu être policé grâce à l’orthographe grammaticale du français. Malgré son caractère arbitraire (dont on est vite convaincu quand on observe des mots d’ori-gine argotique où l’orthographe fluctue) basé sur une convention, l’orthographe jouit d’un rôle symbolique tout à fait exagéré. « Bien maîtriser l’orthographe, c’était à la fois accéder à une certaine culture et accéder à un certain niveau social »25. Cette idée persiste dans la conscience publique et surtout dans celle des parents.

Claire Blanche-Benveniste décrit une enquête qu’elle a menée auprès d’en-fants d’une dizaine d’années sur leur estimation de parler bien le français.

21 Bernard COnEIn, Françoise GADEt, « Le « français populaire » de jeunes de la banlieue pari-sienne entre permanence et innovation », in : Jannis k. Androutsopoulos et Arno Scholz (éds.), Jugendsprache-langue des jeunes-Youth Language, Frankfurt am Main, new York, Peter Lang, 1998, p. 107.

22 cf. par exemple l’article de Jacques FILLIOLEt, « norme et surnorme », Le français aujourd’hui, Norme(s) et Pratiques de l’Oral, n° 101, 1993, pp. 16–20.

23 Denise FRAnÇOIS, « Sur la variété des usages linguistiques chez les adultes ; relations entre langage et classes sociales », La Pensée, n° 190, 1976, p. 67.

24 cf. Gilbert SCHOEnI, Jean-Paul BROnCkARt, Philippe PERREnOUD (sous la direction de), La langue française est-elle gouvernable ?, Normes et activités langagières, neuchâtel, Delachaux & niestlé, 1988.

25 Gilles SIOUFFI, Dan vAn RAEMDOnCk, 100 fiches pour comprendre la linguistique, Paris, Bréal, 1999, p. 143.

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« La réponse, comme nous nous y attendions, était « non », mais la justification nous a éton-nés : ils disaient qu’ils ne parlaient pas bien parce qu’ils parlaient avec des fautes d’ortho-graphe. Une telle réponse – qui ne semblait pas étonner l’institutrice – en dit long sur notre représentation du parlé, entièrement façonnée par l’écrit, dans la culture lettrée qui est la nôtre »26.

La grande diversité entre les morphologies de l’écrit et celles de l’oral (associé à tort avec le parlé) implique des sentiments de faute. C’est pendant la jeunesse que cette opposition entre la langue écrite (correcte) et la langue parlée sponta-née (fautive) s’incruste fortement dans la conscience des Français. Claire Blanche-Benveniste affirme : « La notion même de langue parlée est souvent encore liée aux versants négatifs de la langue : fautes, inachèvements, particularités des banlieues délin-quantes, etc. »27.

L’évaluation des compétences linguistiques étant surtout basée sur l’écrit (ré-daction, dictées, etc.), l’orthographe devient un instrument puissant d’oppression sociale. Dans les milieux en insécurité linguistique, le poids normatif de l’ortho-graphe est souvent à l’origine d’une construction identitaire déviante chez les jeunes (cf. infra § 4.2). Comme le souligne H. Girault, « l’exclusion linguistique est génératrice de déficit identitaire : on passe aisément de l’idée qu’on est « mauvais élève en français » à l’idée qu’on est « mauvais » tout court »28.

En revanche, les jeunes de tous les milieux jouent avec les variantes orthogra-phiques (insertion de chiffres et de lettres, etc.) et profitent entièrement des pos-sibilités d’optimalisation (langage des sms, des chats sur Internet, etc.) qui sont parfois très proches d’une transcription phonétique (p.ex. qu’est-ce que c’est ? > késkesé ?). Comme nous le verrons dans deuxième partie de cet ouvrage, les jeunes sont en opposition permanente avec la norme, ici écrite. Leurs productions écrites sont à l’autre extrémité par rapport au purisme. L’intérêt croissant des linguistes pour ces questions ainsi que l’extraordinaire indignation des non-linguistes té-moignent du fait que la question de la normativité est actuellement en train de bouger en France.

Revenons aux ambiguïtés parlé-oral. La confusion entre l’approche non linguis-tique concernant le parlé dans le sens « oral » (non-écrit) et l’approche linguistique concernant le parlé dans le sens « conversationnel, non soigné » empêche toujours, à notre avis, l’émergence d’un consensus en matière de politique linguistique. À cause de l’absence d’une dénomination telle que « *français conversationnel » (à l’instar de colloquial English ou bien hovorová čeština, p. 33) qui serait ancrée dans la conscience publique grâce aux manuels de français, par exemple, la polysémie de l’adjectif « parlé » ne cesse de faire des dégâts en termes d’insécurité linguistique et, par conséquence, d’imaginaire linguistique (cf. infra § 7.6).

26 Claire BLAnCHE-BEnvEnIStE, Approches de la langue parlée en français, Paris, Ophrys, 2000, p. 10–11. C’est l’auteur qui souligne.

27 Ibid, p. 5 28 Hervé GIRAULt, « Dynamique de la langue parlée par les jeunes: l’exemple du lexique de la

drogue », in : PEŠEK Ondřej (éd.), XXVIIe Colloque international de linguistique fonctionnelle « Langue et société – Dynamique des usages », Opera Romanica, n°5, České Budějovice, Editio Universitatis Bohemiae Meridionalis, 2004, p. 64.

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Progressivement, les linguistes29 se sont aperçus que l’opposition diamési-que écrit-oral consiste uniquement en un choix de « chenal »30 et que l ‘écrit oralisé (euphémisme reposant sur une prononciation dite soignée – réalisant par exemple les liaisons facultatives – et remplissant un rôle phonostylistique31) n’est qu’une simple lecture à haute voix et il est généralement compris dans le sens de littérature orale.

Paradoxalement, si la dichotomie écrit-oral a été dépassée en linguistique mo-derne dans le sens indiqué ci-dessus, ce n’est pas du tout le cas dans le sens in-verse : oral-écrit.

Malgré un pur désir d’objectivité pour la transcription de l’oral avec l’aide des conventions de transcription adaptées selon le but de la recherche, cette orthogra-phe grammaticale fait que les linguistes français stigmatisent certains observés car ils n’arrivent pas à se débarrasser de l’écrit en décrivant l’oral.

Certes, une transcription entièrement phonétique serait peu lisible et souvent inutile32, mais « les trucages orthographiques », c’est-à-dire p.ex. l’apostrophe pour noter les élisions et les raccourcissements (p’êt pour peut-être, main’nant pour maintenant), etc., sont des éléments fortement subjectifs. Ces trucages servent comme procédé littéraire classique pour rendre les parlers populaires, provin-ciaux, enfantins ou déviants, rappelle Claire Blanche-Benveniste33, mais en même temps cela disqualifie le parler de certains locuteurs seulement.

« En France, les personnes de grand prestige social prononcent elles aussi très fréquemment i’m’ramène quèque chose pour il me ramène quelque chose (nous en avons des exemples chez les ministres). Mais, en ce cas, ce sera à peine remarqué, et jamais retenu comme caractéristique. Le trucage orthographique, qu’on n’utilise que pour le « populaire », peut donc difficilement passer pour un innocent procédé de transcription »34.

La familiarisation avec ce type de transcription en sociolinguistique française ne permet malheureusement pas d’envisager une autre solution qui soit plus ob-jective.

C’est sur le plan morpho-syntaxique que la rigidité prescriptiviste se révèle le plus intensément. Le « standard » dans le sens scolaire s’appuie sur les gram-maires dites normatives « qui se proposent d’enseigner le bon usage de la langue et qui édictent à cet effet des règles privilégiant un usage particulier au détriment d’un

29 Ce n’est malheureusement toujours pas le cas des littéraires qui confondent, avec le public des non linguistes, l’oral avec le parlé (notre participation récente à un colloque qui réunissait à la fois des linguistes et des littéraires nous a fait prendre conscience de la confusion qui peut exister entre oral et parlé chez certains philologues).

30 Françoise GADEt, La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2003, p. 15.31 voir à ce sujet : Pierre LÉOn, Précis de phonostylistique, Paris, nathan, 1993.32 Même si le tchèque a une orthographe très proche de la transcription phonétique, les dialecto-

logues et, moins souvent, les sociolinguistes, utilisent la transcription phonétique pour garder l’objectivité de la transcription de l’oral. Bien évidemment, la proximité relative de l’orthographe et de la transcription favorise cette approche tout à fait neutre envers les observés.

33 Claire BLAnCHE-BEnvEnIStE, Approches…, op. cit., p. 26.34 Ibid.

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autre, fût-il le plus répandu »35. Le fameux Bon usage de Grevisse ainsi que les autres grammaires normatives s’appuient en premier lieu sur des attestations chez les « grands auteurs ». Or, les dictionnaires d’usage courant tels que le Petit Larousse ou le Petit Robert qui servent aujourd’hui comme point de repère au grand public, sont même parfois contradictoires (notamment dans le genre et la formation du pluriel des mots composés36) car ils n’indiquent pas quelle forme renvoie à la norme codifiée et quelle autre renvoie à la norme d’usage. Si l’on ajoute la confu-sion qui concerne les marques d’usage dans les dictionnaires (cf. infra § 5.1), il est clair que cet état ne peut qu’approfondir l’insécurité linguistique en matière de langue nationale.

Cependant, le goût des Français pour les questions linguistiques et la fierté qu’ils tirent de l’héritage de la Francophonie sont des préalables trop solides pour le maintien de l’idéal d’un standard, qui n’est en fait qu’un synonyme de prescrip-tivisme. Cachée sous le parapluie de la défense culturelle (la culture étant véhi-culée en grande partie par la langue), la dichotomie standard vs non standard n’est pas a priori rattachée à la situation de communication publique, officielle vs privée, non-officielle comme le présupposent la plupart des linguistes modernes.

Les Français croient toujours en une idéologie du standard. La théorie appelée en anglais « ideology of standard », proposée par Milroy & Milroy en 198537, repose sur trois suppositions principales, à savoir sur l’idée d’une seule variété (le pur français littéraire sous sa forme écrite), sur l’idée de supériorité (le standard est plus élégant et plus logique que les autres variétés, jugées comme impures) et finalement sur l’idée de discrimination sociale (le haut et le bas langage ainsi que la haute et la basse société)38. Dans cette optique, toutes les variétés autres que « le standard » sont stigmatisées.

C’est notamment le cas du vernaculaire urbain appelé traditionnellement le français populaire qui semble avoir subi le même destin que les pratiques des jeunes de la banlieue parisienne (que J.-P. Goudaillier dénomme le français contemporain des cités) de l’époque actuelle39. On a affaire à des extrémités d’ordre sociologique (et ethnique, car il s’agit de jeunes issus de l’immigration) qui nécessitent une ap-proche terminologique beaucoup plus délicate que la dénomination des variantes régionales, par exemple.

35 Martin RIEGEL, Jean-Christophe PELLAt, René RIOUL, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF (1ère éd. en 1994), 2001, p. 15. nous soulignons.

36 Dans un entretien enregistré sur DvD (Benoît PEEtERS (sous la direction de), Le français dans tous ses états, Les Piérides – Les Impressions nouvelles, 2000, DvD), Pierre Encrevé donne un exemple tout à fait convainquant concernant des règles contradictoires pour le pluriel des mots composés dans les deux dictionnaires d’usage les plus utilisés en France.

37 Milroy & Milroy : Authority in Language, 1985 cité par Françoise GADEt, « « Français populaire » : un classificateur déclassant », Marges linguistiques, n° 6, 2003, p. 103.

38 cf. Michaël ABECASSIS, « Le français populaire: a valid concept ? », Marges linguistiques, n°6, 2003, pp. 116–132.

39 Françoise Gadet met en évidence les traits communs et le parallélisme entre ces deux types de vernaculaire urbain (B. COnEIn, Françoise GADEt, « Le « français populaire »… », art. cit. et Françoise GADEt, La variation sociale…, op. cit.). Il est presque symptomatique que ces deux dé-nominations soient liées à la capitale où se centralise la richesse et la pauvreté du pays.

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Cette diglossie sociale est aussi bien structurelle (elle touche tous les plans de la langue: phonologique, syntaxique, lexical) que situationnelle, c’est-à-dire liée à la situation de communication (approche fonctionnelle). Pourtant, établir un schéma proche de celui de la situation en tchèque (voir le tableau n° 1 infra), et mettant en relation la stratification sociale et la sphère de communication, est ir-réalisable car on tomberait dans des préjugés idéologiques. Les clichés du type « les bourgeois parlent toujours le français soutenu » et surtout l’idée du « bas lan-guage » de la « société basse » sont heureusement dépassés et ceci grâce à la coo-pération de la sociologie et de la linguistique à partir des années 1960. Le succès énorme de la sociolinguistique variationniste en France appliquée aux vernaculaires urbains, inspirée notamment par les travaux de William Labov40, fait que cette nouvelle approche est privilégiée pour la description des pratiques linguistiques « non-standard », au détriment des autres approches traditionnelles (structura-liste, fonctionnaliste). Ce succès est probablement dû au fait que la théorie labo-vienne est plus englobante et qu’elle prend en considération l’évolution des struc-tures. Le va-et-vient constant entre la norme et la variation est au cœur même de la linguistique générale, peu importe que ce soit au niveau des pratiques (norme objective renvoyant à la réalité linguistique) ou au niveau des représentations (norme subjective renvoyant à l’imaginaire linguistique).

Stratification du français – notions de registres / niveaux de langue

Plus la situation linguistique tchèque semble être influencée par les variétés géographiques, plus la situation française semble être attachée aux variétés socio-situationnelles. Ce mot composé témoigne de toute évidence de l’entrelacement de deux types de variation – la variation sociale, notion difficile à cerner elle-même et la variation situationnelle qui correspond, dans son principe, à la stylistique tchè-que. Or, la diversité des approches qui se fondent sur le principe structuraliste témoigne de la fragilité de toute théorie linguistique.

Niveaux ou registres ?

La France est un pays capitaliste où la distinction entre les couches sociales, reflétée en linguistique dans la notion de « niveaux de langue », a une longue tra-dition. Depuis la naissance de la linguistique, les linguistes ont voulu montrer les correspondances entre une communauté linguistique et une pratique linguisti-que, mais ils ont parfois négligé le fait qu’il n’y a pas d’homogénéité ni dans les communautés définies, ni encore moins dans les pratiques. Cependant, la linguis-tique française moderne emploie de plus en plus souvent le terme « registres de

40 Ses ouvrages ont été assez rapidement traduits en français : Wiliam LABOV, Language in the Inner City: Studies in the Black English Vernacular, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1972 – traduction française en 1978, Le parler ordinaire: La langue dans les ghettos noirs des États-Unis, 2 vol., Paris, Éditions de Minuit et William LABOV, Sociolinguistic Patterns, Oxford, B. Blackwell, 1972 – traduction française en 1976, Sociolinguistique, Paris, Éditions de Minuit.

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langue », emprunté à la linguistique britannique, car cette notion est dénuée de toute connotation hiérarchisante.

Les manuels scolaires retiennent traditionnellement quatre niveaux de langue, à savoir soutenu, standard, familier et populaire. Françoise Gadet étudie les synony-mes de ceux-ci tout en remarquant que le nombre de synonymes diminue avec le niveau, ce qui montre un jugement social (voir le schéma infra)41.

Tableau n° 2 : Synonymes pour les niveaux de langues dans l’enseignement scolaireTerme Synonymes présuméssoutenu recherché, soigné, élaboré, châtié, cultivé, tenu, contrôlé, tendustandard standardisé, courant, commun, neutralisé, usuelfamilier relâché, spontané, ordinairepopulaire vulgaire, argotique

(Source : Françoise GADEt, La variation sociale…, op. cit., p. 99)

Cette division quadripartite est fortement inscrite dans la conscience de la plupart des Français qui associent toujours la vulgarité avec « la basse société », ce qui est un stéréotype stigmatisant.

Les grammaires, sont, par contre, beaucoup moins unifiées. Si nous compa-rons Le bon usage de Grevisse avec La grammaire méthodique du français de M. Riegel et al., par exemple, on s’aperçoit vite de l’évolution de cette problématique grâce au variationnisme. Le bon usage gère la notion de niveaux d’une manière normati-ve et idéologique en distinguant les usages « relevés » et « bas » (niveau intellectuel, niveau moyen et niveau populaire) ainsi que les différents registres (registre familier, voire très familier – vulgaire, registre soutenu, voire très soutenu – littéraire)42 . En revanche, vraisemblablement pour suivre la mode, la Grammaire méthodique du français (qui souligne qu’elle est descriptive et non prescriptive) évite la notion de niveau et préfère celle de registres. L’approche de M. Riegel et al. dans cette grammaire est même antagoniste : ils se méfient de la notion de niveau en disant que « le français standard coexiste avec d’autres variétés du français pour former un grand polysystème que structurent des constantes et des variables »43. Hormis les variétés régionales et techniques (qui dépassent la notion de registre), ils dis-tinguent des variétés :

– situationnelles : langue soignée, courante, familière, etc.– sociales : parler populaire, argots, etc., et sans doute aussi le français stan-

dard

41 Françoise GADEt, La variation sociale…, op. cit., p. 99.42 Maurice GREvISSE, Le bon usage, Paris-Gembloux, Duculot (12e éd. refondue par André GOOSE),

1986, pp. 18–20.43 M. RIEGEL et al., Grammaire méthodique…, op. cit., p. 10.

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– stylistiques : langue littéraire, administrative, philosophique, mais aussi poétique, archaïque, etc.44

On voit donc clairement que « populaire » est une notion socialement conno-tée, marquée, tandis que « familier » renvoie à la situation de communication. Leur vision de la variation stylistique reste néanmoins liée à la tradition littéraire.

Les manuels de linguistique générale modernes privilégient en grande majo-rité le terme de « registre » qui permet de décrire les pratiques linguistiques à pre-mière vue plus objectivement sans classer ou déclasser le locuteur. En réalité, une certaine hiérarchie est perceptible même dans cette notion ; par exemple, le manuel 100 fiches pour comprendre la linguistique énumère les registres : soutenu, moyen, populaire et vulgaire45, même si cette hiérarchie est privée de connotation sociale. On voit ici que la notion de « français populaire » se débarrasse peu à peu de sa connotation sociale traditionnelle en faveur de son rapprochement avec le français familier, voire relâché (cf. infra § 5.1). On voit également que la notion am-bivalente de standard tente d’être évitée dans la description des registres, même si, un peu plus loin, le même auteur revendique :

« Aujourd’hui, avec la reconnaissance de la diversité des usages de la langue, le sentiment de hiérarchie s’est estompé. La langue standard n’est plus une langue meilleure que les autres ; elle est un point de référence par rapport auquel l’usage de chacun peut être situé »46.

notre analyse succincte a eu pour but de montrer que l’acception de niveaux/registres autres que le standard (ou sur-standard : soutenu) n’est pas toujours unanime quel que soit l’étiquetage qu’on en fait.

En somme, les deux notions ont leur raisons d’être car elles sont plutôt com-plémentaires. Si l’on se débarrasse du point de vue normatif idéologique, et si l’on accepte le mot « social » dans son sens large en tant que « milieu socio-culturel », la notion de niveau devient quasiment identique à celle de registre. Dans un système de coordonnées, les niveaux se trouvent sur l’axe vertical tandis que les registres sont sur l’axe horizontal : niveaux (conditionnement socio-culturel) registres (conditionnement situationnel)

Comme le souligne Sophie Jollin-Bertocchi :

« l’usage courant de la langue mêle constamment niveaux et registres, complémentaires dans la pratique sociale. Ce qui classe ou déclasse un locuteur est moins l’emploi de tel ou tel terme, ou construction, que son adéquation ou non à la situation d’énonciation »47.

44 Ibid.45 Gilles SIOUFFI, Dan vAn RAEMDOnCk, 100 fiches…, op. cit., p. 98.46 Ibid, p. 99.47 Sophie JOLIn-BERtOCCHI, Les niveaux de langage, Paris, Hachette, 2003, p. 56.

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Cette adéquation est souvent liée à la notion de compétence linguistique, qu’on peut définir comme le potentiel non seulement intellectuel, mais aussi psycho-so-matique (état psychique et physique momentané), sans oublier l’expérience per-sonnelle et les autres facteurs para-linguistiques nécessaires à l’usage langagier adéquat.

Les styles face à la sociolinguistique variationniste

traditionnellement et en référence à la critique littéraire, le mot style est ré-servé au style d’un auteur particulier, c’est-à-dire à l’analyse de son idiolecte. Le style est en premier lieu associé à l’écrit, même si c’est paradoxalement Ch. Bally, avec sa conception stylistique très large, qui a donné naissance à l’étude de la sty-listique de la langue orale telle qu’elle est pratiquée en République tchèque ainsi que dans les linguistiques anglo-américaines.

Pourtant, le mot « style » employé pour l’expression orale prend son impor-tance dans le contexte sociolinguistique. Il s’agit, en effet, d’un emprunt à la so-ciolinguistique américaine, plus particulièrement à W. Labov (1972), qui propage l’idée de variation stylistique et de styles contextuels. Dans sa conception, le style est défini comme « le degré d’attention qu’un locuteur porte à sa propre production linguistique »48. À la différence de la conception tchèque où le style est compris comme « le choix conscient et l’organisation consciente des éléments langagiers lors de la genèse du discours »49, l’approche labovienne reste attachée à l’arrière-plan social alors que ce dernier a été éliminé de la stylistique tchèque car il est considéré comme subjectif et non généralisable (compte tenu des circonstances socio-poli-tiques égalitaristes). Or, le style contextuel repose sur l’idée tout à fait irréfutable que le style le plus ordinaire (le vernaculaire)50 de chaque locuteur peut varier selon le contexte situationnel.

La sociolinguistique française est plus que conservatrice. Sous l’influence la-bovienne, l’étude du « français ordinaire » a été effectuée par Françoise Gadet en 1989. Elle le définit ainsi :

« Ce n’est pas bien sûr le français soutenu, ni recherché, ni littéraire, ni puriste. Mais ce n’est pas non plus (pas seulement) le français oral ou parlé, puisqu’il peut s’écrire. Pas davantage le français populaire, ramené à un ensemble social. C’est davantage le français familier, ce-lui dont chacun est porteur dans son fonctionnement quotidien, dans le minimum de sur-veillance sociale : la langue de tous les jours »51.

48 W. LABOV, Sociolinguistic Patterns, op. cit., repris de Julie AUGER, « Styles conceptuels », p. 277, in : Marie-Louise MOREAU (éd.), Sociolinguistique, concepts de base, Paris, Mardaga, 1997.

49 Marie KRČMOVÁ, « Styl a stylistika », p. 9, in : ČECHOVÁ et al., Stylistika současné češtiny [Stylistique du tchèque contemporain], Praha, Institut sociálních vztahů, 1997.

50 Labov lui-même schématise la situation en proposant qu’au contexte ordinaire corresponde le style familier et, au contexte formel, le style soit surveillé, soit spontané (W. LABOV, Sociolinguistique, op. cit., p. 146).

51 Françoise GADEt, Le français ordinaire, Paris, Armand Colin, 1989, p. 1.

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Même si cette dénomination nous semble tout à fait cohérente (et compati-ble avec la dénomination identique très fréquente en linguistique tchèque běžná mluva, dont l’origine n’est en aucune façon labovienne), elle n’a pas eu d’échos retentissants dans la linguistique française. D’une part cela est dû à la synony-mie partielle avec le « français familier » (voir le tableau n° 2 supra), mais surtout à l’objectivation très difficile à mettre en place auprès de millions de locuteurs52. Or, le fait d’accepter l’égalité entre « français familier » – à la condition qu’il soit débarrassé de tout jugement social hiérachisant – et « français ordinaire », n’est-il pas un signe de réconciliation entre la vision française traditionnelle (étude des niveaux) et la vision américaine (études des vernaculaires) ?

Pourtant, il reste un niveau qui empêche cette simplification terminologique – et c’est celui (parfois ceux) qui se place(nt) en dessous du niveau familier (ou bien populaire dans la conception, citée supra, du manuel 100 fiches pour comprendre la linguistique). Le raisonnement autour de ce fait intéressant dépasse largement la notion de style, de niveau et de registre. On ne peut appeler ce niveau ni non-standard ni sub-standard car ces termes sont le plus souvent associés au niveau fa-milier. Il s’agit du/des niveau(x) nommé(s) le plus souvent populaire, très familier, voire argotique et vulgaire, si l’on résume ces dernières pages. Il est sûr que les ar-gotismes et les vulgarismes sont une catégorie qu’il faut dissocier du vernaculaire « ordinaire » ou du « familier », mais il nous semble que ce niveau (quelle qu’en soit sa dénomination) n’est pas structurel (c’est-à-dire qu’il ne couvre pas tous les plans linguistiques). Françoise Gadet remarque à cet égard que très peu de phénomènes peuvent être dits spécifiquement populaires (on répète à plusieurs reprises quelques traits syntaxiques et phonologiques)53 et la même situation res-surgit pour les argotismes et les vulgarismes qui semblent toucher uniquement le lexique. Pour cette raison, nous sommes d’avis que la division quadripartite n’est pas cohérente54.

Mais revenons à la problématique des styles laboviens appliqués en linguis-tique française. Si l’on a pu voir que la notion de style s’accorde bien avec la di-vision tripartite (si l’on ne tient pas compte du niveau inférieur !) des niveaux de langue et qu’elle peut en même temps être rapprochée des registres dans la mesure où il s’agit de la variation situationnelle, on pourrait croire que celle-ci est un hyperonyme englobant les deux notions. Or, la conception labovienne de la

52 Or, la linguistique tchèque analyse le parler ordinaire sur une localité limitée parce que la situa-tion diatopique est complexe. Les descriptions des parlers ordinaires dans le milieu urbain (běžná městská mluva) ont prouvé qu’il est difficile de cerner cette notion sans avoir un recours immédiat aux variables sociales.

53 Françoise GADEt, « Il y a style et style », Le français aujourd’hui, n°116, 1996, p. 27.54 Or, cette question ne doit pas être simplifiée : le français populaire tel qu’il était entre les deux

guerres ou dans sa forme actuelle associée à la langue des jeunes de banlieue d’aujourd’hui est bien évidemment tout à fait structurel, mais cette classification purement sociale se présente com-me le deuxième vernaculaire et ne peut être rapprochée, à notre avis, d’aucun registre ou niveau – les raisons d’être de ce vernaculaire étant tout à fait spécifiques, elles méritent d’être étudiées à part.

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notion de style permet, à notre avis, de projeter sur un troisième axe un vecteur représentant les jugements socio-situationnels de valeur.

jugements socio-situationnels (cf. imaginaire linguistique d’Anne-Marie Houdebine, §7.6)

niveaux réalité linguistique

registres

Dans son étude de la notion du style en linguistique française, Françoise Gadet se pose la question suivante : « quelle est la dimension de variation la première acquise par les enfants, et qui restera pour eux la plus saillante ? »55. Elle cite Berruto (1995) qui répond que, pour l’italien, il s’agit de la dimension diatopique et elle remarque qu’en français, la variation régionale ne joue pas un rôle aussi important.

Grâce à notre propre expérience, nous pouvons confirmer que ceci est éga-lement vrai pour le tchèque (nous avons vu tout à l’heure la diglossie d’ordre diatopique) : les enfants maîtrisent en premier la variation régionale et progressi-vement la variation diaphasique. Or, il nous semble que les Français restent trop ancrés dans leurs visions des niveaux avec une connotation sociale, ce qui empê-che de poser un regard plus objectif sur la langue spontanée ordinaire.

Ceci a été récemment dépassé par la sociolinguistique urbaine où des géné-ralisations et sociales et situationnelles ont été faites ; apparemment avec plus de succès qu’en République tchèque où jusqu’à maintenant, la variation sociale a été beaucoup moins prise en compte. Les linguistes tchèques se rendent compte que le parler ordinaire dans des villes (běžná městská mluva) est beaucoup plus complexe et difficile à décrire non seulement à cause du mélange des variantes régionales, mais également parce que les composantes sociales hiérarchisantes y sont plus prononcées. Pour cette raison, ils n’osent pas associer une étiquette renvoyant à une « couche sociale » avec un groupe d’enquêtés – est-ce une ca-rence qui empêche une généralisation nécessaire ou est-ce une prise de distance consciente qui permet de conserver une certaine objectivité ?

3. Synthèse et comparaison des approches tchèques et françaises

notre introduction comparative entre deux linguistiques – française et tchè-que – qui utilisent des concepts de stratification de la langue tout à fait divergents nous a permis d’analyser les points forts de chaque approche.

La stylistique française étant orientée vers le travail d’écriture, le champ du discours spontané a été abandonné pour une autre discipline – la sociolinguisti-que variationniste.

55 Françoise GADEt, « Il y a style et style », art. cit., p. 30.

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Le succès de la stylistique tchèque peut être comparé avec le succès de la sociolinguistique variationniste française car les deux ont l’avantage d’être des disciplines intermédiaires englobant les notions-clés de la linguistique générale : « norme » / norma (notion commune aux deux pays) et « variation » (notion plus fréquente en français)/ styl (notion plus fréquente en tchèque). La stylistique tchèque recouvre la variation sociale et stylistique de la conception française. Or, la variation sociale est beaucoup plus étudiée en linguistique française.

notre étude devra puiser dans les deux approches : il s’agira donc de faire un certain compromis entre la stylistique tchèque et la sociolinguistique française.

Comparons ces deux approches en fonction de leurs classements. La variation se manifeste à travers différentes variétés. On distingue traditionnellement la va-riation inter-locuteurs (selon l’usager) et la variation intra-locuteurs (selon l’usage dans différentes situations). Françoise Gadet résume la variation dans le tableau suivant :

Tableau n° 3 : Typologie de la variation

variation selon l’usager

temps changement diachronieespace géographique, régional,

local, spatialdiatopie

société, commu-nauté

social diastratie

variation selon l’usage

styles, niveaux, registres

situationnel, stylistique, fonctionnel

diaphasie

chenal oral/écrit diamésie

(Source : Françoise GADEt, La variation sociale…, op. cit., p. 15)

Ce tableau montre bien le prisme des variations possibles et les aspects qu’il faut prendre en compte lors d’une enquête. nous allons également avoir recours à un autre tableau cité par Gadet. Ce tableau, présenté ci-dessous, propose d’exa-miner le rapport entre oral et immédiat d’une part et entre écrit et distance d’autre part (repris par Gadet de koch & Oesterreicher, 2001, p. 586) :

Tableau n° 4 : Typologie des facteurs influençant la communication

Immédiat distancecommunication privée communication publiqueinterlocuteur intime interlocuteur inconnuémotionnalité forte émotionnalité faibleancrage actionnel et situationnel détachement actionnel et situationnelancrage référentiel dans la situation détachement référentiel de la situationco-présence spatio-temporelle séparation spatio-temporelle

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coopération communicative intense coopération communicative minimedialogue monologuecommunication spontanée communication préparéeliberté thématique fixation thématique

(Source : Françoise GADEt, La variation sociale…, op. cit., p. 36)

nous reprenons ce tableau ici dans l’objectif de l’appliquer ultérieurement pour mieux aborder notre méthodologie de travail. Mais dès maintenant, procé-dons à la comparaison de ces deux tableaux avec l’approche tchèque.

Dans la stylistique tchèque, les « styles » fonctionnels se constituent grâce à la coexistence de facteurs de style (slohotvorní činitelé) à la fois objectifs et subjectifs.

tandis que les facteurs subjectifs se rapportent au locuteur même et correspon-dent entièrement aux facteurs de la variation (tels que l’âge, le sexe, la CSP, etc.), les facteurs objectifs méritent notre intérêt dans l’objectif d’une comparaison avec la situation française décrite ci-dessus.

Les facteurs stylistiques puisent dans la théorie générale de la communication tout en mettant en évidence les différentes situations d’énonciation et les diffé-rents types de locuteurs.

Tableau n° 5 : Facteurs stylistiques objectifs

Facteur Sous-catégorisationfonction de communication but et intention du locuteurnature de la communication privée-publique, non officielle-offi-

ciellesituation/milieu de la communication proximité entre les communicants,

temps consacré à la communication, ambiance du milieu (p.ex. bruit)

caractère du destinateur prise de position consciente envers son interlocuteur (enfant, professeur, ami)

forme de communication écrite-orale (l’oral incorpore la gestua-lité et la prosodie ce qui est quasiment insaisissable par l’écrit)

degré de préparation de la communi-cation

discours préparé-spontané

choix du code choix conscient du registre de la lan-gue

choix du sujet-thème de la communica-tion

thème intéressant-non intéressant, li-bre-fixé

(inspiré par Eva MINÁŘOVÁ, « Objektivní slohotvorní činitelé », p. 51– 59, in: Marie ČECHOVÁ et al., Stylistika současné…, op. cit.)

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Si l’on compare ces facteurs avec les deux tableaux précédents, on voit claire-ment des chevauchements. Le tableau devrait englober les facteurs de la variation diaphasique, si l’on emprunte la terminologie française. Or, le choix du code n’est rien d’autre que la variation diastratique, même si les linguistes tchèques insistent sur le choix conscient d’un registre (niveau) de langue tandis qu’en France, les facteurs sociaux sont considérés comme plutôt inconscients, prédéterminés. Les linguistes tchèques laissent néanmoins de côté les facteurs régionaux et tempo-rels, car ils les considèrent comme l’apanage de la dialectologie et de la diachronie plutôt que de la stylistique.

Ainsi, dans la conception tchèque, la question de la variation diastratique tend à être évitée à cause des préjugés et des connotations sous-jacentes qui s’y rattachent. On a montré que, dans la linguistique française, le refus des niveaux au profit des registres constituait une certaine avancée dans ce sens, mais il faut noter que celle-ci est sans grandes conséquences – le mélange permanent entre le social et le situationnel ne permet pas de se débarrasser clairement d’une concep-tion au profit d’une autre. Ceci n’est pas une critique, mais plutôt la constatation de l’existence d’une profusion terminologique chaotique.

Quelle que soit la théorie linguistique de la langue nationale, la question des

normes préoccupe le grand public, ce qui se reflète clairement dans l’imaginaire linguistique des locuteurs de chaque langue. Même si la stratification de la langue française paraît plus simple à première vue, car il manque une réelle diglossie compte tenu de la disparition progressive des dialectes, elle se complexifie du point de vue social (des notions telles que français populaire ou langue des jeunes de banlieue méritent une attention linguistique approfondie). À première vue, la situation tchèque est homogène du point de vue social, mais cette situation sem-ble se diversifier depuis quelques années et c’est grâce au variationnisme qu’une étude de ce type peut se constituer.

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cHaPiTre 2 : PoSiTionneMenT deS recHercHeS arGoToloGiQueS danS leS linGuiSTiQueS GénéraleS eT aPPliQuéeS de deux PayS

L’argot est un produit sauvage qu’on ne met pas facilement en cage. Denise François-Geiger

Dans le chapitre précédent, nous avons rappelé quelles étaient les théories générales de la langue nationale en France et en République tchèque dans le but de nous positionner théoriquement par rapport aux études argotologiques, ce qui sera l’objet de ce chapitre.

Dans un premier temps, notre but est de passer en revue les approches dé-finitoires, l’évolution de cette discipline dans des conditions socio-politiques di-vergentes ainsi que de montrer quels sont les liens étroits de l’argotologie avec la sociolinguistique d’une part et avec la « stylistique tchèque » à base lexicologique d’autre part. Dans un deuxième temps, nous comparerons la situation de cette discipline intermédiaire dans les deux linguistiques en question.

Avant de parler d’argotologie, il est préférable de définir ce qu’est un argot. Or, comme nous le verrons par la suite, une seule définition n’est pas envisagea-ble étant donné la diversité des points de vue et l’évolution rapide de cette disci-pline moderne au cours de ces dernières décennies.

La notion d’argot semble être différente pour un linguiste disons généraliste et pour un argotologue aussi bien en République tchèque qu’en France. Les pre-miers se posent la question de leur existence réelle aujourd’hui tandis que les seconds se battent pour une redéfinition non-connotée de ce terme dans les ma-nuels.

En somme, ce n’est pas le nom qu’on donne à ce phénomène linguistique, mais c’est le phénomène lui-même et sa description objective qui devraient pré-dominer dans toute recherche en linguistique appliquée.

1. dialectologie sociale tchèque

Les études sur le « slang » et l’« argot » (voir les définitions ci-dessous) sont très développées dans le milieu tchèque. Elles s’inscrivent dans le cadre des re-cherches lexicologiques, mais elles sont souvent appliquées en stylistique, en so-ciolinguistique et dans les autres disciplines.

Cette discipline (que nous appellerons l’argotologie tout au long de ce tra-vail), qui a une tradition relativement longue, est le plus souvent appelée, dans le milieu tchèque, « dialectologie sociale » (sociální dialektologie) car le terme « dialecte social » a été utilisé depuis le début de ce type de recherches et il recouvre diffé-rents types de variétés.

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Un des « argotologues » tchèques les plus connus, J. Hubáček1, propose d’ap-peler cette discipline sociolectologie, étant donné que le terme de sociolecte s’impose de plus en plus dans les travaux actuels grâce à sa neutralité par rapport à la dif-férenciation souvent délicate entre les « slangs » et les « argots » et grâce à sa proxi-mité avec les autres –lectes (dialecte, idiolecte, etc.). Il est défini comme « le terme linguistique et sociologique désignant l’ensemble des particularités caractérisant le parler des groupes et couches sociaux spécifiques »2 ce qui permet au sociolecte d’être un hyperonyme et pour le slang et pour l’argot.

La linguistique tchèque tend à utiliser le terme de « slang », issu de l’anglais slang (dont étymologie est aussi obscure que celle d’argot : soit il s’agit de l’aphé-rèse apocopée s’language du type soldier’s language, student’s language, soit il s’agit d’un emprunt au norvégien où sleng signifie « lancer », dans une locution slengja kjeften « lancer par la gueule », dans le sens de « tailler » ou « railler »3). Dans son Komentovaný přehled výzkumu slangu, L. Klimeš recense 11 définitions du « slang » chez les linguistes tchèques4.

Pour résumer, le « slang », qui est un objet de recherche plus fréquent que l’« argot », peut être compris selon deux acceptions de ce terme– au sens large ou au sens strict. Au sens large, le « slang » inclut non seulement le lexique qui naît dans des groupes qui partagent les mêmes loisirs, mais également le lexique qui naît dans le cadre professionnel – et ceci est souvent désigné comme le « parler professionnel » (profesní mluva). Cependant, dans la conception française, ceci se rapproche plus des technolectes que de l’argot des métiers.

Au sens strict, le « slang » est compris comme un ensemble de spécificités lexi-cales dans des groupes liés par leurs loisirs, des groupes de gens qui ont des cen-tres d’intérêt communs (zájmový slang). Ceci est traduisible en français par argot des + épithète (le groupe étudié). Les termes « professionalisme » et « slanguisme » (profesionalismus a slangismus) se propagent petit à petit, même si la ligne de par-tage entre les deux n’est pas vraiment étanche, car on ne voit souvent pas claire-ment si un métier pour les uns n’est pas un loisir pour les autres (p.ex. musiciens, sportifs, pêcheurs).

La différence fonctionnelle entre les deux termes réside dans le but de la com-munication. tandis que le parler des groupes professionnels tend à s’exprimer de manière rapide, économique et univoque, la communication des groupes de gens qui ont des centres d’intérêt communs est chargée d’émotionnalité, d’expressi-vité, de jeux de mots, etc.

1 Jaroslav HUBÁČEK, « K základním pojmům tzv. sociální dialektologie » [À propos des notions de base de la « dialectologie sociale »], in: Zdeňka HLADKÁ, Petr KARLÍK (éd.) Čeština – univer-zália a specifika, 1, Brno, Masarykova univerzita, 1999, p. 101.

2 Jiří KRAUS (sous la direction de), Nový akademický slovník cizích slov [nouveau dictionnaire aca-démique des mots étrangers], Praha, Academia, 2006, p. 735. nous traduisons.

3 František KOPEČNÝ, « K původu termínů slang, argot, hantýrka a žargón » [À propos de l’éty-mologie des termes slang, argot, « hantýrka » et jargon], Naše řeč, 64, 1981, p. 77-78.

4 Lumír KLIMEŠ, Komentovaný přehled výzkumu slangu v Československu, v České republice a ve Slovenské republice v létech 1920-1996 [Bibliographie commentée des recherches sur l’argot en Tchécoslovaquie, en République tchèque et en Slovaquie, entre 1920-1996], Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 1997, pp. 4-6.

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J. Hubáček propose le terme d’interslang5 pour toutes les expressions qui dé-passent le cadre d’un seul type de « slang » (un parler professionnel ou parler d’un groupe de gens ayant des centres d’intérêt communs). Le fait de désigner une expression comme « interslanguisme » (interslangismus) dans un dictionnaire per-met d’éviter le marquage « slanguisme sans spécification » (prostě slangový výraz). Malgré le peu d’engouement pour ce terme chez d’autres linguistes tchèques, la notion d’interslang nous paraît tout à fait pertinente car quelques-uns de ses traits font qu’elle se rapproche de la notion d’argot commun. Hubáček s’interroge sur l’origine des mots, non sur leur fonctionnalité, il n’évoque pas la pénétration des mots argotiques vers le langage familier comme le fait Denise François-Geiger, mais la définition de son interslang peut très bien être élargie dans ce sens.

La tradition tchèque opère également avec le terme d’« argot ». Or, l’argot est défini en tant qu’un lexique spécifique des groupes sociaux dangereux et malfai-sants. À la différence du « slang », sa fonction primordiale est la fonction cryp-tique, le masquage du message contre les non-initiés. Ce trait d’argot est néan-moins souvent mis en cause, car par exemple le sociolecte des toxicomanes est considéré comme argotique grâce à sa « dangerosité » pour la société, mais il n’est que peu cryptique ; il se rapproche plutôt du parler professionnel par sa tendance à l’économie du discours et à l’univocité des dénominations.

En linguistique tchèque ainsi qu’en linguistique française, l’« argot » est tradi-tionnellement associé aux parlers des couches défavorisées d’antan, notamment aux parlers des voleurs et des mendiants. Or, à l’époque de la création de ce type d’argot, le vol était considéré comme une sorte de profession, comme le souligne Marie Krčmová6, et de ce point de vue, il s’agirait plutôt d’une sorte de parler d’une profession spécifique (profesionální slang).

Sa crypticité peut également être remise en cause : il existe beaucoup de jar-gons professionnels qui sont peu compréhensibles pour un public non-initié. Sous le communisme, la plupart des argots traditionnels ont perdu leur « raison d’être » officielle, car le communisme ignorait l’existence des couches sociales et celles qui étaient défavorisées étaient négligées de manière ostentatoire depuis relativement longtemps (voir la 2e et la 3e période infra).

En revanche, les linguistes s’accordent sur le fait que certains « slangs » se rapprochent de l’« argot ». C’est notamment le cas de l’argot des jeunes (slang mládeže), car les jeunes ne se soucient guère d’être compris hors de leur réseau de communication et la fonction cryptique peut donc être facilement déchiffrable.

La linguistique tchèque a travaillé également avec les termes žargon « jargon »

et hantýrka (issu de l’allemand hantieren « exercer une profession » qui a glissé

5 Jaroslav HUBÁČEK, Malý slovník českých slangů [Petit dictionnaire des argots tchèques], Ostrava, Profil, 1988, p. 28.

6 Marie KRČMOVÁ, « Argot jako prostředek umělecké stylizace » [Argot com-me moyen de la stylisation artistique], in: Sborník přednášek z III. konference o slangu a argotu v Plzni 24.-27. ledna 1984, Plzeň,Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 1987, p. 116.

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sémantiquement en tchèque vers le verbe hantýrovat « manier », par extension « manier, parler argot »7), mais ces termes sont aujourd’hui en recul à cause de leurs connotations légèrement péjoratives. Étant donné que le terme « jargon » est devenu un synonyme de « slang » (il est défini comme « le parler d’un groupe so-cial particulier ou d’un groupe de travail »8), il a été abandonné par la dialectologie sociale moderne. Le terme « hantýrka », bien qu’abandonné également, a une si-gnification plus large : soit il est compris comme un synonyme de jargon (expres-sions des parlers professionnels, pas tout à fait compréhensible), soit comme un synonyme d’argot (parlers des couches sociales marginales). Or, la dérivation de ce terme a abouti au mot hantec qui est un parler argotique typique de la ville de Brno (voir infra §4.1).

Dans sa Stylistique, J. Mistrík9 range également parmi le « lexique non-litté-ral/non-standard » (nespisovná lexika) les « familiarismes », mots familiers, à côté des dialectalismes, du slang et de l’argot. Cette approche est plutôt rare en lin-guistique tchécoslovaque (qui préfère prudemment parler de kolokvialismus, mot difficilement traduisible en français, qui provient de l’anglais colloquiallism), mais il permet de rapprocher les mots tabous, les vulgarismes et les autres expressions qui ont probablement une origine argotique et qui sont passés dans l’argot com-mun grâce à leur mise en relation avec les argotismes proprement dits.

Aperçu de l’histoire des recherches argotologiques en République tchèque

Le lexique incompréhensible pour les non-initiés, celui qui frappe à la premiè-re écoute, a toujours et en tous lieux attiré l’attention des amoureux de la langue nationale. Or, les recherches dans ce domaine semblent avoir un peu ralenti dans la deuxième moitié du 19e siècle du fait de la situation liée à la Renaissance na-tionale. En effet, les chercheurs sur le terrain (des dialectologues surtout) ne vou-laient pas montrer la « bassesse déviante » de la langue, mais surtout sa richesse lexicale « dans le bon sens ». Le fait que l’argot et les « slangs » étaient truffés de germanismes a également joué un rôle négatif. Ce sont donc des non-linguistes passionnés qui ont décrit le terrain dans les grandes villes, telles que Prague et Brno.

À cette époque, l’argot a été considéré comme le parler des groupes sociaux défavorisés, en marge de la société, notamment le parler des voleurs, des men-diants, des prostituées, et d’autres « individus dangereux » pour la société urbai-ne, mais qui peut être repris par les étudiants et par d’autres personnes opposées à la convention sociale. Il empruntait beaucoup au yiddish, au tzigane et surtout à l’argot allemand appelé Rotwelsch.

7 František KOPEČNÝ, « K původu termínů ... », art. cit., p. 78.8 Jiří KRAUS (sous la direction de), Nový akademický slovník..., op. cit., p. 870. nous traduisons. 9 Jozef MIStRík, Štylistika [La stylistique], Bratislava, SPn, 1985, p. 98-100.

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Premières observations sur l’argot tchèque

De petits dictionnaires sont apparus au 18e siècle – notamment la publication de Puchmajer : Románi čib, Prague, de 1821, qui recense environ 440 termes de l’ar-got des marchands forains – ou bien les petits dictionnaires de Juda (1902) et de Hájek (1902). Des vocabulaires des voleurs sont publiés à partir du début du 20e siècle, le premier auquel les linguistes ont accordé de l’importance étant le Slovník české hantýrky (tajné řeči zlodějské) (« Dictionnaire de l’argot tchèque (langage secret des voleurs) ») de F. Bredler qui date de 191410. Bredler a relevé environ mille entrées dans les anciens « livres noirs » de la fin du 16e siècle où, soumis à un inter-rogatoire, les voleurs ont dénoncé des expressions particulières lors de la torture, et a complété sa liste par des sources argotiques plus.

Les auteurs se copiaient les uns les autres, mais chacun apportait de nouvelles sources : p.ex. le travail de E. Rippl de 1926 écrit en allemand (Zum Wortschatz des tschechischen Rotwelsch11) s’inspire de Bredl, mais apporte au total 3000 expressions de l’argot pragois des Pepíci (« Jojos »12 pragois, les Pepíci peuvent être comparés aux Apaches parisiens) du début du siècle. Le travail tout à fait indépendant de O. Nováček Brněnská plotna (« Plotna » de Brno ; plotna étant le nom commun pour dé-signer une couche sociale brnoise comparable également aux Apaches parisiens) de 192913 est une étude à la fois linguistique et sociologique de la vie quotidienne des membres du plotna qui empruntaient énormément à l’allemand (plus de 70% du lexique recensé). tous ces travaux emploient encore fréquemment le terme hantýrka, aujourd’hui en déclin dans les travaux de la linguistique.

Mais c’est le livre Argot a slangy de F. Oberpfalcer, de 193414 qui marque le vrai début des recherches argotologiques dignes de ce nom en ex-tchécoslova-quie, une description des « argots » et des « slangs » de l’époque. Il définit l’« ar-got » comme le parler spécifique des malfaiteurs (voleurs et professions proches), le « slang » étant, selon lui, le parler spécifique de tous les autres groupes. Le « slang » repose alors sur « une différenciation sociale de la langue couramment parlée »15. Il n’y a pas de différence fonctionnelle entre le « slang » et l’« argot », la seule différence est sociologique. Cette approche a persisté pendant très long-temps dans la conscience linguistique de l’étude du « slang » et de l’« argot » en République tchèque (voir ci-dessous). Oberpfalcer parle des « langages des états / des volées » (stavovské jazyky) ce qui a été complètement abandonné sous le com-munisme qui niait l’existence de couches sociales.

10 František BREDLER, Slovník české hantýrky (tajné řeči zlodějské) [Dictionnaire de l’argot tchèque (du langage secret des voleurs)], Železný Brod, Ferd. Krompe, 1914.

11 Eugen RIPPL, Zum Wortschatz des tschechischen Rotwelsch [À propos du vocabulaire de l’argot tchèque], Reichenberg, Gebr. Stiepel, 1926.

12 Les Pepíci est un pluriel du diminutif familier du prénom Josef, très fréquent jadis. 13 Otakar NOVÁČEK, Brněnská plotna [« Plotna » de Brno] , Brno, Nákladem O. Nováčka, Edice On,

sv. 1, 1929.14 František OBERPFALCER, « Argot a slangy » [Argot et jargons], in: Československá vlastivěda,

Jazyk, III, Praha, Sfinx Bohumil Janda, 1934, pp. 311 – 375.15 Ibid, p. 312. nous traduisons.

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Il faut mentionner également le travail rédigé en allemand Das tschechische Rotwelsch. Entstehung und Schichten de k. treimer qui date de 1937. Il est intéres-sant du point de vue bibliographique, car il résume les travaux sur l’argot entre le 19e et le début du 20e siècle. treimer distingue l’argot des couches sociales et l’argot des couches ethniques. Parmi l’argot des couches sociales, il répertorie le parler des étudiants qui cherchent également à ne pas être compris par les non initiés, ce qui est, selon lui, le trait le plus saillant de l’argot16.

Ces travaux ont eu une grande importance pour la stabilisation de la termino-logie de la dialectologie sociale tchèque. Outre quelques articles dans les revues linguistiques, notamment deux articles de P. trost17, on peut considérer cette épo-que comme une première période bien limitée, puisque la deuxième guerre mondia-le et l’arrivée des communistes au pouvoir ont sensiblement influencé l’évolution ultérieure, marquée par la prédominance de l’étude des « slangs » au détriment de l’étude de l’« argot ». Or, tous les travaux de cette époque s’accordent sur le fait que la fonction de l’argot la plus importante est la fonction cryptique. L’argot sert aux couches basses de la société comme un moyen de révolte contre les couches supérieures.

Argot et communisme égalitariste

Paradoxalement, une telle vision de l’argot ne s’intégrait pas dans « la lutte des classes » marxistes, car les « ouvriers » voulaient se débarrasser à tout prix de l’adjectif « bas » (et de l’imaginaire social « bassesse de la société »). On entre alors dans la deuxième période – allant de la fin de la guerre à la fin des années 1960 – où le terme « argot » était réservé uniquement aux couches sociales « dangereuses » pour la société égalitariste. Durant cette période très opposée à toute déviance de la norme linguistique standard, on ne voit paraître que peu d’articles sur l’inser-tion des argotismes et « slanguismes » dans la littérature. En comparant la situa-tion des études argotologiques en ex-tchécoslovaquie avec celle de la Hongrie, qui a, elle aussi, connu le communisme, on peut constater avec D. Szabó, qu’après la mise en place du rideau de fer, les argots ont été marginalisés :

« Cela s’explique [...] par la (fausse) pudeur caractéristique du régime communiste et, [...], par l’idéologie communiste qui visait la création d’une société sans classes et semblait confondre la cause avec l’effet, en considérant l’argot, manifestation de l’existence de différences, voire de barrières sociales, comme une des causes de ces différences qu’il reflétait »18.

Or, à l’exception des années 1950, la situation en ex-tchécoslovaquie ne sem-ble pas être aussi puriste et prescriptiviste qu’en Hongrie grâce aux théories du Cercle linguistique de Prague (voir supra §1.1). À partir des années 1960, à cause

16 cité par Alena JAKLOVÁ, « Argot na začátku století a dnes » [L’argot au début du siècle et au-jourd’hui], in: Sborník přednášek z VI. konference o slangu a argotu v Plzni 15.-16. září 1998, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 1998, p. 115.

17 Pavel TROST, « O pražském argotizování » [De l’argotisation pragoise], Slovo a slovesnost, 1, 1935, pp. 106-108 et Pavel tROSt, « Argot a slang », Slovo a slovesnost, 1,1935, pp. 240- 242.

18 Dávid SZABÓ, L’argot commun des étudiants budapestois, thèse sous la direction de Jean-Pierre Goudaillier, Paris, Université René Descartes, 2 vol., 2002, p. 78.

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de l’assouplissement du régime politique (qui devait finir mal avec la débâcle du Printemps de Prague et l’invasion militaire en 1968), l’intérêt des linguistes pour l’argot augmente : nous en avons la preuve dans le nombre élevé des mémoires de maîtrise à l’université de Brno qui portent sur la variante argotique brnoise, le hantec.

Argotologie de Pilsen à l’époque de la « normalisation »

L’époque de la « normalisation » (désignant euphémiquement la « norma-lisation des relations avec l’U.R.S.S. », mais au fait, il s’agissait d’un retour aux méthodes stalinistes pour gouverner le pays qui voulait un socialisme « à visage humain ») dure jusqu’en 1989 et peut être désignée comme la troisième période des recherches. Même si les années 1970 ont été synonymes d’une rigueur idéologi-que due à la dictature soviétique, ces années ne peuvent pas être considérées com-me puristes en ce qui concerne les études argotologiques. Bien au contraire, les linguistes se posent la question de la stabilisation terminologique et du contenu définitoire des termes « slang », « argot », voire de celui de « parler professionnel ». Une date significative pour le début de la recherche systématique dans ce domai-ne est, sans doute, l’année 1977 où L. Klimeš organise la première des Conférences sur le « slang » et sur l’« argot » à Plzeň (Pilsen) qui, par la suite, a réunit, tous les trois ou quatre ans, les chercheurs de cette spécialisation et pas seulement des tchécoslovaques. Or, l’organisation de ce type de conférence n’allait pas de soi et la toute première avait un statut à demi légal. Dans la préface des Actes de la 7e conférence de 2003, L. Klimeš rappelle les coulisses politiques qui ont précédé l’or-ganisation de la première des conférences de Pilsen : en 1977 fut publié un docu-ment anti-communiste connu sous le nom de Charta 77 (« Charte de 1977 »), signé par les intellectuels tchécoslovaques en opposition avec le régime. À la suite de cet événement, l’organisation de la conférence fut retardée, car le doyen de la faculté craignait qu’il y ait des « chartistes » parmi les argotologues. Heureusement, les conférences purent finalement avoir lieu et leurs Actes sont désormais la source la plus importante pour toute recherche dans le domaine.

Au-delà de ces initiatives officielles, il existe des travaux samizdat ou publiés à l’étranger par des auteurs interdits par le régime communiste (à cause de leurs idées pro-capitalistes). Il s’agit notamment du travail sur l’argot des prisonniers de J. Suk19 et du premier dictionnaire du « tchèque non-conventionnel » tiré de la littérature contemporaine de P. Ouředník20. Jusqu’à l’été 2006, ce dictionnaire a été le seul dictionnaire d’argot commun d’une ampleur significative. Tout ré-cemment, un dictionnaire du tchèque non standard a été publié par un collectif

19 Édition samizdat de 1973, publié officiellement en 1993 sous le titre Jaroslav SUK, Několik slango-vých slovníků [Quelques dictionnaires des argots], Praha, Inverze, 1993. Ce livre contient égale-ment l’argot des chartistes, l’argot militaire, etc.

20 Première édition à Paris 1988, publié officiellement en 1992 (Patrik OUŘEDNÍK, Šmírbuch jazyka českého. Slovník nekonvenční češtiny [Filoche-book de la langue tchèque. Dictionnaire du tchèque non-conventionnel], Praha, Nakladatelství Ivo Železný, 1992). La 3e édition est parue en 2005, éd. Paseka.

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d’auteurs sous la direction de J. Hugo (Slovník nespisovné češtiny). Il comporte en-viron 12 000 entrées21 et, suite à son énorme succès, il a été réédité l’année même (automne 2006) et augmenté afin d’aboutir à environ 14 000 entrées, collectées par le biais d’une enquête sur le serveur www.slangy.cz où le public peut, autant qu’il le souhaite, ajouter des commentaires sur les lexèmes absents du dictionnaire.

nous avons déjà remarqué que l’époque communiste avait privilégié l’étude du « slang » au détriment de l’étude de l’« argot ». Le « slang » étant associé avec les parlers des groupes de gens liés par le travail ou par des intérêts communs (passe-temps communs), on voit que le terme d’argot est petit à petit abandonné, même si l’on évoque le parler des prisonniers et d’autres groupes « dangereux » pour la société et qu’on utilise la dénomination « slang » des prisonniers, etc.. Les linguistes se rendent compte de cette évolution et de la baisse de l’intérêt pour l’étude de l’« argot ». En 1969, J. Chloupek remarque qu’« aujourd’hui, l’argot s’est conservé et les conditions pour son existence dans le futur sont dépassées »22 ; en 1973, v. Křístek observe que « l’ignorance de son évolution récente consitue un grand obstacle pour de nouvelles recherches en argot tchèque, resp. slovaque »23. Dans ses Résultats de la 2e conférence de Plzeň, L. Klimeš explique ceci par :

« a) les difficultés que connaissent les chercheurs pour pénétrer dans ce type de groupes marginaux, b) le temps trop long qui s’est écoulé depuis la publication du travail fondateur d’Oberpfalcer, c) l’opacité étymologique et d) l’infériorité sociale (mais non linguistique !) de ce type de recherche »24.

En somme, l’absence de grands dictionnaires d’argot paraissant régulière-ment (comme on en connaît en France – Larousse de l’argot) et quelques 30 ans de tabouisation ont donné lieu à une situation peu commune : une profusion de descriptions des parlers de groupes, tous genres confondus, regroupées sous la dénomination de « slang » d’un côté et l’absence quasi-totale de recherches sous l’étiquette « argot » de l’autre côté. telle était la situation en 1989.

Recherches post-communistes

La quatrième période commence avec la chute du communisme en 1989. Cette époque est caractérisée par un lien rapidement établi entre la dialectologie so-ciale et la sociolinguistique, qui est arrivée en République tchèque grâce à la va-gue d’intérêt pour les études américaines. L’opposition entre « slang » et « argot » ébauchée ci-dessus commence à se neutraliser grâce à l’arrivée du terme « socio-

21 Jan HUGO et al., Slovník nespisovné češtiny [Dictionnaire du tchèque non-standard], Praha, Maxdorf, 2006.

22 Jan CHLOUPEK, « O sociální a územní rozrůzněnosti češtiny » [Des variétés sociales et régionales du tchèque], Naše řeč, 52, 1969, p. 150. nous traduisons.

23 Václav KŘÍSTEK, « Poznámky k problematice argotu a slangů » [Notes à propos de la probléma-tique des argots et des jargons], Slovo a slovesnost, 34, 1973, p. 99. nous traduisons.

24 Lumír KLIMEŠ, « Výsledky konference » [Résultats de la conférence], in : Sborník přednášek z II. konference o slangu a argotu v Plzni 23.-26. září 1980, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 1982, p. 169. nous traduisons.

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lecte ». Alena Jaklová25 propose une alternative à cette neutralisation afin que le terme « argot » en linguistique tchèque ne soit pas totalement abandonné. Ainsi, elle incite les autres linguistes à rediscuter la définition de l’argot et insiste sur deux points :

associer le terme « argot » et les a) argots historiques uniquement s’ils cor-respondent dans leur description à la définition de l’argot du début du siècle et pour tout autre parler utiliser le terme « slang »continuer de travailler avec le terme « argot » dans la description des par-b) lers de certains groupes contemporains, mais redéfinir ces groupes sociaux. Or, cette approche supposerait une discussion sur le caractère cryptique en tant que fonction primordiale de l’argot.

L’article de Jaklová nous paraît d’une grande importance car il résume les difficultés terminologiques qui sont également présentes dans le milieu français comme nous le verrons par la suite. Il offre une comparaison intéressante avec l’approche de Denise Françoise-Geiger et sa distinction entre Argot et argots (voir infra § 2.3).

Pendant cette dernière période des recherches argotologiques en République tchèque, trois conférences ont eu lieu à Pilsen (1995, 1998, 200326), mais l’intérêt pour ce type de recherche n’a cessé d’augmenter sous l’angle de nouvelles condi-tions socio-politiques (notamment la tabouisation des recherches sous le commu-nisme, p.ex. sur l’argot des toxicomanes, des prisonniers, etc.). Signalons égale-ment la réédition du « Grand dictionnaire des gros mots » (Velký slovník sprostých slov) de 1999 de k.J. Obrátil (publié de 1932 à 1939, mais oublié pendant la guerre et interdit sous le communisme)27 qui recense beaucoup de mots argotiques iné-dits et qui est surtout intéressant grâce à l’épilogue écrit par J. Hýsek28 qui établit un lien entre la recherche sur les vulgarismes et celle sur les argotismes.

En somme, les recherches linguistiques dans ce domaine sont très avancées en République tchèque, mais il nous manque toujours un grand dictionnaire qui regrouperait des datations et des étymologies argotiques tel que le Larousse fran-çais (Dictionnaire de l’argot29).

Liens entre l’argotologie et les linguistiques appliquées

L’argotologie (ou la « dialectologie sociale ») s’inscrit traditionnellement dans le cadre des recherches lexicologiques. Dans la stratification de la langue natio-

25 Alena JAKLOVÁ, « Budeme argot nově definovat? » [Va-t-on redéfinir l’argot?], Slovo a slovesnost, 60, 1999, p. 299.

26 Et la quatrième conférence de l’époque post-communiste vient d’avoir lieu à Pilsen en février 2008.

27 karel Jaroslav OBRátIL, Velký slovník sprostých slov [Grand dictionnaire des gros mots], Praha, Lege Artis, 1999 (1ère éd. en 1932).

28 Jan HÝSEK, « Doslov » [Épilogue], in: k.J. OBRátIL, Velký slovník sprostých slov, op. cit., pp. 303-310.

29 Jean-Paul COLIn, Jean-Pierre MÉvEL et Christian LECLÈRE, Dictionnaire de l’argot, Paris, Larousse, 1992 (1ère éd. en 1990).

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nale (voir supra §1.1), l’objet de sa recherche (à savoir la division bi/tri partite en argot – slang – voire parlers professionnels qui sont définis socialement) n’est pas structurel, c’est-à-dire qu’il ne touche pas tous les plans de la langue, mais uni-quement le lexique. Du point de vue académique, la problématique argotique a été traitée dans la linguistique tchécoslovaque, puis tchèque, à partir des années 1920, « autour du pôle de l’anomalie lexicale », comme l’observe P. Odaloš30. Il estime que :

« L’approche par les anomalies plutôt que par les analogies est apparue comme pertinente dans le contexte de la dichotomie littéral/standard vs non-littéral/non-standard où les socio-lectes ont été longtemps considérés comme facteurs de la désintégration linguistique »31.

Or, la fonctionnalité des argotismes est plutôt étudiée par la stylistique fonc-tionnelle. En étudiant le « style conversationnel » (hovorový styl), la stylistique se pose la question de la pénétration des argotismes dans le lexique courant et des fonctions des argotismes, telles que l’expressivité et autres. Si l’on se limite tra-ditionnellement à la stylistique littéraire, elle aussi travaille sur la question des argotismes dans l’étude de la « stylisation » du texte grâce aux emprunts argotiques d’un milieu particulier.

Les recherches argotologiques ne restent donc pas uniquement l’apanage de la dialectologie sociale (purement lexicale), ce qui permet de les ancrer au niveau de la terminologie, mais elles sont dispersées entre la sociolinguistique, la stylisti-que, la pragmatique et les autres disciplines.

2. Acceptions du terme argot dans la linguistique française

Pour les francophones, le mot argot évoque avant tout l’argot parisien de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, celui de Jehan Rictus et Aristide Bruant, comme le rappelle Denise François-Geiger32 : « On dit aussi, non sans une nostalgie quelque peu passéiste, que cet argot se meurt, ce qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai car, en matière de langage, il n’y a pas de mort mais une incessante évolution ».

Le terme d’argot semble être très fallacieux en linguistique française étant donné sa classification souvent divergente d’un dictionnaire à l’autre. Le plus souvent, les dictionnaires de linguistique considèrent l’argot comme une sous-catégorie du jargon. Cette sous-catégorie est de caractère social (avec une conno-tation « asociale ») et concerne une couche marginale de la société.

30 Pavel ODALOŠ, « Slang a argot v 20. a 21. storočí » [Le slang et l‘argot en 20e et 21e siècle], in: Sborník přednášek z VII. konference o slangu a argotu v Plzni 24.-25. září 2003, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 2005, p. 6. Nous traduisons.

31 Ibid. nous traduisons.32 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, « Introduction », in : J.-P. COLIn et al., Dictionnaire de l’argot, op. cit.,

Paris, Larousse, 1992 (1ère éd. en 1990), p. XI.

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Le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage de O. Ducrot et J.-M. Schaeffer range l’étude du jargon et de l’argot sous l’étiquette de géolinguis-tique à côté de l’étude des dialectes33.

Le jargon y est défini comme « les modifications qu’un groupe socio-profession-nel apporte à la langue nationale (surtout au lexique et à la prononciation) »34. Cette approche met en évidence non seulement le lexique, mais aussi l’accentuation spécifique, ce qui est plutôt rare dans d’autres travaux. Cette définition souligne la fonction cryptique et identitaire du jargon :

« À la différence du dialecte, il est donc vu comme un écart volontaire à partir du parler d’une collectivité plus large. Dans cet écart, il n’est pas toujours possible de distinguer ce qui tient à la nature particulière des choses dites, à une volonté de ne pas être compris, au désir du groupe de marquer son originalité »35.

Or, le manuel 100 fiches pour comprendre la linguistique de G. Siouffi et D. Van Raemdonck rappelle que le jargon revendique plutôt la fonction simplement communicationnelle et non la fonction cryptique :

« Le jargon est l’usage qu’un groupe socioprofessionnel fait de la langue, en y apportant des modifications essentiellement d’ordre lexical. [...] Le but est de se faire comprendre de ses collègues de spécialité, sans qu’il soit forcément question de dissimulation ou de secret »36.

Quelle que soit sa définition scientifique, le jargon au sens le plus courant renvoie aux parlers propres « à une profession, une activité, difficilement compré-hensible pour le profane »37.

toutefois, la distinction entre le jargon et le technolecte (« on désigne ainsi le langage particulier à un métier ou à un milieu professionnel »38) ne semble pas être clairement définie et beaucoup de traits de ces deux termes se chevauchent, notamment ce qui concerne l’économie linguistique. Cependant son statut est souvent ridiculisé, comme le souligne le Dictionnaire de l’argot de J.-P. Colin, J.-P. Mével et Ch. Leclère, qui affirme qu’il y a un certain sens du mot « qui glisse souvent vers la péjoration » 39. Sous cette acception, le mot jargon « renvoie à tout code professionnel, technique ou culturel qui crée un mode d’expression considéré comme marginal par l’ensemble de la communauté parlante »40.

Cette sorte de condescendance envers le jargon et encore plus envers l’ar-got peut être souvent entendue dans la bouche des classes supérieures. Denise François nous dit à ce propos:

33 Oswald DUCROt, Jean-Marie SCHAEFFER et al., Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995 (1ère éd. en 1972), pp. 115-117.

34 Ibid.35 Ibid, p. 117.36 Gilles SIOUFFI, Dan vAn RAEMDOnCk, 100 fiches..., op. cit., p. 35.37 Le CD-ROM du Petit Robert, Version électronique du Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique

et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires le Robert, vUEF version 2.0, 2001.38 Gilles SIOUFFI, Dan vAn RAEMDOnCk, 100 fiches..., op. cit., p. 37.39 J.-P. COLIn et al., Dictionnaire de l’argot, op. cit., p. 344.40 Ibid.

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« On a des complaisances pour le parler « relâché » de l’intelligentsia, pour les « mal embou-chés » de l’élite – complaisances auxquelles des écrivains comme Céline, Queneau, Albertine Sarrazin...ont su donner une résonance littéraire – qu’on n’a pas pour les mêmes emplois linguistiques d’un manutentionnaire »41.

Les connotations sociales envers le lexique substandard sont un phénomène paradoxal et sont notamment remarquables dans une étude comparative, compte tenu de l’approche égalitariste tchèque.

M. Pergnier remarque également ce paradoxe de polyvalence des argots français:

« Étant toujours en interférence, les sociolectes déterminent les niveaux de langue : un mot argot utilisé par un voyou des faubourgs pourra être considéré comme indice d’un socio-lecte particulier ; le même mot utilisé par un membre de la bourgeoisie n’est plus un indice sociolectal caractérisant le parler de cet individu ; c’est seulement un « niveau de langue », c’est-à-dire la manifestation d’un registre stylistique particulier »42.

Or, le but des linguistes devrait être, au contraire, d’éviter toute connotation sociale négative dans leurs descriptions.

Béatrice turpin distingue le jargon et l’argot de la façon suivante : pour elle, le jargon est le « parler propre à une profession, visant à faciliter la communication, à la rendre efficace. Le jargon est aussi un langage de connivence ». Quant à l’argot, elle le définit comme le « parler propre à un groupe social, visant à exclure un tiers de la com-munication, et aussi parfois du genre humain. Langage de connivence, mais un acte de communication sciemment limité »43.

Cette définition s’accorde avec la plupart des définitions modernes d’argot. Citons par exemple la définition de l’argot du Dictionnaire de linguistique qui défi-nit l’argot comme :

« un dialecte social réduit au lexique, de caractère parasite (dans la mesure où il ne fait que doubler, avec des valeurs affectives différentes, un vocabulaire existant), employé dans une couche déterminée de la société qui se veut en opposition avec les autres ; il a pour but de n’être compris que des initiés ou de marquer l’appartenance à un certain groupe »44.

L’argot s’est donc débarrassé de l’étiquette « langage des malfaiteurs » au pro-fit de l’étiquette « groupe fermé qui veut se distinguer du reste de la société ». Le jargon et l’argot ont pour points communs la volonté de connivence et la ferme-ture du réseau de communication envers les tierces personnes.

La frontière entre le jargon et l’argot reste floue, à tel point que M. Sourdot propose le terme « jargot »45, accepté au départ comme un moyen de couvrir les emplois ambigus (comme p.ex. « le psy jargotique (et à la mode) correspond à « psycho-

41 Denise FRAnÇOIS, « Sur la variété des usages... », art. cit., p. 66.42 Maurice PERGnIER, Les fondements sociolinguistiques de la traduction, Lille, Presses universitaires

de Lille, 1993 (1e éd. en 1978), p. 204.43 Béatrice TURPIN, « Le jargon, figure du multiple », in : Argots et argotologie. La Linguistique, vol. 38,

fasc. I, 2002, p. 53.44 Jean DUBOIS et al., Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 2001 (1ère éd. en 1973), p. 48.45 Marc SOURDOt, « Argot, jargon, jargot », in: Parlures argotiques. Langue française, n°90, 1991, pp.

13-27.

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logue », « psychiatre », « psychanalyste », sans faire les distinctions qui se veulent rigou-reuses de la langue de spécialité, que n’ignore pas nécessairement l’usage courant »46).

On voit donc également apparaître la désignation de dialecte social pour ces types de parlers et, à partir de ce concept, on passe facilement au terme de so-ciolecte. Le sociolecte se définit le plus souvent comme l’ensemble des différen-ces significatives du parler d’une communauté par rapport à l’usage commun. À la différence de l’acception tchèque du terme qui ne considère que les traits lexicaux d’un sociolecte (qui est un hyperonyme pour le slang et pour l’argot), la sociolinguistique française identifie comme traits sociolectaux « tant des faits phoniques, prosodiques, morphologiques, lexicaux ou syntaxiques ». Claudine Bavoux ajoute à propos des assonances du terme « sociolecte » que « la réalité du sociolecte est [...] surtout perçue à travers ce qu’on dénomme communément l’« accent » (populaire, bourgeois, banlieusard, paysan, aristocratique, etc.) »47.

Le sociolecte est compris comme une variété linguistique dans son ensemble et non seulement comme un répertoire de traits, dans une conception plus large. Réduit au lexique, l’argot est la composante la plus saillante de beaucoup de so-ciolectes (notamment du sociolecte des jeunes de banlieues à l’époque actuelle).

De l’argot secret à l’argot commun – évolution de l’argotologie française

Le lexique argotique attire l’intérêt du public depuis longtemps, comme le prouve le nombre important de dictionnaires et de « pseudo-dictionnaires » pu-bliés, mais aussi le nombre de critiques sur la vulgarité, l’obscénité et l’ironisation des tabous dans la production argotique. Or, son statut scientifique n’a pas tou-jours été aussi clair. M. Sourdot explique à ce propos :

« Longtemps l’étude de l’argot est restée l’apanage d’amateurs éclairés, de philologues éru-dits et de chroniqueurs mondains. Si l’on excepte les travaux d’A. Dauzat, il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que cette étude devienne proprement descriptive, abandonnant les a priori et les commentaires puristes de ses devanciers »48.

Les travaux d’A. Dauzat et de P. Guiraud, suivis par les approches plus so-ciolinguistiques de Denise François-Geiger et de L.-J. Calvet nous servent dans ce travail comme des sources d’informations sur le passage chronologique de ce qu’on appelle l’argot traditionnel ou vieil argot vers la forme contemporaine, étudiée essentiellement du point de vue des banlieues des grandes villes françaises49.

46 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, « Introduction », art. cit., p. XIv.47 Claudine BAvOUX: « Sociolecte », p. 265, in : Marie-Louise MOREAU (éd.), Sociolinguistique, op.

cit..48 Marc SOURDOt, « L’argotologie: Entre forme et fonction », in: Argots et argotologie. La Linguistique,

vol. 38, fasc. 1, 2002, p. 25.49 Conformément à la siglaison proposée par notre directeur de recherche français (Jean-Pierre

GOUDAILLIER, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 43.), nous distinguerons les deux époques: v.a. représente désor-mais le vieil argot (terme que nous préférons à celui d’« argots traditionnels »), les initiales FCC vont remplacer le terme « français contemporain des cités ».

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Argot historique

L’origine du mot « argot » date du XIIIe siècle ; on appelait ainsi les gueux et mendiants qui ont formé, selon la fameuse Cour de Miracles, « le Royaume de l’Argot » ; le terme a ensuite pris le sens de leur langage.

Étant dès le début associé avec les groupes de malfaiteurs ou de la pègre, l’argot a eu une connotation presque romantique, mystérieuse grâce aux ballades en argot de François villon (écrites entre 1456 et 1461). On ne doute pas de son amitié avec le groupe des Coquillards50 (une corporation de voleurs, d’escrocs et de faussaires) dont le langage secret a été révélé par ses membres au cours du procès qui a eu lieu au Xve siècle.

Suivant l’ordre chronologique, c’est au XIXème siècle qu’apparaît la série d’ouvrages du forçat des bagnes devenu policier – vidocq (1828 Mémoires – 1837 Les Voleurs). Le vocabulaire rassemblé (environ 1500 mots de l’argot parlé dans les bagnes au début du XIXe siècle) a connu un grand succès : il a largement inspiré de grands romanciers, comme Balzac et Hugo, qui utilisèrent dans leurs œuvres des expressions argotiques et, si l’on en croit P. Guiraud, « trois quarts de « Vidocq » sont tombés dans l’usage » 51. On doit à vidocq la description du largonji, une inno-vation lexicale (jamais remarquée auparavant) basée sur un codage très formalisé, une sorte d’« argot à clef »52. Ainsi, cet argot repose sur l’envoi de la consonne initiale à la fin du mot et sur son remplacement par un L53.

L’argot de vidocq conforte l’hypothèse de la prolifération des calembours dans l’argot historique et celle de la popularité continuelle de la locution « aller + l’attraction paronymique par un toponyme ». On y retrouve l’expression aller à Niort pour dire « nier » qui a également connu un grand succès dans le langage argotisant. Denise François-Geiger, en essayant de répertorier les traits princi-paux du vieil argot, souligne que cette expression (ainsi que l’expression « Abbaye de Monte-à-Regrets », etc.) crée un fonds argotique traditionnel et note sa récur-rence dans la plupart des dictionnaires54.

La popularité du vocabulaire de vidocq a été tellement grande dans la basse société parisienne (inspirée sans doute par l’image sombre et hostile des bagnes) que, malgré toutes ces datations historiques, c’est lui qui a fait revivre ces ter-mes dans un milieu favorable à leur diffusion ultérieure, dans le vieil argot pa-risien. L’œuvre de vidocq a également joué un rôle important en tant que point de repère chronologique pour les étymologistes du lexique argotique. C’est ainsi

50 M. Schwob a retrouvé dans les ballades de villon 24 mots dans le glossaire du procès des Coquillards, publié en 1842. (Marcel SCHWOB, Etudes sur l’argot Français et le jargon de la Coquille, Paris, Allia, 1989 (1ère éd. en 1890)).

51 Pierre GUIRAUD, L’argot, Paris, PUF, Que sais-je ?, n°700, 1973 (1ère éd. en 1956), p. 15.52 Un autre exemple d’argot à clef est le parler des bouchers de La villette du XIXe siècle, le louché-

bem (ou loucherbem), qui est une variante de largonji. La différence consiste dans un ajout du suf-fixe –em à la fin du mot déjà codé par le largonji. La popularité des argots codés dans des groupes sociaux fermés (métiers, lycéens) se développe donc à partir de cet exemple vidocquien.

53 Largonji même est un terme crypté par ce procédé du « jargon » (j – argon > L+ argon + ji). cf. J.-P. COLIn et al., Dictionnaire de l’argot, op. cit., pp. 462-3 et 476.

54 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’argoterie, op. cit., p. 84.

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qu’A. Ziwès, étudiant l’argot chez villon, a démontré que, par la répétition du procédé de substitution homonymique, la plupart des dénominations argotiques de la police renvoient étymologiquement à un seul mot de départ, « la roue » des Coquillards55.

vidocq a ressemblé une grande quantité d’expressions argotiques basées sur la métaphore. C’est un procédé typique pour l’argot de toute époque, ceci pour sa fonction ludique. Or, certains philologues spécialistes de l’argot historique n’attri-buaient aux premières traces de celui-ci que la fonction exclusivement cryptique : « …l’argot que nous étudions est la langue spéciale des classes dangereuses de la société. Une nécessité impérieuse pousse ce langage à produire » nous dit M. Schwob 56 dans les années 1930. vidocq a pourtant apporté une collection immense de métaphores dont certaines n’ont qu’un côté ludique et souvent très ironique (il ne s’agit en fait que de simples jeux de mots, le sens original n’a pas à être masqué) et on peut le considérer comme l’initiateur du « boom argotographique » au tournant au XXe siècle.

Apogée du vieil argot

toutes les œuvres sur l’argot entre villon et vidocq sont désormais réexami-nées par de nombreux philologues, journalistes, écrivains et simples amateurs de la langue. vers 1900, l’argot est à la mode, les études philologiques, linguistiques ou simplement des témoignages divers sur l’argot se multiplient et plusieurs dic-tionnaires sont publiés. Denise François-Geiger commente la profusion lexicogra-phique de l’époque en signalant des répétitions fréquentes, ainsi qu’une qualité variée :

« certains [dictionnaires de l’argot] ont une conception large, ce qui les conduit à s’interroger sur les caractères sociaux du phénomène, à le situer par rapport à toutes les « excentricités du langage », d’autres continuent à situer l’épicentre argotique autour des malfaiteurs, du « milieu » et mêlent volontiers les remarques linguistiques et l’histoire anecdotique des hauts lieux de la débauche et du crime »57.

Ces ouvrages marquent le début de la période des recherches sur le vieil ar-got, l’argot traditionnel.

Pourquoi un tel intérêt pour les « parlures » de la basse société ? P. Guiraud l’explique par une évolution des conditions sociales qui ne favorisaient plus les sociétés refermées sur elles-mêmes. Il constate un changement progressif à partir du 19e siècle où :

« la pègre, en rompant son isolement social, perd le bénéfice de son isolement linguistique, tout y concourt: la disparition des grandes bandes, la démolition des vieux quartiers, la dissolution des bagnes métropolitains, l’organisation de la police provinciale, le développe-

55 Armand ZIWÈS, Le jargon de maître François Villon, Paris, Éditions Marcel Puget, 1954, p.xx. 56 M. SCHWOB, Etudes sur l’argot..., op. cit., p. 14.57 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’argoterie, op. cit., p. 80.

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ment des communications, l’effacement des cloisons sociales; la pègre cesse progressivement d’être un milieu clos et son langage secret est condamné à se vulgariser rapidement » 58 .

Cette situation privilégie la popularisation de l’argot des malfaiteurs et la création de néologismes soumis aux règles formelles de l’ancien argot. Il est fré-quent de parler de cette époque comme de l’époque de l’apogée du vieil argot.

Déclin du vieil argot

Comme le signale déjà l’adjectif vieil dans « vieil argot », ce parler est aujourd’hui en déclin pour des raisons historico-sociales. Il s’agit en particulier de l’émergence des cités en béton dans la périphérie des grandes villes et du par-ler des jeunes de la deuxième génération issue de l’immigration, en somme de l’émergence d’une nouvelle société de défavorisées.

Le vieil argot doit donc faire face à une concurrence de la part de l’« argot des jeunes de banlieues » qui s’en inspire largement, mais dont les valeurs fonc-tionnelles ont changé. Les argots à base crypto-ludique ont été remplacés par les argots sociaux et un déplacement s’est opéré du centre-ville (de Paris ou d’autres grandes agglomérations) vers la périphérie.

« De nos jours, les cités ont remplacé les « fortifs », les truands et les apaches ont cédé la place aux bandes de jeunes désargentés et sans perspective » 59 , remarque vivienne Méla à propos de cette évolution géographique. Cette dernière est d’ailleurs sou-vent observée, auprès des argotologues, par le biais de toponymes (ou plutôt des « argotoponymes »60). J.-P. Goudaillier constate, pour le cas particulier de Paris, que :

« les parlers populaires issus de la Mouffe, de la Butte, des Fortifs et leurs variations argoti-ques, tels qu’ils pouvaient exister à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ont bel et bien cédé la place à des parlers géographiquement plus périphériques »61.

En ce qui concerne l’évolution du vieil argot ou argot traditionnel au siècle passé, nous observons une médiatisation de l’époque de son apogée, qui se re-flète dans les rééditions des dictionnaires, dans l’emploi du vocabulaire argotique dans les films, etc. Suite à la fermeture des vieux « troquets » qui permettaient aux usagers de cet argot – à savoir les argotiers contemporains – de se retrouver, nous avons pu constater la présence d’une forte nostalgie et un refus de l’élargissement du terme « argot » aux argots sociologiques (ce que, paradoxalement, le vieil ar-got était au début). Pour l’« argotophile » P. Merle : « Beaubourg, Bastille, Belleville n’ont plus grande chose à voir, ni de près ni de loin, avec la Quincampe, la Bastoche et Ménilmuche, ces trois quartiers étant devenus, à ce qu’on dit, symboles de branchitudes passées, présentes et à venir »62. Quant à un « embourgeoisement » du vieil argot de

58 P. GUIRAUD, L’argot, op. cit., p. 15.59 vivienne MÉLA, « Parler verlan : règles et usages », in : Langue et société, nº 45, 1988, p. 47. 60 nous avons proposé ce terme pour désigner « tout toponyme différant de la forme officielle et pouvant

comporter plusieurs niveaux d’argotisation compte tenu de ses diverses utilisations en situation » (Alena PODHORná, Toponymie et argots, op. cit., p. 18).

61 J.-P. GOUDAILLIER, Comment tu tchatches !, op. cit., p.11.62 Pierre MERLE, Le blues de l’argot, Paris, Le Seuil, 1990, p. 7.

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nos jours, Alice Becker-Ho le désigne comme « aristocratique », par opposition à l’argot « démocratique » des jeunes63.

Argotologie moderne

Dès les débuts, l’argot a été compris comme le langage artificiel d’un groupe fermé aux non-initiés, dont le lexique a été enseigné en secret aux nouveaux adep-tes de la pègre. La fonction cryptique a été maintes fois réattribuée à l’argot en mettant en relief la fermeture de la société en question. Ce n’est que G. Esnault64 qui a combattu la thèse de l’argot ésotérique, un mythe de l’utilisation de l’argot uniquement par les criminels à des fins purement cryptiques.

La toute première définition de l’argot n’est présentée qu’en 1924 par A. Dauzat 65 qui décrit l’argot comme le langage des malfaiteurs, mais qui décrit également toute une série d’autres langages spéciaux, que nous regrouperions aujourd’hui sous le terme de « jargons »66, qui se mêlent à la langue populaire. Cette définition est encore soutenue par P. Guiraud en 1956, l’argot étant « un langage spécial de la pègre »67, mais sa vision est déjà plus étendue car il propose une évolution de la notion d’argot, qui devient « un signum social ». Selon P. Guiraud, ce signum social s’explique comme une sorte de langage spécifique d’un groupe social déterminé68 dont les pratiques langagières se réduisent généralement à un vocabulaire, l’usa-ger gardant la prononciation et la grammaire de sa langue d’usage.

Le plaisir du jeu dans la production de l’argot est indissociable des créations des procédés de cryptage à clef; les deux fonctions étant alors définies générale-ment comme crypto-ludiques. Leur importance dans l’argot contemporain semble diminuer, à en croire J.-P. Goudaillier69, au profit des valeurs identitaires. Selon ce dernier, les pratiques argotiques sont passées sans aucune rupture, dans le cadre d’un continuum, des « argots des métiers » aux « argots sociologiques » qui sont définis plutôt par leur fonction identitaire et conniventielle.

Ceci ne veut pas dire que la fonction cryptique soit complètement perdue : D. Szabó défend l’importance de la fonction cryptique dans l’argot moderne lorsqu’il écrit:

« Cependant, l’argot reste, selon sa définition traditionnelle, un langage secret, la fonction cryptique ne pouvant pas être mise en doute dans l’usage argotique des malfaiteurs ou

63 Alice BECkER-HO, Les princes du jargon, Paris, Gallimard, 1993, p. 46.64 Gaston ESnAULt, Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse, 1965.65 Albert DAUZAt, Les argots. Caractères-évolution-influence, Paris, Delagrave, 1956 (1ère éd. en 1924),

p.5.66 M. SOURDOt, « Argot, jargon, jargot », art. cit., pp. 13-27.67 P. GUIRAUD, L’argot, op. cit., p.6. 68 Il observe le transfert de la fonction linguistique: de la langue secrète d’une activité criminelle,

l’argot devient « une simple manifestation de l’esprit de corps et de caste – une façon particulière de parler par laquelle un groupe s’affirme et s’identifie ». Ibid.

69 J.-P. GOUDAILLIER, Comment tu tchatches !, op. cit., p.14.

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d’autres éléments en marge de la société qui parlent argot de façon que, lors de leur activité criminelle ou, au moins, irrégulière, ils ne soient pas compris de leurs éventuelles victimes ou des représentants de l’ordre public, ou pour qui l’emploi d’un vocabulaire secret peut aussi constituer une sorte de protection sociale, un barrage linguistique contre la police, les juges, les gardiens de prison ou, simplement, les parents ou les profs » 70.

Au total, nous avons rencontré 4 fonctions qui justifient l’existence et l’unicité de l’argot : à savoir les fonctions cryptique, ludique, identitaire et conniventielle. Pour compléter et ajuster la définition, on doit élargir le spectre fonctionnel de l’argot avec la fonction familière et la fonction subversive auxquelles tenait particulière-ment Denise François-Geiger. En ce qui concerne la familiarité de l’argot, cette tendance à l’adoucissement du discours est considérée comme un phénomène en expansion auprès de toutes les catégories de locuteurs71. Or, la fonction sub-versive, c’est-à-dire le refus conscient de la norme par la population défavorisée scolarisée, est un phénomène qui émerge actuellement, parallèlement, dans les banlieues des grands espaces urbains.

Depuis le début du siècle dernier, on observe l’émergence d’un argot commun qui est formé par des lexèmes fréquents de l’argot traditionnel, tombés dans l’usa-ge commun. Selon Denise François-Geiger, un tiers des entrées du Dictionnaire de l’argot de Larousse fait partie du vocabulaire commun familier72. Mais ce n’est que l’argot traditionnel qui alimente l’argot commun. Les argots contemporains – que Denise François-Geiger appelle « les parlers branchés » – apportent également de nouvelles « épices » à la langue commune. Elle définit l’argot commun comme « un argot qui circule dans les différentes couches de la société, qui n’est plus l’apanage de certaines catégories sociales et qui est plus ou moins compréhensible, au moins passive-ment, par tous »73. Le terme d’argot commun peut être rapproché du « slang » des États-Unis. Comme nous le dit Alma Sokolija-Brouillard :

« cet argot commun se développe dans des communautés linguistiques où l’on favorise l’uni-fication, tant géographique que sociale, des comportements linguistiques. [...] En France, par souci du purisme, on assimile encore argotique à anti-académique, à grossier et à vul-gaire »74.

En se généralisant, l’argot se distingue souvent difficilement de la langue po-pulaire ce qui provoque une confusion de classification pour les lexicographes (voir infra §5.1) qui ont du mal à préciser quels sont les critères socio-historiques pertinents pour ce type de distinction. Denise François-Geiger remarque à ce pro-pos :

« Cet argot commun se caractérise par son entrée dans des dictionnaires d’usage comme le Petit Larousse ou le Petit Robert. Des mots comme boulot, bosser, turbiner, chocottes... y figu-

70 D. SZABÓ, L’argot commun, op. cit., p. 21.71 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’argoterie, op. cit., pp. 140-143. Cette approche a débouché sur la

définition de l’argot commun auquel nous allons consacrer les lignes suivantes.72 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, « Introduction », art. cit., p. XvI. 73 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’argoterie, op. cit., p. 95.74 Alma SOkOLIJA-BROUILLARD, Comparaison des argots de la région de Sarajevo et de la région pari-

sienne, thèse sous la direction de Jean-Pierre Goudaillier, Paris, Université René Descartes, 2 vol., 2001, p. 26-27.

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rent, généralement avec la mention arg. (argotique) ou encore fam. (familier). S’ils ne font pas partie de l’usage actif de tous les francophones, ils sont bien connus par la majorité d’entre eux, et, dans une large mesure, bien tolérés. Cet argot commun est représentatif de l’osmose qui a toujours existé entre argots et langue commune. Il contribue à enrichir cette dernière et, lui aussi, relève de la dynamique néologique de la langue »75.

Dans l’étude de l’argot, on observe donc deux pôles – des micro-argots de groupes restreints visant à se marquer par rapport au reste de la société (défi-nition classique de l’argot) d’un côté, et l’argot commun, c’est-à-dire les éléments argotiques vulgarisés sur le point de passer dans la langue familière avec une coloration argotique de l’autre côté. L’argotologie moderne doit rendre compte de l’importance de ces deux approches.

À l’époque actuelle, toute une profusion de dénominations variables sont as-sociés aux « parlures argotiques »76. On entend parler du « français non-convention-nel »77 qui a l’avantage de renvoyer à l’ensemble des traits argotiques, populaires, familiers et vulgaires, on a vu apparaître les dénominations « français branché » (qui, à notre avis, et un terme réducteur, ne recouvrant que les néologismes à la mode, mais n’indiquant rien sur les locuteurs), « nouveau français » avec l’arrivée du verlan et autres termes plus ou moins pittoresques. Ce qui se passe actuel-lement au niveau des argots sociologiques est très difficile à dénommer si l’on veut éviter de tomber dans les clichés connotés. C’est pourquoi nous préférons la dénomination de J.-P. Goudaillier le « français contemporain des cités » (FCC) qui est une variété socio-géographique d’argot moderne.

Interdisciplinarité de l’argotologie

La place qu’occupe cette discipline au sein des sciences du langage est relati-vement nouvelle. Elle se place aujourd’hui entre la sociolinguistique urbaine, la lexicologie et la sémantique, sans oublier les passerelles nouvellement créées avec la sémiologie qui propose l’éclaircissement des phénomènes d’ordre graphique (tags et graffittis) de la « culture des rues ». La reconnaissance de l’importance des études sociolinguistiques a contribué, elle aussi, à l’émergence des recherches en argotologie.

Les thèses récentes sur l’argot moderne ont bien montré les vecteurs possibles entre l’argotologie et d’autres disciplines. Si l’argot est compris aujourd’hui égale-

75 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, « Panorama des argots contemporains », in : Parlures argotiques, Langue française, n° 90, 1991, p. 8.

76 terme « parlure » emprunté à J. Damourette et Ed. Pichon : Des mots à la Pensée, 1950 repris par Denise François-Geiger (d’abord dans l’article : Denise FRAnÇOIS, « Sur la variété des usages... », art. cit., puis dans le titre de Denise FRAnÇOIS-GEIGER, Jean-Pierre GOUDAILLIER (sous la direction de), Parlures argotiques, Langue française, n° 90, 1991, op. cit.).

77 Jacques CELLARD, Alain REY, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991 (1ère éd. en 1980).

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ment comme un « contournement des interdits et tabous sociaux »78, comme « une contre-légitimité linguistique »79, l’argotologie a affaire à des travaux proches non seulement de la sociologie, mais également de la psychologie à travers les imagi-naires que les locuteurs se font de leurs parlers.

notons notamment le travail d’Alma Sokolija-Brouillard80 sur l’argot de la guerre à Sarajevo où l’argot est montré comme le moyen de contournement d’une réalité insupportable pour l’homme ou bien la thèse de R. Arana Bustamante81 qui a réussi à faire un lien intéressant entre l’argotologie et la jurologie. Qu’il s’agisse des tabous religieux ou politiques, moraux ou sexuels, l’objectif de l’ar-gotologie est de rapprocher les anomalies des analogies linguistiques. C’est justement grâce à son caractère interdisciplinaire que cette discipline, qu’elle soit étudiée d’un point de vue diachronique ou synchronique, mérite à notre avis un intérêt scientifique beaucoup plus grand que celui que les linguistes (notamment les so-ciolinguistes) lui ont accordé jusqu’ici.

3. argot – généralités

La comparaison définitoire franco-tchèque a dévoilé beaucoup de traits com-muns dans la conception théorique de l’étude de l’argot. En généralisant, on peut définir l’argot comme un vocabulaire particulier d’un groupe socio-(professionnel) qui est employé dans le cadre social et géographique de la langue nationale. tandis que les définitions françaises de l’argot moderne soulignent son appartenance à un grou-pe caractérisé par le sentiment identitaire qui peut être nommé « esprit du clan », les définitions tchèques soulignent la marginalité des groupes fermés pour le cas de l’« argot » ou bien la connivence d’un groupe professionnel/ ayant des centres d’intérêt communs pour le cas du « slang ».

On peut résumer avec Denise François-Geiger que l’argot « double le vocabu-laire commun mais avec des résonances [...] culturelles propres »82. Son idée d’associer l’étiquette Argot avec l’argot traditionnel et de parler des argots au pluriel dans la description moderne du phénomène reflète l’idée d’Alena Jaklová qui se bat pour la redéfinition de la notion d’« argot » en linguistique tchèque avec des résultats similaires (voir supra §2.1).

Dans notre vision de l’argot moderne que nous voudrions appliquer aux par-lers des jeunes tchèques et Français dans les chapitres suivants, nous sommes entièrement d’accord avec D. Szabó qui estime que :

78 Jean-Pierre GOUDAILLIER, « De l’argot traditionnel au français contemporain des cités », in : Argots et Argotologie, La Linguistique, vol. 38, fasc. I, 2002, p. 5.

79 Pierre BOURDIEU, « vous avez dit « populaire » ? », Actes de la recherche en science sociales, n°46, 1983, p. 103.

80 Alma SOkOLIJA-BROUILLARD, Comparaison des argots..., op. cit. 81 Raúl ARANA BUSTAMANTE, Agression et transgression : les tabous brisés du langage, thèse sous la

direction de Jean-Pierre Goudaillier, Paris, Université René Descartes, 2 vol., 2004.82 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, « Panorama des argots... », art. cit., p. 5.

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« bien que l’argot ne puisse pas être ramené à un style ou registre spécifique, il peut être considéré comme un type particulier de discours, un genre discursif qui, en relation étroite avec les fonctions argotiques, permet aux participants d’identifier certains éléments lexicaux comme argotiques. Ce type de discours se caractérise notamment par l’amplification de la charge émotionnelle des mots, par une vision ironique et essentiellement masculine ainsi que par une thématique particulière »83.

L’argot est une source d’innovation lexicale perpétuelle, une source de lon-gues séries synonymiques, une source d’enjouement linguistique. Il faut concevoir l’étude de l’argot dans toute la complexité que ce domaine de recherche recouvre, tout en se débarrassant des préjugés socio-historiques que ce terme peut englober. Comme le paraphrase M. Sourdot, l’argotologie moderne ne doit engendrer « ni « la vertueuse indignation du puriste », ni « l’exultation de l’iconoclaste » »84.

83 D. SZABÓ, L’argot commun, op. cit., pp. 63-64.84 M. SOURDOt, « L’argotologie... », art. cit., p. 25, il s’agit de la reformulation d’André Martinet.

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cHaPiTre 3 : concePTion de la lanGue deS JeuneS danS leS Milieux françaiS eT TcHÈQue

En comparant les productions linguistiques dans les milieux scolaires tchè-ques et français dans le cadre de cet ouvrage, nous sommes confrontée à des ap-proches différentes, ce qui nous amène à relativiser quelques notions liées à cette thématique dynamique et à chercher les caractéristiques communes à tous les jeu-nes locuteurs.

Les deux linguistiques favorisent l’idée que la langue des jeunes est le moteur de l’innovation lexicale de la langue parlée. Cependant, les approches et les mé-thodes d’analyse divergent considérablement dans les deux pays et ce chapitre tentera donc de parcourir et de systématiser quelques critères pertinents dans ce domaine de recherche.

1. cadres de recherche divergents

Avant d’analyser les études déjà effectuées sur la langue des jeunes, nous tenons à mettre en évidence les cadres notionnels qui divergent aussi bien au ni-veau terminologique qu’au niveau conceptuel général. La linguistique française a adopté une approche purement sociolinguistique, basée sur les couches sociales tandis qu’en linguistique tchèque, c’est surtout la discipline stylistika qui a un rôle primordial dans les études des discours spontanés des jeunes. Comme nous l’avons souligné dans le premier chapitre, la stylistique tchèque ne constitue pas un champ de recherche identique à celui de la stylistique française. tandis que les linguistes en France déploient chaque fois le style d’un auteur particulier dans le cadre de la stylistique qui porte toujours une épithète « littéraire », les linguis-tes en République tchèque analysent les styles de toute production langagière, y compris les productions orales : discours non officiels, privés, etc.1 Un locuteur adopte des « styles » différents ; on s’interroge au sujet des éléments diaphasiques dans l’interaction verbale. Le styl dans la conception tchèque, à condition d’être limité au lexique seul, correspondrait alors à peu près à la notion française de « registres » de langue, comme nous l’avons ébauché dans le premier chapitre. Pour la production orale, il s’agit donc plutôt de la mise en œuvre des situations communicationnelles.

Or, l’approche française dans les études de la langue des jeunes s’oriente vers les particularités d’ordre social et identitaire, insérées dans des études variationnis-tes. Au même titre que les études sur le bilinguisme et les contacts de langues, la langue des jeunes forme une partie non négligeable et, à notre avis, la plus dyna-mique de la sociolinguistique moderne.

1 En ce qui concerne l’écrit, on pourrait songer à rapprocher cette discipline de la « grammaire tex-tuelle » française. Or, la stylistique tchèque est la discipline linguistique la plus complexe, opérant avec les méthodes d’analyse lexicale, morpho-syntaxique mais également littéraire (pour l’écrit) et sociolinguistique (pour l’oral).

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Travaux précurseurs pour l’étude de la production langagière des jeunes

Les débuts des descriptions linguistiques des productions spontanées des jeu-nes sont marqués en France, de même qu’en République tchèque, par les mêmes contraintes. Le dynamisme des recherches englobant la langue des jeunes a été tout d’abord conditionné par l’intérêt des chercheurs pour les différents aspects de l’oral.

L‘oralité est restée longtemps marginalisée: c’était une marginalisation d’une part idéologique (liée à la prédilection de l’écrit et à la dichotomie entre la norme codifiée et la norme objective, usuelle) et d’autre part technique (les appareils d’en-registrement de plus en plus performants, surtout au niveau du nombre d’heures d’enregistrement, permettent désormais l’accès aux productions spontanées).

Or, si l’on observe les premières tentatives pour mettre en évidence l’apport des jeunes (souvent limité uniquement aux « étudiants ») dans la dynamique lin-guistique depuis le début de recherches sur la langue non-conforme à l’époque moderne2, il s’agissait à l’époque d’une observation limitée au lexique (l’appro-che est séduisante car le lexique est facilement repérable) et englobée dans les recherches sur l’argot. En linguistique tchèque, quelques articles précurseurs ap-paraissent depuis les années 19603, mais ce n’est qu’au cours de la première confé-rence sur l’argot à Pilsen, en 1977, que la thématique s’installe solidement dans la conscience des linguistes.

Depuis, la base lexicale renvoyant aux argotismes – ce qui correspond dans la tradition tchèque à la notion de « slang » (voir §2.1) – s’enrichit de réflexions psy-chologiques et sociologiques. En Tchécoslovaquie, la toute première définition généraliste de « l’argot de la jeunesse » (mládežnický slang dans la version slovaque originale) semble être donnée, en 1977, par Š. Krištof qui le définit en tant que terme générique pour :

« tout appareil linguistique de la production de jeunes filles et garçons entre 6 et 25 ans de différentes couches sociales et de différents milieux d’intérêts extra-scolaires en situations communicationnelles privées, non-officielles et proprement caractéristiques pour la société en question ».4

Grâce aux possibilités d’enregistrement, les linguistes s’attèlent à l’observa-tion de la structure complexe, ciblée également sur la morphologie et la syntaxe. Il faut souligner notamment le travail d’Alena Jaklová Mluva mládeže v jižních

2 cf. F. OBERPFALCER, « Argot a slangy », art. cit. ; A. DAUZAt, Les argots, op. cit., etc. 3 Notons, entre autres : Bedřich TÉMA, Mluva studentů východního Těšínska [Le parler des jeunes de

la partie orientale de la région Těšínsko], Praha, Státní pedagogické nakladatelství, 1966 ; Anna JIRSOVÁ, Hana PROUZOVÁ, Naďa SVOZILOVÁ, « Poznámky k mluvě mládeže » [Remarques sur la langue des jeunes], Naše řeč, 47, 1964, pp. 193-199 ou bien Lumír KLIMEŠ, « Slang plzeňských studentů » [L’argot des étudiants à Pilsen], in: Sborník Pedagogického institutu v Plzni – Jazyk a litera-tura, 5, Praha, Pedagogický institut v Plzni, 1964, pp. 71-118.

4 Štefan KRIŠTOF, « Mládežnický slang a jeho diferenciácia » [L’argot des jeunes et sa différencia-tion], Sborník z konference o slangu a argotu v Plzni v září 1977, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 1978, p. 43). nous traduisons.

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Čechách, de 19845, qui prête une grande importance aux éléments de la phrase renvoyant à l’affection et à l’expressivité, conformément aux travaux généralistes de J. Zima Expresivita slova v současné češtině, de 19616, travail source pour les hy-pothèses que nous développons dans cet ouvrage.

On constate que, souvent, les apports structuralistes à la langue des jeunes sont présentés en tant que produit parallèle des études, au départ dialectales, me-nées dans les établissements scolaires. La diversité morphologique en tchèque étant beaucoup plus saillante qu’en français et donc observée de plus près, ce type de recherche contribue à une meilleure connaissance des variantes diatopiques et diachroniques dans la production spontanée des jeunes (voir les contributions diverses au cours des sept Conférences sur l’argot à Pilsen, entre 1977 et 20037).

La tendance générale en linguistique tchèque est de rapprocher les études sur le lexique argotique avec les débouchés théoriques de la « stylisation » du dis-cours. Parmi les axes de recherche actuels, nous tenons à souligner les travaux de Zdeňka Hladká (la langue des jeunes dans leur correspondance privée)8, et plu-sieurs approches influencées par la culture anglo-américaine sur les productions des jeunes (notons, à titre d’exemple, les articles de Světla Čmejrková – Internet, chat9, Jana Hoffmannová – jeux vidéos10, Diana Svobodová et Eva kavalová – graffitis11, etc.).

En France, la monopolisation de l’intérêt sur le vocabulaire argotique tradi-tionnel et sur le « français populaire » a longtemps empêché de mettre en évidence l’apport innovateur des jeunes. Si l’on ajoute également le mépris de l’oral et, notamment, de toute activité trop affective, trop variable dans le temps (le lexi-que qui vieillit trop vite) et trop difficile d’accès quand on veut participer aux activités langagières de locuteurs non-adultes, les lacunes techniques d’enregis-trement semblent être, en fin de compte, la moindre des contraintes. Ce n’est donc qu’au début des années 1980 que cette idée est favorisée par les intellectuels, suite à une inquiétude médiatique autour de la «crise » (ou bien l’« hybridation », pour une certaine partie de la population) de la langue française. Les débats sur cette

5 Alena JAkLOvá, Mluva mládeže v jižních Čechách [Le parler des jeunes en Bohême du Sud], České Budějovice, Pedagogická fakulta v Českých Budějovicích, 1984.

6 Jaroslav ZIMA, Expresivita slova v současné češtině. Studie lexikologická a stylistická [L´expressivité du mot dans le tchèque contemporain. Étude lexicologique et stylistique], Praha, Nakladatelství Československé akademie věd, 1961.

7 Sborník z 1.-7. konference o slangu a argotu v Plzni [Actes de la 1ère – 7e conférence sur le slang et l’argot à Pilsen], Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni (voir Bibliographie; Les Actes des la 8e con-férence seront publiés début 2009).

8 Notamment Zdeňka HLADKÁ et al., Čeština v současné soukromé korespondenci. Dopisy, e-maily, SMS [Le tchèque dans la correspondance privée contemporaine. Lettres, e-mails, SMS], Brno, Masarykova univerzita, 2005.

9 Světla ČMEJRKOVÁ, « Čeština v síti : psanost či mluvenost ? (O stylu e-mailového dialogu) » [Le tchèque on-line: aspect écrit ou oral ? (À propos du style d’un dialogue dans les e-mails)], Naše řeč, 80, č. 5, 1997, pp. 225-247.

10 Jana HOFFMANNOVÁ, « Pařani a gamesy » [trad. libre : À propos des « gamers »], Naše řeč, 81, 1998, pp. 100-111.

11 Diana SVOBODOVÁ, Eva KAVALOVÁ, « O jazyce autorů graffitti » [À propos du langage des auteurs de graffittis], Naše řeč, 82, č.5, 1999, pp. 245- 254.

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« crise » sont liés à l’émergence massive de nouvelles pratiques langagières des jeunes issus de l’immigration dans les cités françaises, dont le procédé le plus emblématique est devenu le verlan.

Du point de vue méthodologique, les sociolinguistes reprennent la méthode de l’observation participante de W. Labov qui a décrit la langue des jeunes du ghetto de Harlem à new York. Cherchant au départ les raisons de l’échec scolaire des jeunes noirs, Labov se rend compte de la richesse de la créativité (lexicale, syntaxi-que, prosodique, etc.) de ces jeunes et motive ainsi les linguistes français à instau-rer l’école labovienne en Europe12.

Hormis l’étude phonologique de B. Laks13, les recherches en France se re-partissent en fonction des approches adoptées : l’une, variationniste et purement sociolinguistique sur les groupes et les territoires limités de jeunes (centres de recherche à Grenoble – Jacqueline Billiez, C. trimaille, Patricia Lambert, etc.14, à Rouen – t. Bulot, Fabienne Melliani15, etc.) et l’autre, lexico-structuraliste, ou bien argotologique, puisant de l’observation du corpus lexical et des liens entre les niveaux de langue (centre de recherche à Paris – Denise François-Geiger, J.-P. Goudaillier16, etc.). Il ne faut pas non plus oublier l’apport du sociolinguiste montpelliérain H. Boyer17 et d’autres linguistes (la liste serait longue)18.

Or, il faut mettre en évidence le problème terminologique de la plupart des travaux sur ce thème : la « langue des jeunes » fait souvent référence directe à la langue des cités, des banlieues, car les particularités les plus frappantes en sont issues. La conception française sort donc surtout d’une réflexion autour de la lan-gue parlée en tant que reflet social (pratiques langagières/pratiques sociales).

Pour conclure ce bref parcours, il faut remarquer le travail ethnologique de D. Lepoutre, de 199719, sur la culture des rues, réalisé avec la méthode de l’obser-

12 En 1978, la traduction française de W. LABOV, Language in the Inner City, op. cit. paraît (W. LABOv, Le parler ordinaire, op. cit.)

13 Bernard LAkS, « Langage et pratiques sociales : étude sociolinguistique d’un groupe d’adoles-cents », Actes de la recherche en sciences sociales, n°46, 1983, pp. 73-97.

14 Parmi de nombreux travaux, rappellons : la revue LIDIL, dont p.ex. le numéro Les Parlers urbains : Jacqueline BILLIEZ (éd.), LIDIL, n° 19, 1999 ; Jacqueline BILLIEZ, Louise DABÈnE, Recherches sur la situation sociolinguistique des jeunes issus de l´immigration, Université des langues et lettres Grenoble III, 1984 ; Cyril tRIMAILLE, Approche sociolinguistique de la socialisation langagière d’ado-lescents, thèse sous la direction de Jacqueline Billiez, Grenoble, Université Stendhal – Grenoble III, 2003 ; Patricia LAMBERt, Les répertoires plurilectaux de jeunes filles d’une lycée professionne, thèse sous la direction de Jacqueline Billiez, Grenoble, Université Stendhal – Grenoble III, 2005.

15 Par exemple : Les parlers jeunes : thierry BULOt (sous la direction de), Cahiers de sociolinguistique, n°9, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004; Fabienne MELLIAnI, La langue du quartier, Paris, L’Harmattan, 2000.

16 Citons notamment : Parlures argotiques : Denise FRAnÇOIS-GEIGER, GOUDAILLIER Jean-Pierre (sous la direction de), Langue française, n°90, 1990 ; Argots et argotologie : Jean-Pierre GOUDAILLIER (sous la direction de), La linguistique, n°38, fasc. I, 2002.

17 Rappelons p.ex. Les mots des jeunes : Henri BOYER (éd.), Langue française, n°114, 1997.18 Parmi les conférences récentes sur le parler des jeunes, on peut citer celui qui a eu lieu à l’InAL-

CO à Paris en juin 2003, et qui a donné lieu à l’ouvrage : Parlers jeunes, ici et là-bas : pratiques et représentations, Dominique CAUBEt, Jacqueline BILLIEZ, thierry BULOt et al. (éds.), Paris – Budapest – torino, L’Harmattan, 2004.

19 David LEPOUtRE, Cœur de banlieue- codes, rites et langage, Paris, Poches Odile Jacob, 2001 (1ère éd. Odile Jacob 1997).

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vation participante et qui contient des apports socio-ethno-linguistiques remar-quables.

2. critères pour la description de la langue des jeunes

Les situations socio-ethno-économiques étant très différentes dans les deux pays en question, nous allons essayer malgré cette contrainte de trouver des si-militudes dans les productions langagières de tous ces jeunes. Bien évidemment, la quête de l’identité dans l’interstice linguistique des jeunes banlieusards des cités est très présente au premier plan mais il est possible de synthétiser quelques caractéristiques communes à la langue des jeunes de n’importe quel milieu social. La sociologue Joëlle Bordet affirme :

« Les parcours sociaux, affectifs, familiaux des « jeunes de la cité » [...] sont fortement jalon-nées d’échecs, de sentiment de dévalorisation, parfois aussi d’invention, de ludicité, d’hu-mour sur eux-mêmes et sur les autres. Comme pour tous les adolescents ce moment de vie constitue une source de possibles, de remaniements, de transformations individuelles et collectives »20.

nous souhaitons renverser l’approche traditionnelle des sociologues et des sociolinguistes français qui consiste à cibler d’abord les jeunes des cités et leurs particularités sociales et à observer seulement après leurs points communs avec les jeunes en général.

nous partirons de l’hypothèse que tous les jeunes en lycées professionnels, rencontrés au cours de notre recherche, comportent les traits sociaux ébauchés par Bordet qui leur sont communs et que les disparités vont se jouer surtout au niveau de représentations, liées au degré d’autoidentification avec un groupe so-cial marginalisé.

Pour mettre en relation l’approche stylistique tchèque avec celle de la variation sociale française, il faut adopter des critères qui délimiteraient le sujet et permet-traient, grâce à une méthodologie adéquate, une comparaison descriptiviste ob-jective et généralisable à tous les milieux de jeunes.

Pour constituer l’éventail des critères applicables à la description de la langue des jeunes de tous les milieux, nous nous inspirerons en grande partie des cri-tères servant à la délimitation et à la différenciation des argots. J.-P. Goudaillier propose cinq critères pour la description comparée des argots français (moderne/traditionnel), à savoir : les personnes concernées, les situations constatées, les fonctions exercées, les thématiques abordées et les procédés utilisés21. En revanche, M. Sourdot, en comparant les notions d’argot, de jargon et de technolecte, distingue les critères fonctionnels, dynamiques (stabilité/labilité) de ceux proprement lexicologiques (sé-mantiques/ formels/emprunts)22.

20 Joëlle BORDEt, Les « jeunes de la cité », Paris, PUF, Le Sociologue, 1999 (1ère éd. 1998), p. 213.21 J.-P. GOUDAILLIER, « Avant-propos », art. cit., p. 3.22 M. SOURDOt, « L’argotologie... », art. cit., p. 38.

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Pourquoi un tel engouement pour l’argot si l’on préfère l’appellation « lan-gue » des jeunes ? En considérant, traditionnellement, l’argot quelconque comme un sous-système de la langue courante basé sur la divergence lexicale, il est pré-férable de distinguer les notions de « langue » et d’« argot », car il s’avère que le phénomène du parler jeune touche également la syntaxe, la prosodie, les éléments phonologiques, etc. et il en résulte donc que l’argot n’est qu’une sous-catégorie sur le plan lexical de la langue des jeunes. Cependant, la composante lexicale est plus facilement quantifiable et comparable (similitude ou diversité des procédés créatifs) et les motivations extra/intra linguistiques des créations langagières in-fluencent la différenciation des variantes de la langue des jeunes de façon simi-laire à la variation au niveau des argots sociologiques.

Catégorie de repérage : l’âge, en tant que variable sociolinguistique

La définition de la langue des jeunes semble être claire étant donné que l’on prend en compte la variable âge. Or, c’est déjà cette variable qui pose des problè-mes au niveau des frontières : où s’arrête la langue des enfants/adolescents et où commence la langue des adultes ?

Les psychologues distinguent la phase de la pubescence (de 11 à 14 ans ; l’âge des changements biologiques où le corps devient mature mais le statut social reste inchangé par rapport à l’enfance) et la phase de l’adolescence (de 14 à 18 ans ; l’âge du sur-développement corporel achevé et du sous-développement social – dé-pendance parentale continue, mais les jeunes se créent le faux sentiment de la maturité psychique)23.

Il est évident que les locuteurs les plus actifs pour ce qui est de la langue des jeunes sont les adolescents, mais on peut estimer que cette catégorie regroupe tous les jeunes de 6 ans environ à 25 ans (voire éventuellement 30 ans24) étant donné que les périodes charnières ne sont pas nettes et que le choix du registre dé-pend tout d’abord de la situation communicationnelle. En analysant le taux d’oc-currence des expressions argotiques et d’autres traits particuliers pour la langue des jeunes, Alena Jaklová estime que ceci forme une courbe (proche par sa forme de la courbe de Gauss) ayant des valeurs minimales à l’âge de 6 ans et maximales à l’âge de 17-20 ans pour descendre plus lentement jusqu’à l’âge de 30 ans.

Les situations favorisant le choix des éléments propres à ce groupe d’âge sont liées avant tout à la présence d’un « collectif » (kolektiv dans la terminologie tchè-que), à un réseau de sociabilité (terme utilisé en sociolinguistique française en même temps que la notion de « communauté linguistique »). Françoise Gadet définit le ré-seau comme :

23 Inspiré par Igor S. kOn, Kapitoly z psychologie dospívání [Essais de la psychologie de puberté], Praha, SPn, 1986 (traduction de l´original russe de 1980, Psichologija staršeklassnika, Moscou, Prosveščenije), p.40.

24 Alena JAkLOvá, Mluva mládeže..., op. cit., p. 4-6.

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« un ensemble de relations entre des individus, ou « liens », d’intensité variable, allant du très proche et du quotidiennement sollicité à la ressource lointaine et épisodique du « carnet d’adresses ». Les liens à l’intérieur d’un réseau sont caractérisés à la fois de façon structurelle (forme des liens), et interactionnelle (contenu des liens). Un réseau peut ainsi être défini par sa densité, sa cohésion, son ampleur, son évolution, son ancienneté » 25.

Un enfant crée, depuis sa naissance, des relations bilatérales (envers ses pa-rents ou grands-parents, frères et sœurs), mais ce n’est que dans une classe d’école qu’un jeune commence à appartenir à des groupes d’amis ou à former lui-même ses propres réseaux de sociabilité scolaires ou extra-scolaires.

Le psychologue I. S. kon26 souligne que les groupes socialement liés de jeunes ont un double caractère : il s’agit non seulement de groupes auxquels l’apparte-nance est réelle (p. ex. les classes d’école, les groupes formés au cours des activités para-scolaires, etc.), mais également de groupes référentiels, en fonction desquels l’adolescent s’oriente mentalement et conformément auxquels il adapte son com-portement, sa façon de parler, de s’habiller, etc. Cette auto-identification peut se référer parfois même aux groupes virtuels (groupes d’amis sur le chat ou sur les forums de jeux sur Internet27), mais le plus souvent, ce sont des groupes de pairs plus âgés, auxquels l’adolescent prétend appartenir face à son réseau de socia-bilité réel. Bien évidemment, c’est surtout à l’âge pré-pubescent que ce type de référence motive l’enfant à copier les pratiques langagières des adolescents (p.ex. à l’âge de 6 ans, les enfants ne peuvent appartenir à un groupe d’adolescents qu’en tant qu’interlocuteurs passifs reproduisant ce que les plus âgés racontent, le plus souvent par le biais d’emprunts lexicaux) et les insérer en les modifiant et en innovant dans son propre réseau qui est train de se constituer.

Le choix des réseaux de sociabilité est plus ou moins indépendant : la classe scolaire est un collectif artificiel par rapport aux groupes formés plus sponta-nément au cours des activités para-scolaires (centres de loisirs, voisinage, etc.). Même si le réseau d’une classe est artificiel au départ, il devient, au fur et à me-sure, dense et cohésif (fermé et donc difficilement pénétrable pour l’observateur) car les contacts y sont fréquents, les activités scolaires (et souvent même extra-sco-laires si le domicile des élèves est à proximité) sont partagées et les amitiés sont plus ou moins durables jusqu’à l’âge adulte.

Or, si l’on préfère la notion plus généralisante de communauté linguistique pour la description des réseaux que les jeunes établissent, il faut y ajouter le critère normatif. Françoise Gadet définit une communauté par une configuration de rela-tions sociales au-delà du groupe immédiat ainsi que par le territoire (zone géogra-phique ou espace de co-résidence ou voisinage)28. Ce n’est pas sur la similitude des façons de parler, ni sociales, ni spatiales que repose la communauté, estime Gadet, mais sur les mêmes normes appréciatives (positives ou négatives) :

« Les évaluations produites par les locuteurs (d’eux-mêmes et des autres) appuient la conception de la communauté linguistique comme partage de normes et de valeurs, plus

25 Françoise GADEt, La variation sociale..., op. cit., p. 66.26 I. S. kOn, Kapitoly..., op. cit., p. 85.27 Cf. Jana HOFFMANNOVÁ, « Pařani a gamesy », art. cit.28 Françoise GADEt, La variation sociale..., op. cit., p. 63.

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que partage de formes. La communauté devient communauté d’appartenance lorsque les usagers répartissent les locuteurs en « nous/eux », selon une emblématisation des groupes (emblème pour les uns, stigmate pour les autres), qui leur permet de se reconnaître en se distinguant des autres...»29.

La langue des jeunes est très complexe puisqu’elle s’auto-régule indépendam-ment de la « tradition orale ». Il s’agit d’un « marché franc », régi par ses propres règles, si l’on emprunte la notion des marchés linguistiques de P. Bourdieu30, où les valeurs normatives ne sont pas identiques avec celles du marché dominant. Les jeunes d’un groupe cohésif se créent une sorte de vernaculaire, en faisant le choix d’utiliser tous les niveaux de langue librement en fonction de la situation et de la thématique. Cependant, ceci est un point de vue de sociolinguiste qui ne cherche qu’à catégoriser la langue orale. En France notamment, la médiatisation de ce phénomène et sa trop grande généralisation amène les jeunes à se défendre contre ce classement souvent inapproprié comme le note H. Boyer :

« Les généralités doivent être à éviter pour ne pas déterminer les jeunes dans une sorte d’en-semble qualifiable de « caste » dont pourtant les éléments sont assez hétérogènes par la di-versité des caractères et des états d’esprit »31.

Les psychologues s’accordent sur le fait qu’en vieillissant, le jeune perd de plus en plus sa créativité langagière par rapport à l’âge précoce (où le recours à l’usage normé est moins stable) et à l’âge post-adolescent, le caractère néologi-que s’efface continuellement.

L’adolescence étant surnommée « le tiers monde » entre l’enfance et la ma-turité au niveau psychologique, on s’aperçoit qu’au niveau social, cette étape de la vie est prolongée à l’âge post-adolescent de façon progressive. Compte tenu du chômage, des problèmes pour trouver un logement à un prix modéré, de la so-ciété de consommation et de la place grandissante des loisirs, etc., la jeunesse trouve difficilement des raisons pour devenir indépendante de ses parents et de former sa propre famille avant l’âge de 30 ans32. Corollairement, les contacts dans les groupes de jeunes se prolongent également, ce qui favorise le continuum des échanges verbaux structurés pendant l’adolescence.

Pour les linguistes, c’est aussi une raison de plus pour porter attention à l’ana-lyse de la langue des jeunes.

Délimitation intérieure – critère fonctionnel, diachronique, diastratique et dia-topique

En délimitant l’objet de notre recherche par le critère de l’âge et par les mo-dalités de sociabilité, il est raisonnable d’évoquer à ce propos les particularités

29 Ibid.30 P. BOURDIEU, « vous avez dit... », art. cit., p.103.31 Henri BOYER, « Le français des jeunes vécu/vu par les étudiants », Langage & société, n° 95, 2001,

p. 80.32 En République tchèque, l’âge moyen des mariés a augmenté entre 1990 et 2000 de 22 à 26 ans,

ce qui reste toujours inférieur à l’âge moyen pour la France (environ 30 ans). (Source : Institut national tchèque de la statistique (Český statistický úřad), www.czso.cz)

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d’ordre intra-linguistique de la langue des jeunes. Le premier critère qui se met en place est sa fonctionnalité. L’argot des jeunes (si l’on accepte que la composante lexicale est la plus marquante) sert dans une classe ou dans un groupe de pairs comme un élément d’intégration pour ceux qui savent s’en servir. Il s’avère que le “boss“ de chaque unité relationnelle d‘adolescents est généralement celui qui est le plus éloquent et le plus innovateur au niveau lexical (hormis les cas de primau-té physique violente). L’argot joue donc une fonction intégrante, comme le souligne Marie Krčmová33. La connivence ou bien la complicité entre les membres d’un groupe est affirmée par la mise en relief de connaissances langagières partagées et normées par le groupe. De ce point de vue, il est propice de parler d’un « argot », puisque la fonction conniventielle y prend place avec une importance aussi grande que pour l’argot. Françoise Gadet considère l’expressivité accentuée et figurée chez les jeunes comme « la recherche d’une connivence à travers le dénigrement, l’exa-gération et le rire, tout en permettant de resserrer la cohésion du groupe »34 .

Or, les fonctions identitaire, ludique et cryptique sont également distinctives pour la définition de l’argot sociologique35. nous sommes donc d’avis que la langue des jeunes se caractérise tout d’abord par sa proximité aux argots ou bien aux so-ciolectes (dans leur définition large, non limitée à une seule divergence lexicale). L’argot est souvent défini comme la négation de la norme36. La langue des jeunes s’oppose également à toute normativité officielle. C’est la mise en opposition à la norme et à la langue de la génération de leurs parents par laquelle les jeunes se révoltent contre la conformité qui se propage linguistiquement (les procédés de codage tels que le verlan en France, etc. sont non seulement cryptiques mais ils décomposent les mots en manifestant ainsi leur révolte contre la norme de la lan-gue circulante).

Le deuxième critère étant celui de synchronie dynamique, nous nous rendons compte d’un fort besoin d’actualisation du discours (c’est-à-dire de renouvellement lexical). Ceci favorise l’émergence des néologismes qui, en ajoutant les effets de mode véhiculés surtout par les médias, soit disparaissent précocement, soit abou-tissent à la consolidation d’un mot ou d’un phrasème argotique qui alimente l’argot commun (p.ex. les mots verlanisés, les locutions figées, les emprunts, etc.).

Les jeunes de tous les milieux tendent à nommer les choses ou les faits de façon innovatrice, non-conformiste, choquante, essayent de rafraîchir les thèmes répétitifs en créant des lexèmes nouveaux. Ceci est valable pour la langue des jeu-nes de toutes les générations et c’est donc une des caractéristiques stables, même si son contenu (néologie) est d’une labilité maximale.

Françoise Gadet remarque à ce propos que : « la stratification en âge peut indi-quer un changement en cours, mais peut aussi montrer une évolution en cours de vie, qui

33 Marie KRČMOVÁ, « Funkce slangu » [Les fonctions de l’argot], in: Sborník přednášek ze IV. konfe-rence o slangu a argotu v Plzni 9.-12. února 1988, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 1989, p. 89.

34 Françoise GADEt, La variation sociale..., op. cit., p. 85.35 J.-P. GOUDAILLIER, « De l’argot.... », art. cit., pp. 5-23.36 C’était déjà une idée de P. trost (« Argot a slang », art. cit., p. 241).

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se répéterait génération après génération »37. nous estimons que c’est surtout à partir de ce point stable, répétitif dans l’étude de ce phénomène énormément instable, qu’il faut se poser des questions relatives aux particularités proprement « jeu-nes » ; ils reposent, à notre avis, sur la motivation psychique, qui amène les jeunes à se différencier des autres.

« Se reconnaître et être reconnu » affirme Joëlle Bordet38 à propos d’une quête identitaire des jeunes des cités. nous croyons que ce propos peut être appliquable au psychisme des adolescents en général, quelle que soit leur origine.

Bref, l’adolescence est une période tourmentée dans le psychique des jeunes et ceci se reflète dans la production linguistique par l’intermédiaire de formes expressives, notamment par l‘emphase et par l’intensification39. L’euphémisation ou la dysphémisation, l’ironie, la critique, la fantaisie, l’emblématisation, le ma-chisme, l’exagération, etc. sont les conséquences les plus accentuées qui ressor-tent des états psychiques – parfois disproportionnés – des jeunes dans leur quête d’eux-mêmes au sein de la société environnante.

La langue des jeunes est caractérisée par son caractère oral (à l’exception de la correspondance privée sous forme de mails ou de textos ou semi-privée sous forme de chats) et par une diversité territoriale importante. Le critère diatopique est étudié plutôt dans le milieu tchèque où des variantes dans la flexion notamment permettent de différencier la base dialectale des jeunes40. Dans les productions spontanées des jeunes de Brno, par exemple, nous observons une insertion de la flexion (et de l’accent) appartenant à un dialecte local (aujourd’hui presque dis-paru, mais qui renvoie à l’argot traditionnel de la ville – hantec), exagérée dans les échanges ironiques ou ludiques.

En revanche, en France, les tendances à donner des particularités diatopiques à la langue des jeunes s’arrêtent à la différence lexicale (compte tenu de la super-ficie de la France et de la situation pertinente des dialectes, c’est une tendance tout à fait compréhensible). D’une part, la forte cohésion des groupes de jeunes empêche la transmission des néologismes et contribue à une variabilité lexicale énorme, et d’autre part, les médias imposent l’échange verbal de tous les jeunes et aident à les unifier. De plus, les médias contribuent à la stéréotypisation des jeunes (selon l’appartenance au style de musique, au mode vestimentaire, aux loi-sirs, etc.) qui acceptent volontairement (voir plus haut « groupes référentiels ») de

37 Françoise GADEt, La variation sociale..., op. cit., p. 68.38 Joëlle BORDEt, Les « jeunes de la cité », op. cit., p. 205.39 Cf. Alena PODHORná-POLICká, « Créativité langagière et fonction emphatique dans les pro-

ductions linguistiques spontanées de jeunes locuteurs français et tchèques », in : PEŠEK Ondřej (éd.), XXVIIe Colloque international de linguistique fonctionnelle « Langue et société – Dynamique des usages », Opera Romanica, n°5, České Budějovice, Editio Universitatis Bohemiae Meridionalis, 2004, pp. 71-78.

40 Voir à ce sujet notamment : Slavomír UTĚŠENÝ, « K dnešnímu územnímu rozrůznění řeči našich školáků » [À propos de la stratification diatopique contemporaine du parler de nos écoliers], Naše řeč, 63, 1980, pp. 123-133, ou bien, au niveau lexical : Kateřina RYSOVÁ, Slangový projev mládeže : slovník současné hovorové češtiny [Expression argotique des jeunes : dictionnaire du tchèque parlé contemporain], České Budějovice, Pedagogické centrum České Budějovice, 2003.

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se différencier des autres, y compris par les modes langagiers41. Dans les milieux banlieusards « les jeunes des cités » sont un exemple par excellence de la stéréoty-pisation mutuelle, alimentée par le besoin identitaire dans l’espace interstitiel.

En observant le critère diastratique il est à noter que la variation sociale est beaucoup moins prise en compte en République tchèque qu’en France. Pendant 40 ans, le régime communiste s’est efforcé d’unifier les disproportions entre les couches sociales, y compris au niveau de la « langue de communication ordinaire »42. Compte tenu de la faible différenciation du pouvoir économique et de la faible diversité ethnique43, la variable sociale est plutôt associée au niveau de l’éduca-tion, qui reflète les conditions intellectuelles et donc préalables pour le choix du groupe référentiel de jeunes (on y observe des zones de clivage au niveau du pres-tige entre les lycées traditionnels et les lycées professionnels – en ville, un certain mépris de l’artisanat est plus prononcé qu’à la campagne). La conséquence de ces facteurs extra-linguistiques est qu’en linguistique tchèque, le diaphasique l’emporte sur le diastratique.

En France, au contraire, la tradition variationniste parle de la dépendance so-ciale en termes de choix du niveau de langue. L’identification sociale par le biais des variations phoniques, morpho-syntaxiques et lexicales est plus ancrée dans la conception française, partant de l’idée de français populaire. Dans la langue des jeunes, nous observons la prédétermination sociale par le choix du niveau qui est inconscient, ceci étant modifié par le choix du registre – consciemment, selon le besoin communicationnel/stylistique.

Pour ce qui concerne l’aspect le plus saillant de la langue des jeunes – le lexi-que – la comparaison de deux langues de structure différente (flexionnelle pour le cas du tchèque, analytique pour le français) est de façon générale très convergen-te. L’argot des jeunes et l’argot commun sont étroitement liés et empruntent l’un à l’autre. D’un point de vue sémantico-formel, l’argot des jeunes opère avec des métaphores et des métonymies et avec des procédés formels identiques à ceux de l’argot commun (troncation, resuffixation, etc.). Les thématiques sur le plan lexical sont liées à la vie étudiante et extra-scolaire (problèmes à l’école, dans la fa-mille et dans la vie privée – filles, drogues, divertissement – musique, vêtements, etc.) ce qui correspond en grande partie aux thématiques classiques de l’argot. Or, à la différence de l’argot commun, il apparaît que les jeunes empruntent beau-coup plus aux autres langues (ce qui est un simple effet de mode pour le cas des anglicismes dans les deux pays).

41 cf. Anne-Caroline FIÉvEt, Peut-on parler d’un argot des jeunes ? Analyse du lexique argotique employé lors d’émissions de libre antenne sur Skyrock, Fun Radio et NRJ, thèse sous la direction de Jean-Pierre Goudaillier, Université Paris Descartes, 2008, pp. 25-32.

42 Heureusement, à la différence de l’Union soviétique et d’autres pays ex-communistes, les linguis-tes tchèques ont pu étudier « les niveaux bas » de la langue sans persécutions – grâce aux initiati-ves de L. Klimeš qui organisait des conférences sur l´argot à Plzeň depuis la deuxième moitié des années 1970, (voir à ce propos supra §2.1).

43 Ceci change depuis l’arrivée du capitalisme, en 1989, de manière progressive : on voit apparaître des couches de « nouveaux riches » et de très pauvres ; le pays devient petit à petit la cible de l’immigration, tandis que la seule ethnie importante et peu assimilée était auparavant celle des tziganes).

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3. Perspectives de recherche

Le présent chapitre donne un aperçu général à propos des pistes de recherche relatives à la production spontanée des jeunes. L’approfondissement pratique de ces réflexions théoriques devrait alors s’orienter, suite à la comparaison des cor-pus de terrain dans les deux pays, surtout vers la traduction d’œuvres littéraires, de films, etc. qui puisent dans la langue des jeunes. Ces supports oraux et écrits, destinés aux jeunes ou reflétant la situation actuelle de cette génération, devraient donc servir en stylistique comparée franco-tchèque44. Les perspectives de recher-che dans ce domaine reposent, à notre avis, sur plusieurs axes catégoriels : en lexicologie, il s’agira d’observer et de décrire les tendances évolutives par le biais de mini-enquêtes répétitives dans l’esprit de la synchronie dynamique ; en socio-linguistique, les fonctions de l’intensification du discours et de la violence ver-bale seront notamment analysées et, pour cerner la macro-structure langagière, il s’agira de progresser dans les recherches en morpho-syntaxe et en phonosty-listique. notre ouvrage n’aura pour objectif que l’étude du niveau lexical de la production langagière des jeunes, vu l’ampleur envisagée.

nous pensons également à l’intégration de la notion d’argot des jeunes dans l’enseignement du F.L.E. Apprendre le français moderne, l’argot de ses contem-porains en France, est souvent ce qui motive le plus les jeunes étudiants tchèques pendant les cours de langue française. Joindre la théorie lexicologique, sémanti-que, sociolinguistique ou autre avec des exemples néologiques « branchés » parmi les jeunes45 peut être une stratégie pour intéresser les jeunes aux problèmes de la linguistique générale.

44 Le travail colossal de Jan ŠABRŠULA, Jitka SvOBODOvá (Problèmes de la stylistique comparée française-tchèque et tchèque-française, Praha, SPn, 1986) pourrait ainsi être complété par les niveaux de langue « non prestigieux ».

45 L’Internet offre un certain nombre de tentatives didactiques intéressantes, notamment l’exploi-tation lexico-sociolinguistique des chansons de rap (voir p.ex. http://www.appt.pt/ documentos/doc%20gyneco.doc)

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cHaPiTre 4 : SiTuaTion SociolinGuiSTiQue – inTroducTion à la coMParaiSon franco-TcHÈQue

Il nous semble important, avant de parler des résultats de l’enquête, de dé-crire les particularités sociolinguistiques qui influencent les milieux de notre re-cherche, à savoir les situations sociolinguistiques à Brno en République tchèque, à Paris et à Yzeure (Allier) en France.

Les productions langagières des jeunes observés sont indéniablement à pren-dre en compte en fonction des milieux d’où ces jeunes proviennent, le facteur géographique jouant un rôle primordial dans tout comportement linguistique. Dans ce chapitre, nous essayerons de dévoiler les spécificités régionales sur un plan sociolinguistique et lexical.

En République tchèque, la situation assez égalitaire jusqu’à aujourd’hui et tout à fait homogène sur le plan ethnique ne nécessite pas le choix de deux ter-rains d’enquête pour une comparaison sociolinguistique.

Pour le milieu français, en revanche, une comparaison socio-ethno-économi-que apportera des résultats linguistiques intéressants et c’est pourquoi, la varia-tion diatopique est prise en compte dans la recherche.

L’urbanité est souvent mise en relief dans les travaux sur les sociolectes des jeunes comme une condition d’émergence de certaines formes linguistiques, ce que nous allons observer en comparant trois milieux distincts, à savoir une métro-pole, une ville de taille plutôt importante et une petite ville en milieu rural.

1. le hantec – l’argot de Brno, représentant linguistique d’une ville

Avec 376 269 habitants selon le recensement de 2001 (ou bien 437 007 habi-tants si l’on y ajoute son agglomération)1 – soit plus d’un demi-million d’habitants – Brno est la deuxième plus grande ville de la République tchèque. Elle se situe à 200 km au sud-est de la capitale Prague, à 120 km au nord de vienne, capitale de l’Autriche, et à 120 km au nord-ouest de Bratislava, capitale de la Slovaquie. Brno est le centre commercial, industriel, culturel et intellectuel de toute la Moravie. Plus spécifiquement, la Moravie du Sud est une région très diversifiée linguisti-quement compte tenu de ses nombreux dialectes, ce qui s’oppose à la situation linguistique relativement homogène de la Bohême. Les Moraves se distinguent facilement des autres tchèques par leurs traits phonétiques et morphologiques qui tendent de manière plus ou moins évidente vers la langue slovaque. C’est surtout grâce à cet aspect territorial et diatopique qu’a émergé dans cette région

1 Source : Institut national tchèque de la statistique (Český statistický úřad), www.czso.cz.

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un idiome exclusif, également conditionné historiquement par une situation bi-lingue. Bref, un argot spécifique à Brno, appelé « hantec »2.

La reconnaissance d’un habitant de Brno est quelque chose d’extrêmement im-portant pour tous les Brnois de naissance. Cette identification est accrue par la rivalité traditionnelle de Brno envers son opposant le plus important : Prague. Pour affirmer son identification locale, on se sert d’une « stylisation » linguistique plus ou moins consciente en utilisant le lexique particulier du hantec3.

Dans ce chapitre, nous allons donc essayer d’analyser les substrats, les formes et les conséquences sociolinguistiques de ce langage qui englobe à la fois une fierté envers la ville et le désir d’une originalité et d’une expressivité dans le dis-cours. Ce désir d’originalité est parfois considéré comme trop excessif et stigmati-sant quand on parle cette forme argotique en dehors du réseau de communication approprié.

Les traits argotiques dans le discours servent comme une marque d’identifi-cation des locuteurs avec un groupe social. Dans une ville aussi grande que Brno, la situation linguistique est assez difficile à décrire d’une manière objective, car le nivellement social de la ville et la migration de populations de régions aux dialectes différents qui viennent de toute la Moravie et même d’ailleurs, n’offrent pas des conditions de communication homogènes sur le plan diastratique, même si les 40 ans du communisme ont contribué à effacer « les accents populaires ». Le peuplement urbain étant trop diversifié par ses origines pour établir un proces-sus d’identification avec un dialecte régional autochtone, les locuteurs communi-quent par l’intermédiaire de plusieurs formes plus ou moins mélangées qui sont baptisées « parler urbain » (městská mluva)4. Cependant, l’utilisation d’une forme mixte est assez distinctive pour permettre de classer le parler d’un Brnois, mais elle ne l’est pas suffisamment pour donner à ses locuteurs un sentiment d’identi-fication à cette norme peu singulière.

De l’argot du « plotna » au « hantec » – évolution sociolinguistique

Au cours des quatre ou cinq dernières décennies, par l’intermédiaire des jeu-nes mondains et des artistes, certains Brnois se sont identifiés linguistiquement à travers le hantec au langage d’un groupe social disparu. C’était une identifi-cation essentiellement lexicale sur la base vernaculaire d’un parler populaire. Il est intéressant d’observer comment un groupe social disparu peut jouer un rôle linguistique dans la continuité et la persistance inter-générationnelle. Le groupe social en question s’appellait « Brněnská plotna » (lit. « fourneau de Brno ») ou sim-

2 Ce mot est issu de la resuffixation du terme linguistique hantýrka = jargon, argot (voir sa définition supra § 2.1) par un suffixe argotique spécifique de Brno –ec.

3 L´une des manifestations de cette rivalité, à travers la langue argotique, peut être perçue, par exemple, par le fait que, sur les voitures immatriculées à Prague, les propriétaires qui sont nés à Brno indiquent grâce à une affichette : Já nejsem z Prahy, já su z Brna = « Je ne viens pas de Prague, j’suis de Brno » (où le ´su´ est une dérivation régionale typique).

4 Pour sa description pour le cas de Brno, voir : František SVĚRÁK, Brněnská mluva [Le parler de Brno], Brno, Univerzita J.E. Purkyně, 1971 ou bien Marie KRČMOVÁ, Běžně mluvený....., op. cit.

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plement « Plotna » et était formé des couches les plus marginales de la société5. Il connut son apogée avant la création de la République tchécoslovaque, c’est-à-dire aux environs des années 1910 ou encore 1920, mais il n’a disparu définitivement qu’après la deuxième guerre mondiale et après l’établissement du socialisme éga-litariste.

La renaissance de l’argot disparu du plotna dans le parler des jeunes date pro-bablement du début des années 1960. Dans deux mémoires de fin d’études de 1966 et 19696 que nous avons pu consulter, le terme « hantec » ne figure pas en-core, mais il est évident que cette génération de jeunes a mis à la mode cet argot retrospectif, correspondant au code linguistique du niveau inférieur de la société. L’argot du plotna s’est répandu parmi les jeunes Brnois grâce aux copies des tex-tes stylisés artificiellement afin d’atteindre une cryptisation et une expressivité maximales.

D’une façon parallèle, les jeunes « littéraires » ont toujours créé de nouvelles variantes sur les mêmes histoires vécues (généralement sur les thèmes de la vie plus ou moins extraordinaire des membres du plotna). On peut donc remarquer une sorte d’œuvre folklorique et ludique écrite, et diffusée parmi les jeunes, qui a porté son intérêt sur un štatler, copie moderne du plotňák (ancien membre du plo-tna) adoré et mystifié (par modification de l’allemand der Städter qui signifie « ci-toyen », ici compris comme « citoyen de Brno »).

Le lexique et la sémantique se sont inspirés du livre de O. Nováček Brněnská plotna7, qui décrit, outre le vocabulaire, la vie et les coutumes des membres du plotna. En ce qui concerne le lexique du plotna, il était ciblé sur les domaines tradi-tionnellement argotiques comme l’argent, le travail et le chômage, les femmes, le sexe, l’alcool et les autres distractions mondaines. L’identification des jeunes des années 1960 avec cette couche marginale s’est effectuée surtout grâce à la mode pour une vie anti-conservatrice, opposée à la société conformiste.

Sous le communisme, malgré un grand assouplissement du régime durant la deuxième moitié des années 1960, les perspectives pour les jeunes n’étaient pas très brillantes. Cet argot a donc rejailli des ténèbres de l’oubli pour être le sym-bole de la révolte et du désir d’originalité de la jeunesse de l’époque. Les textes de Nováček et la renaissance spirituelle du plotna ont surtout été repris par les jeunes intellectuels et par leurs amis artistes qui ont commencé à créer, eux-mêmes, leurs propres locutions et lexèmes tout en respectant les règles de dérivation et l’accent d’« Alt-Brünnerisch » (cf. infra). Des expressions familiales d’Alt-Brünnerisch ont été

5 Le mot plotna, qui signifie en tchèque « fourneau », a été inspiré, par attraction paronymique, par les « Plattenbrűder » (appelés également « Wiener Strizzi »), équivalents viennois des Apaches parisiens (en allemand « die Platte » signifie « une planche », et peut être comparé avec l´adjectif « plat » en français).

6 Magda FISCHEROvá, Hantýrka brněnské mládeže [La parlure argotique des jeunes de Brno], Mémoire de Master sous la direction d´Antonín Vašek, Brno, FF UJEP Brno, 1966 et Ladislav vALIHRACH, Mluva brněnské mládeže [Le parler des jeunes de Brno], Mémoire de Master sous la direction de Milan Jelínek, Brno, FF UJEP Brno, 1969.

7 O. NOVÁČEK, Brněnská plotna, op. cit.

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insérées, car le lexique du plotna achevé et conservé pour toujours, n’était pas suffisamment riche pour les besoins expressifs des jeunes.

Si l’on analyse les lexèmes chez O. Nováček et dans les autres recherches sur ce thème (mémoires de fin d’études, vocabulaires de P. Jelínek8, etc.), on s’aperçoit qu’à l’origine, à peu près 300 mots sont issus de plusieurs générations du plotna.

À la différence des membres du plotna, survivant surtout dans les zones pé-riphériques de Brno (sauf la gare centrale, appelée « Rola » en hantec), les jeunes « štatlers » se sont réunis dans le centre-ville pour s’y divertir et pour parler hantec avec leurs copains. Le lieu de scuk = « rendez-vous, rencontre », véritable centre de la jeunesse était (et c’est valable aussi de nos jours) la rue la plus animée de Česká (« rue tchèque », Čára en hantec) et, en été, přehrada (« lac de barrage » de Brno), en hantec appelé Prígl.

La fréquentation de ces endroits et de plusieurs autres lieux de la culture et du divertissement faisait le prestige du štatler qui devait, bien sûr, maîtriser le vo-cabulaire fleurissant et incessamment renouvelé du hantec. Aujourd’hui, on parle plutôt de štatlař9 et le mot štatl (« ville », de l’allemand die Stadt) est limité aux rues les plus animées du centre-ville.

Substrats linguistiques à Brno

Pour bien comprendre le terme englobant de hantec d’un point de vue linguis-tique, il ne faut pas négliger deux facteurs de son substrat : à la fois la présence des germanismes dans la langue usuelle non argotique et la situation dialectale globale de Brno.

Pendant des siècles, Brno a été une ville bilingue, où l’ethnie tchèque s’enten-dait paisiblement avec l’ethnie allemande, cela jusqu’à la deuxième moitié du 19e siècle. Dans ce milieu, un langage typique des bourgeois, dont on avait échangé le lexique entre les deux ethnies, émergeait. Les lexèmes basés sur l’allemand autrichien s’infiltraient dans le parlé des citadins à tel point que l’on entendait parler d’un îlot germanique de Brno, même si les deux langues coexistaient sans la soumission sociale du tchèque comme c’était souvent le cas dans les régions de Bohême à l’époque de la germanisation progressive. Cette forme de langue est appelée « starobrněnština » (« le vieux (dialecte) brnois »), mais la dénomination al-lemande – « Alt-Brünnerisch » est plus fréquente dans les travaux linguistiques sur Brno et, vu le nombre de germanismes, il nous semble qu’elle est mieux ajustée par rapport à son objet. Il nous manque des descriptions analytiques ainsi que le matériel authentique de cette époque mais pourtant, ce phénomène linguistique est bien repérable grâce aux mémoires de vieux citoyens et grâce à des stylisations littéraires ultérieures. Marie Krčmová10 rappelle que plus de 900 lexèmes d’Alt-

8 Pavel ČIČA-JELÍNEK, Štatl, Brno, Rozrazil, 1996 (3e éd., 1ère éd. 1991). 9 Resuffixation avec un suffixe masculin tchèque fréquent – ař.10 Marie KRČMOVÁ, « Brněnská městská mluva – odraz kontaktů etnik » [Le parler urbain de Brno

– reflet des contacts interethniques], in: Sborník prací Filosofické fakulty brněnské univerzity, Brno,

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Brünnerisch ont été retenus, sans compter de nombreuses dérivations qui ont été créées grâce à la riche morphologie tchèque11. Cependant, on peut estimer que la taille de ce lexique était beaucoup plus grande à l’époque du contact quotidien des deux ethnies.

En plus de ce vocabulaire typique pour les Brnois, toutes couches sociales confondues, il existait également un jargon professionnel dérivé des racines alle-mandes qui nous laisse des traces, même à l’époque actuelle. Dans la région de Brno, il est important de remarquer également un fait phonétique, à savoir un changement de timbre, dû à l’approximation des bases articulatoires du tchèque et de l’allemand. Il s’agit surtout de l’antériorisation du á (le phonème /a:/) qui se réalise avec un timbre qui tend vers un ó [o:] et de la fermeture de e et de i.

Vers la fin du 19e siècle, l’allemand renforce son rôle de langue de la commu-nication officielle et les efforts d’anti-germanisation débouchent, en 1918, sur la création de la République tchécoslovaque indépendante. Dans ce processus de reprise linguistique nationale, ce lexique a perdu sa place dans la communication publique tchèque auprès de la couche moyenne des Brnois et a été réservé à une utilisation purement familiale.

Mais il ne faut pas classer ce lexique dans le même groupe que l’argot du plo-tna, même si ses membres en marge de la société urbaine l’utilisaient, eux aussi, fréquemment. P. trost 12 prend l’exemple de la substitution : u onkla (de l’alle-mand der Onkel, décliné en accusatif) vs la forme sans emprunt u strýčka = « chez l’oncle », comme le témoignage d’un bilinguisme où les lexèmes allemands et tchèques ont alterné comme tautonymes sans le contexte argotique ou stylistique-ment marqué. De plus, les honnêtes citoyens ont refusé le contact avec toutes les marques « d’autrichienneté ». Leur lexique conservé (parfois grâce aux descrip-tions linguistiques du plotna) et réutilisé dans le hantec s’est restreint aux domai-nes de la vie quotidienne urbaine et familiale13.

En ce qui concerne le substrat dialectal, Brno s’étend sur une zone qui se trou-ve à l’intersection de trois sous-dialectes qui appartiennent à un interdialecte de Haná, appellé « hanáčtina », dont le vrai centre se situe dans le triangle des villes de Moravie centrale: Olomouc – Přerov – Kroměříž. La sous-branche du « dialecte de Brno » est rangée dans le groupe des dialectes occidentaux de Haná, qui se caractérisent d’une part sur le plan phonétique, surtout par le vocalisme – rac-courcissement des voyelles longues en position interconsonnantique14, et par le conson-

Masarykova univerzita, A41, 1993, p. 81. 11 Par exemple : lifrovat = « envoyer, faire dégager » : de l’allemand liefern > par la préfixation zalifro-

vat = « amener », dolifrovat = « ramener ; emmener », etc.12 Pavel TROST, « K slovníku brněnské mluvy » [À propos du vocabulaire du parler de Brno], Naše

řeč, 56, 1973, p. 182.13 Citons : cálovat = « filer du fric », de l’allemand bezahlen = « payer » ou bien šprechtit = « tchatcher »,

de l’allemand sprechen = « parler », šprajcovat = « bloquer, caler », de l’allemand spreizen = « éten-dre, écarter », entre autres.

14 Par exemple : rána > rana = « un coup ; une blessure », kůň > kuň = « un cheval », rýt > ryt = « bê-cher », etc.

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nantisme – changement de št > šč (p.ex. ešče au lieu de ještě = « encore »15, češčina au lieu de čeština = « le tchèque », etc.), et d’autre part sur le plan morphologique – omission de –nu- dans la conjugaison des verbes au passé du type tiskne = « il imprime »16.

On remarque aussi des traits communs avec l’interdialecte hanáčtina17 com-me l’apparition de v- et h- prothétique18 et la disparition de j- initial (cf. supra), les changements systématiques de la diphtongue ou > ó [o:], et de ý ou ej (qui est une forme très fréquente dans le tchèque commun et également dans l’interdialecte de Brno) -> é [e:], et la palatalisation en position finale19.

Dans la morphologie, les écarts sont également très marquants: dans la décli-naison, on voit apparaître un suffixe –ma/-ama20 dans l’instrumental du pluriel; dans la conjugaison, la 3e personne du pluriel du présent se finit par –ó/-ajó/-ijó21, le verbe « être » est conjugué spécifiquement: su, seš, je, sme, ste, só (au lieu de: jsem, jsi, je, jsme, jste, jsou) et la forme verbale de la 2e personne du singulier du passé est raccourcie et se finit par –s22.

Il n’est pas question ici d’observer tous les traits spécifiques du dialecte de Brno, mais nous allons observer comment le hantec utilise ce dialecte pour sa créa-tion linguistique. Dans le contact multidialectal et par la diffusion des médias, le tchèque commun, de plus en plus dépourvu de dialectalismes, prend une place plus importante dans le parler contemporain de Brno. Les générations les plus anciennes et les gens de la campagne parlent encore ce dialecte original mais les tendances urbaines font que ce dialecte gagne, par certains de ses traits, un statut expressif et ne s’intègre plus que dans le parler argotique du hantec avec des va-leurs affectives.

Emprunts et procédés sémantico-formels du hantec actuel

nous avons déjà mentionné le rôle important des germanismes. Chez les Brnois, la connaissance au moins passive de l’allemand est généralement présup-

15 La chute de j- en position initiale est un trait caractéristique du tchèque commun (obecná čeština). Pour aller plus loin, voir Marie KRČMOVÁ, « Čeština obecná », pp. 81-82, in: P. KARLÍK et al., Encyklopedický..., op. cit.

16 Par exemple : tiskl, pohl, zatl au lieu de tisknul = « il a imprimé ; serré ; pressé », pohnul = « il a bougé ; poussé », zatnul = « il a serré (les dents, les poings) ; il s’est crispé », etc.

17 Marie ŠPIČKOVÁ, « Skupina nářečí středomoravská », pp. 399-401, in: P. kARLík et al., Encyklopedický..., op. cit.

18 Prenons pour exemples : von au lieu de on = « il ; lui », vokno au lieu de okno = « une fenêtre ».19 Comme c’est le cas de : kameň au lieu de kámen = « une pierre », kulňa au lieu de kůlna = « un entre-

pôt », host’ au lieu de host = « un invité », etc.20 Par exemple : sósedama au lieu de sousedy = « (avec des) voisins », etc.21 Citons : mažó, volajó, dojijó au lieu de mažou = « ils effacent ; ils tartinent », volají = « ils appellent »,

dojí = ils traient, entre autres.22 On peut citer l’exemple de : nechals, udělal sis au lieu de nechal jsi = « tu as laissé » , udělal jsi si =

« tu t’es fait, fabriqué qqch ».

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posée compte tenu de la proximité de l’Autriche et des activités commerciales avec les voisins autrichiens.

Paradoxalement, cette connaissance, au moins passive, a subsisté même pen-dant le communisme, à l’époque de la construction du rideau de fer, car les gens se sont informés sur les événements relatifs aux pays capitalistes par l’intermédiaire de la télévision autrichienne qui était bien captée à Brno. Le désir d’expressivité de l’argot a toujours exigé de nouveaux lexèmes et comme la tradition des emprunts à l’allemand était assez connue et permettait donc de les déchiffrer facilement, on a fait naître de nouvelles adaptations des emprunts à l’allemand.

De manière moins traditionnelle, il y a également beaucoup d’anglicismes dans le hantec actuel, transcrits phonétiquement en tchèque23. D’un côté, leur position est menacée, car, parmi la génération la plus jeune, la bonne maîtrise de l’anglais empêche les argotiers de prononcer les hybrides lexicaux comme c’était souvent le cas chez les argotiers plus âgés. D’un autre côté, ces emprunts sont renforcés dans le hantec des jeunes, car la méconnaissance de l’anglais par la génération de leurs parents peut renforcer la fonction cryptique des emprunts resuffixés.

Les emprunts à d’autres langues ne sont pas très fréquents sauf les slova-quismes et les mots d’origine tzigane. Comme la République slovaque a formé, jusqu’en janvier 1993, une partie de la tchécoslovaquie, les échanges entre Brno et Bratislava étaient très fréquents, encouragés par la proximité dialectale. Grâce aux Slovaques vivant à Brno ou bien, plus probablement, grâce aux échanges du lexique argotique par le biais de l’argot militaire à l’époque de la tchécoslovaquie unifiée, le hantec a infiltré quelques mots expressifs24. Or, quelques exceptions mises à part, ces emprunts perdent de leur importance chez les jeunes qui, depuis la séparation (et depuis l’abolition du service militaire obligatoire), comprennent de moins en moins le slovaque.

La situation des mots tziganes est un peu différente. Certaines expressions d’origine tzigane25sont bien connues et souvent employées, mais les utilisateurs n’ont généralement pas conscience de leur origine (ce dont témoignent nos inter-views auprès des étudiants de Brno). Les communautés tziganes forment à Brno des enclaves plus ou moins fermées et socialement défavorisées, mais un certain nombre de lexèmes, qui jouent surtout un rôle cryptique, apparaissent dans l’ar-got de la communauté majoritaire tout en restant assez opaques.

Passons aux procédés morpho-syntaxiques dont certains traits sont récurrents et/ou identitaires pour les locuteurs du hantec. En ce qui concerne la dérivation, le hantec privilégie, entre autres, quatre suffixes nominaux : -na, – ec, -oš, -as ainsi que le suffixe verbal –čit.

23 Par exemple : su redy = « j’suis ready (prêt) », spešl = « special,-e », bas = « un bus », etc.24 Citons : cikat = « pisser », (to je) jasnačka = « ça le fait ! », slopat = « tiser », entre autres.25 Prenons pour exemple : love (ou sa variante resuffixée lováče) = « le fric », čórovat = « chourer /

voler » ou chálka = « la bouffe ».

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Le suffixe –na s’applique aux noms féminins (–ny au pluriel), généralement au tronc germanique26, mais également, par métaphore, aux racines tchèques27. On utilise souvent le suffixe – na pour la substantivation des verbes pour expri-mer le caractère de personnes, même au masculin28. Dans les générations plus jeunes, ce suffixe entre en concurrence avec d’autres, ayant un caractère synony-mique : -la (ou –le au pluriel)29, éventuellement -ba (qui exprime plutôt l’action que l’objet)30.

En ce qui concerne le suffixe des noms masculins -ec, il est encore très produc-tif de nos jours et il est essentiel pour la création des toponymes argotiques – les argotoponymes (cf. supra). La toponymie des quartiers et des lieux de rencon-tre à Brno est extrêmement riche et on estime que deux tiers de ces argotopony-mes portent le suffixe –ec : par exemple Augec, Oltec, Rotec, Rivec, Šrajbec, Výstec, etc.31.

Les suffixes masculins –ec et –ál sont très fréquents dans la resuffixation ex-pressive des abréviations32. Les noms masculins portant les suffixes fréquents en hantec, à savoir : –ec, -oš33, -as, etc. sont également fréquemment utilisés parmi les jeunes dans les surnoms34.

Quant au suffixe verbal le plus typique, -čit, qui provient des dialectes mora-ves, il était fréquemment utilisé pour la resuffixation des emprunts à l’allemand35, mais de nos jours, il cède, par analogie, la place à d’autres suffixes tchèques avec lesquels il est en concurrence (à l’exception de quelques verbes plus récents qui réutilisent ce suffixe36).

26 Par exemple : hercna = (arg.) « un cœur » (de l’allemand das Herz), (je) kaltna ! = « ça caille ! » (de l’adjectif allemand kalt), rychna = (arg.) « la puanteur » (du verbe allemand riechen = « exhaler ; sentir »), etc.

27 Prenons pour exemple : chrupna = « le dodo / le sommeil », du mot tchèque chrápat = « ronfler », etc.

28 On peut citer l’exemple de glgna = « un buveur » (du mot argotique glgat = « tiser »).29 Citons : betla = « un pieu », chrchla = « une bécane », óryngle = (arg.) « des boucles d’oreille », entre

autres.30 Par exemple : kalba = « une teuf » (= là, où on boit beaucoup) < action de « tiser », hulba ou kuřba =

« bédaver ; cloper » < action de « fumer », etc.31 Šrajbec est un calque ludique du quartier Pisárky dont le nom rappelle písař = « un scribe » (en al-

lemand der Schreiber), donc un exemple de faux-germanisme avec une fonction cryptique. notons encore la présence du suffixe –ál : Semál, Favál pour les micro-toponymes argotiques.

32 Par exemple : kulec = (arg.) « un billard (jeu) » < kulečník (idem), alkec = « la tise » < alkohol = « l’alcool » ; benál = (arg.) « l’essence / le carburant » < benzín (idem), nemál = « l’hosto » < nemocnice = « l’hôpital », etc.

33 Prenons pour exemple : puboš = « un ado » < puberťák (expression familière pour « un pubescent »). Le suffixe -oš est modifié du suffixe –ouš (diminutif), qui a évolué en –óš (en dialecte de Haná) et puis –oš (par raccourcissement typique de Brno ; parfois alternants: par exemple teplóš vs teploš = « un pédé »), mais dans le contexte d´abréviation et de dépréciation plutôt que de diminution.

34 On peut citer des surnoms de nos amis – Marťas, Pingvoš, Kuchál, Pokec, etc. 35 Citons rauchčit = « bédaver ; cloper », de l’allemand rauchen = « fumer » ou zmerčit = « griller qqn,

repérer qqch », de l’allemand merken = « remarquer, s’apercevoir de qqch », entre autres.36 Par exemple : kopčit = « (poly)copier », etc.

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La métaphore37 et la métonymie sont également fréquentes. La métonymie se présente comme un procédé lexicalement plutôt instable. Beaucoup d’expres-sions sortent de l’usage, suite aux changements politiques38, d’autres, souvent des antonomases (sous l’influence des programmes télévisés), sont des réactions momentanées qui ne survivent que quelques mois39. Pour conclure, notons que pour nommer les Français, le hantec se sert de différentes modifications du nom František (par exemple Frantík, Fanóš) – qui est un équivalent tchèque du prénom François – ceci à des fins crypto-ludiques.

Rôle des médias à l’époque actuelle

nous avons montré que les jeunes, les intellectuels et les artistes se sont en-thousiasmés dans les années 1950 – 1960 pour l’argot du groupe social appelé plo-tna. Ce sont des bohèmes, surtout autour du théâtre glorifié de Husa na provázku (« L’oie sur le cordon ») qui, à partir des années 1970, ont commencé à présenter le lexique expressif du hantec au grand public national par l’intermédiaire de la télé-vision. Il s’agissait d’un geste de fierté pour leur ville, une opposition à l’influence de Prague dans le domaine culturel.

Cette démonstration patriotique par le biais d’une forme linguistique parti-culière a été bien accueillie par les jeunes de leur génération. Or, cette dernière est maintenant arrivée à l’époque de la liberté de parole et à l’âge où elle possède la renommée et les moyens financiers nécessaires pour publier des œuvres en hantec. Récemment, on a vu apparaître de petits livres comportant des histoires fantaisies ou des chansons hyperstylisées en argot, accompagnées, en annexes, d’un vocabulaire nécessaire pour le déchiffrage, comme le livre Štatl ou Velká kniha hantecu40, entre autres. Pour les jeunes d’aujourd’hui, cette commercialisa-tion et médiatisation du hantec conditionne le fait qu’il ne ressentent plus leur argot moderne comme étant proche du hantec, parce qu’ils se sentent exclus de ces stylisations exagérées, qu’ils ne comprennent que partiellement, bien évidem-ment (nous allons expliquer les causes de ce phénomène infra §7.5). Suite à une telle vulgarisation du hantec, certaines locutions deviennent compréhensibles au

37 On peut prendre pour exemple les métaphores pour le mot « tête » (en tchèque standard hlava) qui sont basées, tout comme en français, sur la ressemblance de forme et/ou de contenu : bedna = « une caisse », budka = « une cage (pour les oiseaux) », dózna < dóza = « un bocal » (resuffixation argotique en –na, cf. supra), palica = « un maillet », škopek = « un baquet », glóbus = « un globe », kula = « une boule », kuželka = « une quille », dont, notamment, la métaphore végétale : dyňa = « une citrouille », květák = « un chou-fleur », řepa = « une betterave », tykva = « une courge », makovica = « une capsule de pavot », etc. Notons que la plupart d’entre eux sont modifiés par le dialecte de Brno : -a final apparaît dans kula, makovica, palica, tykva (par rapport au standard « koule, makovice, palice, tykve ») pour renforcer la métaphore en tchèque commun qui est devenue moins expressive du fait de sa haute fréquence d’emploi).

38 L’expression Smetana, par exemple, pour désigner l’ancien « billet de 1000 couronnes » avec le portrait d’un illustre compositeur, Bedřich Smetana a été oubliée avec l’arrivée de nouveaux billets de banque

39 Le sigle CI 5, par exemple, pour désigner la « police » en référence à une série policière anglaise Les Professionnels, etc.

40 P. ČIČA-JELÍNEK, Štatl, op. cit. ; Pavel KOPŘIVA, Pavel ČIČA-JELÍNEK, Petr DVORNÍK (éds.), Velká kniha hantecu [Le Grand livre du hantec], Brno, Ft Records, 1999.

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niveau national. Les traditionnels argotiers de Brno proclament que la fonction cryptique est menacée : mais est-elle le trait le plus saillant de l’argot ? – cf. supra § 2.2 et 2.3).

Les jeunes actuels dont nous avons pu enregistrer les commentaires épilin-guistiques perçoivent le hantec généralement selon deux angles : soit comme un argot « vendu », lié à la génération des bohèmes des années 1960 et 1970 qui le médiatisent, soit comme un continuum argotique de la ville – ces jeunes parlent le même hantec que leurs parents, mais c’est un hantec qui a logiquement, comme tout argot, évolué dans le temps. En revanche, on peut estimer que ceux qui créent ces textes stylisés, entièrement écrits en hantec, ne perçoivent pas le parler des jeu-nes Brnois comme un descendant de « leur hantec », parce qu’il commence à conte-nir plus d’anglicismes et parce que le détournement des jeunes du dialecte de Brno vers le tchèque commun est assez progressif. Les tendances à l’unification vers le tchèque commun (due aux médias et à la migration) dans le milieu urbain contribuent au fait que le dialecte original de Brno gagne son rôle expressif dans le hantec actuel.

Une autre conséquence diatopique d’une telle pénétration du tchèque com-mun à Brno est que les créateurs des textes stylisés en hantec utilisent le dialecte de Haná de façon exagérée – c’est-à-dire sa forme encore plus centrale que celle de Brno (en reprenant les traits morphologiques de la région d’Olomouc, par exem-ple). Ils soulignent ainsi l’expressivité et leur dégoût de l’imposition pragoise au détriment du « tchèque commun du type morave » et ceci est donc manifesté par un retour vers ses origines dialectales. Le hantec devient alors un moyen d’expres-sivité très fort pour les locuteurs originaires de Brno.

Les « vrais » argotiers du hantec des années 1960 et 1970 se posent souvent la question de ce qui va se produire avec le hantec originel, quand la génération de ceux qui le propagent à travers les publications, les affiches de restaurants, etc. va disparaître.

Cette nostalgie est très proche de celle des « vrais » argotiers parisiens, attachés à l’argot de Bruant. On peut supposer que la fierté énorme des Brnois ne pour-rait certainement pas laisser mourir ce phénomène tout à fait singulier dans le contexte tchèque, mais l’évolution naturelle des pratiques et des représentations linguistiques ne fera qu’aggraver la nostalgie des « vrais » argotiers de jadis.

2. Français contemporain des cités – la culture interstitielle

Le choix de la région parisienne pour les enquêtes sociolinguistiques n’est pas surprenant. Des facteurs tels que l’urbanité, le contact de différentes ethnies, de différentes couches socio-économiques, et autres, favorisent la variation dans le comportement linguistique même si l’on observe de tous petits groupes. La notion de « français contemporain des cités » (FCC), chère à J.-P. Goudaillier, permet de généraliser la situation non seulement dans les banlieues de Paris, mais dans l’ensemble des « cités sensibles » qui se trouvent aussi bien à Paris intra-muros que dans les villes de province.

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L’émergence d’une nouvelle variante de l’argot, généralement liée aux ado-lescents issus de l’immigration, correspond approximativement à l’époque de la construction des grands ensembles à la périphérie des grandes villes de l’Hexa-gone dans les années soixante. Ce n’est que dans les années 1980 que la prise en compte de l’importance sociolinguistique de ce parler émerge. Le problème des banlieues s’aggrave, la société commence à analyser les raisons de ce que l’on ap-pelle « la crise » ou « le malaise de banlieue », y compris la production linguistique autochtone. J.-P. Goudaillier décrit cette évolution ainsi :

« Cette variété de français, que l’on peut désigner par « argot des cités » ou « argot de ban-lieue » [...] a perdu tout d’abord son caractère rural, par la suite toute indexation ouvrière, voire prolétaire, pour devenir le mode d’expression de groupes sociaux insérés dans un processus d’urbanisation »41.

Comme nous l’avons déjà rappelé à plusieurs reprises, l’argot et le milieu urbanisé (pour être plus concret, la ville industrielle) ont toujours été indissocia-bles. Mais dans quelle mesure peut-on parler d’« argot »? Ceci est possible non seulement d’un point de vue fonctionnel et formel, mais également compte tenu des thématiques classiques du vieil argot, telles que la prison, la police, l’argent, le sexe qui y sont encore très présentes, ainsi que des nouvelles thématiques, liées aux problèmes actuels (drogue, chômage, cohabitation des nationalités, entre autres) qui génèrent la néologie argotique.

Pour la description du phénomène dans son ampleur socio-géographique, il nous semble approprié d’emprunter la terminologie de F. trasher de l’École de Chicago42, qui met en relief l’aspect linguistique, ainsi que l’aspect géographi-que. Le parler des jeunes dans les banlieues est donc décrit en tant qu’interstice linguistique et géographique.

Interstice linguistique

Les locuteurs pratiquant l’argot moderne des cités se distinguent des locu-teurs de vieil argot par un trait primordial, qui conditionne les fonctions de leur parler, à savoir le trait ethnique. Les jeunes des cités sont en grande majorité les descendants d’immigrés, le plus souvent d’immigrés maghrébins et africains, originaires de l’Afrique subsaharienne qui est essentiellement francophone. Les grands ensembles regroupent donc une population multiethnique qui est, de plus, défavorisée économiquement. Or, ce n’est pas uniquement le stigmate socio-éco-nomique qui suscite l’émergence d’une variété linguistique propre à ces milieux. La nécessité de communication parmi les immigrés de divers pays d’origine créé une variante de français que Jacqueline Billiez dénomme « le parler véhiculaire inte-

41 J.-P. GOUDAILLIER, « De l´argot traditionnel.... », art. cit., p. 9.42 Repris de Louis-Jean CALvEt, Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine, Paris,

Essais Payot, 1994, pp. 19-33.

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rethnique » 43. Ce dernier est en opposition avec la langue vernaculaire intra-fami-liale et avec le français scolaire.

En effet, ce n’est que la deuxième génération issue de l’immigration qui peut distinguer clairement entre les registres de la langue et tirer ainsi un profit quel-conque de la production argotique. Auprès de ces jeunes, l’interstice linguistique se propage parallèlement avec la quête de leur identité. La production langagière de ces adolescents est donc caractérisée par une double insécurité linguistique: insécurité face à leur langue d’origine et insécurité face à la langue française, la forme standardisée dans l’enseignement scolaire. Pour L.-J. Calvet, ce sont des jeunes :

« entre deux cultures, entre deux langues, celles, minoritaires, de leurs parents (culture qu’ils ne possèdent plus tout à fait, langue qu’ils ne parlent que peu) et celles, majoritaires, de leur pays d’accueil (qu’ils ne possèdent pas encore, ou du moins qu’ils possèdent imparfaite-ment) » 44.

Leur culture adolescente est une culture de révolte. La traditionnelle révolte des adolescents envers la génération des parents se mêle ici avec la révolte envers la culture d’immigration de leurs parents et le désir d’échapper à la marginalisation et avec la nécessité d’être reconnus. Or, le refus de la société majoritaire (alimenté par la stigmatisation et par la diabolisation des banlieues dans les médias) amène ces jeunes à une révolte identitaire, d’où émergent les éléments argotiques, dont le plus représentatif est le verlan – procédé de codage qui a pris la fonction emblé-matique de cette révolte au niveau linguistique.

Dans ces milieux, les adolescents se créent eux-mêmes les normes de leur lan-gue interethnique ; pour celui qui maîtrise bien le vocabulaire argotique, c’est par-fois le seul moyen de valorisation personnelle (par opposition à l’échec scolaire omniprésent).

Ch. Bachmann et L. Basier mettent en relief la fonction initiatique : « C’est la tentation, pour les petits, d’imiter la langue des grands et d’expérimenter le pouvoir qu’elle confère. C’est l’affirmation, par les grands, de leur supériorité sur les petits »45. L’importance de la reconnaissance personnelle au sein même de l’hermétisme de la société, qui seule connaît le mépris et la périphérisation, se manifeste dans la fonction conniventielle, remarquablement prononcée.

Finalement, l’argot des cités se caractérise surtout par sa fonction symbolique, comme le préconise Estelle Liogier : « l’élaboration d’un langage commun est destinée avant tout à cimenter la connivence à l’intérieur du groupe en même temps qu’il exclut

43 Jacqueline BILLIEZ, « Le “parler véhiculaire interethnique“ de groupes d’adolescents en milieu urbain », in : Robert CHAUDEnSOn et al. (éd.), Des villes et des langues. Actes du colloque de Dakar, Paris, Didier Érudition, 1992, p. 117.

44 Louis-Jean CALvEt, « Le langage des banlieues », in : Actes du colloque « Touche pas à ma langue ! [ ?] ». Les langages des banlieues, Cahiers de la recherche et du développement, Marseille, Skholê, nº hors série, 1997, p. 153.

45 Christian BACHMAn, Luc BASIER, « Le verlan: argot d´école ou langue des keums? », Mots, n°8, 1984, p. 172.

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celui qui n’en fait pas partie »46. La crypticité traditionnelle de l’argot se transforme alors en symbolisme revendicatif.

Pour décrire ce phénomène d’affirmation identitaire par le biais d’un langage spécifique, les sociolinguistes reprennent la terminologie de J. Gumperz qui dis-tingue le we code (notre code, notre langue) et le they code (leur code, leur langue) dans la situation de bilinguisme entre une langue dominante et une langue do-minée47. Dans le milieu interstitiel des banlieues françaises, le we code symbolise la langue des jeunes des cités et le they code le français véhiculé par l’école48. L.-J. Calvet rappelle que cette opposition découle de la « recherche d’un code qui soit propre au sous-groupe, d’une langue identitaire donc, d’un we code que l’on tire, par des transformations diverses, du they code face auquel on veut prendre ses distances »49.

Cette mise en œuvre de la construction identitaire dans l’argot des cités n’ex-clut pas les fonctions crypto-ludiques, que nous avons soulignées pour le vieil argot. Or, leur statut y est inférieur et leur rôle n’augmente qu’au niveau intra-groupal. Les réseaux de groupes de pairs forment alors ce que D. Lepoutre sur-nomme « culture des rues »50, source pour la création lexicale de ce groupe social. Jacqueline Billiez ajoute à cet égard que chaque réseau possède ses marques dis-tinctives, mais que :

« les frontières entre les réseaux ne sont pas étanches, ce n’est donc pas la fonction de code secret qui serait prépondérante – on observe même une circulation rapide des expressions – mais la fonction démarcative, une façon de définir et de décliner son identité et de renforcer la cohésion du réseau »51.

Les marques identitaires à l’intérieur du groupe de pairs sont des témoigna-ges de l’honneur et de la réputation (souvent très négative, mais pourtant positive aux yeux des adolescents) qui sont attribués à leur cité.

Une appropriation de l’espace par les jeunes fait émerger, entre autres, des for-mes spécifiques de la toponymie locale, intéressantes à étudier pour un sociolin-guiste. Ces « argotoponymes » peuvent être créés au niveau de micro-toponymes pour les noms des barres et des tours (le 15 < nom d’un bâtiment à 15 étages, cité Inter < nom d’une barre au pied de laquelle se trouvait autrefois un Intermarché, etc.) jusqu’aux dénominations identitaires des villes ou départements (G-bour < Le Bourget, 9.3 [nøf tRwa] < département Seine-St.Denis (93), etc.). Pour ces grou-pes de pairs, leur quartier / leur cité est une référence qui reflète soit leur appar-tenance à la culture des rues (Cité des dealeurs), soit leur exclusion de cette dernière (Cité Bourge)52.

46 Estelle LIOGIER, « Quelles aproches théoriques pour la description du français parlé par les jeu-nes des cités? », in: Argots et argotologie. La Linguistique, vol. 38, fasc. 1, 2002, p. 43.

47 John GUMPERZ, Discourse Strategies, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p.66.48 Cf. L.-J. CALvEt, Les voix..., op. cit., p. 67-72 et Jacqueline BILLIEZ, « Le “parler véhiculaire... »,

art. cit.49 L.-J. CALvEt, Les voix..., op. cit., p. 72.50 D. LEPOUtRE, Cœur de banlieue, op. cit., pp. 27-33.51 Jacqueline BILLIEZ, « Le “parler véhiculaire... », art. cit., p. 123. 52 Exemples tirés de notre D.E.A. sur la toponymie dans la cité des 4000 à la Courneuve (Alena

PODHORná, Toponymie et argots..., op. cit.)

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À la différence de l’argot traditionnel53, l’argot des jeunes des cités emprunte beaucoup aux langues étrangères, surtout aux langues d’origine des jeunes im-migrés (arabe, berbère, wolof, etc.), mais également aux autres langues telles que les parlers tziganes et l’anglais (surtout le vocabulaire des noirs américains par le biais des chansons de rap).

Le lexique du vieil argot y est réutilisé (dans un nombre relativement restreint, mais d’autant plus significatif) avec des glissements de sens fréquents. Les termes du vieil argot servent très souvent comme mots de départ pour la verlanisation, le verlan étant le procédé de codage symbolisant cette nouvelle culture en quête d’identité, tout du moins dans la région parisienne. De même que pour le vieil argot, le niveau syntaxique ne semble pas être touché de manière significative par rapport à la syntaxe du français parlé.

Au niveau phonétique, les chercheurs s’accordent en ce qui concerne quel-ques traits distinctifs du parler des jeunes banlieusards : selon les observations pionnières de D. Lepoutre, c’est avant tout le débit rapide auquel s’ajoute une intonation spécifique qui donne à leur parler une « coloration arabe »54. À ce pro-pos, Estelle Liogier précise que l’accent phrastique remonte de la dernière syllabe sur la pénultième55 et les linguistes marseillais observent une palatalisation des occlusives dentales ([t] et [d]) devant les voyelles d’avant ([i] et [y]) chez les jeunes Marseillais des quartiers nord56. Dans une certaine mesure, à notre avis, cette règle est aussi valable à Paris, mais nous n’allons pas entrer dans ces caractéristi-ques phonologiques et prosodiques, compte tenu de la complexité de la création lexicale.

Interstice géographique

« La banlieue, ça commence là où il n’y a plus de métro »57

C’est déjà dans l’épithète ajoutée à ce parler des « jeunes des banlieues / cités », que le phénomène de restriction géographique apparaît. Selon L.-J. Calvet, la notion d’interstice devrait être comprise « comme lieu de passage culturel, comme lieu de transition »58. En reprenant le diagramme d’E. Burgess59, la banlieue parisienne

53 cf. P. GUIRAUD, L’argot, op. cit., pp. 87-89 et J.-P. GOUDAILLIER, Comment tu tchatches ?, op. cit., pp. 18-22.

54 D. LEPOUtRE, Cœur de banlieue, op. cit., pp. 166-171.55 Estelle LIOGIER, « Quelles aproches... », art. cit., p. 47.56 nathalie Binisti donne pour exemple : Il va me tchuer (nathalie BInIStI, « Les marques iden-

titaires du “parler interethnique“ de jeunes marseillais », in: Louis-Jean CALvEt, Auguste MOUSSIROU-MOUYAMA (éds.), Le plurilinguisme urbain. Actes du colloque de Libreville, Paris, Didier Érudition, 2000, p. 292).

57 Propos d’un jeune dans l’ouvrage d’Évelyne vOLPE, Côté banlieue, Paris, éd. Autrement, 1994, p. 70.

58 L.-J. CALvEt, « Le langage des banlieues », art. cit., p. 153.59 Membre de l´École de Chicago; son diagramme d´une ville idéale repose sur l´idée de cercles

concentriques dont chacun représente une situation socio-géographique particulière en fonction de la distance par rapport au centre-ville. L´espace interstitiel se situe entre le centre-ville et les

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(surtout la Petite Couronne du nord) témoigne de cette fracture géographique : les grands ensembles ont été bâtis sur des terrains vagues enchaînés par les ré-seaux d’autoroutes et de chemins de fer qui rallient le centre-ville avec les péri-phéries résidentielles.

La notion de « banlieue » est non seulement chargée de connotations sociales mais est aussi très ambiguë au niveau socio-géographique. Comme le souligne H. Boyer, l’emploi de l’épithète « banlieue » pour le parler des jeunes défavori-sés est « à la fois restrictive («langage des banlieues ») et peut-être exagérément globa-lisante (« ensemble des banlieues de la région parisienne et même de province ») »60. La charge sémantique du mot « banlieue » dans le contexte des quartiers sensibles est mise en œuvre : « Proximité, HLM, la zone, la banlieue en couleurs, ça me fait penser à triste, indifférence, solitude. C’est être mis au ban, être mis de côté »61.

Dans la même optique, le terme « quartier » prend des valeurs connotatives différentes selon le contexte dans lequel il est utilisé. Pour notre étude, l’épithète « sensible » s’impose. L’expression « quartier sensible » figure néanmoins comme un euphémisme masquant des associations simplificatrices de la part de la so-ciété majoritaire, telles que pauvreté, délinquance, drogue, etc. tout ceci peut être mis en parallèle avec la xénophobie qui se cache sous d’autres épithètes, plus ou moins frustrantes pour les gens de ces quartiers : « défavorisés », « ethniques », « difficiles » et autres.

Pour P. Bourdieu, « la communication entre classes [...] représente toujours une situation critique pour la langue utilisée, quelle qu’elle soit. Elle tend en effet à provoquer un retour au sens le plus ouvertement chargé de connotations sociales » 62.

Comme la notion de « banlieue », le terme de « quartier » est stigmatisant dans le contexte jeune <–> quartier. Sonia Branca-Rosoff analyse les diverses signifi-cations du mot « quartier » en utilisant la terminologie « jeunes des quartiers », ce qui, « selon la presse dans laquelle ils apparaissent, signifie automatiquement jeunes des quartiers « déshérités » ou « dangereux » »63. nous sommes d’accord avec elle quand elle constate que ce sont les journalistes qui, en enregistrant et en adoptant ces usages, contribuent ainsi à leur diffusion stigmatisante.

Les deux notions (banlieue, quartier) sont donc attribuées par euphémisme aux problèmes liés aux grands ensembles. Pour ne pas généraliser cet espace d’in-terstice géographique, nous allons adopter la terminologie « français contemporain des cités » (éventuellement « parler des jeunes des cités » ou « argot des cités »). La com-posante géographique « cité » renvoie donc directement à un espace bien délimité

quartiers résidentiels qui se trouvent dans le cercle excentrique. (Repris de L.-J. CALvEt, Les voix..., op. cit., p. 19).

60 Henri BOYER, « « nouveau français », « parler jeune » ou « langue des cités » ? », in: Henri BOYER

(éd.), Les mots des jeunes. Observations et hypothèses, Langue française, nº 114, 1997, p.10. 61 Évelyne vOLPE, Côté banlieue, op. cit., p. 68. À l´origine, « mettre au ban, bannir » voulait dire

déclarer la déchéance, chasser d´un pays, éloigner d´un lieu, de quelqu´un, exiler, exclure. 62 P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1991, p. 19.63 Sonia BRANCA-ROSOFF, « La sémantique lexicale du mot “quartier“ à l´épreuve du corpus

Frantext (XIIe – XXe siècles) », Langage et société, nº 96, 2001, p. 45.

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à l’intérieur d’un quartier ; la cité étant soit encadrée par de grands ensembles, soit isolée dans un quartier plus résidentiel et donc plus aisée au niveau socio-économique.

On observe une stigmatisation profonde envers ces cités de la part de la socié-té majoritaire, en fonction d’une identification sociale par le domicile. La culture des rues s’établit autour d’une « adresse stigmatisante »64. La frustration linguisti-que émerge alors de la frustration socio-ethno-économique à laquelle s’ajoute la défa-vorisation géographique.

La stigmatisation des habitants des cités de la banlieue parisienne se reflète dans les connotations négatives des référents toponymiques. Les jeunes des cités se trouvent donc dans une situation de révolte, à la fois envers la marginalisation de la société dominante et envers la culture ethnique de leurs parents. Leur seul pays est leur cité, leur quartier et les toponymes qui y figurent ne correspondent pas à la réalité difficile.

Les noms des cités proposés par les promoteurs dans les années 1960, très gais, symbolisant le bonheur de vivre (Cité des fleurs, etc.) ont rapidement pris des connotations ironiques. La langue des jeunes surmonte ces paradoxes par une connivence interne (dans l’argot toponymique local), mais également par une connivence externe : les jeunes de toutes les cités difficiles ont créé des expres-sions relevant de l’argot commun des cités, où les référents toponymiques sont communs sans localisation précise. Pour expliquer quelles sont les raisons d’une telle uniformité lexicale, faisons appel aux propos de nathalie Binisti :

« Ils vivent une réalité socio-économique identique, partagent la même adresse stigmatisante, et très souvent la même réligion. À partir de la mise en commun de leurs appartenances diverses, ils vont constituer un groupe, la plupart du temps socialement homogène, à l’intérieur duquel ils vont se structurer à travers un par-ler commun. Celui-ci sera le reflet et le ciment de leur identité de groupe »65.

En forgeant l’identité des jeunes de la deuxième génération issue de l’immi-gration, pourrait-on prévoir l’avenir de la pratique argotique dans ces milieux ? L’évolution de ce phénomène est rapide et dépend également de la politique nationale envers les problèmes de l’immigration, ainsi que de ceux de l’aména-gement urbain dans les grands ensembles66, mais nous pouvons estimer qu’avec la différenciation des classes sociales sur la base du modèle « riche nord, pauvre Sud », la fonction identitaire du français contemporain des cités va s’amplifier. Pour Alma Sokolija-Brouillard, une spirale de l’auto-exclusion va se mettre en place :

« Pour maintenir la distance symbolique entre ces deux univers et pour sauvegarder sa fonc-tion d’emblème, cet argot va continuer de créer pour se faire différencier et ainsi il va contri-

64 nathalie BInIStI, « Les marques identitaires... », art. cit., p. 286.65 Ibid.66 La démolition des barres les plus dégradées dans les grands ensembles, par exemple à La

Courneuve, ne fournit aucune solution au problème de la dégradation progressive des logements H.L.M.

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buer au phénomène de l’auto-exclusion. [...] Ce phénomène peut aboutir à une incapacité définitive d’une réadaptation sociale ultérieure » 67.

La politique sociale vis-à-vis des banlieues sensibles peut influencer considé-rablement cette vision d’avenir que nous proposons et qui tient compte des ten-dances actuelles dans les chansons de rap et d’autres moteurs de la construction identitaire des jeunes des cités. L’étude synchronique des argots des jeunes des banlieues sera donc toujours aussi actuelle et nécessaire pour l’intercompréhen-sion et la cohabitation de ces deux mondes.

3. Parler des jeunes dans une ville provinciale – quels intérêts pour la recherche comparative ?

Yzeure est une petite ville proche de Moulins au centre de la France dans le département de l’Allier (03). L’agglomération moulinoise, formée par les villes d’Yzeure, Avermes, neuvy, compte environ 55 000 d’habitants. Moulins com-porte quatre quartiers périphériques formés par quelques grands ensembles, de taille plutôt petite, à savoir Champins, Champmillan, nomazy, Chartreux et Le Plessis. Hormis cette composante purement urbaine, la ville est située dans une région purement rurale, appelée le bourbonnais.

La ville se trouve dans la zone dialectale du bourbonnais qui comporte quel-ques traits syntaxiques et lexicaux68 spécifiques, mais qui ne remplit pas de rôle expressif dans le parler des jeunes autochtones comme c’est le cas du dialecte de Brno utilisé dans le hantec.

En quoi cette petite ville peut-elle être intéressante pour des études socio-linguistiques et lexicales ? La réponse rejoint l’objectif principal de cet ouvrage qui est de montrer les traits communs dans la production langagière de tous les jeunes de n’importe quel milieu. L’identité forgée par les jeunes est-elle liée en premier lieu à leur appartenance aux groupes extra-scolaires ou au collectif d’une classe ?

Peut-on parler d’« un parler jeune » ou bien de l’argot commun des jeunes sans mettre en évidence le caractère urbain qui est mis en relief dans les travaux sociolinguistiques hors de la métropole69 ? Le choix d’une petite ville en milieu rural, même si il a été influencé par un concours de circonstances, s’est dévoilé très pertinent pour notre réflexion sur la circulation du lexique chez les jeunes (voir infra § 10.2).

67 Alma SOkOLIJA-BROUILLARD, Comparaison des argots..., op. cit., p. 265.68 cf. Alena PODHORná, « La soupe aux choux a-t-elle la même saveur en tchèque et en fran-

çais ? », in : Marc SOURDOt (éd.), René Fallet, vingt ans après, Paris, Maisonneuve&Larose, 2005, p. 79.

69 nous pensons notamment au groupe de travail autour de Jacqueline Billiez à Grenoble, au grou-pe de travail autour de Médéric Gasquet-Cyrus à Marseille et au groupe de travail autour de thierry Bulot à Rouen, entre autres.

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De plus, si l’on observe la construction du sentiment identitaire chez les jeu-nes qui habitent dans les cinq quartiers périphériques, on peut prendre en compte la profusion d’un phénomène qu’on peut nommer « la culture des cités ». Comme le remarque H. Girault :

« ...chacun [d’entre eux] ayant une identité forte mais pour lesquels il serait cependant exces-sif de parler de « banlieue » au sens où l’on entend habituellement ce terme et avec les conno-tations qui s’y rattachent. Certes, on y trouve quelques grands ensembles, la population y est souvent socialement défavorisée et d’origine étrangère ; la petite délinquance y sévit mais elle est très mineure bien que souvent exagérée par les jeunes eux-mêmes. nécessité de se donner une identité oblige ! Ces quartiers véhiculent une image relativement négative et font l’objet d’une certaine stigmatisation »70.

La stigmatisation sociale des cités joue donc un rôle important dans la construction de l’identité de ces jeunes malgré le peu d’espace qui constitue ce qu’ils appellent leur « zone ».

À côté de cette étiquette « cité » dont certains jeunes peuvent s’emparer, il y a des jeunes des petites communes environnantes et des jeunes venus d’ailleurs et habitant à l’internat qui participent à la communication dans le réseau de la classe. Ceux-ci doivent se construire une identité de façon identique aux jeunes Brnois, leur origine ethnique et leur lieu de domicile ne leur permettant pas de s’identifier avec la « culture des rues ». Certains d’entre eux s’identifient à cette culture grâce au mouvement rap et hip-hop, d’autres la refusent en cherchant d’autres groupes de référence, le plus souvent par le biais d’autres courants musicaux. Or, c’est sur-tout la norme communicationnelle instaurée dans la classe qui influence le choix lexical momentané de ces jeunes (cf. infra § 7.2). La fonction grégaire de l’argot des jeunes s’y exprime vivement.

70 Hervé GIRAULt, « Dynamique de la langue parlée... », art. cit. (repris de la version provisoire inédite de son article).

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cHaPiTre 5 : enTre lexicoloGie eT arGoToloGie

L’argotologie est une sous-discipline de la lexicologie; c’est pourquoi il nous semble indispensable de commenter le traitement de cette thématique dans les deux linguistiques observées. Il est intéressant d’observer la pratique lexicogra-phique, puisque le classement du lexique argotique (expressions issues du vieil argot, de l’argot commun et du « jargot », etc.) est plutôt aléatoire, tout dépendant de l’approche adoptée. Il suffit de regarder deux dictionnaires différents ou même deux éditions d‘un seul dictionnaire pour constater que les limites entre les mar-ques vulg., arg., pop. et fam. ne sont pas du tout étanches en lexicographie françai-se. La lexicographie tchèque n’est pas non plus épargnée par ce genre de critique, mais grâce à l’insertion de la marque expr., « expressive », elle arrive à contourner un bon nombre de problèmes liés à la catégorisation des cas-limites.

Nous allons définir la notion d’expressivité et son lien à l’argot en parcourant l’expressivité dans le cadre de la stylistique de Ch. Bally, l’expressivité dans le cadre de la lexicologie tchèque développée par J. Zima et la connotation dans le cadre de la sémantique française (Catherine kerbrat-Orecchioni, F. Rastier, etc.). toutes ces approches ont un point commun : l’étude du lexique dit « marqué », sa structure et ses fonctions.

La confusion terminologique qui s’attache à la définition de l’argot, au sens

moderne du terme, dans les linguistiques française et tchèque est le reflet d’une confusion plus profonde concernant le classement du lexique non-standard. Les lexicographes n’adoptent pas des critères univoques, les lexicologues reformulent les critères de classement selon des points de vue variables et de plus, la dynami-que de l’usage des expressions du non-standard fait que cette question échappe sans cesse à une analyse complexe en temps réel.

La linguistique tchèque traite du lexique non-standard (nespisovná slovní záso-ba) dans une optique relativement divergente de celle de la linguistique française, même si une notion-clé est commune à ces deux linguistiques : il s’agit du terme de lexique marqué (équivalent de příznakové lexikum) qui est en opposition avec le lexique non-marqué, neutre (nepříznakové / neutrální lexikum).

Avant d’ébaucher les disparités conceptuelles, rappelons brièvement les traits communs dans les deux systèmes du marquage lexicographique. Les lexèmes marqués, en tant qu’entrées dans les dictionnaires, comportent une marque méta-linguistique ou bien une marque d’usage/d’emploi – équivalent de stylistický / stylový příznak (= « marque stylistique /de style ») en linguistique tchèque, c’est-à-dire un indice lexicographique qui marque, à côté du sens dénotatif, des valeurs sé-mantiques de nature connotative qui servent à préciser les restrictions d’emploi du lexème. Ces restrictions peuvent être divisées en deux types : les unes, rela-tivement objectives et communes pour les deux linguistiques sont des marques indiquant les restrictions spatiales marquant les régionalismes, les restrictions tem-porelles (un mot peut être marqué comme archaïque/vieux, vieilli ou bien mo-

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derne), les restrictions d’emploi dans un domaine du savoir particulier touchant aux mots scientifiques et aux professionnalismes (technolectes), etc. Le deuxième type de restriction pose problème à cause de la subjectivité d’attribution de la marque et de sa variabilité selon les approches adoptées – il s’agit des marques indiquant la provenance sociale (argotique, populaire1) et des marques stylistiques/situationnelles (littéraire, soutenu ou bien familier2, vulgaire, péjoratif/ injurieux, etc.). Ce sont ces marques, dénommées « marques s/d » (stylistiques/diastratiques) par P. Corbin3, qui seront l’objet de notre analyse.

notons d’ailleurs qu’en France, la catégorisation bipartite des lexèmes en neu-tres et marqués permet de contourner les problèmes liés à la classification ambiguë entre les niveaux et les registres (cf. supra § 1.2). Elle permet également d’éviter de nommer explicitement le lexique qui est soit chargé d’expressivité soit tout sim-plement non conventionnel4.

Dans les deux linguistiques observées, les marques lexicographiques per-mettent de préciser des nuances stylistiques du lexique qui ont tendance à créer des séries synonymiques. Le lexème neutre (qui est toujours standard/littéral – spisovný) appartient au lexique de base de la langue nationale et il sert comme dominante de la série synonymique. Les lexèmes marqués (qui sont le plus sou-vent non-standard – nespisovný, mais peuvent être « standard/littéral » – termes poétiques, archaïques, etc.) doublent le lexique de base en précisant ainsi l’objectif stylistique de l’énonciateur, son jugement d’appréciation ou de dépréciation, l’af-fectivité, etc. par le biais du choix dans la série synonymique marquée. La même idée de dédoublage du lexique standard par la langue « familière » ou bien « non conventionnelle » est acceptée également pour le cas du français. Le recours à des mots familiers peut agir comme un signe de connivence, selon Claire Blanche-Benveniste5. Elle ajoute à ce propos que les mots appartenant au « français non-conventionnel » tels que bouquin, flic, gaffe, un pieu, se pieuter, roupiller, bouffer, bâfrer, picoler, rigoler, se marrer, se planter ne sont plus limités à l’argot et « contrairement à ce que pourraient croire les non-initiés et les étrangers, ce ne sont pas les couches sociales les plus basses qui utilisent le plus ce vocabulaire, mais bien les professions libérales et les cadres supérieurs »6.

1 L’équivalent de la marque « populaire » n’existe pas en lexicographie tchèque, car la variation diastratique n’est pas prise en compte sauf pour le cas de l’« argot » (à distinguer du « slang »).

2 L’équivalent de la marque « familier » semble être, en linguistique tchèque, la marque hovorové, (équivalent du « colloquial » anglais), parfois aussi obecně české (relevant du tchèque commun), ou bien même expresivní (« expressif »). Il est regrettable que le terme « colloquial » soit absent dans la nomenclature française ; il nous semble que l’avantage de ce terme est qu’il renvoie à la conversa-tion et non à la famille : les apprenants du F.L.E. font régulièrement la confusion entre la marque fam. « familier » française et fam. « familiární » tchèque, cette dernière étant attribuée à des termes affectifs concernant le foyer familial (du type faire dodo, faire pipi ou divers hypocoristiques).

3 Pierre CORBIn, « Les marques stylistiques/diastratiques dans le dictionnaire monolingue », in : Franz Josef HAUSMAnn, Oskar REICHMAnn, Herbert ERnStEt et al. (éds.) : Wörterbücher / Dictionaries / Dictionnaires, t.1, art. 57, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1989, pp. 937-946.

4 Les dénominations pour ce lexique abondent malgré le peu d’uniformité au niveau des défini-tions : non-standard, substandard, familier, populaire, argotique, vulgaire, etc.

5 Claire BLAnCHE-BEnvEnIStE, Approches..., op. cit., p. 54.6 Ibid. Le même lexique est désigné comme l’« argot commun » dans la conception de Denise

François-Geiger (cf. supra § 2.2).

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En linguistique tchèque, les 40 ans du communisme, pendant lesquels l’exis-tence des couches sociales a été officiellement niée, ont provoqué la domination de l’approche diaphasique dans le traitement du lexique sub-standard. Cette évolution n’a pas pu se passer d’intégrer la vision « capitaliste », comme c’est le cas en France, même si la stratification sociale de la société française actuelle n’implique plus du tout l’imperméabilité quant au choix lexical. Mais la tradi-tion oblige...

En somme, il apparaît que les marques d’emploi dans les dictionnaires fran-çais, notamment celles qui renvoient à des niveaux/registres de langue sub-stan-dard (qui eux seuls sont au cœur de notre recherche), traversent actuellement une crise profonde. La comparaison avec la pratique lexicographique tchèque pour-rait donc être utile pour résoudre le problème des chevauchements des marques françaises.

1. Marques lexicographiques des niveaux/registres sub-standard en français

nous avons présenté supra (§ 1.2) la situation française concernant la strati-fication socio-situationnelle du français en niveaux ou bien en registres. La façon de s’exprimer d’un locuteur peut varier, relativement indépendamment de l’ori-gine sociale (tout dépendant de la compétence linguistique), de la plus distinguée jusqu’à la plus grossière selon la situation communicationnelle, en fonction de son état psychique du moment.

Le choix du niveau/registre implique le choix d’une syntaxe appropriée, d’une prononciation adéquate aux attentes de l’interlocuteur, mais en principe, l’évaluation de l’adéquation à la situation donnée s’opère surtout sur le plan du choix lexical, car le vocabulaire est le plus frappant et le plus nuancé de tous les plans linguistiques. Ceci est en résonance avec le fait que les linguistes (dans tous les pays d’ailleurs) portaient depuis toujours une attention particulière à la des-cription de l’inventaire lexical de la langue nationale, tout en distinguant bien les termes soutenus, voire littéraires, puis les termes standard (conventionnels) et enfin les autres termes qui sont au-dessous du standard (sub-standard, non-convention-nels, sans oublier les variantes régionales).

Les différents encyclopédies et dictionnaires de linguistique divergent dans la dénomination des niveaux/registres sub-standard (cf. supra § 1.2), tout autant que les lexicographes dans l’attribution des marques métalinguistiques. L’étiquetage varie d’un dictionnaire à l’autre, car les critères de classement sont multiples et peu clairs pour un observateur plus attentif. La confusion entre les marques méta-linguistiques résulte du fait que la qualification des mots du sub-standard s’opère selon les jugements subjectifs que les lexicographes portent sur des usages, mais également sur la provenance des mots connotés socialement. Les défauts du sys-tème de marquage français sont critiqués par les linguistes français depuis un certain temps ; selon P. Corbin, le traitement des « marques s/d » par les diction-naires se heurte à la pluralité des objectifs :

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« ... s’y entremêlent en effet des visées sociolinguistiques (pointer des usages socialement marqués), stylistiques (repérer l’inscription lexicale des conditions d’énonciation) et de sa-voir-vivre (énoncer des jugements de bienséance) »7.

tandis que la marque « familier » fait référence avant tout à une variété dis-cursive de français parlé dans un certain type de situations communicationnelles, s’inscrivant dans le cadre familial ou dans celui des relations amicales, les mar-ques « populaire » et « argotique » renvoient tout simplement à l’origine sociale des mots.

Les marques « populaire » et « argotique » nous semblent alors être de vrais fossiles lexicographiques si l’on adopte une approche purement fonctionnelle. Seule la marque « familier » est débarrassée de sa connotation sociale, c’est pourquoi elle paraît avoir le plus d’avenir. notre objectif sera de passer en revue toutes ces « marques s/d » substandard et de les mettre en contexte diachronique et compa-ratif vis-à-vis de la pratique lexicographique tchèque.

Adoptons donc une approche pragmatique, celle d’un usager du Robert ou du Larousse (et notamment un usager étranger). Pour lui, le plus important est de trouver des indications sur la pragmatique du sens. Ainsi, il s’agit de mettre en évi-dence un indice permettant de décider si le mot, dans son usage le plus fréquent, est considéré comme neutre / standard, s’il est limité à un emploi familier ou bien péjoratif (la marque vulgaire est à traiter à part) et surtout, s’il a, dans son emploi le plus fréquent, une valeur affective, emphatique (un usager des dictionnaires tchèques recevra cette information grâce à la marque expr.).

Il semble évident qu’à notre époque, les indications sur la provenance sociale du mot semblent jouer un rôle plutôt marginal. C’est sans doute la raison pour laquelle les dictionnaires d’usage tels que Le Petit Robert ou, dans une moindre mesure, Le Petit Larousse ont quasiment abandonné la marque « populaire » en faveur de la marque « familier », ce que nous allons montrer plus loin. Or, la mar-que fam. a également des connotations restrictives puisqu’elle ne dissocie pas suf-fisamment les termes familiers hypocoristiques et les termes d’origine argotique, passés à l’argot commun.

C’est pourquoi nous sommes d’avis qu’en redéfinissant le contenu séman-tique de la marque « argotique » grâce à la notion d’expressivité, le problème du marquage lexicographique pourrait être simplifié (cf. infra § 5.3).

Instabilité synchronique et mouvement dynamique du lexique marqué

Afin de prouver la faible fonctionnalité des marques métalinguistiques pour les niveaux du sub-standard du français, nous proposons maintenant une brève analyse de la dynamique des marques lexicographiques dans les deux dictionnai-res les plus usités – Le Petit Robert (PR) et Le Petit Larousse (PL) – en comparant une

7 P. CORBIn, « Les marques ... », art. cit., p. 673.

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édition des années 1960 et une édition des années 1990 soit une trentaine d’années plus tard.

Nous avons procédé à l’analyse de 50 expressions qui figurent dans le Dictionnaire de l’argot de Larousse8, et qui y sont répertoriées en tant qu’expressions d’origine argotique. La sélection a été aléatoire (à partir de notre corpus d’argotis-mes notés par les élèves enquêtés), mais pourtant relativement consciente dans la mesure où nous avons cherché à sélectionner un échantillon d’expressions com-munément connues, dont l’usage actuel est le plus varié possible.

tous ces mots dédoublent le lexique standard par leur connotation axiologi-que. Si ces expressions figurent dans un dictionnaire d’argot, elles devraient, en principe, être toutes suivies de la marque arg.. Or, le DAFO lui-même complète certains termes par des notes qui précisent la pragmatique de leur usage actuel. Citons les commentaires qui accompagnent nos 50 lexèmes choisis9 :

bagnole, engueuler – sont passés dans l’usage familierbide – mot expressif, resté très usuelbosser – est plus populaire qu’argotiquecinglé – est passé dans l’usage courantdingue – avec cette valeur emphatique, l’adjectif est à la mode dans les années 80flic – ce mot très répandu a partiellement perdu son caractère péjoratiffric – fait partie aujourd’hui de la langue familière courantefringues – ce mot est aujourd’hui très largement répandugueule – emplois très anciens et souvent populaires (distinction parfois difficile d’avec l’argot proprement dit)putain – très vieux mot

Observons que le plus souvent, ces remarques concernent leur circulation dans l’argot commun. Les auteurs expliquent cette situation ainsi :

« nous avons cru bon de faire quelques remarques concernant l’emploi des mots, en particulier pour souligner la coappartenance du mot à plusieurs regis-tres : populaire et argotique ou familier et argotique, ou pour signaler l’évolution historique de tel mot, dont la carrière a commencé dans l’argot « fort », pour pas-ser peu à peu dans un domaine plus vaste, celui d’une familiarité courante : glis-sement intuitivement perceptible, mais évidemment malaisé à repérer de façon précise. »10.

nous sommes donc d’avis que si la notion d’argot commun, exposée supra § 2.2, était communément reconnue et adoptée de façon unifiée en linguistique française, bon nombre d’hésitations sur la coappartenance des mots à plusieurs niveaux/registres pourrait être éliminé.

L’argot n’est plus considéré comme le langage cryptique des malfaiteurs, hermétiquement fermé aux non-initiés : les glissements vers l’anoblissement ou vers la vulgarisation, les vieillissements, les moments de mise à la mode et puis les retombées en désuétude sont des conséquences naturelles de l’usage. Il évo-lue parallèlement au lexique standard et il est donc nécessaire d’actualiser ces

8 J.-P. COLIn et al., Dictionnaire de l´argot, op. cit.. Désormais abrégé en DAFO (d’après la version de 2002 qui porte le titre Dictionnaire de l’argot français et de ses origines).

9 nous soulignons.10 J.-P. COLIn et al., Dictionnaire de l´argot, op. cit., p. XXII.

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connotations stylistiques11 à l’aide d’une combinaison des marques, voire même en créant une nouvelle marque.

notons que ces annotations apportent également le témoignage de l’hésita-tion des auteurs quand il s’agit du classement d’un lexème décontextualisé dans un registre précis (bosser, gueule). De plus, notamment pour les locuteurs non na-tifs, les gloses donnent des renseignements importants sur la propagation du mot dans l’usage courant. Elles renvoient souvent à l’expressivité (« mot expressif », « valeur emphatique ») et ceci prouve que cette notion joue un rôle primordial dans ce type de lexique, ce que nous allons développer plus loin (cf. infra § 5.3).

En tant qu’étrangère, nous nous rendons compte que la lexicographie fran-çaise manque d’un moyen qui exprimerait l’usage courant du lexème, mais une telle variabilité des marques métalinguistiques, qui ont été attribuées au lexique issu de l’argot traditionnel (selon le DAFO), remet en cause, au milieu du désarroi provoqué par les approches disparates, le rôle de l’argot dans le sens moderne du terme qui est, à notre avis, articulé autour de sa fonction primordiale : la fonction expressive.

Passons donc maintenant en revue les marques métalinguistiques dans Le Petit Robert (PR) et Le Petit Larousse (PL) pour les 50 lexèmes évoqués ci-dessus. Dans les années 1960, les expressions recensées dans le DAFO en tant qu’argoti-ques (ce qui sous-entend plutôt d’origine argotique), ne sont qu’au nombre de 6 (PL) et 7 (PR) qui sont marquées arg.. Or, dans les années 1990, elles sont le plus souvent devenues pop., « populaires » (26 dans le PL – soit 79 %, et 37 dans le PR – soit 77 %). Cette constatation ne devrait pas surprendre : la définition de l’abré-viation pop. dans Le Petit Robert indique explicitement que le lexique populaire est « souvent argot ancien répandu ».

À cette époque-là, la marque fam. n’est quasiment pas utilisée (uniquement pour pisser chez Larousse et pour putain chez Robert). Dans les années 1990, la mar-que pop. est progressivement évincée au profit de la marque fam.» (particulière-ment dans le PR – 31 occurrences, moins fréquemment dans le PL – 12 occurren-ces, ces entrées ne sont pas mises en italique dans le tableau suivant). La marque pop. reste le plus souvent inchangée dans Le Petit Larousse (13 occurrences), alors que Le Petit Robert conserve cette marque plus rarement (seulement 3 occurren-ces). De plus, le mot turbin reçoit la marque « vieilli », ce qui est la preuve que la marque « populaire », à l’époque actuelle, perd sa fonctionnalité12. Finalement, on constate que Le Petit Larousse est plus puriste que Le Petit Robert : 17 expressions manquent dans le PL en 196913, à la différence de seulement 2 expressions (tou-jours des vulgarismes) dans Le Robert de 1967.

11 cf. Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, La connotation, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1977, pp. 94-103.

12 Le Petit Larousse n’abandonne pas la marque pop. aussi systématiquement que Le Petit Robert. Parmi les 16 entrées qui sont nouvellement introduites dans le dictionnaire (par rapport à l’édi-tion de 1969), 4 reçoivent la marque « populaire ».

13 Surtout les vulgarismes – même le verbe fréquent chier (!!); de même, le verbe se branler manque dans l’édition de 1993. D’ailleurs, la marque « vulgaire » semble ne pas être utilisée du tout dans Le Larousse en 1969.

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En somme, les deux dictionnaires attribuent la même marque pour 28 cas dans les années 1960 et pour 25 cas dans les années 199014, mais seulement 17 ex-pressions (soit 34 %) ont la même marque dans les deux dictionnaires des éditions respectives (ces entrées ne sont pas mises en caractères gras dans le tableau).

Tableau n° 6 : Tableau de la dynamique des changements des marques d’usage dans Le Petit Larousse et dans Le Petit Robert 15

expression « marquée »

marque métalinguistique dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque métalinguistique dans Le Petit Robert de

1969 1993 1965 1994bagnole pop. fam. bagnole pop. fam.se barrer pop. fam. se barrer pop. fam.becter/ bequeter

pop. pop. becter/ bequeter

pop. fam.

bide pop. fam. bide pop. fam.bite 0 vulg. bite 0 vulg.bol 0 fam. bol pop. fam.bosser pop. fam. bosser pop. fam.bouffer pop. fam. bouffer pop. fam.se branler 0 0 se branler 0 vulg.brique arg. fam. brique arg. arg. fam.caïd pop. fam. caïd pop. fam.casse arg. arg. casse arg. fam.se casser 0 arg. se casser arg. fam.châsse 0 arg. châsse arg. arg.chier 0 vulg. chier très vulg. fam. et vulg.cinglé pop. fam. cinglé pop. fam.dingue 0 15 fam. dingue pop. fam.engueuler pop. fam. engueuler pop. fam.esgourde arg. arg. esgourde arg. arg.flic pop. fam. flic pop. fam.frangin, -e pop. fam. frangin, -e pop. fam.fric arg. fam. fric pop. fam.fringues arg. fam. fringues pop. fam.froc pop. pop. froc pop. fam.godasse pop. pop. godasse pop. fam.gonzesse 0 arg. gonzesse vulg. fam.grolle pop. pop. grolle pop. fam.gueule pop. pop. gueule pop. fam.mec 0 fam. mec pop. fam.oseille pop. fam. oseille pop. fam.pédé 0 vulg. et injur. pédé pop. fam.

14 La marque injur. du Larousse correspond, selon toute évidence, à la marque péj. du Robert. 15 L’entrée dingue est manquante, mais le dictionnaire présente une forme « dingo » = fou avec une

mention argotique.

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expression « marquée »

marque métalinguistique dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque métalinguistique dans Le Petit Robert de

1969 1993 1965 1994pif pop. fam. pif pop. fam.pinard pop. pop. pinard pop. fam.pisser fam. très fam. pisser vulg. fam.pognon pop. pop. pognon pop. fam.pompe 0 fam. pompe pop. pop.portugaise 0 pop. portugaise pop. arg. fam.putain pop. vulg. et injur. putain fam.

et vulg.péj. et vulg.

pute 0 vulg. et injur. pute pop. et vulg.

péj. et vulg.

robert(s) 0 pop. robert(s) pop. fam.se saper pop. pop. se saper pop. fam.se tailler pop. pop. se tailler pop. pop.tapette 0 vulg. tapette pop. et vulg. fam. et vulg.tarin pop. pop. tarin pop. fam.taule pop. pop. taule arg. arg.tif(s) 0 pop. tif(s) pop. fam.tire arg. arg. tire arg. arg.se tirer 0 pop. se tirer pop. fam.tronche pop. pop. tronche pop. fam.turbin pop. pop. turbin pop. pop. et vieilli

Une comparaison de l’évolution des marques, mais également de leur sys-tème d’attribution dans ces deux dictionnaires peut éclaircir les liens réels et sup-posés entre les différents registres du sub-standard. nous proposons de donner un aperçu de ces marques afin d’observer leur fonctionnalité et leur rapport avec l’argot dans le sens moderne du terme.

Marque « péjoratif » / « injurieux »

Cette marque à double appellation – PL préfère l’étiquette « injurieux », PR l’étiquette « péjoratif » – semble très souvent être liée à la marque vulg. comme si ces expressions étaient un sous-groupe du registre « vulgaire ».

Tableau n° 6.1 : Évolution de la marque injur./péj.expression « marquée »

marque injur. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque péj. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1967 1994pédé 0 vulg. et injur. pédé pop. fam.putain pop. vulg. et injur. putain fam. et

vulg.péj. et vulg.

pute 0 vulg. et injur. pute pop. et vulg.

péj. et vulg.

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Or, la marque peut également fonctionner à part entière (et le sens peut donc rester entièrement injurieux), notamment pour les injures racistes directes (p.ex. négro dans le PR, etc.), ou bien ce même type d’injures peut être à la fois « familier et péjoratif » (p.ex. bougnoul, bicot dans le PR, etc.)16. Ici aussi, l’approche adoptée nous permet de constater que la coappartenance des mots à plusieurs registres est évidente : prenons pour exemple le mot pédale qui est marqué vulg. et injur. dans le PL, mais fam. et péj. dans le PR17.

En effet, quel que soit le registre ajouté (vulg. ou fam.), le caractère injurieux et agressif semble être indéniable pour ce type de « parole offensante »18. nous sommes d’avis que l’appellation « péjoratif » du Robert, attribuée à toute expression « em-ployée avec mépris, en mauvaise part, sans que le sens l’indique expressément » 19, est ambiguë et beaucoup plus vague que celle utilisée par Larousse.

Comme le rappelle le Dictionnaire de linguistique : « le trait péjoratif fait partie de la définition d’un terme, par opposition aux connotations péjoratives, qui peuvent tou-jours être associées à n’importe quel terme »20. Chaque terme peut éventuellement être employé avec mépris, avec malveillance, sans que, justement, son sens ne l’indique expressément. Ce qui est décisif, ce n’est pas une connotation de dépré-ciation, mais plutôt le fait que le lexème ait un sens offensant. C’est bien une injure qui dévalorise et qui blesse le destinataire. Par exemple, la coloration péjorative des suffixes est souvent effacée suite à une banalisation du terme qui, grâce à sa fréquence, perd son expressivité21. Cette analyse terminologique implique claire-ment que la marque « péjoratif » est alors moins juste que la marque « injurieux ».

nancy Huston envisage l’injure en tant que nomination injuste qui « dépossède les êtres de ce qu’ils ont de plus précieux, leur nom, pour leur en attribuer un autre »22. L’interlocuteur visé est classé selon sa spécificité dans le milieu socio-culturel don-né – spécificité d’origine ethnique ou raciale, d’orientation sexuelle, de mœurs, de physionomie, etc. Il est condamné par ce terme injurieux à subir ainsi une affir-mation de puissance (dans un collectif de jeunes, il s’agit souvent de l’affirmation de puissance de la majorité contre un individu handicapé d’une façon ou d’une

16 Le Petit Larousse conservateur préfère ignorer ces expressions, même dans son édition de 1993.17 nous allons voir plus loin dans notre corpus que l’expression négro, injure raciste forte, peut

devenir tout à fait familière, être un signe de connivence dans un réseau de communication spé-cifique qui s’est débarrassé, grâce à son hétérogénéité raciale, de préjugés racistes (cf. infra § 7.3). Malgré cette banalisation possible, le premier sens évoqué reste toujours celui qui est négatif et méprisant.

18 Pierre GUIRAUD, Les gros mots, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 1597, 1991 (4e éd., 1ère éd. 1975), p. 31.

19 Définition reprise du Petit Robert électronique de 2001, CD-ROM, op. cit. 20 J. DUBOIS et al., Dictionnaire de linguistique, op. cit., p. 353. nous soulignons.21 Les traits péjoratifs dans le mot, notamment les suffixes péjoratifs (-asse, -ard, etc.), n’impli-

quent pas non plus que le mot soit marqué comme péjoratif : les « mots péjoratifs » cités dans le Dictionnaire de linguistique, tels que fuyard, bagnard sont considérés comme neutres dans le PR et dans le PL, chauffard est neutre dans le PR, mais familier dans le PL, et lavasse et fadasse sont marqués comme familiers dans le PR et PL. Leur classement parmi les mots péjoratifs est alors discutable, la coloration péjorative du suffixe s’étant effacée, dans beaucoup de cas, suite à une banalisation du terme qui, grâce à sa fréquence, perd son expressivité (cf. infra § 8.2).

22 nancy HUStOn, Dire et interdire, Paris, Payot, 1980, p. 90.

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autre). Leur caractère offensant fait que ces expressions marquées « péjoratif/in-jurieux » sont très souvent employées au vocatif (pédé !, pute !).

Le constat d’une banalisation importante pour certaines insultes dans les dic-tionnaires est alarmant : on se demande pourquoi les deux dictionnaires ne mar-quent pas de manière identique le lexème tapette qui est employé comme une in-jure, de la même façon que pédé (qui reçoit cette marque dans le PL uniquement !), pute ou putain. Un sème inhérent de tous ces termes reste pourtant toujours néga-tif, méprisant, outrageant.

Ainsi, les marques péj./injur. ne renvoient pas à un registre précis. Par son em-ploi, le type de lexique qui s’y rattache touche à l’intimité de l’autre, aux tabous individuels ou collectifs : dans cette optique, il correspond bien à la définition moderne du lexique argotique dont il fait entièrement partie. Catherine kerbrat-Orecchioni propose une explication bien plus pessimiste : « Ce n’est pas par hasard si l’argot récupère volontiers les termes péjoratifs de la langue standard : il exprime une vision foncièrement dévalorisante du monde »23.

Marque « vulgaire »

Dans la terminologie lexicographique actuelle, bien que les adjectifs vulgaire et populaire24 soient identiques d’un point de vue étymologique, les deux qua-lificatifs renvoient à deux registres différents. Sous la marque vulg., on trouve aujourd’hui surtout des mots obscènes ou des mots grossiers référant au sexe et à la scatologie, appelés de façon générique gros mots25. nous insistons sur le mot « aujourd’hui » énoncé dans la phrase précédente, puisque la notion de vulgarité ne commence à se réduire à la transgression des tabous culturels que depuis quel-ques dizaines d’années.

Tableau n° 6.2 : Évolution de la marque vulg.expression « marquée »

marque vulg. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque vulg. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1967 1994bite 0 vulg. bite 0 vulg.se branler 0 0 se branler 0 vulg.chier 0 vulg. chier très vulg. fam. et vulg.gonzesse 0 arg. gonzesse vulg. fam.pédé 0 vulg. et injur. pédé pop. fam.

23 Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, L’énonciation, Paris, Armand Colin, 1999, p. 84.24 Rappelons par exemple les synonymes latin populaire = latin vulgaire.25 La linguistique tchèque, conformément à la tradition anglo-saxonne, désigne ce type de lexique

comme faisant partie des vulgarismes, notion peu utilisée en linguistique française. Cependant, cette dernière nous semble être pertinente compte tenu de l’absence de connotations qui s’y rat-tachent et de son adhérence logique dans le paradigme des -ismes (argotisme, slanguisme, etc.), paradigme qui permet une certaine économie.

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expression « marquée »

marque vulg. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque vulg. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1967 1994pisser fam. très fam. pisser vulg. fam.putain pop. vulg. et injur. putain fam. et vulg. péj. et vulg.pute 0 vulg. et injur. pute pop. et vulg. péj. et vulg.tapette 0 vulg. tapette pop. et vulg. fam. et vulg.

nous pouvons observer sur notre échantillon que la marque vulg. a subi un changement référentiel considérable. tandis qu’en 1967, Le Petit Robert définit cet-te marque comme « mot, sens ou emploi choquant (souvent familier (fam.) ou populaire (pop.) qu’on ne peut employer entre personnes bien élevées, quelle que soit leur classe sociale) »26, la définition de 1994 (« mot, sens ou emploi choquant, le plus souvent lié à la sexualité et à la violence, qu’on ne peut employer dans un discours soucieux de courtoisie, quelle que soit l’origine sociale »27) spécifie que c’est le domaine des tabous qui est privilégié et que le type de discours est bien plus déterminant que le fait de savoir si la personne est bien élevée ou non. Mieux encore, Le Petit Larousse spécifie que les tabous sont « le plus souvent d’ordre sexuel ou excrémentiel »28.

Mettre le signe d’égalité entre le mot grossier et le mot vulgaire n’est pas si évi-dent quand on s’éloigne des dictionnaires. R. Arana Bustamante conclut que :

« tous les gros mots sont nécessairement « vulgaires » (par le simple fait d’al-ler à l’encontre des bienséances) mais l’inverse n’est pas vrai, c’est-à-dire que tous les mots perçus comme « vulgaires » ne sont pas des gros mots »29.

traditionnellement, la vulgarité était comprise en tant que notion sociale – ce qui se situait au bas de l’échelle sociale – et cette bassesse sociale impliquait la bassesse intellectuelle, spirituelle et morale.

Sur le plan langagier, l’élite bourgeoise s’est opposée aux « gens vulgaires », qui manquaient d’éducation, notamment grâce à une insistance pudique (souvent hypocrite) sur la finesse, la délicatesse et la bienséance du choix lexical où les ta-bous puristes ont frappé non seulement les signifiant jugés grossiers, mais aussi les signifiants neutres dont les signifiés référaient aux sujets tabous (métaphores animalières du type morue, grue, poule pour une prostituée, etc.).

D’un point de vue sémantique, la vulgarité serait alors une valeur d’ordre soit dénotative, soit connotative. Catherine kerbrat-Orecchioni résume à ce propos que :

« Un terme connoté « vulgaire » a tendance à vulgariser, par contagion, le si-gnifié, donc le dénoté auquel il renvoie ; inversement, les termes stylistiquement « normaux » qui désignent des réalités sexuelles ou scatologiques ont tendance

26 PR 1967, p. XXX.27 PR 1994, p. XXIX.28 PL 1993, p. 24.29 R. ARAnA BUStAMAntE, Agression et ..., op. cit., p. 611 (de la version CD-ROM). C’est l’auteur

qui met en gras.

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à être perçus comme « bas » dans la mesure où la dévalorisation qui s’attache au contenu finit par déteindre sur le signifiant » 30.

Les lexicographes ont longtemps pratiqué la tradition normative qui ignorait délibérément tous les vulgarismes. Paradoxalement, ce sont les dictionnaires d’ar-got qui, les premiers, ont recensé les gros mots, les injures et les jurons, connus de tous et employés souvent depuis des siècles. Au sens strict du terme, ils n’ont que peu de traits argotiques (au sens traditionnel du mot), mais c’est justement parce qu’ils sont ignorés par les lexicographes des dictionnaires officiels qu’ils sont ré-pertoriés par ceux de la langue verte.

Or, ce qui nous semble être proche de l’argot, c’est le caractère cryptique de nombreuses métaphores référant aux sujets jugés vulgaires (elles sont cryptiques au moins au moment de leur création avant d’être banalisées). Dans l’optique d’une définition moderne de l’argot, les vulgarismes sont inclus dans ce dernier, car ils ont un caractère transgressif par rapport à la norme, à la convention. Ils possèdent également une forte valeur expressive inhérente qui impressionne l’in-terlocuteur et qui peut servir soit comme signe de connivence, soit comme signe d’hostilité.

Dans notre petit corpus, par exemple, les entrées gonzesse et pisser ne sont plus considérées comme vulg. par Le Robert, tout en devenant fam. ; chier cesse d’être considéré comme très vulg. (marque non définie explicitement) pour devenir seu-lement fam. et vulg., etc., sans parler ici des mouvements des marques arg. et pop. vers fam. que nous allons commenter plus loin.

L’absence quasi-totale de vulgarismes dans les dictionnaires de langue fran-çaise jusqu’à il y a peu de temps est relativement légitime en ce qui concerne les dictionnaires encyclopédiques qui ont pour but de décrire le monde plus que la langue (tel est l’objectif du Petit Larousse) ; mais elle est tout à fait impardonnable dans les dictionnaires de langue qui excluaient ainsi, par fausse pudeur (et par tradition), une partie stable du lexique : dans notre petite enquête comparative, PL (encyclopédique) ignore 17 expressions en 1969, dont 7 peuvent être considé-rées comme vulgaires ou obscènes (bite, se branler, chier, pédé, pute, roberts, tapette). La situation change progressivement dans l’édition de 1993 pour le Larousse qui ignore seulement se branler et qui finalement commence à utiliser la marque vulg. (pourtant, nous n’avons pas analysé à partir de quelle année cela se produit). Le PR (dictionnaire de langue), en 1965, écarte seulement deux entrées – les deux vulgaires ! – à savoir bite et se branler qui sont insérés dans l’édition de 1994.

En lexicographie tchèque, la situation est identique jusqu’à aujourd’hui, mais les grands dictionnaires, tous sous-titrés « de la langue tchèque standard/littéra-le » (spisovné češtiny), avertissent déjà dans la préface que le lexique sub-standard et notamment les vulgarismes seront écartés. Pour un étranger, un certain type de lexique est alors introuvable dans les grands dictionnaires, mais cet avertissement

30 Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, L’énonciation, op. cit., p. 84.

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lui permet au moins d’être informé du degré de formalisme des auteurs et il sert comme justificatif propre au purisme traditionnel.

Il apparaît que le changement d’attitude des lexicographes est arrivé avec la libéralisation de la parole dans la sphère publique, c’est-à-dire au cours des an-nées 1960. Dans la préface au Dictionnaire du français non conventionnel, J. Cellard et A. Rey résument : « À partir de 1965 environ, […] le mur de la censure s’est écroulé sous la poussée de la demande de liberté »31 et ils mentionnent plusieurs cas de « viola-tion d’une convention formelle du langage »32 de la part de personnages éminents ce qui est la preuve que le taux de tolérance face aux vulgarismes (et autres termes non conventionnels) prononcés en public s’est remarquablement accru et que la société a tendance à briser les tabous langagiers. Le reflet de cette importante transition socio-culturelle est facile à trouver dans les dictionnaires : on remarque l’insertion d’un vocabulaire naguère tabou, mais surtout le changement considé-rable concernant les marques métalinguistiques qui « se libéralisent », elles aussi.

Même si l’on constate une importante « libéralisation » des marques, il ne faut pas oublier de rappeler le revers de la médaille : les emplois populaires ou fami-liers des mots dont le sens primaire est vulgaire ne sont plus pris en compte et l’évaluation de ce type de mots devient plus « sévère » (dans le PR, par exemple, putain cesse d’être considéré comme fam. et vulg. au profit de péj. et vulg. ou pute n’est plus pop. et vulg., mais strictement péj. et vulg., etc.).

Remarquons encore que les lexicographes prennent des libertés en ajoutant

l’intensificateur « très » devant une marque quelconque (chier – très vulg. dans le PR de 1965, pisser – très fam. dans le PL de 1993, etc.). Cette nouvelle forme de marque n’est expliquée nulle part, il est donc fort probable qu’il s’agisse d’une évaluation subjective de la part de l’auteur.

Concernant les vulgarismes, il s’agit là d’une tentative plutôt logique pour es-sayer de quantifier la valeur expressive/impressive du mot, identique à ce qu’on peut trouver dans la pratique lexicographique anglo-américaine où le nombre croissant de points d’exclamation qui suivent le lexème désigne le degré de vul-garité. Dans l’Electronique Oxford Hachette Dictionnary33, par exemple, la gradation de vulgarité se présente ainsi :

! – informal!! – very informal!!! – vulgar or taboo

(par exemple fuck !!!, shit !!), et cette catégorisation est également appliquée pour les traductions en français quand le degré de vulgarité varie par rapport à l’anglais (par exemple it’s fucked !!! = c’est foutu !).

En revanche, la marque très fam. (ou bien très pop. qui ne figure pas dans notre échantillon, mais qu’on peut trouver également) ne renvoie pas logiquement aux

31 J. CELLARD, A. REY, Dictionnaire du français non conventionnel, op. cit., p. XII. 32 Ibid, p. IX. 33 Electronic Oxford Hachette Dictionary, Oxford-Paris, Oxford University Press – Hachette Livre, ver-

sion 1.1, 1994-1996, CD-ROM.

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différents degrés d’expressivité, mais plutôt à une constatation que le mot est un exemple typique de registre familier/populaire.

Prenons des exemples de deux verbes d’usage quotidien qui font l’objet de tabous permanents : pisser et chier. Le Dictionnaire du français non conventionnel rappelle le parcours historique du verbe pisser à travers différents niveaux de lan-gue:

« D’étymologie non élucidée, ancien et très usuel, le mot n’a été considéré jusqu’au XvIIe siècle que comme « familier ». Au XIXe siècle, il devient « vulgaire » ou « bas », bien que Littré (1867), et l’édition de 1878 du Dictionnaire de l’Académie l’enregistrent sans commentaires dépréciatif. À la fin du siècle, il est cependant banni du vocabulaire conventionnel, et remplacé en ce sens par uriner, jusqu’alors réservé aux malades. La chute assez récente des tabous lui redonne après 1945 un statut plus conventionnel, mais encore très ambigu »34.

À la différence du statut ambigu de pisser, le verbe chier est soit directement exclu des dictionnaires, soit inclus avec la marque vulgaire sans beaucoup d’hé-sitations. Pourtant, la langue française ne propose pas beaucoup de synonymes pour cette action tout à fait naturelle. Le même dictionnaire se réclame bien du fait que chier est :

« l’un des mots-vedette du vocabulaire non-conventionnel, [qui] n’a pas (ou n’a plus) d’équivalent simple dans la langue générale et bienséante, à l’exception de faire, peu employé. De ce fait, il est à la fois réprouvé et indispensable, comme gueuler »35.

Quoique les dictionnaires s’accordent de façon tout à fait unanime sur le fait que la marque vulgaire doit être attribuée à tous les lexèmes d’ordre excrémentiel, le verbe chier est quasiment toujours considéré plus vulgaire que pisser36. C’est un joli exemple d’une axiologie évaluative qui reflète une gradation des tabous socioculturels selon les activités plus/moins bienséantes et c’est également un sujet intéressant d’un point de vue psycholin-guistique.

Or, comme les entrées pisser et chier sont des exemples typiques de mots ta-bous (référent scatologique), il n’est pas hors de propos de se demander si les marques précédées de l’intensificateur « très » ne veulent pas indiquer, implicite-ment, la coppartenance au registre vulgaire. Cette hésitation pour le classement lexicographique de mots aussi usuels et aussi anciens que chier ou pisser est tout

34 Ibid, p. 648.35 Ibid, p. 186.36 Pour en témoigner, comparons nos éditions choisies des deux dictionnaires les plus célèbres :

pisser chierPetit Larousse 1969 fam. 0Petit Larousse 1993 très fam. vulg.Petit Robert 1965 vulg. très vulg.Petit Robert 1994 fam. fam. et vulg.

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à fait symptomatique du schisme qui existe entre l’approche normative et l’ap-proche pragmatique.

Faut-il donc privilégier le critère de la bienséance, issu de la norme convention-nelle désuète, qui exclut tous les actes frappés d’un tabou qui sont renvoyés au registre vulgaire ou bien le critère pragmatique qui observe l’usage courant de ces verbes dans le discours familier où ils sont utilisés le plus souvent dans des locu-tions figées qui ignorent le sens primaire tabouisé et qui, par la suite, atténuent l’expressivité négative de ces verbes mêmes ? Ces deux approches s’affrontent sans cesse. Dans notre échantillon, on voit bien que Le Petit Robert résout ce pro-blème en combinant les marques, p. ex. chier « fam. et vulg. », etc. et il semble que cette activité, à condition d’être appliquée soigneusement à tous les cas-limites, a de grandes chances pour l’avenir.

Marque « populaire »

À l’époque actuelle de perméabilité linguistique entre les classes sociales, la notion de « français populaire » semble être un stéréotype social particulièrement stigmatisant, issu de l’opposition puriste et hypocrite entre « bien parler » et « mal parler », entre un français « cultivé » et un français « vulgaire ».

Françoise Gadet met en évidence ce stéréotypage permanent en remarquant que le français populaire est « pour l’essentiel un usage non standard stigmatisé, que le regard social affuble de l’étiquette de populaire : tout ce qui est familier est susceptible d’être taxé de populaire si le locuteur s’y prête »37, notamment s’il est caractérisable comme : « profession ouvrière ou assimilée, niveau d’études réduit, habitat urbain, salaire peu élevé, niveau de responsabilités dominé… »38.

P. Bourdieu considère que « la notion de « langage populaire » est un des pro-duits de l’application des taxinomies dualistes qui structurent le monde social selon les catégories du haut et du bas […], du distingué et du vulgaire… »39, grâce à laquelle les dominants exercent leur supériorité intellectuelle sur les dominés. Malgré toutes ces réprimandes, cette notion n’est pas facile à contourner, car la marque « populaire » ne cesse d’être employée dans les dictionnaires de langue française.

Or, alors que la notion de « français populaire » est tout à fait défendable au niveau phonique40, les tentatives pour l’étendre à d’autres plans linguistiques, notamment au plan lexical, se heurtent à des difficultés de délimitation de ce qui est propre à ce registre de langue41. Si l’on ne tient pas compte des catégorisations au fondement purement idéologique, on arrive à la conclusion que c’est notam-

37 Françoise GADEt, Le français populaire, Paris, PUF, Que sais-je ?, n°1172, 1992, p. 27.38 Ibid, p. 26.39 P. BOURDIEU, « vous avez dit ... », art. cit., p. 100.40 Au niveau du timbre des voyelles, de la liaison réduite, de l’assimilation, de la courbe intonative,

etc., selon Gadet (voir Françoise GADEt, Le français populaire, op. cit., pp. 29-50).41 cf. M. ABECASSIS, « Le français populaire... », art. cit.

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ment le registre du français familier et celui du français populaire qui se recou-vrent considérablement. Il faut surtout se rendre compte que le français populaire correspond à l’idée de variation diastratique alors que le français familier répond à la variation diaphasique, à la variation situationnelle donc.

P. Bourdieu rappelle bien qu’à cause de l’insistance sur la catégorisation bi-partite populaire – familier, on ignore la réalité variationiste, ce qui est le con-tinuum des parlers :

« Ce sont des catégories mythiques qui introduisent une coupure tranchée dans le continuum des parlers, ignorant par exemple tous les chevauchements entre le parler relâché des locuteurs dominants (le fam.) et le parler tendu des locuteurs dominés (que les observateurs comme Bauche ou Frei rangent dans le pop.) et surtout la diversité extrême des parlers qui sont globalement rejetés dans la classe négative du « langage populaire » »42.

Tableau n° 6.3 : Évolution de la marque pop.expression « marquée »

marque pop. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque pop. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1967 1994becter/ be-queter

pop. pop. becter/ bequeter pop. fam.

bol 0 fam. bol pop. fam.dingue 0 fam. dingue pop. fam.fric arg. fam. fric pop. fam.fringues arg. fam. fringues pop. fam.froc pop. pop. froc pop. fam.godasse pop. pop. godasse pop. fam.gonzesse 0 arg. gonzesse vulg. fam.grolle pop. pop. grolle pop. fam.gueule pop. pop. gueule pop. fam.mec 0 fam. mec pop. fam.pédé 0 vulg. et injur. pédé pop. fam.pinard pop. pop. pinard pop. fam.pognon pop. pop. pognon pop. fam.pompe 0 fam. pompe pop. pop.portugaise 0 pop. portugaise pop. arg. fam.putain pop. vulg. et injur. putain fam.et vulg. péj. et vulg.pute 0 vulg. et injur. pute pop. et vulg. péj. et vulg.robert(s) 0 pop. robert(s) pop. fam.se saper pop. pop. se saper pop. fam.se tailler pop. pop. se tailler pop. pop.tapette 0 vulg. tapette pop. et vulg. fam. et

vulg.tarin pop. pop. tarin pop. fam.

42 P. BOURDIEU, « vous avez dit ... », art. cit., p. 100.

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expression « marquée »

marque pop. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque pop. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1967 1994taule pop. pop. taule arg. arg.tif(s) 0 pop. tif(s) pop. fam.se tirer 0 pop. se tirer pop. fam.tronche pop. pop. tronche pop. fam.turbin pop. pop. turbin pop. pop. et

vieilli

Remarque : Afin de rester concis, nous n’avons pas intégré dans ce sous-tableau les 12 lexèmes qui ont connu, dans les deux dictionnaires, l’évolution de pop. vers fam. (ils sont répertoriés sans italique dans le tableau supra)

À ce point de la réflexion, résumons alors les effets paradoxaux qui recou-vrent cette « marque-vedette » dans les registres non-conventionnels de la langue française :

1) a) Dans les dictionnaires, la marque « populaire » est progressivement rem-placée par la marque « familier », ceci pour dépasser la catégorisation sociale stigmatisante.

b) Dans la linguistique, les deux notions populaire-familier ont tendance à se rapprocher43.

2) a) Dans les dictionnaires, la marque « populaire » persiste toujours auprès d’un certain nombre de termes qui restent connotés socialement (dans l’imaginaire des lexicographes bien évidemment). Leurs accep-tions se rapprochent plus de la notion d’argot que de la langue fami-lière courante.

b) Dans la vulgarisation de la linguistique, notamment dans les manuels scolaires, les niveaux du français se divisent traditionnellement en : soutenu, standard, familier et populaire44.

La solution de ce paradoxe s’avère bien simple : la notion de français popu-laire est à éviter, car elle est polysémique, connotée différemment en linguistique et auprès d’un public de non spécialistes et elle est redondante en ce qui concerne les marques lexicographiques.

Il est cependant très intéressant de voir un parallèle entre le français popu-laire de jadis et le parler des jeunes des cités, comme le proposent B. Conein et Françoise Gadet, et ceci dans le cadre d’une projection idéologique et d’une stig-matisation socio-économique45. En analysant nos lexèmes choisis, il s’avère que la marque « populaire » est, à notre avis, la marque la plus arbitraire de toutes, vu que son flottement est énorme non seulement d’un point de vue diachronique, mais également en synchronie.

43 Revoir le classement du français en registres : soutenu, moyen, populaire, vulgaire – cf. supra § 1.2).

44 Revoir tableau n°2 (cf. supra § 1.2) où le populaire sous-entend l’argotique et le vulgaire.45 B. COnEIn, Françoise GADEt, « Le français.... », art. cit., p. 107.

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Dans notre mini-corpus, il n’y a que deux expressions, à savoir se tailler et tur-bin, qui sont marquées par les deux dictionnaires comme pop.. Dans les autres cas, l’attribution de la marque populaire diverge entre les deux dictionnaires, dans les éditions des années 1990. Le Petit Robert l’évince au profit de la marque fam. (31 lexèmes) et la garde uniquement pour 3 entrées sur 50 : pompe, se tailler et turbin. nous pouvons observer ici le caractère tout à fait arbitraire de l’attribution des marques : pompe est désigné comme familier dans Le Petit Larousse, mais popu-laire dans Le Robert bien qu’on constate que Le Petit Larousse est plus fidèle à cette marque controversée (on répertorie ainsi 17 lexèmes sur 50 : becter, froc, godasse, grolle, gueule, pinard, pognon, portugaise, roberts, se saper, se tailler, tarin, taule, tifs, se tirer, tronche et turbin).

Le « populaire » se présente alors comme un fossile qui n’a plus aucune fonc-tion et qui est facilement remplaçable par d’autres marques d’usage (notamment « familier », mais aussi « vieilli » comme nous l’avons vu pour le cas de turbin).

Finalement, le lien entre le populaire et l’argotique est plus important que ce qu’on peut penser si l’on s’en tient uniquement aux marques lexicographiques. tandis que dans notre mini-corpus, aucun mot n’a évolué de la marque « argotique » vers la marque « populaire », dans la réalité, le passage entre ces deux catégories a été très fréquent46. Françoise Gadet commente cette perméabilité sociologique :

« Au départ, il y a distinction entre lexique populaire et argotique. Mais après la fusion du jargon dans la langue populaire parisienne vers le milieu du XIXe siècle, il n’y a plus grand sens à distinguer les origines. Et si des dictionnaires conservent les mentions « populaire », « argotique », « vulgaire », voire « trivial », termes qui permettent de garder les mots dans une zone dépréciée, c’est pour des raisons idéologiques »47.

tandis qu’au niveau des marques lexicographiques, la mention « argotique » s’avère tout à fait indépendante de « populaire » (quoiqu’elle soit aussi bien dé-pourvue de ses fonctions en ce qui concerne la pragmatique d’usage du lexème comme « populaire »), la démarcation entre les langages argotique et populaire n´est pas nette du tout.

D’une part, il y a une volonté de protéger l’unicité de l’argot en vue de ne pas faire mourir ou de dissoudre cette notion assez classique. C’était le but de Denise François-Geiger qui s’est battue pour la position unique de l´argot dans son sens classique :

« En fait, l’argot, création collective, anonyme, n’est pas pour autant de caractère populaire. Bien au contraire, il existe une crainte qu’on peut dire légitime: que soient confondus peuple et pègre, popu-laire et populacier, et, sur le plan du langage, langue populaire et argot, et que l’isolement de la pègre et son parler ne se projette sur l’ensemble des milieux populaires et de sa langue de communication, laquelle a ses ressources verbales et sa dynamique propres »48.

46 cf. Marie ČERVENKOVÁ, L’enrichissement...., op. cit.47 Françoise GADEt, Le français populaire, op. cit., p. 103. 48 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’Argoterie, op. cit., p. 73.

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D’autre part, P. Guiraud a proposé de considérer l´argot « dans sa complexité contemporaine »49 comme une branche de la langue populaire; l´argot a sa propre position dans le « bas langage », mais en même temps, l´influence réciproque po-pulaire-argotique est très marquante. Au niveau purement lexical, les procédés typiques du français populaire tels que la métaphorisation (homme/parties du corps comparé(es) à un animal/parties du corps animalier, la célèbre série syno-nymique désignant la tête renvoie au champ sémantique des légumes/fruits), la concrétisation des notions abstraites, notamment des sentiments, etc., sont égale-ment des procédés classiques de l’argot.

La différence repose, à notre avis, sur le degré de crypticité de ces mots. Ceux, dont le sens (même si au départ il est aussi cryptique que les autres) est commu-nément compris grâce à la diffusion du terme parmi « le peuple », sont considérés comme « populaires ». En revanche, ceux dont le sens reste un peu obscur grâce à un usage plutôt restreint, continuent à être classés dans le registre « argotique », même si les conditions de leur création étaient absolument identiques.

Selon nos observations, c’est surtout le critère de la vulgarisation du lexème qui s’avère être le plus saillant quant à la démarcation entre le populaire et l’argoti-que.

Marque « familier »

La marque fam. joue aujourd’hui un rôle très important50 puisqu’elle recouvre tout le niveau intermédiaire entre le standard et les formes soit connotées socia-lement (populaire, argotique), soit tabouisées puisqu’elles vont contre la bien-séance (vulgaire, injurieux). Le français familier est surtout un style conversationnel (l’expression est fréquente en tchèque – elle correspond à l’expression anglaise « colloquial speech »), une variation diaphasique propre à tout locuteur, quelle que soit son origine sociale.

Tableau n° 6.4 : Évolution de la marque fam.expression « marquée »

marque fam. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque fam. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1965 1994bol 0 fam. bol pop. fam.brique arg. fam. brique arg. ARG. FAM.casse arg. arg. casse arg. fam.se casser 0 arg. se casser arg. fam.chier 0 vulg. chier très vulg. fam. et vulg.

49 P. GUIRAUD, L’argot, op. cit., p. 31.50 Or, nous avons observé sur notre mini-corpus que, dans les années 1960, cette marque n’était

quasiment pas utilisée (sauf pour pisser en PL et putain en PR). Elle doit son énorme succès à la connotation stigmatisante de la marque « populaire » qui lui cède sa place pour désigner, de façon tout à fait neutre, des lexèmes employés couramment dans une conversation un peu libre, dans la langue parlée relâchée.

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expression « marquée »

marque fam. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque fam. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1965 1994dingue 0 fam. dingue pop. fam.fric arg. fam. fric pop. fam.fringues arg. fam. fringues pop. fam.gonzesse 0 arg. gonzesse vulg. fam.mec 0 fam. mec pop. fam.pédé 0 vulg. et injur. pédé pop. fam.pisser fam. très fam. pisser vulg. fam.pompe 0 fam. pompe pop. pop.portugaise 0 pop. portugaise pop. ARG. FAM.putain pop. vulg. et injur. putain fam. et

vulg.péj. et vulg.

tapette 0 vulg. tapette pop. et vulg.

fam. et vulg.

Remarque : comme dans le tableau précédent, nous écartons de ce tableau les évolutions pop. vers fam. dans les deux dictionnaires (12 lexèmes) ainsi que 13 autres lexèmes qui sont marqués pop. > fam. dans le PR et pop. > pop. (10 lexèmes) ou néant > pop. (3 lexèmes) dans le PL.

nous avons montré supra l’ambiguïté de classement pour des expressions tel-les que putain ou chier dont l’usage peut être à la fois familier et vulgaire, en fonc-tion de la situation communicationnelle et du contexte du message (notamment dans les locutions figées, le poids vulgaire s’efface très vite).

« Familier s’oppose [...] à grossier ou trivial : il s’agit donc d’un niveau de langue ; le terme n’implique pas un jugement moral sur le contenu des termes, sur le sens d’un mot comme les qualificatifs « grossier » ou « trivial » mais seulement un écart par rapport à la langue écrite et au « bon usage » »51.

Les linguistes opèrent donc plus prudemment avec ces deux notions « fami-lier » et « grossier », à la différence des puristes, qui ont tendance à les confondre.

nous avons également montré le chevauchement entre le familier et le popu-laire. Du point de vue de la variation diastratique, le français familier se présente comme « une sorte de français populaire anobli, ou de norme assouplie pour les conver-sations quotidiennes »52. Du point de vue de la variation diaphasique, le français familier est défini par le Dictionnaire de linguistique comme : « un style, une langue, un mot [...qui] implique un degré d’intimité entre les interlocuteurs et conjointement un refus des rapports cérémonieux qu’exige la langue soutenue ou académique»53.

Si l’on observe notre mini-corpus, les 50 mots cités figurent comme argotiques dans le Dictionnaire de l’argot, mais 20 dans le PL et 37 dans le PR portent pour-tant la marque « familier ». Ceci est une preuve de l’existence de l’argot commun,

51 J. DUBOIS et al., Dictionnaire de linguistique, op. cit., p. 194.52 Sophie JOLIn-BERtOCCHI, Les niveaux de..., op. cit., p. 39.53 J. DUBOIS et al., Dictionnaire de linguistique, op. cit., p. 194.

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notion évoquée supra et qui correspond plus ou moins au « slang » en anglais54, mentionné au début de cet écrit. La notion d’argot commun, propagée par Denise François-Geiger, permet de mettre en évidence à la fois l’origine du lexème (issu de la pratique argotique) et son usage fréquent, sa vulgarisation (commun, de-venu familier).

C’est également dans cette optique que Le Petit Robert commence à utiliser la marque arg. fam., c’est-à-dire la marque désignant « les mots d’argot passés dans le langage familier », selon la définition donnée par les auteurs de ce dictionnaire (pour souligner ce phénomène intéressant, nous mettons la marque ARG. FAM. en majuscules dans le tableau ci-dessus ).

L’expression brique, portant la marque arg. en 1967 devient ainsi arg. fam. en 1994. En revanche, l’expression portugaise reçoit également cette marque en 1994 alors qu’en 1967, elle était désignée comme pop. et non comme arg. ! L’idée des auteurs est bonne, mais cette tentative se heurte à un manque de fermeté : pour-quoi les expressions casse ou se casser, par exemple, passent-elles directement du registre argotique au registre familier, sans recevoir la marque arg. fam. ?55.

En somme, la perméabilité lexicale de l’argot des groupes vers l’argot commun est un des principaux axes de l’innovation lexicale.

Marque « argotique »

Dès la seconde moitié du 19e siècle (par exemple chez Littré en 1863), on dis-tingue l’argot des malfaiteurs et, par extension, l’argot de n’importe quel milieu, le plus souvent des gens qui exercent la même profession ou qui sont regroupés autour d’une activité commune.

Tableau n° 6.5 : Évolution de la marque arg.expression « marquée »

marque arg. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque arg. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1965 1994brique arg. fam. brique arg. ARG. FAM.casse arg. arg. casse arg. fam.se casser 0 arg. se casser arg. fam.châsse 0 arg. châsse arg. arg.esgourde arg. arg. esgourde arg. arg.fric arg. fam. fric pop. fam.fringues arg. fam. fringues pop. fam.gonzesse 0 arg. gonzesse vulg. fam.portugaise 0 pop. portugaise pop. ARG. FAM.

54 L’anglais possède également l’expression « cant » qui désigne l’argot dans son sens classique, l’ar-got de la pègre.

55 nous allons commenter ces incohérences plus tard (cf. infra § 7.2) pour le cas des mots verlanisés, où seule l’entrée meuf est marquée arg. fam. et les autres entrées sont uniquement marquées fam. (keuf, keum, feuj), même si leur origine argotique ne peut pas être mise en doute.

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náZEv DíLA

expression « marquée »

marque arg. dans Le Petit Larousse de

expression « marquée »

marque arg. dans Le Petit Robert de

1969 1993 1965 1994taule pop. pop. taule arg. arg.tire arg. arg. tire arg. arg.

Pourtant, si l’on examine les expressions portant la marque arg. dans le mini-corpus appliqué aux deux dictionnaires observés, on ne sait pas bien quels sont les critères d’attribution de cette marque. Dans Le Petit Larousse de 1969, six expressions portent cette marque, à savoir brique, casse, esgourde, fric, fringues et tire. tandis que brique, fric et fringues sont passés dans le registre familier en 1993, casse, esgourde, tire portent toujours la marque « argotique » et gonzesse, se casser et châsse, nouvellement insérés dans le dictionnaire, ont directement reçu la marque arg..

Pour Le Petit Robert de 1967, brique, casse, esgourde et tire sont argotiques, ainsi que taule (qui, dans le PL, est toujours populaire), châsse et se casser. Or, en 1994, alors que brique obtient la marque arg. fam., casse et se casser deviennent sans raison simplement familiers, et châsse, esgourde, taule et tire gardent leur marque argotique.

nous avons énuméré les différents classements des lexèmes pour éclaircir non seulement à quel point cette marque est vague (les deux dictionnaires s’ac-cordent sur la marque argotique dans 3 expressions seulement !), mais surtout pour montrer qu’il s’agit là d’expressions-clichés pour évoquer le vieil argot, l’argot vieilli, la fameuse « langue verte » qui est, à cause de sa notoriété, connue par un large public et qui est donc très peu cryptique.

Si, en 2002, Le Petit Robert électronique définit la marque arg. comme « un emploi limité à un milieu particulier, surtout professionnel (arg. scol. : argot scolaire), mais in-connu du grand public et qui n’est pas à confondre avec les marques fam. et pop. », nous sommes prête à douter du détachement des lexicographes de l’idée de l’équiva-lence argot = argot des malfaiteurs, idée qui est assez ancrée dans l’imaginaire des Français. En revenant sur cette définition, il faut s’interroger tout d’abord sur la méconnaissance réelle par le grand public des expressions qui se répètent dans quasiment tous les « polars ».

Encore une fois, il faut se questionner sur la ligne de démarcation entre l’argo-tique et le populaire. Dès 1920, H. Bauche56 exprime l’idée que l’argot des prisons et l’argot des malfaiteurs se sont infiltrés dans le langage populaire de l’époque : « La cause en est évidente : le crime naît plus souvent du besoin de la misère des classes inférieures que parmi les gens qui ne manquent de rien »57.

Peut-on croire que ce type de lexique formait « l’argot commun » dans le lan-gage du peuple, dans le français populaire, qu’il n’est plus couramment utilisé aujourd’hui et que donc, il est resté le lexique typique de la « langue verte » ? Ou

56 Il était le premier à décrire le « français du peuple de Paris » (Henri BAUCHE, Le langage populaire, Paris, Payot, 1920). Le livre original est malheureusement introuvable.

57 Citation reprise de Claude DÉSIRAt, tristan HORDÉ, La langue française au 20e siècle, Paris, Bordas, 1988, p. 51.

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bien, était-il inconnu du grand public, cryptique jusqu’à l’époque de sa vulgari-sation par les auteurs des romans policiers ? La réponse scientifique exigerait une recherche diachronique approfondie, la réponse intuitive laisse les deux chemi-nements possibles.

En somme, parmi les marques lexicographiques françaises, la marque « ar-gotique » semble être la plus difficile à discuter, puisque sa définition est aussi ambiguë que la définition même de l’argot. nous avons présenté supra (cf. § 2.2) l’idée de François-Geiger qui a proposé de distinguer l’Argot et les argots, termi-nologie adoptée désormais par l’argotologie moderne. En effet, l’Argot, au singu-lier (et avec une majuscule), signifie l’argot des malfaiteurs, c’est-à-dire l’argot dans son sens classique, tandis que si l’on parle des argots au pluriel, c’est dans le sens moderne du terme qui prend en compte la variation lexicale dans des milieux cohésifs, dont les membres sont unifiés soit autour d’une activité com-mune – d’où la proximité des notions de jargon et de jargot58 – soit autour d’un sentiment identitaire communautariste (mots identitaires générationnels – argot des jeunes, socio-spatio-ethniques – argot des jeunes des cités, etc.). telle est la vision des argotologues.

Or, le public non spécialisé, et même parfois les chercheurs d’autres discipli-nes, ont des idées imprécises et, du coup, très confuses sur le contenu définitoire de l’argot. En effet, plusieurs linguistes59 expliquent – sous diverses étiquettes – qu’on peut habituellement retrouver trois types de lexique très différents sous le terme englobant d’« argot » :

• tout d’abord, il s’agit de l’ancien argot des malfaiteurs, argot des voleurs, argot des bagnes et des prisons60 – ceci correspond globalement à la mar-que arg., « argotique », dans la tradition lexicographique tchèque.

• Deuxièmement, il s’agit des argots « modernes » basés sur une fonction conniventielle et identitaire qui s’établit entre personnes d’un même milieu (professionnel, sportif, scolaire, militaire, carcéral, etc.)61 – dans les dictionnaires tchèques, ce type de lexique est étiqueté par la marque slang., « slanguisme », éventuellement avec la précision du milieu (sport. slang. = « argot sportif », etc.).

• Enfin, il s’agit de l’« argot commun », c’est-à-dire du vocabulaire non conventionnel qui peut aussi bien être désigné comme populaire ou bien également, selon la tendance contemporaine, comme familier, mais aussi

58 voir notamment les articles de M. SOURDOt, « Argot, jargon, jargot » et « L’argotologie... », art. cit.

59 notamment Sophie JOLIn-BERtOCCHI, Les niveaux..., op. cit., p. 76 ; Henriette WALTER, Le fran-çais dans tous les sens, Paris, Le Livre de Poche, 2005 (9e éd., 1ère éd. 1988, Éditions Robert Laffont), pp. 314-315, etc.

60 Dont on connaît, grâce aux « polars » quelques expressions récurrentes, suffisamment « décryp-tées » pour qu’elles passent dans l’usage commun (il suffit d’évoquer la thématique adéquate). C’est l’association la plus courante, et parfois, pour préciser la référence, ce terme est substitué à des expressions telles que le vieil argot, la langue verte, etc.

61 On peut également classer dans ce type d’argot le cas de l’argot des jeunes ou celui du FCC. En réalité, ce type de lexique est souvent suivi par un épithète précisant le milieu où ce terme joue la fonction identitaire (sans que ce soit nécessairement le milieu créateur ou le seul milieu qui com-prend le sens des termes).

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comme vulgaire si le mot transgresse les tabous – tandis que la tradition anglo-saxonne étiquetterait sans hésitation ce type de lexique sous le nom de « slang »62, c’est à ce niveau justement que les dictionnaires tchèques opèrent avec la marque expr., privilégiant ainsi l’aspect expressif, conni-ventiel au détriment des aspects étymologiques.

Ayant observé les chevauchements entre le vulgaire et l’argotique d’une part, l’argotique, le populaire et le familier d’autre part, mais aussi les doubles emplois possibles des mots familiers au contenu vulgaire, on comprend vite pourquoi toutes les expressions de notre mini-corpus peuvent figurer facilement dans un dictionnaire d’argot. tout se passe comme s’il y avait des zones de passage allant dans le sens :

(vulgaire) → argotique → populaire → familier

notre cercle est en train de se fermer. Les chevauchements entre le vulgaire et l’argotique d’une part, l’argotique, le populaire et le familier d’autre part, mais aussi les doubles emplois possibles des mots familiers au contenu vulgaire sont des nuances attribuables à la fois à l’évolution de l’acception de ces marques et au contexte dans lequel le terme est utilisé.

Si nous avons remarqué, quant à la marque « populaire », qu’elle apparaît comme un fossile lexicographique, précisant peu la pragmatique du sens mais uniquement la connotation d’origine sociale, la marque « argotique » s’avère également peu fonc-tionnelle dans cette optique. Les expressions d’origine argotique sont soit passées dans l’usage commun, elles sont donc devenues fam. selon le marquage lexicogra-phique, soit leur usage s’arrête à la stylisation argotique évoquant le milieu des malfrats de jadis, et à ce moment elles devraient obtenir la marque arg. et vieilli comme on l’a vu pour le cas de turbin (pop. et vieilli) dans le PR.

Si le dictionnaire prétend spécifier le milieu d’où sort l’expression, il ne donne aucune information sur son emploi réel. Par exemple, on peut supposer que tous les Français sont passés par l’école, et que donc, ils maîtrisent tous les expressions marquées arg. scol.

En revanche, il serait peu logique d’insérer dans un dictionnaire les expres-sions utilisées uniquement dans un milieu particulier, par exemple les expres-sions de l’argot des normaliens, etc., sauf si ces termes sont répandus dans l’usa-ge commun63 ; à ce moment, l’indication du milieu d’origine n’aide pas l’usager à comprendre les fonctionnalités de l’emploi de ce terme.

D’un point de vue purement fonctionnel, il ne reste alors que les marques « injurieux/péjoratif » (qui fonctionnent de façon indépendante ou avec le vul-

62 Anthony R. LODGE, « the pragmatics of slang », in: Web Journal of Modern Language Linguistics, n°2, 1997, disponible en ligne: http://wjmll.ncl.ac.uk/issue02/lodge/htm.

63 Par exemple, le PR marque l’expression bahut comme arg. des grandes écoles bien que ce terme soit communément répandu.

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gaire), puis « vulgaire » (dont l’usage peut aussi être souvent familier) et ensuite la marque la plus englobante, « familier ».

Malgré toutes les tendances observées ci-dessus consistant à remplacer les marques « populaire » et « argotique » par « familier », excepté pour le cas des ter-mes hors de l’usage courant qui devraient garder la marque pop. ou arg. avec la mention vieilli64, nous pensons qu’une grande part des francophones ne va pas se priver aussi facilement du marquage de la « connotation sociale » des mots en rangeant tout simplement la totalité des termes sous l’étiquette « familier ».

La nouvelle marque combinée, arg. fam., du PR est prometteuse car elle per-met de repérer à la fois l’origine sociale et l’emploi stylistique. Cette nouvelle marque a tendance à être de plus en plus fréquemment utilisée, ce qui permet de justifier l’existence d’un argot commun (ainsi que le droit de cité des dictionnaires d’argot comme celui du DAFO, etc.).

Même si elle ne nous paraît pas être aussi efficace que la marque expr. tchèque, il s’avère que c’est une tendance qui permet d’éviter les longs commentaires sur la coappartenance d’un mot aux différents registres que nous avons ébauchés.

En somme, lier le social au situationnel est un compromis entre l’approche tra-ditionnelle qui respecte l’étymologie et l’approche moderne basée sur la pragma-tique du sens.

Le français non-conventionnel : compromis entre l’argotique et le familier

nous avons remarqué supra que la notion d’« argot commun » est importante pour les dictionnaires d’argot, mais qu’elle recouvre également un sous-groupe du lexique familier. Pourtant, dans les deux catégories, c’est un vocabulaire spé-cifique, pas tout à fait typique : la compréhension de l’argot par le grand public le prive de quelques traits argotiques typiques, notamment de sa crypticité et de son caractère identitaire. Pour ce qui concerne le registre familier, ce vocabulaire reste pourtant plus ou moins connoté socialement, il est souvent désigné comme « très familier » comme s’il s’agissait d’un degré de familiarité plus fort que les termes familiers sans connotation sociale. Malgré l’efficacité de la notion d’argot com-mun qui permet de bien relier les chevauchements entre l’argotique et le familier, ce terme n’est quasiment pas utilisé en dehors du milieu des argotologues.

Des confusions fréquentes dans l’attribution des marques lexicographiques dans les divers dictionnaires français ont néanmoins provoqué des tentatives de contournement de l’approche classique. Une tentative – à notre avis la plus in-téressante – pour regrouper le vocabulaire non standard sans le marquer selon des critères lexicographiques classiques est celle du Dictionnaire du français non conventionnel de J. Cellard et A. Rey de 1980 (désormais abrégé en DFnC). Le voca-

64 Il faudrait également redéfinir les marques dans les préfaces des dictionnaires (les définitions des marques lexicographiques dans le PL ont évolué considérablement et le PR les ignore complète-ment dans ses préfaces).

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bulaire non conventionnel y est défini de façon presque identique à l’argot commun, comme un vocabulaire :

« qui est à la fois plus et moins que ce que l’on nomme très généralement argot. Plus, puisqu’il accueille nombre de mots ou d’expressions qui sont simplement ‘populaires’ ou ‘très fami-liers’ […]. Moins, parce que n’en font pas partie les argots, vocabulaires particuliers à de petits groupes sociaux parfaitement honorables. L’argot des typographes et des cyclistes, celui des séminaristes et des Polytechniciens, sont en fait des vocabulaires professionnels et techniques. »65.

Parmi les 50 entrées choisies pour notre mini-corpus, le dictionnaire en recen-se 48, les expressions « dingue » et « frangin, -e » manquent, sans raison évidente.

Le dictionnaire en question est novateur en matière de marquage des lexèmes. Les auteurs du DFnC ont contourné le problème des marques métalinguistiques en proposant quatre types de vignettes.

La vignette □□ introduit un mot qui est, pour l’un de ses sens, parfaitement admis en français conventionnel. Ce sens général et conventionnel est toujours suivi d’une autre vignette signalant le sens non conventionnel, puisque c’est le thème du dictionnaire.

Les trois autres vignettes remplacent en quelque sorte l’appellation explicite des marques fluctuant entre vulg., arg., pop., fam. :

■■ annonce un mot « non conventionnel », le terme dont on s’abstiendra, si-non dans une intimité certaine – à la différence de deux autres vignettes « semi-conventionnels » qui peuvent entrer dans une conversation relâchée. La différen-ce entre ces deux vignettes repose sur l’évolution du terme dans les niveaux du français.

Ainsi : □■ signale que le mot ou le sens glisse du domaine conventionnel au domaine non conventionnel66 et, inversement, ■□ signale un glissement du do-maine non conventionnel au domaine familier67.

Dans la logique des auteurs, le registre du « non conventionnel » recouvre le français populaire, notion encore couramment employée à l’époque de la création du dictionnaire. Or, à notre avis, il recouvre également les marques arg. et vulg. et s’oppose assez nettement au registre « semi-conventionnel » qui renvoie au fran-çais familier qui, lui, s’approche plus du conventionnel que le reste du vocabu-laire que l’on évite d’indiquer ici. Cette opposition est implicite, mais repérable facilement à cause des commentaires du type : « après avoir été non conventionnel, l’adjectif n’est plus que familier »68.

65 J. CELLARD, A. REY, Dictionnaire du français non...., op. cit., p. vIII.66 Parmi nos entrées, uniquement caïd, gueule et tapette portent cette vignette.67 Cette vignette est attribuée aux 28 expressions de notre mini-corpus (à savoir : bagnole, se barrer,

bide, bol, bosser, bouffer, se branler, casse, se casser, chier, cinglé, engueuler, flic, fric, fringues, froc, go-dasse, mec, oseille, pif, pinard, pisser, pognon, pompe, portugaise, putain, se tirer et turbin), tandis que la vignette désignant les expressions non-conventionnelles est attribuée à 17 mots seulement (à savoir : becter, bite, brique, châsse, esgourde, gonzesse, grolle, pédé, pute, robert(s), se saper, se tailler, tarin, taule, tif(s), tire et tronche).

68 À côté de l’entrée « cinglé » (DFnC, p. 201).

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Malgré un titre très prometteur qui contourne la catégorisation classique, les auteurs finissent par classer le lexique selon le modèle traditionnel tripartite :

standard (ici conventionnel), familier (ici semi-conventionnel) et populaire/argotique/vulgaire (ici non conventionnel).

Pourtant, l’étranger apprécie les commentaires fréquents précisant l’usage et les nuances des lexèmes. voici ceux qui concernent les expressions de notre mini-corpus69 :

bagnole – vieilli ou mauvaise automobile, par extension et avec une nuance de sympathie amusée : toute automobilebide – très usuelbecter – usuel et très vivantse branler – très usuel, au point que le verbe est de moins en moins employé au sens conven-tionnelbrique – très usuel en dépit des variations importantes de valeur du million de francs et du passge des « francs » aux « centimes »casse, se casser – usuelcinglé – après avoir été non conventionnel, l’adjectif n’est plus que familierchier – l’un des mots-vedette du vocabulaire non conventionnel, chier n’a pas (ou n’a plus) d’équivalent simple dans la langue générale et bienséantengueuler – très large diffusion du mot, aujourd’hui à peine familier, tient à ce que le français conventionnel ne dispose, pour exprimer cette notion, que de verbes faibles ou isolés, d’al-lure archaïque ou de périphrases peu expressivesflic – diffusion exceptionnellement largefric – devenu à peine familier et extrêmement courantgodasse – très usuel et seulement familiergueule – le mot est neutre plus ou moins, très usuel, est senti comme « vigoureux » mais non argotiquemec – le mot est usuel au point de remplacer homme, bonhomme, gars comme nana pour femme et fillepif – familier et très usuel dans tous ses emploispinard – usuel, mais sans « coloration »pisser – ancien et très usuelputain – classique, très usuelpute – le mot a toujours était plus trivial que putaintapette – le mot a dû se spécialiser de bonne heure au sens actuel, où il est seul usité et usuel à la fin du siècleturbin – vieilli

nous énumérons ici toutes ces gloses pour pouvoir mettre en évidence deux remarques :

• d’abord, en comparant ces annotations (usuel, très usuel, très vivant, d’usage courant) avec les commentaires du DAFO du même type (cf. supra), on se rend compte que les dictionnaires manquent d’un moyen qui exprimerait l’usage courant du lexème (même si ce paramètre s’avère beaucoup plus subjectif à décider que pour la marque « vieilli »).

69 nous soulignons.

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• et ensuite, ces gloses renvoient souvent à l’expressivité et à la connotation – désignée souvent comme une coloration, une nuance (voici le texte souli-gné70).

L’intégration de la notion d’expressivité en lexicologie française en tant que marque lexicographique est alors pertinente. nous allons montrer infra, en com-paraison avec la pratique lexicologique tchèque, comment son introduction est propice pour marquer les expressions très usuelles de l’argot commun.

2. Marques lexicographiques tchèques et notion de lexique expressif

Pour pouvoir mettre en évidence les rapports entre les marques lexicographi-ques françaises et tchèques, nous avons procédé à la traduction approximative des 50 lexèmes du français sub-standard qui constituent notre mini-corpus71.

La tradition académique étant très forte, la lexicographie tchèque manque malheureusement, jusqu’à aujourd’hui, d’un grand dictionnaire d’usage de type Petit Larousse ou Petit Robert. C’est pourquoi on trouve surtout des dictionnaires « de bon usage », c’est-à-dire des dictionnaires normatifs qui écartent délibéré-ment toutes les expressions non standard, notamment les vulgarismes. Dans une certaine mesure, on peut dire qu’il s’agit d’un héritage du Cercle linguistique de Prague, car leur « théorie de la langue littérale/standard » (teorie spisovného jazyka, cf. supra 1.1) a influencé pendant des décennies la conception des dictionnaires de langue littérale/standard (slovníky spisovného jazyka) qui se présentent comme des reflets de la langue culturelle, intellectuelle.

Or, malgré le titre du dictionnaire qui limite l’insertion du vocabulaire non conventionnel, on voit souvent apparaître des expressions de l’usage courant, is-sues de l’« argot commun ». C’est notamment le cas du « Dictionnaire de la langue tchèque littérale/standard » (Slovník spisovného jazyka českého, désormais SSJČ), publié par l’Académie entre 1960-1971, dont la dernière édition de 1989 comporte 8 tomes (environ 198 000 entrées)72 et qui est considéré comme le dictionnaire le plus représentatif de la langue tchèque à cause de son ampleur et de sa date de publication73.

70 Dans le DAFO, on parlait de « valeur emphatique » en ce qui concernait l’expression dingue, par exemple.

71 La meilleure façon de trouver les équivalents est de comparer les tableaux d’occurrences des expressions dans nos questionnaires (cf. infra Annexe 4).

72 Bohuslav HAvRánEk et al., Slovník spisovného jazyka českého, Praha, Academia, 8 vol., 1989 (2e éd., 1ère éd. 1960-1971).

73 La dynamique des changements dans le lexique après la révolution en 1989 complique la saisie des données en temps réel. Quoique la nouvelle édition soit en préparation depuis plusieurs années, le nouveau dictionnaire académique n’a toujours pas été publié. Ce n’est pourtant pas le plus documenté, le « Dictionnaire usuel de la langue tchèque » publié entre 1935 et 1957 comporte environ 250 000 entrées (Příruční slovník jazyka českého, Praha, SPn, 1935-1957).

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nous nous sommes servie de ce dictionnaire pour montrer l’usage des mar-ques lexicographiques en tchèque à partir de 30 expressions qui correspondent aux entrées de notre mini-corpus français74. Pour pouvoir commenter plus fa-cilement les marques lexicographiques utilisées, nous allons passer en revue ci-dessous le système de marquage du lexique et présenter l’approche des linguistes tchèques vis-à-vis de la notion de « příznakovost », caractère marqué du lexique.

« Příznakovost » : système de marquage du lexique tchèque

nous avons présenté supra (cf. § 5.1) le classement bipartite du lexique tchè-que en lexique neutre, non marqué (nepříznakové lexikum) et en lexique marqué (příznakové lexikum). La notion de příznakovost (« indice de marquage ») est une notion-clé pour la stylistique qui tient compte de l’appartenance des lexèmes aux différents styles de langue, de leur positionnement par rapport à la norme et de leur caractère émotionnel (notion d’expressivité – cf. infra § 5.3).

« Příznak », c’est-à-dire l’existence d’une marque lexicographique, d’une mar-que d’emploi, signale l’évaluation de style, la caractéristique stylistique la plus commune. Cette composante pragmatique du sens est, à la différence des compo-santes sémantiques, beaucoup moins stable75. Ce qui nous intéresse le plus pour notre étude de la norme groupale des jeunes, c’est la variabilité les composantes pragmatiques : elles peuvent être perçues différemment selon les personnes (idio-lectes), selon leur origine géographique (dialectes) ou selon leur appartenance générationnelle (sociolectes), entre autres76. Les linguistes tchèques considèrent alors le marquage lexicographique comme un élément très instable et sujet à l’ap-préciation d’un possible subjectivisme des auteurs.

Malgré tous ces reproches, le système de marquage est minutieusement éla-boré dans les dictionnaires tchèques. Prenons pour exemple la catégorisation des marques dans le SSJČ.

La division principale s’opère selon le critère normatif ; les lexèmes sont consi-dérés soit comme « littéral/standard » (spisovný), soit comme « non standard »

74 Le chiffre total a diminué de 50 à 30 entrées puisque certaines expressions manquent dans le dictionnaire, certaines n’ont pas d’équivalent intéressant du point de vue du marquage, etc. Les 30 expressions forment, à notre avis, un échantillon suffisant pour témoigner de la situation lexi-cographique tchèque.

75 Dans la « Stylistique du tchèque contemporain » (Stylistika současné češtiny), Marie Krčmová don-ne des exemples de changements des marques en fonction du temps : les changements dans la société tchèque après la deuxième guerre mondiale ont influencé les connotations liées aux expressions telles que soudruh (« camarade ») – titre quasiment obligatoire dans une conversa-tion officielle à l’époque communiste – ou milostpán (« gracieux monsieur ») – appellation vieillie, disparue sous le communisme (Marie KRČMOVÁ, « Slohová charakteristika prostředků lexikál-ních », in : Marie ČECHOVÁ et al, Stylistika..., op. cit., p. 122.

76 Par exemple, l’expression holka est soit neutre, soit expressive selon l’origine géographique du locuteur (traduisible alors soit comme « fille », soit comme « gonzesse » ou « garce »), l’expres-sion baba est soit péjorative (« mémé »), soit familière dans certaines familles (« bonne femme »), mais fait parfois aussi partie de l’argot commun (slangový, dans le sens de « nana »). Ibid.

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(nespisovný). Dans le cadre du vocabulaire littéral/standard, on marque à part les expressions : conversationnelles/familières/parlées (hovorová slova, abréviation hovor.,

c’est-à-dire les expressions propres à l’expression orale dans le discours standard)77,

littéraires (knižní slova)78, poétiques (básnická slova), journalistiques (publicistická slova) et terminologiques/professionnelles (odborná slova). Parmi les expressions non standard, on distingue le vocabulaire:♦ dialectal (nářeční), ♦ régional (oblastní, il s’agit des interdialectismes), ♦ soi-disant populaire (tzv. lidová, expressions propres à la vie d’autrefois

à la campagne. Aujourd’hui, on dirait plutôt qu’il s’agit des archaïsmes),♦ argotique (argotická, abréviation arg., en tchèque, la notion d’argot com-

porte uniquement le parler des groupes sociaux marginaux) et♦ « du slang » (slangová, abréviation slang., qui peuvent comporter l‘indica-

tion du milieu dans lequel ils sont employés – cf. soit ils apartiennent au jargon, soit leur usage est commun et ils sont devenus de « purs slanguis-mes » (prostě slangový) – cf. supra § 2.2 notion d’argot commun)

Ce critère se heurte au classement du lexique d’obecná čeština = « le tchèque commun » (cf. supra § 1.1) – abréviation ob. – l’interdialecte, considéré plutôt comme non standard, mais qui est utilisé dans le discours parlé et s’entremêle partiellement avec le vocabulaire conversationnel/familier/parlé (hovorová slova) qui, lui, est standard. La frontière normative passe alors entre ces deux registres de manière assez floue. Le « Dictionnaire du tchèque non standard » (Slovník ne-spisovné češtiny) donne une série synonymique du verbe regarder qui illustre bien cette frontière entre le standard et le non standard :

dívat se = « regarder » – standard,koukat se = « gaffer » – hovor. (conversationnel/familier) – standard, čumět = « zieuter » – ob. (du tchèque commun) – non standard et vejrat = « mater » - non standard79.

Le classement suivant s’opère selon le critère de la fréquence d’usage des lexè-mes. On distingue ainsi trois degrés :

• les expressions couramment utilisées (= běžně užívaná slova, sans marqua-ge),

• les expressions plutôt rares (= řidší, abréviation řidč.) et • les expressions rares (= řídká, abréviation zř.).

77 Pour traduire l’adjectif hovorový, les dictionnaires bilingues donnent l’équivalent « familier », éventuellement « de conversation ». Compte tenu de son caractère standard en linguistique tchè-que, nous proposons une traduction par combinaison de plusieurs quasi-synonymes.

78 nous ne signalons les abréviations que pour les marques utilisées dans le tableau suivant.79 J. HUGO et al., Slovník..., op. cit., p. 11.

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náZEv kAPItOLY

Le troisième critère d’attribution de la marque est le critère d’occurrence tempo-relle. Ainsi, on distingue également trois types de lexique marginal :

o les historismes, c’est-à-dire les expressions désignant les faits dispa-rus (zanikající nebo zaniklé, abréviation étant soit une précision explicite de l’époque d’usage, soit abréviation dř. qui marque la disparition du lexème de l’usage tout court),

o les archaïsmes, c’est-à-dire les expressions qui ont été remplacées par d’autres plus modernes (zastaralé, abréviation zast.) et

o les expressions qui sont considérées comme démodées, hors de l’usage courant (zastarávající, abréviation poněk. zast.).

Le dernier groupe de marques lexicographiques est le plus intéressant pour notre recherche, car il permet la catégorisation selon une coloration affective, selon le critère d’expressivité. Les mots expressifs sont définis comme ceux qui portent en plus, à côté de composante notionnelle, raisonnée, une coloration affective ou volontaire permanente ou contextuelle80.

Les lexèmes expressifs sont catégorisés en deux groupes principaux :1) mots expressifs avec une coloration affective « simple » (c’est-à-dire sans

marque spécifique évaluative) – expresívní slova, abréviation expr.

2) mots expressifs avec une marque « spécifique », que l’on peut répartir se-lon les sous-catégories suivantes:

les hypocoristiques = slova důvěrná (intimes) et slova familiární (familiers, de famille)81 – abréviation fam. – qui sont utilisés uniquement dans les relations intimes, y compris : o les surnoms hypocoristiques = slova domácká – abréviation dom., o les expressions « câlines » = slova mazlivá – abréviation mazl.82 eto les expressions du langage enfantin = výrazy z vyjadřování dětí – abré-

viation dět.)

les euphémismes = eufemistické výrazy – abréviation euf. – qui remplacent, pour atténuer, des expressions moins directes désignant des choses ou des actions déplaisantes, choquantes.

les mots injurieux / péjoratifs = hanlivá, pejorativní slova – abréviation

80 Nous traduisons (SSJČ, p. XI).81 La traduction montre bien la polysémie du mot « familier » dans sa traduction en tchèque. Ce

mot est aussi bien applicable au registre hovor. exposé supra, qui correspond dans les grandes lignes au registre familier en français, mais également au registre fam. (hypocoristique) qui fait partie du registre familier en français, sans porter une marque spécifique, comme c’est le cas en tchèque. Or, l’étymologie de l’adjectif « familier » indique que c’est d’abord un emploi en famille, c’est–à-dire dans la sphère intime. L’absence d’un équivalent français de l’adjectif colloquial an-glais ou hovorový tchèque a pour conséquence que presque tous les éléments du parler relâché se retrouvent sous l’étiquette « familier », trop englobante.

82 Par exemple drobek = « miette » pour désigner un petit enfant – équivalent de « puce » = personne de petite taille en français (expressivité positive).

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náZEv DíLA

hanl. – qui expriment un sentiment négatif, malveillant, l’antipathie, etc. Il s’agit d’une marque qui est identique dans les deux linguistiques observées.

les mots grossiers = zhrubělá slova – abréviation zhrub. – qui s’utilisent pour exprimer ou susciter une répugnance, une indignation, un caractère scandaleux selon la définition du dictionnaire (par exemple huba = « gueule ») et

les mots vulgaires = vulgární slova – abréviation vulg. – qui sont utilisés lors d’une conversation grossière, inconvenante.

Cette grossièreté est nuancée et comporte deux degrés, ce qui s’avère être très fonctionnel, bien que la catégorie de zhrubělá slova soit aujourd’hui plutôt nommée comme dysfemická slova = « dysphémismes ».

C’est une marque qui, en tant qu’étrangère, nous manque dans les dictionnaires français où par exemple gueule est désignée comme pop. (PL) ou comme fam. (PR), car le lecteur non natif n’obtient pas l’indice qu’il s’agit quand même d’une métaphore animalière beaucoup plus « forte » que tifs, par exemple, qui comporte pourtant les marques identiques.

les expressions ironiques = ironické výrazy – abréviation iron. – qui mar-quent les emplois sarcastiques.

Cette énumération détaillée permet de visualiser que, dans des dictionnai-res tchèques, chaque lexème est analysé suivant plusieurs critères de marquage qui peuvent se cumuler. nous n’avons présenté qu’un système de marquage parmi d’autres, mais il nous paraît assez représentatif pour la situation lexicographique tchèque.

En généralisant la pratique des grands dictionnaires tchèques, on peut dire qu’un mot peut toujours recevoir plusieurs marques – d’abord selon le critère normatif qui instaure l’opposition standard vs non standard, puis selon le critère pragmatique qui distingue les mots expressifs vs neutres (notionnels) et, de façon plutôt complémentaire, selon la fréquence et la validité temporelle des lexèmes83.

La combinaison des marques permet de donner un aperçu plus détaillé et plus utile par rapport au système de marquage français. Ceci a des avantages no-tamment pour des étrangers parce que la quantité d’information leur permet de prendre des décisions plus pertinentes quant à l’adéquation de l’usage du lexème dans une situation de communication concrète.

83 cf. Michal KŘÍSTEK, « Způsoby vymezování stylové příznakovosti v lexiku (na materiálu sou-časné češtiny) » [Moyens de la délimitation du marquage stylistique dans le lexique (à partir de l‘exemple du tchèque contemporain)], in: Mira NÁBĚLKOVÁ, Mária ŠIMKOVÁ (éds.), Zborník materiálov z IX. kolokvia mladých jazykovedcov (Modra-Piesok 1-3/12/1999), Varia IX, Bratislava, Slovenská jazykovedná spoločnosť pri SAV, 2002, pp. 102-112.

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Comparaison d´un mini-corpus du lexique non standard tchèque et français

Une analyse des marques dans les dictionnaires français et tchèque permet d‘observer clairement les divergences conceptuelles pour le système de marqua-ge lexicographique dans les deux linguistiques observées.

Après avoir traduit les expressions de notre mini-corpus français que nous avons soumises à l’analyse des marques dans Le Petit Robert et dans Le Petit Larousse (cf. supra § 5.1), nous en avons retenu une trentaine qui figurent dans le SSJČ et qui portent des marques assez diversifiées, à savoir arg., dř., expr., hanl., hovor., iron., ob., slang., vulg., zast., zhrub., dont le sens précis a été exposé supra.

Dans le tableau suivant, on retrouve également les conjonctions a = « et » et často = « souvent ». La conjonction a se présente dans les cas où il y a plus de deux marques pour une entrée, un phénomène inconnu en pratique lexicographique française où un lexème obtient une, au maximum deux marques. La conjonc-tion často précise le caractère facultatif de certaines marques qui peuvent s’ajouter selon le contexte, qui ne sont donc pas des caractéristiques stables du lexème. L’insertion de cette conjonction permet de se rendre compte que certaines valeurs pragmatiques du sens des mots sont plus difficiles à saisir et à transposer dans une seule marque, puisqu’elles ne resurgissent que dans certains contextes par-ticuliers.

La liste de trente expressions du tchèque non standard est représentative de la gamme des registres de langue (hovor., ob., slang., arg.) ainsi que du spectre des divers degrés d’expressivité (expr., hanl., zhrub., vulg., iron.), ceci pour inciter le lecteur à faire lui-même une comparaison avec les marques françaises et les équi-valents français, exposés supra (cf. § 5.1).

Tableau n° 7 : Attribution des marques lexicographiques dans le Dictionnaire de la langue tchèque littérale/standard (Slovník spisovného jazyka českého, ČSAV Praha 1989)8485

terme marqué marque lexi-cographique

sens donné par le dictionnaire 84

équivalent français

procédé de formation

notes

auťák ob.expr. voiture bagnole resuffixation expressive de la forme abrégée déjà auto > auťák

basa ob.expr. prison taule, chtar emprunt à l’italien, sens primaire « contrebas-se »85

notamment utilisé dans les locutions sedět / bručet v base

84 nous traduisons.85 À comparer avec l’expression argotique violon pour « prison » – métaphore avec un instrument de

musique dans les deux langues.

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náZEv DíLA

terme marqué marque lexi-cographique

sens donné par le dictionnaire 84

équivalent français

procédé de formation

notes

bourák ob.expr. grande voiture de luxe ou, en géné-ral, grande voiture ou moto puissante

belle tire déverbal de bourat = « démolir », resuffixé en –ák

le sens de « moto puissan-te » n’est plus utilisé

borec hovor., často iron.

quelqu’un qui excelle en quelque chose

gars, lascar emprunt au russe, sens primaire « sportif »

au sens de « gars, lascar », ce mot est employé notam-ment dans la région de Brno avec une valeur très expressive

brácha ob.expr. frère frangin dérivation familière de bratr = « frère »

buzerant vulg. homosexuel pédé, tapette

emprunt à l’allemand

buzík arg. homosexuel pèd, PD resuffixation après apocope de «buzerant »

aujourd’hui, l’origine argo-tique n’est pas évidente, ce mot sert comme un simple diminu-tif de buzerant

cecky zhrub. pluriel de cecek = « tétine »

roberts métaphore animalière pour le corps humain

děvka hanl. désignation péjo-rative de fille ou de jeune femme, notamment celle qui est malicieuse, sans mœurs, fa-cile ; prostituée

pute, pé-tasse

diminutif an-cien de děva au sens 1) « fille », 2) « bonne », ces deux sens se diversifient en tchèque moderne : dívka – « fille », děvka – « bon-ne », plus tard seulement « pute »86

aujourd’hui le sens primaire est celui de prostituée

dlabanec zast. ob.expr. bon repas (bonne) bouffe

déverbal de dlabat = « gou-ger », resuffixé en –ec

dlabat zhrub. manger bouffer, grailler

métaphore, glissement sé-mantique du sens d’origine de « gouger »

86

86 cf. václav MACHEk, Etymologický slovník jazyka českého [Dictionnaire étymologique de la langue tchèque], Praha, Nakladatelství Lidové noviny, 1977, p. 116.

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náZEv kAPItOLY

terme marqué marque lexi-cographique

sens donné par le dictionnaire

équivalent français

procédé de formation

notes

držka zhrub. drštka, drška ou bien držka = mu-seau, gueule des animaux ; bouche humaine

gueule métaphore animalière pour le corps humain

seulement la forme držka s’utilise fré-quemment dans ce sens

fízl ob. zhrub. (dř.) / hanl.

policier en civil / délateur

condé, schmitt

emprunt à l’argot allemand où Fiesel désigne un malfrat, un proxénète < Fisel = pénis87

les deux sens donnés par le dictionnaire sont vieillis (liés à l’époque communiste) ; aujourd’hui, ce mot désigne sur-tout un policier avec une forte connotation dépréciative

frňák vulg. nez, museau (grand) pif déverbal de frňať = « ron-fler » (dialectal de Silésie), resuffixé en –ák < pro-bablement glissement sémantique du verbe frkat = « renâcler, renifler »88

ce mot est passé dans l’argot viennois der Frnak et aussi dans l’argot polonais ferniak

gatě ob. pantalon masculin, en général dessous

froc vieux mot slave, non standard par rapport à kalhoty = pantalon

hadry zhrub. vêtements fringues métaphore déprécia-tive de hadr = « chiffon, torchon » ; similaire à guenille

employé au plu-riel uniquement, selon contexte soit déprécia-tif (guenille, oripeau), soit neutre (fringues)

huba zhrub. museau ou bouche comme partie du visage ; visage entier

gueule vieux mot slave

chcát vulg. scát ou chcát, uriner pisser vieux mot slave89

la forme couran-te est seulement chcát, bien qu’el-le fût d’abord dialectale

878889

87 J. HUGO et al., Slovník..., op. cit., p. 118.88 v. MACHEk, Etymologický..., op. cit., p. 147.89 Il est intéressant de noter que pour des raisons soit de tabous, soit d’expressivité, les vieux Slaves

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náZEv DíLA

terme marqué marque lexi-cographique

sens donné par le dictionnaire

équivalent français

procédé de formation

notes

kápo slang. (dans un camp de concentration) gardien issu des prisonniers

caïd emprunt à l’italien par l’inter-médiaire de l’allemand

le sens donné par le diction-naire est archaï-que, ce mot est couramment utilisé dans l’argot commun pour désigner un chef, un boss (de la bande)

kozy zhrub. seins féminins(koza = « chèvre », pl. kozy)

nichons, roberts

métaphore animalière comparant les seins à deux chèvres ; son étymologie est assez compli-quée90

kriminál ob., často expr.

geôle, prison taule, bloc emprunt au latin

kurva vulg. 1) prostituée, courtisane, 2) insulte

pute, salope

vieux mot sla-ve à l’étymo-logie obscure, probablement réduction de kur|opt|va > koroptev = « perdrix »91

les emplois contextuels proches à děvka, insulte plus forte

loch zhrub. prison trou, taule emprunt à l’argot com-mun allemand

palice expr. tête tronche, caboche

métaphore pour la du-reté, palice = « maillet »

polda zast. slang. agent de police flic resuffixation après apocope de policista = « policier »

contrairement à l’indication du dictionnaire, ce mot est tout à fait courant, non vieilli

9091

ont remplacé le terme original, issu du verbe latin mingere, par celui qui a un sens plus généralisé « arroser, laisser écouler » (V. MACHEK, Etymologický..., op. cit., p. 538).

90 Selon le « Dictionnaire du tchèque non standard » (Slovník nespisovné češtiny – désormais SNČ), cette vieille métaphore a été créée dans l‘« argot mondain » (světský argot) où l’expression buzně désigne à la fois les « seins » (de l’allemand Busen) et la « chèvre » (du tsigan buzni). Selon SNČ (p. 180), il s’agit d’un calque. Or, en exploitant l’étymologie du mot koza = « chèvre » selon le « Dictionnaire étymologique de la langue tchèque » (Etymologický slovník jazyka českého), le vieux mot slave kozicě désignait une « cornemuse » (dudy), ce qui est une autre expression argotique pour les seins (une métaphore plus claire). Comme les deux métaphores sont apparemment très vieilles, il se peut aussi bien qu’il y ait eu une attraction synonymique entre ces deux mots.

91 v. Machek estime que cette étymologie est probable puisqu’il y a une équivalence évidente avec l’expression « poule » française, étant donné que ce mot peut désigner à la fois une « poularde » (en tchèque une « perdrix ») et une « courtisane ».

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náZEv kAPItOLY

terme marqué marque lexi-cographique

sens donné par le dictionnaire

équivalent français

procédé de formation

notes

prachy ob.expr. a slang.

argent (prach = « poussière », pl.)

fric, po-gnon

glissement de sens de « pe-tite monnaie » (attesté en argot du 16e siècle déjà) – ceci est une métaphore de taille compa-rée à la valeur minuscule de l’argent = « poussière »

employé tou-jours au pluriel, cette métaphore est identique avec l’argot alle-mand où Staub = « poussière » désigne égale-ment la ferraille

ségra vulg. sœur frangine vieux mot argotique

ce mot n’est plus du tout ressenti comme vulgaire92, il va de pair avec brá-cha = « frangin » (portant seule-ment la marque ob.expr.)

srát vulg. se vider de ses ex-créments, déféquer

chier vieux mot slave, à l’éty-mologie obcure93

zdrhnout ob.expr. fuir, s’esquiver se casser, se tailler

vieux mot argotique

žrát ob.expr. manger, en général goulûment, immo-dérément

grailler métaphore animalière, verbe utilisé dans son sens primaire pour bouffer (action de manger pour les ani-maux)

9293

Dix sept ans après l’édition de ce dictionnaire, nous constatons plusieurs cas de glissements sémantiques (par exemple kápo n’est plus limité aux camps de concentration, fízl est devenu l’appellation d’un policier quelconque, et pas seulement celui qui est en civil), d’abandon de certains sens au profit d’autres (par exemple bourák n’est utilisé que pour les voitures), de certaines formes aussi (dršťka, scát au profit de držka, chcát). nous constatons également une certaine re-vivification de mots du vieil argot (remarquons que polda, fízl, dlabanec s’utilisent couramment, ne sont pas du tout perçus comme vieillis), ainsi que l’évolution des

92 Le SNČ (p. 306) mentionne qu’après la deuxième guerre mondiale encore, ce mot portait une connotation argotique pour beaucoup de gens.

93 Comme la plupart des actions tabouisées, ce verbe est probablement un euphémisme ancien (sens d’origine « couler ») par rapport au verbe plus trivial à l’époque basé sur le cacare latin > d’où en français « faire caca », en langage infantin tchèque kakat de même sens (il y a alors un changement de registre).

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náZEv DíLA

registres marginaux vers le haut au niveau de la perception sociale (notamment ségra ou buzík ne sont plus perçus comme argotiques).

En somme, il s’agit là d’une dynamique lexico-sémantique remarquable et le travail d’actualisation des dictionnaires n’a pas de fin. Il ne faut pas oublier que ce sont en grande partie les jeunes qui provoquent les changements morpho-sé-mantiques. En quête de nouvelles formes pour exprimer leurs sentiments et leur affectivité vis-à-vis de la réalité environnante, les jeunes cherchent de nouveaux mots expressifs soit en fouillant dans le vieil argot, soit en modifiant le sens grâ-ce aux métaphores, ellipses, etc., soit en modifiant la forme grâce à tous les types d’attraction, etc. Si l’on ajoute la néologie proprement dite et les emprunts, do-maines traditionnellement exploités notamment par les jeunes, on peut constater que le lexique non standard est un territoire dominé par « les argotiers » – parti-culièrement par les argotiers jeunes (pour l’idée d’âge argotique, cf. infra § 8.5).

Synthèse contrastive pour les marquages français et tchèque

Quelles conclusions pourrait-on tirer alors de cette petite étude comparative franco-tchèque ? Malgré les doutes qui apparaissent quant à la fonctionnalité de certains phénomènes, les deux linguistiques ont chacune leurs mérites. En fran-çais, c’est surtout la tendance du Petit Robert à introduire la marque arg. fam. pour mettre en évidence l’argot commun, pour annoncer à la fois l’origine sociale du mot et son emploi situationnel. Ceci est l’équivalent, en quelque sorte, de la mar-que slang. dans les dictionnaires tchèques qui annonce que le lexème est issu d’un argot particulier, mais qu’il est aujourd’hui compris communément.

Or, le lexique d’origine argotique passe le plus souvent directement sous l’éti-quette de tchèque commun (ob.) et l’on oublie l’origine sociale aussi vite que la connotation du milieu s’efface.

C’est ici qu’on repère la différence la plus marquante entre la conception des dictionnaires tchèques et français, à savoir la diversité d’objectifs informatifs pour la marque lexicographique. La lexicographie française s’occupe beaucoup de l’étymologie des mots (origine du mot, premières attestations, citations issues de la littérature, etc.) et du milieu social d’où le lexème s’est propagé (populaire, argotique d’un côté, soutenu de l’autre côté).

La lexicologie tchèque, par contre, considère l’étymologie comme une disci-pline à part, et les classes sociales sont (au moins virtuellement) inexistantes de-puis presque un demi-siècle, donc cette approche est considérée comme superflue pour le traitement du lexique tchèque. L’objectif principal est alors de donner l’information sur la pragmatique du sens, c’est-à-dire que la marque cherche à ca-ractériser le contexte situationnel le plus fréquent pour l’emploi du lexème.

C’est un héritage du climat socio-politique du pays : tandis qu’en France, la longue tradition du capitalisme resserrait la société dans des couches sociales assez nette-ment délimitées et dans l’idée de niveaux de langue (bien que cette vision soit dépassée aujourd’hui, les stéréotypes persistent dans l’imaginaire linguistique des Français), les tchèques ont connu 40 ans de régime égalitariste au niveau social qui, parallèlement à la forte influence du Cercle de Prague, favorisait l’approche fonctionnelle.

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náZEv kAPItOLY

L’avantage du capitalisme français est le pouvoir de grandes maisons d’édi-tions qui rééditent assez rapidement les dictionnaires d’usage. Ceci est une grande lacune du milieu tchèque à l’époque des transformations socio-économiques du pays qui ont suivi les changements après 1989. Les changements dans la société et, par conséquent, dans le lexique sont très rapides, mais les capacités humaines et financières pour publier des dictionnaires représentatifs sont, en revanche, très in-suffisantes. Alors que la réédition du dictionnaire académique se profile au lointain, on voit apparaître des dictionnaires moins fournis, spécialisés, notamment dans la néologie94. Cependant, les linguistes travaillent sur un vaste « Corpus national tchèque » (Český národní korpus, ČNK)95, ce qui devrait servir comme base de don-nées pour le nouveau grand dictionnaire de la langue tchèque.

Pour revenir à notre conclusion sur la marque lexicographique, nous consta-tons que la catégorisation française est trop sommaire, peu nuancée par rapport à la catégorisation tchèque. Quoique la linguistique française opère avec la même terminologie que celle qui est utilisée en tchèque pour marquer les nuances stylis-tiques, elle ne les emploie pas pour le marquage des entrées dans les dictionnaires. Prenons l’exemple de l’expression chouchou dont le caractère hypocoristique est évident (l’équivalent tchèque miláček porte la marque řidč. désignant les mots ex-pressifs hypocoristiques). Bien que Le Petit Robert donne ce mot comme exemple pour les hypocoristiques, l’entrée chouchou est tout simplement marquée comme « familière ». Familière comme p.ex. roberts, pinard, pédé ! La marque fam. est donc extrêmement vague et peu nuancée au niveau stylistique.

C’est pourquoi nous croyons que l’absence de la notion de « lexique expres-sif » en lexicographie française avec tous ses sous-groupes est à l’origine de la plupart des confusions concernant l’attribution de la marque et de la plupart des remarques négatives que nous nous sommes permise de prononcer supra, tout au long du § 5.1.

nous allons désormais nous concentrer sur l’expressivité dans le but de rap-procher trois axes de notre recherche :

a) le classement du lexique – parce que cette notion paraît utile dans le mar-quage des connotations

b) les productions langagières des jeunes – puisque les linguistes tchèques s’ac-cordent à l’unanimité sur le fait que le trait le plus frappant de la langue des jeunes est son caractère expressif

94 C’est d’abord la réédition, en 1994, du Dictionnaire du tchèque littéral/standard pour l’école et pour le public (Josef FILIPEC, František DANEŠ et al. (éds.), Slovník spisovné češtiny pro školu a veřejnost [Dictionnaire du tchèque littéral/standard pour l’école et pour le public], Praha, Academia, 2000 (2e éd., 1ère éd. 1994). Quant aux dictionnaires de néologismes, c´est notamment Olga MARtInCOvá et al., Nová slova v češtině : slovník neologismů [nouveaux mots en tchèque : dic-tionnaire des néologismes], Praha, Academia, 1998. Il faut noter également Zdeňka SOCHOVÁ, Běla POŠTOLKOVÁ, Co v slovnících nenajdete : novinky v současné slovní zásobě [Ce que vous n’al-lez pas trouver dans les dictionnaires : les nouveautés dans le vocabulaire usuel contemporain], Praha, Portál, 1994.

95 Accessible au public scientifique sur le site : http://ucnk.ff.cuni.cz

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náZEv DíLA

c) l’argot – car nous sommes de l’avis que la fonction primordiale de l’argot commun (et probablement de tous les types d’argot) est la fonction ex-pressive.

3. Expressivité lexicale

L’expressivité est la notion-clé de la lexicologie tchèque. En linguistique fran-çaise, ce mot n’a pas de valeur terminologique en lexicologie, on rencontre l’ex-pressivité plus souvent en analyse littéraire (expressivité du style d’un auteur) – sty-listique et en phonologie (accent d’expressivité). Le domaine qui opère le plus avec cette notion est donc logiquement la phonostylistique96.

Si l’on réfléchit sur les causes de cette évolution scientifique a posteriori, on arrive assez vite à comprendre où sont les points de convergence. La stylistique et la phonologie, sont, en effet, les domaines de recherche principaux du Cercle linguistique de Prague qui exerça – et exerce toujours – une grande influence sur la linguistique tchèque, y compris sur la lexicologie. Le fondateur de la pho-nostylistique est d’ailleurs N. Troubetzkoy, chef de file de l’École de Prague. Paradoxalement, l’évolution des théories du Cercle en Europe occidentale a pris, pendant la guerre froide, une direction divergente par rapport à la linguistique tchèque.

« En effet, la phonologie pragoise et ses continuateurs fonctionnalistes, R. Jakobson, L. Hjelmslev, A. Martinet, puis plus tard n. Chomsky et les générativistes, vont écarter totale-ment les études expressives du cadre de la linguistique »97.

Or, comment les linguistes français peuvent-ils se passer d‘une notion qui pa-raît si importante pour la lexicologie tchèque ? La prise en compte de l’expressivi-té lexicale pour la notion-clé de la lexicologie française est-elle vraiment superflue et inutile ?

L‘expressivité: un mot tabou en lexicologie française?

En feuilletant les manuels de lexicologie française, on s’aperçoit vite que l’ex-pressivité est un mot qui ne figure pas dans sa terminologie. On rencontre encore l’adjectif expressif qui est utilisé comme un synonyme sans valeur terminologique pour exprimer tout ce qui est de caractère affectif, émotif, emphatique, etc.

Or, nous avons souligné supra (cf. § 5.1) que les dictionnaires décrivant le lexique non standard cherchent à exprimer la valeur expressive des lexèmes en parlant de : colorations, effets vigoureux, nuances de sympathie amusée, valeurs empha-tiques, etc., mais aussi de l’expressivité elle-même ; par exemple Denise François-Geiger déclame à propos des fonctions de l’argot :

96 Par exemple, Pierre Léon sous-titre son ouvrage Précis de phonostylistique: Parole et expressivité, op. cit. nous soulignons.

97 P. LÉOn, Précis..., op. cit., p. 15.

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náZEv kAPItOLY

« Besoin de souder linguistiquement un groupe, besoin de connivence grégaire. Besoin de créativité subversive à travers laquelle l’expressivité (manifestation extrême de la personna-lité du locuteur) parvient à se manifester. »98 .

La fonction expressive ou bien la fonction d’expressivité du lexique est ébauchée ça et là dans les travaux linguistiques ; par exemple P. Charaudeau fait la diffé-rence, quand il parle de signes lexicaux, entre la « fonction référentielle » (plus ou moins objective) et la « fonction d’expressivité » (plus ou moins subjective) « ré-sultant de l’usage qui en est fait dans tel ou tel groupe social (par exemple : « mon chou », pour exprimer la tendresse, ou « c’est craignos », pour montrer que l’on appartient à une certaine génération) »99.

Le fait que l’expressivité soit souvent associée avec les fonctions est sans dou-te le reflet de multiples théories des fonctions du langage (par exemple, K. Bühler dans sa Sprachtheorie de 1934 ou bien n. troubetzkoy dans ses Principes de pho-nologie de 1939), où on parle de la fonction expressive du langage centrée sur l’émet-teur / le locuteur. Or, le précurseur de ces théories est, sans doute, Ch. Bally qui a minutieusement exploité la question de l’expressivité tout au long de son œuvre.

Expressivité chez Charles Bally

Charles Bally (1865–1947), disciple de Ferdinand de Saussure, était très in-novateur pour une époque où les linguistes n’ont prêté attention qu’à la langue écrite et normée. Bally, par contre, a rejeté la littérature comme source de données pour l’analyse linguistique, car il trouvait le style d’un auteur trop idiolectal et s’est entièrement tourné vers l’étude des productions verbales spontanées, vers la langue parlée.

Il a mis un signe d’égalité entre « affectif » et « expressif », en définissant l’af-fectivité comme « manifestation naturelle et spontanée des formes subjectives de notre pensée : elle est indissolublement liée à nos sensations vitales, à nos désirs, à nos volontés, à nos jugements de valeur »100.

Corollairement, l’expressivité ou bien l’affectivité dans le langage donne nais-sance au « langage affectif, ou expressif, qui traduit ces mouvements intérieurs […] : serait expressif tout fait de langage associé à une émotion »101. Le « langage affectif /expressif » s’oppose, chez Bally, au « langage intellectuel ». Dans la lan-gue parlée, le locuteur insère dans son langage une subjectivité expressive qui ne peut être dégagée qu’en opposition avec l’expression « intellectuelle », qui est « caractérisé par l’absence de tout élément « évocateur » »102. Dans la terminologie

98 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, « Introduction », art. cit., p. Xv. nous soulignons.99 Patrick CHARAUDEAU, Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992, p. 65.100 Charles BALLY, Le langage et la vie, Zurich, Max niehans, 1935 (nouvelle édition revue et augmen-

tée, 1ère édition 1913), p. 113. C’est l’auteur qui met en relief.101 Ibid.102 Charles BALLY, Traité de stylistique française, Heidelberg, Carl Winter’s Universitätsbuchhandlung

1921 (2e éd., 1ère éd. 1909 à Paris, klincksieck), 2 vol., p. 117 du vol. 1.

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actuelle, cette opposition est similaire à celle que nous avons présentée supra (cf. § 5.1) entre le lexique marqué et le lexique neutre.

Or, la terminologie linguistique française n’a pas bien accueilli cette termi-nologie parfois vague, mais surtout trop révolutionnaire pour l’époque. Même Bally a fait évoluer ces notions au cours de sa vie. notamment, au détriment de l’affectivité, il développe plus tard la notion d’expressivité qui donne naissance, chez ses disciples, à la stylistique de l’expression (et à ses branches : phonétique, syntaxe, morphologie et sémantique de l’expression)103.

Contrairement à la tradition française qui associe la stylistique avec la littéra-ture et la rhétorique, Bally est le fondateur de la stylistique extensive (telle qu’elle est étudiée en tchèque, d’ailleurs), car il inclut dans la stylistique toute production langagière, tous les faits linguistiques. La stylistique étudie, d’après sa définition : « la valeur affective des faits du langage organisé, et l’action réciproque des faits expressifs qui concourent à former le système des moyens d’expression d’une langue »104.

Or, les critiques de cette conception de la stylistique se faisant de plus en plus pesantes (car sa notion de stylistique prêtait trop à confusion), Bally finit par abandonner la stylistique en faveur de la notion d’énonciation, développée par la suite par É. Benveniste105, à partir de ses réflexions, dans une théorie autonome.

Comme la langue parlée était au centre des intérêts de Bally, il s’est exprimé ponctuellement à ce sujet avec les niveaux sub-standard de la langue106. Il a re-marqué deux tendances principales du langage expressif, l’exagération et l’atté-nuation de l’expressivité : « La poussée individuelle tend à exagérer l’expression, et des considérations sociales tendent à l’atténuer »107. nous observons que ces phénomènes sont très prononcés chez les jeunes et nous les appellerons infra (cf. § 8.2) « intensification » et « banalisation ».

Quant à la langue familière, Bally estime que c’est « surtout par évocation que l’expression de la langue parlée paraît familière »108. La notion d’évocation est reprise et développée par les sémanticiens et elle semble être un terme qui a précédé la notion de connotation stylistique (qui informe sur l’appartenance à telle langue ou sous-langue particulière)109. Les associations que font les gens notamment pour les expressions propres à un milieu particulier (dialecte, langue spéciale, etc.), sont appelées chez Bally « évocation du milieu »110 et créent des

103 Pierre GUIRAUD, La stylistique, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 646, 1962, p. 48-66.104 Ch. BALLY, Traité..., op. cit., vol.1, p. 1.105 cf. Marie-Anne PAvEAU, Georges-Élia SARFAtI, Les grandes théories de la linguistique, Paris,

Armand Colin, 2003, p. 90.106 Ch. BALLY, Traité..., op. cit., pp. 284-301. 107 Ibid, p. 284.108 Ibid.109 Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, La connotation, op. cit., p. 95.110 Ch. BALLY, Le langage et la vie, op. cit., p. 129.

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effets stylistiques, les « effets par évocation »111. On se rend vite compte que les marques pop. et arg. sont attribuées dans les dictionnaires selon ce principe.

Or, Bally distingue une deuxième catégorie pour les effets du lexique expres-sif, les « effets naturels » ou bien les « caractères affectifs naturels »112 qui sont des associations habituelles et inconscientes. Ceci correspond à la notion de connota-tion affective – axiologique113 dans la terminologie actuelle française. En lexicolo-gie tchèque, l’expressivité est associée à cette catégorie uniquement (les effets par évocation du milieu sont rangés dans la classification à partir du critère normatif – cf. supra § 5.1).

En somme, l’œuvre de Charles Bally a eu une influence évidente pour les deux linguistiques. tandis que les linguistes tchèques ont approfondi une conception large de la stylistique et la notion d’expressivité, la linguistique française a déve-loppé l’idée de valeurs expressives naturelles et d’évocation dans le cadre de la sémantique (notamment S. Ullmann dans son Précis de sémantique française de 1952114), puis elle a été englobée dans l’étude de la connotation.

La connotation : un terme privilégié en linguistique française

Dans notre petit parcours historique, nous arrivons à voir la substitution, en linguistique française, des débats sur l’expressivité dans le cadre large de la sty-listique, puis plus étroitement de la sémantique, par des débats sur la connotation (L. Hjelmslev, L. Bloomfield, R. Barthes, G. Mounin, etc.). Cette notion est proche de la sociolinguistique. nous sommes persuadée qu’elle est également très pro-che de l’argotologie. L. Bloomfield, par exemple, distinguait trois types de conno-tation, manifestées par : a) les niveaux de langue, b) les tabous linguistiques et c) le degré d’intensité des formes linguistiques115. Les deux premières catégories sont étroitement liées avec la conception moderne de l’argot.

Le fameux couple dénotation / connotation peut se définir comme l’opposi-tion entre le sens explicite, notionnel (p.ex. pomme de terre et patate ont la même dénotation, le même légume) et le sens additionnel, suggéré (tandis que pomme de terre est neutre, patate connote une parlure familière ou populaire, bref le ca-ractère marqué).

Suite à l’introduction assez tardive de cette opposition dans la linguistique, la connotation a connu des représentations multiples, comme le montre bien Catherine kerbrat-Orecchioni tout au long de sa monographie La connotation116. Sa distinction des connotations axiologiques et stylistiques117 reprend, entre

111 Ch. BALLY, Traité..., op. cit., pp. 203-205.112 Ibid.113 cf. Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, 1977, La connotation, op. cit., p. 111.114 Stephen ULLMAnn, Précis de sémantique française, Bern, A. Francke, 1952.115 Leonard BLOOMFIELD, Language, new York, Henry Holt, 1933, pp. 151-157.116 Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, La connotation, op. cit.117 La distinction entre ces deux types de connotation peut être illustré facilement par le triplet « tacot

/ bagnole / voiture ». tandis que dans l’opposition tacot vs voiture, la différence est d’ordre séman-

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autres, les idées de Bally (effets affectifs naturels, effets par évocation du milieu) en les définissant plus clairement que lui, grâce à la terminologie de la sémanti-que, inexistante à son époque.

Or, kerbrat-Orecchioni souligne que la distinction entre les valeurs axiologi-ques et stylistiques n’est pas un fait évident dans la linguistique – premièrement, parce qu’« elles sont parfois confondues dans la description métalinguistique » 118 (c’est bien ce que nous avons observé en parcourant les marques métalinguistiques françaises qui mélangent le critère social, situationnel et évaluatif ), deuxième-ment, parce que ces deux valeurs « se substituent fréquemment l’une à l’autre au cours de l’évolution diachronique (« caballum » = « rosse » → « cheval », en langue argotique d’abord) » (alors, on constate que l’argot est bien un moteur non négligeable de la dynamique lexicale) et finalement parce que, « dans une même synchronie, de nom-breux morphèmes présentent un fait de polysémie tel que les deux sémèmes s’opposent exclusivement en ce qu’ils comportent, l’un le trait axiologique, et l’autre le trait stylisti-que »119. Les dictionnaires soit ignorent, soit mélangent ces deux traits qui coïnci-dent, mais sont fréquents, et dépendent de la situation de communication120.

En somme, l’étude de la connotation permet de voir la richesse du lexique marqué et la nécessité de sa meilleure compréhension. En étudiant les registres standard et marqué, Marie-Françoise Mortureux exprime l’idée que le français familier semble être plus riche et plus précis que le français standard car le trait axiologique ajouté au mot familier, dans la terminologie de kerbrat-Orecchioni, fait d’un mot familier un hyponyme du mot standard correspondant. Grâce à sa liberté métaphorique dans les domaines touchant la vie quotidienne, le français familier (qui englobe aujourd’hui, on l’a vu, une bonne partie du lexique sub-standard) serait donc plus riche et plus précis que le français standard puisque :

« si une bagnole est vraiment une « vieille voiture », si une baraque est une « maison mal bâ-tie », comment se passer de ces mots dans un registre non familier ? Ils manquent, ils cor-respondent à un concept qui serait absent du français standard, mais présent en français familier »121.

tique (le premier terme ajoutant au second le trait de mauvaise qualité, vieux, déglingué, etc. et connotant alors une attitude défavorable) – il s’agit donc de la connotation axiologique -, dans l’opposition bagnole vs voiture, la différence concerne le seul signifiant (le contenu sémique est identique – les deux mots ne s’opposent que par le type de discours : langue standard vs lan-gue familière) – il s’agit donc ici d’un exemple de connotation stylistique (Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, L’énonciation, op. cit., pp. 83-84).

118 Ibid, p. 84.119 « Exemple : le mot « baraque » qui se prête à deux utilisations :baraque 1 : [ensemble des sèmes qui définissent le contenu de « maison »] + [mauvaise qualité]baraque 2 : [ensemble des sèmes qui définissent le contenu de « maison »] + [langue familière] (cf. « une

belle, une sacrée baraque ») », Ibid. 120 Pour ce qui concerne l’entrée baraque, par exemple, Le Petit Robert électronique le définit à l’aide de

la marque fam. + « maison mal bâtie, de peu d’apparence », comme si l’emploi dans le sens mélioratif n’était pas possible. C’est une vision très restrictive pour un usager non natif.

121 Marie-Françoise MORtUREUX, La lexicologie entre langue et discours, Paris, Armand Colin, Campus, 2001, p. 111.

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En lexicologie, c’est donc l’étude de la polysémie qui est une piste révélatrice de la dynamique du lexique marqué sub-standard.

Conception de l’expressivité en lexicologie tchèque

L’expressivité est, à la différence de la connotation, une notion bien ancrée dans la terminologie linguistique tchèque. On doit l’introduction de la notion d’ex-pressivité à la lecture de Ch. Bally dont les traités sur la stylistique ont été beau-coup étudiés par les linguistes tchèques, y compris les lexicologues. En 1930 déjà, la première monographie sur l’expressivité est publiée, celle de v. Machek122.

Or, il faut attendre le début des années 1960 pour voir apparaître la première typologie du lexique expressif qui servira de référence dans les travaux ultérieurs. L’expressivité des mots en tchèque contemporain a été alors étudiée d‘un point de vue lexicologique et stylistique dans le travail exhaustif de J. Zima123. Il a procédé à une recherche synchronique de tous les types de lexique : notamment, il a étudié le « Dictionnaire usuel de la langue tchèque » (Příruční slovník jazyka českého), la littérature contemporaine – pour voir comment les mots issus de la conversation spontanée conniventielle (familiers, populaires, argotiques) pénè-trent dans le style littéraire en assumant la fonction expressive – et également la langue orale à travers des productions spontanées qui semblent être, selon Zima (qui s’inspire de Bally), le domaine propre à l’expressivité et à sa création.

L’apport principal de Zima à la stylistique d’abord, mais corollairement aussi à la lexicologie et à la lexicographie, est sa division tripartite de l’expressivité lexi-cale124. Ainsi, on distingue :

a) l’expressivité inhérente – qui est bien repérable dans le lexique, car ce type de vocabulaire paraît expressif même sans contexte. Le caractère expressif est une partie indissociable du sens. Ceci est causé par la forme phoni-que du mot (notamment les onomatopées qui ont été considérées comme expressives, par exemple chez Ullmann125), mais souvent aussi par son procédé de formation (notamment la suffixation par des suffixes diminu-tifs –et/ette, -ot ou bien péjoratifs –asse, -ard, -ouille, etc.)126. C’est le cas de l’expressivité lexicalisée.

Si l’on utilise l’adjectif « inhérent », cela nous ramène de nouveau à la sémantique, notamment à la sémantique interprétative de F. Rastier127 où le sème inhérent relève du système linguistique et peut être dans les gran-des lignes assimilé à la dénotation, terme privilégié en énonciation et en

122 václav MACHEk, Studie o výrazech expresivních [Étude sur les expressions expressives], Praha, FF Univerzity karlovy, 1930.

123 J. ZIMA, Expresivita..., op. cit.124 Ibid, p. 10-11.125 S. ULLMAnn, Précis de sémantique..., op. cit., pp. 104-115.126 nos exemples.127 François RAStIER, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987, chap. II.

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sémiotique. Or, ce type d’expressivité correspond également à la connota-tion dans la mesure où les frontières entre la valeur dénotative et la valeur évaluative (connotation axiologique) ne sont pas très nettes128.

b) l’expressivité adhérente – qui est repérable seulement dans un contexte précis, dans lequel un mot neutre reçoit des traits expressifs. Ainsi, le sens pri-maire d’un mot bifurque et ce nouveau sens est souvent un germe de la future polysémie s’il se lexicalise et si le lien de motivation étymologique est peu à peu oublié. Or, quel que soit l’état de lexicalisation de ce sens, il est généralement perçu comme secondaire, comme plus « affectif ». C’est notamment le cas de l’expressivité métaphorique (cf. infra § 9.3). En séman-tique française, on emploierait plutôt l’adjectif afférente comme opposi-tion à inhérente (cf. supra sème afférent chez Rastier). Les sèmes afférents relèvent de normes sociales et ils correspondent à l’idée de connotation. Les adjectifs adhérent et afférent sont d’ailleurs quasi-synonymiques dans ce contexte ; on peut lire chez M. Bréal déjà, dans son célèbre Essai de sé-mantique de 1897 que dans les « différents groupes d’hommes […] les mots se colorent d’une nuance distincte, laquelle s’y fixe et finit par y adhérer »129. C’est donc encore une fois un caprice de l’évolution terminologique divergente dans les deux linguistiques (mais aussi dans différentes théories – séman-tique vs énonciation) qui nomment de différentes façons les phénomènes ayant une base logique commune.

Si nous arrivons facilement à trouver un parallèle entre les dénominations dans le cadre de la lexicologie, à savoir :

expressivité inhérente ≈ sème inhérent < dénotation (+ connotation axiologique)expressivité adhérente ≈ sème afférent < connotation

cela est plus compliqué pour le troisième type d’expressivité repéré par Zima, à savoir :

c) l’expressivité contextuelle – à la différence des deux types précédents, ce type d’expressivité lexicale n’est pas un phénomène lexicologique, mais seulement stylistique. Le caractère expressif du mot n’est pas causé par un glissement de sens comme pour le type adhérent, mais uniquement grâce à son emploi dans un contexte où il paraît inapproprié ou choquant. Le locuteur joue ici sur la transgression des registres de la langue dans le but d’impressionner ses interlocuteurs. Il s’agit là d’une pratique assez typique de la littérature où l’auteur insère volontairement des lexèmes qui attirent l’attention à cause de leur caractère marqué (il peut s’agir de connotations axiologiques aussi bien que de connotations stylistiques), à cause de la substitution d’une partie d’une locution figée par un mot inattendu ou bien, à cause d’une attraction paronymique (ce sont les

128 cf. Catherine kERBRAt-ORECCHIOnI, La connotation, op. cit., pp. 100-102. Sur la page 106, elle montre que, par exemple, le suffixe –ette est dénotatif dans tablette, mais connotatif

dans sœurette. 129 Michel BRÉAL, Essai de sémantique, Paris, Hachette, 1897, p. 312. nous soulignons.

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principes du comique langagier), etc.130. Ceci a pour but de marquer son style ou de styliser ses personnages. Ce qui nous intéresse notamment dans cette catégorie, c’est que cette « stylisation du discours» s’opère très souvent grâce à l’emploi des termes argotiques qui peuvent paraître ex-pressifs à cause de leurs connotations stylistiques – sociales tout d’abord, mais parfois on joue aussi sur l’opacité d’un terme non usuel. Dans la production spontanée, ce phénomène est également bien décrit. Chez les adolescents, on parle plutôt d’actualisation du discours131. Le parallélisme avec la sémantique textuelle de Rastier est néanmoins évident : Rastier parle, dans le même cas de figure, des « sèmes actualisés »132.

Il est possible de traiter les deux premiers types d’expressivité – inhérente et adhérente – par la lexicologie et la lexicographie. Pour mieux visualiser le marquage expressif des lexèmes, nous reprenons le schéma axiologique du « Manuel de lexicographie »133 où les « sèmes pragmatiques » s’organisent ainsi :

Schéma n° 1: Axiologie des sèmes pragmatiques

positifs neutres (notionnels) négatifsmélioratifs mots expressifs (affectivité simple) péjoratifs / injurieuxdiminutifs augmentatifshypocoristiques gros mots / vulgarismeseuphémismes dysphémismesplaisanteries ironies

(synthèse du schéma de Josef Filipec in : František ČERMÁK, Renata BLATNÁ (éds.), Manuál lexiko-grafie, 1995, pp. 36-37)

En comparant la conception de l’expressivité avec celle de la connotation, on voit bien que la « connotation stylistique » n’est pas explicitement incluse dans le système de marquage expressif, mais en réalité, beaucoup d’expressions issues de l’argot ont perdu, en passant à l’argot commun, leur marque qui indique le re-gistre de langue et ont reçu l’étiquette expr., c’est-à-dire la marque d’une affectivité simple, prononcée par rapport à un terme synonymique neutre.

130 J. ZIMA, Expresivita..., op. cit., pp. 84-93. C’est également typique de la publicité qui joue avec ce type d’expressivité dans les slogans.

131 Alena JAkLOvá, Mluva mládeže..., op. cit., p. 7.132 cf. F. RAStIER, Sémantique...., op. cit., chap. II. 133 František ČERMÁK, Renata BLATNÁ (éds.), Manuál lexikografie [Manuel de lexicographie],

Praha, H&H, 1995, pp. 36-37.

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Rapport de la néologie à l’expressivité

L’idée que l’expressivité est un phénomène très instable qui peut se neu-traliser, s’effacer au cours d’un certain temps quand l’usage est fréquent, était un constat évoqué déjà par Bally : « l’expressivité évite la notation exacte des faits et pousse à des créations incessantes ; en effet, rien ne s’use autant que ce qui est expressif ; de là l’obligation de toujours innover »134. Il donne des exemples qui montrent cette tendance à créer des séries synonymiques dans les niveaux sub-standard de la langue :

« Depuis longtemps ennuyer ne suffit plus à la langue populaire ; embêter est déjà à moitié inexpressif ; il a fallu créer successivement assommer, scier, canuler, raser, barber, tenir la jambe, sans compter les mots qu’on ne peut imprimer »135.

Les linguistes tchèques soulignent que c’est surtout l’expressivité négative qui a tendance à s’effacer très vite, ce que nous verrons infra (cf. § 8.2).

Le besoin d’innovation incessante est donc une conséquence de la banalisa-tion des mots expressifs au départ, qui ont perdu leur charge émotive avec la propagation du terme vers l’usage courant. Bally ajoute encore que :

« tête a fini par supplanter chef ; mais à son tour il vieillit ; il n’est plus expressif ; il ne suffit plus quand il s’agit de parler de la tête familièrement, comiquement, injurieusement. Le peuple recourt à des mots tels que bille, boule, caboche, citron, citrouille, ciboulot …. »136.

La néologie proprement dite (sémantique ou formelle), mais également la revivification des termes expressifs oubliés, notamment les expressions du vieil argot, sont des piments qui apportent au discours des traits expressifs, des traits nécessaires pour que le locuteur se démarque par rapport à son environnement et pour qu’il marque son style langagier non-conformiste. Bref, un terrain en friche idéal pour que les jeunes en prennent possession.

134 Ch. BALLY, Le langage et la vie, op. cit., p. 55.135 Ibid, p. 56.136 Ibid.

d e u x i È M e P a r T i e

DES MICRO-ARGOTS À L’ARGOT COMMUN DES JEUNES : observations et hypothèses

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cHaPiTre 6 : enQuêTe

Le corpus a été établi entre octobre 2002 et juin 2003. Orientant notre recher-che dans le but d’une comparaison sociolinguistique et lexicale, nous avons choi-si, au préalable, trois lycées professionnels dans des milieux disparates sur le plan socio-ethno-économique : deux en France – Paris et Yzeure, Allier (03) – et un en République tchèque – Brno.

Sur le plan méthodologique, la recherche a comporté trois phases. Au préa-lable, nous avons appliqué la méthode de l’observation participante en effectuant les enregistrements à l’insu des informateurs pour mieux comprendre la com-munication spontanée des jeunes, ceci dans les ateliers des lycées professionnels ou bien lors des activités scolaires et para-scolaires. Cette méthode, bien connue des recherches sociolinguistiques de W. Labov, a été appliquée aux recherches argotologiques par D. Szabó1. Elle s’est révélée très efficace pour l’obtention de discours spontanés, non-censurés ou, au contraire, pas trop exagérés.

Ensuite, nous avons dévoilé notre identité lorsque nous avons proposé aux élèves des questionnaires ayant pour but de trouver la richesse lexicale des théma-tiques choisies.

Ceci s’est poursuivi, dans une dernière phase, par des entretiens semi-directifs individuels avec des petits groupes de jeunes pour pouvoir préciser le contexte des expressions utilisées et pour recueillir les discours épilinguistiques sur leur parler.

La recherche a donc poursuivi plusieurs objectifs à la fois qui seront ébauchés infra. L’observation participante devait nous permettre d’établir quelques hypo-thèses sur le comportement linguistique dans un collectif cohérent et sur l’usage spontané des argotismes chez différents types socio-psychologiques de jeunes. Or, l’objectif principal a été de rapprocher la méthodologie sociolinguistique d’observation d’un petit réseau de communication et la méthodologie lexicologi-que statistique basée sur les questionnaires de grande taille. La combinaison de ces deux approches a permis de tirer des conclusions sur l’usage lexical à l’échelle d’une micro-structure par rapport à la macro-structure, c’est-à-dire que, dans no-tre cas, le but était de mettre en perspective les micro-argots par rapport à l’argot commun des jeunes. La présente étude devait cibler aussi bien les convergences que les divergences dans la communication spontanée des jeunes dans un but à la fois comparatif et contrastif.

1 Dávid SZABÓ, L’argot commun des jeunes parisiens, Mémoire de D.E.A. sous la direction de Denise François-Geiger, Paris, Université René Descartes, 1991, p. 109.

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1. variables sociolinguistiques observées

Dans chaque ville, nous avons choisi un lycée professionnel où la recherche s’est effectuée auprès de jeunes garçons (quasi-exclusivement), âgés entre 15 et 20 ans.

La variable sexe aurait été très intéressante à étudier (notamment du point de vue de l’intensification du discours, entre autres), mais l’organisation des lycées ne le permettait pas. Lors de la première phase de l’enquête, nous n’avons pu enregistrer que deux filles à Brno et, dans les entretiens, une fille à Yzeure. Même si une certaine complicité féminine s’est établie entre les locutrices et nous, celles-ci ont été considérablement immergées dans le collectif strictement masculin (et très machiste d’ailleurs) et semblaient rapprocher leurs pratiques langagières du style de parole masculin. Dans les questionnaires, remplis par une fille à Brno et par une fille à Yzeure, nous ne trouvons statistiquement aucune divergence par rapport aux garçons et c’est pour cette raison que nous les traitons ensemble.

Si l’on écarte ces deux exceptions féminines, les enquêtes ont été menées dans des milieux purement masculins, y compris pour les professeurs (à l’exception d’une femme professeur à Paris).

Quant à la variable âge, nous avons pu enregistrer des jeunes âgés en moyen-ne de 17,5 ans. Étant donné le taux élevé des élèves qui redoublent ou de ceux qui ont été exclus de lycées plus prestigieux, à cause de problèmes de comportement dans la majorité de cas, la limite d’âge se situe autour de 20 ans. À Paris, en revan-che, la structure du lycée permet d’accueillir les élèves dès l’âge de 15 ans. Leur moyenne d’âge se situe donc légèrement en dessous de la moyenne totale.

Table n° 8 : L’âge des questionnés

âge nombre d’élèves

15 ans 16 ans 17 ans 18 ans 19 ans 20 ans

Paris 2 6 12 7 1 -Yzeure 1 12 20 11 3 2Brno - 3 20 31 10 5total 3 21 52 49 14 7

Alors que l’origine ethnique est très uniforme à Brno – à l’exception d’un jeune d’origine arménienne, tous les enquêtés (69 au total) sont de nationalité tchèque -, cette variable s’est démontrée, en revanche, très pertinente dans le contexte fran-çais. À Yzeure, il y avait au moins un jeune issu de l’immigration dans chaque classe (6 sur les 49 qui ont rempli le questionnaire) – dont 5 élèves provenant de l’immigration maghrébine et un élève provenant des Antilles. Leur présence ou absence lors des entretiens a influencé considérablement les réponses des autres élèves, notamment en ce qui concerne les questions sur le verlan et sur les em-prunts aux langues étrangères.

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A : mais / en tout cas en ferronnerie on parle pas beaucoup comme ça // les structures mé-talliques ceux qui étaient avec nous ce matin / i(ls) parlent plus le verlan(plusieurs voix superposées) :XXXB : c’est des REbeus (avec imitation de l’accent )(rires)

Le lycée à Paris est fréquenté majoritairement par des jeunes issus de l’immi-gration, le plus souvent maghrébine et sub-saharienne (sur 28 élèves qui ont rempli le questionnaire, seulement 4 sont des « Français de souche »). La durée de leur séjour en France s’avère très pertinente pour l’enquête et pour les compétences linguistiques en français. En effet, 8 élèves sur 28 ont un niveau de français (écrit) si bas qu’ils n’ont pas été capables de remplir les questionnaires (ou tout du moins, ils l’ont rempli très brièvement ou de façon illisible). Il s’agissait des ressortissants du Mali, du Maroc, de l’Algérie, de la tunisie (là, les problèmes se présentent plus à l’écrit qu’à l’oral), de la Colombie, du Congo démocratique, de la turquie et de l’Iran (les questionnaires visant les niveaux de langue ont été très durs à remplir pour ces derniers, leur compétences linguistiques étant très limitées).

Même si c’est au détriment de la quantité des relevés dans les questionnaires de la région parisienne, l’observation du processus d’intégration des nouveaux immigrés dans le collectif d’une classe et de la maîtrise des termes argotiques par rapport au niveau de leur français scolaire est très intéressante et remplace totale-ment, à notre avis, les insuffisances quantitatives.

La dernière des variables pertinentes est la domiciliation des élèves. L’urbanité semblant être un des facteurs importants pour la création des diverses formes argotiques, nous avons examiné, pour Brno et Yzeure, quelle était la provenance des jeunes. À la différence de l’origine ethnique qui joue, par exemple, un rôle dans le choix des termes verlanisés, la domiciliation (comme par exemple le fait d’habiter dans l’une des cinq cités moulinoises plutôt que dans un village) joue un rôle beaucoup moins important dans l’adoption des lexèmes verlanisés (cf. infra § 7.2). Le choix personnel du courant musical (ici le rap et la culture hip-hop en général) est beaucoup plus signifiant que l’urbanité ou bien que la ruralité des jeunes. C’est le collectif qui favorise ou marginalise certaines formes lexicales et la position d’un jeune dans ce réseau de communication, son origine locale joue un rôle moindre. À Brno, nous avons pu également observer des différences en-tre les jeunes habitant dans des grands ensembles proches du lycée et les jeunes des petits villages environnants, mais il s’avère, ici aussi, que l’usage des formes marquées est conditionné plutôt par le caractère personnel du sujet parlant que par sa provenance.

2. Statut social des établissements scolaires observés

On peut constater que, dans les deux pays observés, l’image sociale qui est associée aux lycées professionnels est relativement négative. Au sein de l’institu-tion scolaire, les lycées professionnels sont assez marginalisés parce qu’ils servent souvent de lieux de relégation pour les élèves en difficultés scolaires. Le but prin-

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cipal est de donner aux futurs ouvriers aussi bien un enseignement général qu’un enseignement professionnel de qualité, ce qui est assuré par l’alternance entre des semaines de classe et des semaines de travaux pratiques dans les ateliers, ainsi que par des stages réguliers dans les entreprises.

Or, de moins en moins de jeunes ont vraiment voulu cette orientation – la plupart des élèves se sentent rejetés à cause de leur échec scolaire, comme nous le constatons en conformité avec les recherches menées par B. Charlot2.

nous avons pu observer – même si cela est dissimulé à première vue par un machisme artificiel – un sentiment de stigmatisation sociale que vivent ces jeunes justement par le biais de leur orientation scolaire ; celle-ci est ressentie comme peu prestigieuse dans les deux sociétés3. De plus, cette stigmatisation est accentuée par un autre fait très pertinent à l’âge de l’adolescence : le manque d’éléments féminins qui est ressenti comme très discriminatoire par tous ces jeunes.

En somme, la marginalisation sociale, scolaire et relationnelle provoque un comportement identitaire qui est intéressant à étudier. Plus ils se rendent compte de la stigmatisation qui vient de l’extérieur, plus ces jeunes ont besoin de se re-connaître dans un groupe social qui leur est propre, un groupe avec lequel ils peuvent partager la même révolte et les mêmes aspirations. On peut d’ailleurs observer une forte cohésion du groupe vis-à-vis du dédain de l’extérieur, ce qui apparaît comme un moyen de lutter contre leur statut social défavorisé.

Pour les autres jeunes, le lycée professionnel apparaît comme une sorte de déclassement intellectuel présenté sous la forme d’un échec scolaire. Or, en réa-lité, ceci est provoqué surtout par l’échec familial et/ou social de départ (enfants de familles monoparentales ou en situation sociale précaire, etc.). nous avons recueilli beaucoup de preuves d’un potentiel intellectuel opprimé chez de nom-breux élèves, potentiel qui se manifeste surtout sur le plan langagier par le biais d’une éloquence verbale, allant souvent de pair avec la création de néologismes argotiques, etc.

Dans les trois établissements observés, les jeunes sont conscients des stigmates attribués à leur formation :

À Yzeure, le Lycée Professionnel est intégré dans une Cité scolaire, comprenant également un Lycée technologique où, en revanche, les classes sont relativement mixtes et le prestige social est plus élevé. Les jeunes sont donc confrontés quoti-diennement avec des personnes issues de différentes classes sociales. La situation semble être encore plus précaire pour certains jeunes issus de l’immigration qui peuvent ressentir un sentiment de stigmatisation de plus, de type socio-ethnique.

2 Bernard CHARLOt, Le rapport au savoir en milieu populaire, Paris, Anthropos, 1999. 3 À l’exception d’une classe à Brno qui prépare un baccalauréat professionnel sur 4 ans, toutes les

classes que nous avons observées préparent des brevets d’apprentissage – CAP (Certificat d’ap-titude professionnelle) pendant 2 ans à Paris ou bien BEP (Brevet d’études professionnelles) pen-dant 3 ans à Yzeure, ce qui est l’équivalent d’un Brevet d’apprentissage tchèque qui se prépare en 3 ans).

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Le lycée professionnel à Brno a été créé, sous le communisme, spécialement pour former les futurs ouvriers pour une celèbre usine avoisinante fabriquant les tracteurs de la marque ZEtOR et il se trouve à proximité d’un des plus grands ensembles brnois – le quartier Líšeň.

Après la chute du communisme, le lycée n’a jamais cessé de perdre son pres-tige. Pendant notre observation dans les ateliers, les professeurs se sont souvent plaints que les élèves d’aujourd’hui sont « des rejetés de la cité », sans respect pour la profession, tandis qu’avant, c’était majoritairement des jeunes provenant des petits villages environnants où le métier se transmettait de père en fils et sa maî-trise était une question de prestige.

Cette sorte de nostalgie n’est qu’idéaliste : les jeunes sont les mêmes – la moi-tié d’entre eux sont des villageois pour lesquels l’apprentissage d’un métier n’est pas trop stigmatisant, l’autre moitié sont des jeunes des grands ensembles (ou tout simplement de la ville4) qui se trouvent en grandes difficultés que ce soit l’échec scolaire ou des problèmes de discipline – mais cette composante était déjà présente sous le communisme. Ce qui change, c’est le déclin du prestige social des brevets d’apprentissage, car l’accès au baccalauréat est beaucoup plus facile à l’époque actuelle.

En conséquence, les jeunes se sentent beaucoup plus stigmatisés qu’avant, ils se rendent compte de la marginalisation de ce type d’enseignement dans la so-ciété tchèque actuelle, parlent même d’une « ghettoïsation » du lycée par l’arrivée des élèves relégués.

En métropole française, le lycée professionnel est situé dans le 19e arrondis-sement et il est fréquenté majoritairement par des jeunes issus de l’immigration récente (le projet est de les intégrer par l’apprentissage d’un métier) ou par des élèves en difficulté soit scolaire soit disciplinaire. Ici, on observe une fracture so-ciale de manière très prononcée. Comme le décrit Isabelle Sourdot, professeur dans ce lycée, beaucoup d’élèves ont « décroché » :

« essentiellement parce que, socialement, ils étaient incapables d’être à l’école ou en entre-prise : impossibilité de se présenter au lycée ou sur un chantier plusieurs jours de suite, de faire les exercices ni en cours ni en atelier, par manque d’envie, trop fatigués, incapables de se concentrer... »5.

tous les facteurs, tels que l’échec scolaire, l’insécurité linguistique, la « galère » sociale et (surtout) économique, qui sont entremêlés plus ou moins intimement selon les cas, aident à créer chez ces jeunes, dès le plus jeune âge, un sentiment négatif envers la formation professionnelle.

Comme c’est le français qui joue un rôle important dans la construction de leur échec scolaire, ces jeunes investissent beaucoup dans l’expression spontanée,

4 Il faut mentionner que l’image négative des grands ensembles n’est pas trop prononcée dans le milieu tchèque et que la stratification sociale n’est pas aussi importante qu’en France. Les grands ensembles de banlieue sont habités par toutes les couches de la société (professeurs, mé-decins mais aussi ouvriers et chômeurs), même si cette situation commence à changer progressi-vement.

5 Isabelle SOURDOt, Enseigner le français en lycée professionnel, entre l’intime et le conventionnel, Mémoire de D.E.A. sous la direction d’Alain Bentolila, Paris, Université René Descartes, 2003, p. 37.

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non normée, propre à leur génération et à leur « couche » ethno-socio-économi-que, ce qu’ils appellent eux-même le « langage de la rue » et pour lequel nous allons reprendre la notion de français contemporain des cités (FCC ; cf. supra § 4.2) de Jean-Pierre Goudaillier.

(interviewé à Paris (n°1), d’origine algérienne) : et Madame/ ils+> nous+> notre langage de la rue/ on ne peut pas écrire dans le langage de la rue hein// c’est pas facile hein

Les disproportions immenses entre la forme écrite, orthographiée et l’expres-sion orale, spontanée, témoignent de la gravité de cette fracture linguistique et de la pertinence des recherches sur ce sujet.

(interviewé à Paris (n°2), d’origine algérienne) : euh :: mais attention hein / les les Français ne parlent pas comme nous / on parle à la façon de nous hein

Ces jeunes se construisent une identité basée sur l’opposition langagière par rapport à la langue enseignée à l’école qui demeure, pour eux, le symbole de la société majoritaire qui les exclut et les stigmatise. À la différence des jeunes de nos deux autres milieux (à l’exception de certains jeunes immigrés d’Yzeure), ils sont tout à fait conscients qu’ils possèdent un instrument puissant de plus – le langage dont l’emblème a été, pendant longtemps, la pratique verlanesque.

La thématique argotique de ces jeunes est souvent discutée dans les médias, ce qui contribue à confirmer leur identification avec la composante des jeunes dits « de banlieue » ou « des cités » et leur permet de revendiquer par ce biais leur identité interstitielle.

Bref, les trois milieux confirment pleinement notre hypothèse que la pratique argotique sera plus prononcée dans le milieu d’abord masculin et ensuite socialement marginalisé où se rencontrent à la fois la fonction crypto-ludique et la fonction conniventielle propres à toute jeune génération et à toute pratique argotique dans un réseau cohérent.

On y rencontre également, de façon très prononcée, la fonction identitaire qui est liée à une révolte non seulement contre la génération plus adulte, mais égale-ment au sein de la même génération, ceci étant provoqué par la nécessité de sur-monter l’image négative qui poursuit leur classement scolaire et social (d’autant plus encore ethnique).

3. construction de la relation enquêteur – enquêtés et constitution du corpus

Même si nous avons tâché de respecter au maximum l’uniformité méthodo-logique dans les trois lycées, chaque séjour a eu ses particularités qui ont été cau-sées par des facteurs extra-linguistiques insurmontables tels que la durée de notre présence dans le lycée et surtout notre nationalité étrangère pour le cas des deux lycées français.

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Accéder à la production spontanée

Du point de vue de l’immersion dans le milieu, le séjour dans le lycée pro-fessionnel à Brno a été le plus réussi. nous avons passé deux semaines dans les ateliers avec deux classes de ferronniers/serruriers sans révéler notre identité de linguiste tout en enregistrant les discours spontanés des jeunes à leur insu (nous avons pourtant demandé leur accord pour la recherche ultérieurement, lors du passage des questionnaires).

nous avons prétendu effectuer un stage pratique obligatoire pour nos études dans une école supérieure non spécifiée. Notre statut d’étudiante et, bien évidem-ment, le fait d’être originaire de la même ville, nous ont permis de nous introduire facilement, au bout d’une journée, dans la conversation spontanée et même de participer à la connivence établie dans le réseau des jeunes qui nous ont considé-rée comme une jeune fille juste un peu plus âgée qu’eux, mais du même côté de la barrière séparant les adultes – profs et les jeunes – élèves.

Or, le maintien de ce statut favorable pour l’observation participante n’a pas été facile. À l’exception du directeur des ateliers, les autres maîtres d’ateliers n’étaient pas au courant de notre réelle identité et nous avons dû résister gentiment, mais pourtant de façon crédible, à certaines propositions des maîtres d’ateliers qui vou-laient nous épargner certaines tâches que les apprentis devaient effectuer – invi-tations à bavarder avec eux dans leurs bureaux, à ne pas faire les devoirs qu’ils avaient demandé aux élèves, à partir plus tôt que les élèves, à déjeuner avec eux. Il fallait que notre refus de ce traitement de faveur soit logique et naturel pour ne pas éveiller la méfiance envers nous ; nous avons donc dû laisser penser que nous comprenions ces invitations comme des tentatives de séduction, ce qui nous donnait une raison pour les refuser de manière ostentatoire.

Le comportement que nous avons dû adopter envers les maîtres d’atelier est en opposition avec notre respect habituel des autorités enseignantes, mais il a aidé à construire une relation tout à fait positive et amicale avec les sujets de notre recherche. L’ignorance de la vraie raison de notre séjour dans ce milieu nous a permis un accès aux échanges verbaux spontanés (il s’agit du fameux « paradoxe de l’observateur » que décrit Labov) où la seule autocensure linguistique pouvait reposer dans les tentatives de certains de modérer la profusion des vulgarismes vis-à-vis de la présence d’une fille.

En France, notre participation active à la communication « argotogène » a été quasi-nulle étant donné notre nationalité étrangère, nous avons dû nous conten-ter des échanges spontanés en notre présence. De plus, notre immersion dans un collectif de jeunes en France a été beaucoup plus difficile du point de vue de la justification de la présence d’une étrangère dans leur classe.

notre présence dans une classe de peintres à Paris a été expliquée aux élèves comme le stage d’une étudiante étrangère qui cherche à observer l’enseignement professionnel en France. Or, compte tenu de notre méconnaissance totale du mi-lieu et des contraintes administratives, nous n’avons pas pu être « lâchée » dans le collectif aussi facilement qu’à Brno et nous avons dû rester plus proche des

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professeurs. nous n’avons malheureusement pu passer qu’une journée dans les ateliers (problèmes pour le maintien de la discipline). Ceci nous a pourtant permis d’établir des premiers liens amicaux avec une partie des élèves qui nous a bien accueilli dans leur réseau en tant que jeune fille étrangère.

Or, la partie des élèves qui était absente ce jour-là nous a été introduite lors d’un cours de français par une professeur dans un cadre plus officieux et ces jeu-nes ont commencé par nous vouvoyer, nous prenant pour une stagiaire-ensei-gnante. Cette ambiguïté de statut nous concernant et la méfiance d’une partie des élèves n’ont pu être surmontés qu’avec le temps.

Durant deux mois, nos visites dans le lycée ont été régulières, mais pourtant ponctuelles, en fonction des disponibilités des professeurs et selon le programme des activités. La suite de l’observation participante s’est donc déroulée pendant les activités para-scolaires (tournoi de football, cinéma) et, bien évidemment, sco-laires : les cours du français (discussion sur le rap, etc.), d’art plastique (création de mosaïques) et surtout pendant les récréations.

Au bout de deux mois, lors de la distribution du questionnaire et du dévoile-ment de notre réelle identité, la connivence avec tous les élèves a été instaurée et ils ont été flattés d’être devenus les acteurs d’une recherche sur « leur langage ».

notre court séjour à Yzeure durant une semaine ne nous a malheureusement pas permis d’effectuer une période d’insertion dans un collectif sans révéler notre identité de linguiste, comme cela a été le cas à Brno et à Paris. Le professeur qui nous a aidé à entrer dans le milieu et qui nous a cédé ses cours de français pour ef-fectuer l’enquête a eu la gentillesse de motiver ses élèves auparavant pour ce type de recherche sur « leur » langage grâce à une série de petits pré-questionnaires sur les thématiques les plus riches – fille, argent, drogues (qu’il nous a transmis par la suite pour compléter notre recherche) ce qui a annoncé notre arrivée. Les élèves ainsi motivés nous ont acceptée de façon très amicale et étaient tout à fait prêts à nous expliquer non seulement le contexte linguistique des expressions en usage mais également le contexte extra-linguistique des échanges verbaux et leur comportement dans l’enceinte du collectif de la classe. Pour bien profiter du court temps consacré à notre recherche à Yzeure, nous avons dû éliminer la phase de l’observation participante6 en passant directement aux questionnaires et aux entretiens semi-directifs.

nous avons pourtant enregistré des discours spontanés lors des récréations à l’insu des élèves, mais nous avons l’impression que le fait de connaître notre but de recherche a légèrement influencé la fréquence des argotismes dans les échan-ges, les garçons tendant à frimer devant nous avec leurs compétences linguisti-ques.

Or, ceci a confirmé que notre méthodologie d’observation participante avec une identité non-révélée, appliquée par la suite avec succès à deux autres milieux,

6 La troisième observation nous semblait même redondante, étant donné que le but de cette phase de la recherche n’est pas l’observation de l’usage des expressions argotiques, mais surtout une observation des similitudes dans les comportements linguistiques dans un collectif de jeunes. Le nombre d’enregistrements effectués à Brno et à Paris est si important qu’il nous paraît suffisam-ment représentatif pour ce type de classe scolaire (masculine, socialement défavorisée).

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était la plus objective et la plus efficace pour pouvoir comprendre les dessous so-cio-psychologiques de la communication dans le réseau d’une classe.

Contraintes et avantages extra-linguistiques du chercheur (nationalité, âge, sexe)

nous avons déjà mentionné la facilité de pénétration dans un collectif de Brnois et notre participation à la conversation spontanée du réseau observé, compte tenu de notre appartenance à quasiment la même génération post-communiste et de notre résidence dans cette même ville depuis notre enfance.

Le fait d’être aussi proche du milieu sociolinguistique étudié, d’être intégrée en tant que co-locutrice, nous permet aisément d’observer des phénomènes habituel-lement cachés aux « étrangers », de voir les nuances contextuelles, de provoquer la conversation sur les thématiques riches en argot des jeunes. Cet avantage pour une observation participante réussie est d’ailleurs souligné par P. Blanchet :

« Le fait de pratiquer les variétés et les variations linguistiques en question permet d’envi-sager des pistes dont on perçoit la complémentarité mais qui restent souvent ignorées ou négligées par un observateur extérieur »7.

notre participation à des situations « argotisantes » en France, au contraire, n’a pas pu se développer. Malgré notre bonne connaissance passive des argotis-mes en français, leur usage dans la conversation avec des jeunes Français semble être tout à fait inapproprié et plutôt ridicule pour une étrangère. Il peut être même « suspect » et inciter la méfiance concernant la raison du séjour du chercheur dans le milieu ; c’est pourquoi nous avons dû nous contenter des échanges verbaux captés autour de nous, sans tenter de provoquer la discussion sur des sujets plus « intéressants » pour notre but.

Dans les deux lycées français, le fait d’être de nationalité étrangère s’est finale-ment révélé, malgré notre pessimisme de départ, être un « handicap » plutôt posi-tif dans les deux phases suivant l’observation participante. Il a aidé à atténuer la méfiance envers l’enquêteur qui touche l’intimité sociale des enquêtés telle qu’elle est décrite par beaucoup de sociologues et sociolinguistes de terrain8. Les élèves se sont sentis plus libres devant une étrangère dans l’expression de leurs sentiments, notamment sur la précarité sociale et ethnique, étant donné notre statut tout à fait neutre, n’appartenant à aucune couche sociale et aucune ethnie en question. Les jeunes immigrés ont parlé librement des Français comme des « céfrans », des « ba-btous », se permettant même de les insulter :

7 Philippe BLAnCHEt, La linguistique du terrain : méthode et théorie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 42.

8 cf. nos notes des cours de M. kokoreff à Paris 5 intitulé Méthode qualitative en sciences sociales, le problème méthodologique de contournement de la méfiance est exposé également dans sa mo-nographie : Michel kOkOREFF, La force des quartiers, Paris, Payot, 2003, pp. 67–71.

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(interviewé à Paris (n°3), d’origine algérienne) : les céfrans i(ls) parlent pas comme nous /// ça dépend encore si c’est un Français de la cité i(l) parle comme nous mais si c’est un babtou / un babtou de cheuri chais pas quoi / et bah non....i(ls) l’apprennent par la télé ces pédés ouais et après i(ls) font style comme nous / i(ls) veulent être des clochards et puis ça c’est gros COnS là / c’est des cons / franchement des GROS cons

En tant qu’étranger effectuant une recherche sociolinguistique sur l’argot des jeunes, D. Szabó, qui s’était alors fait passer pour un journaliste hongrois, a eu des expériences tout aussi positives que nous :

« À part le fait que pour un francophone, il est probablement plus facile d’établir une cer-taine connivence linguistique avec un autre francophone que pour non-francophone, c’était plutôt un avantage d’être étranger : pour certains élèves, des immigrés de deuxième généra-tion, c’était apparemment plus rassurant de parler de certains sujets avec un journaliste venu de loin qui partirait bientôt »9.

Nous sommes d’accord avec lui lorsqu’il affirme que le fait d’être venu d’ailleurs permet une plus grande objectivité.

D’autre part, en tant qu’étrangère, nous avions, de temps en temps, le « droit » de nous exprimer peu clairement ou d’être mal comprise lors des entretiens ce qui s’est montré très utile dans les moments où, sans provoquer la mise à distance de l’interviewé, nous avons pu interrompre leur discours et, en reformulant la ques-tion, reprendre facilement la direction désirée de l’entretien.

Le sexe opposé du chercheur joue certainement aussi un rôle non-négligeable pour ce type d’enquête. Les premières réactions de jeunes adolescents à la pré-sence d’une fille dans leur classe masculine ont été partout excessives sur le plan langagier : désir de nous choquer par des joutes verbales avec des vulgarismes fréquents chez certains, désir de nous intimider par des remarques machistes obs-cènes chez les autres, peur « des timides » de communiquer avec une fille allant plutôt dans le sens de l’autocensure, etc.

Or, au fil du temps et de la renégociation permanente de notre statut amical de « grande sœur », les tentatives de nous draguer, choquer, intimider ou bien de se cacher devant nous ont diminué – notre présence a été quasiment oubliée et la communication dans le réseau est redevenue naturelle. nous sommes d’avis que le fait d’être plus âgée a sûrement favorisé notre insertion dans le collectif ainsi que la disparition assez rapide des tentatives de frimer en présence d’une fille.

Il est intéressant d’observer que les quelques rares filles que nous avons ren-contrées dans ces milieux masculins ont été « masculinisées » dans leurs paroles, notamment au niveau des vulgarismes qu’elles ont utilisés en profusion pour se défendre contre les remarques péjoratives et/ou obscènes assez fréquentes.

Il est à noter néanmoins que la masculinisation est souvent imposée par les garçons eux-mêmes qui effacent délibérément (par des insultes et des moqueries)

9 Dávid SZABÓ, « L’argot commun tel qu’on le parle », in : Jean-Paul COLIn (sous la direction de), Es argots : Noyau ou marges de la langue ? Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (10–17 août 1994), BULAG, n° hors série, 1996, p. 218.

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toutes les marques de féminité exposées. À Brno, nous avons observé une situa-tion où la manifestation de féminité est rejetée. Il s’agit d’une discussion autour des surnoms dans la classe Z2.B :

(K – un des « boss » de la classe, Z – l’unique fille dans la classe, Q – nous)

K: Zdeňce říkáme Zdeňku / Zdenek K: on appelle Zdeňka (prénom féminin) protože vypadá jak kluk Zdenek (son équivalent masculin) / Zdenek parce qu’el-

le ressemble à un garsZ: ale já mám jinou přezdívku! Z: mais j’ai un autre surnom, moi !Q: jakou? Q: lequel ?Z: Prcek Z: La PuceK: ha ha no a mě říkajou zas K: hi hi et bah moi / depuis tout petit/ on odmalička / jako u nás / Kosák teda a co? m’appelle Merluche [le patronyme de cet élève est Kos

= Merle, Kosák étant un augmentatif ludique] chez nous quoi / et alors?

Toutes les filles rencontrées ont paru très heureuses de notre présence en nous prenant vite comme une « complice » et se sont spontanément mises à nous ex-pliquer, de façon très analytique, les relations personnelles entre les membres du réseau, ce qui nous a aidé à vite comprendre la hiérarchie dans le groupe. Leur comportement langagier semble être intéressant à observer mais, malheureuse-ment, ceci dépasse l’objectif primaire de notre recherche.

La phase du passage des questionnaires dans les classes où nous n’avions pas effectué d’observation participante semblait être la plus difficile au niveau de la construction d’une relation amicale pour la réussite de notre recherche. Les élèves qui nous ont vue pour la première fois auraient pu facilement se méfier devant une personne inconnue et refuser de participer à l’enquête à cause du conflit des normes communicationnelles : dans un établissement scolaire, dans un cours de langue maternelle standard, une « presque prof » demande les expressions non-standard de leur vie extra-scolaire !

Pour cette raison, nous avons essayé de préparer le terrain avant de commen-cer l’enquête : il s’agissait soit de regrouper plusieurs classes (ceux qui nous ont connue dans la phase d’observation participante ont instauré une ambiance de connivence qui a aidé les autres classes à vite comprendre notre statut – à Brno), soit de laisser aux élèves assez de temps entre le moment où nous dévoilions no-tre identité de chercheur et la distribution du questionnaire pour que la rumeur sur notre présence dans le lycée s’ébruite (et incite alors la curiosité envers notre recherche chez ceux que nous n’avions pas fréquentés – à Paris).

Comme nous l’avons déjà remarqué, les élèves à Yzeure ont été avertis de notre arrivée auparavant et leur professeur a réussi à les motiver pour une coo-pération très productive et accueillante. Les entretiens qui ont suivi les question-naires ont été menés dans une ambiance de complicité, avec la volonté de nous aider à expliquer les problématiques entamées, même si nous avons un peu re-gretté qu’une grande partie des élèves français ait continué à nous vouvoyer (à la différence des tchèques qui ont facilement accepté notre désir d’instaurer une complicité générationnelle).

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3. Contraintes et avantages des méthodes utilisées

Dans l’objectif de décrire les spécificités discursives propres aux jeunes de mi-lieux disparates, essentiellement sur le plan lexical, mais en étroite relation avec des paramètres sociolinguistiques, nous avons prêté une attention particulière au choix méthodologique qui permettrait à la fois une étude comparative et contras-tive ainsi qu’une possibilité de généralisation des données. nous nous sommes inspirée des travaux méthodologiques de L. Klimeš10 qui estime que ce n’est que grâce à une combinaison de plusieurs méthodes qu’une objectivité de toute recherche sur l’argot peut être assurée. La combinaison de plusieurs méthodes s’impose d’autant plus que notre recherche tente d’être pluridisciplinaire. notre but est donc de combiner les méthodes sociolinguistiques (observation participante, en-tretiens) avec les méthodes lexico-statistiques (questionnaires). Cette approche est conforme à notre idée que l’argotologie moderne française ainsi que l’argotologie moderne tchèque se présentent comme une sorte de « sociolinguistique lexicale », c’est-à-dire qu’elles ont pour but de décrire non seulement les formes, mais égale-ment les fonctions des pratiques argotiques.

Méthode de l’observation participante et enregistrement à l’insu des informateurs

Comme nous l’avons remarqué supra, la méthode de l’observation partici-pante – qui a consisté pour nous à enregistrer à l’insu des informateurs – se révèle idéale pour l’obtention d’un corpus contextualisé où l’autocorrection (dans le sens d’autocensure ou, au contraire, d’exagération) n’entraîne pas le blocage du dis-cours spontané. Son avantage le plus important est qu’elle permet de contourner le paradoxe labovien, à condition de créer une relation amicale entre le chercheur et les informateurs sans grand écart générationnel.

Il faut également noter que la recherche ne peut commencer qu’en atteignant un certain degré d’informalité, les premières heures d’enregistrement étant géné-ralement inutilisables à cause du taux élevé d’autocorrection des informateurs. En outre, les difficultés pour pénétrer dans le milieu ont déjà été décrites dans le chapitre précédent.

Sous un premier angle de vue, l’enregistrement de la production spontanée permet d’observer objectivement les aspects pragmatiques de l’usage des lexèmes argotiques. Or, pour atteindre ce but, il est peu sûr que les occurrences des lexè-mes seront comparables d’un milieu à l’autre, si l’on envisage une étude compa-rative. On peut facilement enregistrer des heures et des heures de conversation spontanée sans entrer dans une thématique argotique, ce qui se révèle problé-matique pour un traitement rapide des données. D’autre part, ceci est tout à fait inacceptable pour une comparaison statistique.

10 L. kLIMEŠ, Komentovaný..., op. cit., voir chapitre Metody výzkumu slangu [Méthodes dans la re-cherche sur l’argot], p. 8–10.

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En revanche, effectuée à plusieurs endroits indépendamment, cette méthode nous a permis, contrairement à nos attentes préliminaires, de tirer des conclusions intéressantes sur le comportement linguistique lié à des facteurs sociologiques et psychologiques dans le collectif des jeunes (voir infra § 8.2 et § 8.3).

Le grand désavantage technique de cette méthode est le grand volume du cor-pus enregistré que nous avons décidé de ne traiter que partiellement – nous allons transcrire uniquement les séquences qui témoignent d’un certain trait observé, qui appuient une certaine hypothèse, etc. La traduction du tchèque en français pour une grande partie du corpus complique la transcription totale.

Tableau n° 9 : Tableau récapitulatif de l’enquête par immersion dans le collectif d’une classe scolaire1112

classe Nombre d’élèves enregistrés11

activités Période Support technique

Brno 3.Z (éq. de BEP serruriers, 3e année)

7 (dont 1 fille) ateliers 1 semaine dictaphone Sony à cassettes12

Z2.B – demi-classe (éq. de BEP serruriers, 2e année)

10 ateliers, visite du salon technologique

1 semaine idem

PariS 1 Pvr (CAP peintres, 1ère année

10 1 journée dans les ateliers, cours de français, d’arts plastiques, activités para-scolaires (tournoi de football, cinéma)

visitesrégulières pendant 3 mois

dictaphone digital Olympus DSS Player

D’une manière impérative, la question éthique de l’enregistrement à l’insu des informateurs se présente tout au début de ce type de recherche. Or, ce n’était

11 Nous avons enregistré un nombre indéfini d’élèves de différentes classes lors des discussions pen-dant les recréations, pendant les activités para-scolaires ou bien à la sortie des cours. Cependant, le chiffre indiqué correspond au nombre d’élèves de la classe en question présents lors de notre séjour dans le lycée qui ont participé à la communication dans le réseau de la classe. Ce sont les élèves dont les pratiques langagières dans le collectif ont été systématiquement observées afin d’analyser la circulation inter-groupale en fonction des conditions psycho-sociales (cf. infra § 8.3).

12 Ce support s’est révélé trop difficile à manipuler sans attirer l’attention des informateurs. Sous prétexte de partir aux toilettes, nous avons changé les cassettes toutes les 45 minutes. Le dicta-phone digital, en revanche, permettait l’enregistrement illimité dans le temps (et les données sont plus faciles à traiter par informatique). Sa taille est également plus discrète (dans les ateliers, nous avons caché le dictaphone dans la poche avant de notre bleu de travail).

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qu’avec le consentement consécutif (au moment du dévoilement de notre réel sta-tut dans le lycée) que tout traitement des données enregistrées a pu commencer.

Les jeunes apprentis sont conscients que leurs discours sont parfois trop obs-cènes et violents, mais ils ignorent généralement les conclusions sociolinguisti-ques sous-jacentes peu favorables qu’un chercheur peut en tirer et c’est pourquoi la totalité des élèves a donné son consentement pour l’exploitation des enregis-trements.

(conversation avec 3 élèves qui avaient été enregistrés à leur insu à Brno, peu après le dévoilement de notre identité au moment où nous leur montrons le nouveau dictaphone – mis en marche)

A: tak to nás dostala teda / ale že jo? A: alors là on peut dire qu’elle nous a eus /hein?

B: tos nás dostala teda // a jaks to měla přidělaný? B: on s’est carrément fait carotter /et comment t’a caché le truc ?

Q : já jsem to měla normálně v kapsičce u modráků Q: je l’ai mis dans la poche de mon bleu de tra-vail et voilà

[C: a jak se se mnou furt bavila / já jsem si [C: et comme elle a pas arrêté de tchatcher říkal že ona mě balí jako] avec moi / j’ai cru qu’elle me draguait quoi]Q: ale problém byl že to bylo vždycky jen na 45 Q: mais j’ai eu un problème / c’était que la minut ne a furt sem musela chodit na záchod / cassette ne durait que 45 minutes quoi /et je

devais tout le temps aller aux toilettes pour en changer

A: KUrva to je mašina A: PUtain il est pourri cet appareil! B. do pytla ale takhle nemluvijó ani Francózi B: sur la vie de ma mère même les Français / do hajzlu / ne? ils parlent pas comme ça quand même /

PUtain / hein? A: taková modrá mašina / ty pičo A: un appareil bleu comme ça /j‘hallucine ....... .........C: hele to je vlastně taky kazeťák // bacha nahrává C: téma là aussi c’est un magnéto // fais gaffe ça

enregistre A: to je už stejně jedno ne? A: ça change rien maintenant / hein?

Méthode des questionnaires de grande taille

La méthode de l’enquête écrite est un moyen traditionnel pour la collecte du corpus argotique. Il s’agit d’une méthode lexicale quantitative particulièrement efficace car elle permet d’interroger un grand nombre d’informateurs en peu de temps. Son grand avantage réside encore dans le fait qu’elle donne la possibilité de comparer les compétences linguistiques de différents locuteurs (ce qui peut servir comme support pour notre hypothèse de comportement psycho-socio-lin-guistique dans le collectif, cf. infra § 8.2 et § 8.3). C’est également la seule méthode qui permette un traitement statistique (même entre différentes langues) puisque tous les informateurs répondent aux mêmes questions.

Pour la préparation de ces enquêtes (identiques en tchèque et en français en nombre de questions et pour leur formulation13), nous nous sommes inspirée des

13 La moindre faute ou ambiguïté de traduction s’est révélée très pertinente pour le traitement sta-tistique : par exemple la question n° 22 arnaquer est traduite en tchèque comme podvádět ce qui peut avoir tous les sens de « tromper ». Beaucoup d’élèves tchèques ont compris cette question

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enquêtes réalisées dans le cadre du laboratoire PAvI14 qui visent à accéder aux fonds communs des argots dans différentes langues.

Il s’agit de proposer des thématiques argotiques15 qui vont provoquer des associations avec les lexèmes les plus usités par les jeunes de la génération ob-servée, ce qui permettra une réflexion sur la dynamique synchronique et sur la néologie.

Pour chacune des 60 questions (et 13 sous-questions), nous avons préparé, au préalable, une petite scène évoquant un contexte précis pour limiter la dispersion dans les réponses16 et pour retenir la concentration des élèves.

Tableau n° 10 : Tableau récapitulatif de l’enquête par questionnaires17

classe Nombre d’enquêtés Âge origine étrangère filles

PariS17 total 28 15–19 24 (dont 6 nés en france) 0

1 Pvr (CAP peintres, 1ère année 11 15–18 11 (dont 4 nés en

France) 0

2 Pvr (CAP peintres, 2e année) 7 17–19 5 (dont 2 nés en

France) 0

1 rSM (CAP revêtement de sol, moquettiste, 1ère année) 10 15–18 8 0

yZeure total 49 15–20 6 12 SmFe (BEP structures métalliques, ferroniers, Seconde)

12 16–18 2 1

par rapport à l’infidélité dans une relation amoureuse et non par rapport à la tromperie (= im-posture), malgré l’évocation du contexte précis. Dans la version tchèque du questionnaire, nous avons ajouté, par mégarde, au lieu de quelqu’un qui est fou le propos qui est fou selon toi (question n° 14), ce qui a eu l’influence sur les réponses qui ont été personnalisées (certains ont énuméré les autres camarades de classe au lieu de noter les expressions communes). La question n°15 (quelqu’un qui aime se battre, qui n’a pas peur) a été, par distraction, divisée en deux sous-questions dans la version tchèque (qui est le chef de la bande, qui aime se battre – nous les traitons en tant que 15 A et 15 B) ce qui a créé des réponses qui ne sont pas équivalentes à la version française. Consciemment, mais sans se rendre compte du manque d’équivalence entre nos deux versions, nous avons remplacé la question peu productive en français n° 57 B (casquette) par chaussures dans la version tchèque. nous avouons que ces fautes ont été causées par un manque de temps pour la préparation de la version tchèque du questionnaire, ce qui a été lié aux problèmes de déplace-ment et de la disponibilité des élèves du lycée.

14 PAvI – Productions argotiques et variations interculturelles, EA 3790 Dynalang (directeur Jean-Pierre Goudaillier).

15 cf. p.ex. Louis-Jean CALvEt, L’argot en 20 leçons, Paris, Payot, 1993 ou bien J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., pp. 16–17.

16 Sur le conseil de notre directrice de thèse, Mme la professeure Marie Krčmová, ce contexte était généralement un peu négatif, puisqu’elle a observé, tout au long de ses recherches sur l’argot des jeunes Brnois, que les informateurs font une association et sortent une réponse plus vite et plus expressivement si la question est posée dans un contexte négatif ou même péjoratif.

17 Cinq questionnaires sont remplis d’une façon illisible et très incomplète ce qui prouve l’incapa-cité langagière en français de ces cinq élèves issus d’une immigration récente. Leur insécurité linguistique est souvent la cause de leur exclusion de la communication en groupe de classe.

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classe Nombre d’enquêtés Âge origine étrangère filles

2 uS (BEP usineurs-productique, Seconde) 24 15–20 1 0

Terminale (BEP structures métalliques, ferroniers, terminale)

13 17–20 3 0

Brno18 total 69 16–20 1 1Z2.a (éq. de BEP serruriers, 2e année) 15 17–19 0 0

Z2.B (éq. de BEP serruriers / usineurs, 2e année) 21 16–20 1 1

3.c (Bac Pro19 électromécaniciens, 3e année) 20 17–20 0 0

3.Z (éq. de BEP serruriers, 3e année) 13 18–19 0 0

1819

ToTal : 146 questionnaires (77 en france, 69 en république tchèque)20

En revanche, les inconvénients de cette méthode sont aussi nombreux. En pre-mier lieu, la difficulté est de retenir l’attention des jeunes durant toute la passa-tion de l’enquête. Les élèves se fatiguent très vite malgré leur grande fascination pour le sujet de « leur langage » argotique. Ceci est particulièrement vrai pour les élèves des lycées professionnels qui ne sont pas autant habitués à la rédaction écrite que les lycéens aux statuts plus prestigieux (car ils passent, en alternance, une semaine à l’école et une semaine dans les ateliers).

nous avons observé que c’était surtout dans les classes de ceux qui ne nous ont pas connue dans la phase de l’observation participante que le début de la passation des questionnaires a été assez difficile à animer. Cela était surtout lié au fait que les professeurs étaient absents lors du passage des questionnaires – et ceci délibérément, pour ne pas intimider les élèves. Ces « nouveaux informateurs » ont crié les expressions demandées à haute voix (ce qui a pu influencer les autres qui ont pu recopier ces expressions mécaniquement), certains ont frimé devant nous, certains ont ignoré le rythme proposé en remplissant le questionnaire très rapide-ment (et donc sans le contexte présenté aux autres), etc.

Cette distraction initiale, tout à fait compréhensible dans un grand collectif (le cas extrême s’est produit une fois à Brno où deux classes ont été regroupées ce qui a fait 36 personnes pour une séance d’enquête !), a été surmontée au bout

18 vu les contraintes administratives liées à la petite disponibilité du professeur de tchèque qui nous a cédé ses cours pour effectuer l’enquête, nous étions obligée de regrouper deux classes pour cha-que séance (Z2.A + Z2.B et 3.C + 3.Z) ce qui a fait des groupes un peu trop grands et relativement difficiles à animer.

19 Bac Pro = baccalauréat professionnel20 Le nombre d’enquêtés n’a pas pu être augmenté à cause de la structure des classes et du lycée.

Le corpus de Paris est malheureusement plus restreint que celui d’Yzeure, mais la somme des questionnaires remplis en France et en République tchèque est relativement identique (69/77). L’existence de deux corpus français permet également une comparaison de l’usage des lexèmes et de leurs interconnaissances.

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de peu de temps, grâce aux élèves qui nous avaient connue lors de la phase d’ob-servation participante et qui n’ont pas hésité à réprimander verbalement ceux qui perturbaient l’enquête.

En somme, nous pouvons être relativement satisfaite de la taille du corpus obtenu, même si le corpus parisien est sensiblement plus restreint à cause des pro-blèmes d’expression écrite pour la plupart des élèves interrogés (et, par ailleurs, du nombre moins important de questionnaires remplis). nous avons réussi à or-ganiser la passation des questionnaires d’une telle façon que les réponses sont en majorité personnelles, fiables et référant à un contexte identique. Les tentatives de certains élèves, surtout à Brno, pour nous voir rougir devant les mots obscènes criés à haute voix, nous ont laissée calme puisque nous comprenons ceci comme une frime machiste indissociable de l’âge adolescent.

Or, nous sommes flattée que ceci ait irrité d’autres élèves à notre place, qu’ils aient eu peur pour nous que les données recensées ne soient pas fiables. Un élève à Brno exprime sa complicité avec nous par une note dans la dernière rubrique intitulée Autres idées et commentaires ainsi:

« Moi, je l’aurais plutôt conçu comme un travail collectif : à mon avis, tout le monde s’en moque et écrit n’importe quoi »21.

Ceci montre la préférence de l’oral par rapport à l’écrit pour la plupart des jeunes apprentis et témoigne également du pouvoir correctionnel du collectif : si nous avions conçu la récolte du corpus comme un travail en groupe, comme le propose cet élève, nous aurions certainement obtenu des réponses moins varia-bles, avec moins d’hapax néologiques, car le groupe se serait accordé uniquement sur le vocabulaire partagé par tous, aurait uniquement indiqué les mots argoti-ques « identitaires » (c’est-à-dire ceux dont l’expressivité fait qu’ils sont ressentis comme des « mots-clés » de leur génération).

nous constatons cet état des choses à Paris, où, dans les entretiens, les « tchat-cheurs » (ou bien les plus éloquents) de chaque classe ont redonné oralement les expressions argotiques avec une forte valeur identitaire (mots verlanisés, em-prunts aux langues de l’immigration) qu’ils n’étaient pas capables d’orthogra-phier. nous avons ainsi obtenu une liste des « mots-clés » les plus représentatifs de la jeune génération dite « des cités », mais d’autre part, très peu de jeux de mots et de néologismes ludiques qui sont aussi propres à la communication spontanée de tous les jeunes.

L’absence du professeur durant l’enquête a aidé à relâcher la créativité verbale des jeunes, à ne pas être bloqué par le conflit des normes communicationnelles de la rencontre du milieu officiel scolaire avec une tâche touchant à la sphère privée des élèves. Certains élèves ont même voulu être assurés que le professeur n’allait pas lire les réponses, que les questionnaires seraient anonymes. Peur de faire des fautes à l’écrit, peur de se « lâcher » verbalement en employant des mots vulgaires ou obscènes, méfiance envers la censure potentielle de la part d’une génération adulte – tous ces facteurs pertinents ont dû être respectés pour pouvoir obtenir un échantillon crédible du lexique couramment parlé par les jeunes enquêtés.

21 nous traduisons.

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La question des hapax s’ajoute à la discussion autour de la crédibilité et de l’usage réel de certaines formes relevées. Grâce à leur taille relativement impor-tante, les questionnaires ont pu révéler à la fois des non-sens, des expressions bizarres et hors contexte mais aussi beaucoup de lexèmes ad hoc néologiques qui témoignent d’un grand potentiel créatif. Comme cette question est au sein de la discussion méthodologique en argotologie générale, nous y consacrons un chapi-tre à part (cf. infra § 10.2).

Méthode des entretiens semi-directifs

La dernière phase de la collecte du corpus franco-tchèque a reposé dans l’en-registrement des discours des jeunes sur leurs parlers. En essayant d’éviter une sur-normalisation de leur discours qui peut se produire si l’enquête est trop direc-tive et formelle, nous avons opté pour l’entretien semi-directif.

L’inconvénient de cette méthode est le traitement des données au sens où les réponses ne sont pas toutes exploitables. Or, cette phase, quoique com-plémentaire pour le chercheur, est psychologiquement très importante pour les enquêtés car elle permet une valorisation de leurs activités langagières. D’une part, la discussion entre le chercheur et les informateurs peut éclaircir les rai-sons et l’utilité de la phase d’enregistrement à leur insu, d’autre part, elle ouvre un espace aux enquêtés pour se prononcer librement sur les sujets évoqués dans le questionnaire.

tous les interviewés nous ont déjà connue soit lors des deux premières phases de l’enquête, soit uniquement lors de la phase du questionnaire, mais dans les deux cas, une relation amicale et une connivence ont été établies, ce qui a favorisé une conversation fluide, franche et sans la moindre méfiance ou timidité.

Les plus timides de la classe n’ont d’ailleurs pas trop voulu participer aux entretiens et c’étaient toujours les plus éloquents de la classe qui ont pris la parole et qui, avec le consentement du groupe – qui a quand même écouté très attenti-vement (pour pouvoir censurer les réponses trop « délirantes ») –, ont donné les réponses à nos questions ou bien ont discuté entre eux des sujets proposés.

L’entretien s’est effectué chaque fois le plus tôt possible après la passation du questionnaire22. nous avons formé des petits groupes d’élèves autour d’une table ronde avec le dictaphone délibérément posé devant leurs yeux. Au départ,

22 À Paris, les entretiens ont pu suivre immédiatement les questionnaires puisque le cours de fran-çais a duré 2 heures. À Yzeure, les entretiens ont été effectués lors du cours de français suivant (le lendemain ou surlendemain) où les classes ont été divisées en deux demi-groupes. Les conditions pour le passage des entretiens n’ont pas été idéales à Brno. nous avons effectué un tout petit entretien juste après le questionnaire avec quelques élèves de 3e année. Or, suite à des contraintes administratives, nous avons dû attendre la semaine suivante pour effectuer un entretien plus long dans les ateliers. nous n’avons pu enregistrer qu’une classe Z2.B, divisée en deux groupes selon l’orientation professionnelle (serruriers – usineurs). Le décalage entre le questionnaire et l’entretien s’est révélé fâcheux puisque l’enchaînement sur les sujets évoqués lors du question-naire a été plus difficile au bout d’une semaine, la concentration des élèves dans leur milieu professionnel (et pas exclusivement scolaire) étant plus difficile à obtenir.

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nous avons fait un tour de table pour laisser parler chacun de manière équitable. Ceci avait pour objectif de ne pas « se limiter aux types d’informateurs que le chercheur se représente a priori comme symptomatiques de ce qu’il recherche »23. C’est pourquoi, nous avons tâché de donner la parole à tous ceux qui étaient pré-sents. Or, la hiérarchie instaurée dans le collectif a vite été dévoilée: les « boss » les plus éloquents ont coupé la parole aux « passifs » 24 qui se sont tus pour ne plus être ridiculisés devant nous.

(« boss » d’une classe à Paris) ferme ta gueule toi/ si tu rentres dans mon quartier tu vas voir

La qualité des réponses s’est révélée indirectement dépendante du nombre d’interviewés. Plusieurs « boss » éloquents ont été interrogés en même temps, ce qui a provoqué des joutes verbales entre eux : chacun voulait nous persuader que leur opinion était la seule acceptable pour le groupe. La superposition de leurs voix rend l’analyse lexicale d’une part peu efficace mais d’autre part intéressante sur le plan psycho-social. Ceux qui n’ont presque pas pris la parole se sont vite démotivés pour suivre le fil de la conversation. L’entretien s’est alors limité à la discussion entre trois ou quatre locuteurs au maximum. La durée des entretiens (généralement entre 20 et 80 minutes), a beaucoup varié d’un groupe à l’autre en fonction des disponibilités, de la fatigue et de la motivation momentanée des jeunes.

23 Ph. BLAnCHEt, La linguistique..., op. cit., p. 47. 24 Pour notre division en « tchatcheurs » et « passifs », voir § 8.3 infra.

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Tableau n° 11 : Tableau récapitulatif des entretiens semi-directifs

type d’entretien interviewés durée totale notesPariS 3 entretiens

collectifs classe 1 PvR 34 min parmi les 10 élèves présents

seulement 6 d’entre eux ont participé activement, superposition des voix fréquente

classe 2 PvR 68 min 7 élèves, entretien très équilibré

classe 1 RSM 32 min 10 élèves, prise de parole par un « boss » très éloquent (par conséquent, les autres sont devenus passifs)

5 entretiens individuels

informateur L 24 min résidant dans une cité (du Sud de Paris), d’origine antillaise

informateur n 73 min résidant dans une cité (du nord de Paris), d’origine franco-algérienne

informateur A 99 min résidant dans une cité (du nord-est parisien), d’origine française

informateur F 81 min résidant dans une cité (est parisien), d’origine franco-arménienne

informateur D 33 min résidant à Paris, d’origine algérienne

yZeure 5 entretiens collectifs

classe 2 SmFe – ferroniers

45 min 6 élèves, prise de parole par la seule fille de la classe, les autres ne font que des remarques

classe 2 SmFe – structures métalliques

53 min 6 élèves, entretien équilibré malgré la tentative de R de s’emparer de la parole

classe 2 US – groupe A

52 min 12 élèves très timides, ils laissent la parole à un élève et ne font que des précisions

classe 2 US – groupe B

44 min 12 élèves, entretien équilibré

classe terminale

52 min discussion avec une quinzaine d’élèves sur la pelouse en présence du prof de français

1 entretien individuel (avec 2 jeunes)

informateurs R et S

81 min deux copains d’origine marocaine. L’un d’entre eux réside dans une cité moulinoise sensible

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type d’entretien interviewés durée totale notesBrno 3 entretiens

collectifsclasse 3.C 13 min court entretien après le

questionnaire avec une dizaine d’élèves plutôt timides

classe Z2.B -serruriers

87 min entretien dans les ateliers avec les 10 élèves bien connus lors de l’observation participante, superposition des voix car tous font preuve d’une bonne volonté pour répondre (et pour frimer)

classe Z2.B – usineurs

17 min discussion avec 5 élèves sur les surnoms, sur les argoto-ponymes et sur le vocabu-laire des jeunes pratiquant les tags

Les entretiens semi-directifs ont été effectués de deux façons différentes – une plutôt directive (question-réponse), l’autre plus libre (discussions entre plusieurs locuteurs sur un sujet qu’ils considéraient comme intéressant ou que nous avons proposé).

Dans un premier temps, nous avons repris les questions posées dans les ques-tionnaires en demandant de nouveau les lexèmes les plus « in » pour les jeunes dans les contextes qu’ils avaient eux-mêmes évoqués, nous avons posé des questions sur l’emploi des termes bizarres et/ou inconnus et sur l’usage réel des mots « suspects » (hapax, glissements de sens, métaphores immotivées à nos yeux, etc.).

Dans les deux lycées français, une activité de plus a été proposée aux élèves. nous leur avons montré une liste de dénominations argotiques pour « la femme » et « l’argent »25, en leur demandant s’ils connaissaient ces mots et leur usage éven-tuel. Cette activité avait pour but de déclencher des discussions sur la circulation des expressions « branchées » et d’inciter des commentaires épilinguistiques. Cette activité nous a également aidée pour la réflexion sur les notions d’argot commun des jeunes et d’argot commun des jeunes des cités (cf. infra § 10.2).

Dans un second temps, nous avons réalisé des enregistrements des discours épilinguistiques, c’est-à-dire des réflexions des jeunes sur leur parler. Nous avons présenté les questions de façon à ce qu’ils puissent considérer leur langage argo-tique comme « une langue à eux », à part entière, qui fonctionne dans certaines situations de communication.

Comme il s’agissait souvent d’élèves en difficulté scolaire, et particulièrement au niveau de l’écrit, notre première tâche a été de les persuader que les questions ne concernaient que des mots à oral, que c’est cet oral que nous allions valoriser. Ceci a été assez difficile car les entretiens se sont déroulés juste après la passation des questionnaires où l’hésitation sur l’orthographe a démotivé un certain nom-

25 Les expressions ont été tirées de l’index thématique du dictionnaire Comment tu tchatches ! (J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit.), pp. 297–302.

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bre d’informateurs. Or, certains jeunes, incapables (ou trop paresseux) de s’expri-mer à l’écrit, ont attendu les entretiens avec impatience pour nous donner leurs « remarques » sur ce vocabulaire recherché.

Grâce à leur éloquence, ceux-ci ont été souvent difficiles à arrêter dans leur prise de parole et c’est pour cette raison que nous leur avons proposé un entretien individuel ultérieur en dehors du lycée (dans un café, au parc, etc.26) – à eux ainsi qu’à leurs copains.

Ce type d’entretien était plus personnel dans la mesure où les jeunes se sont souvent mis spontanément à analyser le rôle de leur langage argotique par rap-port à la construction de leur identité, notamment lorsqu’il s’agissait des jeunes issus de l’immigration. Leur enthousiasme pour nous éclaircir les phénomènes sociolinguistiques en tant qu’étrangère a souvent dépassé le simple cadre lexi-cal :

(informateur n, discussion sur ses liens avec son père algérien) :Q : mais toi tu te sens encore Arabe / toi-même ?n : ouais moi // chacun choisit l’identité tu vois tu vas voir c’est tout /// tu vois si tu viens habiter ici tu vois ça tu peux +> tu vas pas t’assimiler XXX i(ls) vont dire ‘ouais t’es t’es Française’ tu vas pas t’assimiler Française alors que t’es t’es tchèque tu voisQ : ah ouais je saisn : et donc à partir de là c’est ça tu vois / moi je suis e :: comment dirais-je // l’intégration tu sais ce que c’est hein / l’intégration ? // ouais l’intégration pour nous tu vois pour les minorités tu vois qui habitent ici tu vois c’est e :: une grosse connerie ///celui que euh/ celui qui veut nous intégrer c’est un Enn(e)mi pour nous tu vois /// c’est pas / c’est pas quelqu’un à qui fait confiance tu vois // intégrer c’est assimiler assi-miler c’est éliminer XXX tu vois // c’est très compliqué tu vois /// c’est une espèce d’état d’esprit tu vois que euh pas mal de banlieusards euh pas mal de lascars XXX / i(ls) veulent pas s’intégrer tu vois / s’ADApter mais pas s’intégrer tu vois

Ces entretiens dépassent un peu le cadre de notre présente recherche puisqu’ils sont trop divergents dans leurs contenus et puisqu’ils ont été effectués dans une situation de communication différente de celle du reste du corpus (hors milieu scolaire et en dehors du collectif). Or, les données ainsi recueillies nous aideront ponctuellement à supporter certaines hypothèses et nous auront sans doute un impact sur nos travaux ultérieurs.

26 nous avons procédé ainsi dans les deux lycées français. En tant qu’étrangère, non co-locutrice, le besoin d’expliciter et de nuancer des faits observés s’est avéré très pertinent. L’entretien indivi-duel nous a permis de comprendre la situation sociolinguistique du locuteur et ses motivations pour l’usage du lexique argotique, notamment dans les milieux pluriethniques, qui sont inexis-tants dans notre pays.

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cHaPiTre 7 : dynaMiQue SocioculTurelle eT MédiaS

À l’époque actuelle, les médias ont un pouvoir très puissant non seulement de démocratie (liberté de parole), mais également de démagogie (publicité, brain-storming, stéréotypage). En France, les investigations journalistiques contribuent à créer des préjugés très dangereux sur le plan social et renforcent des stéréoty-pes discriminatoires, des clichés négatifs quant à la façon de parler de certains jeunes, notamment ceux issus de l’immigration et habitant dans des cités dites « sensibles ». C’est pourquoi il nous semble important de refuser a priori toutes les connotations spatiales, sociales et ethniques qui se rattachent, dans les médias, à l’étiquette « langue des jeunes », en vue d’analyser de la façon la plus objective possible cette notion ambiguë.

Les jeunes et leur comportement psychique, social et langagier sont au cœur de l’intérêt des chercheurs en sciences humaines et sociales dans tous les pays. Les résultats de ces recherches sont très importants pour toute la société grâce à deux aspects : d’une part, ils témoignent de la dynamique de l’évolution des phénomènes socioculturels (et proposent alors des scénarios possibles pour l’évolution de la société); d’autre part, ils aident les pédagogues à comprendre les particularités du comportement jeune afin de pouvoir les discuter avec eux en les amenant à la ré-flexion sur leur évolution sociale individuelle.

En comparant les travaux sur la production verbale des jeunes en linguisti-ques tchèque et française, il résulte que les chercheurs français sont orientés tra-ditionnellement vers la sociologie tandis que les travaux en République tchèque expliquent plutôt leurs théories grâce à une approche psychologique.

notre travail comparatif consistera en l’application de ces deux approches afin d’en tirer des conclusions communes pour tous les jeunes, Tchèques et Français. Du point de vue du rôle des médias sur « l’imaginaire argotique » des locuteurs, la comparaison de deux parlures argotiques (divergentes dans leurs formes actuelles, mais qui sont toutes les deux issues de la fracture so-ciale – le français contemporain des cités (FCC) et le hantec de Brno –) s’avère importante pour l‘éclaircissement de nombreuses hypothèses à propos du com-portement langagier des adolescents, quel que soit le milieu socioculturel qui les entoure.

1. fracture linguistique générationnelle – y a-t-il raison de paniquer ?

La génération adulte est sans cesse et en tout lieu inquiétée par les tendan-ces évolutives que subit naturellement chaque langue vivante. Cette inquiétude « parentale » est une défense logique de la culture de communication : peur de l’hybri-dation, de la vulgarité, de la violence verbale, etc. Cette défense peut aller parfois

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jusqu’au purisme xénophobe, notamment envers les anglicismes omniprésents qui sont devenus des emblèmes de la mondialisation (cf. supra § 1.1 et 1.2).

Or, l’intérêt médiatique pour les nouveaux phénomènes langagiers chez les jeunes ne fait qu’aggraver le sentiment de panique, souvent exagéré, chez la gé-nération adulte. La dernière se questionne alors à voix haute sur l’évolution de la société contemporaine qui semble ne pas être capable de modérer les consé-quences culturelles de la fracture générationnelle ainsi dévoilée. Pourtant, cette fracture générationnelle est un phénomène tout à fait naturel et beaucoup moins dangereux que la fracture sociale (même si les deux sont souvent indissociables).

notre objectif dans ce chapitre sera d’abord une analyse des points convergents pour tous les milieux quant à l’émergence et la médiatisation des productions argo-tiques des jeunes. Puis, nous esquisserons les particularités proprement françaises qui ont favorisé l’émergence d’un intérêt récent pour la problématique de la pro-duction langagière des jeunes et finalement les particularités du milieu brnois où nous avons observé les conséquences récentes de la médiatisation sur les représen-tations que les gens (et surtout les jeunes gens) se créent à propos du hantec.

Conséquences de l’évolution technologique dans la communication

La « fracture linguistique générationnelle » est au centre de l’intérêt profane et scientifique depuis plusieurs décennies. Récemment, les discussions autour de ce sujet commencent à prendre de l’intensité. Est-ce le résultat de la dynamique des changements dans la société elle-même ou plutôt celui du progrès technologi-que dans le domaine de l’information et de la communication ? Les deux facteurs semblent s’additionner et l’intérêt grandissant des médias pour cette problémati-que ne fait qu’accélérer cette dynamique.

À l’époque de la perméabilité communicative illimitée dans la sphère publique (presse, forums radiophoniques, talk shows télévisés, chats sur Internet) mais aussi privée (télécommunication à la fois orale et écrite avec les textos et les e-mails), la visibilité de la dynamique langagière chez les jeunes s’avère d’autant plus grande.

Les mass-médias présentent incessamment des phénomènes nouveaux, qui sont à la mode, qui sont « branchés » chez les jeunes. Ceci a pour conséquence que les adultes ont accès aux réseaux de communication qui leur sont normalement plutôt fermés. Ils se rendent compte beaucoup plus qu’avant des particularités de la communication des jeunes, ils peuvent ainsi observer la façon spontanée du parler entre les pairs, entre la jeune génération. Rappelons, à titre d’exemple, le cas des télé-réalités.

En même temps, les nouveaux moyens de télécommunication (textos, e-mails, chats) ont accentué un autre phénomène : la fixation écrite de l’expression parlée. La société entière se pose beaucoup plus qu’avant des questions concernant les niveaux sub-standard de la langue, non seulement d’ordre orthographique, mais également d’ordre normatif et fonctionnel.

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La société contemporaine se dirige alors vers la visualisation, comme nous le constatons en conformité avec la réflexion de Zdeňka Hucková1. Or, il nous sem-ble que plus les phénomènes langagiers particuliers aux jeunes deviennent visibles – faciles à observer, plus ils se complexifient (en temps réel, les jeunes échappent à tout stéréotypage médiatique grâce à la néologie incessante) et plus ils devien-nent virtuels (les jeunes – et pas seulement les jeunes2 – se créent des identités anonymes dans les forums radiophoniques, dans les chats sur Internet – la com-munication informelle, conniventielle ne nécessite plus le contact personnel).

Mais comment analyser ces données empiriques, ces témoignages visibles de la dynamique langagière de façon scientifique ? Malgré un progrès énorme dans les moyens d’enregistrement de l’oral, les méthodes de son analyse – tout du moins avec le modèle variationniste qui vise le locuteur réel (non virtuel) – restent limitées. À observation facile, analyse difficile, paraît-il donc.

En ce qui concerne le lexique, les « néologismes identitaires » – inventions des jeunes pour les jeunes – sont très vite aspirés par les médias, notamment par la publicité. À peine les jeunes trouvent une expression à eux, une expression identi-taire qui les différencie par rapport à la génération adulte, qu’ils doivent chercher ailleurs puisque les médias rangent immédiatement ce mot soit dans une case nommée « branché » (l’anglicisme « in » décrit bien ce phénomène en français et en tchèque), soit dans une case non nommée, mais où l’on range ce qui est considéré comme « déviant », et, malheureusement, souvent aussi comme « dangereux » ou « violent » (notamment dans le contexte français). Ainsi, les « néologismes identi-taires » pour les jeunes deviennent vite soit popularisés (positivement connotés), soit stigmatisés (négativement connotés) – parfois les deux en même temps (par exemple le mot beur au moment de sa création).

En France, on a pu observer les deux phases – vogue/mépris – avec un procédé formel tout à fait innocent – le verlan – qui est devenu d’abord très « branché », mais progressivement connoté négativement (cf. infra § 7.2). En République tchè-que, le hantec ne remplit plus autant sa fonction identitaire chez les jeunes, comme c’était le cas il y a une petite dizaine d’années, puisqu’il est souvent médiatisé sur un ton caricatural.

Fracture générationnelle conditionnée culturellement

En analysant les facteurs socio-psychologiques qui provoquent et agencent la fracture générationnelle entre les adolescents et la société conformiste (cf. infra §

1 Zdeňka HUCKOVÁ, « Pourquoi la langue des jeunes connaît-elle aujourd’hui un tel succès ? », in : Jitka RADIMSká (éd.), Approche du texte, aspects méthodologiques en linguistique et en littérature. Opera Romanica 2, České Budějovice, Editio Universitatis Bohemiae Meridionalis, 2001, p. 44.

2 L’intégration médiatique du lexique « branché » chez les jeunes contribue à leur diffu-sion dans toutes les catégories d’âge. En France, on a beaucoup parlé du « français bran-ché » tout court (sans spécification d’âge) et même du style « faux-jeune » (= parler com-me un jeune). Cf. Michèle vERDELHAn-BOURGADE, « Procédés sémantiques et lexicaux en français branché », iIn : Parlures argotiques. Langue française, n°90, 1991, pp. 65-79, ou bien Philippe vAnDEL, Le Dico français/français, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 1993, pp. 311-328.

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8.1-8.3), nous nous rendons compte que les critères biologiques ne sont pas et ne peuvent pas être les seuls critères pertinents (comme c’est souvent l’approche des chercheurs en « dialectologie sociale » tchèque).

Or, il apparaît que les soucis liés aux formes d’expression des jeunes sont d’autant plus prononcés que les changements dans la société sont dynamiques, s’il y a une fracture socioculturelle (politique, économique, ethnique) entre les jeu-nes et la génération adulte.

Illustrons cette hypothèse avec des exemples concrets :1) fracture socio-politique au cours des années 1960 en République tchèque

nous avons ébauché supra (§ 2.1) le contexte politique de l’assouplissement du régime communiste et la démocratisation du pays qui a abouti à l’occupation illégitime par l’armée soviétique en 1968. Cet assouplissement du pouvoir poli-tique a eu pour conséquence un changement marquant dans la culture juvénile. Cette dernière a finalement pu s’orienter vers l’Occident et, désormais, l’emploi d’anglicismes est donc à la mode chez les jeunes.

À Brno, en particulier, les jeunes ont trouvé une riche source néologique dans le parler argotique d’un groupe social très marginal, disparu après la guerre, ap-pelé Plotna duquel le hantec s’est inspiré (cf. supra § 4.1).

La fascination des jeunes de l’époque pour le lexique des chômeurs, des vo-leurs, mais surtout des bons vivants du début du siècle s’explique par la quête de ces jeunes pour des modèles de vie non conformistes, débarrassés de l’idéologie dogmatique que leurs parents ont été obligés de respecter bon gré mal gré.

C’est à cette époque que les questions sur l’avenir linguistique sont posées (nous trouvons des témoignages de l’importance de cette fracture linguistique générationnelle dans les mémoires de maîtrise qui abondent sur le sujet vers la fin des années 1960). Les écrivains, les réalisateurs de films et (un peu plus pru-demment) les chercheurs ciblent dans leurs travaux le lexique de ces jeunes qui ont saisi la chance qui leur était offerte du fait de l’affaiblissement du pouvoir politique et qui ont brusquement « démocratisé » la langue courante3.

2) fracture socio-économique en Pologne à l’époque post-communiste Les ex-pays communistes de l’Europe centrale avec des traditions culturelles

très riches ont vécu, après le changement de régime de 1989, un grand changement au niveau de la liberté de parole et donc de la culture de la communication.

Après une brève période d’euphorie, les problèmes économiques ressurgis-sent et ils sont d’autant plus frappants que la sécurité sociale n’est plus assurée dans le système capitaliste. À la différence du communisme, on peut en parler librement en public, dans les médias. On a donc l’impression que la culture de la communication a décliné, qu’elle est devenue vulgaire. Les plaintes des nouveaux défavorisés sur le plan économique sont maintenant discutées, publiées, émises à la télévision.

3 Parallèlement, en France, les jeunes des années 1960 ont également réussi à libéraliser la per-ception du français familier (mai 68) dont l’usage dans les journaux, à la télévision ou dans les romans ne surprit plus autant qu’auparavant.

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Ce « choc culturel » affecte l’ensemble de la société qui semble oublier, par conséquent, d’observer la façon de parler de la nouvelle génération post-commu-niste. Ce n’est que maintenant que les linguistes se rendent compte qu’au cours des années chaotiques qui ont suivi la révolution, les jeunes se sont également stratifiés socialement.

Cet état est bien décrit dans le milieu polonais par Alicja kacprzak qui té-moigne de la fracture socio-économique chez les jeunes, fracture qui se reflète dans une nouvelle forme de l’argot des jeunes Polonais habitant dans les grands ensembles appauvris4. Leur identité communautaire est soudée grâce aux trois points de cohésion suivants : la musique rap et hip-hop, la résidence dans les grands ensembles de l’époque communiste et le manque de moyens. Ces « nou-veaux pauvres » contestent leur situation à travers des paroles de musique, où fourmillent les néologismes argotiques, leur « sentiment d’exclusion par rapport au monde des beaux quartiers et des bénéficiaires de la nouvelle époque »5.

« L’argent ou plutôt l’attitude envers l’argent et la richesse constituent un élément d’éva-luation important pour le groupe. Les habitants de grands immeubles sont sans doute des défavorisés de la nouvelle réalité économique »6.

La musique, l’espace et l’argent sont là des points communs qui engendrent et accentuent la rage des exclus.

3) fracture socio-ethnique dans la France actuelleLa situation en Pologne est très proche de celle des banlieues de l’Hexagone.

Les jeunes défavorisés habitant à la périphérie cimentent également la connivence à travers la musique dont les paroles sont le moyen de dispersion des néologis-mes. Cette « crise urbaine » est accentuée par un point de cohésion de plus : l’eth-nicité. Les jeunes issus de l’immigration ont une source néologique de plus – les emprunts aux langues en usage (l’arabe, le créole, le wolof, etc.).

« La forme identitaire de la langue que l’on constate dans les cités, banlieues et quartiers de France est construite à partir du français, qui est le code dominant et fournit en quelque sorte le moule, et à partir des divers codes dominés eux-mêmes, qui instillent dans le moule en langue française tout un ensemble de mots issus d’autres langues »7.

Ce phénomène n’est pas nouveau, loin de là. Or, à l’époque actuelle du sté-réotypage médiatique des banlieues et surtout de la hausse des préférences pour la droite nationale, les jeunes issus de l’immigration ont largement raison de se faire écouter.

4 La situation n’était pas identique en République tchèque étant donné que l’économie du pays allait plutôt bien et que la stratification sociale en banlieue n’était pas encore aussi prononcée. Bien évidemment, la musique rap et hip-hop a connu (et connaît encore) ses années de gloire, ici aussi, mais les textes ont plus touché la révolte générationnelle que la révolte sociale.

5 Alicja kACPRZAk, « Le monde en crise : l’image linguistique du monde à travers l’argot des jeunes polonais », in : Dávid SZABÓ (sous la direction de), Actes du colloque « L’argot, un uni-versel du langage ? » du 14 au 16 novembre 2005 à Budapest. Revue d’études françaises, 11, Budapest, Département d’Etudes Françaises et le Centre Interuniversitaire d’Etudes Françaises de l’Univer-sité Eötvös Loránd de Budapest, 2006, p. 118.

6 Ibid.7 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 8.

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Ces trois exemples de la genèse de la nouvelle forme identitaire de la langue (qu’on peut nommer « argot des jeunes »), conditionnée par une dynamique so-cioculturelle accentuée, sont la preuve que les jeunes de partout expriment leur contestation sociale avec une verve remarquable.

Les moyens de l’exprimer ne sont pas toujours aussi ostentatoires que les manifestations dans les rues. Emprunts, codages, déstructurations qui reflètent fidèlement la nouvelle réalité que vivent ces jeunes : la révolte à travers la langue est plus efficace car elle affecte le système linguistique et suscite les débats (géné-ralement) plus fructueux que ceux, éphémères, d’une journée de manifestations.

Les jeunes réussissent mieux que personne à démocratiser la langue tout en par-lant ouvertement des tabous de la société tels que la pauvreté, la cohabitation interethnique, etc.. Les nouvelles dénominations de nouvelles réalités sociocultu-relles sont aspirées dans le lexique courant, notamment grâce aux médias.

La fracture linguistique est donc banalisée (même si la fracture sociale ne cesse de s’aggraver généralement). L’intégration médiatique de ces argots des jeunes, n’est-il pas une étape sur le chemin de leur normalisation sociolinguistique ?, de-mandons nous à l’instar de H. Boyer8.

Il nous semble cependant que la vulgarisation des « expressions identitaires » pour les jeunes défavorisés relance le processus de la recherche de nouvelles sour-ces d’innovation lexicale et du maintien de la fracture sociolinguistique.

2. Une particularité française emblématique : le verlan

Pour un tchèque, il est presque inimaginable qu’un procédé ludique d’un lan-gage à clef, consistant, à première vue, en une simple interversion des syllabes, puis-se devenir un phénomène dépassant le simple jeu d’enfant. Pourtant, en France, le verlan est devenu le symbole des pratiques langagières des jeunes des années 1980, mais également l’innocente victime du stéréotypage socio-ethno-spatial.

Indéniablement, le verlan commence à faire partie de la langue française, même si ce n’est que sur les niveaux sub-standards (argotique ou familier). Son évolution sociolinguistique dans les vingt dernières années est étonnante et mé-rite sans aucun doute l’intérêt permanent des chercheurs. Une analyse lexicale et sociolinguistique de ce procédé nous permettra de soutenir nos hypothèses ultérieures.

Les origines du verlan : de l’argot à clef à l’argot sociologique

Le mot verlan résulte de la métathèse de (à) l’envers > (à) vers-l’en > verlan ; il s’agit d’un « argot à clef », tout comme le loucherbem ou le largonji.

8 Il pose une question similaire à propos de l’intégration médiatique du français des jeunes qui semble aboutir au « français branché ». Cf. H. BOYER, « « nouveau français » ... », art. cit., p. 9.

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En 1985 dans Le Monde, Auguste Le Breton proclame que c’est lui qui, en 1954 dans le Rififi chez les hommes, introduit le « verlen » en littérature9. Son témoignage est quelque peu nostalgique : « « Verlen » avec un « e » comme « envers » et pas « ver-lan » avec un « a » comme ils l’écrivent tous...Le verlen, c’est nous qui l’avons créé avec Jeannot du Chapiteau, vers 1940-41, le grand Toulousain, et un tas d’autres »10.

Quoi qu’en dise ce célèbre argotier, ce phénomène argotique semble beau-coup plus ancien. Le Dictionnaire de l’argot note sa première apparition en Bonbour pour Bourbon daté de 1585 déjà.

P. Guiraud11 atteste la première apparition du verlan en argot traditionnel en 1842 avec le toponyme Lontou utilisé pour dénommer en argot « le bagne de Toulon » et il ajoute que le verlan n´a jamais cessé d´être parlé depuis. À l´époque étudiée, le verlan n´a pas encore la valeur identitaire qu´il a ensuite prise depuis son essor contemporain dans les années 1980. Dans le « vieil argot », la création de Lontou était simplement cryptique, utilisant une clé de cryptage tout à fait iden-tique à celle du largonji, du loucherbem, mais plus facile à decrypter (à savoir #syllabe 1, syllabe 2# => #syllabe 2, syllabe 1#).

L´évolution sociolinguistique a vu naître ce procédé de cryptage et l’a considé-ré comme un simple procédé parmi d´autres, limité en fonctions et en usages, qui est devenu au fur et à mesure le symbole langagier de la « culture des rues ». Les chercheurs s’accordent sur l´idée que le verlan n´a jamais cessé d´exister depuis l’époque du « vieil argot », mais son nouvel essor date des années 1970 dans les grands ensembles de la banlieue parisienne où les jeunes issus de l’immigration s’en saisissaient pour marquer leur production argotique.

Fortement médiatisé dans les années 1980 à l’époque « des Ripoux » (film de C. Zidi de 1983) et des premiers tubes de Renaud (son fameux « laisse béton » pour « laisse tomber »), la mode de la « verlanisation » ludique se propage grâce aux médias et le verlan est parlé (et souvent parodié) par tous les Français – voir les datations dans le tableau infra. Cette « gymnastique linguistique » se propage dans toutes les couches de la société, notamment dans le « français branché », tout en étant alimentée par les publicités en verlan et par les créations ad hoc journalisti-ques.

À la fin de cette période médiatique, la mode de la verlanisation est aban-donnée petit à petit par tous à l’exception des jeunes des cités franciliennes pour lesquels ce procédé formel n’a pas cessé de servir comme une source inépuisable d’innovation lexicale et de renforcement de leur identité interstitielle.

Après une période de mépris systématique de ce procédé exprimé dans la bouche de beaucoup de « Français de souche », on observe que certains mots dépassent les barrières régionales et sociales et entrent dans le lexique de tous les jeunes Français, dans ce que nous tenterons de nommer infra l’« argot com-mun des jeunes ». Or, si l’on feuillette des dictionnaires d’usage courant (nous avons fait cette recherche pour Le Petit Robert électronique de 2001 – abrégé en PRE), on s’aperçoit qu’il y a un nombre non négligeable de lexèmes en verlan qui sont passés dans l’« argot commun » en général. On assiste alors à la stabili-

9 Citation reprise de J.-P. COLIn et al., Dictionnaire de l’argot, op. cit., p. 657.10 Ibid. 11 P. GUIRAUD, L’argot, op. cit., p. 45.

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sation de certains lexèmes verlanisés à l’échelle nationale, notamment grâce aux médias.

Tableau n° 12 : Lexèmes verlanisés recensés par Le Petit Robert électronique, version 2001

lexème / locution datation marque lex. sens synonymes notesbarjo, adj. début

XXe fam. fou, farfelu dingue,

fêlé, fondu, siphonné

abréviation barge

beur, n. et adj. vers 1980 fam. jeune Maghrébin né en France de parents immigrés

fém. beur ou beure, beurette

feuj, n. 1988 fam. juifkeuf, n.m. 1978 fam. agent de police, policierkeum, n.m. vers 1970 fam. mec, garçonmeuf, n.f. 1981 arg.fam. femme, jeune fille

épouse, compagnenana

ouf, adj.inv. vers 1990 fam. fourelou, oue, adj. 1994 fam. lourd, dépourvu de

finesseripou, adj. et n.m. 1985 fam. 1) corrompu, n.m. policier

corrompu2) pourri, en mauvais état

teuf, n.f. 1995 fam. fêtezarbi ou zarb, adj. vers 1980 fam. bizarre, étrange (des

personnes et des choses)laisse béton vers 1970 fam. laisse, laisse tomber

(invitation à abandonner un projet, une attitude, etc.)

On remarque à propos de ce tableau des notes suivantes :

Le Petit Robert définit le verlan ainsi : « verlan : argot conventionnel consistant à inverser les syllabes de certains mots (ex. laisse béton pour laisse tomber, féca (café), tromé (métro), ripou (pourri) et, avec altération, meuf pour femme) ».

Paradoxalement, tromé et féca ne figurent pas parmi les entrées du dictionnai-re. Ceci confirme l’idée que seules les expressions répandues au niveau national ont été recensées.

La marque lexicographique la plus fréquente (fam.) range ces expressions au niveau de langue familière (ce qui est la preuve du passage de ces mots à l’argot commun). Paradoxalement à la définition du verlan, seule l’en-trée meuf porte une marque arg. fam. qui correspond, selon le PRE, à un « mot d’argot ou emploi argotique passé dans le langage familier ». Or, tous ces lexè-mes (à l’exception des entrées ouf, teuf et laisse béton) apparaissent également dans le Dictionnaire de l’argot de Larousse qui recense les mots d’origine argoti-que, y compris la production verlanesque.

Les glissements sémantiques fréquents n’ont pas été suffisamment pris en comp-

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te par les lexicographes: meuf signifie plutôt une « jeune fille » qu’une « femme », relou signifie plutôt « ennuyeux » que « lourd ».

Fonctions et usages actuels du verlan

Il faut distinguer deux niveaux dans la production verlanesque : le niveau géographique et le niveau fonctionnel.

Depuis les années 1970, ce procédé a eu du succès auprès des jeunes adoles-cents des grands ensembles, uniquement de la périphérie parisienne. Il s’en est suivi une pénétration du vocabulaire verlanisé dans le parler des jeunes banlieu-sards d´autres villes françaises qui s´est effectuée par l´intermédiaire des médias, sans oublier l´apport de la musique rap et du mouvement hip-hop. Or, nathalie Binisti remarque que le verlan, en empruntant le vocable créé en région parisienne, sert aux jeunes Marseillais des quartiers difficiles comme moyen de revendication de l´appartenance au groupe plus large des jeunes français dits de « Banlieue »12. Pourtant, le centre de production et de dissémination des nouveaux lexèmes en verlan reste, selon toute vraisemblance, l´apanage de jeunes de l´Ile-de-France (cf. infra § 7.3).

L´importance de la fonction identitaire du verlan dans les conditions actuelles de la fracture sociale et linguistique a été menacée par l´intérêt des médias pour cette particularité linguistique. « La pub leur a piqué [aux verlanophones] leur pa-trimoine linguistique », constate L.-J. Calvet13. L´emploi conséquent du verlan dans les lycées parisiens et la profusion de lexèmes verlanisés dans l´argot commun n´assume que la fonction ludique et conniventielle auprès des « Français de sou-che », sans avoir besoin de s’identifier par le biais du verlan avec la culture des rues. Or, après la vague moderne de création verlanesque dans les années 1980, les inventions crypto-ludiques dans ces milieux se sont arrêtées, et, comme dans le cas mentionné de Marseille, les jeunes ne font que des emprunts au vocable, s’inspirant dans ces énormes centres de production que sont les banlieues où la fonction identitaire reste toujours primordiale.

Le verlan fait partie de l’argot au moins par sa fonction cryptique (nous préfé-rons de parler plutôt de la fonction crypto-ludique). Pour rendre le décryptage plus difficile, le verlan emprunte souvent des mots au vieil argot comme points de départ pour la verlanisation, ce dont témoigne vivienne Méla14 dans les exemples pratiques : « on ne verlanise pas pantalon mais futal ou fute, chaussures mais pom-pes, moto mais bécane, etc. ».

Cette tendance apparaît également dans notre corpus de toponymes, où l´expression 4 keus utilise pour la verlanisation le mot de vieil argot sac qui veut dire « 1000 francs anciens ». Les « Quatre-Mille » est un grand ensemble de 4000 lo-gements de la ville de La Courneuve en région parisienne. Ces logements ont été

12 nathalie BInIStI, « Les marques... », art. cit., p. 293.13 L.-J. CALvEt, L´argot en 20 leçons, op. cit., p. 154.14 vivienne MÉLA, « Parler verlan... », art. cit., p. 71.

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métaphoriquement rapprochés de l’argent > 4000 sacs, ce qui s’est transformé en 4 sacs après la réforme monétaire > 4 keus après la verlanisation.

Le verlan se manifeste donc comme une sorte de signe linguistique du « mou-vement des banlieues ». Il permet aux jeunes de s’intégrer, de s’auto-identifier entre eux et surtout de s’auto-différencier par rapport à d’autres jeunes et d’autres générations. Dans la région parisienne, au moins, ce sont de véritables puits de nouvelles inventions qui assument, en plus du côté crypto-ludique, une fonction initiatique dans le rituel social d’adhésion à des réseaux de communication en-tre les pairs. Comme le soulignent Ch. Bachman et L. Basier en 1984 déjà, c’est : « la tentation, pour les petits, d’imiter la langue des grands et d’expérimenter le pouvoir qu’elle confère. C’est l’affirmation, par les grands, de leur supériorité sur les petits »15.

Il faut ajouter ici que, pour l’acceptation (et l’éventuelle reprise) d’un néolo-gisme verlanisé au sein d’un groupe de pairs, il y a une condition psycho-socio-logique très importante : celle d’être au sommet dans la hiérarchie du groupe (cf. infra § 8.3).

Nos entretiens confirment une relative liberté dans la création verlanesque au niveau des « micro-argots », tout dépend du contexte et de la sonorité du mot ver-lanisé. Dans les cas extrêmes, cela peut aller vers des idiolectes bien particuliers. voici quelques exemples relevés dans nos entretiens :

1. (entretien à Paris avec F) – il réagit à notre question concernant un mot en ver-lan qui lui est inconnu

F: mais c’est possible franchement / tout est possible tu sais (petit rire) / mais moi j’ai jamais en-tendu quoi

Q: donc le verlan +> tu peux faire n’importe quoi en verlanF: tu peux faire n’importe quoi mais après c’est la sonorité qui fait si ça sera accepté ou pas / c’est-à-

dire si ça a une bonne sonorité peut-être qu’on va le réutiliser mais si ça fait pas terrible / tu vois peut-être si le son est pauvre ou s’il y a des mauvaises intonations le mot ne s’utilisera pas

[....]F : de toute façon t‘as un champ Énorme de possibilités parce que / tu prends un mot tu le mets

à l’envers / ça te sonne bien quoi

2. (entretien à Paris avec A)

A: mais // dans le contexte on se comprendra / c’est-à-dire que même +> e ::: / ça marche pas quand tu prends l’arbre

Q : ouais A : ne pas faire comme c’est bre-ar / ça ça passe pas / t’sais ce que je veux direQ : ouaisA : e ::: / pour dire pantalon / y a pas / chais pas (petit rire) /// tu peux toujours inventer les

mots Q : ouais A : tu sais ce que je veux dire / (i)l faut que ce soit <+ si tu les sors naturellement / ça passera dans

la conversation

15 Ch. BACHMAn, L. BASIER, « Le verlan... », art. cit., p. 172.

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Malgré ce côté crypto-ludique inépuisable du verlan mentionné par nos en-quêtés, les thématiques dont le lexique peut être touché par le verlan s’avèrent cependant limitées. Même si, dans un réseau de communication bien cohérent, la verlanisation peut toucher presque tout le lexique tout en restant compréhensible, on observe une consolidation de la plupart des mots verlanisés.

Une anecdote de Louis-Jean Calvet confirme qu’on ne peut pas se permettre de verlaniser n’importe quel mot à l’époque actuelle :

« Un jour que je discutais avec des jeunes de la région parisienne qui pratiquaient le verlan, je leur ai dit au moment de les quitter : « Bon, c’est l’heure d’aller fébou ». Immédiatement, j’ai été repris par l’un d’eux : « On dit pas fébou, on dit géman ». » 16

Le verlan n’est pas un phénomène récent, il y a non seulement les règles de formation des mots, mais également tout un lexique réglé, déjà consolidé et peu variable quoi qu’en disent nos enquêtés. Plus on s’éloigne du niveau des « mi-cro-argots » des différents groupes de pairs pour aller vers « l’argot commun des jeunes (des cités) », moins nombreuses sont les créations ad hoc qui peuvent être observées.

Or, le côté purement sociologique du verlan mérite également d’être mis en relief. Il semble que les tout jeunes apprennent les mots verlanisés en bloc, sans se rendre compte du procédé utilisé.

Dans une classe de lycée professionnel à Paris, nous avons observé les prati-ques d’un jeune immigré qui a été familiarisé avec les mots verlanisés beaucoup plus qu’avec leurs équivalents non-verlanisés du français standard. C’était pour lui une nécessité de s’adapter au langage de son réseau de communication le plus fréquent et le plus important dans la construction de sa nouvelle identité qui est influencée, bien évidemment, par d’autres jeunes bien plus que par autorité sco-laire. Paradoxalement, rien n’empêche qu’un jeune issu de l’immigration récente, d’une famille non francophone et qui passe son enfance en bas de l’immeuble avec « ses potes » verlanisants puisse apprendre plus tôt la forme véhiculaire – verlanisée que son équivalent français standard (à titre d’exemple, téma ! – verlan de « mater » – avant même d’apprendre regarde !).

La verlanisation est également un moyen de combat contre les connotations stigmatisantes que la société majoritaire peut se créer pour certains termes. J.-P. Goudaillier remarque à ce propos :

« On peut supposer que le verlan est une pratique langagière qui vise à établir une distancia-tion effective par rapport à la dure réalité du quotidien, ceci dans le but de pouvoir mieux la supporter. Le lien au référent serait plus lâche et la prégnance de celui-ci moins forte, lorsque le signifiant est inversé, verlanisé : parler du togué, de la téci, du tierquar et non pas du ghetto, de la cité, du quartier, où l’on habite, serait un exemple parmi d’autres de cette pratique »17.

Les référents géographiques aussi bien que les dénominations ethniques sont souvent porteurs de connotations sociales défavorables (notamment avec les épi-

16 L.-J. CALvEt, L´argot en 20 leçons, op. cit., p. 156.17 J.-P. GOUDAILLIER, « De l’argot... », art. cit., p. 18.

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thètes euphémiques « quartier sensible », etc.) ce que les jeunes ressentent amère-ment.

Le verlan permet d’effacer ces connotations, au moins pour une certaine pé-riode. nous pouvons observer cet effet sur le célèbre triple Arabe > Beur > Rebeu (ou Reubeu). Le Beur, forme verlanisée de l’Arabe, reprenant de plus en plus des connotations négatives dans certains discours, a servi comme mot de départ pour la « reverlanisation » en Rebeu / Reubeu qui est débarassée de toute connotation péjorative et qui sert à l’identification ethnique des jeunes Arabes issus de l’im-migration. Hormis cette fonction « assainissante » de la reverlanisation, il reste également un simple côté crypto-ludique dans la création des néologismes : meuf est reverlanisé en feumeu pour augmenter l’expressivité de l’expression qui est passée en argot commun et qui ne révèle plus le caractère « jeune ».

Dans les discours épilinguistiques, on voit souvent apparaître des commen-taires stigmatisant les verlanophones de la part des « Français de souche » (notam-ment l’expression zyva ! – verlan de vas-y ! est devenue presque emblématique pour le dénigrement des jeunes de banlieue) tout en exagérant et parodiant cer-taines expressions verlanisées. L’expression n’importe n’a wak < n’importe quoi, par exemple, semble être particulièrement stigmatisante, selon nos enquêtes auprès des jeunes des cités, si elle est prononcée par les «Céfrans ». Simple catégorisation sociale et/ou xenophobie ?

Il paraît que ce phénomène cache des peurs presque puristes au nom de la défense des lois grammaticales du français standard. « Personnellement, je n’aime pas beaucoup le verlan car ça nous éloigne de nos origines... », affirme un jeune enquêté (16 ans, habitant en campagne, d’origine française18).

vivienne Méla observe des réactions encore plus dramatiques : « le verlan est ressenti comme une agression par ceux qui ne le pratiquent pas parce qu’il paraît comme une violence faite à la langue qui pourrait se traduire en violence physique »19. Le verlan se rattache alors fortement aux préjugés sociaux.

Certes, avec son débit rapide, la compréhension de la « tchatche » des jeunes banlieusards devient difficile pour beaucoup d’adultes, mais c’est surtout la mo-dification de l’apparence phonique de la langue grâce aux formes verlanisées qui contribue à ce sentiment de « violence linguistique ».

Sur le plan formel, on observe une haute fréquence des mots avec la voyel-le [œ] qui est un résultat de la prononciation du e muet pour former la seconde syllabe des mots monosyllabiques et donc pour que la permutation de syllabes devienne régulière (p.ex. le monosyllabique Black [blak], un emprunt à l’anglais pour désigner « un Noir » > *[blakə] > [kəbla], est noté le plus souvent [kœbla] Keubla, terme non connoté désignant un noir). L’hésitation entre la notation [œ] ou [ə], timbres phonologiquement très proches, mène à la variation graphique

18 Cette enquête a été effectuée parallèlement à notre corpus de thèse à des fins didactiques dans le cadre du séminaire « Problèmes actuels de la sociolinguistique française » que nous avons dirigé en 2005 à la Faculté des Lettres de l’Université Masaryk de Brno.

19 vivienne MÉLA, « verlan 2000 », in : Les mots des jeunes, Langue française, n°114, 1997, p. 31.

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(Rebeu – Reubeu, etc.) et cela amène certains linguistes (p.ex. Jacqueline Billiez20) à privilégier la transcription [π] pour éviter l’ambiguïté concernant ce « schwa » verlanesque. Si l’on ajoute que l’apocope y est très fréquente, tout comme en argot général pour des raisons économiques (frère > refré > reuf, parents > renpas > renps, etc.), on s’aperçoit que « ceci a pour conséquence de mettre essentiellement en valeur plutôt les schèmes consonantiques, au détriment bien entendu des voyelles », comme le remarque J.-P. Goudaillier21.

En revanche, en ce qui concerne l’aphérèse, on n’est jamais sûr s’il s’agit du mot où la partie initiale a été tronquée ou bien s’il ne s’agit pas plutôt de l’apo-cope d’une forme d’abord verlanisée (p.ex. caille peut être aussi bien l’aphérèse de « racaille » que l’apocope du mot verlanisé caille-ra ; garette est soit l’aphérèse de « cigarette », soit l’apocope de garette-ci, etc.)

Ce qui choque le plus les puristes est sans doute l’invariabilité des formes verba-les. La conjugaison des verbes dans le présent ou dans le passé ne prévoit pas de flexion ou de participe passé, il y a une tendance vers l’analytisme absolu (je péta, tu péta, on a péta, verlan de taper = « voler »).

On observe également une absence de liaison pour les mots verlanisés com-mençant par une voyelle (p.ex. dans notre corpus : les sapes de ouf = les vêtements de fou).

Selon vivienne Méla, le verlan privilégie les dissyllabiques qui représentent 90 % du corpus22, mais la permutation plus complexe s’opère sur les monosyllabi-ques (ouf, oinj < joint, zen < nez – verlan intrasyllabique) que sur les trisyllabiques (Camaro < Marocain, etc.)23. Le verlan touche surtout les substantifs et les verbes, beaucoup plus rarement les mots grammaticaux (toi > oit, moi > oim, celui-là > laçui), la verlanisation des noms propres est également très riche (notre corpus d’ « argotoponymes » en est la preuve24).

En analysant le corpus d’un point de vue sémantique, on observe que les glis-sements de sens des noms verlanisés sont fréquents. Pour D. Szabó :

« un procédé essentiellement formel comme le verlan n’est pas toujours dépourvu de tout aspect sémantique, un mot comme meuf, par exemple, signifiant non pas « femme » mais plutôt « fille » ou beur ayant un sens plus restreint que arabe, le mot de départ de la verlani-sation »25.

20 Jacqueline BILLIEZ, « Le “parler... », art. cit., p. 122.21 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 33.22 vivienne MÉLA, « Parler verlan... », art. cit., p. 70.23 Les règles du verlan ont été déjà décrites dans les travaux de Bachman et Basier, de Méla ou de

Goudaillier, cf. Bibliographie.24 Alena PODHORná, « Parlers argotiques : comparaison morpho-sémantique et formelle – exem-

ple des « argotoponymes » », in : Petr kYLOUŠEk (éd.), Rencontres françaises – Brno 2003, Actes du 6e séminaire international d’études doctorales (Brno, 5-8 février 2003), Brno, Masarykova univerzita v Brně, 2004, pp. 287-294.

25 D. SZABÓ, L´argot commun..., op. cit., p. 169.

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Ceci touche notamment l’aspect pragmatique : les mots verlanisés sont chargés d’expressivité, ce lexique devenant marqué. La verlanisation est donc un procédé qui permet une « argotisation » des expressions standards, quelle que soit la mar-que métalinguistique dans les dictionnaires (fam., pop., arg., vulg.).

* * *

notons encore que d’autres sources extrêmement riches pour une étude du stéréotypage par le verlan s’avèrent être les œuvres littéraires récentes ou les post-scripts des films. La stylisation des dialogues avec des lexèmes verlanisés sert aux écrivains de romans ou de scénarios de films pour la caractérisation des jeunes personnages, quasi-exclusivement ceux qui résident en région parisienne, dans les « cités » de banlieues ou dans les quartiers populaires de Paris. Or, il y a quel-ques années, l’abondance du verlan dans la bouche d’un jeune menait souvent à la présentation tout à fait caricaturale d’un jeune « lascar » et c’est pourquoi, à l’époque actuelle, on peut observer plus de finesse, notamment de la part des scénaristes, car la question linguistique est de plus en plus sensible en France d’un point de vue socio-politique.

L’argot commun des jeunes observé par le biais du verlan

nous avons déjà remarqué que le verlan est limité géographiquement aux banlieues de l’Ile-de-France. C’est le centre de production des nouvelles variantes lexicales dont les plus réussies passent, grâce aux médias et à la musique rap et hip-hop, les frontières franciliennes pour être absorbées par les jeunes banlieu-sards d’autres villes comme le signe d’appartenance virtuelle à la « culture des rues ». C’est une reprise sociale à côté de laquelle coexiste une reprise générationnel-le, c’est-à-dire que les lexèmes chargés de l’expressivité adhérente sont assimilés dans le lexique de tous les jeunes Français – on pourrait éventuellement parler d’une « culture jeune » où les médias diffusent les expressions momentanément à la mode qui sont réutilisées (ou au moins retenues passivement) par l’ensemble des adolescents.

Pour pouvoir se permettre de tirer des conclusions sur cet « argot commun des jeunes », nous avons effectué une petite analyse du corpus obtenu à Yzeure, donc dans une petite ville au centre de la France. Ici, les lexèmes verlanisés semblent fonctionner comme des emprunts expressifs tout faits, il ne s’agit point de la pro-duction verlanesque spontanée dont parlent nos enquêtés à Paris.

Lors d’un entretien dans une classe divisée en deux groupes selon leur orien-tation professionnelle (ferronniers / structures métalliques), les futurs ferronniers revendiquent qu’ils utilisent beaucoup moins le verlan que leurs collègues des structures métalliques en expliquant que c’est dû au fait que, à l’exception d’un élève, ils n’écoutent pas de rap (« nous c’est plutôt l’accordéon, bal-musette ») et qu’il n’y a pas de jeunes issus de l’immigration parmi eux.

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(Q – nous, interviewer ; B,C,D,E – interviewés, les lettres correspondant au noms chiffrés dans le tableau suivant)

D : mais / en tout cas en ferronnerie on parle pas beaucoup comme ça // les structures métalliques ceux qui étaient avec nous ce matin / i(ls) parlent plus le verlan

Q : okay(plusieurs voix superposées) :XXXC : c’est des rebeus (avec imitation de l’accent )(rires)Q : donc donc ça fait ça fait / qui sont qui sont de différentes origines qui parlent le verlan ? c’est lié

à ça / à l’immigration ?(plusieurs voix superposées) :XXXB : la racailleD : i(ls) font style qu’ils / qu’i(ls) veulent se donner en fait / parce que : un certain chanteur qu’ils

aiment bien qui parle comme ça / donc i(ls) parlent comme çaC : ils écoutent le rapQ : du rap ? justement je voulais vous demander vous écoutez le rap / ou pas(plusieurs voix superposées) : non nonQ : toi / oui ? // et et ça donc ça te motive les mots qu’ils sont utilisés dans le rap ?E : ouais / non

Pour vérifier ce sentiment de différenciation linguistique à travers l’usage du verlan dans les deux groupes de cette même classe, nous avons analysé les formes verlanesques des questionnaires remplis auparavant par ces élèves. Sur 60 questions concernant les expressions qu’ils utilisent entre copains, 6 ferron-niers indiquent 31 expressions en verlan au total, tandis que dans les structures métalliques, on recense 55 termes sur 6 enquêtés (voir le tableau suivant) dont deux sont issus de l’immigration maghrébine.

Il nous reste à éclaircir quelques points pertinents pour les statistiques :

nous ne prenons en compte qu’une seule occurrence pour les termes répétitifs (p.ex. une meuf pour la question « une fille », sa meuf pour la question « la copine de qqn », etc.)

nous avons mis de côté les expressions problématiques (envisagées déjà supra) telles que garette (qui peut être aussi bien l’aphérèse de « cigarette » que l’apocope de garetteci verlanisé) ou zonzon (redoublement hypocoristique soit après l’aphérèse de prison, soit après l’apocope de sonpri).

nous avons unifié les graphies qui sont très diversifiées (tirets intersyllabiques, plusieurs possibilités de transcription du schwa – rep, reup < père, pécho, peucho < choper, etc.).

Nous avons catégorisé les réponses selon la fréquence d’occurrence (> 10 occ., <10 occ.) dans le lycée entier (le même questionnaire a été rempli par 3 classes différentes). Dans la première catégorie, nous avons mis à part les lexèmes qui figurent déjà dans le PRE et qu’on peut désigner par le terme d’argot commun gé-néralisé (même si les actualisations telles que keums en bleu pour les policiers ou le redoublement teufteuf appartiennent à ce réseau de communication étroit).

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Tableau n° 13 : Relevés verlanisés dans les questionnaires d’une classe à yzeureO

rien

tatio

n

noms chiffrés

lexè

mes

ver

lani

-sé

s au

tota

l

dont ceux qui sont lexicalisés en Petit Robert (ou leurs modifications) – argot commun

dont ceux qui sont fréquemment utilisés par l’ensemble des jeunes du lycée (plus de 10 occur-rences dans le lycée)– ar-got commun des jeunes

autres expressions (moins de 10 occurren-ces dans le lycée) – argot commun des jeunes « des cités »

ferr

onni

ers

A 1 - (se faire) péchoB 3 meuf tetê techiC 5 meuf guedin

bégerbeu

(être) tepé de thune

D 6 meufkeufsteufteufteufer

petri beuze

E (écoute le rap) 7 meufkeufs

guedin(se faire) péchobégerbeu

mifa

F 9 meuf oufkeums (en bleu)

(se faire) péchobeutetê

keusstechi

stru

ctur

es m

étal

lique

s

G (habite dans une cité)

5 meufkeufsteuf

péchobeu

H 6 meufkeufsteuf

beu beherguédro

I 9 meufteuf

béger renpsreumreufpinecoguédrogosbo

J (Maghrébin, habite dans une cité)

12 meufteuf(sapes de) ouf

guedindèks

mifareusqueclatèjturvoiDPzen

k 14 meufteuf ouf

dèksbeu

mifarenpasgenarpétatèjpinecoturvoifoncedézen

L (Maghrébin) 19 meufouf

dèkstetê

mifareupreumreufreusgenarpétasonpritèjpinecogovaturvoifoncedézenyeuses

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Les expressions de plus de 10 occurrences dans le lycée peuvent être consi-dérées comme très fréquentes, formant une partie active de l’« argot commun des jeunes ».

La situation de la catégorie suivante (< 10 occurrences) est beaucoup plus intéressante. Si l’on regarde les expressions fournies dans cette colonne par les ferronniers, la moitié des 6 termes verlanisés sont des expressions désignant les drogues (techi < chite < de l’anglais shit, « haschisch » ou, par extension, « drogue »; petri < trip, « extasis » ; beuze < resuffixation de beuher < « herbe ; cannabis »), il s’agit alors de l’argot cryptique utilisé par l’ensemble des jeunes pour coder leur discours illicite devant les autorités.

Les élèves des structures métalliques, en revanche, marquent les expressions qu’on pourrait classer dans l’« argot commun des jeunes des cités », le verlan servant à affirmer leur identité qui fait référence à la culture « des banlieues » dont les vec-teurs sont immigration, résidence dans les cités, musique rap et hip-hop.

Même si ces jeunes remarquent souvent dans les entretiens que le verlan est un procédé de codage, les mots verlanisés arrivent en province déjà lexicalisés (nous en avons une preuve par l’ignorance des jeunes de la provenance du mot dèks « poli-ciers » qui est un verlan de kisdé ou condé de même sens et autre cas).

La liste des mots en verlan qui sont réellement utilisés en province ne s’arrête pas là, mais nous sommes d’avis qu’elle donne un aperçu déjà bien complexe du statut du verlan en France.

3. Médiatisation de la « langue des jeunes » en France

Le phénomène de ce qu’on entend être appelé, dans les médias français, « la langue des jeunes » inquiète de plus en plus le public français adulte (notamment les parents, les professeurs...et les puristes en général) ainsi que les jeunes eux-mêmes qui cherchent à se positionner par rapport à la réalité virtuelle présentée dans les médias.

Il est bien évident que la situation dynamique actuelle intéresse également les chercheurs. En linguistique c’est plus particulièrement en lexicologie, en sémanti-que et en sociolinguistique que l’on voit apparaître, depuis quelques années, une profusion d’articles sur le sujet qui proposent de nombreuses dénominations (tel-les que « parler jeunes », « langage des jeunes », « nouveau français », « français branché », etc.26). Quelle que soit sa dénomination, « la langue des jeunes » prend souvent des connotations « des banlieues », « des cités », elle se réfère alors aux cités des grandes agglomérations de l’Hexagone d’où elle est supposée être diffusée. En vue de la description de ce sociolecte ethno-spatio-générationnel bien particulier, les sociolinguistes et certains argotologues préfèrent donc parler plus explicite-ment d’un « parler véhiculaire interethnique »27, d’autres privilégient l’intitulé

26 Cf. H. BOYER, « « nouveau français »... », art. cit., pp. 6–15.27 Cf. Jacqueline Billiez, « Le ‘parler ... », art. cit., pp. 117–125.

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« français contemporain des cités »28, « langue du quartier »29 ou bien « langage téci »30, entre autres. nous avons ébauché les facteurs déterminant la génération de cette variété de français à part (cf. supra § 4.2) ; mais nous voudrions mainte-nant mettre en évidence la notion de « langue des jeunes » telle qu’elle est perçue par le public non spécialiste à travers la médiatisation.

Pourquoi un tel succès aujourd’hui ?

Le bruit médiatique autour de la production verbale des jeunes est la preuve qu’un changement important est en cours, et ce changement est tellement dyna-mique que la société française est obligée de commencer rapidement à se poser des questions sur l’avenir linguistique (et, par conséquent, culturel et politique) du pays.

Mais pourquoi une telle inquiétude du public, pourquoi un tel intérêt scienti-fique précisément à l’époque actuelle31 si aucun des phénomènes pris en compte n’est singulier :

a) les cités de béton en banlieues ont été créées, il y a plus de trente ou qua-rante ans

b) la France a toujours été un pays d’immigrationc) les différences entre les façons de parler des jeunes et celles de leurs aînés

sont observées par les journalistes et par les chercheurs régulièrement de-puis au moins une vingtaine d’années?

La réponse est complexe, mais elle peut être résumée, à notre avis, par deux constatations majeures du point de vue de l’argotologie:

1) grâce à l’intérêt médiatique croissant, le lexique des jeunes s’infiltre pro-gressivement dans le français sub-standard (familier). On a donc affaire à une intégration intra-communautaire au niveau des néologismes.

Le français non-conventionnel – plus spécifiquement ce que nous appelons « argot commun » (cf. supra § 2.2 et § 5.1) et qui semble être véhiculé surtout par les médias – est de plus en plus « infecté » par les formes lexicales déviantes des procédés traditionnels de la création néologique. Le vocabulaire à forte teneur argotique, créé par des jeunes de banlieues, se diffuse par l’intermédiaire de l’« ar-got commun des jeunes » dans l’argot commun. nous en avons des preuves, par exemple, dans l’insertion des mots verlanisés et des emprunts aux langues de l’immigration dans les dictionnaires d’usage courant (cf. supra § 7.2).

En confrontant les résultats de deux enquêtes en milieu étudiant effectuées à 7 ans d’intervalle (1987 et 1994), M. Sourdot se rend compte que cette dynamique

28 Cf. J.-P. Goudaillier, Comment..., op. cit.29 Cf. Fabienne MELLIAnI, La langue du quartier, op. cit.30 Cf. Henri BOYER, Jean-Marie PRIEUR, « variation socio(linguistique) », in : Henri BOYER (sous

la direction de), Sociolinguistique. Territoire et objets, Lausanne-Paris, Delachaux et niestlé, 1996, pp. 57–76.

31 C’est depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990 que la problématique prend une envergure autre que simplement ludique, que la médiatisation devient redondante, et que les sociolinguistes et les argotologues se concentrent essentiellement sur les jeunes de banlieues.

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s’est accélérée. Il résume que « le jargot des étudiants de 1994 [se montre] beaucoup plus perméable aux mises en mots des cités que celui de 1987, plus sensibles aux murmu-res de la mode »32.

nous pouvons proposer le prolongement de l’hypothèse exposée supra (cf. § 7.2), à savoir qu’il y a une infiltration lexicale progressive dans le sens suivant :

argot des jeunes des cités → argot des jeunes → argot commun

En essayant de justifier d’où vient cette perméabilité entre les milieux socio-culturels divergents, Sourdot résume :

« tout se passe comme si la langue de ces jeunes prenait en compte une certaine part d’an-goisse quotidienne, comme si ces néologismes à fortes connotations argotiques étaient le reflet de leurs difficultés sociales et d’une certaine violence »33.

Il apparaît alors qu’au cours de ces sept ans, les conditions sociales des jeunes ont évolué rapidement et négativement. Ceci amène les adultes à réfléchir plus profondément sur les causes de la croissance des tensions sociales dont les jeunes témoignent par le biais de leur lexique néologique.

En France, la fracture sociale actuelle se manifeste le plus dramatiquement

auprès des jeunes qui, pleins d’espoirs et d’ambitions, s’inquiètent très ouverte-ment de leurs perspectives dans la vie. Les conflits entre la jeune génération et la société conservatrice, non égalitaire, ne se limitent pas au problème du sentiment d’exclusion chez certains jeunes issus de l’immigration dans les cités défavorisées qui manifestent leur rage sur les voitures (comme on a pu le voir en automne 2005 dans toute la France). Les jeunes – de quelque milieu qu’ils soient – sont un indicateur très sensible de chaque forme d’injustice sociale et ils sont prêts à l’ex-primer oralement comme le démontre Sourdot supra. Or, pour les médias, les néo-logismes qui reflètent la précarité sociale (aussi bien économique que culturelle) sont les plus facilement observables dans les milieux où la concentration de l’in-justice sociale est la plus marquante (et la plus choquante pour les couches aisées de la population34) et sont des thèmes-porteurs pour ces médias qui alimentent et s’alimentent de la « crise des banlieues ».

2) malgré (ou plutôt grâce à ?) la médiatisation, le processus néologique reste dynamique, car la fracture sociale persiste. On assiste à une complexification des procédés néologiques (rappelons à titre d’exemple la reverlanisation – cf. supra § 7.2,

32 Marc SOURDOt, « La dynamique du français des jeunes », in : Les mots des jeunes. Observations et hypothèses, Langue française, n° 114, 1997, p. 81.

33 Ibid, p. 80.34 Les « chocs médiatiques » sont d’ailleurs recherchés à tout prix par les journalistes. Si l’on veut

cibler le langage politiquement incorrect qui résulte de la précarité sociale, les journalistes se précipitent sans hésitation dans les banlieues. La diversité culturelle qui se reflète dans le lexique (formes vernaculaires, emprunts, etc.) et dans les accents peut facilement être interprétée comme une violation délibérée envers la langue française et comme le produit d’une violence du mi-lieu.

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le « veul »35, les règles d’intégration systémique des emprunts, etc.), ce qui attire incessamment les observateurs (médias, chercheurs).

La diffusion intracommunautaire, mais surtout la banalisation médiatique (qui va de soi avec le stéréotypage, les connotations péjoratives, la caricature) des ex-pressions à forte valeur identitaire obligent les jeunes en précarité sociale à créer de nouvelles « expressions identitaires », non affectées de quelconques connota-tions.

Les jeunes appellent souvent au respect communautaire, notamment quant à l’usage approprié des termes qui dénomment des ethnies ou des natio-nalités. Par exemple, l’expression rabza désignant « un Arabe » est susceptible de prendre des connotations péjoratives hors de l’argot des jeunes des cités. On a pu observer également un scandale médiatique autour de l’usage inapproprié de l’expression racaille, dont le sens a considérablement glissé dans l’argot des jeunes des cités36.

Comme témoignage des conséquences négatives qu’une telle banalisation médiatique peut provoquer, nous allons reprendre l’entretien autour de l’expres-sion négro de notre corpus de Paris (cf. supra § 6.3). Cette expression, fréquente entre pairs à l’époque de notre enquête et tout à fait conniventielle chez les jeunes issus de l’immigration habitant dans les cités sensibles, est mal interprétée par les jeunes « Français de souche ». En effet, ceux-ci l’interprètent comme neutre, non marquée identitairement, et tout simplement « à la mode ». La médiatisation de cette expression provoque des réactions hostiles de la part des jeunes issus de l’immigration. voici un extrait d’un entretien dans le lycée parisien:

(Q : interviewer, P : interviewé d’origine algérienne (17 ans), R : interviewé d’origine sénégalaise (17 ans))

P: euh :: mais attention hein / les les Français ne parlent pas comme nous / on parle à la fa-çon de nous hein / même si on a XXX de chais pas qui / les renois les renois ou chais pas quoi / ya pas genre // les céfrans i(ls) parlent pas comme nous /// ça dépend encore si c’est un Français de la cité i(l) parle comme nous mais si c’est un [R : un babtou // ouais] un babtou / de cheuri chais pas quoi / et bah non

Q : et bah justement <+R : comment comment ça me vÉner dans le métro XXX [P : non mais ouais c’est ça] j’fais

PUtain ::P : et i(l) dit ouais négro nanana mais / EH négro c’est à la mode ? / i(ls) croient i(ls) peuvent

rentrer dans les quartiers et on parle comme çaR : j’suis DÉgouXXXQ : bah oui parce qu’i(ls) essaient tu vois/ et tu penses c’est par le rap qu’ils apprennent ça

ou comment bah bah les les cheuris comme tu dis

35 Il s’agit du procédé cryptique issu du verlan qui a connu ses jours de gloire au milieu des années 1990. Cf. p.ex. Philippe PIERRE-ADOLPHE, Max MAMOUD, Georges-Olivier tZAnOS, Le dico de la banlieue, Boulogne, La Sirène, 1995, p. 5.

36 D. Lepoutre explique le contenu sémantique du mot racaille (= « caillera » en verlan) ainsi : « Dans le discours, la caillera, c’est plus souvent l’autre, le plus délinquant que soi, le plus bagarreur ou simple-ment le plus grand que soi, qui fascine et éventuellement que l’on craint, mais aussi que l’on désapprouve par certains côtés » (D. LEPOUtRE, Cœur de..., op. cit., p. 144). Ce terme peut éventuellement dési-gner les jeunes des cités eux-mêmes en tant qu’une catégorie sociale (pour des exemples, voir J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., pp. 81–82 et 234–235).

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P : i(ls) l’apprennent par la télé ces pédés ouais et après i(ls) font style comme nous / i(ls) veulent être des clochards et puis ça c’est gros COnS là / c’est des cons / franchement des GROS cons

L’infiltration lexicale, facilitée par les médias, a donc son revers de médaille – la transgression identitaire37. Ces deux conséquences de la médiatisation du phé-nomène argotique des jeunes des cités : a) intégration intra-communautaire qui exhibe les compétences créatives de ces jeunes et b) transgression identitaire qui les renferme sur eux-mêmes et les éloigne des non-membres « sont deux fonctionne-ments complémentaires [des] imaginaires [sociolinguistiques collectifs] à propos des-quels on a pu parler de « fétichisme »...», comme le résume H. Boyer38.

Rôle des médias dans la diffusion du FCC du noyau parisien

nous avons pu voir supra que les pratiques langagières des jeunes des cités di-tes « sensibles » sont les plus médiatisées (popularisées ou/et stéréotypées). Mais si l’on accepte la dénomination « français contemporain des cités » – FCC, qui sem-ble être neutre, dépourvue de la connotation stigmatisante qui affecte souvent ce phénomène, il faut se questionner également sur l’homogénéité de ce parler.

Comme pour chaque pratique argotique, le vocabulaire est continuellement in-nové pour garder la force expressive du discours. La dynamique néologique est alors très rapide. Or, une certaine stabilité est observable surtout au niveau identi-taire – les expressions qui sont devenues emblématiques pour ce type de parlure semblent être tout à fait stables car récurrentes (notamment les mots verlanisés qui se sont « lexicalisés » tels que téma, téci, tèj, teush, teuté, si l’on prend par hasard la lettre t). nous observons l’emploi de ces termes depuis les premiers diction-naires « de la tchatche » du début des années 199039 et jusqu’à leur usage fréquent pendant notre observation participante à Paris.

On a donc affaire à une consolidation lexicale, c’est-à-dire à la persistance des for-mes argotiques chez la nouvelle génération des jeunes (le FCC commence à avoir sa tradition : n’oublions pas que les adolescents interviewés par Ch. Bachmann et L. Basier en 198440 ont probablement des enfants qui sont à l’âge adolescent aujourd’hui !).

Mais revenons à l’homogénéité géographique. nous pouvons estimer qu’à côté du lexique local qui varie d’une cité à l’autre (ou encore d’un groupe de pairs à l’autre) et qui est surtout influencé par la variabilité au niveau des em-prunts en fonction de la composition des langues de l’immigration qui se mettent en place dans la création du vernaculaire, il y a un fonds argotique plus ou moins commun – un argot commun des jeunes des cités. nous proposons la schématisation suivante :

37 H. BOYER, « « nouveau français »... », art. cit., p. 13.38 Ibid.39 Pour les datations et pour la bibliographie, voir les entrées dans le dictionnaire Comment tu tchat-

ches ! (J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit.), entre autres.40 Il s’agit d’un des premiers articles sociolinguistiques sur le sujet.

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Schéma n° 2 : Micro-argots vs argot commun des jeunes des cités

argot commun des jeunes des cités

micro-argots

(argots des quartiers)

Cet argot commun qui dépasse les frontières géographiques est, sans aucun doute, le résultat de la circulation du lexique argotique dans les médias. tout s’opère de la même façon que la reprise des mots « branchés » dans l’argot com-mun des jeunes – besoin d’être « in » = effet de mode qui se mêle au besoin de se différencier des autres = effet identitaire.

Or, la reprise des lexèmes médiatisés chez les jeunes des cités est encore ac-centuée par un autre facteur : la solidarité ethnique (qui se reflète notamment dans les emprunts à l’arabe par les jeunes d’origine maghrébine, même s’ils ne parlent plus l’arabe eux-mêmes).

Le lexique néologique s’étend notamment grâce aux paroles des chansons rap ou hip-hop qui sont des courants musicaux emblématiques de la « culture des rues ». Cette source d’innovation lexicale est d’ailleurs le plus souvent évoquée par les interviewés, locuteurs ou non :

(entretien à Yzeure) :

A : i(ls) font style qu’ils / qu’i(ls) veulent se donner en fait / parce que : un certain chanteur qu’ils aiment bien qui parle comme ça / donc i(ls) parlent comme ça

B : ils écoutent le rap

ou bien l’affirmation d’un jeune banlieusard de la région de St. Étienne rete-nue par B. Seux41 :

« et ben + si il me plaît + et ben je le retiendrais et je l’emploierais – comme ça + il sera ajusté – y a des mots que j’ai entendus dans la musique – avec les groupes de rap »

Un interviewé à Yzeure, habitant dans une cité, répond spontanément à notre question sur l’usage des mots argotiques (popo = « pollen », rho = « frère ») en se

41 Bernard SEUX, « Une parlure argotique de collégiens », in: Les mots des jeunes. Observations et hy-pothèses, Langue française, n° 114, 1997, p. 99.

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mettant à chanter et en faisant donc une association immédiate avec des chansons de Booba et Sniper, chanteur et groupe de rap célèbres.

Or, si l’on commence à se demander quelle variante de FCC est susceptible d’être le plus souvent médiatisée, on a l’impression que le centralisme, si carac-téristique de la France – que ce soit au niveau linguistique ou à d’autres niveaux – est, là aussi, présent. L’envergure du phénomène des cités est la plus importante dans la capitale (les cités de la banlieue parisienne abritent 1 332 000 Franciliens, ce qui représente environ 30% des habitants de ZUS en France42).

Les médias nationaux centralisés (et notamment la télévision) ne se donnent pas la peine d’aller chercher ailleurs quand ils décident de présenter les jeunes des cités. C’est toujours la banlieue parisienne qui figure dans les films visant la vie dans les cités (La Haine, La Squale, Raï, L’Esquive, etc.). Les présentateurs des émissions pour les jeunes (à la télé, à la radio) qui sortent d’une cité de banlieue deviennent également des diffuseurs importants pour les néologismes. Ces der-niers, tout comme la plupart des groupes de rap, résident généralement en Île-de-France.

Il est plutôt rare qu’une émission régionale devienne connue au niveau na-tional ou bien qu’un groupe de rap s’impose. Or, si c’est le cas (comme on a pu le voir avec les groupes marseillais tels que IAM, Fonky family, Psy 4 de la rime, etc.), les régionalismes argotiques sont très vite repris par d’autres jeunes car ils ont une grande force expressive néologique.

tous ces facteurs « centralistes » impliquent que le FCC se diffuse du noyau parisien où l’on peut retrouver les origines de la plupart des lexèmes passés en ar-got commun des jeunes des cités. Cette hypothèse peut facilement être soutenue par l’observation de la diffusion des termes verlanisés en dehors de la capitale compte tenu du fait que l’usage du verlan est caractéristique de la région pari-sienne et que la consolidation lexicale des termes verlanisés créés en dehors de la capitale est plutôt rare :

(entretien à Yzeure) : M : bah nous le le verlan / on le parle pas +>Q : pas trop ? M : ça dépend ya certains mots euh <+Q : comme quoi ?M : comme quelqu’un est maigre on dit qu’il +>/ moi j’utilise beaucoup le mot keus Q : keus ?M : c’est le verlan de « sec » / ça veut dire maigre en fait // quelqu’un qui est maigre on dit

qu’il est keusQ : okayM : autrement ya pas ya pas BEAUcoup de mots

Malgré cette affirmation, nos recherches montrent (cf. supra § 7.2) que l’usage des termes verlanisés est assez fréquent pour les termes « lexicalisés ». Même si le verlan est ressenti à Yzeure comme un phénomène importé de Paris, grâce aux mé-dias, il a une fonction très importante au niveau des représentations symboliques.

42 ZUS = zone urbaine sensible (Source : http://ile-de-france.sante.gouv.fr).

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Celui qui, dans le collectif de la classe, emploie des termes verlanisés de manière délibérée (et pas seulement les expressions qui sont passées dans l’argot commun des jeunes) exprime ainsi son appartenance à la « culture des rues ». Cette appartenance est stigmatisée au sein de la même génération de jeunes selon toute évidence :

(entretien à Yzeure) : Q : ça te fait quelle image si je dis VERlan / parler verlan ?A : ouais / c’est un truc que je n’aime pas trop parler en fait L : ça fait zone ça fait citéM : ça fait la téci / mais nous on est pas trop dedans

Or, malgré la stigmatisation de la part des jeunes plus aisés, l’affirmation identitaire par le biais de la langue (mais aussi du style vestimentaire, du choix musical) est une affirmation d’appartenance à une culture parallèle que certains appellent « sous-culture », d’autres même « contre-culture ».

Quelles que soient ces représentations, il est évident que le « marché linguisti-que » de ces jeunes est différent de celui du « marché dominant », si l’on reprend la terminologie de Pierre Bourdieu43. Ce dernier rappelle que les dominés se créent un « marché franc » qui est régi par ses propres règles et dans lequel circulent des valeurs différentes de celles des dominants44. Cette « sous-culture de l’exclusion »45 s’exprime de façon d’autant plus ostentatoire que ces jeunes prennent conscience du stigmate imposé de l’extérieur. Le FCC se transmet alors comme un symbole de fraternité, de solidarité interethnique et comme un fort point de cohésion de cette culture interstitielle.

En somme, la médiatisation du FCC apporte alors non seulement l’homogénéi-sation diastratique que nous avons montrée supra sur les exemples de perméabilité vers l’argot commun des jeunes, mais également une certaine homogénéisation sur l’axe diatopique. Un dialecte social se comporte alors un peu comme un dialecte régional qui cède, lui aussi, au poids de la centralisation.

4. Rôle des médias et le parallélisme entre deux parlures argotiques – le FCC francilien et le hantec

La concentration médiatique énorme sur le FCC de la région parisienne et sur le hantec peut être expliquée, entre autres facteurs, par la richesse néologique extrême, presque inépuisable de ces parlures. Partant de l’hypothèse que chaque milieu d’adolescents, chaque réseau de communication cohérent s’approprie di-vers types de termes expressifs et s’identifie avec eux en créant ainsi des « argots des jeunes », nous allons montrer sur deux exemples d’argots – d’abord locaux, mais extrêmement riches – comment l’intérêt médiatique peut véhiculer cet argot hors de son étendue géographique de départ, et comment les médias peuvent influencer l’affirmation de l’identité vis-à-vis d’une pratique argotique.

43 P. BOURDIEU, « Vous avez dit “populaire”? », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 46, 1986, p.103.

44 Ibid.45 D. LEPOUtRE, Cœur de..., op. cit., p. 88.

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Rappelons que le hantec est un langage issu de la tradition argotique de la ville de Brno. À partir des années 1960, les jeunes Brnois ont commencé à s’identifier linguistiquement à l’argot d’un groupe social aujourd’hui disparu qui s’appelait le plotna (« fourneau ») et qui était formé des couches les plus marginales de la so-ciété. Cet argot (au sens traditionnel du terme) connut son apogée dans les années 1910-1920 et avait disparu après la deuxième guerre mondiale, suite à l’établisse-ment du socialisme égalitariste.

Or, le hantec est un langage plus complexe encore. En effet, il s’agit d’une reprise de l’ancien argot du plotna qui s’est enrichi et développé grâce à son in-corporation dans les parlers locaux (dialecte traditionnel de Brno qui procure un aspect phonique bien particulier et starobrněnština = « Alt-Brünnerisch », une sorte de koinè basé sur l’allemand qui a coexisté dans la ville bilingue pendant des siècles et ce, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale) et grâce à un apport néologique proprement jeune. Pour modéliser le substrat et les superstrats morphophonolo-giques et lexicaux du hantec, nous proposons la schématisation suivante :

voici le premier parallèle avec la situation en France car un phénomène similai-re est observé par les linguistes en banlieue parisienne depuis les années 1970. Les jeunes reprennent le lexique du « vieil argot » en raison de la proximité des thèmes argotiques avec leur situation sociale difficile et avec leurs centres d’intérêt non-con-formistes. À Paris, avec ses Apaches, son Bruant, etc., la tradition argotique est bien ancrée et peut servir de source féconde pour augmenter l’expressivité du discours.

Ceci n’est pas un phénomène choquant : dès 1935, P. trost46 remarquait la fas-cination des jeunes (et de ceux qu’on pourrait appeler aujourd’hui, au sens large

46 P. TROST, « O pražském... », art. cit., p. 106.

Schéma n° 3 : conception structurelle du hantec

Substrat morphophonologique et lexical du dialecte traditionnel de Brno

argot du « plotna »

Alt-Brünnerisch

HHAANNTTEECC

néologismes formels et

morphosémantiques

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du terme, les bobos = « bourgeois-bohèmes ») pour les possibilités de négation de la norme conventionnelle de la société majoritaire par le biais de l’argot tradition-nel, l’argot de la pègre.

Or, le seul renouveau argotique ne serait pas la cause de l’ampleur de ces pra-tiques néologiques. Comme dans le cas de Brno, plusieurs autres facteurs entrent en scène et entraînent une évolution du phénomène. Parallèlement à la source inépuisable des germanismes de l’Alt-Brünnerisch qui sont assimilés dans la mor-pho-syntaxe tchèque, la cohabitation de plusieurs ethnies permet de créer ce que Jacqueline Billiez dénomme le « parler véhiculaire interethnique »47, à savoir que les nombreux emprunts faits aux langues de l’immigration – dont la plus fré-quente reste l’arabe – sont assimilés dans la morpho-syntaxe française.

En France, comme dans le cas du hantec en République tchèque, l’apport des jeunes repose sur la création néologique qui reprend les procédés sémantico-for-mels connus de la langue populaire, voire familière (resuffixations, troncations, métaphores, métonymies, emprunts au slang anglo-américain, etc.). Les jeunes de la région parisienne se sont saisis du verlan, procédé purement formel, connu depuis longtemps comme un langage à clef, ce qui a ouvert un autre champ quasi inépuisable pour la création néologique.

L’aspect phonique semble être touché également : il ne s’agit pas du dialecte local comme dans le cas de Brno, mais du débit rapide et de la prosodie particulière reposant sur le déplacement de l’accent de la dernière syllabe sur la pénultième.

nous pouvons alors visualiser ce phénomène d’une manière très proche de celle du hantec (cf. schéma n° 3 supra).

Schéma n° 4: Conception structurelle du français contemporain des cités (FCC)

Substrat phonique particulier

« vieil argot »

emprunts aux langues d’immigration

FFCCCC

néologismes formels et

morphosémantiques

47 Jacqueline BILLIEZ, « Le “parler... », art. cit., p. 117.

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Dans la tentative de description de ce phénomène, L.-J. Calvet propose le terme de « relexification » du français standard qu’il définit comme « un change-ment de la forme phonétique des signes » 48. La relexification donne alors une forme intercommunautaire d’une langue qui permet l’affirmation identitaire, nécessaire pour tout comportement jeune. Calvet distingue les relexifications « exogène » et « endogène » bien que les deux coexistent souvent.

On parle de relexification exogène lorsque le nouveau signifiant vient d’une autre langue, ce qui est le cas des emprunts (dans notre corpus d’Yzeure, p.ex. l’emprunt à l’anglais il est stone pour « il est drogué »).

La relexification endogène, par contre, se propage lorsque le nouveau signifiant vient de la même langue, par le biais de différentes transformations, à l’origine pour remplir une fonction cryptique. Ceci est bien le cas de la reprise du vieil ar-got et le cas des procédés morpho-sémantiques (dans notre corpus de Paris, p.ex. la verlanisation de l’expression « il se tape sans avoir peur » ce qui donne il se péta sans avoir reup). Ceci ne veut pas dire que les fonctions cryptiques et identitaire seules permettraient de décrire toutes les activités langagières des jeunes de tous les milieux. nous allons ajouter sur ce point que les fonctions ludique et conni-ventielle sont aussi importantes que la fonction crypto-identitaire.

Nous pouvons être d’accord avec Calvet pour affirmer qu’il s’agit, dans les deux cas, de la relexification de la langue standard. Le hantec est en quelque sorte également la relexification du tchèque standard. De plus, on a pu voir que ces deux types d’argot ne touchent pas seulement le lexique comme c’est le cas de la plupart des autres formes argotiques, mais tous les plans de la langue (lexi-cal, phonique, morphosyntaxique). Le public non spécialiste est alors prêt à croire qu’il s’agit d’une nouvelle « langue » qui est en train de se créer. Et les médias ne font que renforcer ce sentiment.

Prenant une envergure de plus en plus importante au niveau identitaire, ces variétés du français et du tchèque que sont le FCC et le hantec se consolident au cours du temps (on observe une régularisation des règles de formation des néologismes – suffixes récurrents, règles de la verlanisation pour le cas du FCC, etc.). En France, cela a été renforcé par l’intérêt médiatique pour cette particula-rité linguistique tout au long des années 1980 (la médiatisation du hantec a des particularités sur lesquelles nous allons revenir infra). Ch. Bachmann et L. Basier affirment: « lorsqu’un argot atteint un certain stade de développement, il est désigné et il s’auto-désigne. On le nomme..... »49.

À Brno, l’argot des jeunes reçoit ainsi le nom de hantec (crée par la resuffixa-tion en –ec du mot hantýrka (« jargon »), cf. supra § 4.1). En France, la dénomination passe non seulement par un procédé emblématique de tout ce phénomène, le ver-lan, qui devient synonyme de l’argot des jeunes des cités franciliennes, mais par cet argot tout entier qui prend des noms différents: dans nos entretiens, on voit apparaître le plus souvent les appellations de « langue des jeunes », « langue des

48 Louis-Jean CALvEt, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999, p.45.49 Ch. BACHMAnn, L. BASIER, « Le verlan... », art. cit., p. 182.

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cités », et à cause de la complexité extrême du phénomène, une seule appellation n’est pas communément adoptée.

Que ce soit pour le FCC ou pour le hantec, il s’agit d’argots à la fois géographi-ques (on affirme son appartenance à un lieu – ville de Brno, cités de banlieue) et générationnels (l’argot permet une révolte contre la génération adulte comme on l’a déjà souligné), les deux composantes étant indispensables pour la création de l’identité des jeunes qui s’approprient cette variété langagière.

C’est justement la richesse extrême de ces argots qui a favorisé l’intérêt mé-diatique pour ces phénomènes. Inversement, on observe un pouvoir énorme des médias sur les représentations des pratiques argotiques – sur l’« imaginaire argo-tique » sur lequel nous allons revenir.

En République tchèque, à l’époque de la consolidation du hantec, le régime communiste n’était pas favorable aux discours sur les niveaux non convention-nels issus des basses couches sociales dont il niait l’existence dans une société qui se voulait égalitaire. La médiatisation du hantec dut attendre le changement de régime, mais l’accumulation des documents authentiques qui n’avaient pas pu être édités pendant le socialisme a fait que le hantec a été propagé non par les jeunes Brnois actuels, mais par la génération frustrée de leurs parents (et particu-lièrement par ceux qui sont restés argotisants – notamment les « bohèmes » et les artistes). Suite à ce type de médiatisation « à retardement », l’appellation « hantec » a perdu sa référence générationnelle.

Nos entretiens confirment l’hypothèse que l’appellation « hantec » fonctionne toujours en tant que représentation linguistique de la ville, la référence géogra-phique reste alors fonctionnelle dans l’imaginaire argotique de ses locuteurs. En revanche, la médiatisation du FCC a contribué à la perte de référence géographique. Preuve en est de la diffusion de beaucoup de lexèmes (p.ex. verlanisés) non seule-ment en dehors des cités franciliennes vers Paris intra-muros, mais aussi vers les autres villes de France.

À la différence de Brno, la banlieue parisienne est proche des médias natio-naux qui sont généralement centralisés dans la capitale, ce qui a favorisé le grand intérêt médiatique pour ce parler et sa diffusion vers tous les jeunes Français. Rappelons d’ailleurs que la banlieue parisienne est la plus importante du pays.

Or, la situation française se complexifie par rapport à la situation tchèque du fait de deux autres facteurs que sont la composante socio-économique et la composante ethnique, facteurs qui sont spécifiques aux banlieues françaises. Les médias mêlent volontairement dans la production argotique de ces jeunes de banlieue parisienne une question sociale et ethnique, ils soulignent que ce sont des jeunes issus de l’immigration qui ne bénéficient pas d’une situation socio-économique aisée.

Suite à ce type de médiatisation, les jeunes dont les conditions sont similaires s’identifient à ce parler, où qu’ils se trouvent en France. Nos entretiens prouvent que les stéréotypes d’ordre social sont rattachés au FCC (on voit apparaître les dénominations « langue des beurs », « langage de la rue », etc.). En plus de la perte de référence géographique, ce parler a pris des références socio-économiques et/ou

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ethniques. Cette situation actuelle avec les jeunes de banlieue rappelle alors en quelque sorte la tradition sociale de l’argot.

La médiatisation du hantec et du FCC a pour conséquence d’une part la mo-dification des connotations liées aux dénominations respectives (hantec, langue des jeunes/des cités) et la création de stéréotypes. D’autre part, elle permet la diffusion lexicale et l’intégration intra-communautaire qui favorisent la création des « argots communs ».

Médiatisation du hantec et conséquences sur « l’imaginaire argotique » des jeunes Brnois

nous avons ébauché supra (cf. § 4.1) quelques facteurs déterminants dans la popularisation du hantec qui s’est médiatisé au cours du temps. Concentrons-nous sur les conséquences de cette médiatisation, sur les représentations que nos jeunes enquêtés se créent sur ce sujet.

Actuellement, en conséquence de sa reprise médiatique, le hantec n’est pas compris de façon univoque par tous les habitants de Brno. Les uns considèrent cette variante argotique comme un langage des mecs pour causer dans les pubs50, les autres l’associent avec le langage des jeunes tout simplement, la génération plus âgée n’oublie pas l’apport de l’argot du plotna et de l’Alt-Brünnerisch.

Qui a raison ? Tous et personne, car le hantec est une notion surtout fonction-nelle : c’est un langage exprimant la collectivité et la fraternité des habitants de Brno, c’est un fonds argotique qui pénètre dans la conversation, dans la commu-nication familière.

Le plus souvent (et c’est la conséquence de l’influence récente des médias), les Brnois eux-mêmes l’associent avec les groupes qui cherchent à parler le hantec consciemment comme nous le verrons infra. La connaissance du lexique du hantec est parfois inconsciente, car il est maîtrisé par les Brnois depuis leur jeunesse, ce qui est valable pour toutes les générations d’habitants.

Les discours épilinguistiques sur le hantec montrent que si on leur pose la question de leur connaissance active du hantec, la plupart des interviewés men-tionnent les trois ou quatre mots les plus répétés dans le contexte national et donc les plus représentatifs de la notion de « hantec ». Cela pourrait être les mots: šalina = « un tramway » (en tchèque standard tramvaj), hokna = « un travail » (en tchè-que práce) ou bien lochna = « un trou » (en tchèque díra, de l’allemand das Loch + le suffixe productif -na) et quelques argotoponymes qui sont cités fréquemment comme le mot passe-partout Štatl = « le centre-ville (de Brno) ».

À l’époque actuelle, très peu de Brnois de naissance se considèrent comme des locuteurs de hantec, car les groupes d’argotisants stylisent beaucoup trop les textes et le vendent aux médias en tant que le « vrai hantec ». Même si les dic-

50 Cette idée est reprise de l’interview avec Marie Krčmová (Marie KRČMOVÁ, « Hantec ? Mužský jazyk ke zvanění » [Le hantec ? Le langage masculin qui se cause], in : MF Dnes, 3 décembre 2003, p. C/3).

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tionnaires de hantec comportent un bon nombre de lexèmes que tous les Brnois utilisent fréquemment lors d’une conversation spontanée sur des thématiques ar-gotiques, la dénomination semble être déviée de son contenu réel.

Or, pour ne pas se fier à la présentation médiatique, le hantec actuel est un conglomérat de néologismes créés par les jeunes, des vestiges de l’argot du grou-pe plotna ressuscité dans les années 1960, et des emprunts familiers à l’Alt-Brün-nerisch, tout ceci étant renforcé par le substrat morphophonologique et lexical du dialecte de Brno, qui est en recul au profit du tchèque commun (cf. schéma n° 3 supra). C’est un phénomène langagier propre à la ville, propre aux situations de communication argotiques et qui « maintient la continuité des niveaux sub-standard de la ville »51.

vécu personnel vs corpus : prise en compte de l’évolution rapide du phénomène

À notre question, « êtes-vous conscients de particularités lexicales propres à la ville de Brno ? », les jeunes interviewés au lycée professionnel à Brno répondent immédiatement en citant les mots les plus emblématiques du hantec tels que šali-na « tram », štatl « centre-ville », Prýgl « barrage (de Brno) », zoncna « soleil », cajzli « Pragois ». Or, spontanément, ils dénomment ceci comme « le parler (dialectal) de Brno » (brněnština).

Dans la question suivante, nous avons demandé quel était le lien avec l’ap-pellation « hantec ». Avant d’admettre d’un ton plutôt dubitatif que c’est, en fin de compte, la même chose, un jeune s’est mis à citer la publicité pour la bière Starobrno, où les propos sont stylisés entièrement en hantec, et qui passait à la télévision au moment de l’interview. Un autre a évoqué le personnage de Franta kocourek, un argotier célèbre jadis au niveau régional, que les médias associent souvent avec le hantec.

Nous étions un peu étonnée de l’image simplificatrice que ces deux emblèmes médiatiques ont donné de l’appellation hantec. Par la suite, le groupe s’est mis d’accord que : « c’est un parler de vieux, qui se parle dans les pubs et qui est en train de mourir ». Cette séquence d’entretien nous a paru vraiment choquante malgré le fait que nous sommes juste un peu plus âgée que ces jeunes et que donc logique-ment, notre représentation de ce parler devrait être similaire. nous nous sommes posée alors des questions sur l’origine de cette évolution dans les représentations qu’évoque l’appelation « hantec » dans un laps de temps si court.

Quand nous étions adolescente, c’est-à-dire dans la première moitié des an-nées 1990, nous étions beaucoup moins consciente de ce que l’appellation « han-tec » veut dire vraiment. notre « argot des jeunes » de l’époque s’est beaucoup ins-piré de cette parlure argotique, même si cela était inconscient, car nous ignorions l’origine des mots expressifs. nous étions pourtant consciente que l’appellation « hantec » était liée à une pratique langagière spécifique de la ville de Brno et qu’il y avait un groupe d’artistes-bohêmes de l’âge de nos parents qui se réunissait

51 Marie KRČMOVÁ, « Hantec ?... », art. cit., p. C/3 .

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dans quelques pubs « branchés » de la ville. Ce groupe très patriote propageait ce terme en mettant l’accent sur l’aspect phonique (reprise du dialecte de Haná) qui rendait le discours plus expressif. nous étions probablement consciente que ce groupe peut éventuellement être une des sources de création de certains néolo-gismes qui sont devenus branchés dans toute la ville (selon toute évidence, leurs professions d’acteurs, de chanteurs, etc. favorisait la diffusion des néologismes au moins dans le contexte régional). À une éventuelle question « êtes-vous locuteurs du hantec ? », nous aurions, à l’époque, certainement répondu « oui », en tant que patriote et en tant que jeune « branchée ».

Aujourd’hui, une dizaine d’années plus tard, la plupart de nos amis hésite pour répondre, et les jeunes enquêtés disent directement « non » car l’image du hantec a considérablement évolué dans l’esprit des Brnois, tout cela suite à une médiatisation qui a dépassé le niveau régional et qui a complètement déformé le contenu sémantique de l’appellation hantec. Essayons d’établir le cheminement, dans les paragraphes suivants, des probables causes d’une telle évolution.

Première étape : usurpation du hantec

Depuis les années 1960, l’étiquette « hantec » a servi, pour les Brnois, à décrire l’argot des jeunes de la ville et cela s’est poursuivi jusqu’aux années 1980 sans aucune connotation sous-jacente52.

Quelques spécificités langagières amusantes de la ville de Brno ont été présen-tées pour la première fois à partir des années 1980 dans des émissions de variétés à la télévision nationale, mais ceci a été tellement rare que l’appellation « hantec » est restée un apanage purement régional des jeunes et des « argotisants » locaux.

Peu après la révolution de 1989, qui a libéré les médias de la démagogie com-muniste, on a vu apparaître une profusion de publications qui n’avaient pas pu être publiées à cause de la censure politique. En ce qui concerne les dictionnaires de hantec, les chansons ou les textes littéraires stylisés en hantec (dont les thé-matiques étaient notamment les vieilles légendes tchèques) qui ont circulé en sa-mizdat53 pour amuser les locuteurs, leur publication était impossible à cause de l’obscénité de certaines expressions et à cause de leur origine issue de la pègre dont le régime niait l’existence sous le communisme qui se voulait égalitariste. Ces ouvrages ont commencé à être publiés peu après la révolution (p.ex. Štatl de P. Čiča-Jelínek en 199154, chansons stylisées en hantec des groupes karabina, Los Brňos, Bokomara55, etc.). Ils étaient connus uniquement au niveau régional et suscitaient une attention relativement stable, mais pas spectaculaire de la part des Brnois, en jouant sur la corde sensible du patriotisme.

52 Il suffit de regarder les mémoires de fin d’études des jeunes Brnois de l’époque, cités supra (cf. § 4.1).

53 Diffusion clandestine des ouvrages interdits par la censure pendant le communisme.54 P. ČIČA-JELÍNEK, Štatl, op. cit.55 Chez Ft Records, trois CD en hantec faisant partie de la même série ont été édités entre 1993 et

1999.

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Or, la thématique du hantec commence à être « branchée » dans la deuxième moitié des années 1990. On peut estimer que c’est surtout grâce à l’acteur brnois Miroslav Donutil qui devint très célèbre dans tout le pays en narrant de petites histoires sur sa vie à Brno avant la révolution. Cet acteur est un ancien membre du théâtre Husa na provázku (littéralement « Oie sur une ficelle »), dont les membres faisaient partie des artistes-bohêmes. Pour ces derniers, l’argot de leur jeunesse (c’est-à-dire des années 1960), surnommé plus tard hantec, est resté le symbole identitaire de la révolte contre le régime faux-puriste.

Les téléspectateurs de tout le pays (et parfois mêmes les Brnois « non-bran-chés ») sont curieux de savoir d’où vient ce parler bizarre dont certaines expres-sions ont déjà su être intégrées dans l’argot commun (notamment dans l’argot commun des jeunes), suite à la reprise des propos d’un film culte56, réalisé par les acteurs du même théâtre.

Donutil saisit le bon moment pour faire connaître non seulement ce théâtre, mais aussi pour se faire connaître lui-même en proposant aux téléspectateurs la vision d’une communauté « branchée » de jadis, proche des basses couches de la société (chômeurs ou alcooliques qui fréquentent les mêmes pubs) d’où provient la plupart des expressions en hantec57.

C’est à ce moment, selon nous, que la réalité commence à être désinterprétée. Au lieu d’admettre, conformément à la réalité, une continuité argotique avec une possible évolution au niveau des néologismes apportés à cet argot par les jeunes d’aujourd’hui, l’apport de Donutil fait penser que l’appellation « hantec » n’est va-lable que pour les pratiques argotiques de son époque et seulement dans certaines couches de la société.

Suite à un énorme succès médiatique, il a été suivi peu après par d’autres « vrais argotiers-locuteurs de hantec », médiatiquement connus à Brno, qui conti-nuent à usurper l’appellation « hantec », l’identifiant avec les pratiques argotiques propres à leur communauté plus ou moins fermée.

Le rejet de la jeune génération est peut-être inconscient, mais, désormais, per-manent. Corollairement à ce type de communautarisme, les jeunes commencent à ne plus s’identifier à ce qui est présenté sous l’étiquette « hantec », ceci à cause de ces deux facteurs qui sont mis en avant lors de sa médiatisation – exclusivité de groupe et exclusivité de l’époque.

Cette « dépossession identitaire » des jeunes actuels de l’appellation « hantec », qui commence à bifurquer du sens de départ d’« argot des jeunes Brnois » vers l’« argot des Brnois branchés », s’explique avant tout par cette médiatisation usur-patrice.

Or, il faut également prendre en compte le changement de la structure sociale dans la ville. La vie sociale a changé considérablement après la chute du com-

56 Il s’agit du titre Dědictví aneb Kurva hoši gutntag (littéralement « L’héritage ou Putain, « guten tag » les gars ! ») de 1992.

57 C´est surtout le nom de Franta kocourek, un showman-hercule précocement décédé, qui est glo-rifié en tant que « vrai » argotier du hantec, car le groupe d’amis qui était autour de lui a ritualisé et figé de nombreuses expressions, qui ont été médiatisées par la suite.

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munisme : pour les jeunes d’aujourd’hui, les « ratés » de la société ne sont plus le symbole de la révolte contre le régime, comme c’était le cas pour les jeunes avant la révolution (et encore pendant quelques années de transition)58. Les contacts entre ces deux catégories, traditionnellement les plus argotisantes de toute la so-ciété, changent de caractère.

Pour les jeunes de l’époque post-communiste, les valeurs identitaires se sont déplacées de façon notable :

a) valeur spatiale – l’attachement identitaire à la ville de Brno semble diminuer. Cela peut être d’une part la conséquence des nouvelles possibilités de voyager à l’étranger qui atténuent le patriotisme chauvin59 des Brnois (envers la capitale Prague notamment), mais, d’autre part, cela peut également être une conséquence du pouvoir intégrateur des médias (marketing pour les jeunes) qui font qu’on assiste, tout comme en France, à la création de l’argot commun des jeunes dans tout le pays (cf. infra § 10.2).

b) valeur sociale – l’affirmation identitaire par l’intermédiaire de la langue perd de son importance. Le régime communiste voyait un ennemi politique dans chaque déviance par rapport à la norme. La révolte générationnelle des jeunes était très pénalisée au niveau des déviances vestimentaires ou physionomiques, et c’est pour cette raison que les jeunes se sont surtout identifiés à travers la pra-tique argotique. La libéralisation des normes après la révolution a touché toute la société mais la possibilité de s’habiller et de se coiffer comme on veut a eu pour conséquence que ces jeunes expriment les idées non-conformistes plutôt par leur attachement à un courant musical (rock, punk, métal, techno ou hip-hop), idéolo-gique (skinheads, anarchistes) ou (faux)sportif (skateboard, snowboard) que par un attachement à la tradition argotique de la ville.

Ces nouvelles aspirations dans la vie ont eu pour effet que le modèle du locu-teur de hantec typique, tel qu’il était présenté dans les médias, ne sert plus comme symbole du non conformisme, mais est considéré par nos jeunes enquêtés comme « un idiot et un extraterrestre ». Les jeunes associent de plus en plus ce type d’argo-tier avec la couche la plus basse de la société dont ils imitent certaines locutions expressives mais de laquelle ils se distancient, dans la plupart des cas, en sortant de l’adolescence (cf. infra § 8.7).

De cette évolution témoigne un de nos amis (29 ans, résidant à Brno)60 :

Q : kdo podle tebe mluví hantecem? Q: qui selon toi parle le hantec ?

58 Les artistes contemporains ne s’orientent plus vers le milieu « clochardesque » comme le faisaient les artistes sous le communisme, artistes qui étaient les plus actifs pour la diffusion des expres-sions « branchées » chez les jeunes.

59 Les déclamations conniventielles qui jouent sur le patriotisme citadin du type : « Comme Paris a sa Tour Eiffel, Brno a son hantec » ne sont pas rares.

60 Cet entretien a été effectué parallèlement à notre corpus de thèse pour l’article Anne-Caroline FIÉvEt, Alena PODHORná-POLICká, « Les médias... », art. cit.

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M: brněnská sajtna / nižší vrstvy alkoholiků M: les branchés de la ville61 / les couches plus a bezdomovců […] jsem na to pyšnej basses des alcoolos et des SDF […] j’en suis jako Brňák i když to není moje sociální fier en tant que Brnois mais ce n’est pas ma vrstva couche socialeQ: ale dyť tys tak mluvil každou chvilu ne? Q: mais attends tu parlais comme ça presque tout le temps hein ?M : když jsem chodil s těma borcema / tak to M: quand je sortais avec les mecs / bon c’étaitbylo jako takový / člověk se tím dělá zajímavej / alors / ça te permet d’attirer l’attention sur toi prostě že jo / když říká takový ty slovíčka / voilà quoi / quand tu utilises quelques petits z toho hantecu / ale postupem času mě to mots du hantec / mais après au cours du přišlo víc a víc hloupější / tak jsem se na to temps ça m’a paru de plus en plus débile / vykašlal jo (smích) donc j’ai laissé tomber ça quoi (rire) Q: ale něco z toho v tobě zůstalo ne? Q: mais tu as gardé quand même un peu de ce vocabulaire hein ?M: něco určitě / ale když jdu třeba s tím J. V. M: ouais certainement une partie / mais par na pivo a von tak mluví / že jo / a dělá se exemple / quand je sors avec J.v. [nom tím zajímavým / tak mě to přijde prostě d’un ami] pour boire une bière et qu’il parle hloupý no comme ça / tu vois / pour attirer l’attention sur lui / donc ça me paraît vraiment bête quoi

(un peu plus tôt dans l’entretien)M: J.V. tak hodně mluví // chodí hodně do M: J.v. parle beaucoup comme ça [en hantec] / hospod / mezi dělníkama / co jdou z práce il sort beaucoup dans les pubs / il fréquente na to jedno dvě les ouvriers qui sortent tous les jours après le travail pour en boire une ou deux [bières]

Pourtant, le changement de facteurs sociaux n’est pas le seul trait déterminant de l’abandon de l’appellation « hantec ». La distanciation des jeunes par rapport au hantec médiatisé s’explique également par une sorte de « momification » de ce der-nier. nous pouvons illustrer cette stabilisation lexicale du hantec, sous sa forme médiatisée, par l’exemple des intensificateurs. Nous sommes d’avis que le trait le plus saillant de la langue des jeunes est le besoin d’augmenter l’expressivité du discours – ceci se fait le plus facilement par l’insertion d’intensificateurs (cf. infra § 8.2).

Donutil et ses successeurs évoquent l’époque de leur jeunesse en employant des intensificateurs déjà vieillis (dont l’expressivité s’est effacée avec le temps), mais à force de les répéter, les téléspectateurs ont l’impression qu’ils sont deve-nus des « expressions identitaires » des locuteurs de hantec. Il s’agit notamment de l’adjectif betálné (qui a été emprunté, dans les années 1960, à l’ancien argot de plotna où la forme betelné avait le sens de « grand, important ») et špicové (crée sur le substantif špica, en tchèque standard špice = « une pointe », de nouveau un ger-manisme adapté) qui sont utilisés au sens « super, génial, magnifique »62.

61 Sajtna (de l’allemand die Seite) est une dénomination issue des groupes pratiquant le hantec même à la sortie de l’adolescence pour se décrire eux-mêmes. On peut les associer aux « branchés », même s’il faut prendre en compte qu’il n’y a pas du tout de connotation de snobisme – au contrai-re, ils tendraient à avoir une image la plus populaire possible.

62 Betálné a gardé également le sens original de « grand, important » et il a connu plusieurs modi-fications – variantes betelné, batálné ; la seule variante propagée dans les médias est néanmoins betálné.

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À force de stéréotyper le hantec par le biais de ces intensificateurs, aujourd’hui remplacés par d’autres dans l’argot actuel des jeunes (la labilité des intensifica-teurs est d’ailleurs le trait typique de chaque argot des jeunes), ceux-ci commen-cent à rejeter l’étiquette « hantec » pour leurs pratiques argotiques, à le considérer comme une vieille langue d’une autre génération, même si les schémas séman-tico-formels et les moyens phoniques d’expressivité n’ont pas du tout changé.

Deuxième étape : commercialisation massive du hantec

Malgré le schisme générationnel évoqué précédemment, à l’époque en ques-tion (deuxième moitié des années 1990), tous les Brnois sont fiers de l’existence de cette particularité langagière. Dans la communication avec les non-Brnois, ils affirment sur un ton patriote être des locuteurs de hantec63, même s’ils ne sont pas tout à fait des « vrais de chez vrais ». Ils expliquent ça par l’observation triviale que la fréquence d’emploi des argotismes dans leurs discours entre pairs n’est pas aussi grande que dans les dialogues préparés pour illustrer le hantec dans les mé-dias. La concentration des mots expressifs dans ces discours est si grande qu’elle paraît artificielle et donc étrange aux locuteurs brnois.

M: a pak je spousta těch umělců v Praze M: et puis y a plein d’artistes à Prague qui sont co přišlo z Brna kteří se k tomu hlásí // originaires de Brno et qui font référence à ça a potom přijedeš do Prahy a seš hrdej [hantec] // et puis tu arrives à Prague et t’es na Brno / tak prostě řekneš něco v fier d’être de Brno / et voilà tu dis quelque hantecu a všichni myslí jak seš dobrej chose en hantec et tout le monde pense que t’es cool

Or, en ce début de millénaire, la situation change progressivement car le han-tec devient, pour ceux qui ont commencé à le médiatiser après la révolution, un véritable pactole, une marchandise vendue en tant que « langue de Brno » dans tout le pays.

Le hantec est tellement à la mode que la publication du dictionnaire hantec-tchèque standard a connu 3 rééditions en 4 ans (Velký slovnik hantecu publié en 2000, 2001 et 2004, désormais vSH). On peut supposer qu’à cette époque, un nombre non négligeable d’expressions provenant du hantec ont influencé l’argot commun du pays64. Les textes humoristiques entièrement rédigés en hantec sont devenus de plus en plus nombreux (Storky z Erbecu de 2001, Velká kniha hantecu en 1999/2000, Velká kniha lochecu en 2001 ou bien la publication Mezi Svratkou a Svitavou en 2005 – il s’agit des légendes de Brno écrites entièrement en hantec avec la traduction en tchèque standard).

63 nous pouvons en voir une preuve dans la profusion des liens sur Internet – www.hantec.cz et maints d’autres dont certains vocabulaires sont actualisables on-line.

64 D’ailleurs, la réédition de Šmírbuch (2005, Paseka) semble être completée par des expressions provenant du hantec. Dans des enquêtes auprès de jeunes de tout le pays (www.zakovskyslang.cz), l’appellation borec pour désigner « un mec (cool) » s’est répandue de Brno dans toutes les régions du pays.

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C’est une situation comparable en France à la vague des romans policiers ar-gotiques qui aussi sont écrits « à la chaîne ». Dans la préface au Dictionnaire du français non conventionnel, ses auteurs commentent ainsi la situation: « ... des argo-tiers professionnels [...] visent à l’exotisme absolu, comme si leurs personnages ne par-laient effectivement qu’en « non conventionnel »65.

De ce fait, le hantec devient définitivement présenté sous une forme figée avec très peu de néologismes. Ceux-ci sont souvent des créations ad hoc tout à fait arti-ficielles, quoique respectant des règles sémantico-formelles du hantec, qui ne sont pas issues de la communication entre pairs, mais sont des hybrides provenant des auteurs des textes stylisés pour couvrir des lacunes lexicales dans les domaines qui ne sont pas traditionnellement argotiques. Il s’agit notamment de la descrip-tion des faits historiques dans des légendes entièrement en argot.

Cette « hyperstylisation » rassure chaque argotisant de Brno que l’étiquette « hantec » a définitivement perdu son lien avec le langage expressif spontané. Il est constamment présenté comme une sorte de folklore populaire de la ville de Brno et comme chaque folklore, il devient fortement ritualisé et détaché de la réalité.

À partir de 2002, on assiste à un phénomène tout à fait singulier : la reprise du hantec par la publicité au niveau national et plus particulièrement par la brasserie Starobrno66 ce qui a été le dernier choc médiatique pour l’appellation « hantec ».

Pourtant, la publicité en hantec n’est pas un phénomène nouveau : la fierté des Brnois pour le hantec s’est présentée depuis la révolution de 198967 sous la forme de menus dans les restaurants, mais surtout d’écriteaux devant les pubs, bars, dan-cings ou autres lieux de rencontre « branchés » (p.ex. un kiosque dans la vieille-ville – Oltec – s’appellait Futr bóda na Oltecu68 – et cet endroit connu, remplacé entre temps par un marché vietnamien, est évoqué également par nos jeunes enquêtés). Cette publicité locale était tout à fait adéquate, amusante et tolérée par les Brnois.

Or, le marketing d’une seule grande brasserie de Brno s’est emparé du hantec dans ses slogans publicitaires, non seulement écrits mais aussi audiovisuels69. La publicité pour la bière en hantec (sous-titrée en tchèque standard) passe en

65 J. CELLARD, A. REY, Dictionnaire..., op. cit., p. XII (préface).66 Starobrno est un mot-valise de l’adjectif starý = « vieux », et Brno. De plus, le siège de la brasserie

se trouve dans un quartier qui s’appelle Staré Brno (« vieille ville de Brno »). Comme c’est un des endroits où la pègre ancienne qui parlait l’argot de plotna se réunissait, la place où se trouve la brasserie est considérée comme un lieu quasiment culte pour le groupe qui médiatise le hantec.

67 Sous le communisme, le secteur privé n’existait pas. Après la révolution, beaucoup de restaurants qui avaient un surnom argotique depuis longtemps ont été officiellement nommés ainsi par leurs nouveaux propriétaires qui voulaient garder, par ce biais, la clientèle « branchée ».

68 Futr-bóda est un mot composé créé à la manière des composés en allemand, traduisible com-me « cabane-fenêtre » (lit. « cabane-huisserie »).

69 Le hantec a été également utilisé à des fins commerciales sur le serveur www.centrum.cz, moteur de recherche comparable à Yahoo dans le milieu tchèque, où un jour tous les icones ont été « tra-duites » dans l’esprit de hantec. Bien évidemment, la plupart des termes techniques « à la hantec » ont été inventés purement ad hoc et jamais utilisés dans la réalité. Les discussions conséquentes sur l’ethique d’une telle violation du hantec ont été intéressantes à suivre du point de vue des représentations que les gens se font des parlures argotiques.

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« prime-time » sur toutes les chaînes de télévision tchèques et provoque alors des réactions variées. Cette publicité où l’on montre une petite légende fictive de la création de la ville de Brno en lien avec la brasserie s’inscrit tout à fait dans le dernier courant des textes hyperstylisés qui soulignent le caractère populaire et folklorique du hantec.

Ce marketing bien calculé mettait en œuvre deux stratégies à la fois. Pour les Brnois, il s’agissait de jouer sur les sentiments patriotiques alors que pour les non-Brnois, le désir de choquer par l’incompréhensibilité des propos créait un effet « branché ».

En réalité, les Brnois se sont sentis plutôt caricaturés et, excepté le cercle des argotisants qui propagent cette image du hantec, presque tous les Brnois, dans leur « imaginaire argotique », se sont encore plus détachés de l’étiquette « hantec » pour décrire leurs pratiques argotiques.

nous proposons de parler de cet imaginaire argotique à l’instar de la réflexion de Denise François-Geiger qui se questionne à ce propos :

« Qui dit quoi sur le fait argotique ? Dans la palette de nos attitudes, face aux faits de langue, l’argot est-il subversif ? Agressif ? Comment il est reçu ? Dans quelle mesure est-il accepté ? Fait-il l’objet d’interdits, de tabous, de distancia-tions, de rejets, de répulsions, d’attractions, et dans quelles situations d’interlocu-tions ? Peut-on parler de permissivité ? D’acceptabilité ? »70.

Dans les années 1980, époque à laquelle ces lignes ont été écrites par Denise François-Geiger, Anne-Marie Houdebine-Gravaud a développé la notion d’ima-ginaire linguistique71. Le terme d’imaginaire est préféré à celui de représentation car ce dernier est trop polysémique, mais les deux termes reposent sur les discours épilinguistiques, c’est-à-dire sur « les « sentiments linguistiques » des sujets, leur va-lorisation des formes dites de prestige ou leur dévalorisation de leur parler, voire leur culpabilité linguistique et bientôt leur l’insécurité linguistique »72.

Même si cette théorie était à l’origine appliquée aux dialectes régionaux et à l’idée de la norme, nous constatons un parallèle important avec les dialectes sociaux, c’est-à-dire les argots. Denise François-Geiger commence d’ailleurs la ci-tation précédente en se posant la question sur le rapport de l’argot à l’« imaginaire linguistique »73.

70 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’argoterie, op. cit., p. 116.71 Cf. Anne-Marie HOUDEBInE-GRAvAUD (éd.), L’imaginaire linguistique, Paris, L’Harmattan,

2002.72 Anne-Marie HOUDEBInE-GRAvAUD, « L’imaginaire linguistique : un niveau d’analyse et un

point de vue théorique », p.11, in : Anne-Marie HOUDEBInE-GRAvAUD (éd.), L’imaginaire..., op. cit.

73 « Enfin nous pouvons nous poser la question des rapports de l’argot à l’« imaginaire linguistique » pour reprendre la formulation d’Anne-Marie Houdebine » (Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’argoterie, op. cit., p. 116.)

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Imaginaire argotique des appellations « langue des jeunes » et « hantec »

Dans les médias, le hantec est le plus souvent présenté en tant que « langue des Brnois », c’est-à-dire une variété régionale qui remplit une fonction identitaire pour des Brnois-patriotes. En revanche, l’appellation « langue des jeunes » fait référence directement à une variété générationnelle où les adolescents expriment ainsi leur révolte vis-à-vis du mode d’expression conventionnel de la génération adulte. Or, la réalité est beaucoup plus complexe. Pour pouvoir trouver des pa-rallèles entre les situations tchèque et française au niveau des représentations que les gens se créent à propos des appellations « langue des jeunes » et « hantec », il nous semble opportun de faire la distinction non seulement au niveau de l’âge (adultes, post-adolescents et adolescents + pré-adolescents), mais également entre les « argotisants » (c’est-à-dire ceux qui utilisent l’argot à des buts identitaires74) et les « non-argotisants ».

Ce qui est présenté dans les médias le plus souvent sous l’étiquette de « lan-gue des jeunes » ou de « hantec », est en réalité à la fois une variété sociale, généra-tionnelle et régionale. La négligence d’un ou de plusieurs de ces facteurs lors de la reprise par les médias provoque une contestation de la part de ces locuteurs (réels ou supposés). Si l’on suivait les stéréotypes médiatiques, tous les Brnois devraient être des locuteurs du hantec.

En réalité, ceux qui ne sont pas « argotisants » refusent une telle présentation, rappelant que le hantec n’est pas une « langue » mais juste un argot, un discours spécifique aux situations argotogènes. L’appellation « langue des jeunes », en re-vanche, laisse penser qu’en sortant de l’adolescence les locuteurs abandonnent les pratiques argotiques. C’est bien probable pour certains, mais en réalité, il y a bon nombre de jeunes pour lesquels la pratique de l’argot reste fortement iden-titaire jusqu’à l’âge post-adolescent et même adulte. Il est difficile de mettre une frontière nette entre l’âge post-adolescent et l’âge adulte (cf. supra § 3.2), et les post-adolescents qui se sentent encore jeunes expriment souvent leur non-con-formité par un attachement identitaire à la pratique argotique. Ce groupe refuse que l’appellation « langue des jeunes » soit appliquée uniquement aux adolescents car il existe, selon toute évidence, une continuité argotique. Dans nos enquêtes complémentaires, certains post-adolescents ont hésité à se désigner comme des locuteurs de la langue des « jeunes », vu leur âge. En somme, le stéréotypage ré-gional pour le cas du hantec et générationnel pour le cas de la langue des jeunes est considérablement simplificateur.

De plus, la médiatisation de ces phénomènes ne suscite pas toujours des réac-tions positives chez les groupes de locuteurs pour lesquels la pratique argotique est une affaire identitaire. Le problème majeur réside dans le fait que l’image mé-diatique permet de créer des connotations auxquelles une partie des locuteurs ne peut pas s’identifier.

74 En réalité, chaque individu est argotisant dans des situations de discours propices (connivence, crypto-ludicité), mais la question identitaire n’est pas automatiquement associée à l’usage de l’argot chez tous les locuteurs.

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En ce qui concerne les Brnois argotisants, nous avons montré avec l’exem-ple de la « momification » du hantec que la jeune génération se sent exclue de la présentation médiatique qui glorifie l’époque passée et qu’elle refuse, par la suite, d’utiliser l’appellation hantec pour désigner l‘argot moderne qu’elle utilise. L’insistance sur la stabilité lexicale et dès lors sur l’exclusivité générationnelle de la part des gens qui médiatisent le hantec est le reflet d’un refus d’accepter la conti-nuité argotique, semblable à la situation de l’appellation « langue des jeunes », évoquée précédemment.

En revanche, les jeunes Français hors des cités – ou plus précisément hors de la « culture des cités » – ressentent un sentiment similaire aux jeunes Brnois, ceci au niveau de l’exclusivité sociale, car ce qui est présenté dans les médias est en réa-lité le plus souvent « une langue des jeunes des cités ». C’est pourquoi ces jeunes (on a pu voir ce type de réaction à Yzeure) font une distinction nette entre « langue des jeunes » et « langue des cités ».

Il en résulte que l’image médiatique stéréotypée sera bien accueillie par cer-tains Brnois argotisants adultes et par certains jeunes des cités, car la forme mé-diatisée répond aux représentations identitaires de leurs pratiques argotiques. En effet, dans cette catégorie, il faut bien distinguer ceux qui ont la possibilité

Tableau n° 14 : Comparaison de la « langue des jeunes » et du « hantec »HAntEC en République tchèque

LAnGUE DES JEUnES en France

Catégories pertinentes

Brnois Autres Habitants des cités Et/OU immigrés Et/OU défavorisés

Autres

Argotisants**

non-argotisants

De la région parisienne

D’ailleurs

AdultesPost-adolescents*

Adolescents (+Pré-adolescents)

Légende : Groupes pertinents pour la catégorisationCatégorie non concernée dans la présentation médiatique.Catégorie incluse dans la présentation médiatique.Catégorie la plus médiatisée.Catégorie contestant son appartenance aux locuteurs.Catégorie contestant les connotations de la dénomination. Catégorie propageant la présentation médiatique stéréotypée.

subdivisions :* post-adolescents non-argotisants (bleus), post-adolescents argotisants (jaunes).** groupe de « vrais argotiers » propageant le hantec dans les médias en tant que privilège d’une couche sociale (grillé), autres argotisants (sans grille).

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d’exhiber leurs compétences linguistiques dans les médias (les jeunes des cités la région parisienne en raison de leur proximité par rapport aux médias centralisés et les « vrais argotiers » proches du show-business à Brno) et les autres qui ne sont pas médiatisés (les jeunes des cités de province et autres argotiers adultes à Brno). Ces derniers ressentent une solidarité – générationnelle pour les Brnois et sociale pour les jeunes des cités – à l’égard des premiers. C’est pourquoi ils renforcent le sentiment d’exclusivité évoqué précédemment, tout en propageant les emblèmes de ces parlures, à savoir le vocabulaire stable en hantec ou bien le verlan pour le cas français.

Ils rappellent cependant qu’ils ne s’identifient pas tout à fait avec la forme médiatisée – en France, on a affaire à une variété régionale qui est mise en avant, en République tchèque, le hantec exagéré par des argotiers professionnels peut être interprété comme une variété sociale d’un groupe d’« argotiers prescriptivistes ».

La situation de coïncidence des facteurs régionaux, sociaux et générationnels peut être schématisée de façon parallèle ainsi :

Malgré les grandes disproportions entre le nombre de locuteurs de hantec et de la langue des jeunes, nous constatons que l’imaginaire argotique est influencé par la médiatisation de ces phénomènes de façon parallèle.

Pour les gens qui ne sont pas concernées directement (non Brnois, adultes), la médiatisation du hantec et de la langue des jeunes apporte des néologismes qui infiltrent l’argot commun.

Les locuteurs, en revanche, sont d’un côté flattés que leurs compétences lin-guistiques soient valorisées, mais de l’autre côté, ils expriment leurs craintes de devenir un objet de caricature, notamment au niveau social.

L’influence des médias sur notre mode d’expression, mais également sur no-tre mode de réflexion devient de plus en plus importante. Nous avons témoigné, à partir des exemples de deux parlures argotiques de deux milieux socialement très disparates, de la manière dont les médias unifiaient l’argot (création des argots communs), dont ils s’emparaient de l’argot dans des buts marketing et contribuaient à la création de stéréotypes et de stigmates. nous sommes d’avis que les recherches sur l’apport des médias aux argots et inversement représentent des perspectives pour l’argotologie moderne.

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CHAPITRE 8 : FACTEURS PSyCHO-SOCIAUx DE LA FRACTURE linGuiSTiQue cHeZ leS JeuneS

nous avons vu supra (§ 3.2) quelles étaient les difficultés pour délimiter ce que l’on doit entendre par « la jeunesse », notamment afin de distinguer entre l’âge post-adolescent et l’âge adulte. Il nous paraît que la fin de la jeunesse peut être surtout délimitée par des transitions psychiques et sociales qui sont en interfé-rence.

La transition psychique repose sur le franchissement des seuils sociaux tels que la fixation de soi sur le plan identitaire et la prise de conscience de ses responsa-bilités.

La transition sociale, par contre, repose sur le franchissement des seuils psy-chiques tels que la fin des études, l’entrée sur le marché du travail, le départ du domicile parental, la création d’un foyer indépendant, etc..

Dans ce chapitre, nous allons observer les motivations qui amènent les jeunes à s’exprimer d’une façon non-conventionnelle, tout en tenant compte des critères psychiques et sociaux. toutefois, pour la description de leur comportement lan-gagier, il ne faut pas non plus banaliser des critères propres à l’espèce humaine, qu’on peut nommer « biologiques ».

Par la suite, nous montrerons comment tous ces facteurs se reflètent dans les fonctions spécifiques de l’argot des jeunes ainsi que dans la fréquence d’usage des mots argotiques qui varie globalement selon les étapes de la vie (pré-adolescence / adolescence / post-adolescence / maturité).

Ces réflexions plutôt théoriques sont issues de l’observation participante dans les trois lycées indiqués et de nos expériences empiriques.

1. Particularités « biologiques » du comportement langagier des jeunes

Corollairement à la dynamique des changements dans la société au niveau socio-économique (climat politique, perspectives de vie, standing) et au niveau culturel (style de vie, vagues de modes), la nouvelle génération se distingue, consciemment ou inconsciemment, de la précédente par son appréciation diffé-rente des valeurs de la vie. Ceci se reflète dans le désaccord et le dissentiment avec la génération adulte, conservatrice de ses propres valeurs.

Les nouvelles vagues sont souvent considérées comme provocantes ou, tout du moins, choquantes par leur non-conformisme, mais elles fascinent en même temps par leur charge créatrice – novatrice. L’adaptation naturelle et parfaite des jeunes à la nouvelle réalité socio-économique, culturelle et technique est impres-sionnante par sa spontanéité. Le maniement des ordinateurs, des portables, etc. est, pour eux, une évidence qui va de pair avec l’usage des néologismes créés pour décrire cette nouvelle réalité. Paradoxalement, leur refus de s’adapter, de se conformer à la réalité quotidienne de leurs parents est très significatif et égale-ment impressionnant.

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La langue est un outil qui reflète bien ce paradoxe : le potentiel créatif néologique d’une part, la fascination pour l’argot (au sens classique du mot référent à des mi-lieux asociaux) et pour d’autres formes transgressives, non-conventionnelles que la langue propose d’autre part, sont les deux traits les plus saillants si l’on se pose la question des particularités propres à l’expression verbale des jeunes. Il faut rechercher les causes favorisant la naissance de ces phénomènes dans l’évolution naturelle du monde environnant (qui offre de nouvelles réalités à nommer) et dans l’immaturité biologique de ces jeunes. La néologie fructueuse et les rapports étroits avec l’argot sont des phénomènes qu’on remarque chez les groupes de jeunes de tous les milieux et dans chaque génération de façon répétitive. Il s’agit donc du conditionnement biologique qu’on essaiera de justifier ci-dessous grâce aux approches psychologique et sociologique.

2. Conditionnement psychique de la variation langagière générationnelle

Du point de vue psychologique, le comportement « jeune » se manifeste sur-tout par l’immaturité psychique. La jeunesse s’attache en premier lieu à l’irrespon-sabilité et au jeu.

Les jeunes se soucient beaucoup moins que les adultes de l’adéquation de leur comportement à la situation donnée, ils agissent de manière beaucoup plus spontanée, émotive, y compris au niveau du comportement langagier. Mais en premier lieu, cette immaturité se manifeste par le désir de jouer et d’ex-périmenter.

Les jeunes s’amusent avec les moyens formels que la langue propose (coda-ges, jeux de mots, etc.) et expérimentent sur les conséquences que leur choix sty-listique (notamment lexical) aura sur l’interlocuteur dans les situations diverses (cf. infra).

Cette période de la vie est caractérisée également par une instabilité psychique souvent attestée. Durant l’adolescence de la plupart des jeunes, l’évolution de leur identité est accompagnée de changements d’humeur brusques et inattendus, allant des états de négativisme absolu aux états d’enthousiasme exagéré sur des périodes relativement courtes. Le discours spontané d’un adolescent se distingue surtout de celui d’un adulte par sa haute charge émotionnelle.

Le psychisme tourmenté d’un jeune lui permet de trouver de nouveaux moyens d’expression des sentiments, car il a besoin de nommer ses joies et ses an-goisses d’une façon personnalisée qui puisse montrer la profondeur des émotions éprouvées. C’est pourquoi ce sont surtout les jeunes (et encore plus les femmes) qui ont une tendance à exagérer, à intensifier leur discours.

À l’issue d’une comparaison de trois milieux socialement distincts, nous constatons que l’intensification du discours spontané est un des universaux les plus remarquables – et pourtant assez peu étudié – de la langue des jeunes.

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Intensification du discours spontané des jeunes

L’intensification est un phénomène psycholinguistique très important, mais relativement difficile à repérer à cause d’une instabilité des formes (voir infra). Elle affecte aussi bien le lexique que la morpho-syntaxe et la prosodie1. En étudiant la notion d’intensité, Clara Romero a observé que l’argot et les gros mots peuvent être vecteurs d’intensité du fait qu’ils visent à attirer l’attention de l’auditeur par le signifiant marqué, non standard2.

notre recherche soutient cette hypothèse. Dans notre terminologie, nous rap-procherons, tout au moins pour ces points, l’intensité de l’expressivité (notion fréquente en linguistique tchèque).

Emphase, intensification et…argot

L’intensité et l’emphase sont des termes étroitement liés à l’expressivité (cf. supra § 5.3) et difficiles à dissocier l’un de l’autre. En général, on peut estimer que l’emphase est accomplie par des modulations phonétiques et prosodiques (arti-culation moins soutenue, débit rapide, etc.) en déstructurant l’ordre de la phrase (le sujet est souvent délocalisé, etc.); tout cela a pour but l’intensification du dis-cours3.

Or, l’intensification peut référer soit au degré d’intensité d’une chose sur une échelle allant du neutre vers le haut ou vers le bas4 (par exemple : c’est plus chaud, c’est moins lourd), soit elle est un moyen d’évaluation positive ou bien négative des sujets exprimant ainsi le positionnement subjectif du locuteur par rapport au sujet du discours : son appréciation ou dépréciation personnelle – souvent exagérée, amplifiée – exprimant une insistance sur l’objet (par exemple : je suis très content).

Dans le premier cas où l’intensification reflète de façon strictement technique le degré d’un trait particulier de l’objet (quantification numérique, hiérarchisation des choses, gradation adjectivale, etc.), l’expressivité n’est pas obligatoirement présente. L’intensification est donc un terme plus large que l’emphase, car elle ne dépend pas de l’expressivité au même degré que l’emphase, si l’on se réfère à v. Mathesius5.

Nous allons analyser un deuxième cas d’intensification où la composante ex-pressive est présente, ce qui est un cas très fréquent dans les niveaux sub-standard de la langue. Le discours spontané des adolescents dans n’importe quelle langue

1 Cf. Clara ROMERO, L’intensité en français contemporain, thèse sous la direction de Blanche-noëlle Grunig, Paris, Université de Paris 8, 2001 et P. LÉOn, Précis...., op. cit..

2 Clara ROMERO, L’intensité..., op. cit., p. 145.3 Marie Krčmová, « Emfáze », pp. 123–124, in: P. kARLík et al, Encyklopedický..., op. cit.4 Clara ROMERO, L’intensité..., op. cit., pp. 6–7.5 vilém MAtHESIUS, Čeština a obecný jazykozpyt, Praha, Melantrich, 1947, p. 203 (cf. chapitre

Zesílení a zdůraznění jako jevy jazykové [L´intensification et l´emphase en tant que notions lin-guistiques], pp. 203–223).

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est particulièrement emphatique avec un fort besoin d’actualisation par le biais des intensificateurs. Les jeunes ne se rendent généralement pas compte de leur expressivité. À l’adolescence, les jeunes sont tournés vers eux-mêmes et parlent souvent d’eux. Ce besoin d’intensification de leurs phrases, sinon trop banales, ressort d’un besoin de subjectivisation – ils essayent de dire leurs « propres » opi-nions de leur « propre » manière et manquent d’expressions appropriées ; ils in-tensifient alors leur discours. Voici un des maints exemples du corpus de Brno :

conversation entre deux élèves du lycée (18 ans) dans un trolleybus à la sortie des cours :

A : kam to jede tohleto? A : Il va vers où ?B : Někam dozadu na sídliště do B : Bah +> quelque part au fond de la cité Bástru > hele (ukazuje z okna) toto je à Bástr [argotoponyme du quartier Bystrc à Brno] // fakt dobrej vál ta pizzerka / sem téma (il pointe son index vers la fenêtre)/ c’est un musim vzit Soňu // to sme byli vole endroit VAchement cool cette pizzeria / jednou spolu v Řečkách / tam byla i’faut qu’j’y emmène Sonia // hein cousin / pizza dobrá jak sviňa vole // fakt putain un jour on était ensemble à Řečky dost dobry [argotoponyme du quartier Řečkovice à Brno] / la pizza putain c’était de la bombe / je te jure // mortel grave

Clara Romero rappelle les effets psychologiques non-négligeables de l’inten-sification: « S’exprimer intensément, c’est donc vouloir attirer plus spécialement l’atten-tion de son auditeur, pour le marquer plus durablement, le persuader (éventuellement pour l’attaquer) »6.

Par rapport à ces hypothèses, nos observations montrent que l’intensité se met en place surtout chez ceux qui sont les plus autoritaires dans le groupe de pairs (et savent alors persuader l’interlocuteur) et qui attaquent souvent les autres verbalement, de façon plus ou moins agressive. Leur discours est novateur et en même temps bien mémorisable, car ils utilisent des intensificateurs – comme par exemple des comparaisons – inattendues et donc choquantes dans le contexte donné.

Outre les procédés conventionnels qui servent à l’intensification, Clara Romero rappelle que « prononcer des mots tabous ou parler des sujets tabous amènera automatiquement de l’intensité »7. Parmi les tabous principaux de notre société, on trouvera le plus souvent des références :

6 Clara ROMERO, L’intensité..., op. cit., p. 486. Elle note que la persuasion est pragmatiquement plus intense, mais le sens contraire sera acceptable uniquement si la source est crédible, sait créer les arguments et a de l’autorité. L’agressivité qui peut aller d’une simple critique à la menace verbale aiguë est, au contraire, intense par nature et n’a pas besoin de contenir d’intensif explici-tement, mais sa présence se reflète surtout au niveau abstrait du discours (surtout chez les jeunes garçons). L’intensification aide également à la mémorisation, ceci surtout grâce aux paramètres sémantiques (pp. 481–486).

7 Ibid, p. 494.

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- aux entités religieuses : to je boží! = « c’est divin », disait un jeune tchèque, il y a une dizaine d’années, de n’importe quel objet du discours avec une fréquence considérable8,

– au sexe et à la sexualité : construction putain de + N en français, kurevsky dobrý = « putain, comme c’est bon » si l’on en fait une traduction libre (l’adverbe kure-vsky est une dérivation de kurva = « une pute » ou juron « putain »),

– à la mort : adjectif mortel, -le, interjection Mortel ! ou le complément à mort, par exemple, brancher à mort (« s’intéresser beaucoup ») ; tous ces termes renvoyant aux qualités anormales de l’objet intensifié, et

– à la scatologie : les expressions c’est de la merde, c’est merdique intensifient négativement l’objet par le biais d’une référence aux préoccupations d’ordre hy-giénique.

Compte tenu que l’argot se définit, d’ailleurs, comme le contournement des tabous de la société, l’étude de l’intensification qui se sert souvent des thèmes tabouisés se révèle comme très pertinente en argotologie.

Variable sexe vis-à-vis de l’intensification

Avant d’aborder les procédés fréquents mis en œuvre dans l’intensification, il faut prendre conscience que son usage est très variable. Nous avons défini l’inten-sification emphatique comme un des emblèmes de la production orale spontanée des jeunes, mais on observe des écarts au niveau de la variable sexe ainsi qu’au niveau de chaque individu.

L’intensification étant un phénomène subjectif, chaque locuteur se créé sa propre échelle d’intensité. Il en résulte que chaque idiolecte dispose d’un vocabu-laire intensificateur dont l’insertion et le taux d’occurrences sont influencés non seulement par la situation communicationnelle mais aussi par la personnalité du locuteur : s’il est plus émotif ou, au contraire, plus distant.

Pour ce qui concerne la variable sexe, il s’avère que le discours des femmes est plus émotif, plus classificateur et la narration plus subjectivisée9. Les adjectifs et les adverbes intensifs tels que, par exemple, très, vraiment, vachement en français ou bien hrozný, strašný, fantastický en tchèque sont souvent considérés au premier abord comme féminins.

Le discours masculin prend, au contraire, plus de distance par rapport à son objet, mais l’intensification est présente de façon moins apparente sous forme de dysphémismes, jurons et injures liés aux thèmes tabouisés. nous sommes d’avis que l’intensité chez les adolescents est moins consciente car elle se dissimule dans

8 Pour masquer la référence directe à la religion, l’expression paronymique to je koží ! a été utilisée parallèlement ( koží n’a pas de sens et de motivation évidente, mais un rapprochement peut s’opé-rer avec l’adjectif le plus proche kožní = « de peau, dermique »).

9 Světla ČMEJRKOVÁ, « Jazyk pro druhé pohlaví » [La langue pour le deuxième sexe], in: František DAnEŠ et al., Český jazyk na přelomu tisíciletí, Praha, Academia, 1997b), p. 150.

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l’emphase globale du discours et qu’elle est moins différenciée sexuellement à cette période de la vie qu’à l’âge adulte10.

Or, les filles utilisent déjà à cet âge-là plus de valeurs positives que les gar-çons, si l’on se fie aux conclusions du groupe de recherche grenoblois constitué autour de Jacqueline Billiez, qui soutient cette hypothèse en affirmant que l’usage de l’adverbe trop augmente, avec une valeur positive d’intensif chez les filles11.

Côté formel des intensificateurs

L’analyse lexicale des intensificateurs dans les deux langues montre que les procédés formels sont très complexes et dépassent largement le cadre de notre thèse essentiellement lexicologique12. nous allons donc nous limiter aux intensi-ficateurs de valeur adjectivale et adverbiale (qui sont en même temps les moins stables et les plus évidents à repérer).

Dans les deux langues, l’intensification des noms s’opère le plus souvent par le biais d’un adjectif intensificateur. En ce qui concerne les adjectifs et les verbes, leur intensification emphatique est généralement réalisée par l’adverbe intensifi-cateur. Or, les deux corpus ont révélé une tendance au glissement de catégories grammaticales (cf. infra le cas de grave, chaud ou bien de hafo en tchèque).

Les deux langues connaissent également le phénomène de « sur-intensifica-tion », c’est-à-dire le renforcement de l’intensité par un deuxième intensificateur, généralement un adverbe (p.ex. grave de la bombe13, vraiment mortelle, l’histoire !, trop puissant le film !14 ou bien úplně brutální brusle = lit. « les patins complètement brutaux », au sens « patins chanmé grave », fakt drsný baby = lit. « les filles vraiment rudes », au sens « meufs vachement cools », dost dobrý = lit. « assez bon », au sens « trop bien » etc.).

Ceci reflète bien le besoin d’exagération et de persuasion des jeunes par l’intermé-diaire des intensificateurs.

Ce sont les adjectifs et les adverbes qui apparaissent le plus souvent en tant qu’intensificateurs, en tchèque comme en français. En comparant d’autres procé-

10 N’ayant recensé dans nos classes qu’une seule fille dans chaque pays, c’est une hypothèse peut-être un peu rapide mais les enquêtes ont montré un taux d’occurrences très élevé pour les adjec-tifs et les adverbes intensificateurs qui sont, en général, attribués surtout aux femmes.

11 Dans la langue des jeunes, l’adverbe trop remplace les intensificateurs vraiment ou très (Jacqueline BILLIEZ, Karin KRIEF, Patricia LAMBERT, « Parlers intragroupaux de filles et de garçons : petits écarts dans les pratiques, grand écart symbolique », Cahiers du français contemporain, n°8, 2003, p. 170.

12 Clara Romero signale également que l’aspect segmental et l’aspect intonatif sont susceptibles de modifier le degré d’intensité de ce qui est dit, voire d’en inverser le contenu (Clara ROMERO, L’intensité..., op. cit., p . 451).

13 En revanche, selon notre informateur n, la combinaison *grave de la balle ne s’utilise jamais dans la langue des jeunes des cités.

14 Exemples tirés du film Raï (PolyGram video, 1996). Aujourd’hui, les expressions mortel et puis-sant étant démodées, les datations des films et des romans pour les jeunes sont une source fiable des usages d’intensificateurs de l’époque, malgré la stylisation des textes.

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dés repérés, on observe qu’en français, l’intensité chez les jeunes peut être éga-lement opérée à l’aide de préfixes (par exemple super, hyper, extra, méga, etc.15) ou de compléments figés (les locutions telles que de la balle, de la bombe, à mort). Cependant, ces procédés ne sont pas développés dans le parler des jeunes tchè-ques (sauf dans le cas de la construction super + n, par exemple superdebil = un grand idiot, superkoc = une fille très belle, etc.16).

Le tchèque, par contre, se sert abondamment des comparaisons figées. Comme le souligne Zdeňka Hladká17, la partie morave de la République tchèque préfère le figement comparatif jak sviňa (= « comme une truie » ; notons que sviňa est une variante dialectale pour svině en tchèque standard) tandis qu’en Bohême, c’est le jak prase (= « comme un cochon ») qui assure aussi ce rôle d’intensification.

L’apparition des animaux domestiques dans l’intensification est donc un autre trait commun à la langue tchèque et au français (cf. vachement). Il ne s’agit pas de comparaisons proprement dites qui pourraient préciser la qualité de l’adjectif, elles servent uniquement à l’intensification (qualitative ou quantitative selon le contexte) de l’objet ou de l’action, à cause de leur désémantisation (cf. infra).

Revenons au groupe le plus important, celui des adjectifs et des adverbes intensificateurs. Allant généralement de pair, en tchèque: hrubý – hrubě, krutý – krutě, ils sont complémentaires, avec un taux d’occurrence approximativement égal. Ceci n’est pas le cas dans le corpus français : soit il n’y a que la forme adver-biale (trop, vachement, etc.), soit ce n’est que la forme adjectivale qui est acceptable pour les jeunes (grave, lourd, chaud, etc.).

Cette tendance très nette à utiliser des adjectifs dans le contexte adverbial – ob-servée par J.-P. Goudaillier dans la langue des jeunes des cités françaises18 et at-testée largement dans tout notre corpus français (p.ex. elle est grave belle = elle est très belle, il m’a vénèr grave = il m’a beaucoup énervé, etc.) – peut s’expliquer comme un besoin d’extension de l’emploi des adjectifs : ceux qui ont un grand succès dans les discours – aux adverbes, ce qui semble correspondre aux paires adjectif-adverbe tchèques (la forme adverbiale ne prenant pas le suffixe adverbial –ment).

L’autre hypothèse à propos de l’emploi adverbial des adjectifs peut s’expli-quer en partant des adjectifs verlanisés particulièrement fréquents, tels que chanmé ou relou19. La forme adverbiale régulière – méchamment, lourdement – étant difficile

15 Les préfixes intensificateurs sont en grand déclin actuellement et notre corpus n’en donne que quelques-uns dans des locutions quasi-figées (p.ex. mégateuf = « une soirée énorme, géniale », etc.). L’usage de super reste fréquent (p. ex. c’est super bien, un truc super vieux, etc.) mais il est mar-qué générationnellement (jeunes de plus de 20 ans) et socialement (les jeunes de cités considèrent le phénomène des préfixoides comme provenant de la société majoritaire).

16 Ou bien supr (avec dérivation suprovej) dans certains contextes ce qui paraît être une variante orale avec un –r final accentué.

17 Zdeňka HLADKÁ, « Ten je vzdělané jak sviňa; k jednomu moravskému přirovnání » [Il est érudit comme une truie; à propos d’une comparaison morave], Čeština doma a ve světě, 4, 1994, p. 241.

18 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 92, 93, 165, 189, 201. Le cas de grave est également traité par Marina YAGUELLO (Petits faits de la langue, Paris, Seuil, 1998, pp. 30–34).

19 verlanisation régulière : chanmé ou chantmé [∫ãme] < [me∫ã] méchant et relou [Rəlu] < [luR(ə)] lourd où la verlanisation a effacé partiellement le sens d’origine au profit de l’intensificateur générique.

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à verlaniser car trisyllabique, les formes verlanisées servent en tant que passe-par-tout avec un sens très vague et assurent alors un fort effet d’intensité.

Le glissement de catégorie grammaticale touche, dans le corpus tchèque, l’ex-pression hafo (cf. infra § 9.2), qui s’utilise non seulement dans son sens originel avec la base dialectale « beaucoup » (p. ex. máš tam hafo místa = « tu as beaucoup de place là-bas ») mais également comme adjectif qualificatif (p.ex. je totálně hafo = « il est totalement … », sens dépendant du contexte – ici « bourré »).

Le cas de hafo nous amène à considérer ce glissement comme un cas particu-lier d’ellipse. Les énoncés renvoyant à l’expressivité contextuelle du type : il est grave, il est trop, je hafo, barák jak sviňa, etc. comportent implicitement un adjectif qualificatif sous-jacent (dans nos exemples : il est grave beau, il est trop bête, je úplně hafo nažranej = « il est total défoncé », barák velkej jak sviňa = « maison grande com-me une truie ») et le caractère elliptique ajoute un effet d’intensité peu spécifié, mais fort.

Désémantisation et effacement de l’expressivité

Si l’on note fréquemment le caractère vague de beaucoup d’intensificateurs, c’est parce que la désémantisation est fréquente dans cette catégorie syntaxique et qu’elle est le moteur du renouvellement incessant du lexique.

Les intensificateurs se comportent comme des compléments précisant la quan-tité ou la qualité de l’objet ou de l’action. Ceux qui sont les plus répandus jouent souvent les deux rôles – négatif ou positif selon le contexte (p.ex. krutá mařka ex-prime soit une fille très belle, soit une fille très moche) car l’aspect négatif s’est vite effacé (vachement, mortel, chanmé ; brutální (« brutal »), drsný (« rude, âpre, fruste »), krutý (« cruel, brutal »), etc.), le mot perdant son sens de départ et recevant un nouveau sens vague de simple intensificateur, dont la valeur qualitative dépend uniquement du contexte.

Dans certains cas, l’emploi des intensificateurs est devenu tellement vague qu’ils peuvent signifier la quantité et la qualité à la fois (notamment grave, chanmé, relou, chaud convertis en adverbes ou bien jak sviňa).

Nos observations sur le terrain démontrent que si un jeune affirme qu’une situation l’a choqué, étonné, il dit que : « c’est chanmé / mortel » en France ou bien : « to je krutý / hrubý » en République tchèque (à Brno, plus particulièrement). S’il veut exprimer la beauté, la perfection, l’admiration c’est toujours chanmé / mortel, krutý / hrubý. Si, au contraire, la réalité décrite est laide, dégueulasse, bizarre, le plus simple et le plus expressif est toujours d’utiliser l‘intensificateur chanmé / mortel, krutý / hrubý (nous appellerons infra ce type de polysémie comme « mots identitaires ».

Avec grave dont la forme verlanisée veugra a également été attestée, ils sont tous quasi-synony-miques.

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La même situation d’ambiguïté est observable auprès des adverbes du type grave / trop, krutě / hrubě20 où la quantité est toujours implicitement grande, mais la qualité varie selon le contexte entre un mélioratif absolu et un dépréciatif ab-solu. Du point de vue de la motivation psychique, le sens vague de ces intensi-ficateurs permet aux jeunes d’exprimer leur excitation, leur émotion vis-à-vis de la réalité désignée, mais évite également de réagir sans être obligé de prononcer directement son opinion: on attend l’opinion des autres (notamment du « boss » du groupe) pour ne pas se faire ridiculiser et pour ne pas perdre ainsi son statut dans la hiérarchie du groupe (cf. infra § 8.5).

L‘avertissement d’un jeune du lycée à Brno devant les autres: (élève de Z2.B, 17 ans):

no ale bacha, mám brutální brusle, vole [trad. libre : eh, cousin, fais gaffe à mes patins, ils sont chanmé, tu vas voir]

est tout à fait symptomatique de ce caractère protecteur des intensificateurs. En ef-fet, le jeune utilise l’expression brutální /chanmé, dont le sens était particulièrement vague à cette époque, pour ne pas dire qu’il a honte de ses vieux patins, parce que peut-être, ses copains vont les trouver marrants, et que c’est mieux que s’il n’avait rien. Il se protège par cet avertissement contre la ridiculisation éventuelle de sa personne, mais, en même temps, il essaie de se placer en haut de la hiérarchie grâce au fait qu’il possède un objet probablement intéressant pour les autres.

La néologie qui est féconde pour ce groupe lexical est surtout incitée par le be-soin d’actualisation et de non-conformité de la production orale des adolescents. Or, c’est aussi l’évolution rapide des intensificateurs au niveau sémantique (ex-tension et/ou disparition du sens originel) qui contribue et qui suscite la création de nouveaux mots emblématiques pour une époque et pour une génération de jeunes plus ou moins limitée (entrant souvent en concurrence synonymique avec des intensificateurs plus anciens).

Au niveau de leur fréquence d’emploi, on observe le déclin des préfixoides21 méga, extra, super au profit de trop, grave et parallèlement, en tchèque, brutální, dr-sný qui étaient employés par notre génération, tendent à être remplacés par krutý, hrubý de la génération de nos informateurs (la différence d’âge étant d’environ 7 ans).

Lors de la rédaction du présent ouvrage, les médias qui visent de plus en plus le public jeune (télé-réalités, « teen-agers films », programmes musicaux, etc.) ont commencé à propager l’expression hustý (lit. « dense »), un intensificateur expres-

20 Les adverbes du type krutě / hrubě sont à la fois quantitatifs et qualitatifs, tandis que l’adverbe hafo désigne uniquement la quantité. Du fait que ce « mot identitaire », issu du hantec (mais d’abord du dialecte de Haná : hafól = « beaucoup », suivi d’une apocope et d’un raccourcissement), est de plus en plus à la mode, le caractère quantitatif des adverbes krutě / hrubě semble être moins expressif, moins intense.

21 notamment si l’on compare nos résultats par rapport à l’article de H. BOYER, « Le français des jeunes... », art. cit., p. 81.

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sif, au sens vague, et qui circule à Prague surtout. Cet intensificateur entre, à Brno, en concurrence avec les intensificateurs « régionaux » (krutý, hrubý).

En trois ans, on a alors vu surgir une nouvelle tendance qui s’est étendue sur la totalité du territoire tchèque, grâce au rôle de plus en plus unificateur des mé-dias (cf. infra § 10.2).

Enchaînement néologique

Le désir des jeunes d’actualiser leur discours se reflète nettement dans le cas de l’intensification. Or, ce n’est pas un désir arbitraire, immotivé. L’expressivité du mot s’efface avec la fréquence de son usage, ce qui amène les jeunes à rempla-cer les expressions « usées » par de nouvelles, sémantiquement proches, mais pho-nétiquement inusitées, impressives pour l’interlocuteur. Ainsi, nous observons la création de l’intensificateur brutální (« brutal »)22 qui est bientôt remplacé par drsný (« rude, âpre, fruste »). Par analogie synonymique, celui-ci recule au profit de l’intensificateur qui a un grand succès : hrubý (« brutal » ou « âpre », « fruste ») – voici des traits sémantiques communs avec les deux intensificateurs précédents ! Encore plus récemment, toujours par analogie synonymique, les jeunes Brnois emploient l’intensificateur krutý (« cruel », « âpre »).

voici la série synonymique : brutální→ drsný → hrubý → krutý qui n’a pas de lien évident pour un tchèque, mais si l’on traduit cette série en français, on obser-ve qu‘un cercle de nuances synonymiques se ferme: brutal-rude-âpre-fruste-brutal.

Dans notre corpus tchèque, les intensificateurs les plus à la mode donnent naissance à des séries de néologismes créées par dérivation de la racine de l’inten-sificateur en question. Prenons pour exemple la série avec le radical hrub- (inten-sificateur hrubý (adj.)/ hrubě (adv.)) ; nous avons repéré les substantifs inanimés, désignant une situation affective au sens vague – tout dépendant du contexte : hrubota, hrubost, les substantifs animés désignant des individus qui se comportent d’une manière qui mérite l’attention (négative, positive, étonnement, toujours selon le contexte) : hruboň, hrubič, mais également une dérivation paronymique, créée par rapprochement au patronyme tchèque courant: Hrubeš pour désigner un individu intéressant (au sens peu clair sans contexte, mais le plus souvent pé-joratif) – par exemple, dans l’exclamation : seš totální Hrubeš! (lit. t‘es un « Hrubeš » total = t’es complètement ouf, toi !)

Des séries similaires peuvent être repérées avec tous les « mots identitaires », les mots à haute fréquence d’emploi, dont le sens reste très vague (mais d’autant plus expressif ), et surtout représentatif pour une génération donnée de jeunes.

22 Il reste à vérifier si le terme supposé être le plus vieux de la série, à savoir brutální/-ě n’est pas, lui-même, le produit d’une analogie paronymique de l’adjectif/adverbe intensificateur betální/-ě. Dans ce cas, tout le paradigme serait issu du hantec, car betální/-ě est un mot-clé de ce parler. Le plan étymologique est le plus contestable vu l’absence de recherches en continu pour ces niveaux de langue.

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Intensificateurs et autres « mots identitaires » : va-et-vient entre symboles et stig-mates

Dans le chapitre précédent, nous avons montré que les intensificateurs au sens vague sont très productifs en néologie dérivationnelle. Ces passe-partout sont de vrais indicateurs de l’appartenance à une culture juvénile, limitée souvent en espace et en âge, fonctionnant en tant que « mots identitaires » dans un réseau de communication plus ou moins large.

Si nous définissons les « mots identitaires » en tant que lexèmes à haute fréquence d’emploi (les plus « in », branchées, à la mode) et/ou lexèmes qui sont perçus comme iden-titaires, comme symboles d’une génération ou, plus étroitement, d’un groupe de jeunes (p.ex. jeunes des cités, fans d’un courant musical ou sportif, etc.), les intensifica-teurs seront aux premiers rangs dans cette catégorie.

Lors de nos interviews avec les jeunes des cités, la question sur les intensifica-teurs a chaque fois suscité une réaction vive.

voici des extraits d’entretiens avec nos informateurs à Paris :

Q: et par contre quelque chose qui est super? / c’est +> c’est comment?F: bah c’est terrible / c’est terrible c’est génial c’est mortel c’est telmor ça claque ça arrache / c’est

chanmé ---------------Q : alors comment dire quelque chose qui est super ?A : ah quelque chose qui est super ? // c’est chanmé / méchant – chanmé / ouais ça se ditQ : ça veut dire que c’est vraiment <+A : ouais là c’est vraiment / c’est-à-dire ah non c’est chanmé // ya quoi encore par exemple ce bâti-

ment ah il est Grave beau //ça pète / c’est de la bombe et ça pète / c’est-à-dire qu’avant c’était de la bombe et peu après ça pète // c’est-à-dire c’est encore mieux que +>

Q : ok ça pète comme la bombe

Les jeunes se sont avérés être des observateurs assidus de l’évolution des in-tensificateurs au cours du temps :

(informateur n) : avant on disait puissant / plus tard c’était mortel et aujourd’hui c’est surtout de la balle, de la bombe

Or, ces jeunes sont surtout de très bons observateurs des nuances entre l’ap-partenance d’une expression à la « culture des rues » ou bien à la culture juvénile générale : selon notre informateur N, l’intensification par le biais de la locution de chez ressort de banlieue (par exemple : relou de chez relou), aujourd’hui son emploi semble être, dans son entourage, limité à l’expression grave de chez grave unique-ment.

L’informateur A observe un autre usage23 :

A : c’est méchant de chez méchant / ça c’est de – chez – deQ : et tu le dis toi ?A : non moi je le dis pas / mais je sais que je l’ai entendu plusieurs fois

23 nous avons entendu l’expression j’suis mort de chez mort prononcée par une jeune fille ! d’ori-gine maghrébine dans un bus parisien.

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A : c’est chiant de chez chiant / c’est-à-dire tu peux faire n’importe quoi avec ça / c’est-à-dire t’as un truc qui est chiant / et c’est encore plus chiant que ce qui était chiant / alors c’est chiant DE chez chiant

Q : et on dit hyper chiant ou quelque chose comme ça ?A : non non / le hyper ça se dit plusQ : ouais / et c’est quoi maintenant ?A : on dit grave / c’est grave chiant // ah c’est grave marrant /// ouais c’est grave / le hyper c’est

plus p’t-être dans +> comme si +> espèce de petite bourgeoisie t’vois c’que j’veux dire / espèce de jeunesse bourgeoise t’vois c’que j’veux dire // (avec le ton parodiant) ah c’est cool oooh c’est HYper cool

Q : alors hyper on dit pasA : non / pas du tout / c’est hyper / c’est ultra // non je côtoie pas et je connais pas trop de leurs mots

courants tu vois

Les préfixes hyper, ultra, super, méga ne sont pas, de toute évidence, issus de banlieue et le fameux trop non plus, même s’il est très répandu également auprès de jeunes des cités.

Malheureusement, les marqueurs identitaires peuvent facilement devenir

marqueurs stigmatisants. Si un écrivain veut styliser son personnage dans le parler des jeunes, il se sert tout d’abord de ces « mots identitaires », dont les intensifica-teurs, les verlanisations24, etc.. Comme témoignage de cette pratique stylistique, citons le romancier thierry Jonquet25.

Avec la répétition abondante des termes « branchés » chez les jeunes et avec l’assaisonnement par des intensificateurs, on obtient un résultat crédible relative-ment facilement. Hélas, c’est la raison pour laquelle ce « sociolecte générationnel » se prête très facilement à la parodie, à la ridiculisation. Ceci peut être amusant dans le cas des parodies de la langue des jeunes en général, mais la même parodie peut prendre des proportions beaucoup plus sérieuses si l’on vise les jeunes des cités.

L’imitation des phénomènes les plus visibles d’un sociolecte marginal amène à créer des stéréotypes dans l’imaginaire social des non-locuteurs. Ceci nous fait repenser, par détour, au parallèle entre hantec et le FCC (cf. supra § 7.4). À part le choix lexical, c’est surtout l’accent qui s’ajoute au hantec qui permet une affir-mation sociale (pour le cas de Brno, il s’agit du dialecte traditionnel de Brno qui persiste dans le hantec. Pourtant, excepté cet usage, cet accent est en recul au profit de la variante morave du tchèque commun dans les situations de communication courantes). Le théâtre municipal de Brno a présenté, en 2001, la comédie musicale inspirée par la fameuse pièce de G.B. Shaw intitulée My Fair Lady ze Zelňáku (« My Fair Lady de la Place de chou » ; une des places les plus connues de Brno, Zelňák étant un argotoponyme pour le nom officiel Zelný trh). C’est l’histoire très connue

24 Cf. Alena PODHORná-POLICká, « Les aspects stylistiques de la verlanisation », in : Ivana ČEŇKOVÁ et al. (éds.), Dialogue des cultures : interprétation, traduction, Université Charles de Prague, Prague, 2006, pp. 37–62.

25 Connu pour ses romans policiers, thierry Jonquet ne peut pas être considéré comme un locuteur du FCC, mais il s’en sert pour styliser ces personnages (cf. Thierry JONQUET, La vie de ma mère !, Gallimard, 1994 ou Thierry JONQUET, « Le Témoin », in : Pages noires, Gallimard, 1996). Son em-ploi des intensificateurs vient de l’observation extérieure, à la différence des romans écrits par les jeunes des cités (cf. Rachid DJAÏDAnI, Boumkœur, Seuil, 1999, entre autres).

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d’une pauvre fille qui est « handicapée » linguistiquement, car elle ne maîtrise que le niveau sub-standard, l’argot de la rue et qui réussit à échapper à la misère en apprenant non seulement la langue châtiée mais également les coutumes de la « bonne » société. Ici, cette histoire, transférée à Brno, est jouée en hantec. Or, en passant à la bourgeoisie, elle a perdu ses racines. Ceci est bien possible dans une stylisation littéraire, mais peu probable dans la vie réelle, puisqu’on n’oublie pas le langage de notre jeunesse. Cette oeuvre littéraire bien connue (qui pourrait être très bien transposée en banlieue parisienne et relexifiée en FCC : un conte de fées serait né) repose en effet sur l’idée de purisme.

Il faut bien sûr montrer aux jeunes qu’il ne faut pas déprécier le rôle de l’ensei-gnement de la langue nationale et des valeurs de la société, mais il est utopique de croire qu’il existe un lien direct entre l’identification avec une pratique argotique adolescente et la réussite dans la vie sur le plan social. Si l’on emploie des expres-sions argotiques pour styliser les personnages (avec le soulignage accentuel), on les condamne à être socialement défavorisés, ou encore délinquants. C’est dans cette idée que B. Conein et Françoise Gadet26 voient le parallélisme entre l’an-cienne dénomination français populaire (qui est en train de disparaître au profit de la dénomination français familier) et les dénominations stigmatisantes (car mal connotées) des pratiques langagières des jeunes de banlieues. Or, cette étiquette connotée « en dit plus sur l’observateur que sur l’observé », soulignent-ils27.

Au nom du « standard » prescriptiviste, qui est souvent un moyen idéologique puissant de discrimination sociale, on confond le conflit générationnel (partage des normes linguistiques) et le conflit de partage des normes sociales, civiques. D’ailleurs, la pratique argotique est souvent mélangée avec la vulgarité, la vio-lence. Il suffit de citer à nouveau Vivienne Méla qui dit à ce propos : « le verlan est ressenti comme une agression par ceux qui ne le pratiquent pas parce qu’il paraît comme une violence faite à la langue qui pourrait se traduire en violence physique »28.

Or, pour les jeunes, le verlan est tout simplement un moyen d’intensification du discours, un moyen de rendre le discours plus expressif, plus affectif, car il fonctionne comme catalyseur identitaire – d’abord d’une génération et ensuite d’une société marginalisée. Outre la revendication sociale, il sert d’intensifica-teur du discours tout aussi bien que les adjectifs et les adverbes cités précédem-ment.

Lors de la transcription et de la traduction des séquences du discours spon-tané des jeunes Brnois en français, nous nous sommes rendue compte de l’impor-tance des recherches sur le sujet des intensificateurs dans les deux langues. Sans ces données empiriques, le traducteur n’est pas capable de mettre en évidence la synchronie, c’est-à-dire qu’il ignore quel équivalent utilisaient les jeunes de l’autre langue à l’époque de la création du texte traduit.

Malgré l’instabilité des formes, le traducteur devrait trouver un équivalent le plus proche non seulement au niveau de l’expressivité, mais aussi au niveau

26 B. COnEIn, Françoise GADEt, « Le « français populaire » ... », art. cit., p. 107. 27 Ibid.28 vivienne MÉLA, « verlan 2000 », art. cit., p. 31.

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de l’adéquation chronologique (il s’agit surtout de trouver un terme qui était à la mode à l’époque donnée des deux côtés). Le traducteur des romans pour les jeu-nes, des sous-titres des films, etc. est bien évidemment adulte et souvent, il trans-pose dans le texte traduit les expressions de l’époque de son adolescence ce qui est une erreur magistrale si le texte ne date pas de cette époque.

Par extension, nous observons un phénomène similaire dans le cas des inten-sificateurs en hantec (betální, špicový ; cf. supra § 7.4). Avec l’insistance des « vrais argotiers » de hantec (et des médias) sur l’usage des intensificateurs vieillis, d’une génération aujourd’hui adulte, ils condamnent ce parler argotique à ne plus être considéré comme un parler vivant par les jeunes, qui ne s’identifient plus avec l’appellation « hantec ».

Même si, du point de vue normatif, il s’agit d’expressions marginales compte tenu de leur caractère plus ou moins éphémère, les intensificateurs semblent jouer un rôle emblématique dans la production spontanée des jeunes.

La diversité des termes utilisés par les jeunes d’une seule génération montre bien que cette catégorie lexicale est un des fondements de la néologie adolescente. Nous constatons l’usage des intensificateurs influencé tout d’abord par la mode, en ce qui concerne le choix lexical, mais variable sexuellement et générationnelle-ment, en ce qui concerne la fréquence d’emploi.

Or, l’intensification chez les jeunes étant un phénomène remarquable dans sa dynamique, dans ses usages, mais surtout dans ses motivations psychiques, elle mérite une étude beaucoup plus approfondie dans les deux langues.

3. Vers une psychologie de l’argot : variation inter-groupale

Pour l’étude des universaux des parlers des jeunes de tous les milieux, il sera néces-saire de comprendre les motivations qui amènent les jeunes (et également les adultes) à créer des formes linguistiques propres à un réseau de communication, ceci dans une approche psychologique et fonctionnelle.

Il a été prouvé scientifiquement que le psychisme d’un enfant se développe différemment dans un milieu majoritairement adulte par rapport au milieu où le jeune est entouré par ses contemporains. L’instinct naturel de sociabilité regroupe les jeunes entre eux et c’est dans ces collectifs que les jeunes imitent, en jouant, le monde des adultes.

La fascination pour les mots inconnus, mais expressifs – ce sont notamment les vulgarismes et les mots issus de l’argot – commence à un âge bien précoce. Cette pratique commence par le jeu et passe naturellement à la révolte consciente, par le biais de la transgression des tabous, ultérieurement, à l’âge adolescent.

C’est depuis la création des premiers groupes à la maternelle – et plus tard à l’école – que les affrontements verbaux (et souvent aussi physiques) hiérarchi-sent ce petit monde parallèle. Outre la primauté physique, c’est surtout l’éloquen-ce et le don d’argumenter et de faire rire les autres qui permet de se placer haut dans la hiérarchie du collectif (cf. infra § 8.5). La néologie incessante et la reprise des mots « branchés » par les jeunes s’expliquent alors facilement.

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Le psycholinguiste tchèque Z. Vybíral29 résume les fonctions psychologiques de l’argot. Il estime que les mots d’argot, les mots branchés, les « mots totémisés » par le groupe (ce qui correspond à notre définition d’un « mot identitaire », cf. supra § 8.2) ou bien les mots tabouisés, tout ce lexique remplit une « fonction démarcative », c’est-à-dire que l’emploi spécifique de ce lexique permet une catégorisation des membres et une délimitation de ces derniers par rapport aux non-membres. En argotologie française, on parle plutôt d’une « fonction identitaire », voire encore « conniventielle ». Vybíral ajoute que cette démarcation se créé même au prix du dressage de « barrières de communication».

Ces barrières peuvent être construites consciemment quand les membres dé-sirent protéger l’identité du groupe, maintenir le canon groupal spécifique grâ-ce à une « clôture linguistique » par le biais de mots incompréhensibles pour les non-initiés. L’argotologie française désigne ceci comme « fonction cryptique ». Cependant, nous sommes persuadée qu’il faut délimiter également le cas d’une construction inconsciente des barrières de communication entre les membres d’un groupe et les non-locuteurs.

À la différence du cas précédent où le groupe cherche consciemment à ne pas être compris par son entourage, nous observons souvent des expressions qui sont propres à un réseau de communication bien cohésif et qui restent obscures pour les non-initiés.

Pendant le temps passé entre pairs (ou camarades de classe pour le cas sco-laire, observé par nous), les petites histoires amusantes vécues ensemble donnent naissance non seulement aux surnoms plus ou moins hypocoristiques des mem-bres du groupe, mais également à tout un stock d’expressions dont le sens reste caché à ceux qui n’ont pas assisté à leur création lors d’un événement qui incite l’emphase dans le discours.

Ce moment d’échange de paroles est appelé par les jeunes « délire »30. Selon la définition de T. Pagnier, ce type de rite communicatif peut être défini comme :

« une blague, un moment, une aventure, souvent drôle partagé par les individus constituant le réseau. Cette aventure fait l’objet de récit [sic] des plus enflammés et pourrait presque être appelée des épopées. C’est d’ailleurs souvent les gloses qui font du moment un « délire ». Ce mot est aujourd’hui compris et utilisé par une grande part [sic] des jeunes : « on s’est tapé un délire hier, grave !! » »31.

Le substantif délire et le verbe délirer sont polysémiques puisqu’ils possèdent une forte charge expressive et servent comme des « mots identitaires » pour les

29 Zbyněk VYBÍRAL, Psychologie lidské komunikace [Psychologie de la communication humaine], Praha, Portál, 2000, p. 125– 128. nous traduisons les notions.

30 Ce mot branché est utilisé surtout par les jeunes des cités. Avant sa propagation, les sociolin-guistes observaient les fonctions similaires de « signes d’appartenance » au groupe auprès des « ragots » (cf. D. LEPOUtRE, Cœur..., op. cit., p. 149–237). Or, tandis qu’un « ragot » est un bavar-dage plutôt malveillant, visant directement un individu, le sujet d’un « délire » peut être n’importe quelle situation, objet, individu qui incite l’intérêt des jeunes.

31 thierry PAGnIER, Les dénominations de la femme dans le « français contemporain des cités », Mémoire de maîtrise sous la direction de Sandrine Reboul-touré, Paris, Université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3, 2002, p. 35.

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jeunes des cités32. Le verbe délirer est « traduit » en français standard par J.-P. Goudaillier comme « fantasmer »33, ce qui implique bien le caractère inventif de ces rites communicatifs.

La néologie issue des délires doit se trouver au centre de la recherche argoto-logique, car c’est souvent ainsi que les nouveaux lexèmes sont nés :

« ça part d’un délire et puis c’est resté » et c’est ainsi que le collectif est cimenté : « je parle comme ça dans la rue + avec les copains + à l’école aussi + on délire »34

Il y a des enjeux didactiques non négligeables également ; le plaisir du jeu avec des possibilités qu’offre une langue ne devrait pas être éteint par les autori-tés scolaires au nom du respect de la langue standard !

Il nous faut citer à ce point un exemple remarquable d’application pédagogi-que. Il s’agit d’une séries d’initiatives de professeurs de français dans des collè-ges de banlieue : la première initiative est celle de B. Seguin qui a fait travailler ses élèves sur un projet d’écriture poétique dans leur langage spontané, ce qui a donné naissance au livre Crame pas les blases (1994). Cette activité s’est poursuivie, en coopération avec F. teillard, avec l’élaboration d’un dictionnaire de l’argot des jeunes d’une banlieue parisienne, de « leur langue », ce qui a donné naissance au titre Les Céfrans parlent aux Français (1996)35 qui recense un échantillon des expres-sions auxquelles les jeunes attribuent une connotation identitaire.

Ce type d’activité qui motive et qui incite une réflexion métalinguistique semble heureusement en augmentation. D’ailleurs, ces travaux sont une source efficiente pour la recherche argotologique puisqu’ils permettent de vérifier les datations approximatives de l’extension des néologismes parmi les jeunes.

En milieu tchèque, un phénomène similaire aux « délires » français fait égale-ment l’objet d’une dénomination « identitaire » chez les jeunes, sauf que ce n’est pas l’événement ou l’échange de parole qui est désigné, mais uniquement un seul propos amusant, choquant ou quelconque. Les jeunes tchèques emploient une expression hláška (lit. « annonce », terme employé d’abord dans le jargon des joueurs de cartes) pour désigner tout propos qui a eu un effet amusant dans un groupe, mais aussi un effet personnel sur celui qui décrit la situation énonciative. Souvent, mais pas obligatoirement, il s’agit d’un propos qui ridiculise l’énoncia-teur. Il peut s’agir également d’un commentaire marrant qui « colle » bien à une situation donnée, etc.

De la manière identique aux « délires », une « hláška » peut se fixer et persister avec son sens tout à fait originel et étymologiquement clair uniquement pour les initiés, ce qui ne fait que renforcer le sentiment d’une « barrière de communica-

32 Le mot « délire » désigne non seulement un échange de paroles, mais c’est un « terme communément utilisé pour indiquer que l’on a beaucoup de plaisir à faire quelque chose ; de même en ce qui concerne le verbe délirer qui lui correspond » (J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 117.).

33 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p.118.34 Exemples empruntés à B. SEUX, « Une parlure... », art. cit., p. 87, resp. 84.35 Boris SEGUIn, Crame pas les blases, Paris, Calmann-Lévy, 1994 ; Boris SEGUIn, Frédéric

tEILLARD, Les Céfrans parlent aux Français. Chronique de la langue des cités, Paris, Calmann-Lévy, 1996.

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tion » pour les non-initiés. Ce n’est ni la mauvaise volonté, ni le communautaris-me, mais tout simplement la forte cohésion du groupe et la fonction conniventielle qui font resurgir ce type de propos répétitivement, souvent en dépit du risque d’incompréhension par leur entourage. Les allusions à une aventure du passé vécu dans le groupe cimentent la reconnaissance identitaire du collectif et per-mettent une démarcation des membres du réseau par rapport aux étrangers qui ne comprennent pas ces allusions.

Un phénomène identique fonctionne même au niveau commun, auprès de différentes couches de génération. Les allusions que les jeunes font notamment aux propos des films cultes, que les adultes ne connaissent pas forcément, cimen-tent le sentiment d’appartenance à une génération. Les « hlášky » (lit. pl. « les an-nonces ») des films cultes de la génération actuelle sont souvent transposées dans les noms des groupes de musique, dans les noms des clubs branchés, dans les sonneries des portables, etc. Elles sont relevées même sur des sites Internet36.

Prenons comme exemple typique le propos culte = « hláška » – du film Sněženky a machři (« Les perce-neige et les frimeurs ») de 1983, qui marquait notre géné-ration à tel point qu’on retrouve fréquemment dans les portables de nombreux jeunes la tona37 : Vydrž, Prťka, vydrž ! (« Ne raccroche pas, Prťka, persiste ! » ; où Prťka est un patronyme peu fréquent et ridicule, utilisé dans le film).

« Délires, hlášky, mots identitaires » : au cœur de la culture juvénile

Que ce soit au niveau inter-groupal ou intra-groupal, ces « mots identitaires » (ou plutôt les « locutions identitaires », pour ne pas exclure les syntagmes figés) re-présentent, à notre avis, la partie centrale de la « culture juvénile » et justifient plei-nement notre intérêt à expliquer la notion de fracture linguistique générationnelle.

La néologie formelle, mais plus souvent sémantique, issue de ces « créations du délire »38 ou des « hlášky », est une composante universelle de tous les milieux qui vivent dans une cohésion, et elle est notamment présente dans les milieux scolaires. Ce phénomène ressort du grégarisme si typique des adolescents et il est au cœur de toute recherche argotologique.

Une situation similaire est observée d’ailleurs dans chaque milieu fermé, co-hésif. Sans doute, une longue vie en communauté engendre la création des argots et des jargons (rappelons les traditionnels argots militaires, argots des prisonniers ou jargon de la mine39, entre autres).

nous pouvons témoigner d’une création d’un néologisme expressif issu d’une « hláška » écrite de notre propre expérience au cours de l’adolescence. Dans notre groupe de copines, nous nous sommes échangées des lettres (à l’époque, les mails ou

36 www.meteleskublesku.cz, entre autres.37 Apocope de tonalité.38 Cf. B. SEUX, « Une parlure... », op. cit., p. 96.39 Cf. Béatrice tURPIn, Les mots de la mine, Paris, Maisonneuve&Larose, 2004.

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les chats n’étaient pas encore nés) et les anglicismes ont été des piments expressifs fréquents, mais peu lexicalisés. Suite à une faute d’orthographe d’une copine qui a mélangé la formule d’adieu bye bye [baj baj] = « au revoir » avec bay bay [bej bej] = « une baie une baie » dans une lettre, ceci a servi pendant longtemps de source de moqueries pour notre petit groupe des copines dans lequel nous nous sommes saluées en partant Zátoka! (qui est une traduction tchèque de baie). Or, au fur et à mesure, la substitution est devenue si fréquente dans son emploi crypto-ludique que les autres élèves de notre classe ont commencé à reprendre occasionnellement ce terme, sans comprendre son étymologie, comme s’il faisait partie du lexique ar-gotique de la classe. Sans trop de surprise, il faut avouer que ce terme a été oublié après une certaine période, puisque sa force expressive de départ s’est effacée par un usage fréquent, mais il reste un bel exemple de la vie des mots argotiques créés à l’intérieur d’un groupe, ceci au niveau de « micro-argots ». Il s’agit d’une vie souvent éphémère, mais pourtant remarquable puisqu’on peut supposer ainsi que la plupart des mots d’argot commun se créent d’une façon plus ou moins identique.

nous sommes d’avis que ces mots vivent dans le cycle : naissance d’un délire ou d’une « hláška » (lors d’un événement bien précis)

→ promotion et augmentation de l’expressivité crypto-ludo-identitaire dans le groupe

→ banalisation et effacement de l’expressivité → désuétude

ou → diffusion vers des niveaux plus communs de l’argot(théoriquement, rien n’empêche qu’après avoir été promu dans un groupe

restreint, le mot se diffuse dans d’autres groupes et qu’il peut passer, sans être banalisé, vers des niveaux plus communs de l’argot).

Cette réflexion ne dépasse pas malheureusement le champ hypothétique, fau-te d’absence de méthode scientifique de la détection du processus de l’extension des néologismes par la transmission orale.

En somme, si nous avons défini précédemment l’argot commun (ou, si l’on précise au niveau générationnel, l’argot commun des jeunes, cf. supra § 7.2) com-me une extrémité macro-structurale de l’analyse variationniste, les « créations du délire » et les « hlášky » s’inscrivent surtout dans le système micro-structural, des micro-argots (de classe, dans notre cas de figure). C’est ainsi qu’on retrouve maints « hapax d’une classe » (ce sujet sera traité infra, cf. § 10.2) et qu’il est permis de parler désormais d’un « résolecte » qui est, à notre avis, un terme à mi-chemin entre sociolecte et idiolecte.

Notion de « résolecte »

Une description objective des pratiques langagières au niveau lexical nécessi-te un certain détachement de la terminologie linguistique qui s’avère souvent trop

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vague ou trop connotée vis-à-vis de la problématique d’argot. Certains travaux d’argotologie comparative ont subi des critiques d’ordre méthodologique car ils n’ont pas délimité précisément le public concerné par la variation lexicale, ce qui nous paraissait très pertinent au début de nos recherches. C’est pourquoi notre approche cible tout d’abord la notion de « réseau de communication » (cf. supra § 3.2) où circule le lexique argotique.

Pour contourner la problématique des hapax, des créations ad hoc et la ques-tion bien pesante du caractère éphémère de certaines expressions, nous avons opté pour une approche de l’intérieur : l’unité de base est, en notre méthodologie de travail, une classe scolaire. Malgré le caractère plus ou moins artificiel de ce type de formation de jeunes (par rapport aux groupes de pairs dans la rue qui se sont for-més spontanément), les lois de la reprise, de la création et de l’abandon du lexique argotique sont tout à fait identiques pour les deux cas de figure.

La notion de « sociolecte générationnel » colle bien à ce que nous avons défini précédemment comme « argot commun des jeunes ». néanmoins, ce terme n’est pas tout à fait satisfaisant pour la description des « micro-argots » des groupes ob-servés car il ne prend pas en compte la variation inter-groupale, et encore moins la variation intra-groupale.

C’est pourquoi nous avons dû chercher une terminologie plus appropriée à notre type de recherche. Pour décrire les pratiques langagières des jeunes, nous avons finalement opté pour le terme tout à fait néologique du « résolecte », em-prunté à t. Pagnier40. Il le définit comme « le répertoire utilisé dans un réseau de communication défini »41.

L’avantage de cette dénomination est non seulement qu’elle évite d’utiliser une épithète dans le terme synonymique (seulement sur le niveau d’étude macro-structural) du « sociolecte générationnel des jeunes »42; mais elle est avantageuse sur-tout pour le fait qu’elle entre dans un paradigme utilisé dans les deux linguisti-ques (tchèque et française) des –lectes : idiolecte, sociolecte, ethnolecte, technolecte..., etc.

toutefois, pour travailler avec ce terme, il faut insister sur la régularité de la communication dans le réseau pour que la connivence entre les membres du réseau puisse se développer et pour que « des rites et des codes communicatifs puis-sent être définis »43. Dans un collectif de classe, la fréquentation quotidienne et les échanges verbaux des élèves déclenchent la circulation du lexique expressif (le plus souvent « marqué », sub-standard ) qui peut être issu de l’argot commun, de l’argot des groupes voisins, etc., et la création néologique expressive propre

40 Cf. par exemple thierry PAGnIER, « Étude microstructurale du parler d’un groupe de jeunes ly-céens », in : Dominique CAUBEt, Jacqueline BILLIEZ, thierry BULOt et al. (éds.), Parlers jeunes, ici et là-bas : pratiques et représentations, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 186.

41 t. PAGnIER, Les dénominations..., op. cit., p. 34.42 H. BOYER, «« nouveau français » ... », art. cit., p. 6. 43 t. PAGnIER, Les dénominations..., op. cit., p. 35.

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à ce réseau de communication qui a une forte valeur identitaire (cf. supra § 8.2 les « mots identitaires »). Cette circulation du lexique par le résolecte fait l’objet de nos conclusions principales et sera traitée à part (cf. infra § 10.2).

Voici un exemple d’entretien individuel à Paris avec l’informateur F. Il com-mente l’usage des mots de la liste comportant les dénominations de la femme en FCC tirés du dictionnaire Comment tu tchatches !, et il sourit en regardant le mot Mururoa = « une très belle fille » (attraction argotoponymique de bombe (sexuelle)) :

F: Mururoa? (rire) carrémentQ: non? / du tout? / tu connais pas? / ça?F: non non mais ça doit être un truc spécifiqué // +> spé –ci – fi +> // merde comment dire en français /// spécifiqué à une cité / à une région / à un quartier quoi / parce que bien sûr tu peux dire Mururoa / moi quand j’vois par exemple quand y a une expression quand on dit euh un mec par exemple qui a plein de boutons / on va dire c’est Hiroshima // tu vois / ça c’est c’qu’on disait nous / quand j’étais avec mes potes avant / qu’on voyait un mec qui était un peu con / on disait ah c’est un Pedro // mais personne n‘le dit / tu vois / mais nous on le dit / tu vois ?

Cet exemple montre bien que chaque réseau de communication bien cohésif se crée, pour des raisons crypto-ludiques et identitaires, ses propres néologismes (le plus souvent néologismes sémantiques – ici, argotoponyme et antonomase – Hiroshima, Pedro) qui font partie de ce que nous allons désormais désigner par « résolecte ».

Mais pourquoi abandonner à ce niveau le terme « sociolecte » qui sert tradition-nellement à la description de « la variété de langue parlée par une communauté, un groupe socio-culturel […] ou une classe d’âge »44 ?

La réponse réside dans notre désir d’éviter les généralités trop simplificatri-ces quant au parler des jeunes, notamment des jeunes des cités, même si nous ne pouvons pas ignorer non plus l’existence d’un certain symbolisme identitaire qui prétend qu’il y a UnE langue des cités, cf. supra § 7.3). t. Pagnier remarque bien qu’« avant de considérer à un niveau national l’existence d’une variété de français, il nous faut voir comment les pratiques langagières de ces lycéens s’organisent en système »45.

En revanche, le terme de sociolecte semble être adéquat pour marquer l’argot commun des jeunes, le niveau des « macro-argots », en adoptant l’approche de l’ex-térieur (cf. infra § 10.2).

4. Vers une psychologie de l’argot : variation intra-groupale

La méthode d’observation participante que nous avons adoptée s’est révélée idéale pour observer non seulement les pratiques du groupe, mais aussi les prati-ques de ses membres. Elle nous a également aidée à comprendre les motivations d’usage ou d’abandon du lexique argotique circulant dans le « résolecte » de la classe observée.

44 Claudine BAvOUX, « Sociolecte », p. 265, in : Marie-Louise MOREAU, Sociolinguistique, op. cit. 45 t. PAGnIER, Les dénominations..., op. cit., p. 33.

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Il nous semble que chaque individu utilise le lexique argotique, y compris les néologismes expressifs, de manière singulière, dépendant d’abord de son carac-tère individuel et ensuite de la situation communicationnelle.

Les linguistes tchèques, dans le cadre de la stylistique et de la « socio-stylisti-que »46, se demandent ce qui est communément propre à un « style juvénile » (à la diffé-rence du « style enfantin », « style des seniors », etc. dans le cadre d’une discussion des styles en fonction de l’âge). Nous sommes d’accord avec Jana Hoffmannová qui résume que c’est surtout la non-conformité, l’exhibitionnisme, l’expressivité, l’in-formalité, la ludicité, l’ironie, etc.47

Or, à notre avis, il n’est pas possible de considérer toute production jeune comme un « choix stylistique » dans l’inventaire des moyens lexicaux, morpho-syntaxiques et prosodiques que propose la langue donnée. Certes, dans la situa-tion peu affective où le jeune peut contrôler facilement son choix lexical, ce choix est plus ou moins conscient. Or, dès que la situation de communication devient incontrôlable – affective – son choix lexical devient inconscient, spontané, et c’est surtout la fréquence d’usage des lexèmes qui implique le choix du lexème parmi d’autres variantes. Ceci est bien visible au niveau de la prosodie : l’accentuation « trahit » l’énonciateur au moment où il n’a plus de temps pour se soucier de contrôler sa façon de parler : c’est au moment d’une excitation psychique où il vaut mieux éviter de parler de « choix stylistique » et commencer à parler plutôt d’un discours spontané, stigmatisé par les pratiques du résolecte.

Les proportions entre ces deux extrémités sont individuelles. Le caractère

de chaque jeune étant différent, on retrouve ceux qui sont conscients plus que les autres de leur choix stylistique quelle que soit la situation de communication aussi bien que ceux qui n’arrivent pas à sortir de leur « marquage sociolectal », c’est-à-dire qu’ils sont moins habiles pour varier leur langage en fonction de leur interlocuteur.

Cette constatation s’avère très pertinente dans le cas des jeunes des cités qui sont souvent accusés par les médias (et par certains linguistes aussi, revoir supra § 1.2) d’être renfermés dans les « ghettos linguistiques » de leurs pratiques argotiques qui les dépossèdent du variationnisme situationnel. Ce constat est bien sûr faux. Ici, comme partout ailleurs, la sensibilité au choix stylistique approprié à la situa-tion de communication est une question d’intellect, d’éloquence, d’état d’esprit momentané, etc.

Le niveau d’ancrage dans la façon de parler du groupe dépend dans chaque milieu d’adolescents du besoin d’identification avec ce groupe qui varie selon la position dans la hiérarchie du collectif, selon son ancienneté dans le groupe, selon

46 Cf. Jana HOFFMAnnOvá, Stylistika a.... [La stylistique et...], Praha, trizonia, 1997, p. 137. Il s’agit d’un terme désignant une discipline intermédiaire entre la stylistique du discours et la sociolinguistique.

47 Jana HOFFMANNOVÁ, « Styl současných teenagerů (na pozadí úvahy o „stylech věkových“) » [Le style des adolescents actuels (à l’arrière-plan de la réflexion sur les « styles d’âge »)] , in: Stylistyka IX, Opole, 2000, pp.249–250.

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la stabilité psychique en général (tout cela dépend de la capacité de la base fami-liale à rassurer le jeune).

Confrontant les fiches des élèves avec nos observations, nous constatons que les jeunes des familles perturbées reprennent généralement plus que les autres jeunes (des foyers biparentaux « calmes ») les pratiques langagières du groupe, qui fonctionne un peu comme une seconde famille, une famille supplémentaire.

Émotionnalité dans le discours spontané

Le psychisme d’un adolescent est en train de se stabiliser ou de se déstabiliser compte tenu des facteurs extérieurs qui sécurisent ou insécurisent son « soi » fra-gile, son identité personnelle dans le cadre d’une famille, d’un groupe de pairs, d’un collectif scolaire, etc.

Dans une classe scolaire, on observe aussi bien les garçons qui s’excitent très rarement, qui agissent de manière presque « adulte », mature, que ceux qui s’ex-citent facilement, qui se comportent plutôt de manière irresponsable, enfantine pour la plupart du temps. Ces différences se reflètent bien évidemment dans leur discours, notamment dans le discours spontané (sans le moindre temps de prépa-ration des phrases).

tandis que certains ne semblent pas être motivés par l’utilisation des ex-pressions argotiques, les intensificateurs, les phatèmes parasitaires48 ou des « mots identitaires » que pour renforcer le sentiment conniventiel et son appartenance au groupe, il y a une bonne partie des jeunes qui utilisent ces termes en abon-dance, pour leur propre satisfaction, pour pouvoir exprimer ainsi leurs émotions aiguës.

La fonction expressive évoquée précédemment prend alors dans ce contexte un sens purement psychologique (sans avoir recours à la forme du lexique choisi, mais seulement à l’intention émotionnelle du sujet parlant). L’expressivité tra-duit une emphase, une affectivité personnelle du locuteur, qui ressort du besoin d’exprimer l’excitation énorme de l’esprit adolescent. C’est une mise en relief du message, une sorte d’intensification du discours évoquée supra (cf. § 8.2).

Si l’on parle d’expressivité, il faut évoquer également le principe de pertinen-ce qui oppose l’expressif à l’impressif. L’impressivité est une deuxième notion-clé complémentaire à l’expressivité. Or, elle est souvent incluse dans cette dernière en lexicologie, vu son caractère tout à fait subjectif pour lequel la lexicologie tradi-tionnelle n’a pas de moyen de filtrage (pour la subjectivité du caractère expressif, cf. infra § 9.2).

48 Les phatèmes sont des figements parasitaires typiques pour le discours spontané (en français, les plus récurrents chez les jeunes sont : tu vois ce que je veux dire ou bien t’as vu, en tchèque vole ne, chápeš jako, etc.). Ils servent comme ponctuateurs du discours dont la fonction principale est attirer et maintenir l’attention de son interlocuteur et donc le prendre à parti.

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nous pouvons envisager l’expressivité dans l’optique des intentions du locuteur et l’impressivité dans l’optique des effets sur l’interlocuteur. On opère avec cette bi-narité terminologique notamment en critique littéraire et en poétique.

P. Léon, par exemple, l’applique sur son « modèle phonostylistique fonction-nel »49. Selon sa théorie, les fonctions identificatrices qui relèvent du récepteur, identifient le sujet énonciateur, généralement à son insu. Il les divise en :

« 1) indices sémiotiques reliés à l’état physiologique ou psychologique, dénotant surtout les émotions et le caractère ; 2) indices linguistiques, connotant l’appartenance du sujet énonciateur à tel ou tel dialecte ou sociolecte »50.

Or, le message est, selon Léon, la résultante de deux fonctions, fonction iden-tificatrice et fonction impressive.

La fonction impressive découle, quant à elle :

« de la volonté, consciente ou non, d’impressionner le récepteur [et elle est] constituée de signaux stylistiques, dénotant des attitudes, qui se manifestent selon des circonstances par-ticulières : 1) le statut du récepteur ; 2) le contexte social ; 3) la représentativité profession-nelle du locuteur »51.

Adapté à nos réseaux de communication des jeunes, la dernière circonstance s’avère peu pertinente, mais les deux autres jouent un rôle important dans la per-ception du lexique expressif comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Impressivité lexicale

Le désir de choquer par son « look », par son comportement ainsi que par sa façon de parler, est un phénomène irrévocable commun au psychisme de tous les adolescents. C’est un exhibitionnisme typique pour cet âge d’expérimentation et de révolte. Dans leurs pratiques langagières, les jeunes jouent beaucoup avec l’ef-fet sur l’interlocuteur, c’est-à-dire avec l’impressivité de leur discours, en insérant des néologismes, des argotismes, des mots obscènes, etc.

Ceci est motivé par l’effort d’un jeune de démarquer son individualité soit dans un groupe de jeunes (et renforcer ainsi son statut dans la hiérarchie du col-lectif), soit, dans un milieu adulte (pour exprimer sa révolte contre les normes conventionnelles instaurées par la société conformiste).

Pour visualiser le lien entre l’expressif et l’impressif, nous allons reprendre le schéma des fonctions du langage proposé par K. Bühler dans sa Sprachtheorie52 qui considère que le processus de la communication articule trois fonctions, à sa-voir la fonction référentielle (par rapport au référent, à l’objet désigné), la fonction expressive (par rapport à celui qui parle – locuteur) et la fonction impressive (par rapport à celui qui entend – destinataire) :

49 P. LÉOn, Précis de...., op. cit., p. 21–22.50 Ibid, p. 21.51 Ibid.52 Faute de pouvoir nous procurer cet ouvrage, nous reprenons ce schéma de nancy Huston.

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Schéma n° 5 : Fonctions du langage (expressivité-impressivité) selon Bühler

Fonction expressive Fonction impressive

(locuteur) (destinataire)

message Fonction référentielle

(référent)

(Source: selon karl BÜHLER, repris par nancy HUStOn, Dire et..., op. cit., p. 16)

nancy Huston, en calquant ce schéma pour montrer les rapports entre les jurons (référent au locuteur et à l’expressivité) et les injures (destinées à l’interlo-cuteur, à l’impressivité), observe bien que l’obscénité relève surtout de la fonction impressive53.

Les spécialistes des jurons, les « jurologues » considèrent que l’obscénité re-pose sur le caractère ouvertement sexuel ou scatologique qui choque gravement la pudeur54. Or, c’est toujours la pudeur de l’interlocuteur qui est offensée, car le statut du récepteur n’est pas identique à celui qui émet le message. L’obscénité du message ne se résume pas à une forme vulgaire du lexème, mais surtout au fait d’aller contre la bienséance instaurée par les normes communicationnelles dans un contexte social donné. nous allons observer un cas concret dans le chapitre suivant sur l’exemple du mot mrdna.

En résumé, l’appropriation de son discours : a) à l’interlocuteur, b) à la situation de communication, sont les deux facteurs les plus saillants qui indiquent si le lo-cuteur est consentant à respecter la norme communicationnelle. Sinon, il la transgres-se : dans le discours spontané, nous pouvons dire que cette transgression s’opère souvent inconsciemment, mais si le discours est peu affectif, mieux contrôlé, elle est plutôt consciente.

Expressivité et impressivité : notion subjectives

L’expressivité est une notion ambiguë : soit on la considère du point de vue purement lexicologique, où le lexème expressif est celui qui s’oppose au lexème neutre dans une série synonymique, soit on la comprend dans son sens psycholo-gique où elle est associable à l’affectivité et à l’emphase dans le discours, quelles

53 nancy HUStOn, Dire et..., op. cit., p. 17.54 Constat repris de Raúl ARANA BUSTAMANTE, Agression et..., op. cit., p. 449.

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que soient les formes utilisées. L’insertion fréquente des gros mots et des jurons s’explique par la fonction cathartique55.

Dans le discours affectif, l’expressivité est menée par le besoin d’exagération, si typique chez les adolescents avec leur psychisme tourmenté. Corollairement, la fonction impressive est destinée à provoquer un effet sur l’interlocuteur. Dans le groupe de jeunes garçons, ceci peut aller d’une frime machiste devant les autres membres participant à la conversation, par l’exhibitionnisme ludique, jusqu’à la provocation volontaire, verbalisée par de nombreuses injures, souvent obscènes dans le but d’exclure les non-membres.

Concernant ce point, il faut surtout faire attention à tout jugement de valeur au moment de l’interprétation de la production langagière des jeunes. Un lexème qui peut nous paraître expressif peut être considéré par l’émetteur comme banal ou neutre.

Prenons pour exemple significatif le mot mrdna de notre corpus de Brno. Ce terme grossier se traduit littéralement par « une (fille) bonne à baiser »56, mais qui a été, à force de son usage fréquent, banalisé au sens générique de « fille ». La première fois que nous l’avons entendu, nous étions choquée par la force impres-sive de ce mot dépréciatif, mais au cours de temps, à force de l’entendre maintes fois dans la journée, l’effet impressif s’est effacé et le mot nous a semblé devenir comme quasiment neutre, synonymique de « fille » tout court.

Cette expérience nous a appris à relativiser le sentiment expressif des lexèmes, notamment des expressions obscènes créées par les jeunes. À cause de leur effet impressif, ce type de lexique est souvent amplifié par les adultes qui ne partagent pas les mêmes normes communicatives que les jeunes : ils sont choqués par leur violence verbale. Or, les jeunes ne ressentent pas du tout une violence quelconque, puisque les termes se sont banalisés, dévulgarisés. Quoique le signifiant contien-ne des morphèmes vulgaires, le signifié n’est pas connoté de dysphémisme, c’est même le contraire, comme nous le verrons par la suite.

Perte d’expressivité et dévulgarisation : le cas de mrdna

Nos observations confirment alors l’hypothèse que l’expressivité n’est pas une qualité stable d’un lexème. Ce constat est valable aussi bien pour les néolo-gismes que pour les lexèmes expressifs lexicalisés, répertoriés par les dictionnai-res. À force de répétition fréquente, et avec un décalage temporel, l’expressivité s’efface et les syntagmes perdent leur intensité expressive, se banalisent ou parfois se dévulgarisent par l’usage dans le résolecte.

Reprenons pour exemple, le mot fortement impressif et dysphémique pour les non-initiés, mais quasi mélioratif pour les jeunes, de mrdna, littéralement « une (fille) bonne à baiser », évoqué dans le chapitre précédent.

55 Ibid, p. 94.56 Formellement, il s’agit d’un déverbal de mrdat = « baiser, niquer » resuffixé en –na, suffixe féminin

le plus courant dans la formation néologique des jeunes.

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Suite à la banalisation de ce mot, une série plus expressive a été créée, ceci par l’attraction synonymique, à savoir la série : šukna, jebna, pichna, toutes les racines de ces mots étant les dérivations des verbes synonymiques avec mrdat (šukat, je-bat, píchat). Au départ, l’expression mrdna pourrait être facilement traduisible par une bonnasse. Or, cette expression s’est banalisée et signifie maintenant le terme générique « fille », traduisible dans le lexique de ce résolecte plutôt comme meuf, ce que confirme le tableau ci-dessous, extrait des occurrences dans nos question-naires:

Tableau n° 15 : Banalisation du terme mrdna dans le corpus de Brno

question une fille une très belle fille

une fille moche

une fille qui n’a pas de

poitrine

une fille qui a une

grosse poitrine

la co-pine de

quelqu’un

une pros-tituée

nombre d’oc-currences

9 21 0 0 1 4 1

nombre d’oc-currences avec un qualitatif ou resuffixé

1 5 1 1 0 0 0

Ce tableau propose une petite étude statistico-sémique qui permet de confir-mer l’hypothèse de l’effacement du sens grâce à la haute fréquence du terme. Il s’avère que les deux questions suscitant la qualité négative pour les jeunes (« une fille moche » et « une fille sans poitrine ») voient apparaître le terme mrdna avec un qualitatif hnusná mrdna (traduisible sans hésitation comme « une meuf dégoû-tante ») et plochá mrdna (« une meuf plate ») où le sème primaire de « belle fille » est dénié.

Ceci prouve que le glissement sémantique vers la banalisation d’un terme d’abord très vulgaire s’est opéré et que la dévulgarisation intra-groupale a eu lieu57.

5. Conditionnement social de l’identification identitaire par le biais de l’argot des jeunes

Si nous avons mentionné supra (cf. § 8.2) que la jeunesse se définit, du point de vue psycholinguistique, par l’immaturité psychique, il faut également dire que du point de vue sociolinguistique, le comportement jeune se manifeste par l’imma-turité sociale. Les jeunes sont sur la voie de la découverte, de l’expérimentation et de la quête de leur raison d’être dans le milieu qui les entoure, de leur statut social – d’abord dans le collectif des jeunes, plus ou moins en jeu, ensuite dans la société environnante, dans la vie réelle.

57 Cette banalisation s’est opéré, à notre avis, uniquement dans ce lycée puisque nous n’avons pas repéré ce lexème si banalisé dans notre milieu d’amis ni chez les jeunes d’autres lycées de Brno.

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La grégarité est une caractéristique si typique du milieu adolescent qu’elle apparaît dans toute tentative définitoire. « On peut aller jusqu’à dire que le propre de l’adolescence, c’est le regroupement. C’en est même un signe de bonne santé person-nelle. Devenir soi passe par l’autre, avec l’autre », comme le décrit M. Fize58 quand il aborde la question des tendances universelles et naturelles de la jeunesse.

Si la condition préalable pour la création d’un argot quelconque est l’existence d’un groupe, c’est bien évidemment à l’âge adolescent où le nombre de groupes est le plus élevé et où l’image d’un groupe est le mieux soigné par ses membres. L’argot ou plutôt les argots des jeunes sont alors générés partout où il y a des re-groupements cohésifs qui engendrent la connivence avec des enjeux identitaires.

Pour le cas du FCC (cf. supra § 4.2), nous avons rappelé la théorie identitaire de « we code / they code » de J. Gumperz, appliquée aux langues minoritaires face aux langues majoritaires. Or, en principe, l’argot peut servir aux jeunes tout aussi bien comme un moyen qui permet de se réfugier dans une langue grégaire, identitaire grâce à laquelle ils sont acceptés comme les membres du groupe, dans la vie sociale de leurs contemporains, et grâce à laquelle ils peuvent protéger plus facilement leur identité personnelle immature, encore vulnérable face à l’entou-rage.

Les normes sociales (aussi bien que communicationnelles) imposées par cet entourage sont plus facilement contournables au nom du respect des normes ins-taurées dans le groupe. Les sociologues estiment que :

« le groupe de pairs crée sa propre culture en triant, conservant, rejetant et redéfinissant divers aspects de la culture parentale et plus largement de la culture dominante dans leur société. Dans certains cas, les adolescents forgent ainsi une contre-culture »59.

En matière de langue, le « résolecte » est le reflet de la pratique langagière de cette sous-culture groupale.

Non-conformité et conformité

L’immaturité sociale est une notion-clé pour le raisonnement de beaucoup de fonctions de l’argot. Outre la fonction conniventielle, les autres fonctions : cryp-tique, identitaire, transgressive, etc. résultent du fait que l’individu accorde une importance exagérée à son groupe de référence. Au nom du groupe, il réussit à mieux cacher ses défauts individuels, en tant que personnalité encore peu ré-conciliée avec son statut dans la société.

Ceci est observable non seulement chez les jeunes, mais également chez les adultes « argotisants ». Leur non-conformisme langagier, à première vue tout à fait innocent (s’il ne s’agit pas de groupes marginaux délinquants), dissimule bien le fait qu’ils ne se sont pas tout à fait résignés à leur statut social, qu’ils sont

58 Michel FIZE, Les adolescents, Paris, Cavalier bleu, Idées reçues, 2002, p. 69. 59 Magdalena JARvIn, « Groupe de pairs et relations d’amitié », p. 47, in : Catherine PUGEAULt-

CICCHELLI, vincenzo CICCHELLI, tariq RAGI, Ce que nous savons des jeunes, Paris, PUF, 2004.

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restés en révolte contre la société, qu’ils cherchent la protection du groupe vis-à-vis de leurs échecs dans la vie sociale standard.

Mais revenons aux regroupements de jeunes. Le non-conformisme avec la société adulte et la révolte contre les normes sociales et communicationnelles sont des particularités propres aux jeunes, répétées à tel point qu’elles sont même devenues des clichés. C’est pourquoi le constat que les normes instaurées dans l’enceinte du groupe entraînent une conformité paradoxalement plus importante qu’ailleurs peut prêter à sourire. « Poussée à son extrême, la recherche de conformité interne peut cependant nourrir des processus pervers dans la mesure où le groupthink réduit la capacité de réflexion critique »60 .

Les individus moins résolus ont souvent peur d’imposer leurs opinions dans le groupe. Les sociologues affirment même que « les individus restent éclipsés par les pairs »61. Ici plus qu’ailleurs, la hiérarchie du groupe détermine les rôles (cf. infra le chapitre suivant).

La cohésion résolectale est alors une résultante, entre autres facteurs, de deux comportements complémentaires et pourtant antagonistes : la conformité avec le groupe et l’individualisme, la non-conformité, le don d’impressionner les autres membres du groupe.

M. Fize résume cette situation ainsi : « le groupe, c’est une logique subtile et parfois intenable. 1) On se rassure en étant comme les autres ; 2) En étant comme les autres, on est accepté dans le groupe ;3) En étant accepté dans le groupe, on perd de sa singularité. Le défi est là : chacun doit ressembler à l’autre et s’en distinguer à la fois »62.

nous avons été beaucoup touchée par la justesse du titre d’un ouvrage so-ciologique de Dominique Pasquier concernant le comportement adolescent dont le sous-titre est « tyrannie de la majorité »63. Le groupe impose les normes et celui qui refuse de les accepter est vite expulsé par la majorité à la marge du collectif. Dominique Pasquier explique :

« Les sous-cultures [jeunes] sont organisées de façon « visible » à travers des territoires, des objets, des vêtements, des modes de relations sociales, des prati-ques de loisir. C’est la combinaison de tous ces éléments qui fait un « style » et permet de produire l’identité socialement organisée d’un groupe »64. Elle observe également que chaque erreur de stylisation est vite sanctionnée par le groupe. Notre observation participante confirme ces hypothèses. Bien qu’une classe scolaire ne soit pas un groupe homogène créé de façon naturelle, le « style »

60 Ibid, p. 46.61 Ibid, p. 44.62 M. FIZE, Les adolescents, op. cit., p. 71.63 Dominique PASQUIER, Cultures lycéennes : la tyrannie de la majorité, Paris, Éditions Autrement,

2005.64 Ibid, p. 63.

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de la majorité est imité par la plupart des élèves et son non-respect entraîne les injures, les moqueries et l’exclusion.

Observons, par exemple, les réponses dans notre questionnaire pour la question n°5 (ceux qui ne sont pas les copains) en les comparant avec les réponses à la ques-tion n° 59 (ne pas suivre la mode, être mal habillé). Dans chacun de nos trois cor-pus, nous constatons une répétition assez intéressante des mêmes lexèmes ce qui prouve qu’une des conditions pour être accepté dans le groupe est la suivie de la mode du groupe.

Tableau n° 16 : Comparaison du vocabulaire utilisé pour les « non-copains » et pour les « démodés »

corpus de lexème répétitif occurrences pour la question

notes

n°5 n°59

Paris minable(s) 1 1 à l’oral, nous attestons également des expres-sions tocard et fonblar pour les deux questions

Yzeure

clochard(s) 1 15 ce terme est devenu insulte facile ciblant la non-suivie de la mode aussi bien que la pauvreté économique

pelo(s) / pélo(s) 32 11 ce lexème sera analysé en détail infra (cf. § 9.2)victime(s) 2 1 ces deux termes marquent le plus souvent le

caractère exclu d’un jeune face à un groupe qui pénalise ses écarts au style conformiste

bouffon(s) 11 1

Brno

socka (« cas soc’ »)

1 1 la variante tronquée soc apparaît 2 fois pour la question n°5

chudák (« pauvre type »)

1 2 avec l’expression précédente, ce sont les termes qui ont généralisé leur sens dans l’argot des jeunes : d’abord désignant la pauvreté écono-mique, ils désignent plutôt l’état pitoyable de la personne pour n’importe quelle raison, y compris la non-suivie de la mode

buzna (« pédale ») 1 1 l’homosexualité ou l’efféminement, mais sur-tout le handicap mental sont évoqués le plus souvent lors d’une insulte et ce sont des prétex-tes classiques pour une exclusion du groupe

je to / vypadá jak debil (« il est / il a l’air débile »)

4 2

kripl (« stropiat ») 1 1je divnej / vy-padá divně (« il est bizarre / il a l’air bizarre »)

3 1 « bizarrerie » quelconque traduit la déviance par rapport aux pratiques normées du groupe

Dusil / vypadat jak Dusil (« Dusil / ressembler à Dusil »)

1 1 cet élève exclu fait l’objet des moqueries du lycée entier (voir chapitre suivant)

Le tableau montre clairement que, dans les dénominations de ceux qui ne sont pas copains (en tchèque, traduit par mégarde comme « ceux qui dévient du col-lectif », ce qui est encore plus révélateur), les jeunes rappellent très souvent l’ap-

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parence vestimentaire où chaque déviance par rapport au « style » du groupe65 dominant est sanctionnée par les insultes et par l’exclusion éventuelle.

Hiérarchie dans les classes scolaires

Dans l’usage des termes argotiques et des néologismes identitaires dans les classes scolaires tchèques et françaises, nous avons observé un lien important et universel pour tous les milieux entre la réussite de l’insertion de nouveaux termes dans le résolecte et le statut individuel dans la hiérarchie du groupe.

Or, le psychisme tourmenté d’un jeune qui est en quête de sa propre identité et des priorités dans sa vie par le biais de la parole, est très difficile à catégoriser puisqu’il évolue incessamment, et exige un regard sociologique approfondi.

En généralisant, dans chaque groupe scolaire, on peut diviser les membres du point de vue de leur hiérarchie dans le groupe en :

1) leaders (ou « boss », si l’on reprend la dénomination propre aux jeunes), 2) suiveurs, 3) exclus66.

Une classe scolaire est un vrai laboratoire pour observer le comportement gré-gaire. Dans une communication de plus de deux personnes, chaque jeune cherche, individuellement ou à l’aide de ses meilleurs amis, à se réaffirmer dans le groupe ou à améliorer sa position dans la hiérarchie relativement instable.

Le passage d’une catégorie avoisinante peut s’effectuer avec chaque nouveau regroupement et avec chaque nouvelle interaction langagière. Si le « boss » est absent, un de ses suiveurs prend son rôle tout en l’affirmant verbalement. C’est également par chaque interaction verbale que la rivalité entre plusieurs « boss » dans la classe appartenant à des groupes de pairs différents se manifeste tout en réaffirmant leurs statuts. Personne, par contre, ne veut descendre dans la catégo-rie des exclus car, en principe, les exclus par toute la classe ne réussissent que très rarement à sortir de leur « caste ».

La situation du suiveur est ambiguë : s’il n’arrive pas à affirmer son statut verbalement, il peut vite devenir un exclu au moment où il essaie d’adhérer à un autre groupe de pairs que le sien. Si nous mettons de côté la primauté physique, donc une affirmation de son statut par la force et par la violence (y compris la violence verbale), il ressort, de tous ces constats évidents à première vue, qu’il est important de mesurer la primauté verbale.

65 En France, les jeunes s’assimilent eux-mêmes selon le « look » vestimentaire à la « racaille » ou au style « gothique », etc. pour en citer les plus fréquents. En République tchèque, les jeunes garçons sont très attirés par le look « hip-hop » ou « skateur » qui s’oppose nettement au style « rock », voire « hippie », etc. Ce classement est pourtant très difficile à saisir puisque les courants musi-caux s’emmêlent et changent rapidement.

66 Il s’agit d’une catégorisation utilisée par les sociologues (cf. Catherine PUGEAULt-CICCHELLI et al., Ce que nous savons..., op. cit., M. Fize, Les adolescents, op. cit., entre autres), nous allons pré-férer la dénomination plus expressive « boss », anglicisme commun que les jeunes de nos trois milieux utilisent pour décrire les « leadeurs » .

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Pour un jeune, l’éloquence et le don de s’adapter à la situation de communi-cation, tout en attirant l’attention de ses interlocuteurs, sont des conditions favori-sant la reconnaissance de son statut de « boss » par les autres membres du groupe, moins éloquents, moins habiles à attirer les autres. Ceux-ci adoptent volontaire-ment un comportement de suiveur.

Le statut hiérarchique dépend également de taux de confiance en soi. Tandis que certains élèves ont un aplomb imperturbable et ne se laissent pas « détrôner » de leur statut privilégié, d’autres élèves accordent plus d’importance au jugement du groupe. Il y en a même ceux qui se sous-estiment et qui se résignent à leur sta-tut défavorisé, tout en refusant de copier le « style » du groupe.

notre distraction lors de la traduction du questionnaire en tchèque a causé des petits écarts pertinents pour le traitement statistique comparatif, mais qui peuvent être très révélateurs pour une petite comparaison sémantico-psycholo-gique. La question n°15 (quelqu’un qui aime se battre, qui n’a pas peur) a été par négligence divisée en tchèque en deux sous-questions : n°15A (qui est le meneur du groupe) et n°15B (qui aime se battre).

En fin de compte, les réponses à la question n°15A des jeunes du lycée brnois témoignent bien de plusieurs facteurs liés à la position de leader du groupe :

o la valeur symbolique attribuée au statut hiérarchique favorisé – les jeunes font automatiquement référence soit aux prototypes des braves héros (les anglicismes : hero, king), soit aux gangs délinquants « style maffia » en recopiant la dénomination stéréotypée de leurs chefs (kápo = « un caïd », mafián = « un mafioso », éventuellement un terme plus neutre šéf = « un chef », « un patron »)

o l’association d’un leader avec la primauté physique et la violence – les expres-sions drsňák = « un dur », « un barbare », řezník = « un boucher » et bitkař = « un bagarreur » témoignent des cas assez fréquents où la position domi-nante dans le groupe est imposée aux autres par force

o ceci implique une ridiculisation de chaque démonstration de pouvoir – l’expression ressufixée de mafián > mafoš (avec le suffixe expressif typique pour le hantec) ou bien même la locution intensifiée mafoš na kost = « un maffioso à donf » (lit. « ~ jusqu’à l’os »), éventuellement aussi le superlatif absolu exagéré nej nej king = « un maxi maxi king » ou l’évocation du nom du personnage d’un roman pour les jeunes Zilvar z chudobince = « Zilvar de l’hospice »67, tous ces termes tendent à plutôt ridiculiser les jeunes autoritaires. On remarque un dédain très fort dans l’expression bohatej machr = « un frimeur de cheuri » qui vise les « boss » qui s’achètent l’auto-rité en faisant des cadeaux à leurs suiveurs.

67 Dans le roman très célèbre de Karel Poláček intitulé Bylo nás pět (« nous étions cinq »), le jeune orphelin Zilvar joue le rôle d’un petit « caillera » dans le groupe de cinq jeunes crapauds.

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o forte tendance à l’égalité hiérarchique – les jeunes répondent très souvent qu’il n’y a pas de boss parmi eux : nikdo = « personne », jsme si rovni = « nous sommes égaux », žádný není = « y a aucun », všichni za sebe = « cha-cun pour soi », nepoužívám = « j’utilise pas », etc.

o en même temps, paradoxalement, il y a tendance à se faire passer pour un « boss » – souvent les élèves prétendent être les « boss » eux-mêmes, plus ou moins en rigolant – já = « moi », já a spol. = « moi et ma clique » (lit. « moi et Cie »), já ; to je ale blbá otázka, to snad ví všichni = « moi ; quelle question de ouf, je croyais que tout le monde le sait »

o les termes respectueux sont assez rares – un terme très fréquent et respectueux pour un gars d’autorité naturelle est l’expression kořeň = « un girond » (lit. « racine »), expression typique du hantec qui peut avoir d’autres sens se-lon le contexte (« un mec, son copain, un chaud » – synonyme à borec). La réponse kdo to založil = « qui a fondé ça [la bande] » exprime également un certain respect envers l’autorité du leader.

En résumé, le collectif des jeunes tend vers la démocratie et vers l’égalité hiérar-chique, mais tout comme dans la vie réelle, si le statut d’un jeune est favorable, il accepte son rôle ; sinon, il montre constamment son dédain envers l’autorité imposée (même si c’est souvent d’une façon hypocrite, pour ne pas devenir la cible des attaques).

Vannes et insultes : affirmation hiérarchique

Dans une classe scolaire, on observe généralement plusieurs petits groupes de pairs, entre lesquels les affrontements verbaux sont très fréquents. Les « boss » de groupes concurrentiels, mais aussi les suiveurs qui essaient d’améliorer leurs statuts ou de défendre leurs groupes, livrent souvent un combat verbal, souvent parsemé d’insultes. Si ce combat n’est pas conçu pour provoquer l’agression de l’autre, mais s’il sert à taquiner, on a affaire à une série de « vannes ».

nos informateurs se sont révélés très habiles pour commenter ce phénomène de façon sociologique.

Q: ça fonctionne les vannes / toujours ?F: bien sûrQ: et comment tu l’expliquerais ? c’est pour faire honte à quelqu’un ou c’est plutôt pour euh /

c’est pour jouer ou <+F: ça dépend en fait / t’as euh t’as plusieurs cas de figure / si t’es entre tes copains / entre

copains c’est une manière de euh / de rigoler de euh / de faire des blagues et en même temps de montrer quand même que t’es en / en haut de la hiérarchie dans tes copains // par exemple moi si j’suis un vanneur / donc même si on est entre copains je suis au dessus de vous / j’suis le chef

Q : okayF : voilà / mais de toute façon le problème c’est que dans le truc de vannes euh / truc de jeunes

/ c’est toujours parce qu’ils ont des relations un peu conflictuelles entre eux / sont toujours un peu violent

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Q : ouaisF : donc comme ils sont entre copains ils peuvent pas non plus se foutre sur la gueule tout le

temps / donc pour décharger un peu d’leur violence ils / ils se vannentQ : okay / mais c’est pas méchant tout le temps ?F : nan c’est +> des fois ça peut êt’ méchant mais généralement c’est pas méchant non // c’est

une sorte de euh / d’accord tacite entre les jeunes de d’dire bon on se vanne / c’est une façon de se parler une façon d’être ensemble quoi tu vois

Q : d’accord / et si vraiment la vanne est violente méchante F : ah bah tu peux t’frapper avec le gars quoi xxx figure quoi // si s’est pas un gars de ton

groupe à toi / tu peux dire : ‘ah le mec là-bas comment je l’ai vanné là la dernière fois putain je l’ai niqué / je lui a jetté la tehon et tout je l’ai vanné à mort / je l’ai fumé’ / tu peux dire tout ça quoi /// mais le truc aussi c’est que la vanne c’est quand t’es en euh / avec ton groupe et que tu rencontre d’autres personnes // là ton groupe à toi va vanner les autres

Q : okay donc c’est l’échange entre +> qui est le chef <+F : oui c’est un échange viril en fait / tu vois

Cette conversation fournit la preuve que le verbe vanner est polysémique : selon le contexte, il peut désigner l’action de lancer une vanne à un copain, mais il peut s’agir aussi d’une action accomplie qui sous-entend la victoire symbolique du locuteur et, consécutivement, la ridiculisation de son interlocuteur perdant.

Quelle est donc la définition précise des vannes ? Les fameuses « joutes ver-bales rituelles », les vannes, ont été décrites brillamment dans le milieu de la ban-lieue française par D. Lepoutre68 à l’instar des travaux de W. Labov69. Lepoutre les définit comme :

« toutes sortes de remarques virulentes, de plaisanteries désobligeantes et de moqueries échangées sur le ton de l’humour entre personnes qui se connaissent ou du moins font preuve d’une certaine complicité. Le principe de vannes repose fondamentalement sur la distance symbolique qui permet aux interlocuteurs de se railler ou même de s’insulter mu-tuellement sans conséquences négatives »70.

Nos informateurs ne font que confirmer ces paroles :A : la vanne c’est pas méchant / c’est cru mais c’est pas méchant / c’est vrai quand on est p’tit

on est plus méchant à la limite <+ on insulte plus toutefois, la profusion des insultes fortes, du type « va te faire enculer ! », etc.

peut cependant tromper l’observateur. Les jeunes eux-mêmes se forment une gra-dation virtuelle de la force des insultes :

F : bien sûr y a toujours des insultes que tu peux dire avec tes copains de façon ironique / mais enfoiré +> c’est assez léger / c’est pas très très grave / c’est pas très méchant comme insulte / donc tu dis : ‘ah l’enfoiré putain qu’est-ce qui m’a fait +> ah l’enfoiré’ tu vois / mais c’est euh c’est pas très méchant / un truc vraiment méchant c’est enculé / ça c’est la pire insulte / enculé fils de pute

Q : ah ouais c’est une traduction de motherfuckerF : ouais c’est ça / ça veut dire littéralement le mec qui nique sa mère // ah bah oui y a un truc

qui vient des Arabes / l’insulte nique ta mère / ça c’est une insulte arabe bah je crois qu’ça vient des Arabes

68 D. LEPOUtRE, Cœur..., op. cit., pp. 173–203.69 W. LABOV, Le parler..., op. cit., pp. 223–288. Dans le contexte américain, on parle de « dozens » ou

bien « dirty dozens ».70 D. LEPOUtRE, Cœur..., op. cit., pp. 173–174.

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náZEv DíLA

Q : et ta mère ! ça s’utilise ?F : bien sûr / ta mère ! ta reumda ! ta reum ! vas-y nique sa mère ah nique ta mère / va niquer

ta mère !/ ta mère est pute / je crois qu’c’est un truc arabe / ah c’est la suprême insulte ouais si tu touches à la mère de quelqu’un / si tu dis fils de pute ! nique ta mère ! ta mère la pute ! va enculer ta mère ! j’ai niqué ta mère / ah ouais tout ça c’est la PIre insulte quoi ouais ouais // ça dans les insultes +> soit tu touches à la mère soit tu touches à sa virilité genre t’es un pédé t’es une flippette euh / t’es une tapette tu vois // là là ça fait mal quoi

Malgré toutes ces affirmations, nous pouvons constater, suite à notre observa-tion participante, qu’une insulte quelconque est fortement banalisée à cause de sa fréquence exagérée, et ceci est valable pour tous les milieux observés.

Photo n° 1 : insulte banalisée nique ta mère en verlan, tag mural près du lycée parisien

note : Photo que nous avons prise en mars 2003

Or, l’insulte blesse au moment où elle vient isolément, face à face, avec une intonation frappante et la preuve en est qu’elle reste sans réponse.

Dans certains cas où les vannes sont formées majoritairement d’insultes, et de moqueries trop blessantes, l’observateur finit par se demander, malgré toute sa connaissance théorique du phénomène, où finit la vanne amicale et où commence le combat réel qui a souvent pour but de déstabiliser la position hiérarchique de son interlocuteur ou de provoquer un affrontement physique tout court.

La détabouisation d’un sujet intime par la vanne (notamment au niveau de la famille et des problèmes individuels) provoque souvent une réaction de défense spontanée où le jeu se transforme en une lutte.

A : dès qu’on parle de la mère / là ça devient un peu plus méchant tu vois c’que j’veux dire / espèce de fils de pute // après tout dépend du +> ah non fils de pute ça passe vraiment pas / ça c’est vraiement pour <+

Q : et si l’on lance les vannes on parle jamais de la famille ?A : non / non p’être des fois à la limite pour dire genre euh / j’ai vu ta sœur / elle a fait ça ou

quoi mais ça va jamais vraiment loin tu vois c’qu’j’veux dire // c’est jamais jamais méchantQ : donc c’est pas du style motherfucker en anglais ?A : non non non / ouais à la limite mais ça c’est vraiment quand on s’embrouille

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náZEv kAPItOLY

Q : ça veut dire ?A : ah comment expliquer avec les vrais mots ? // quand on rencontre quelqu’un et que vrai-

ment ça se passe mal tu vois c’qu’j’veux dire on commence à lever l’ton / à s’embrouiller tu vois / et puis là quand ça part après / ça commence tu sais des fois par les vannes et après ça dérape / ça dérape c’est jamais des potes ce sont toujours des gens qu’on connaît pas ou quoi / on s’imagine toujours que la personne tout le temps elle cherche / qu’y a plus d’respect / ou plutôt elle cherche à toujours être supérieur à toi / donc toi toujours pareil toujours pareil on en rajoute à chaque fois / et puis après dès que ça prend « fils de pute » et tout / là c’est déclic déclic / est CLAc ! / ouais / là ça commence à être euh +> compliqué / dès qu’on parle même des sœurs // ouais les sœurs et les mères ouais c’est vraiment euh +> en fait j’pense que c’est dès qu’ça touche une certaine sexualité de euh/ de la famille tu vois c’qu’j’veux dire

Si nos informateurs s’accordent à dire (indépendamment les uns des autres) que la méchanceté des vannes est la plus importante à l’âge pré-adolescent ou pubescent (revoir l’extrait de la conversation avec l’informateur A supra), il nous semble pourtant que ceci est plutôt un sentiment subjectif. Les jeunes ont ce sen-timent parce qu’en entrant à l’adolescence, ils savent ignorer le contenu blessant mieux qu’avant quand la vanne leur avait fait plus mal.

Les pubescents insultent peut-être plus fréquemment dans le désir de cho-quer le plus possible, mais les adolescents, eux aussi, savent bien être méchants. Ce qui est pire est que c’est encore beaucoup plus consciemment.

La vanne chez un adolescent est bien ciblée : soit elle est « gentille » et fait rire, soit elle taquine les points faibles avec un point de mire exact, tout dépend de niveau de gravité de la situation.

A : les Portugais on dit des Portos /// les Portugais / y a une espèce euh +> d’idée reçue comme quoi ils sont tous poilus

Q : poilu ? (rire)A : ouais poilu à fond à fond / donc si tu les vannes il faut que ça / ça part là-dessus et qu’on

veut vanner un Portugais quoi / direct c’est sur les poils // même s’il en a pas même s’il est imberbe // tOUjours c’est sur ça / ta mère elle a des poils ou quoi / toujours toujours toujours / c’est ça et la morue toujours

Q : et vanner justement ?A : ah le fait de vanner ? / ah ouais tout le temps tout le temps tout le temps c’est vraiment

typiqueQ : c’est pour faire honte à quelqu’un par la vanne ou ? / c’est pour quoi faire ?A : nan / tu vois ya un mot euh américain qui euh tu vois / le clash tu vois c’que j’veux dire

/ donc tu vannes ça revanne tac tac tac tac tout le temps échange échange ‘change ‘change comme ça // non la vanne c’est jamais vraiment méchant // ya toujours une petite once de méchanceté tu vois mais dans la mesure où l’autre tu attends à c’qu’il répond et tu peux t’permettre de mettre plus à chaque fois plus plus plus / plus méchant mais sans que ça soit bien méchant tu vois c’que j’veux dire / donc avec des potes j’sais pas / ouais la vanne c’est vraiment quelque chose qui +> sur n’importe quoi / sur nationalité pas trop // il y a tu vois par exemple un Portugais contre un rebeu tu vois par exemple / ils peuvent ouais +> l’autre il dit ouais va manger de la morue et l’autre il dit va manger du couscous tu vois ce que j’veux dire / alors toujours ça part comme ça

Q : et les poils ? / les poilus ? on dit pas euh <+A : les poilus / j’sais pas // t’as toujours des trucs euh +> j’sais pas // j’me rappelle qu’une fois

on avait un pote et on lui avait dit tIens / on lui avait ramené un p’tit rasoir jetable / on lui avait dit tiens tu donneras ça à ta mère

(rires)A : alors qu’sa mère / jamais on l’a vue tu vois c’que j’veux dire

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Il nous paraît important de mettre en évidence que les vannes sur la nationa-lité, sur l’ethnicité ou la race sont acceptées comme conniventielles uniquement dans le milieu pluriethnique (dans notre cas, c’était le lycée parisien uniquement). Si la majorité des élèves dans la classe n’est pas issue de l’immigration, la vanne pourrait être facilement comprise en tant qu’insulte ; voici un extrait d’entretien à Yzeure:

Q : tu vas pas vanner sur la nationalitéZ : pas devant la personne / enfin vers des gens <+ enfin / vers des gens euh comme R et S qui

habitent dans les cités / si l’on insulte un >+ / le soir y en a vingt qui te tombent sur le nez donc / généralement on évite

toutefois, suite à notre observation participante dans le lycée parisien, nous nous permettons de constater que la nationalité peut être une cible facile de van-nes, mais aussi d’insultes ; tout dépend de la position hiérarchique de l’élève vanné. Dans la classe observée, un jeune d’origine gambienne qui était souvent la cible des moqueries à cause de sa jeunesse (15 ans) et de sa petite taille, nous a persuadée un des premiers jours de notre observation qu’il venait du Sénégal (probablement parce qu’il supposait qu’il y avait plus de chances pour que nous connaissions mieux ce grand pays que la Gambie, mais en partie aussi parce que les Galsènes (« Sénégalais » en verlan) ont une réputation symbolique de « boss » dans leur entourage). Un autre jeune de la classe (17 ans), d’origine sénégalaise et d’un statut beaucoup plus haut, dû à son autorité naturelle, a réagi brusquement à notre conversation :

M : ta gueule, Gambien !

Sa nationalité était donc souvent vanné et insulté, malgré l’origine immigrée de tous les élèves.

Bien que les vannes n’aient jamais été décrites (et donc ni attestées au sens pro-pre) en milieu adolescent tchèque71, ce phénomène existe réellement, mais se pré-sente sous une autre forme. En fait, cette joute oratoire n’est pas ritualisée en tchè-que autant qu’en milieu pluriethnique français et comme on manque d’un terme précis pour cette action72, les jeunes tchèques ne se rendent même pas compte qu’ils sont en train de se vanner.

D. Lepoutre73 mentionne d’ailleurs que la pratique des vannes s’est étendue en France seulement après la vague d’immigration maghrébine dans les années 1960 – et après la vague d’immigration africaine en général – puisqu’en Afrique, cette pratique est attestée comme une ancienne tradition populaire très rituali-sée.

71 nous incluons dans ce chapitre plus de transcriptions qu’ailleurs parce que la vanne, à notre connaissance, n’a jamais été décrite à propos du tchèque : ceci nous donne l’occasion d’établir un point de comparaison intéressant.

72 Nous proposerons de traduire les vannes soit par une locution figée slovní přestřelka = lit. « escar-mouche / tiraillerie oratoire » (mais ce terme s’utilise malheureusement plutôt pour l’échange verbal des politiciens), soit par slovní popichování = lit. « taquinerie oratoire / verbale » (mais ici, nous manquons le sème de va-et-vient si typique pour les vannes).

73 D. LEPOUtRE, Cœur..., op. cit., p. 176.

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Pour donner un exemple pratique d’une vanne, nous transcrivons ci-dessous une conversation lancée par un jeune Maghrébin, « boss » de la classe, qui s’aper-çoit, alors que nous faisions passer notre questionnaire, qu’un élève d’origine ma-lienne entre en classe avec un retard remarquable :

M : eeeh renoi / j’t’encule / sale nègre // fucking negger74Z : fucking neggerQ : okay on est là <+ M : eh madame [Q : attends attends <+]M : parce que moi j’suis un patron moi / moi j’t’encule / XXX / sale nègre / qu’est-ce qu’il crève

sale nègre / qu’est-ce qu’il a toi sale nègre / vous mangez l’mafé dès l’matin mon pote / sept jour sur sept madame il mange que du riz

S : t’es fou ou quoi ?M : eh l’matin le p’tit déj tu prenais du riz / à midi le riz [S : nan nan j’mangeais chinois]M : le soir le riz / eh mon pote v : wesh le renoi [S : t’es fou ou quoi ? c’est pas tous les jours hein]M : le mafé mafé c’qu’il mange seulement c’est l’mafé [S : nan c’est l’couscous]v : eh nous le couscous on le prend aussi le couscous non ?75

En réalité, l’élève M est un excellent vanneur, mais dans cet échange, il ne ménage pas le pauvre S qui n’arrive pas à retourner la vanne et essaie seulement de se défendre contre les mensonges que le vanneur lui lance. Bien évidemment, dans cet échange, M renforce sa position hiérarchique et S a perdu. Or, les autres élèves viennent en aide au pauvre « renoi vanné » (notamment l’élève v), ce qui prouve que la force verbale de M n’est pas beaucoup appréciée dans la classe (à l’exception de Z qui répète l’insulte initiale comme un suiveur exemplaire) .

Au sens strict, on peut parler des vannes uniquement à la condition que le propos soit retourné à l’initiateur du combat, qu’il y a eu un échange. Selon notre observation, les jeunes parlent pourtant des vannes même dans les cas où l’in-terlocuteur n’a pas réussi à se défendre en lançant une autre vanne et où, à notre avis, il s’agissait uniquement de l’offense. nous sommes d’accord avec Lepoutre qui estime que cette pratique est liée avec la « culture de l’honneur »76, mais à la différence de son rétrécissement à la « culture des rues », nous considérons qu’elle est propre à tous les jeunes qui ont tous besoin de s’affirmer hiérarchiquement à travers l’échange verbal.

Ce que cette pratique apporte en plus aux jeunes des cités, c’est le niveau sym-bolique du phénomène pour l’affirmation identitaire (l’envie de parler de ce sujet s’observe facilement dans nos extraits) et également sa ritualisation.

En pratique, la vanne apporte aux jeunes non seulement la distraction par

l’humour et le jeu, elle cache des enjeux personnels pour améliorer leur statut

74 Prononcé à l’anglaise [niga :].75 Le mafé est une recette de poulet africaine.76 D. LEPOUtRE, Cœur..., op. cit., p. 176.

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dans le groupe. Le résultat le plus important des vannes : « qui a remporté la victoire dans ce combat verbal ? ». C’est apparemment celui qui a eu le dernier mot :

A : quand l’autre nous a par exemple vanné et que et que +> le fait de dire ta gueule / ça veut dire qu’nous on a plus de vannes tu vois c’qu’j’veux dire / ça veut dire qu’ça y est / l’autre il a gagné

Celui qui n’arrive pas à « retourner » la vanne à son interlocuteur et de tour-ner la joute offensive en jeu de mots, reste « affiché » et devient au fur et à mesure exclu, non respecté par les autres membres du groupe. Le repérage des « exclus » d’une classe est assez rapide pour l’observateur : c’est généralement celui qui reste timide plus que les autres, qui ne prend la parole qu’après qu’un encou-ragement lui à été adressé personnellement (et encore pas toujours), qui parle d’une voix basse et très brièvement afin de ne pas attirer l’attention de ceux pour lesquels il est une cible facile.

Le support psycho-pédagogique des professeurs envers cet élève chicané est ponctuel (parce que le professeur ne voit qu’un petit fragment des attaques) et provoque malheureusement des attaques ultérieures encore plus fortes. nous avons été témoin d’une intervention de ce type lors de notre court entretien dans le groupe des usineurs de la classe Z2.B (section dans laquelle nous n’avons pas effectué l’observation participante) lors d’un recensement des profils des élèves ayant rempli le questionnaire :

(P – professeur, K – « boss » vanneur, Q – nous, questionneur)k : Steier! / viktore pocem ! (autoritativně) k : Steier! victor viens là ! (d´un ton fort autoritaire)77Q : hele pocem kde bydlíš ? Q : tiens! écoute t’habites où ?K : on bydlí pod mostem / krabica číslo šest K : il habite sous le pont / boîte numéro six (fou rire des autres) (ostatní výbuch smíchu) P : hoši tak ! <+ (káravě) P : eh les gars / alors ! (d’un ton semonçant)k : ne on je z kanic / jo kanice k : nan il vient de kanice / ouais kanice

Le victor en question n’osait pas retourner la vanne et, après l’intervention d’un professeur qui écoutait notre entretien en cachette, il se sentait encore plus humilié et il est sorti hâtivement des ateliers. Ceci a bien évidemment provoqué une nouvelle série de moqueries insultantes à son égard. Bien que notre séjour dans cette demi-classe ait été très court, nous avons vite compris que l’incapacité de retourner les propos injurieux (si l’on sait auparavant que la vanne ne sera pas retournée, on ne peut plus parler d’une vanne, mais carrément d’une insulte) est la preuve la plus évidente du statut défavorisé de l’élève.

Dans une classe observée à Brno (partie serruriers de la classe Z2.B), un élève (que nous allons surnommer Dusil)78 a été insulté sans arrêt par les autres et il a été la cible de moqueries beaucoup plus souvent qu’un autre élève, pourtant tout aussi exclu que le premier.

Or, la raison de la chicane plus virulente de Dusil reposait dans le fait qu’il a essayé de retourner les vannes chaque fois, qu’il n’a pas renoncé à intégrer le groupe de ses agresseurs (par un manque de logique rationnel). voici un extrait

77 Pour des raisons du respect d’anonymat des élèves, nous avons modifié son patronyme.78 Pour garder son anonymat, nous allons désormais modifier son patronyme en Dusil.

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d’un échange tout à fait courant pendant les travaux dans les ateliers, à un mo-ment où le groupe s’ennuie, entre un « boss » (B) et Dusil (D) :B : Dusile, znáš ten fór o piče, která řekla ne? B : Eh, Dusil, tu connais la blague sur le con qui a dit non ?D : ne. D: non.B : No vidíš, seš piča která řekla ne. B : Bah voilà, t’es un con qui a dit non79.

Déjà le fait que cet élève ne soit jamais appelé par son prénom, mais unique-ment par son patronyme, témoigne bien de son statut d’exclu de la classe. Sa ré-putation de cible facile s’est vite répandue dans le lycée entier et il est devenu un exclu du lycée entier, sans ami, sans protection du groupe.

(un élève d’une autre classe en rencontrant Dusil dans le couloir du lycée lui demande d’un ton sur-pris) :

Co ty tady, magore Dusile, já sem myslel, že máš smrdět v dílnách.[trad. libre : Qu’est-ce qu’tu fous là, taré de Dusil, t’aurais dû être en train de polluer l’air dans les ateliers]

Son rejet permanent par le collectif et le besoin naturel de sociabilité a fait que cet élève nous a beaucoup sollicité au cours de notre séjour dans cette classe et il nous a raconté sans cesse les histoires (probablement virtuelles, selon l’obser-vation des autres élèves de la classe) de la vie de sa bande de pairs de chez lui, à l’intérieur de laquelle il figure comme un membre valorisé.

Dans le lycée parisien, nous avons observé un cas de hiérarchie tout à fait particulier qui semblait dépendre assez du niveau de la maîtrise du français. Dans la classe des peintres où nous avons effectué l’observation participante, tous les élèves (11 au total) sont d’origine étrangère, mais il y en a seulement 4 qui sont nés en France et qui maîtrisent bien tous les niveaux du français. Ceux-ci ont un aplomb très sûr et figurent plus ou moins comme des « boss » dans la classe.

Ensuite, il y a trois élèves qui sont nés dans les pays francophones, qui sont bons à l’oral, mais faibles à l’écrit. Il est intéressant d’observer que leur connais-sance du FCC, des formes argotiques, de leur « langage de la rue » est brillant car ce niveau de langue leur est indispensable pour la communication entre pairs. Ceci leur assure une bonne position dans la hiérarchie de la classe (sauf un qui est handicapé par son âge et sa taille par rapport aux autres).

Les 4 élèves restant, par contre, ont un niveau de français plutôt bas ce qui implique leur timidité verbale et l’acceptation des rôles marginaux (deux d’entre eux sont de très bons copains qui ignorent les activités de la classe). Il est pour-tant intéressant d’observer que l’apprentissage du français passe par la pratique : plutôt que le français standard imposé par l’institution scolaire, ils maîtrisent vite et mieux les expressions identitaires pour les jeunes, les termes argotiques, les insultes, etc. nécessaires à connaître pour pouvoir se ranger socialement dans le milieu de ses contemporains. C’est une condition sine qua non pour la survie dans

79 Le mot con ne correspond pas entièrement au mot piča en tchèque. Ce dernier désigne très vulgai-rement le sexe féminin, mais quoique sémantiquement proche, il s’utilise fréquemment comme insulte virulente, plus vulgaire que le con en français.

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l’univers adolescent parfois violent, insouciant des peines individuelles, des diffi-cultés liées à l’intégration culturelle et encore moins linguistique.

Dans le lycée parisien, nous avons observé une pratique très fréquente : un jeune demandait à être respecté par son interlocuteur, notamment aux moments où ce dernier se comportait de façon offensante envers lui ou lorsqu’il déstabili-sait sa position hiérarchique établie.

Il s’agit d’un moyen d’avertissement avant un conflit éventuel qui, s’il est vraiment respecté, permet de renforcer le statut supérieur de la personne. Dans le cas inverse, on procède à la renégociation de son statut (verbalement ou phy-siquement) ou bien la personne laisse tomber le défi et ainsi, son faible statut hiérarchique est vite dévoilé.

Un témoignage exhaustif de l’usage du mot « respect » et du verbe « respecter » nous a été fourni par l’informateur A :

Q : ce qui me fait rire c’est que j’étais dans la classe +> justement / dans la classe du lycée profes-sionnel et là-bas tout le monde : ‘ah respecte-moi / du REspect’ tu vois et ça c’est très présent / c’est nouveau ? ou <+

A : ouais ouais / mais le respect je pense pas que c’est nouveau // je pense que maintenant les gens euh /// j’sais pas / comme si les gens ils avaient peur de plus être respectés /// tu vois ce que j’veux dire // donc les gens maintenant / les JEUnes mettent tout le temps un point d’honneur à ce qu’on soit respecté

Q : ouaisA : par exemple tu vois / souvent ça +> en disant respecte-moi on se sent supérieur tu vois ce

que j’veux dire / donc si tu le dis à une personne en face c’est quelqu’un qu’on euh / qu’on trouve inférieur // donc souvent quand on dit ça c’est quand la personne elle vient te voir euh / sans être polie par exemple // tout est prétexte à demander le respect c’est clair / c’est pas tout le temps tout le temps mais c’est souvent PRÉtexte ouais // les jeunes qui viennent te demander ouai:s t’as pas du feu ? / tu vois ce que j’veux dire comme ça ce genre de manque de politesse ou quoi / si c’est quelqu’un que tu connais pas / tu dis ouais tu lui donne et tu dis respecte-moi tu vois ouais / euh // par exemple on voit un jeune qui deman-de par exemple une cigarette à une personne euh une adulte et on voit / on est à côté tu vois et il est mal poli avec la personne tu vois / et à ce moment là nOUS tu vois / y a une façon fraternelle // on y va et on lui dit ouais respecte cousin par exemple // respecte REspecte

Ce phénomène est d’ailleurs intéressant à étudier du point de vue sociologi-que. Le mot « respect » prend dans ce milieu une dimension symbolique : le sen-timent d’être marginalisé par la société dominante engendre cet appel au respect de la nouvelle culture juvénile. C’était probablement l’origine du grand succès de ce terme dans le contexte du FCC.

Par conséquent, on peut estimer que le sentiment que les jeunes ont de la dé-cadence des relations entre eux-mêmes a fait glisser l’emploi de cette notion vers le comportement entre pairs ou entre groupe de pairs.

L’absence de cette pratique non seulement dans le contexte sociolinguistique tchèque mais surtout auprès des jeunes d’Yzeure (ou, au moins, non repéré de façon remarquable pendant notre court séjour) peut nous faire croire que les des-sous sociologiques jouent un grand rôle dans cette pratique.

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náZEv kAPItOLY

Rivalité entre les groupes

Le trait typiquement adolescent qui se reflète en dénomination argotique est une opposition nette entre l’appellation conniventielle de ses pairs et les insultes quotidiennes envers les groupes concurrentiels. Ce phénomène fonctionne sur le principe « inclusion dans le groupe et exclusion du groupe », si l’on cite les travaux sociologiques80.

« La clique offre un cadre d’expérimentation de la différence entre le statut de membre du groupe (in-group) et de personne extérieure au groupe (out-groupe) en favorisant le développement d’un esprit de favoritisme envers les membres du groupe et, symétriquement, de formes d’ethnocentrisme et d’intolérance à l’in-tention des personnes extérieures au groupe »81.

Dans une classe scolaire, l’homogénéité du « style » (cf. supra § 8.4) qui permet une identification sociale, est plutôt utopique. Même dans la classe de Paris, for-mée entièrement par des jeunes issus de l’immigration, nous avons vu au moins deux élèves qui n’ont pas copié, comme tous les autres, le style « lascar de cité », si typique pour ces jeunes car il est si prometteur pour la quête de leur identité interstitielle.

En réalité, la classe est généralement formée de plusieurs petits groupes qui revendiquent l’appartenance à un « style » de musique, de sport, d’idéologie, etc. ou tout simplement à un groupe de pairs plus grand (généralement un groupe de jeunes plus âgés ou ayant un lieu de résidence identique) qui a une certaine réputation dans le lycée. Les groupes opposants s’affrontent verbalement dans la rue, également à l’écrit, sous la forme des tags, et ce phénomène se transmet très facilement dans le milieu clos d’une classe scolaire.

Photo n° 2 : Tag offensif inter-groupal « Cité Bleue baise Issy-les-Bourricots »

note : Photo que nous avons prise en juillet 2005 Alée des Frères voisin, 15e arr. (aux limites d’Issy-les-Moulineaux)

80 Magdalena JARvIn, « Groupe de pairs et relations d’amitié », p. 45, in : Catherine PUGEAULt-CICCHELLI et al., Ce que nous savons..., op. cit.

81 Ibid.

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náZEv DíLA

Bien que ce ne soit qu’un relevé sauvage, ce petit tag illustre bien l’impor-tance psychosociale du fait qu’on est un membre d’un groupe (ici on affirme l’ap-partenance locale à la Cité Bleue) ainsi que le caractère offensif et dysphémique vis-à-vis de la communication inter-groupale (ici avec les jeunes d’Issy-les-Mou-lineaux). Il est fort probable que les jeunes de ces deux groupes se fréquentent au quotidien à l’école et que la réputation de leur cité joue un rôle symbolique lors des affrontements entre les petits groupes dans la classe.

L’attachement du groupe à son domicile semble être typique pour les cités de banlieues françaises82. Dans le milieu tchèque notamment, nous avons observé que les jeunes forment des groupes qui se refèrent plutôt à une orientation musi-cale, sportive, idéologique, etc.

Certaines réponses à notre questionnaire renvoient à la rivalité des groupes et au positionnement négatif des jeunes envers certains groupes marginaux, no-tamment envers les skinheads. Si nous feuilletons les réponses des élèves du lycée brnois, les renvois hostiles envers les groupes-ennemis se trouvent dans les ques-tionnaires, même si aucune question directe n’était posée à ce sujet. Ceci prouve l’importance du phénomène communautariste chez les adolescents.

voici quelques réponses de ce type : o pour la question n° 14 (un fou), les jeunes n’hésitent pas de marquer les grou-

pes adversaires : náckové = « nazis / petits nazis », skinheadi = « skinheads », anarchisti = « anarchistes », technař = « raveur » (amateur de techno).

o pour la question n° 18 (la bagarre), un jeune se montre aussi violent que les skinheads eux-mêmes en disant : kopat nácka do hlavy = « donner des coups de pieds sur la tête d’un petit nazi »

o pour la question n° 43 (une boîte de nuit)83, on retrouve une paraphrase de la « discothèque » : sraz technofilních debilů = « rencontre des débiles techno-philes » et le commentaire : technaři skurvení = « les enculés de ra-veurs ». En même temps, les jeunes marquent souvent leur appartenance à la culture hip-hop : poslouchám hip hop = « moi, j’écoute le hip-hop » pour exprimer leur dédain par les discothèques typiques.

o pour la question n° 59 (ne pas suivre la mode, être mal habillé), on voit une référence aux skateboardistes : skejťák

o dans la colonne ‘Autres idées’, les jeunes énumèrent non seulement les appellations des diverses nationalités, ce qui fait l’objet de la discussion, mais ils ajoutent aussi les dénominations péjoratives des groupes-enne-

82 Cf. Nous constatons ceci suite aux résultats de notre D.E.A. qui montre la fierté des jeunes d’ap-partenir à une cité réputée, même si négativement (Alena PODHORná, Toponymie..., op. cit., 2002, pp. 135-139).

83 En tchèque, cette question est difficilement traduisible puisqu’une boîte de nuit n’a pas un équiva-lent neutre en tchèque. Le terme commun de jadis, diskotéka (« une discothèque ») que nous avons marqué, est devenu connoté par la boîte où seulement la musique disco ou encore techno ou house est jouée. Les jeunes de notre génération utilisaient également un terme concurrent, formé selon le modèle de discothèque, la rockotéka (« une rockothèque ») qui, aujourd’hui, semble être moins fréquente et c’est pour cette raison que nous avons ajouté party (« une fête ») dans l’intitulé de la question, faute de mieux (étant donné aussi que les jeunes Français ont très souvent men-tionné la fête dans leurs réponses, fête, soirée, teuf, etc.).

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mis, notamment des skinheads et des jeunes écoutant la techno : technaři = smažky, buzeranti (« les raveurs = toxes/camés, pédés »), skin = fašoun, ná-cek, plešoun, kunda (« les skins = fachos, nazis, chauve-souris, cons »), telle-ment l’hostilité envers ces groupes leur paraît importante à mentionner.

En France, la référence aux groupes spécifiques n’est quasiment pas repérable dans les questionnaires. Le seul exemple, à Yzeure, qui associe les copains avec les « gamers » dans la question n° 4, fait croire que l’élève se réfère à un groupe d’amis qui jouent à des jeux-vidéo sur PC.

toutefois, lors des entretiens, les jeunes d’Yzeure font aussi bien une distinc-tion nette entre les groupes de jeunes selon les préférences musicales et autres. Par exemple, au cours de notre entretien avec les élèves de la classe 2SmFe, les jeunes distinguent ceux qui écoutent le rap et ceux qui sont « accordéon – bal-musette » et cette distinction implique les différentes façons de s’habiller, de se divertir, etc.

J : nous c’est plutôt accordéon bal-musetteM : voilà accordéon bal-musette / ça s’est mieuxQ : c’est quoi ?(voix superposées, explications véhémentes)J : on vous ferait écouterM : oui / si vous voulez écouter d’la / d’la musique qu’on écoute ?

En résumé, les jeunes divisent le monde entre « nous » et « eux » à plusieurs niveaux : nous et les autres groupes de jeunes, nous et les adultes, etc. nous pen-sons que ceci est le trait le plus typique du comportement juvénile en quête d’une identité personnelle dans la vie sociale.

Différences entre la classe scolaire et le groupe de pairs

Lors d’une discussion sur le thème de la communication résolectale dans le cadre du laboratoire PAvI, nous nous sommes rendue compte que le modèle hié-rarchique envisagé précédemment, fonctionne de manière différente dans une classe scolaire et dans un groupe de pairs formé spontanément. Une question se pose au sujet de la stabilité du statut hiérarchique de chaque individu, comme nous l’avons déjà évoqué : il nous semble que l’interaction entre pairs étant gé-néralement plus ancienne, les statuts dans la hiérarchie ne changent pas aussi facilement qu’en classe.

L’ancienneté du groupe est d’ailleurs un phénomène assez décisif quant à l’ac-ceptation des rôles dans la hiérarchie. nous avons observé en mars-avril que dans une classe formée en septembre seulement, les affrontements visant à améliorer le statut hiérarchique étaient beaucoup plus fréquents que dans une autre classe où les élèves se connaissaient depuis deux ans et demi. Là, les rôles ont été distribués et celui qui ne voulait pas respecter son statut défavorisé a généralement renoncé à toute participation à l’interaction résolectale.

Or, la différence majeure entre un groupe scolaire et un groupe d’amis re-pose surtout dans le caractère de la plupart des échanges. tandis qu’en classe,

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les affrontements et les insultes sont des plus fréquents, on peut supposer qu’en groupe d’amis, il s’agit plutôt d’une conversation conniventielle (où même les vannes servent à faire rire plutôt qu’à ridiculiser de façon malveillante).

Pour qu’une conversation soit conniventielle, les amis d’un groupe ont aupa-ravant exclu les non-membres, non-pairs. Le choix d’amis est volontaire, à la dif-férence d’une classe scolaire créée artificiellement. Si l’on est exclu d’un groupe de pairs, on peut le quitter facilement, si l’on est exclu d’une classe, on ne peut rien faire (sauf l’absentéisme).

Les jeunes sont obligés de s’adapter à la situation instaurée par la majorité (menée par les « boss ») pour ne pas devenir cible des moqueries et des insultes. Une stratégie plus fructueuse que d’exprimer son désaccord personnel est de ca-cher sa mésentente avec la majorité sous la frime machiste ignorante et sous la référence aux groupes extérieurs auxquels on prétend accorder une importance plus grande qu’à la classe.

B. Charlot observe dans les lycées professionnels fréquentés par les jeunes issus de l’immigration que : « certains élèves mettent en avant la solidarité avec les ca-marades de classe. D’autres, en revanche, insistent sur les phénomènes de clans – souvent décrits comme ayant une base « ethnique » »84.

Ceci est parfois vrai si le groupe de pairs de la vie extra-scolaire est particuliè-rement soudé. Or, assez souvent, cette mise en avant des « groupes de référence » est le signe de l’insécurité dans la hiérarchie du groupe (besoin de « garder la face ») ou bien le signe du désaccord avec le statut attribué par la majorité.

Au bout d’un entretien autour du rap et de la « culture des rues » avec les élèves de la classe parisienne dans laquelle nous avons effectué notre observation participante, un élève se met à rapper pour exhiber ses compétences dans ce do-maine et, à la fin de sa petite exhibition, il ajoute avec le même rythme saccadé du rap :

(élève de 1PvR, 18 ans): je représente le groupe des Karaté certifié crew / quatre-vingt-douze Booba / trop balèze // eh les filles !

Par cette déclaration, apparemment ritualisée, il se réfère d’abord à son grou-pe de rappeurs (« Karaté certifié crew »), ensuite à son département d’origine (92 Hauts-de-Seine, l’appropriation symbolique de l’espace est un des traits typiques pour les jeunes de banlieues dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précé-dent) et finalement à son modèle, le célèbre rappeur Booba, qui vient aussi de cet département (il se situe donc symboliquement comme son supporter, son fan).

La reconnaissance du prestige du groupe dont ce jeune fait partie renforce son statut dans la hiérarchie du groupe puisque l’appartenance à un groupe de rappeurs est généralement beaucoup appréciée par les jeunes. nous estimons

84 B. CHARLOt, Le rapport..., op. cit., p. 291.

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donc que les néologismes que ce jeune apporte dans le résolecte de la classe ont alors une forte chance d’être repris et promus. L’appréciation des rappeurs est d’ailleurs une raison pour laquelle, de temps en temps, certains élèves s’inventent des groupes imaginaires de rappeurs dont ils feraient partie, ceci pour améliorer leur statut dans la classe.

Nous avons assisté à une semblable persuasion des autres par une fiction lors de notre observation à Paris, mais le jeune n’a pas trop eu de succès avec son his-toire tout en étant désigné comme « un vieux mytho ».

Exclusion des non-pairs

L’impossibilité de choisir les membres du réseau de la communication quo-tidienne est une raison qui, à notre avis, entraîne dans les classes scolaires une vulgarité élevée, des chicanes verbales, des joutes oratoires, bref le comportement offensif et virulent. La classe se révèle alors comme le milieu très dur pour le psy-chisme d’un « jeune exclu », car la chicane verbale (les moqueries et les insultes), voire même la chicane physique, sont permanentes, quotidiennes.

Ce fait est encore aggravé par l’homogénéité sexuelle, car la violence verbale n’est pas obligée de se limiter face à l’élément féminin, généralement plus puris-te85. Ceci ressemble beaucoup à la situation dans l’armée à l’époque où le service militaire était encore obligatoire. Le collectif masculin forgé de façon artificielle, sans choix, devient une structure fortement hiérarchisée où une faiblesse quelcon-que est punie par la défaveur d’abord ponctuelle, ensuite permanente.

Les collectifs de filles peuvent être aussi violents quant à la chicane verbale des membres plus faibles, mais il paraît qu’au niveau psychologique, les filles accor-dent moins d’importance à la vie du groupe que les garçons. M. Fize observe que :

« les filles, en effet, sont plus rapidement et plus facilement, dans l’expression de leurs sen-timents, dans la confidence ; elles maîtrisent mieux ce qui se passe en elles. Le secours et le soutien d’une « bande » leur sont moins nécessaires »86.

De ce fait, être un exclu dans le milieu masculin est néfaste au développement sain du psychisme adolescent.

Certains exclus deviennent tout à fait passifs et « invisibles » pour ne pas se faire remarquer par les autres et redevenir la cible facile des moqueries et des insultes. D’autres sont plus communicatifs malgré les attaques incessantes et se battent pour améliorer leur statut. Or, l’exclusion de ces non-pairs « actifs » est encore pire car ils provoquent des réactions.

85 nous avons observé une certaine censure quant à l’usage des vulgarismes pendant les premiers jours de notre séjour dans les ateliers à Brno, certainement à cause de notre sexe opposé. Une fois intégrée dans le collectif, le taux de vulgarismes en notre présence a augmenté de nouveau, mais, agissant en gentilshommes, les élèves ont absolument évité la vulgarité dans l’échange avec nous.

86 M. FIZE, Les adolescents, op. cit., p. 69-70.

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L’exclusion est verbalisée en forme d’insultes de la part de presque tous les autres élèves, quels que soient leurs statuts. Il est intéressant de remarquer que, selon notre observation, les autres exclus de la classe adoptent soit le comporte-ment solidaire (car ils souffrent le même destin qu’un défavorisé) ou bien sont les plus méchants envers les exclus encore plus faibles (car, pour des raisons cathar-tiques, ils cherchent à se venger).

Les insultes et les moqueries visent le plus souvent la virilité des élèves ; ils sont traités d’homosexuels ou d’efféminés dans des séries synonymiques énor-mément riches. La longueur de la série synonymique - gay, homo, pédale, pédé, pèd, dèp, tapette, flipette, chocotte, dabe, macoumé, tarlouse, tantouse, tante, touse, tafiole, taf, fiotte, travelo, traviole, lopette, lope, 16 4 = seize-quatre, etc. – prouve bien que c’est le sujet quotidien dans la conversation des adolescents. D’ailleurs, la question n° 54 (homosexuel ) s’est placée très haut dans la statistique de nombre total des réponses (cf. infra § 10.1 ; à Paris au 4e rang, à Brno au 5e et à Yzeure au 12e).

L’impuissance sexuelle est également un sujet utilisé par les jeunes de façon futée quand il s’agit de déprécier son interlocuteur. Ainsi, un jeune à Brno nous a mentionné un commentaire bien long auprès de la question n° 14 (un fou) : « Dusil, un petit idiot, et il a la queue réglée à cinq heure et demi ».

Après avoir demandé l’explication à l’élève lors de la phase d’entretien, il nous a fait tout simplement un geste imitant les aiguilles d’une montre où la gran-de symbolise la jambe et la petite le sexe du pauvre Dusil, ceci dans la position à 17.30, symbole de l’impuissance sexuelle (érection nulle).

Photo n° 3 : Tag sur le terrain de jeu à Moulins : thématiques des insultes récur-rentes « pédale + pute = salope »

note : Photo que nous avons prise en avril 2003 dans la cité des Champins à Moulins

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Une autre thématique privilégiée des insultes touche l’apparence physique. Le moindre défaut par rapport à la « normalité » (tout à fait subjective) peut servir comme prétexte à des moqueries blessantes.

La ludicité des dénominations des parties du corps humain (question n° 60 A-G) fait généralement marrer seulement ceux qui ne sont pas désignés. Les jeunes qui ont une tête un peu plus grande ont un melon en France et une betterave (řepa), une citrouille (tykev) ou une courge (dýně) en République tchèque. notons que les métaphores qui font le lien entre la tête et les légumes sont typiques pour les deux argots.

Les jeunes à nez atypique sont surnommés des Cyranos et leur grand nez une corne de rhino, trompe (en tchèque, c’est identique : chobot = trompe).

Les oreilles surdimensionnées ou encore décollées sont des paraboles, des SPOC ou des TPS, ce qui correspond en tchèque aux radary = « radars » ; les feuilles de chou ont un équivalent approximatif en tchèque lopuchy » = « bardanes », mais la créativité des jeunes va plus loin : Dumbo, plachty = « voiles », plácačky = « palet-tes », brzdič větru = « freineur de vent », etc.

Cette énumération pourrait être beaucoup plus longue, mais nous croyons avoir donné un échantillon bien représentatif de la création et de la reprise méta-phorique (parce que certains termes circulent depuis longtemps) chez les jeunes à des fins ludiques. Plus l’expression métaphorique est néologique et marrante, plus l’effet injurieux est assuré et mieux l’expression sert à bannir l’exclu. Les jeu-nes reçoivent souvent un sobriquet identique de façon involontaire.

Il ne faut pas oublier non plus une autre thématique typique des insultes : celle visant l’état mental ou plutôt un déficit mental de l’interlocuteur injurié.

Malgré le fait que la plupart des termes du type kretén = « un crétin », idiot = « un idiot », debil = « un débile », magor = « dingue », pako = « un cinglé », cvok = « un taré », blbec = « un ouf », etc. sont déjà fortement banalisés et peu expressifs, les jeunes en créent des nouvelles variantes ; l’insulte de ce type peut blesser si elle vient isolément et avec une intonation particulière, comme nous l’avons déjà constaté pour les vannes.

Un mongol, golmon, narvalo, niqué de la tête, guedin, psychopathe ou un ouin-ouin dans les classes françaises ou encore un máslo (« une beurre »), jitrnica (« une an-douille »), defo, výmaz, mentoš, guma, pako, rapl, retard, dement (sens identique, pro-cédés diverses) dans les classes tchèques sont les termes les plus utilisés pour étouffer les idées et les paroles de ceux qui se laissent nommer ainsi.

La créativité et l’intérêt de cette thématique par les jeunes sont confortés par nos statistiques où la question n° 14 (un fou) occupe le 6e rang à Paris, 9e à Yzeure et le 16e à Brno et où le tableau des expressions les plus fréquentes (cf. infra Annexes 5) est assez important. L’anormalité réellement existante ou imaginée à des fins humiliantes est donc la cible des moqueries et des insultes et c’est également le prétexte pour l’exclusion d’un groupe de pairs.

Cyril trimaille commente ainsi ces « sociotypes emblématiques de l’exclusion so-ciale » dans les insultes:

« Que le stigmate « centrifugeur » soit physique (mongol – déjà ancien et répandu – et ses va-riantes contemporaines golmon, triso, cotorep), économique et/ou ethnique (crevard, kosovar,

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tunard), ou sexuelle (pedz, tapette, l’homosexualité, antinomique de la virilité est aussi forte-ment stigmatisée), il semble que les « dominés » aient besoin de trouver des autres agents sociaux stigmatisables qu’ils pourront dominer ponctuellement ou en permanence, ou dont ils pourront réinvestir les désignations pour en affubler les non-pairs honnis »87.

En revanche, les exclus deviennent très souvent l’objet de l’antonomase, c’est-à-dire que leur patronyme ou leur surnom (moins souvent le prénom) s’emploie pour un nom commun. Bien que cette pratique ne dépasse pas généralement le cadre du résolecte, elle contribue à la pression psychique des membres ainsi stig-matisés.

Ainsi, on trouve par exemple dans nos questionnaires le patronyme Dusil88 dans 6 occurrences pour la question n° 14 (un fou) (réponses d’une seule classe). Dans les discours spontanés, nous avons observé que ce patronyme fonctionne comme un nom commun pour un individu mentalement retardé : on entend des comparaisons du type c’était con comme Dusil, etc. et même un néologis-me Dusilovina (traduisible comme « Dusilerie »), créé par attraction avec blbovina = « une connerie », terme exprimant une action irréfléchie, un comportement rin-gard.

En somme, les jeux de mots, si typiques dans le langage des adolescents, peu-vent dévier facilement vers l’humour unilatéral, vers la victimisation ou bien même vers la tyrannie psychique permanente si le sujet n’arrive pas à se défendre.

Regardons d’un peu plus près les réponses à la question n° 20 (faire honte à quelqu’un). On remarque des séries synonymiques particulièrement riches dans les deux langues, révélatrices de la fréquence de cette action dans le milieu adoles-cent. La pauvre cible des moqueries est alors : cassé, enterré, jarté, tué, bâché, vanné, taillé, on le met tricard, met à l’amende, met à l’affiche, on lui fait tehon, fait (h)ahchouma ou fait hach89, bref on lui fout la honte devant tout le monde et il reste affiché.

En tchèque, la série est aussi longue : dělat si prdel (= lit. « se faire le cul de lui »), vystřelit si z něho (= lit. « se tirer de lui »), dostat ho (= « l’avoir, l’attraper »), toutes ces expressions sont encore dans la limite des moqueries et correspondent à l’expression française « lui faire une sale blague », mais les jeunes vont souvent plus loin : setřít ho (= lit. « l’essuyer ») exprime l’idée de « lui clouer le bec », ztrapnit ho (= lit. « le mettre ringard »), udělat z něj vola (= lit. « faire le bœuf de lui »), shodit ho (= lit. « le faire tomber »), potopit ho (= lit. « le noyer »), posrat ho (= lit. « chier sur lui »), podělat ho (idem, avec le verbe euphémique) expriment l’idée de « déboulon-ner » la personne, vyfakovat (= lit. « ‘fuck off’ avec lui », calque adapté) sous-entend

87 Cyril tRIMAILLE, « variation dans les pratiques langagières d’enfants et d’adolescents dans le cadre d’activités promues par un Centre socioculturel, et ailleurs... », in : Cahiers du français contemporain, n° 8, 2003, pp. 145-146.

88 Pour garder l’anonymat de cet élève, son vrai nom est modifié tout au long du présent ouvrage.89 Tehon est le verlan de « honte », ahchouma ou bien hahchouma est l’emprunt à l’arabe de même sens.

La difficulté de prononciation implique également la grande variabilité d’orthographe pour sa transcription en français (toutes les quatre occurrences à Paris et trois à Yzeure ont une graphie différente), l’apocope hach est transcrit par un jeune à Yzeure (d’origine maghrébine) comme rèche, tellement le terme est difficile à saisir pour les jeunes. Pour la transcription phonétique, voir J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 48 et 169.

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l’insulte directe, dát mu sadu (= lit. « lui donner une manche, un set ») peut signifier non seulement le musellement par la ridiculisation verbale, mais souvent aussi un musellement physique.

Le moment décisif lors des affrontements est de ne pas montrer sa peur aux agresseurs verbaux, sinon le statut d’un exclu devient irrévocable. Si l’on regarde les réponses à la question n° 16 (avoir peur) dans notre questionnaire, on remarque qu’elles renvoient à des thématiques identiques à celles évoquées supra pour le bannissement des non-pairs, notamment le manque de virilité (fillette, tapette, pé-dale, tafiole, etc.). La bravoure est alors une des conditions qui assurent le maintien d’un statut favorable pour soi.

Ceux qui n’arrivent pas à être acceptés dans le collectif soit momentanément, soit la plupart du temps, sont surnommés, insultés, ridiculisés par des lexèmes divers. Il nous paraît pourtant intéressant de remarquer que l’argot des jeunes en France connaît un terme « victime » qui reflète bien cette réalité hiérarchique dans les regroupements des jeunes. Dans nos questionnaires, ce lexème apparaît pour la question n° 5 (pas copains), n° 17 (se bagarrer) et n° 59 (être démodé). tandis que sous l’emploi indiqué dans la question n° 17, on comprend ce terme dans son sens primaire comme « une personne qui subit la haine, les tourments, les injustices de quelqu’un »90, les deux autres questions donnent par l’emploi figuré le sens de « quelqu’un qui n’appartient pas au collectif ».

Lors de nos entretiens, les jeunes remarquent le lien étroit entre l’expression « victime » et celle, plus ancienne, de « bouffon » dont un des sens désigne égale-ment un jeune qui n’appartient pas au collectif, qui est exclu pour une raison quelconque, souvent parce qu’il fait rire les autres (11 occurrences à Yzeure et 1 à Paris pour la question n° 5 (pas copains)).

Or, selon nos informateurs, cette conception de l’« exclu » concerne surtout les petits, mais ensuite, au fur et à mesure, de nouvelles applications ont commencé à prédominer, d’abord pour les gens peureux et ensuite (probablement en consé-quence de ce premier sens dans l’optique des jeunes des cités) pour les Français de souche, notamment ceux qui se montraient un peu riches.

A : on emploie aussi le terme victime / pas victime c’est pas parce qu’ils se font battre ou quoi que ce soit tu vois

Q : mais victime dans quel sens alors ? A : victime par exemple euh / donc quelqu’un qui passe j’sais pas on a l’impression qu’il a pas

d’amis / ou qu’il a une bande vraiment XXX avec des gens en fait qui nous correspondent pas tu vois ce qu’j’veux dire /// par exemple des gens qui sont toute leur journée sur les jeux vidéo / toute la journée ils sont comme ça chez eux ils ont rien à faire / là c’est vrai qu’on pourrait dire que ce sont des BOUffons

Pour le terme « bouffon », il faut noter que son emploi diverge considérable-ment chez les jeunes des cités où il prend une connotation sociale (et aussi de

90 Définition proposée par Le Petit Robert électronique de 2001.

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plus en plus ethnique) et les jeunes qui n’appartiennent pas à cette « culture de la rue ».

toutefois, comme le prouve la répartition géographique dans nos question-naires, l’expression « victime » dans son sens d’un « exclu ridiculisé et injurié » semble appartenir à ce que nous croyons être l’« argot commun des jeunes ». voici un tableau récapitulatif d’occurrences de ces deux synonymes pour un exclu quelconque :

Tableau n° 17 : occurrences de victime et bouffon dans les questionnaires

victime bouffonquestion n° corpus occ. question n° corpus occurrences- 4) les copains Yzeure 15) ceux qui ne sont pas les copains Yzeure 2 5) ceux qui ne sont pas les

copainsParis 1Yzeure 11

17) se bagarrer Paris 1 12) avoir beaucoup d’argent Yzeure 1

- 25) les policiers Paris 1 (+1 fois en verlan fonbou)

- 30) ne pas avoir de la chance Yzeure 159) ne pas suivre la mode, être mal habillé

Yzeure 1 59) ne pas suivre la mode, être mal habillé Yzeure 1

(sèmes communs mis en caractères gras)

En conclusion, nous constatons en accord avec les sociologues (cf. supra § 8.5) que la vie en groupe entraîne beaucoup de tolérance et d’amitié envers les pairs et, en même temps, beaucoup d’hostilité et de malveillance envers les non-pairs.

Or, si l’on regarde de près les réponses à la question n° 4 (les copains), on a l’impression que les jeunes se sont trompés de ligne et qu’ils ont répondu pré-cocement à la question suivante n° 5 (ceux qui ne sont pas copains), tellement les réponses péjoratives et insultantes sont fréquentes.

En réalité, le fait de s’insulter mutuellement ne sert pas uniquement à faire rigoler en se taquinant et en se vannant, mais il amoindrit remarquablement la tension qui se crée au cours de ce « combat » pour leur statut hiérarchique le plus haut possible. Les copains sont appelés de façon tout à fait conniventielle les ta-rés, les pélos91, les bouffons, les grosses carnes ; un copain devient ma vieille touffe ou encore ma couille92. En tchèque, la vulgarité va encore beaucoup plus loin :

91 Pour une analyse plus précise de la signification de ce « mot identitaire », voir infra § 9.2.92 L’insulte « vieille carne » est fréquente en bourbonnais. La carne étant originellement la viande co-

riace (J.-P. COLIn et al., Dictionnaire de l’argot, op. cit., p. 112), mais le mot sert métaphoriquement à désigner tout « individu acariâtre et malfaisant » (idem). L’emploi de carne pour ses copains sous-entend une connivence machiste. « Touffe » désigne en argot la « toison pubienne », qui, par méto-nymie, glisse au sens d’une « fille » (touffe > chatte > fille) dans l’argot des jeunes (cf. M. SOURDOt, 1997, « La dynamique... », art. cit., p. 74 – « t’as vu la touffe ? »). L’emploi de « vieille touffe » comme insulte conniventielle paraît être limité à l’usage dans une classe de lycée. « Ma couille » est proba-blement créée par attraction paronymique avec l’appellation « ma caille », propagée par Coluche, qui s’emploie beaucoup dans le lycée yzeurien.

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smradi = « salauds », šulini = « bites », piče = « cons », buzny = « tapettes », banda volů = « bande de conards (lit. bœufs) » sont des appellations relativement courantes dans le discours des jeunes à propos de leurs pairs.

Le tchèque comporte, d’ailleurs, une tendance à cette vulgarité tout à fait ba-nalisée, puisqu’à l’équivalent d’un phatème parasitaire français du type tu vois (p.ex. « alors je le lui ai dit, tu vois ») qui sert à garder l’attention de son interlocuteur correspond en tchèque l’expression vole = « bœuf ! » (au vocatif, vůl au nominatif ; p.ex. « tak sem mu to řekl, vole »). Dans un autre contexte, le même vocatif peut in-sulter son interlocuteur puisqu’il sous-entend son déficit mental.

Comme l’expressivité du phatème vole a été effacée avec son usage fréquent (même abondant), les jeunes utilisent fréquemment l’expression pičo = « con ! » (avec une puissance qui, en français, équivaut plutôt à l’exclamation enculé ! ) ou encore ils combinent pičo vole dans un syntagme figé.

Bien évidemment, un tel usage des vulgarismes reste très impressif pour un observateur adulte, mais la vulgarité est si banalisée chez ces jeunes qu’ils ne se rendent même pas compte qu’en réalité, ils s’insultent très fort.

Pour revenir à notre conclusion, il faut remarquer une caractéristique – com-mune à toutes ces réponses mentionnées supra – concernant les jeunes qui se per-mettent d’insulter leurs pairs (même si c’est en rigolant) : c’est que les auteurs de ces réponses sont toujours les meilleurs « boss » de la classe.

Un tel comportement montre clairement qu’ils se placent dans une position supérieure à leurs suiveurs, qu’ils n’ont pas peur d’une contre-attaque insultante, puisqu’ils sont sûrs qu’ils sauront retourner l’insulte, qui viendrait le plus proba-blement d’un autre boss concurrentiel, sans perdre l’autorité.

Si nous avons évoqué tout à l’heure le titre révélateur « Tyrannie de la majo-

rité »93 qui s’applique facilement dans les collectifs de jeunes, il faut ajouter éga-lement qu’il s’agit souvent de la tyrannie des « boss », exercée par les suiveurs sur les exclus.

Bref, être jeune sous-entend souvent frimer en prétendant à la souveraineté pour s’assurer un statut supérieur à un exclu qui souffre souvent du seul fait qu’il veut rester lui-même et qu’il n’accepte pas la norme imposée par le collectif.

6. Hypothèse de la circulation intra-groupale du lexique néologique

Le réseau de communication d’une classe est un micro-univers aux relations très complexes. nos observations participantes dans deux lycées aux contours so-ciolinguistiques tout à fait divergents (Brno et Paris), mais également nos propres expériences de collectifs de classe, de groupes d’amis autour de nous, etc. nous ont amenée à présenter ici une hypothèse qui relie la composante psycho-sociale des membres d’un groupe avec l’observation de la vie des lexèmes néologiques. Cette hypothèse consiste dans la mise en évidence de la typologie des membres

93 Cf. Dominique PASQUIER, Cultures ..., op. cit.

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du groupe qui induit leur comportement prévisible vis-à-vis de la néologie argo-tique.

Le niveau de la cohésion du groupe détermine le niveau de l’unification du lexique argotique auquel les membres du groupe accordent une importance plus ou moins grande en fonction de leur position hiérarchique et en fonction de l’identification personnelle avec l’« esprit du clan » (c’est-à-dire, dans le milieu scolaire, avec une présentation plus ou moins prononcée de la classe comme unité cohésive, notam-ment lors de l’interaction avec les membres des classes avoisinnantes). Or, cet « esprit » dépend surtout de la qualité des relations parmi les petits groupes de pairs formés à l’intérieur d’une classe.

Typologie argotologique des locuteurs d’un réseau de communication

Si l’on essaie de comprendre le lien entre la propagation de nouveaux lexèmes expressifs « injectés » dans le résolecte d’une classe et le rôle de celui qui apporte le néologisme, il nous faut reprendre la catégorisation tripartite des membres du groupe du point de vue de la hiérarchie « boss », suiveurs et exclus (cf. supra ; c’est la même chose quand il s’agit de mesurer le rapport entre la primauté verbale et la primauté hiérarchique). Le don de l’éloquence peut soit mener à une stabilité hiérarchique en haut de l’échelle ou bien à un statut d’humoriste de classe sans que ça aide vraiment à l’amélioration du statut.

Parallèlement à cette division hiérarchique, nous allons proposer une autre division, purement linguistique, qui se fait du point de vue de l’auto-identification de chaque jeune avec la « culture juvénile » par le biais de la parole. Ces catégories vont être appelées, faute de mieux, « tchatcheurs » et « passifs ».

n’importe quel jeune peut être « tchatcheur » s’il introduit des nouveautés lexicales dans le résolecte ; bref, s’il frime avec ses compétences linguistiques de-vant le public et joue ainsi sur l’effet impressif. Or, être tchatcheur n’implique pas nécessairement d’être créateur au niveau lexical ! La capacité créatrice d’insérer les jeux de mots, de jouer sur les effets de sens, etc. contribue à la réussite dans la hiérarchie, mais il ne s’agit pas de la condition préliminaire.

Les « passifs » s’avèrent être ceux, qui n’ont pas un besoin apparent d’être conformes au résolecte, ceci pour des raisons diverses liées plus ou moins à l’in-troversion.

Pour répondre au besoin de classer les productions néologiques expressives des jeunes, nous proposons de parler d’une réussite dans l’affirmation de son pro-pre statut dans la classe par le biais de la parole. La courbe dans le schéma suivant reflète le niveau de la réussite verbale pour chaque catégorie envisagée aupara-vant (« tchatcheurs » en-dessous de la courbe, « passifs » au-dessus).

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Schéma n° 6 : Division intra-groupale des jeunes et courbe de « la réussite »

En conclusion, il ne nous reste qu’à lier ces deux catégorisations du point de vue plus général de la conformité au lexique argotique du résolecte. Il en résulte six catégories de jeunes, définies par les critères linguistiques suivants:

a) « les boss – tchatcheurs » qui sont les plus intéressants pour notre étu-de sur l’argot des jeunes, car ils sont conformes à la norme résolectale. Cette conformité est causée par le souci de garder leur statut privilégié. toutefois, ce statut est paradoxalement souvent acquis grâce à leur capa-cité créatrice qui fait innover le lexique en usage et ce sont eux qui réussis-sent le mieux à insérer les emprunts aux autres résolectes dans le leur.

b) « les boss – passifs » sont, en général, des individus trop matures intellec-tuellement, des « jeunes adultes » qui affirment leur statut plus par l’argu-mentation que par leur choix stylistique.

c) « les suiveurs – tchatcheurs » reprennent des termes entendus ailleurs pour essayer d’améliorer leur statut. Leur apport principal à notre étude est leur rôle de confirmateurs de la « réussite » d’un néologisme proposé (souvent par le « boss »).

d) « les suiveurs – passifs » sont neutres sur les deux plans observés. Ils ne risquent pas de lancer des néologismes eux-mêmes pour ne pas se « faire honte », si malentendu (ce qui résulte de leur peur de ne pas s’exclure de la hiérarchie déjà instaurée). En même temps, ils s’opposent à la hiérarchie imposée par les dominants par la résistance aux expressions modernes ou marquées.

e) « les exclus – tchatcheurs » paraissent être les plus comiques dans le col-lectif puisqu’ils reprennent les termes « à la mode » dans le résolecte, et puisqu’ils sont souvent de fervents introducteurs des termes d’autres ré-seaux, malheureusement sans réussite (au moins immédiate).

f) « les exclus – passifs » peuvent être soit ceux qui ont renoncé à la confor-mité à cause de leur statut réaffirmé, soit ceux qui ont des contraintes d’ordre normatif (la norme communicationnelle est fortement influencée par l’éducation familiale puriste) ou éducatif (le handicap verbal de toute sorte – c’est souvent le cas des nouveaux immigrés pour le corpus de Paris ou des déficients mentaux dans les deux autres corpus : bref, des « handi-capés » au niveau communicationnel).

Cette description est, bien sûr, conditionnée par une limitation temporelle, car le psychisme des jeunes évolue très vite à l’âge adolescent. Les pratiques sociales,

« BOSS » « tchatcheurs »

SUIVEURS

« passifs » EXCLUS

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par contre, se révèlent être plus stables dans une classe où les élèves se connais-sent depuis plus d’une demi-année, au moins.

Cette catégorisation sera également utile pour la recherche sur la circulation des joutes verbales dans les classes. Elle tente de répondre d’un point de vue psycho-sociologique à la question de la motivation et du raisonnement des jeunes pour l’usage de l’argot générationnel.

Norme résolectale vs créativité lexicale

Les petits groupes de pairs, les couples d’amis sont formés de tous types de combinaisons boss-suiveurs + tchatcheurs-passifs, mais en principe, il y en a toujours un qui domine un peu au niveau de la créativité lexicale et qui est souvent copié par les autres. Selon sa façon d’innover le lexique expressif, les autres enchaînent leur propre création de néologismes, qui restent souvent idiolectaux.

Dans le lycée d’Yzeure, nous avons interrogé un peu plus que les autres un couple d’amis R et S (à cause de l’éloquence extraordinaire de R mais aussi à cau-se de leur forte insertion dans la « culture des rues » locale – les deux élèves sont d’origine maghrébine). tandis que R est un « boss-tchatcheur » par excellence, S est un peu timide dans un collectif plus large (moins entre pairs) et occupe une posi-tion d’un « suiveur-tchatcheur ». Leur absentéisme fréquent et l’appartenance à un autre « style » que la majorité de la classe les empêchent pourtant de participer de façon significative au résolecte de la classe.

nous pouvons témoigner de leurs rôles psycho-sociaux quant à l’innovation et la diffusion des néologismes par le biais de l’analyse conversationnelle. Or, pour pouvoir comparer la situation avec d’autres milieux de jeunes et se permet-tre une généralisation, il faut opter pour un témoignage basé sur les questionnai-res où les thématiques sont identiques pour tous les milieux.

Prenons donc pour exemple les réponses de R et de S à la question n° 33 (une fille moche) qui semble être une des plus « créatogènes ».

tandis que S marque les lexèmes bien connus : thon (34 occurrences dans le lycée) et morue (2 occurrences seulement, mais qui appartient sinon à l’ar-got commun) et montre ainsi sa conformité avec les autres, les réponses de R sont non seulement plus nombreuses (6 lexèmes), mais surtout beaucoup plus créatrices, à l’exception des lexèmes truie (10 occ.) et poubelle (4 occ.). Il s’agit de métaphores qui n’apparaissent que dans son questionnaire (ce qui peut soit dire qu’il les a créées ad hoc, soit qu’il les a empruntées au résolecte de ses pairs ou d’ailleurs) : crevette (métaphore filée de la série des animaux de mer, cf. infra § 9.3), calculette, arme nucléaire ou bien déchet toxique (qui semble être en usage dans la classe, vu la notation de la forme raccourcie : déchet par un autre élève de la même classe).

En observant l’éloquence et la promptitude de R pour commenter de façon comique les diverses situations et le rôle conformiste de S tout au long de leurs

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questionnaires, il nous paraît opportun de nuancer l’opposition tchatcheurs – pas-sifs en divisant les « tchatcheurs » en :

a) « tchatcheurs conformistes », c’est-à-dire ceux qui reprennent les formes les plus usitées dans le résolecte qui cherchent rarement à inventer ou à importer des néologismes

b) « tchatcheurs créateurs / importateurs » qui prennent l’innovation inces-sante de leur lexique et l’exhibition de leurs compétences humoristiques plutôt comme un sport.

La division des « passifs » n’apporterait rien à l’analyse de la promotion des néologismes puisqu’ils ne reprennent généralement que le minimum des termes expressifs nécessaires pour manifester leur connivence et l’identité génération-nelle (donc leurs réponses sont « conformistes ») où bien ils ignorent complètement la norme communicationnelle au niveau lexical et optent pour des termes hyper-corrects ou, au contraire, trop vulgaires (ce qui n’est pas non plus à considérer comme un comportement conniventiel qui implique l’usage argotique car cela dépasse les conventions du groupe). nous classerons ce type de réponses sous l’étiquette « ignorantes ».

Dans le cadre de notre thèse, nous avons appliqué cette typologie théorique sur un exemple concret d’une classe observée à Brno, classe avec laquelle nous avons passé une semaine dans les ateliers (environ 35 heures, sans compter le temps des entretiens et de passation des questionnaires). Le grand avantage des lycées professionnels est que les élèves passent beaucoup de temps dans les ate-liers (une semaine sur deux) où la conversation, en travaillant, peut se dérouler spontanément, n’est pas directive comme dans le cas des cours – où les élèves peuvent se parler entre eux uniquement pendant les recréations -, donc nous avons pu nous exprimer sur les traits de personnalité de chaque élève de façon relativement objective. Sur l’analyse des réponses de 10 élèves de cette section concernant les questions sur l’évaluation axiologique des filles (questions n° 31-35 qui engendrait le plus d’invention néologique chez les jeunes de tous les milieux), nous avons testé le taux de la créativité personne par personne, le taux de leur conformité ou d’ingéniosité au niveau lexical, et leur rapport aux liens d’amitié, au caractère personnel de chacun et à la structure hiérarchique établie entre les membres du groupe observé94. Grâce à la méthode de la moyenne arithmétique pondérée, appliquée sur la fréquence et sur le type des réponses, nous avons pu dresser un graphe qui montrait la dépendance de l’éloquence et de la créativité personnelle avec leur position hiérarchique – les meilleurs « boss-tchatcheurs » se retrouvent alors le plus en haut à droite du graphe; plus la personne tend vers le gauche et vers le bas, plus elle est exclue et passive et finalement ceux qui se placent au milieu du graphe représentent un « noyau dur » qui maintient les for-mes résolectales sans trop avoir recours à des innovations. Un tel essai statistico-

94 Cette analyse détaillée a touché uniquement cinq questions, mais à cause de sa longueur, nous ne l’inclurons pas dans le présent ouvrage. (cf. Alena PODHORná-POLICká, Peut-on paler d´un argot des jeunes ?, Thèse sous la direction de J.-P. Goudaillier et Marie Krčmová, Université Paris Descartes – Université Masaryk, Paris-Brno, 2007, pp. 366-378).

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lexical est sûrement à développer pour un échantillon plus représentatif. Il nous paraît pourtant qu’il a réussi à traduire les rapports des introvertis/extravertis et des tchatcheurs/passifs et que le résultat donne un aperçu approximatif de la hiérarchie du réseau scolaire témoigné par le biais du lexique argotique.

Une analyse de ce type dans le lycée parisien se complexifierait si l’on te-nait compte des différents niveaux de maîtrise du français de certains immigrés récents, et, même de ceux de nombreux francophones ; les données par écrit auraient été influencées par leurs difficultés à orthographier leurs exclamations souvent inventives.

néanmoins, observant la même thématique chez les jeunes des trois milieux, nous croyons que la division des réponses en « ignorantes », « conformistes » et « créa-trices » selon les critères proposés supra et, éventuellement, leurs pourcentages en fonction du nombre des réponses, peuvent être utiles pour témoigner des rôles psycho-sociologiques que les jeunes jouent dans leur collectif au niveau de la cir-culation intra-groupale des néologismes.

Le niveau du risque que les jeunes prennent pour se mettre à distance de la masse conformiste en exprimant leur singularité, soit pour innover en faisant rire les autres (« créateurs / importateurs »), soit pour montrer leur rejet de la norme col-lective (« ignorants »), est considérable, vu les enjeux hiérarchiques.

Le maintien de l’équilibre entre le conformisme et la créativité assure égale-ment le maintien des rôles privilégiés dans la hiérarchie du groupe. Les meilleurs « boss-tchatcheurs » réussissent à faire passer leurs néologismes à cause de leur énorme éloquence qui – grâce à la fréquence d’usage des mots expressifs – efface très vite l’aspect de nouveauté et donne l’apparence que le néologisme est un « mot identitaire » du groupe, même si, en réalité, il n’est propagé au début que par cette personne uniquement.

Cette constatation n’est pas prononcée sans la réflexion qui a découlé d’une longue observation de différents groupes de pairs. nous avons fait attention plu-sieurs fois à un « boss-tchatcheur » du groupe de pairs autour de notre mari qui a tendance à importer des néologismes expressifs au résolecte. Au bout d’une année, nous avons repéré au moins quatre expressions qu’il a su « infliger » à ses copains à tel point qu’ils ont commencé à les considérer comme leurs « mots identitaires » au sens très vague, car trop expressifs. nous pouvons renforcer cette hypothèse encore par la notion de « néologisme d’autorité », proposée par J.-F. Sablayrolles95.

nous reprenons une citation de Clara Romero qui dit à ce propos :

« celui qui emploie volontairement un mot qu’il vient d’inventer affirme en quelque sorte son droit à s’affranchir du code commun et à imposer aux autres le sien propre. De là à affir-mer aussi le devoir pour eux de s’y se [sic] plier, il n’y a qu’un pas »96.

95 Jean-François SABLAYROLLES, La néologie en français contemporain : examen du concept et analyse des productions néologiques récentes, Paris, Champion, 2000, pp. 361-364.

96 Clara ROMERO, L’intensité..., op. cit., p. 146.

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Ce type d’expressions « infligées » est, en général, vite repris par les suiveurs pour lesquels la charge à la fois expressive et impressive est très forte.

Les expressions « vécues », par contre, celles qui sont issues des petits événe-ments rigolos (délires, hlášky – cf. supra § 8.3), se diffusent consciemment d’abord pour se rappeler le moment (en se moquant ainsi souvent de l’acteur), ensuite surtout à cause de leurs effets crypto-identitaires.

7. Fonctions de l’argot des jeunes vis-à-vis du critère « âge »

Après avoir passé en revue les facteurs psychologiques et sociologiques qui déterminent le comportement langagier des jeunes, nous pouvons essayer de syn-thétiser ces observations quant au fonctionnement de cet « argot des jeunes » (l’ap-pellation sous laquelle nous comprenons toute production spontanée propre aux différents réseaux de communications des jeunes).

La fonctionnalité des activités langagières que nous pouvons considérer comme « argotiques » à cause de leur ancrage dans des milieux cohésifs révoltés contre les normes conventionnelles, varie, selon nos observations, en fonction de l’âge.

Faute de manque de catégorisation de ce type dans les travaux linguistiques, on assiste à une profusion de commentaires sur les fonctions de l’argot. À notre avis, c’est en prenant de l’âge que les motivations et les raisonnements du choix lexical varient et « mûrissent » ensemble avec le locuteur. Le choix lexical est :

– soit conscient (en linguistique tchèque, on parle du choix stylistique), – soit inconscient (spontanée, dans une situation de communication affective,

emphatique). Le choix inconscient est lié plutôt au plan pragmatique et à l’appartenance

sociale puisque c’est par la fréquence d’utilisation de certaines expressions ou de certaines unités discursives récurrentes que le locuteur perd la conscience de son inadéquation à une situation de communication riche en émotions.

Motivations et raisonnements du choix lexical expressif

On peut estimer que chaque individu utilise de temps en temps le lexique non standard, connoté socialement, qu’il utilise les expressions propres à un milieu, qu’il emploie un quelconque argot.

Or, la fréquence de recours à ce type de lexique varie selon les situations de communication rencontrées – selon les facteurs sociologiques, mais aussi selon le besoin psychologique individuel de se référer à l’argot. La personne qui use de l’ar-got, qu’elle soit obligée de le parler – pour ne pas transgresser la norme résolectale – ou que ce soit pour son plaisir personnel, peut être désignée comme « argotisante ».

Pour pouvoir cerner les fonctions primordiales de l’argot, nous allons com-mencer par les catégoriser selon les critères suivants:

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a) les motivations psychologiques individuelles du choix du lexique argoti-que

b) le raisonnement sociologique déterminant ces activités langagières.

Cette catégorisation permet de voir les liens entre les fonctions de l’argot : tan-tôt entre celles rarement mentionnées dans les travaux argotologiques (fonctions expressive et impressive) et tantôt entre celles souvent mentionnées (fonctions cryptique, ludique, identitaire, conniventielle).

En ce qui concerne les motivations psychologiques, nous allons reprendre le schéma des fonctions du langage de K. Bühler pour qui la fonction expressive est référentielle au locuteur lui-même tandis que la fonction impressive vise surtout l’effet produit sur le destinataire (cf. supra le schéma n° 5).

L’expressivité traduit le besoin de s’exprimer intensément, affectivement, ce qui dépend tout d’abord de la situation de communication. Or, on peut estimer que les états d’excitation au moment de raconter une histoire, etc. sont plus fré-quents et plus visibles chez les plus jeunes.

Il nous semble aussi que moins les jeunes se conduisent de façon grégaire et plus la fonction impressive perd de son importance. Les sociologues remarquent sur ce point qu’« en accédant à une sociabilité plus étendue, l’adolescent passe […] d’un modèle d’interaction en noyau dur à une association flottante de couples d’amis »97 où le besoin d’impressionner ne revient qu’occasionnellement, surtout devant les non-initiés.

En somme, la baisse du besoin expressif en fonction de l’âge s’explique par la maturité psychique tandis que la baisse du besoin impressif s’explique plutôt par la perte des relations avec le collectif : cela dépend donc plutôt des aspects sociologi-ques. Les adultes n’éprouvent pas trop le désir de choquer avec leur choix lexical expressif, à la grande différence des jeunes.

Quant aux raisonnements sociologiques à propos d’un tel comportement langa-gier, nous insistons sur la division binaire des fonctions argotiques en fonctions conniventielle et identitaire qui semblent être complémentaires et génériques.

Si l’on examine le tableau suivant, on constate que, du point de vue de la cohé-sion du groupe, la connivence instaurée entre les locuteurs d’un argot résolectal et l’observateur favorise l’ouverture du réseau de communication, même s’il s’agit de termes d’origine cryptique aux non-initiés (par exemple, dans le corpus de Brno, l’éclaircissement de plusieurs surnoms péjoratifs donnés aux professeurs) : le réseau est devenu « ouvert », car l’interprétation leur semblait être positive.

En revanche, nous observons le cas inverse du réseau « fermé » dans le cas où l’interprétation des productions langagières risque d’être mal comprise, où le ré-flexe de la protection du résolecte s’est initié et où la fonction identitaire domine. Pour témoigner de ce fait, prenons de nouveau l’exemple de l’expression « négro »

97 Magdalena JARvIn, « Groupe de pairs...», p. 46., in : Catherine PUGEAULt-CICCHELLI, Ce que nous..., op. cit.

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dans le corpus de Paris, très fréquent entre pairs et très conniventiel dans le réso-lecte des immigrés, qui est interprété à tort par les jeunes Français « de souche » comme neutre, non marqué identitairement, mais tout simplement « à la mode », ce qui provoque des réactions hostiles de la part des jeunes issus de l’immigration. Le fait d’avoir instauré une certaine connivence au moment de la recherche nous a permis d’enregistrer cette sorte de « confession » du langage mal compris par les médias et de ce fait, par les autres jeunes (cf. supra § 7.3). Cette incompréhension de la part de la société majoritaire amplifie le phénomène identitaire négatif des jeunes minoritaires et, corollairement, les connotations négatives sous-jacentes qui en découlent.

Quant aux fonctions de l’argot liées à la grégarité, on entend parler de la fonc-tion intégrante de l’argot (formation de groupes de pairs soudés par la pratique argotique), mais également de la fonction excluante (dans le but de se marquer par rapport aux non-pairs). Cependant, il ne faut pas oublier qu’au niveau in-ter-groupal, grâce à l’influence des médias, l’argot commun des jeunes assure également les fonctions symboliques. L’emploi de l’argot commun des jeunes peut servir comme un signe évident d’appartenance générationnelle qui montre une connivence plus large, traduisant une solidarité et une certaine sympathie entre les jeunes (cela nous fait penser notamment à l’usage de l’argot dans les émissions de radios98).

Si les enjeux identitaires sont menacés, les jeunes peuvent cacher sous leur argot une volonté communautariste (ceci peut être notamment le cas de certaines formes de l’argot des cités parsemé d’emprunts aux langues de l’immigration). Pour ce niveau macro-structural, nous pensons qu’il n’existe pas d’appellation commune pour ces fonctions et nous n’arrivons pas à trouver d’adjectifs simples susceptibles de les caractériser ; c’est pourquoi nous mettons dans ces cases des points d’interrogation.

Tableau n° 21 : Complémentarité des fonctions génériques

complémentarité fonction conniventielle fonction identitaire fonction traduisant fonction traduisantbinarité lexicale au ni-veau de la description sociolinguistique

ludique humour cryptique incompréhension

binarité grégaire au niveau intra-groupal intégrante ouverture vers

l’amitié excluante fermeture vers l’hos-tilité

binarité symbolique au niveau inter-groupal ? solidarité entre

jeunes ? communautarisme des groupes

Ce tableau n’est qu’une proposition de division des fonctions fréquemment évoquées selon les degrés. S’il nous semble que les fonctions conniventielle et iden-titaire sont les plus représentatives – car ce sont les plus englobantes – mais il ne faut pas non plus oublier la fonction subversive, voire transgressive de l’argot

98 Cf. Anne-Caroline FIÉvEt, Peut-on parler...., op. cit.

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qui est également souvent évoquée dans les travaux argotologiques. Or, elle se place à un niveau encore plus abstrait que le niveau lexical puisqu’elle va contre les normes : la norme du standard tout d’abord, mais souvent encore contre la norme de l’usage commun dans le but de transgresser les tabous. Bref, l’argot est un moyen indispensable d’expression des sentiments individuels ainsi que des rapports entre les hommes.

Variabilité des fonctions de l’argot selon l’âge

Pour pouvoir mettre en évidence les différences entre les fonctions de l’argot selon l’âge des locuteurs, il faudrait diviser les « argotisants » en quatre groupes qui tiennent compte de critères psycho-sociologiques, à savoir en pubescents, adolescents, post-adolescents et adultes.

Les limites en sont variables selon la maturité psychique individuelle, mais nous pouvons mettre les frontières de pubescents, selon les psychologues, entre 11 et 14 ans, d’adolescents entre 14 et 18 ans.

Par contre, le groupe de plus en plus grand des post-adolescents est difficile à cerner et se situe entre 25 et 30 ans (cf. supra § 3.2), l’âge adulte commence indivi-duellement selon le franchissement des seuils psycho-sociaux (cf. supra § 8.0).

Comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, le comportement gré-gaire est le plus prononcé à l’âge adolescent et semble diminuer en prenant de l’âge. Le rôle symbolique accordé au groupe de pairs (ou groupe de référence quelconque) semble également diminuer avec l’âge croissant. On en déduit que la fonction identitaire de l’argot perd de son importance suite à l’affaiblissement des liens grégaires ainsi que, bien évidemment, suite au mûrissement psychologique des membres du groupe.

J.-P. Goudaillier présente la différence de fonctions primordiales (crypto-ludi-que et identitaire) dans les argots des métiers par rapport aux argots sociologiques99. Dans la description des argots en France, on est passé de l’intérêt d’une descrip-tion lexicologique (plus tard même sociolinguistique) des argots de métiers où la fonction primordiale était crypto-ludique à la description des argots sociologi-ques où la primauté des fonctions est inversée et, où c’est la fonction identitaire qui domine.

Or, il faut rappeler que les argots des métiers contemporains, appelés « jar-gons », assument toujours les mêmes fonctions dans le même ordre qu’aupara-vant. Ce qui a changé, c’est l’intérêt du public spécialiste ainsi que non spécialiste aux groupes d’âge différent. Aujourd’hui, on observe les pratiques argotiques sur-tout chez les jeunes ce qui n’était pas le cas au début du 20e siècle à l’âge d’or de la collecte du lexique argotique.

La fonction primordiale de l’argot varie, à notre avis, selon l’âge :– chez les jeunes, c’est la fonction identitaire

99 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 14.

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– chez les adultes, c’est la fonction conniventielle qui domine dans le comportement grégaire et argotisant.

L’importance de la fonction conniventielle est pourtant très grande chez les jeunes, ainsi que l’importance des fonctions liées à la motivation psychique de l’usage argotique. C’est pourquoi nous croyons que l’argot est un domaine propre à la pratique langagière des jeunes, notamment des adolescents, comme nous le verrons infra.

Âge argotique : l’adolescence

La connivence est une notion proche de la familiarité, de la consolidation des normes communicationnelles dans un réseau de communication où de fréquents rapports ont lieu régulièrement entre les différents membres de ce réseau (cf. su-pra la notion du résolecte). C’est un phénomène social qui se développe au fur et à mesure de la vie dans un groupe d’amis, qui se cimente par le biais de mots créés par le groupe ou ayant pris des connotations particulières dans ce groupe lors de petits évènements marrants.

En revanche, la fonction identitaire paraît être la plus importante pour l’âge non adulte. Les valeurs symboliques attribuées à son groupe de pairs ou à un groupe de référence plus large sont les plus fortes pendant l’âge pubescent et adolescent et perdent de l’importance avec la consolidation de son propre statut identitaire en tant qu’individu, indépendamment de la vie du groupe.

Or, si l’on se concentre sur les motivations psychologiques qui mènent à l’usage des argotismes, ceci est un domaine proprement jeune. L’âge du psychisme tour-menté au niveau affectif, l’âge de la révolte, de l’expérimentation : tout cela se re-flète sur le plan langagier par le recours à des expressions nouvelles, choquantes, expressives – bref à tout ce qui transgresse les normes et les tabous : à l’argot.

Le tableau suivant propose la mise en relation de ces fonctions avec l’âge des locuteurs conformément aux hypothèses exposées supra :

Tableau n° 22 : Fonctionnalité de l’usage du lexique marqué par le critère d’âge

motivation psychologique raisonnement sociologiquel’âge/fonction

EXPRESSIvE

(affectivité, emphase/ ca-thartique/ exa-gération)

IMPRESSIvE

(désir de cho-quer : frime/ exhibition/obscénité/ sub-version)

COnnIvEnCE

(familiarité/ consolidation des normes communication-nelles)

IDEntItAIRE

(grégarité / prise de posi-tionnement)

pubescent + +++ + +++

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motivation psychologique raisonnement sociologiqueadolescent +++ ++ ++ +++post-adoles-cent

++ + +++ ++

adulte + + +++ +

+ valeur de la fonction par rapport à l’âge

Ce schéma répond, à notre avis, à la question : « Pourquoi un tel enthousiasme pour l’argot des jeunes ? », et ceci pas seulement dans la société française.

Dans la période pré-adolescente, les jeunes jouent verbalement surtout sur la réaction du public, ils « tâtonnent » le terrain de l’argotique tout en appréciant les effets de l’intégration des membres ou de l’exclusion des non-membres. nous pouvons caractériser cette période comme pré-argotique.

À l’âge adolescent, le foisonnement des activités qui peuvent être nommées argotiques est incontestablement le plus élevé pour des raisons psycho-sociolo-giques, exposées tout au long de ce travail, qui se reflètent dans le choix lexical non-standard. L’identitaire et la connivence sont intrinsèques à cet âge de « quê-te » d’identité et d’amis. Si l’on compte les croix – attribuées de façon intuitive suite à notre observation – aux fonctions de l’argot en fonction de l’âge, on arrive à constater que l’adolescence est une période argotique.

Dans l’époque de la prolongation de la période « jeune », et de l’ajournement des tâches parentales, il faut prendre en compte également l’âge post-adolescent. Les traits typiques pour l’expression des adolescents s’affaiblissent, et l’on ac-corde plus de valeur à la connivence, ce qui est un trait typique pour les adultes.

Du point de vue de l’argotologie, cette période est importante pour la circu-lation des néologismes dits « jeunes », car impressifs pour la société non-initiée (ce qu’on voit apparaître dans les médias par exemple, notamment dans les pu-blicités destinées aux jeunes). C’est surtout à cet âge-là que l’argot commun des jeunes est stabilisé parce que les regroupements de jeunes s’entremêlent avec la sortie des lycées, mais également parce que c’est surtout à cet âge-là que les jeunes influencent médiatiquement le langage commun (ceux qui se trouvent aux postes d’animateurs de radio, de scénaristes, de chanteurs et autres professions qui per-mettent l’insertion des mots identitaires pour la génération). Ces mots identitaires d’une génération reçoivent petit à petit une coloration nostalgique, s’ils sortent de l’usage des plus jeunes et s’ils ne s’infiltrent pas dans l’argot commun.

Finalement, l’âge adulte diminue la fréquentation de groupes d’amis et sur-tout la motivation psychologique d’utiliser les mots expressifs. C’est une période post-argotique, mais paradoxalement la plus riche au niveau documentaire : les « argotolâtres » manifestent leur amour de l’argot, en même temps que les « argo-tophobes »100 manifestent leur mépris à toute description non standard de la lan-

100 Cf . Jean-Pierre GOUDAILLIER, « Argotolâtrie et argotophobie » , in : Parlures argotiques. Langue française, n°90, 1991, pp.10-12.

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gue. Il reste un sentiment presque nostalgique quant à la persistance de certaines expressions les plus marquées qui aident à resserrer la connivence entre les vieux amis même après des années.

Cette conclusion quant au phénomène argotique est conforme aux résultats des sociologues et des sociolinguistes. En effet, en prenant de l’âge, on observe que les pratiques langagières – qui sont à la fois identitaires et stigmatisantes – sont abandonnés petit à petit. À l’instar des travaux de Downes (1984) et d’Eckert (1984), Cécile Bauvois résume que « les adolescents connaissent un « pic informel » avant d’adopter l’usage du groupe professionnel auquel ils s’identifient »101. Ce phéno-mène a été observé, à la fin des années 1980, auprès du procédé particulièrement à la mode et qui est devenu particulièrement identitaire et stigmatisant à la fois – le verlan. vivienne Méla102 précise à cet égard :

« tout comme pour l´anglais noir vernaculaire (Labov), nombre de locuteurs l´abandonnent en quittant l´adolescence, c´est-à-dire en changeant de réseau de socialisation ».

nous reprenons la discussion autour du hantec avec un jeune-adulte âgé de 29 ans de Brno qui confirme l’idée de persistance des traits argotiques à l’âge adul-te, notamment dans les groupes modestes socialement où la connivence avec les pairs (revendiquée surtout dans les bistrots et les pubs) se substitue souvent à une vie familiale perturbée :

M: quand je sortais avec les mecs / bon c’était alors / ça te permet d’attirer l’attention sur toi /voilà quoi / quand tu utilises quelques petits mots du hantec / mais après au cours de temps ça m’a paru de plus en plus débile / donc j’ai laissé tomber ça quoi (rire) [...] quand je sors avec J.v. [nom d’un ami] pour boire une bière et qu’il parle comme ça / tu vois / pour attirer l’attention sur lui / donc ça me paraît vraiment bête quoi

Chez un adulte moyen, l’argot devient plutôt le « piment » qui permet une intensification occasionnelle du discours, car les modes d’expression deviennent plus réfléchis.

notre entretien avec un professeur du lycée d’Yzeure à propos des réponses dans les questionnaires témoigne de la distance que les adultes prennent norma-lement par rapport au lexique expressif :

Q: mais les remps [rãps] ça se dit ?H : alors le euh / le collègue il disait les remps / le collègue qu’on a vu ce matinQ : et toi ? tu le dis ?H : moi ? / ah non / moi je dis mes parentsQ : même pas mes vieux ?H : moi je l’dis pas // ou alors ou alors pour vraiment pour déconner pour faire euh +> pour faire / pour faire le gars qui utilise l’argot quoi

Les adultes ont alors des raisons sociologiques et des motivations psycholo-giques généralement moins fortes pour l’emploi des argotismes. Il en résulte que

101 Cécile BAUvOIS, « L’âge de la parole : la variable âge en sociolinguistique », in : DiversCité Langue, en ligne, vol. III, 1998 (disponible à l’adresse http://www.uquebec.ca/diverscite).

102 vivienne MÉLA, « Parler verlan... », art. cit., p. 70.

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le nombre des « argotisants » est le plus important dans la catégorie des jeunes. Le besoin de s’exprimer de façon expressive diminue donc progressivement avec la prise de l’âge et avec la réconciliation avec son entourage conformiste contre lequel on avait besoin de se révolter.

nos observations de trois milieux très distincts socialement montrent que cet-te constatation peut s’élargir à tous les jeunes. C’était d’ailleurs l’idée de Françoise Gadet, il y a plus de 30 ans déjà, qui observait « un emploi plus systématique de ter-mes argotiques dans la jeunesse »103.

En résumé, quand on parle de l’argot, cela implique le plus souvent de parler des jeunes qui manipulent le plus assidûment l’expressivité lexicale.

103 Françoise GADEt, « Recherches récentes sur les variations sociales de la langue », in : Linguistique et société. Langue française, n°9, 1971, p. 74.

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cHaPiTre 9 : néoloGie arGoTiQue eT analySe de SeS ProcédéS

Ce chapitre a pour but de décrire les procédés de formation du vocabulaire argotique qui circule dans des « résolectes » scolaires. nous étudierons ce voca-bulaire tel qu’il nous a été présenté par les jeunes dans les questionnaires et dans les entretiens. nous tenterons de montrer quels sont les aspects les plus saillants pour la réussite de l’insertion des unités lexicales, souvent néologiques, mais sur-tout fortement expressives pour les jeunes dans leur discours spontané.

Dans le chapitre précédent, nous avons observé les fonctions que ces néolo-gismes remplissent au niveau identitaire et conniventiel dans le groupe, ce qui justifie que nous ayons opté pour l’appellation « lexique argotique ».

La fréquence des procédés de formation peut varier dans les trois milieux ob-servés ; pourtant, au niveau fonctionnel, on peut parler de tendances universelles concernant la jeune génération. Les jeunes exploitent jusqu’au bout le potentiel formel de la langue, ils expérimentent avec les « latitudes offertes par le système de la langue commune »1.

La créativité ludique, économique et crypto-identitaire des jeunes s’étend aussi bien aux signifiants qu’aux signifiés. On a donc affaire à la fois à une néo-logie lexicale (emprunts, codages, dérivations et compositions) et à une néologie sémantique (métaphores, métonymies, attractions paronymiques, etc.).

Grâce à la division tripartite du lexique expressif selon l’expressivité inhé-rente/adhérente/contextuelle proposée par J. Zima (cf. supra § 5.3), nous allons formuler des hypothèses sur la perception des valeurs expressives et impressives des lexèmes vis-à-vis de la norme communicationnelle instaurée par le réseau et perçue par l’observateur.

1. Lexique marqué dans le « parasystème argotique des jeunes »

nous avons présenté supra (cf. § 5.1) le parallélisme dans les linguistiques française et tchèque quant à l’opposition entre le lexique marqué et le lexique non-marqué, neutre. Cette approche nous permet d’éviter l’attribution d’indices lexicographiques relativement subjectifs tels que pop., fam., vulg., arg. dont les frontières sont très floues et varient d’un dictionnaire à l’autre.

Le langage ou bien l’argot des jeunes (si l’on se limite au plan lexical unique-ment) semble fonctionner comme un système parallèle à la langue standardisée divergeant surtout à un niveau d’affectivité qui est plus ou moins inconsciente

1 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’argoterie, op. cit., p. 32.

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dans le discours spontané et qui se situe sur tous les plans linguistiques2. Quant au niveau sémantico-formel, il nous paraît adéquat de parler d’un parasystème du lexique marqué.

Le « parasystème » est une notion assez reconnue en linguistique tchèque. Proposée par D. Šlosar en 1987, puis développée par Jana Pleskalová, nous la reprenons de Markéta Ziková3. Le parasystème forme un système secondaire, pé-riphérique par rapport au système de base « classique » de la langue (ici tchèque) en ce qui concerne la formation des noms propres, des mots expressifs et de la ter-minologie. Ziková applique la dérivation parasystémique au système de la néologie lexicale. Si l’argot est, pour certains linguistes français, une doublure du langage standard, et si l’on parle de formes « parasitaires » (notamment des suffixes), la notion de « parasystème » nous semble être une option plus valorisante, un cer-tain compromis terminologique.

Selon Markéta Ziková, la création parasystémique est « basée sur des règles plus floues de la dérivation et de la composition et qui dispose des types de formations spécifi-ques »4. Le lexique marqué est caractéristique justement de ce type de création aux règles floues parce que la plupart des procédés qui le caractérisent se situent en périphérie par rapport aux procédés typiques de la création du lexique standard, non-marqué.

En effet, les procédés typiques du parasystème du lexique marqué véhicu-lent souvent une expressivité inhérente. Parmi les procédés formels, c’est notam-ment :

– l’apocope – qui procure un aspect économique familier (un pédéraste > un pédé),

– la troncation suivie de resuffixation – dans notre corpus tchèque, un exem-ple sémantiquement identique au précédent : homosexuál > homouš = « un pédé », ou bien

– le codage par le verlan – dans notre corpus français, par exemple un pédé > un dép (il s’agit du verlan suivi d’une apocope qui procurent un aspect conniventiel et crypto-identitaire).

Les emprunts ainsi que certains procédés sémantiques, et notamment l’attraction paronymique sont également plus courants dans ce parasystème que dans la créa-tion non-expressive (rappelons, à titre d’exemple, que les « emprunts de luxe » qui visent à procurer un aspect expressif sont plus courants que les « emprunts nécessaires »).

2 Sur le plan phonique, morphologique et syntaxique, mais surtout sur le plan lexical (cf. M. SOURDOt, « La dynamique du langage des jeunes », in : Des mots des jeunes au langage scolaire, Résonances, 2003, pp. 4–5, pour le corpus français et Alena JAkLOvá, Mluva mládeže..., op. cit. pour le corpus tchèque).

3 Markéta ZIKOVÁ, « Ke třem zdrojům lexikálních inovací » [A propos de trois sources de l’inno-vation lexicale], in : Sborník prací Filosofické fakulty brněnské univerzity, A 49, 2001, p. 159.

4 Ibid. Il s’agit d’une reprise de la définition de Jana Pleskalová par Ziková. Nous traduisons.

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En résumé, si Ziková parle d’un « parasystème des néologismes », nous nous permettrons de parler plus généralement d’un parasystème argotique des jeunes.

Dans ce parasystème, l’expressivité axiologique (propre aux lexèmes de l’argot commun qui sont devenus familiers pour tous les locuteurs tous âges confon-dus ; cf. supra le Schéma n°1, § 5.3) rencontre l’expressivité sociologique (identitaire et conniventielle) propre aux différents types de l’argot des jeunes, allant des « ré-solectes » (micro-argots) aux « argots communs des jeunes » (sociolectes généra-tionnels).

Aspects pertinents pour le parasystème argotique des jeunes

Le parasystème de formation du lexique argotique à travers lequel les jeu-nes s’identifient générationnellement peut être défini selon trois critères qui se complètent mutuellement. Il s’agit d’observer, pour chaque syntagme rencontré:

♦ l’aspect néologique impressif (conçu dans la synchronie dynamique) ♦ l’aspect expressif♦ la fréquence d’emploi

Ces trois critères constituent, à notre avis, la base nécessaire pour la descrip-tion de la création et de l‘usage du lexique marqué des jeunes. Nous allons expli-quer infra la pertinence de chacun de ces critères pour le repérage des procédés les plus fréquents du parasystème argotique des jeunes.

Néologie et recyclage argotique : aspect néologique impressif

En premier lieu, il faut mettre en évidence que l’aspect néologique est as-sez ambigu pour l’observateur d’un résolecte d’une classe scolaire. En effet, le problème majeur repose sur le risque d’une fausse interprétation de la part de l’observateur qui juge la néologie en fonction de son estimation subjective. Il re-court généralement à sa propre connaissance empirique puisque la période de l’observation participante ne permet pas d’assister à la contextualisation dans un discours spontané de tous les lexèmes rencontrés dans les questionnaires (néan-moins, la phase d’entretien peut permettre d’écarter bon nombre de fausses hy-pothèses).

Il est également rare d’être témoin de la création et de la propagation de nou-veaux figements propres aux résolectes qui prennent souvent naissance, semble-t-il, lors des joutes verbales et des interactions conniventielles dans la classe (cf. supra § 8.5).

Les termes qui sont inconnus de l’observateur ont tous un caractère forte-ment impressif bien que certains d’entre eux puissent circuler dans le lexique des jeunes depuis des années, ayant quasiment perdu la force expressive propre aux néologismes « frais ».

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Au contraire, l’observateur a tendance à ignorer le caractère expressif des lexèmes qui lui sont connus, voire familiers, mais qui ont été implantés dans le résolecte depuis peu de temps et qui sont donc perçus par les jeunes comme des néologismes expressifs (c’est à ce moment qu’il faut se fier à la statistique des oc-currences et aux résultats des entretiens).

Bref, la recherche de la néologie est tout d’abord opérée par le biais d’un aspect impressif.

Avec l’aide des dictionnaires d’argot, nous nous rendons compte que les « néologismes »5 dans le lexique argotique des jeunes peuvent être divisés en deux catégories :

a) néologie proprement dite – la forme ou le sens ne sont pas encore attestés (sauf dans les dictionnaires récents comportant l’argot des jeunes)

b) néologie « recyclée »6 – il s’agit notamment de la réactualisation des termes empruntés au vieil argot

Si nous nous étions penchée plus en détails sur cette classification, très peu d’entre eux seraient propres au résolecte (néologismes des classes scolaires) : la plupart des mots rencontrés circulent dans le résolecte en tant qu’emprunts à d’autres résolectes ou à d’autres langues (à propos de cette circulation inter-groupale, cf. infra § 10.4).

En général, on comprend par néologisme chaque lexème perçu comme nou-veau puisque non attesté dans les dictionnaires courants ou non répandu dans l’usage commun ; on ignore les mots attestés, mais vieillis et quasiment oubliés depuis un certain temps. Or, dans l’optique de la synchronie dynamique, il s’agit aussi bien de néologismes, étant donné que les emprunts au vieil argot sont des mots issus de l’usage pour une certaine période qui sont tombés en désuétude, et qui sont revivifiés grâce à la fascination des jeunes pour toutes les sortes de tabous langagiers que l’argot dissimule.

J.-F. Sablayrolles remarque de la façon suivante cette ambiguïté liée aux en-quêtés mais aussi aux enquêteurs:

« Par ailleurs [...] la nouveauté n’existe pas en soi, mais par rapport à quelque chose d’autre, par rapport à ce qui existe avant elle et où elle vient prendre sa place. C’est souvent par contraste avec son environnement que se manifeste la nouveauté, et elle se manifeste pour des individus donnés dans des circonstances données. En linguistique, il faut donc examiner pour qui la lexie est nouvelle et par rapport à quel code »7.

Il faut donc tâcher de circonscrire le « sentiment néologique »8 – au moins au moment de la recherche – auprès des membres du groupe, en observant la fré-

5 Nous avons mis ce mot entre guillemets pour marquer le flottement terminologique que ce mot recouvre (cf. J.-F. SABLAYROLLES, La néologie..., op. cit., pp. 145–152).

6 Le phénomène identique est décrit par J.-F. Sablayrolles sous l’étiquette de « paléologisme » (J.-F. SABLAYROLLES, La néologie..., op. cit., pp. 191–193).

7 Ibid, p. 165.8 Bernard GARDIn et al., « À propos du « sentiment néologique » », Langages, n°36, vol.8, 1974,

pp. 45–52.

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quence d’emploi et la force expressive plutôt que de se fier à l’aspect impressif subjectif.

Revivification argotique : exemples de daron et lofas

Pour les jeunes des banlieues, le vieil argot est une riche source d’innova-tion lexicale qui est accessible à tous les jeunes francophones – à la différence des emprunts au sens souvent obscur et difficilement saisissable si le contexte ne l’indique pas précisément. C’est pourquoi les termes revivifiés passent souvent rapidement dans l’argot commun des jeunes.

Prenons pour exemple l’expression « daron » pour désigner « un père ». Ce mot apparaît chez Albert Simonin comme un terme prêt à disparaître9. En 1957, Simonin estime que ce mot tend à être remplacé par dabe, mais le revoilà en FCC, où il est en plein essor et d’où il s’étend à l’argot commun des jeunes (18 occur-rences sur 48 réponses à la question n°2 B (le père) à Yzeure ; et même 14 sur 22 à Paris !).

Sa renaissance argotique réussie a pour conséquence non seulement la revivi-fication de ses dérivés darons = « parents », daronne = « mère », mais aussi la créa-tion de nouveaux dérivés comme dareuf = « grand frère » et dareum = « mère »10 ainsi que le glissement sémantique : darons qui signifie de façon générale tous les « adultes ».

Dans le milieu tchèque, une situation tout aussi ambiguë est observable pour

le cas de l’expression « lofas », rencontrée dans nos questionnaires dans deux sens différents : 1) celui avec qui on n’est pas copain (et qu’on traite d’idiot) et 2) le sexe masculin.

L’expression est ressentie comme néologique dans le milieu et elle est à la mode depuis peu chez les jeunes (comme en témoigne sa fréquence dans les chats sur Internet que nous avons observés).

Or, c’est surtout le caractère argotique cryptique de ce lexème, propagé par le hantec, qui favorise la perception néologique du terme. Pourtant, on rencontre lo-fas au sens de « sexe masculin » dans les trois dictionnaires de l’argot qui sont les plus importants pour notre recherche11. Le mot employé dans ce sens serait alors un emprunt à l’argot tradititionnel (sans pouvoir en dire plus : les datations man-quent dans les dictionnaires de l’argot tchèque). Comme il figure dans les diction-naires du hantec, ce terme peut donc être perçu chez les jeunes de Brno comme un emprunt au hantec, qui s’en approprient la primauté quand le terme se propage dans d’autres milieux argotisants.

9 Repris de J.-P. COLIn et al., Dictionnaire..., op. cit, p. 192. 10 termes attestés par J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 112, mais non attestés dans nos

questionnaires.11 À savoir Šmírbuch jazyka českého (1992), Velký slovník hantecu (2004) et Slovník nespisovné češtiny

(2006), op. cit., désormais raccourcis en ŠJČ, VSH et SNČ (cf. infra Liste des abréviations).

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En réalité, ce mot est un triple emprunt : comme nous l’avons vu, ce mot de l’argot commun des jeunes est emprunté au hantec, mais ce dernier l’avait lui-mê-me emprunté à l’argot slovaque – lofas12 – dont la forme et le sens sont identiques. Or, l’argot slovaque avait lui-même emprunté ce mot au hongrois où lofasz [lofas] veut dire le « pénis du cheval »13.

La situation est encore plus complexe pour le sens d’un « idiot » qui est éga-lement très à la mode chez les jeunes. Ce sens n’est repéré que dans la dernière réédition de ŠJČ de 2005, il s’agit donc d’une métaphore nouvelle, un néologisme, semble-t-il (même si c’est une création tout à fait logique, vu que la désignation métonymique vulgaire des personnes par les expressions désignant le sexe ma-sculin est assez fréquente en tchèque: rappellons les insultes kokot, čurák, šulin, etc.). Or, ce sens est déjà figé en argot slovaque comme le témoigne B. Hochel dans le SSS.

Le défi est là: il peut s’agir d’un emprunt au slovaque aussi bien que d’un né-ologisme sémantique (donc d‘une métaphore sur le sens primaire qui serait déjà bien intégrée dans le tchèque).

Comment peut-on alors catégoriser les emprunts ? Leur ancienneté est dis-cutable de même que la question de savoir si un glissement sémantique éventuel s’est opéré dans la langue de départ ou seulement après avoir été intégré dans la langue d’accueil.

La question du niveau d’infiltration des emprunts dans un argot quelconque reste problématique, mais on peut estimer que si l’emprunt est perçu comme nou-veau et donc expressif, il rentre bien dans le schéma du parasystème argotique envisagé.

Néologie sémantique ou expressivité adhérente

Le « sentiment néologique » de l’observateur peut également être soumis à rude épreuve dans le cas de l’attraction qui fait que des lexèmes qui sont cou-rants dans l’argot commun sont adaptés aux collectifs de jeunes.

Dans le corpus tchèque, prenons pour exemple le cas du syntagme moje mladá (lit. « ma jeune » pour dire « ma copine ») qui semble être une adaptation antony-mique du terme populaire et assez péjoratif moje stará (lit. « ma vieille » pour dire « ma femme »).

Parmi les jeunes, ceci peut également signifier, avec peu de respect, « ma co-pine ».

12 Dans son Slovník slovenského slangu (désormais SSS), B. Hochel considère ce mot comme apparte-nant à l’argot commun ; les deux sens que nous rencontrons dans notre corpus y sont mentionnés (Braňo HOCHEL, Slovník slovenského slangu [Dictionnaire de l’argot slovaque], Bratislava, Hevi, 1993).

13 SNČ, p. 201.

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Tableau n° 23 : occurrences de moje mladá et de moje stará dans les question-naires (question n° 39)

classe (nombre d’élèves)

mladá unique-ment

stará unique-ment

mladá et stará à la fois

autre expression ou pas de réponse

Z 2.A (15) 3 1 4 7Z 2.B (21) 2 4 6 93.C (20) 4 6 5 53.Z (13) 4 0 7 2total 13 11 22 23

Le tableau montre clairement que ces deux expressions sont complémentaires et concurrentielles à la fois. L’expression moje mladá apparaît dans 35 occurrences et moje stará, quant à elle, 33 fois.

Le choix dépend de la situation de communication : plus le discours est ma-chiste, moins on exprime de respect envers sa copine et, par conséquent, plus on opte pour l’expression moje stará. Il est intéressant de noter également que les jeunes expriment dans cette question une certaine compétence métalinguistique, puisqu’en écrivant à la fois les deux termes, ils coordonnent les deux mots avec les conjonctions nebo = « ou », někdy = « parfois ». Dans l’imaginaire des jeunes, ces deux syntagmes sont substituables en fonction du choix stylistique qui répond à la norme communicationnelle momentanée.

Cet exemple témoigne du fait que l’expressivité peut adhérer aux expressions standard dans lesquelles le nouveau sens est figé dans un contexte particulier, propre au milieu des jeunes.

Les néologismes formels sont repérables assez facilement, étant donné que leur forme attire l’attention immédiatement. En ce qui concerne la néologie séman-tique, elle est non seulement plus difficile à repérer, mais, de plus, les nouveaux sens glissés sont parfois tellement à la mode que le sens de ces néologismes de-vient extrêmement vague et se lexicalise au bout d’un certain temps, souvent dif-féremment selon les régions.

Dans notre corpus de Brno, par exemple, nous observons plusieurs cas de glissement/élargissement du sens dans une comparaison diachronique étroite avec l’époque où nous étions adolescente, ceci suite à la réussite énorme du terme auprès des jeunes. C’est le cas du verbe polysémique pařit (lit. « échauder »), entre autres. Ce verbe comporte un sème générique de « faire qqch avec engouement », mais ses trois sens premiers, attestés également lors de notre adolescence, appa-raissent dans le lexique argotique des jeunes avec une fréquence élevée:

a) « boire (beaucoup) d’alcool » – équivalent de picoler (grave) (ce sens est pri-maire en argot, puisque attesté dans les trois dictionnaires de l’argot – ŠJČ, VSH et SNČ),

b) « jouer ou danser avec enthousiasme » (en parlant de la musique rock) – équivalent partiel de danser le pogo ou pogoter,

c) « sortir avec une fille, devenir amants » – équivalent d’être maqué avec qqn. Il peut prendre un aspect de nouveauté pour le 4e sens élargi de :

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d) « jouer aux machines à sous ou aux jeux sur PC » – ceci n’a pas d’équivalent argotique en français (on dit être sur la console / jouer à la console).

Il nous semble que c’est grâce à une haute fréquence d’emploi de ce verbe que les nouveaux glissements sémantiques ont pu prendre place, ceci pour répondre au besoin de nommer de nouvelles réalités (l’extension du sens à cette activité est dûe à la popularité assez récente de ce type de jeux chez les plus jeunes en République tchèque).

En somme, le sens a) a été le premier glissement argotique du verbe standard, les sens b) et c) sont arrivés plus tard – et il se peut que ceci se soit opéré seulement localement puisque ces sens ne sont pas attestés dans les dictionnaires de l’argot commun – et le quatrième sens s’est lexicalisé dans le jargon des « gamers » assez récemment14.

Si nous citons essentiellement des exemples de notre corpus tchèque, c’est parce que notre conscience prend en compte l’évolution temporelle de la mo-dernité des termes, les nuances de connotations et d’autres aspects néologiques beaucoup plus facilement dans notre langue maternelle qu’en français (que nous avons commencé à apprendre il y a seulement quatorze ans).

L’aspect néologique est donc le paramètre le plus difficilement saisissable pour un observateur étranger qui doit se fier aux dictionnaires et aux conseils des locuteurs natifs, ainsi qu’à sa propre conscience de l’ancienneté et du degré de modernité des termes chez les jeunes. En même temps, sa conscience néologique est limitée par le moment où il a commencé à s’intéresser plus profondément au français non standard.

Mentionnons ici que nous avons quelque peu hésité quand il nous a fallu catégoriser le niveau d’expressivité pour le lexème groupe rencontré dans les questionnaires dans la partie concernant « la famille » (pour la catégorisation du lexique expressif par la méthode des filtres successifs, cf. infra § 10.3). En tchèque, on retrouve le même terme skupina (« groupe ») qui est polysémique et le nouveau sens expressif porte, dans l’argot des jeunes, une connotation de pauvreté, de marginalité sociale. nous nous sommes donc demandée si l’équivalent français n’avait pas été connoté, par le fruit du hasard, de façon identique au tchèque, et ce dilemme n’aurait pu être résolu qu’après avoir consulté des locuteurs natifs.

Malgré cette limite, l’observation par un non-natif peut rendre la recherche paradoxalement plus objective au niveau de l’intensité des nouveaux mots expres-sifs. Ce dernier ignore toutes les connotations sociales ou autres, a tendance à se fier uniquement aux réponses des jeunes qui expriment – implicitement par la fréquence d’emploi ou explicitement lors des entretiens – les valeurs expressives qu’ils attribuent aux diverses formes argotiques rencontrées.

14 vu leur âge, ce sens est mentionné dans les dictionnaires de l’argot avec la marque « argot des jeunes contemporains » (p.ex. SNČ, p. 254).

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Intensité expressive témoignée par la fréquence d’emploi

L’aspect expressif et la fréquence d’emploi sont les deux derniers critères qu’il faut prendre en compte lors du repérage du parasystème argotique des jeunes.

L’aspect expressif du lexique marqué n’est pas moins ambigu que l’aspect néo-logique impressif, les deux critères étant d’ailleurs complémentaires. La meilleure façon de décider objectivement si le terme a une valeur expressive pour les jeunes s’avère être l’analyse statistique des occurrences. Dans les questionnaires, les jeu-nes donnent le plus souvent des réponses de deux types : d’une part, ils donnent les expressions qui sont les plus fréquentes dans l’argot commun et que les jeunes considèrent expressives, faute d’un synonyme propre à leur argot générationnel. D’autre part, ils donnent également les expressions auxquelles ils attachent une valeur identitaire générationnelle, expressions dont l’expressivité est attestée d’abord par la forme ou par le sens néologique qui véhicule automatiquement de l’expressivité, puis par la haute fréquence d’emploi qui confirme leur actualité dans l’usage.

Or, il est possible que les emprunts au vieil argot deviennent très expressifs dans le résolecte, mais ce sont surtout des expressions qui gardent leur opacité pour le public bien qu’elles soient souvent repérées dans les dictionnaires d’argot. Ici, le critère néologique est difficilement applicable, mais grâce à l’observation de la fréquence d’emploi, l’intensité expressive et l’attachement identitaire des jeunes au lexème donné peuvent être observés.

néanmoins, l’intensité expressive n’est pas du tout stable. nos observations confirment l’hypothèse, déjà prononcée par Bally, selon laquelle l’expressivité s’efface avec le temps. Les lexèmes perdent leur intensité expressive, se banalisent (ou se dévulgarisent dans le cas des vulgarismes) à cause de leur usage dans le ré-solecte, à force de répétitions et de leur haute fréquence d’emploi dans un temps très court. nous avons montré supra (cf. § 8.4) sur l’exemple du lexème mrdna = « une bonnasse » (lit. « une (fille) bonne à baiser ») qu’à la suite de la grande réus-site de ce terme – sinon fortement impressif et dysphémique pour les non-initiés – son contenu sémantique s’est banalisé et est devenu presque mélioratif pour les jeunes. Nos enquêtes au lycée prouvent que ce terme signifie maintenant une fille en général, l’équivalent de meuf en français.

Expressivité des « mots identitaires » : exemples de hafo, bad trip, toy et pélo

En analysant l’expressivité des lexèmes, nous nous rendons compte que, du point de vue identitaire, une catégorie est particulièrement importante pour les jeunes. nous l’avons nommée supra (cf. § 8.2) « mots identitaires ». Elle regroupe les expressions auxquelles les jeunes attribuent une valeur identitaire, le plus sou-vent générationnelle, mais aussi spatiale, sociale, groupale, etc.

Ces termes sont généralement polysémiques, tellement expressifs qu’ils peu-vent être employés pour plusieurs thématiques à la fois. Leur expressivité est

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partiellement due au fait qu’ils sont souvent tout récemment insérés dans le ré-solecte. Dans ce cas, ce n’est pas la fréquence absolue des occurrences recueillies pour une question donnée qui permet de décider de l’importance de ce lexème dans l’affirmation identitaire des jeunes, mais plutôt l’observation de l’emploi de ce lexème dans les questionnaires (chez différents élèves), figurant souvent même pour des questions qui ne l’impliquent pas directement.

En résumé, ce sont des « passe-partout », bien repérables déjà à l’écoute lors de la phase d’observation participante car leur force expressive affecte le discours spontané des jeunes.

Prenons à titre d’exemples quatre expressions tout à fait représentatives, à sa-voir hafo et toy en tchèque et pélo et bad trip en français (corpus d’Yzeure plus particulièrement) qui semblent être très expressives pour les jeunes puisque leur emploi peut s’appliquer à plusieurs questions.

Ce qui est commun à ces « mots identitaires », c’est qu’ils sont tous en quelque sorte évaluatifs et que leur expressivité est inhérente – compte tenu de leur origine étrangère dans la langue en question – et donc suffisamment cryptique pour les non-initiés. Paradoxalement, le sens précis reste souvent crypté même pour les jeunes : l’emploi du mot est si libre, décontextualisé que son sens devient vague et polysémique.

• corpus tchèque : Hafo = GRAvE, tROP

L’adverbe quantitatif hafo semble être un emprunt au dialecte de Haná où existe l’adverbe assez vieilli hafól de même sens. Le SNČ estime qu’il peut s’agir originellement d’un emprunt au vieil allemand où Hufo (aujourd’hui Haufen) signifiait « un monceau », « un paquet de qch ». L’expression hafo exprime alors l’idée de quantité, l’abondance même (traduisible comme « beaucoup », voire « trop »), mais sa réussite énorme dans le lexique des jeunes15 a eu pour consé-quence que son emploi s’est étendu d’un simple adverbe quantitatif à celui d’un adverbe également qualitatif :

hmm, hafo příběh, dost dobrý [bah, une histoire grave, trop michto].

L’exclamation assez fréquente : to je hafo ! = « c’est trop ; c’est grave ! » est, dans les deux langues, une sorte d’ellipse où l’adverbe glisse vers une autre catégorie grammaticale – celle des adjectifs qualitatifs – le sens dépend du contexte, mais c’est généralement l’expression d’une surprise ou d’une affaire remarquable, ex-traordinaire (cf. supra § 8.2).

Il n’est pas rare non plus de voir des cas de « surintensification » – soit synony-mique (hafo moc = « trop grave » ou même « grave trop ») :

15 Ce terme apparaît dans le Dictionnaire du hantec (vSH) en tant qu’un mot limité régionalement plutôt que générationnellement. Or, le succès de son emploi dans l’argot des jeunes Brnois a probablement provoqué sa diffusion dans l’argot commun des jeunes tchèques (ce qu’on peut déduire de tous les dictionnaires où ce mot ne comporte aucune marque désignant une restriction régionale).

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hafo moc se těším [je me réjouis grave trop]tohle je fakt moc hafo na mě [c’est carrément trop grave pour moi]

ou bien en tant que support d’un autre intensificateur (p.ex. hafo maso signifie, en traduction littérale « grave/trop viande ») :

je to fakt hafo maso [c’est carrément grave cool].

La réussite d’un « mot identitaire » provoque généralement la création de ses dérivés : pour le cas de hafo, on recense la resuffixation en –ec, suffixe typique du hantec, ce qui donne un nouveau mot expressif hafec.

Après analyse de nos questionnaires, on remarque un emploi très fréquent et très varié de ce terme. voici un petit tableau récapitulatif de l’usage de hafo, en comparaison avec les équivalents français grave et trop.

Tableau n° 24 : occurrences de hafo vs grave / trop dans les questionnaires

question n° expressions recenséescomportant hafo

question n°

expressions recenséescomportant grave ou trop

1B (la mai-son)

hafo dobrej – hafo blbej (commen-taire : « trop bien – trop bête »)

4 (les co-pains)

hafo (commentaire pour dire qu’il a beaucoup de copains)

6B (travailler dur) hafo makat (« bosser trop ») 6B

taffer grave (Y)taffer trop (P)bosser de trop (Y)

10 (l’argent)hafo lowů (« trop de maille »)2 occ. – hafo (« trop », commen-taire)

12 (beaucoup d´argent)

hafo love (« trop de maille »)3 occ. – (má) hafo lovů (« (il a) trop de maille »)má hafo (« il a trop »)mám hafo keše (« il est peté de thune »)hafec vaty (« plein aux as »)

12 trop riche (P)j’ai trop de maille (Y)

13 (prendre à crédit)

vyset hafo lowu ( « faire un créd grave »)

14 (fou)někdo kdo se chová hafo ulítle (« quelqu’un qui se comporte grave comme un cinglé »)

30 (pas de chance) avoir trop pas de chance (Y)

47 (être saoûl) bejt hafo (« être trop ») 32 (très belle

fille)5 occ. – (elle est) trop bonne (Y)

58 (bien habillé)

bit hafo dobe oblecenej (« être sapé trop cool »)

33 (fille moche)

2 occ. – (une meuf) trop chem (P)

Autres idées

dobré = hafo dobrý (« bien = grave bien »)3 occ. – moc = hafo (« beaucoup = grave »)hafo moc (« grave trop »)

44 (ciga-rette)

bedave grave = action de fumer (beaucoup) (Y)

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Le tableau dévoile l’usage abondant de l’expression hafo non seulement pour l’expression de la quantité (comme c’est le cas de grave et trop, au moins dans l’échantillon recensé dans nos questionnaires français), mais aussi dans les ellip-ses exprimant la qualité.

L’usage abondant de ce terme dans les commentaires fait penser que les jeu-nes ont tous des impulsions qui les poussent à insérer ce type de « mots iden-titaires » dans le questionnaire, afin d’augmenter l’effet impressif de leur argot des jeunes qui, sinon, pourrait sembler trop emprunter à la langue familière ou à l’argot commun, peu marqué générationnellement.

• corpus français: Bad TriP [bad trip]

nous avons choisi ce substantif comme exemple typique de la catégorie des expressions évaluatives (négatives) qui, tout comme les intensificateurs, perdent relativement vite de leur expressivité au fur et à mesure de leur extension vers l’argot commun et de leur fréquence d’usage.

Au moment de l’enquête, notamment chez les élèves du lycée yzeurien, c’était le substantif bad trip et le verbe bad triper qui étaient très récurrents, avec un sens relativement vague. On peut témoigner de cette mode par le fait qu’ils apparais-saient dans nos questionnaires en tant que réponses à plusieurs questions :

Tableau n° 25 : occurrences de bad trip dans les questionnaires

question n° expressions recenséescomportant bad trip ou bad triper

en-tête : surnom Bad trip16 (avoir peur) bad triper (Y)48 (vomir) 2 occ.– bad trip (Y)

Le substantif bad trip est un emprunt à l’anglais (lit. « mauvais voyage ») et il provient originellement du jargon de la consommation des drogues où il signi-fie, en anglais aussi bien qu’en français ou en tchèque, « un mauvais délire »16, c’est –à-dire une mauvaise expérience liée à la prise d’une drogue dans le cas où, au lieu du sentiment agréable attendu, la drogue ne procure que des angoisses et des dépressions17. Ce premier sens est communément connu et employé par tous les jeunes Français qui sont en contact plus ou moins étroit avec la consommation de drogues.

notre corpus manque de preuves concernant cet usage fréquent, mais les té-moignages de jeunes sur leur première expérience avec un joint, retrouvés sur les

16 En tchèque, ce terme est moins fréquent que son synonyme « horor trip » qui exprime plus inten-sément la force d’une mauvaise expérience. Il est intéressant de noter qu’en slovaque, le terme est partiellement calqué avec zlý trip (= « mauvais trip »), cf. Anna GáLISOvá, « k sociolektom vybraných alternatívnych a marginálnych kultúr » [À propos des sociolectes des cultures alterna-tives et marginales choisies], Jazykovedný časopis, 53, 2, 2002, p. 109.

17 Cf. Aleš LAUNER, Slangové výrazy pro drogy. Anglicko-český výkladový slovník [Les expressions argotiques des drogues. Dictionnaire explicatif anglais-tchèque], Praha, Academia, 2001, p. 139.

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chats Internet, sont innombrables et confirment l’usage courant du terme dans ce sens.

En voici un extrait représentatif 18:

je suis donc remonté dans ma piaule, déçu, et là j’ai une montée fulgurante et puissante qui m’a fait taper le plus gros bad trip de ma vie, j’etais allongé sur mon pieu sans être capable de rien faire à part halluciner sur la lampe au plafond...

Ce premier sens est si fréquent et communément compris qu’on le retrouve souvent tronqué en bad :

mais malgré ce bad monstrueuxmes meilleurs bad

Or, la réussite de ce terme mi-argotique, mi-terminologique du sociolecte de la toxicomanie auprès des jeunes a provoqué des glissements sémantiques. D’abord, le sens se généralise19: « mauvaise expérience suite à la prise de la drogue » > « mauvaise expérience quelconque »

Le succès énorme de ce sens généralisé a fait de ce mot un vrai « mot identi-taire » servant à exprimer de manière expressive un commentaire « branché ». Il s’applique à l’évaluation des actions quelconques qui se sont mal passées. C’est dans cette logique que le mot apparaît dans deux occurrences pour notre question « vomir », sans avoir un rapport synonymique avec ce verbe – il s’agit juste d’un commentaire expressif.

En tchèque, on retrouve le même genre de commentaires pour les actions ra-tées ou qui se sont mal finies : to nesedlo (lit. « ça n’est pas allé », glissement du jargon des tailleurs) ou to nevychytal (lit. « il n’a pas réussi à saisir ») qui ont une connotation générationnelle forte.

Or, la situation se complique avec un deuxième glissement sémantique pa-rallèle (peut-être issu d’un autre milieu argotique des jeunes, probablement du FCC). Ici aussi, le premier sens lié à l’effet de la drogue est généralisé, cette fois dans le sens :

« la drogue qui procure des angoisses » > « des angoisses quelconques ».Le substantif bad trip signifie alors « une/des angoisse(s) peu spécifiée(s) ».

La nécessité d’intégration de ce nouveau sens dans le discours a provoqué la création du verbe bad triper qui est synonymique, mais beaucoup plus expressif que la locution « avoir peur » (comme c’est le cas dans nos questionnaires). De plus, on rencontre souvent la locution faire bad triper = « faire peur », comme dans l’extrait suivant20 :

18 http://www.cannaweed.com.19 Ainsi, par exemple, on peut lire sur un blog que le « bad trip du siècle » pour un jeune était le retour

précoce de ses parents du cinéma à un moment inopportun pour lui.20 Il s’agit d’un relevé sauvage trouvé sur l’Internet. Ce type de recherche – qui nous sert ponctu-

ellement pour augmenter notre base de données lexicale – pourrait témoigner des phénomènes

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je refléchis trop et ça me fait bad triper dans ma tête quand je pense à tout plein de choses pas cool

Dans Le Dictionnaire de la Zone21, le substantif et le verbe sont notés (avec un ti-ret d’ailleurs) comme étant représentatifs du FCC, mais uniquement dans les sens : bad-trip = « angoisse », bad-tripper = « 1) angoisser, 2) manifester une inquiétude exagérée et sans fondement ».

Or, notre enquête à Yzeure démontre que cette série fait partie de l’argot com-mun de jeunes (les questionnés qui ont mis ce terme n’appartiennent pas à la « culture des rues » locale) et que leur polysémie est une preuve du rôle symboli-que identitaire (les jeunes se donnent/ laissent donner volontairement le surnom Bad trip comme l’on a vu dans nos questionnaires).

• corpus tchèque: Toy [toj] = 1) tOY, 2) PÉLO

L’anglicisme toy est vite devenu un « mot identitaire » au sens particulièrement vague, mais servant généralement à désigner une personne sans respect, dévalo-risée ; bref, il s’agit d’une insulte très forte dans l’univers des jeunes tchèques.

Le succès de ce terme peut être expliqué par la mise à la mode rapide du mouvement hip-hop et de la pratique des graffitis qui s’est propagée à travers ce dernier. On peut estimer que c’est surtout par les paroles des chansons que ce terme, originellement issu du jargon des tagueurs, s’étend dans la conscience du spectre plus large des jeunes. Cet emprunt s’est parfaitement adapté dans l’argot des jeunes tchèques en très peu de temps (ce dont nous pouvons témoigner par son absence totale dans le lexique de notre génération, qui est juste un peu plus âgée). Même si la graphie au singulier reste à l’anglaise, au pluriel, on voit en revanche apparaître une désinence tchèque (au lieu de toys, c’est plutôt tojové, adapté graphiquement).

Le sens primaire de ce terme dans l’argot – ou plutôt dans le jargon – des ta-gueurs signifie, dans toutes les langues observées (l’anglais, le tchèque et le fran-çais), « une personne dessinant des tags ou des graphes (un writer) qui est peu expérimenté ou incompétent ».

L’homonymie avec le mot anglais toy = « jouet » semble être accidentelle, puisqu’il s’agit probablement d’un acronyme utilisé uniquement au pluriel, for-mé à partir du slogan Trouble On Your System (tOYS)22. Apparemment, cette éty-mologie est inconnue aussi bien des locuteurs tchèques que des Français, comme on le verra par la suite.

Outre le sens le plus courant de « débutant », dans le slang anglo-américain, ce terme désigne également « un writer qui recouvre les paraphes de ses adversaires par son pseudonyme ou qui abîme l’œuvre des autres tagueurs (ou grapheurs) ». tandis que parmi les tagueurs français, ce sens est privilégié et très répandu (d’où

observés, mais non enregistrés pendant notre observation participante (les chevauchements fréquents dégradent une bonne partie des conversations spontanées).

21 Abrégé en DZ, op. cit., p. 7 (de la version PDF téléchargeable).22 http://www.netslide.com/graf/lexique.php.

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le verbe assez fréquent toyer)23, les tagueurs tchèques n’emploient que le premier sens, celui d’un tagueur inexpérimenté ou incompétent.

Notre entretien avec un tagueur dans les ateliers à Brno confirme l’absence du sens français. L’équivalent du verbe français toyer semble être přetegovat (lit. « retaguer », « recouvrir par un autre tag »), mais, en réalité, il est peu employé puisque les tagueurs tchèques se respectent mutuellement, vu que cette pratique est illicite et socialement très méprisée, ce qui engendre un sentiment exagéré de complicité :

Q: hele a ještě s tím toy / to jako znamená Q: tiens pour revenir au toy / ça veut dire co ? tady to quoi exactement? v: to je debil // toy (smích) zkráceně no V: c’est un débil // toy (rire) en raccourci quoiQ: no víš proč se ptám <+ Q : bah tu sais pourquoi je te demande <+V : to je hračka / možná někde V: c’est un jouet / p’être que c’est marqué tam v mým [dotazníku] se to objevuje toy quelque part dans le mien [questionnaire] le toyQ: takže pro tebe toy rovná se debil jo? Q: donc pour toi toy égal débil d’accord?V: no / toy to je debil kretén hňup / V: ouais / toy c’est un débil un crétin nemám lepší slovo un golmon / je trouve pas de meilleur mot Q: no protože ve Francii s tím toy / někoho toyer Q: bah parce qu’en France avec le toy / toyer znamená že ho přepíšeš / tady se to neříká jo? veut dire que tu recouvres son tag / c’est pas pareil ici non ? v: ne v: pas iciQ: a tady když prostě někdo tě zasprejuje tak <+ Q: et alors ici si quelqu’un efface ton tag avec du spray donc <+V: tak dostane přes hubu V: donc on lui casse la gueuleQ: no ne ale jak to řekneš ? Q: mais attend on dit comment ?v: a jo takhle ! / hele ale tady u nás se to nestává / v: ah ouais d’accord j’ai pas compris / tady u nás v Líšni / no prostě když někoho écoute ça se passe pas ici comme ça / přepíšu tak ho přeteguju chez nous à Líšeň [quartier H.L.M. de Brno] / bah si je recouvre le tag de quelqu’un / bah je le « retague » voilà

On voit donc clairement que l’étymologie populaire joue son rôle aussi bien en français (glissement vers la synonymie partielle entre toyer – nettoyer) qu’en tchè-que (rapprochement de « jouet » – « bouffon »).

La logique de propagation du terme vers l’argot plus commun des jeunes tchèques est intéressante à étudier. Cette expression a été empruntée par la com-munauté des tagueurs dans un sens identique à l’anglais – « un writer inexpéri-

23 Dans Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents (désormais vLJEP), par exemple, le verbe toyer est expliqué comme « abîmer les tags en les remplissant de grafs » (Eliane GIRARD, Brigitte kERnEL, Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents, Paris, Albin Michel, 1996, p. 177). Selon Fabienne Lopez, au contraire, le verbe toyer signifie le recouvrement du paraphe de son adver-saire par un toyeur dans l’action appellée le toy, considérée comme l’insulte suprême (Fabienne LOPEZ, « À la périphérie des villes », in : Jacqueline BILLIEZ (éd.), Les parlers urbains, LIDIL, n°19, 1999, p. 108). On peut croire qu’alors que le substantif toy, voire toyeur n’est stable, ni formelle-ment, ni sémantiquement, le verbe toyer est relativement fréquent dans l’argot des jeunes au sens plus général d’« effacer, ignorer, ne pas calculer » comme, par exemple, dans la phrase : « on ne toy pas une légende ». Le fait qu’en français, le glissement s’est opéré dans ce sens, peut être expliqué en regardant l’étymologie populaire, proposée par le DZ où l’on estime que toyer est une aphérèse de nettoyer (p. 113 de la version imprimable). D’ailleurs, le toy signifie « un Chinois, un asiatique » dans ce dictionnaire, mais l’étymologie probable du mot n’est pas donnée.

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menté ou incompétent » – et son sens s’est fixé dans ce sociolecte. Dans un premier temps, cet emprunt a été utilisé pour désigner « un jeune tagueur (inexpérimenté) entre 10–12 ans ». C’est la définition donnée par la plupart des ‘Dicos des tagueurs’ disponibles sur Internet.

Or, on peut estimer que c’est grâce à son expressivité due au fait que son sens précis soit obscur pour les non-initiés et, également, grâce à son économie (trois lettres uniquement), que le terme s’est répandu rapidement parmi les jeunes qui sympathisent avec cette culture illicite, mais qui ne maîtrisent pas tout à fait ses codes. Les tagueurs se plaignent sur des forums de la popularisation de la culture hip-hop, de sa mise à la mode chez la jeune génération.

Le « toy » prend alors également un deuxième sens possible en anglais, celui d’un « tagueur incompétent » qui ne s’y connaît pas et qui abîme la réputation de toute la communauté, d’où le glissement logique vers le sens tout à fait général d’un « fou, idiot, crétin », évoqué par notre informateur. Ce sens vulgarisé cor-respond par son caractère vague à l’expression française « pélo » dont on parlera infra.

Grâce au succès énorme de ce mot qui sert comme un évaluatif très expressif pour quelqu’un qui ne « mérite pas l’attention des autres », le toy est devenu une insulte très forte pour les jeunes, un « mot identitaire » de leur génération. nos questionnaires montrent sa variabilité d’emploi, son sens vague mais très « bran-ché » :

Tableau n° 26 : occurrences de toy dans les questionnaires

question n° expressions recenséescomportant toy

5 (pas copains) tOY14 (fou) toy16 (avoir peur) toy

Paradoxalement, ce terme, comme un boomerang, revient dans le sociolecte des tagueurs qui absorbent tous les sens du mot – originel et vulgarisé – avec dif-ficultés puisque sa polysémie actuelle va contre la terminologie jargonnesque qui était assez précise auparavant. nous nous permettons une petite parenthèse pour évoquer un sujet que nous trouvons tout à fait extraordinaire du point de vue de la sociolinguistique.

Avec le succès énorme du « toy » dans l’argot commun des jeunes, on assiste à une renégociation du contenu sémantique de ce mot dans la communauté des ta-gueurs dont il est issu.

C’est un processus inévitable pour que le terme colle mieux à la réalité qui a évolué ; on peut même supposer qu’un nouveau terme (pas encore créé) va désormais désigner les jeunes tagueurs inexpérimentés, mais talentueux, car l’ex-pression « toy » dans le sens actuel les insulte déjà trop.

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nous pouvons témoigner de ce phénomène avec l’extrait d’une discussion entre trois tagueurs, relevé sur le forum qui est un des plus connus parmi les ta-gueurs (writers) tchèques24 :A : máš pravdu ale ale neni toy jako toy.....já beru že toy je ten kdo začíná ale něco o tom ví...prostě de najisto a koupí si kolík a učí se tagovat ale někdo bere třeba za toye někoho kdo si za 15 kaček koupí li-hovku a napíše sk8 ale to nejsou toyové co začínaj s graffti ale malí 10letý kluci co vo tom věděj howno ale sou jako drsný protože jako napsali sk8 na popelnici....dalo by se říct že se dělej na dva tábory....

{A : t’as raison mais y a toy et toy, c’est pas pareil… pour moi, le toy est celui qui commence, mais qui sait faire quelque chose……bref quelqu’un qui y va direct, s’achète une petite bombe [lit. « broche », terme jargonnesque affectif] et apprend à taguer, mais y a des gens qui prennent pour un toy celui qui achète une alcoolique [spray à la base alcoolique] pour 15 balles [équivalent à un terme familier pour dire couronnes] et écrit sk8 , mais ce sont pas des toys qui commencent avec les graffitis mais les petits gosses de 10 ans qui ont de la merde dans le cerveau mais qui se prennent pour des caïds parce qu’ils ont écrit sk8 sur une poubelle… on pourrait dire qu’ils se divisent en deux camps….}

B : ten kdo cmara sk8 a takovy picovyny vyjebany...to podle mne neni ani toy...{B : celui qui gribouille sk8 et et toutes ces putains de conneries du même genre….à mon avis c’est même pas un toy}

C : jo ale mas dva druhy toyu...jednak sou to lidi ktery se snazej neco naucit maj nejakou tendenci jit dopredu a tem ma cenu radit a pomahat...ale pak jsou tu jeste druzi ktery sou drzy cmaraj do piecu nemaj respekt k starsim writerum a sou proste zmrdi.....ty ma cenu akorat tak poslat do pice.....a tady je obcas takovych taky dost....toť muj nazor na vec....

{C : ouais mais t’as deux sortes de toys….d’une part ce sont des mecs qui essaient d’apprendre quelque chose de nouveau et qui ont une certaine tendance à évoluer et ça vaut le coup de les aider et de les conseiller….mais après y en a d’autres qui sont culottés, gribouillent à l’intérieur d’une pièce [en français calque, en tchèque emprunt au « piece » anglais], n’ont pas de respect envers les writers plus agés et sont des enfoirés de connards…qu’ils aillent se faire enculer, ils ne méritent que ça ….et ici, y en a parfois pas mal qui sont comme ça….voilà mon opinion sur le sujet quoi}

Il est alors certain que l’évolution du vocabulaire de ce sociolecte est à suivre.

• corpus français : Pélo [pelo] ou Pelo [pəlo]

Le dernier exemple typique de « mot identitaire » est, sans trop de surprise, également un emprunt, cette fois au tsigane. En dialecte romani, [pele] ou [pelo] désigne « les testicules » et en dialecte sinto, [pelo] signifie « le sexe de l’homme ».

Le glissement métonymique du sexe de l’homme vers la désignation de l’hom-me entier est tout à fait fréquent et s’opère souvent par le biais des insultes (con en français ; čurák ou šulin en tchèque, voire même l’emprunt lofas (cf. supra), etc. Or, à la différence des termes autochtones qui sont très vulgaires et insultants, cet emprunt est plus cryptique et son sens reste donc plus obscur, expressif, mais pas forcément péjoratif.

D. Szabó, qui a travaillé sur l’argot estudiantin hongrois, explique que le mot péló signifie « homme » au sens large du terme et certains emplois en argot des jeunes Français sont également plutôt positifs, neutres (« mec », « copain »)25. La

24 http://www.graffitishop.cz.25 D. SZABÓ, L’argot commun..., op. cit., p. 133–134.

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réussite de ce terme dans l’argot des jeunes Français observés – il serait audacieux de dire qu’il s’agit d’un terme de l’argot commun des jeunes – a pour conséquence que le caractère obscur concernant le sens précis de ce mot augmente parallè-lement à sa mise à la mode et aux attractions possibles comme nous le verrons infra.

Les élèves du lycée à Yzeure ont noté l’expression [pelo] 24 fois, [pəlo] 26 fois (avec des graphies très variables allant de pelo, pélo, pello, péllo, pelau, pélau, pelot, pélot et même jusqu’aux pélons). La différence entre le nombre d’occurrences pour les deux prononciations étant minimale, il est donc pertinent de noter les deux graphies lors de l’insertion de cette entrée dans des dictionnaires26. Cet emprunt reçoit plusieurs sens différents, antagonistes même, de la même manière que les autres « mots identitaires » repérés, puisque son usage est (ou plutôt était à l’épo-que de l’enquête) très à la mode, particulièrement expressif et que, par consé-quent, ce terme est devenu polysémique.

Tableau n° 27 : occurrences de pélo/pelo dans les questionnaires

question n° expressions recenséescomportant pélo ou pelo

4 (les copains) les pelos5 (pas copains) 14 occ.– [pəlo] pelo, pelau, pello

18 occ. – [pelo] pélo, pélau, péllot, pélon (ou au pluriel)14 (fou) pelo16 (avoir peur) un pelot40 (copain d’une fille) pélot

3 occ.– son pelo59 (mal habillé) 6 occ.– [pəlo] pelo, pello

5 occ. – [pelo] pélo, péllo

Ce terme comporte essentiellement deux sens qui sont l’un et l’autre assez larges :

a) « l’homme méprisable » – ce premier sens péjoratif fait croire que le sens original en tsigane est relativement connu des usagers. Ce terme peut s’appliquer pour insulter, intimider, exprimer son dédain, etc. (cf. supra les questions n° 5, 14, 16, 59)27

b) « l’homme quelconque », qui est une désignation tout à fait neutre, employée surtout dans l’argot lyonnais, si l’on se fie au Dictionnaire de la Zone28. La

26 Ce qui est le cas de cette entrée dans le Ctt (p. 218). 27 Le sens dans la langue de départ est plutôt supposé par les locuteurs. En tchèque, par exemple,

un « boss-tchatcheur » de la classe 3.Z (absent pendant la passation du questionnaire) introduit avec verve le mot pelo (et ses formes dérivées comme peloš ou le diminutif péjoratif pelošek) dans le résolecte, mais lui-même devine le sens du contexte lors des discussions avec ses copains tsi-ganes à qui il fait souvent référence pour augmenter son statut hiérarchique et son style « chaud » puisqu’il nous explique ce mot uniquement dans le sens assez vague de « débile ».

28 DZ, p. 83 : « pello – de l’argot lyonnais = type, gars, individu ». Ce sens est donné également par le vLJEP, op. cit., p. 177 (avec la graphie pelos). L’homonymie avec l’expression pélot ou pélaud (= « sou » ; « obus ») qu’on trouve dans le DAFO, p. 467 semble être fortuite.

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limitation régionale de l’usage de ce terme ressort d’ailleurs également dans notre corpus où les Yzeuriens l’emploient abondamment alors que les Parisiens ne le marquent pas du tout.

L’expression son pélo/pelo pour dire « son petit ami » peut être considérée com-me une substitution synonymique de mec = pélo/pelo > son mec = son pélo/pelo. Or, notamment dans le discours des filles, on observe une connotation positive, pres-que hypocoristique, du sens d’un « amoureux ».

Il se peut que l’obscurité étymologique de ce terme pour les jeunes fasse que ces derniers cherchent un rapport avec le verbe peloter (= « caresser sexuellement » dans l’argot commun). Ce constat est d’autant plus probable si l’on regarde d’autres cas fréquents d’attraction paronymique ou homonymique (on a vu les exem-ples de « toy » < jouet ou de « toyer » < nettoyer, cf. supra).

Hafo, bad trip, toy et pélo : voici un petit échantillon des mots qui, à l’époque de notre enquête, marquent identitairement nos enquêtés, qui les emploient abondamment sans souvent connaître leur sens originel, des « mots identitaires » d’autant plus à la mode que leur contenu sémantique se renégocie et évolue.

En résumé, malgré deux systèmes linguistiques différents, et malgré un contexte sociolinguistique divergent, on peut trouver des similitudes remarqua-bles. D’abord, tous ces exemples gardent une certaine crypticité, du fait que ce sont des emprunts à une langue peu connue (pélo) à des dialectes (hafo) ou à des socio-lectes marginalisés (bad trip, toy).

Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a que des « mots identitaires » empruntés, mais le manque d’un sens précis fait que les jeunes considèrent le néologisme comme très impressif et c’est pour cette raison que le succès de son insertion à l’argot des jeunes est si rapide.

J. Zima déclare que le trait principal des mots expressifs est leur « bizarre-rie » (dojem nápadnosti) 29 à l’intérieur d’une phrase. Chaque emprunt néologique remplit ce rôle et plus le sens est obscur et difficile à deviner à partir du contexte, plus le mot devient polysémique pendant son « boom », c’est-à-dire quand il est employé fréquemment.

Compte tenu du fait que l’expressivité s’efface rapidement avec la fréquence d’usage, il s’avère donc fort probable qu’après la banalisation du terme polysé-mique, la pratique d’emploi du terme va s’unifier et qu’un sens – peut-être le sens originel, mais plus probablement un sens qui aurait glissé – va se fixer, se stabiliser et que les autres emplois seront oubliés (ou considérés comme fautifs). nous nous réjouissons donc à l’idée d’une enquête diachronique sur l’emploi et sur le sémantisme de ces quatre mots dans environ dix ans auprès d’une nouvelle

29 J. ZIMA, Expresivita slova..., op. cit., p. 108.

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génération de jeunes qui va certainement trouver ses propres moyens d’exprimer de manière expressive son identité générationnelle.

Expressivité paradoxale des termes non-marqués

L’expressivité lexicale ne doit pas être rapprochée de façon systématique du lexique familier, populaire, argotique, bref non standard. Cette approche fautive, car simplificatrice, a été critiquée depuis les premiers écrits sur l’expressivité de Ch. Bally et si nous déclarons que la fonction primordiale de l’argot est la fonction d’expressivité, cela ne veut rien dire sur le caractère du lexique au niveau lexicographique.

Dans notre approche, l’argot est le lexique spécifique à un groupe plus ou moins large qui forme un parasystème géré par ses propres normes communica-tionnelles, et qui est une alternative à la norme prescriptive, reconnue par l’en-semble de ses locuteurs. Les mots expressifs jouent le rôle de représentants de cet argot (quelle que soit son étendue – micro-argot, argot commun).

L’enjeu est difficile à saisir avec des méthodes purement lexicales. Si, jusqu’à maintenant, nous avons présenté le lexique expressif comme celui qui forme des synonymes marqués (pas obligatoirement) non standard par rapport à un terme neutre, généralement standard, il nous paraît nécessaire de mentionner les cas où l’expressivité affecte, dans le discours spontané des jeunes, les termes paradoxale-ment tout à fait neutres, standard du point de vue de la norme prescriptive.

Or, ces termes sinon standard reçoivent une coloration expressive à cause de leur usage dans un contexte de la norme communicationnelle où cet emploi paraît hypercorrect et, par conséquent, sarcastique et ironique.

Mentionnons, à titre d’exemple, le cas du lexème matka = « mère » en tchèque, terme tout à fait standard, qui devient très ironique et donc expressif dans le dis-cours des jeunes. En effet, cet emploi ironique est privé de toute affectivité prédic-tible dans la relation entre l’enfant et sa mère : la norme objective du tchèque parlé prévoit l’emploi des termes plus ou moins familiers ou argotiques, équivalents de « maman » ou même de « daronne », tels que : mamka, mátina, mamina, etc., lesquels comportent une connotation d’attachement affectif, plus ou moins positif, mais parfois également machiste.

Or, l’expression matka marque une prise de distance et exprime un certain dédain de la part des jeunes pour l’autorité de la mère. Le couple « mère/daronne – daron » (matka a fotr) pour désigner « les parents » devient particulièrement fré-quent chez les jeunes contemporains. Il en résulte que ces termes assez impressifs commencent à se dévulgariser dans l’optique des jeunes.

Il serait donc faux de croire que la fréquence élevée de la répétition de l’inti-tulé de la question n° 2C (matka/mère) est causée par le manque de termes argo-tiques utilisés fréquemment (comme c’est par exemple le cas des questions sur la casquette, les oreilles, etc.). En somme, l’expressivité doit toujours être étudiée par rapport à la norme objective et non par rapport à la norme prescriptive, comme c’est souvent le cas.

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nous retrouvons la description d’une situation similaire chez C. trimaille qui, à la place du terme vernaculaire prédictible – l’argotisme les schmitts – rencontre le terme hypercorrect, surnormé dans le contexte – les policiers. Ces formes sont alors « sociolinguistiquement marquées et/ou socialement marquantes »30 et il affirme que: « l’usage d’une forme normée […] en un point prédictible d’apparition d’une variante vernaculaire (défini par observation ou extrapolation) est considérée comme marquée »31.

Il faut noter néanmoins que l’emploi du terme standard (au lieu d’un terme non standard) qui se présente pourtant comme marqué, mais qui est non marqué dans une situation sociolinguistique donnée, est souvent accompagné d’une in-tonation particulière qui exprime le dédain et la révolte contre les autorités dési-gnées.

Les exemples cités ne peuvent pourtant pas être considérés ni comme des cas d’expressivité adhérente (puisque le sens reste le même), ni comme des cas d’ex-pressivité contextuelle (car dans le réseau de communication des jeunes, c’est un moyen récurrent et potentiellement lexicalisable pour exprimer expressivement une attitude dévalorisante).

Le marquage sociolinguistique des termes neutres doit être distingué des cas où le terme standard reçoit un sens particulier dans l’argot des jeunes : il s’agit donc de l’expressivité adhérente selon le classement de Zima (cf. supra § 5.3).

Prenons pour exemple les dénominations axiologiques des jeunes entre eux. L’exemple d’un emprunt standardisé boss, cité par trimaille32, reçoit le plus sou-vent, dans le discours de jeunes, le sens d’« un jeune respecté, un leader d’un groupe » : l’expression devient donc polysémique. De la même façon, le nouveau sens de skupina = « un groupe » qui désigne en argot des jeunes tchèques « un/des individu(s) socialement marginalisés, un/des ‘tricard(s)’ » est un cas d’expressi-vité adhérente.

En résumé, l’expressivité rencontrée dans le lexique obtenu grâce aux ques-tionnaires et considérée comme un échantillon de leur « argot des jeunes » est aussi bien inhérente, adhérente que contextuelle. En principe, elle est basée sur la transgression de la norme prescriptive.

toutefois, le lexique normé, conventionnel, peut être également « argotisé » – c’est-à-dire employé dans une communauté linguistique cohésive ayant ses propres normes communicationnelles qui divergent de la norme commune du langage parlé – dans le but d’ironiser, de se distancier ou de ridiculiser.

Bref, il s’avère clairement que le parasystème argotique des jeunes, dont les procédés les plus fréquents sont ceux que nous allons décrire infra, est géré par ses propres règles et surtout déterminé par la fonction expressive.

30 Cyril tRIMAILLE, « Pratiques langagières et socialisation adolescentes », in : CAUBEt Dominique et al. (éds.), Parlers jeunes ici et là-bas, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 132.

31 Ibid.32 Ibid, p. 133.

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2. Étude comparative des procédés néologiques du parasystème argotique des jeunes

L’analyse des procédés utilisés pour la formation du lexique argotique d’un certain groupe social représente le cœur de la plupart des travaux argotologiques qui privilégient souvent la composante lexicologique au détriment de la com-posante sociolinguistique. L’orientation traditionnelle vers le lexique fait qu’ac-tuellement, en argotologie française, la typologie des procédés est relativement stabilisée.

On distingue généralement trois catégories principales, à savoir : les emprunts les procédés formels les procédés sémantiques

La situation en linguistique tchèque, où la tradition sociolinguistique est re-lativement récente, tend encore plus vers la lexicologie descriptive (avec une ob-servation détaillée du plan morpho-syntaxique complexe du tchèque qui est, par rapport au français, riche en nuances régionales). Or, à côté de la typologie lexi-cale – quasiment identique avec la typologie française – certains auteurs décrivant l’argot des jeunes33 ont adopté une typologie différente, plus propice à la descrip-tion objective du lexique circulant parmi les jeunes. Cette typologie est basée sur la division tripartite de l’expressivité selon la théorie de Jaroslav Zima (cf. supra § 5.3). Ainsi, le lexique est analysé en fonction de :

o la stabilité sémantique vs l’actualisation stylistique ad hoco la force expressive sans contexte vs dépendante du contexte

Puisque cette catégorisation est inconnue du public français, il nous paraît adéquat de présenter, sur l’exemple de notre corpus, les caractéristiques les plus spécifiques des trois types d’expressivité, à savoir : l’expressivité inhérente – où la force expressive est stable et observable

même sans contexte l’expressivité adhérente – où la force expressive s’ajoute à un nouveau sens

qui a glissé, qui est repérable uniquement dans le contexte précis, mais ce sens est déjà lexicalisé

l’expressivité contextuelle – où l’effet expressif est causé par son emploi dé-placé du contexte courant, par glissement stylistique – il s’agit d’une ac-tualisation du discours, non lexicalisée, d’un hapax ad hoc

nous allons analyser ces trois types d’expressivité dans leurs aspects les plus saillants pour la pratique argotique de nos jeunes enquêtés. L’objectif principal sera non seulement de circonscrire les spécificités de chaque type d’expressivité vis-à-vis de l’argot des jeunes mais surtout de présenter une catégorisation du lexique qui est courante dans les travaux lexicologiques tchèques.

33 Cf. notamment Alena JAkLOvá, Mluva mládeže...., op. cit., et B. tÉMA, Mluva studentů..., op. cit.

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Typologie de l’expressivité inhérente

Le premier type d’expressivité lexicale est l’expressivité inhérente dont le nom laisse sous-entendre que le lexème ainsi classé est déjà expressif par sa forme. On remarque que ce type d’expressivité est relativement stable. Ce constat est, certes, valable pour la pratique lexicographique, mais nos exemples résolectaux – cités tout au long de cet ouvrage – témoignent du fait que la haute fréquence d’emploi favorise l’effacement de l’expressivité dans la réalité quotidienne.

Le trait typique de l’expressivité inhérente est sa visibilité34, son caractère frappant à première vue qui attire l’attention sur la forme, sur le signifiant. Elle englobe plusieurs types de procédés qui affectent le plus souvent la morphologie du mot.

L’expressivité peut donc être causée par :• la structure phonique interne du mot (ceci peut affecter soit les phonèmes iso-

lés, soit les morphèmes, mais aussi le lexème entier dans le cas des emprunts non adaptés)

• la structure externe du mot (ce qui correspond à la catégorisation des pro-cédés formels dans la lexicologie française). C’est notamment le cas de :

la dérivation – les affixes (les préfixes, mais surtout les suffixes) expressifs – péjoratifs, augmentatifs, diminutifs, etc. qui s’ajoutent au radical neutre du mot

la composition – dont l’expressivité peut être considérée comme forte no-tamment si un des constituants est non-standard

la réduplication – en tchèque, il s’agit notamment du redoublement des affixes ; en français la réduplication implique, en général, la création des hypocoristiques

la troncation – apocope, aphérèse, siglaison, etc. la permutation syllabique (cf. supra § 7.2 à propos du verlan) et autres types

de codage

Pour illustrer ces différents types de l’expressivité inhérente sur notre cor-pus, nous passerons en revue d’abord les trois différentes sous-catégories de mots qui sont expressifs par leur structure phonique – au niveau des phonèmes, des morphèmes et des lexèmes entiers (emprunts) – et, ensuite, nous parcourrons les aspects les plus saillants des procédés formels, notamment la dérivation, la com-position et la troncation.

Expressivité causée par la structure phonique du lexème

En linguistique tchèque, on s’accorde sur le fait que la combinaison des consonnes palatales avec les voyelles u, o, a et la diphtongue ou apporte automa-

34 Ce qui facilite d’ailleurs le repérage des mots sub-standard argotiques pour les étrangers ainsi que pour les outils informatiques (par exemple les moteurs de la veille néologique, etc.). En re-vanche, les deux autres types d’expressivité sont particulièrement difficiles à repérer pour ces derniers.

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tiquement de l’expressivité (par exemple : ňouma, hňup pour « un abruti »). Il en va de même pour les consonnes vélaires avec la voyelle e (par exemple : chechtat se pour « se marrer »)35. notons que P. Guiraud arrive aux mêmes conclusions pour les consonnes initiales ch- et gn- (= ň en tchèque)36.

Les tentatives de montrer le lien entre l’expressivité phonique et le sens du mot ont été très fréquentes en linguistique française dès ses débuts (Saussure, Grammont, Bally, etc.), mais faute de preuves objectives statistiquement impor-tantes, les critiques ont été plus fortes que l’engouement des chercheurs. De plus, parallèlement à l’abandon de la notion d’expressivité par la lexicologie, ce type de recherche semble également diminuer dans cette discipline et se déplace entière-ment vers la phonostylistique37.

En tchèque, l’analyse de l’expressivité phonique en lexicologie est reconnue pour certains éléments récurrents. Par exemple, les linguistes tchèques s’accor-dent sur le fait que les mots comportant un infixe –ajs/-ajz ont une stabilité expres-sive importante38. Quoique ces unités lexicales n’aient rien de proprement jeune, leur expressivité reste pourtant forte à cause de leur structure – ce qui confirme l’hypothèse de la stabilité expressive inhérente. De nombreux exemples recensés dans nos questionnaires témoignent de ce phénomène. voici leur catégorisation en fonction de leur étymologie39 et de leur étendue argotique :

− expressions de l’argot commun d’origine allemande : hajzl = « les chiot-tes » > fig. « une crapule » (de l’allemand autrichien Häusel), pajzl = « un boui-boui » (du mot argotique allemand Beisel),

− expressions de l’argot commun créées par la modification d’un terme tchèque: blivajz = « bouffe pourrie » (SNČ propose le lien avec le verbe du tchèque ancien blvati = « vomir » > blít ), šťabajzna = « une bête de meuf », « une bombe » pour désigner une « très belle fille » (qui paraît être une forme féminine resuffixée correspondant au terme argotique ancien šťabák désignant « un faraud », « un zazou »),

− expressions liées à l’argot commun de Brno, le hantec : cajzli = péj. « les Pragois », parfois, plus généralement, « les tchèques »40 (c’est-à-dire gens résidant en Bohême, les non Moraves ; il s’agit d’un emprunt à l’argot al-lemand où Zeisel = « petit tarin », « oiseau » désignait les tchèques), šajze – marqué dans le corpus avec la graphie mi-adaptée šchajze qui compor-te un ton ironique et délibérément germanisant (il s’agit d’un emprunt

35 J. ZIMA, Expresivita..., op. cit., pp. 12–13. 36 P. GUIRAUD, L’argot, op. cit., p. 87.37 Cf. P. LÉOn, Précis de...., op. cit., chapitres 3 et 11.38 L’étymologie de cet infixe est intéressante à observer. Utilisé en tchèque depuis longtemps, il a

à voir, selon toute évidence, avec des emprunts à l’allemand (graphie –eis). Or, à cause de son expressivité phonique, il parasite souvent les syllabes tchèques (p.ex. trpaslík > trpajzlík pour « un nain », zblajznout qui est une modification d’un mot vieilli zblíznout pour « gober, engloutir », etc.).

39 Toutes les étymologies ont été reprises du SNČ, op. cit.40 L’adjectif bohémien ou bohême est inacceptable, étant donné les glissements sémantiques anciens

(cf. Renáta LIStíkOvá, « Image de la Bohême dans les lettres françaises du XIXe siècle », In: Jerzy LIS, Terezsa TOMASKIEWICZ (éds). : Echanges: créer, interpréter, traduire, enseigner, Poznań: Wydawnicza Leksem, 2004, pp. 63–68.).

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à l’allemand Scheiße = exclamation aussi fréquente que le « merde ! » en français et qui a le même sens). notons que les emprunts de ce type sont souvent empruntés ad hoc dans le milieu brnois et sont acceptés sans cho-quer grand monde, étant donné que le hantec a beaucoup emprunté à l’al-lemand (cf. supra § 4.1).

En somme, les jeunes se soucient peu d’où vient le lexème expressif ; ce qui est décisif, c’est la force expressive et impressive nécessaire à la fois pour expri-mer l’affection évaluative du locuteur envers le sujet du discours et pour attirer l’interlocuteur avec un choix lexical choquant, opacifié, amusant, etc. selon le but de l’énoncé.

Expressivité par « dialectisation » du discours : petit détour phonostylistique

Le plan morphologique mériterait d’être exploité séparément pour le cas du tchèque, mais pour son inadéquation avec la situation relativement plate en français, nous n’allons tenir compte que des traits les plus saillants. Même s’il s’agit du plan morphologique et du domaine propre à la phonostylistique, la mo-dification phonique à l’intérieur des mots apporte aux jeunes de l’expressivité inhérente. C’est pour cette raison que nous allons entreprendre ce petit détour phonostylistique.

Comme nous l’avons présenté supra (cf. § 4.1), l’argot traditionnel de la ville de Brno, le hantec, se présente sous un aspect phonique particulier, imitant – et même exagérant – le dialecte traditionnel de la ville. Ce dernier est aujourd’hui en train de disparaître en faveur d’un interdialecte plus proche du tchèque com-mun (cf. supra § 1.1). Pour augmenter l’expressivité de leur discours, les jeunes se mettent consciemment à une « dialectisation » de quelques traits qui s’y prêtent. On remarque notamment la substitution régulière de :

ou > ó (par exemple pazoury > pazóry = lit. « les pinces, les pattes » (pour « les mains »), meloun > melón (« pastèque », pour « la tête »), je šoustlej > je šóstlé = « il est niqué » (en parlant d’un fou), čórnout > čórnót (« vo-ler », le verbe chourer dans le corpus français est issu de la même base tsigane), poslouchat > poslóchat = « écouter », bourák > bórák = « bagnole, (superbe) tire », foukat > fókat = lit. « faire du vent » (pour « fumer, bé-daver »), etc). nous retrouvons un nombre considérable d’exemples de ce type : la monophtongaison est appliquée soit au lexème standard qui devient ainsi marqué, soit directement au lexème substandard. Dans les deux cas, l’allongement exagéré de la voyelle est à la fois ironique et iden-titaire, exprimant l’attachement affectif à la ville ainsi que le mépris de la ruralité par un ton un peu ironique. La prédominance de tel ou tel type de fonction dépend de la situation de communication.

ej > é qui est plus expressif à l’écrit qu’à l’oral où il est souvent dans la position atone et il est donc difficile de décider le degré de passage entre

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le –ej du tchèque commun qui remplace le –ý standard (p.ex. zahýbat > zahejbat = lit. « tourner », au sens d’« être infidèle ») et le –é dialectal (zahé-bat) qui est prononcé très ouvert dans le dialecte, mais qui, dans le parler interdialectal de Brno, prend la forme ej dans la notation phonétique. Or, dans la graphie, les jeunes rendent les mots expressifs par la notation sys-tématique de –é à la place de –ej (p.ex. je šoustlej > je šóstlé, cité supra, qui combine les deux traits les plus typiques : ou > ó et ej > é).

nous avons présenté supra (cf. § 4.1) d’autres traits dialectaux typiques, transposés dans le parler des jeunes Brnois à des fins expressives et/ou identitaires (régionalement, pas générationnellement). Il s’agissait notam-ment :

– du raccourcissement des voyelles, qui est un trait typique des dialectes moraves depuis le Moyen Age (par exemple : žrát > žrat (« bouffer, gober, goinfrer »), blít > blit (« dégueuler »), etc.),– de la substitution de –e/ ě par –a pour les désinences du féminin (par exemple : žranice > žranica = « un régal », etc.), – de la palatalisation de n > ň (p. ex. : kořen > kořeň = « gars, pote », lit. « racine », etc.) et d’autres traits moins fréquents.

Si P. Léon parle d’un « mépris de l’accent rural, jugé drôle ou laid » par ses enquêteurs de 198041, dans notre cas, nous avons affaire à une ironisation et « ringardisation » consciente par le biais d’exagération des traits phoniques particuliers du dialecte de Haná, qui apporte automatiquement une expressivité discursive. Associant ces traits ruraux avec le parler argotique du hantec, les jeunes se donnent volontaire-ment l’image d’un voyou de la ville, qui est à l’aise dans toutes les circonstances. Cette image amuse les autres – si le choix du moment d’une telle imitation est bien calculé – et, par conséquent, cette performance permet de renforcer la position hiérarchique du « tchatcheur » en question. nous avons observé le recours à la dialectisation plus particulièrement chez les tchatcheurs les plus éloquents. Suite à une observation quotidienne, en tant que Brnoise de naissance, nous estimons que ce parler « machiste » est rarement utilisé dans le discours des filles.

En comparant la situation de Brno avec celle observée auprès des lycéens à Yzeure, nous remarquons quelques traits communs, notamment le recours à la fois identitaire et ludique au dialecte bourbonnais. Au fait, les jeunes se réfèrent aux unités lexicales qualifiables de régionalismes bourbonnais (par exemple : roisser pour « sortir le soir », l’insulte vieille carne, etc.) – ceci pour marquer leur diffé-rence par rapport aux jeunes des cités – plutôt qu’aux traits phoniques spécifi-ques (nous avons remarqué notamment la permutation d’er > re intrasyllabique – p.ex. : bredin [ber-], brelaud [ber-] pour désigner « un idiot », etc.).

(entretien dans la classe des ferroniers)

M : on a nos mots à nous / surtout des mots de la campagne quoi XXX comme génisse / pintade

41 P. LÉOn, Précis de..., op. cit., p. 228.

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J : regarde les génisses (rire)M : génisse / c’est une vache une vache qui est pas encore +> qui n’est pas encore sexuée // donc forcément i(l) dit les génisses...Q : okay donc meuf +> ça ça te paraît un peu vulgaire ?J : j’sais pas moi / j’suis de la campagne quoi

En ce qui concerne l’expressivité phonique rencontrée dans notre corpus de Paris, son rôle fait beaucoup moins rire, puisqu’il s’agit d’une affaire purement identitaire. On entend parler d’un « accent beur » que les jeunes issus de l’immi-gration – maghrébine aussi bien que des autres – utilisent pour s’identifier comme locuteurs du FCC. nous avons mentionné supra (cf. § 4.2) le déplacement de l’ac-cent et nous ajoutons un autre trait phonique : l’insistance sur le –r glottal, imitée de la prononciation des arabophones (même si, dans un contexte non-identitaire – p.ex. lors d’un entretien d’embauche – la prononciation du –r uvulaire français est généralement bien maîtrisée).

Pour ne pas trop entraîner notre analyse lexicale vers une analyse phonos-tylistique, concluons cette observation par une citation de P. Léon qui dit à ce propos :

« tout signe idéologique est doublement codé. D’une part, l’association du signe à un contex-te socioculturel et politique engendre une connotation externe et, d’autre part, la nature du signifiant peut entraîner une connotation interne, motivée par les organes de production et la réalisation acoustique des sons émis »42.

La connivence se mêle sur ce point avec l’identité. Il en résulte que le chercheur doit se méfier de ne pas dévoiler trop tôt le but de sa recherche devant les jeunes. Sinon, il risque de ne pas obtenir la pondération réelle de ces deux fonctions. Après que nous avons dévoilé notre identité, nous avons vu une démonstration identitaire remarquable par le biais d’exagération des traits phoniques expressifs, notamment de la part des jeunes parisiens et brnois.

Emprunts aux langues étrangères : catégorie ambiguë

Un adolescent – et encore plus un pubescent – enrichit son lexique au fur et à mesure en faisant son choix selon la charge expressive que les mots inconnus peuvent apporter à son discours : en effet, tout ce que les jeunes ressentent comme expressif et nouveau a une grande probabilité d’être accepté par les pairs. C’est pourquoi les emprunts occupent traditionnellement une place primordiale dans l’analyse de l’expressivité lexicale.

Du point de vue de leur classification parmi d’autres procédés de formation des mots, ainsi que du point de vue de leur définition, les emprunts représen-

42 P. LÉOn, Précis de..., op. cit., p. 230.

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tent une catégorie linguistique particulièrement ambiguë43. C’est à cause de cette confusion dans la classification que nous préférons diviser les néologismes em-pruntés à l’argot des jeunes selon les critères de l’expressivité lexicale de Zima.

Les emprunts sont généralement définis comme des éléments étrangers in-troduits dans un système linguistique, sources importantes de l’innovation. L’emprunt est une conséquence logique de contacts de langues menant vers l’en-richissement lexical et, corollairement, vers l’évolution des langues. Du fait que les emprunts dérangent l’équilibre momentané du système linguistique, les va-gues d’emprunts à une langue précise incitent les puristes à combattre tous les éléments étrangers ce qu’on a pu observer régulièrement en France pour le cas des anglicismes.

Parmi les deux catégories principales d’emprunts – emprunts nécessaires et emprunts de luxe – c’est la deuxième catégorie qui attirera notre attention. Dans l’argot des jeunes, rares sont les « emprunts nécessaires » qui introduiraient une idée ou une notion nouvelle qui n’avait pas encore eu son équivalent dans la langue ci-ble (à la différence des vocabulaires spécialisés de la cuisine de différentes régions ou des technolectes autour des nouvelles technologies), pour éviter les paraphra-ses peu économiques. En revanche, les « emprunts de luxe » y sont redondants, utilisés à des fins expressives et surtout impressives. C’est notamment le cas des anglicismes qui sont fréquents aussi bien dans l’argot des jeunes tchèques que dans l’argot des jeunes Français. Les jeunes des deux pays puisent dans l’argot anglo-américain, modèle symbolique de la modernité et des nouveaux « trends », auquel s’ajoute, notamment pour les jeunes issus de l’immigration, celui de la « culture des rues ».

Le lexique de la drogue contient une quantité considérable d’anglicismes qui, au départ, ont été empruntés à des fins cryptiques et symboliques (certains em-prunts lexicalisés et recensés dans nos deux corpus – par exemple ganja, shit, joint, trip, etc. – sont déjà emblématiques). Une autre thématique privilégiée pour les anglicismes s’avère être la vulgarité dans les jurons et les injures. La vulgarité traduite en anglais attire grâce à son opacité et procure donc un effet moins obscène pour ceux qui ne maîtrisent pas cette langue : dans le milieu tchèque, il s’agit de la génération des adultes qui a eu un accès réduit à l’enseignement des langues occidentales sous le communisme. notons, à titre d’exemple, les jurons classiques : bitch, shit, bullshit, motherfucker, etc. et le cas du verbe anglais to fuck = « niquer » qui s’est incorporé dans le lexi-que des jeunes Brnois et qui a été adapté de façon réussie dans le paradigme dérivationnel tchèque : ainsi, les verbes fakovat, faknout, vyfakovat = « aller se faire foutre », le substantif fakáč (doigt pour montrer le geste vulgaire au sens d’« aller se faire enculer »), etc. sont lexicalisés dans l’argot des jeunes tchèques.

43 En argotologie moderne, on observe une tendance à ranger à part les emprunts et les procé-dés morpho-sémantiques. Dans les encyclopédies linguistiques, en revanche, les emprunts sont rangés sous les procédés morphologiques à cause de la commutation de forme – par exemple J. Dubois cité et commenté par D. Szabó (D. SZABÓ, L’argot commun..., op. cit., p. 118–119) – ou alors sous les procédés plutôt sémantiques : Henriette Walter parle même des « emprunts séman-tiques », s’il s’agit du déplacement de sens (Henriette WALTER, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Robert Laffont, 1997, pp. 207–209).

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Du point de vue diachronique, les emprunts dans les systèmes linguistiques en question ont également évolué en nombre et en sources. L’histoire commune avec les Allemands qui ont, depuis des siècles, cohabité à Brno à côté des tchèques a laissé des traces marquantes dans les registres substandard, surtout au niveau de l’Alt-brünerisch (cf. supra § 4.1), des jargons et de l’argot. Le hantec reprend des schémas qui empruntent à l’allemand en y ajoutant des suffixes typiques : le suf-fixe verbal –čit (par exemple fachčit = « bosser, taffer », de l’allemand Fach(arbeit)) ou le suffixe nominal masculin –oš (par exemple kindoš = « gosse, môme », de l’al-lemand das Kind), etc.. Suite aux changements socio-politiques, les germanismes ont été remplacés par les anglicismes qui occupent aujourd’hui la première place parmi les emprunts argotiques.

En France, la situation des emprunts argotiques a évolué également. Si le vieil argot empruntait le plus souvent à des langues régionales et aux patois44 – quoi-que très peu -, la situation actuelle est un véritable melting-pot grâce au contact de langues de l’immigration. Cependant, l’influence latente de l’anglais et du tzigane est notoire tout au long de l’histoire moderne de l’argot des jeunes.

Ce qui mérite un petit détour historique, c’est la période de transition entre le vieil argot et les argots sociologiques modernes. Selon P. Guiraud, les emprunts ont formé une partie marginale du vieil argot45. En 1960 encore, Guiraud y ob-serve un nombre insignifiant d´emprunts, ce qu´il explique par la xenophobie profonde des argotiers. Il affirme qu’« alors que les Noirs et les Nord-Africains sont en train d´envahir et de noyauter la pègre parisienne, il n´y a entre les deux « milieux » aucun échange linguistique » 46. Quant aux anglicismes, il les voit pénétrer en fran-çais grâce au jargon du sport. Depuis, les emprunts ont connu une intégration massive dans l’argot des jeunes et la place de l´emprunt, notamment dans l’argot des cités multiethniques, est importante et stable.

Pour les jeunes de tous les milieux, l’emprunt est en premier lieu une source d’expressivité. Il nous semble primordial de diviser les emprunts en fonction du critère de leur stabilité (comme nous le verrons plus loin dans ce paragraphe sur l’exemple de « family »). À côté des emprunts lexicalisés, récurrents, ou des emprunts en voie de lexicalisation, il y a une partie plus variable des unités de discours que nous pouvons qualifier d’« emprunts momentanés », et qui sont utilisés à des fins stylistiques purement contextuelles. Ce type d’emprunts forme néanmoins une partie importante de la production néologique des jeunes. Les jeunes opèrent aus-si bien avec les anglicismes qu’avec des emprunts aux langues d’immigration en vue d’obtenir un effet expressif. Cependant, ce type d’emprunt devrait être classé avec l’expressivité contextuelle, car il ne s’agit que de l’actualisation du discours.

44 Cf. Henriette WALTER, L’aventure..., op. cit.45 P. GUIRAUD, L’argot, op. cit., p. 88.46 Ibid.

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Expressivité causée par la déformation du signifiant

L’analyse détaillée de cette catégorie, qui correspond au classement des pro-cédés formels en argotologie française, fait l’objet de la plupart des travaux de ce type. C’est pourquoi nous nous contenterons de constater ici que ce type de procédés – à savoir la dérivation, la composition, la troncation et la reduplication du parasystème argotique des jeunes – est productif et riche en néologie dans les deux langues observées, mais certains écarts sont à relever.

Concernant la suffixation, elle a perdu sa dynamique dans l’argot des jeunes Français. La dernière vague de resuffixation (en –os) s’est terminée avec la géné-ration des jeunes qui ont trente-cinq ans aujourd’hui et seuls quelques lexèmes resuffixés, comme le suffixe anglais -man (p.ex. richeman [Ri∫man]), apparaissent (d’ailleurs, le même suffixe, prononcé [men] est productif en tchèque également – p.ex. buzmen, resuffixation de buzerant = « pédé »).

En tchèque, en revanche, la suffixation reste le procédé le plus dynamique de la néologie argotique, étant donné que les autres procédés formels ne conviennent pas autant à la structure flexionnelle (apocopes, verlanisations, etc.).

La composition s’avère être un procédé au grand potentiel argotique qui n’est pourtant mentionné que très brièvement dans quasiment tous les travaux sur l’argot que nous avons consultés mais qui apparaît fréquemment dans nos cor-pus de l’argot des jeunes tchèques et Français, notamment dans les thématiques tabouisées, telles que la (homo)sexualité (p.ex. teplokláda, lit. « un tronc (= tronc coupé) chaud », garage à bite, etc). Son analyse détaillée47 a pu démontrer que la soudure de plusieurs bases permet de dissimuler la vulgarité directe soit en la cryptant formellement (le deuxième constituant – vulgaire – est « caché » derrière le premier), soit en la transposant sémantiquement (métaphoricité des composés synaptiques), et ceci avec des buts ludiques et conniventiels. La concaténation inattendue augmente l’expressivité du néologisme et assure un effet impressif sur l’interlocuteur.

nous voudrions souligner également l’importance de la siglaison néologique (JR = Jean Raconte [j’en raconte] = « mentir »), resémantisation des sigles (une sorte de « recyclage » des sigles bien connus – du type : BCBG = bon cul belle gueule au lieu de « bon chic bon genre », OM = ordures ménagères au lieu de « Olympique Marseille », etc.) et des jeux d’orthographe (x au lieu de ks, q au lieu de kv en tchè-que, 2 remplace deux, dé-, etc. en français, ce sont des traits typiques pour langage sms) qui constituent, à notre avis, des universaux de l’argot des jeunes dans les deux pays.

47 Alena PODHORná-POLICká, « Composition en argot : une vulgarité composée ? », Études romanes de Brno, L 27, Brno, pp.19–27.

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Typologie de l’expressivité adhérente

En ce qui concerne l’expressivité adhérente, elle résulte d’une polysémisa-tion : le mot est neutre dans un contexte de base (prenons l’exemple d’une planche à pain) et devient fortement expressif dans un autre contexte (une planche à pain pour dire « une fille sans poitrine »). Par la haute fréquence d’emploi de certains syntagmes, ceux-ci deviennent lexicalisés (dans le cas du haut degré de figement) et peuvent entrer dans les dictionnaires d’argot commun (ainsi que dans d’autres dictionnaires). Surnommer les policiers bleus, poulets, schtroumpfs, parmi des mil-liers d’autres termes, sont des métonymies et métaphores lexicalisées réussies car leurs motivations sont évidentes et elles cachent le sujet tout en faisant rire.

Comme nous l’avons défini supra à l’instar de la catégorisation tripartite de l’expressivité selon J. Zima (cf. § 5.3), l’expressivité adhérente consiste en un glis-sement sémantique lexicalisé qui apporte au mot sinon neutre une forte valeur expressive. Cette tendance de l’argot des jeunes (et de l’argot en général), à créer les lexèmes polysémiques, a été observée par de nombreux chercheurs dans ce domaine. Le taux remarquable de métaphores et de métonymies dans un argot quelconque ne surprend pas trop, mais dans l’argot des jeunes, cette constatation peut avoir des raisons psychologiques qu’il peut être intéressant de mentionner.

Alena Jaklová estime que ce fait est provoqué par un besoin insurmontable, par une impulsion des jeunes à exagérer, à renchérir la réalité décrite dans leur discours. Elle parle de l’« hyperbolicité » de l’argot des jeunes48. Les hyperbo-les sont créées abondamment dans les deux sens – vers le positivisme aussi bien que vers le négativisme. toujours dans l’optique axiologique, J. Zima, quant à lui, considère que l’expressivité adhérente consiste dans le fait de nommer une réa-lité plus ou moins neutre par un terme qui porte le sens avec des traits démesu-rés, excessifs, surabondants, ce qui rend le nouveau sens figé expressif dans ce contexte49.

Passons donc en revue les aspects qui touchent les glissements de sens, obser-vés dans nos questionnaires, communément dans les trois corpus. En ciblant la typologie de l’expressivité adhérente, le procédé sémantique le plus fréquent est bien évidemment la métaphore et un peu moins la métonymie (à l’intérieur de la-quelle on remarque la synecdoque et l’antonomase), mais nous observons également les cas de l’attraction paronymique (sous laquelle un certain type d’antonomase peut également être rangé). Le classement des procédés sémantiques est souvent divergent50 et c’est pourquoi nous nous limiterons à commenter uniquement les aspects les plus saillants pour l’argot des jeunes dans ses universaux. Parmi tou-tes les catégories prises en compte, c’est la lexicalisation d’un nouveau sens glissé dans la pratique du groupe cohérent qui s’avère être le signe le plus révélateur de la connivence. Comme le dit Denise François-Geiger, « elle apparaît dans toute com-munauté linguistique dans laquelle une certaine connaissance partagée de l’expérience

48 Alena JAkLOvá, Mluva mládeže..., op. cit., p. 64.49 J. ZIMA, Expresivita..., op. cit., p. 43.50 Cf. D. SZABÓ, L’argot commun..., op. cit., pp. 203–206.

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crée une complicité qui permet l’implicite »51. Sans complicité grégaire, l’expressivité adhérente aurait pu difficilement trouver sa raison d’être.

L’imaginaire linguistique des jeunes tchèques et celui des jeunes Français sont très productifs et se ressemblent considérablement, ce qui facilite relativement la traduction (à la différence d’une quête assez problématique des équivalents p.ex. des termes verlanisés, etc.).

En analysant les dénominations de la fille dans les trois corpus, nous observons la prédominance intéressante des procédés sémantiques pour les questions liées à l’évaluation52 positive (très belle fille, fille avec une grosse poitrine) et surtout négative (fille moche, fille qui n’a pas de poitrine). Prenons quelques exemples d’équivalence métaphorique en français et en tchèque : si une fille a une grosse poitrine, elle a des melons en français et melouny = « des pastèques » en tchèque (puisqu’on ne mange pas beaucoup de melons jaunes en République tchèque). Si une fille est plate en France, la comparaison plate comme une planche à pain se nominalise en une plate, puis entraîne des comparaisons basées sur une contiguïté – par exemple une planche à repasser, une planche de surf – qui se nominalisent, par la suite, en une planche.

Si elle est plate en République tchèque, la comparaison est issue également d’une planche = prkno, qui génère une épithète žehlící prkno = « une planche à re-passer » et peut aller jusqu’à la nominalisation de l’épithète : žehlička = « un fer à repasser ». Cette nominalisation s’opère par le biais d’un procédé typique en tchèque, appelé l’univerbisation qui consiste en la troncation et la resuffixation d’un syntagme figé à deux ou plusieurs éléments en un seul lexème, ceci pour des raisons économiques53.

Or, ce qui est frappant sur cet exemple, c’est la transposition de la métaphore d’une planche à repasser au fer à repasser, par sa proximité surtout formelle (pre-mier élément étant commun, racine du verbe žehlit = « repasser ») et on peut douter qu’elle soit aussi sémantique (la surface du fer à repasser est plate aussi, mais cette logique n’est que secondaire, d’après notre observation des attractions paronymiques). Cet exemple de l’univerbisation, qui permet un saut métaphorique de l’objet à l’outil à cause de la proximité de la forme, est tout à fait symptomati-que de la façon de créer les néologismes dans l’argot des jeunes.

Conformément aux résultats obtenus sur l’échantillon de l’argot estudiantin des jeunes Budapestois par D. Szabó54, nous observons que les thématiques tra-ditionnellement argotiques (cf. infra § 10.1), ici une femme/fille, sont productives en séries et par attractions.

Grâce à une haute fréquence d’emploi d’une métaphore qui se banalise en se lexicalisant (par exemple : un thon pour « une fille moche » ou une baleine pour

51 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’Argoterie, op. cit., p. 113.52 nous regrettons un peu de ne pas avoir nuancé les thématiques en plusieurs sous-questions qua-

litatives, comme nous l’avons fait uniquement pour la thématique d’une fille, puisque ces quatre sous-questions se sont avérées les plus riches en néologie argotique.

53 Cf. Zdeňka HLADKÁ, « Univerbizace », p. 504–505, in : Petr KARLÍK et al., Encyklopedický..., op. cit.

54 Cf. D. SZABÓ, L’argot commun..., op. cit.

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« une fille moche et un peu grosse »), de nouvelles métaphores sont créées pour augmenter l’expressivité : on parle dans ces cas des séries des métaphores filées55.

Les thématiques les plus récurrentes dans les discussions des jeunes peuvent donc connaître de longues séries synonymiques ; et nous sommes d’avis que l’at-traction synonymique est un des universaux de « l’argot des jeunes » dans son sens psycho-sociologique.

Attraction synonymique

Dans notre corpus français, et plus particulièrement dans notre exemple du « thon » et de la « baleine », mentionné supra, nous voyons apparaître, une profu-sion de métaphores cohérentes, ayant toutes l’hyperonyme « les animaux d’eau ». Il est à remarquer que la valeur expressive augmente dans les cas où le genre est masculin – un sème ajouté d’une /laideur peu féminine/ :

Tableau n° 28 : Séries de métaphores filées pour dire « une fille moche »un thon une baleineune tanche un cachalotune morue un phoqueune truiteune crevette un poisson-chat

L’effacement de l’expressivité provoque la quête de nouveaux mots qui se-raient substituables à la place de celui qui est « usé ». Pour assurer la compréhen-sibilité de l’innovation, il faut que ce nouveau candidat soit proche – formellement ou sémantiquement (néanmoins, on observe souvent la combinaison de ces deux types). S’il s’agit d’une proximité purement formelle, on a affaire à l’attraction paronymique qui sera traitée par la suite. Dans le cas de proximité sémantique, il s’agit de l’attraction synonymique.

En effet, un lexème réussi dans le groupe connaît souvent toutes ses variantes synonymiques possibles qui servent, avec plus ou moins de succès, comme can-didats alternatifs à la substitution après l’effacement de l’expressivité du lexème initial.

Dans notre questionnaire, nous rencontrons beaucoup de séries synonymiques dans les deux langues : par exemple la série autour de la dénomination d’une fille sans poitrine, évoquée supra, a un terme de base prkno (= « une planche »). Ce terme s’est lexicalisé et a perdu donc son intensité expressive, ce qui a provoqué les attractions quasi-synonymiques de deska (= « une planche, un panneau »), lať (= « une planche, une latte ») et fošna (= « une planche, un madrier »).

55 Cf. Marie-Françoise MORtUREUX, La lexicologie..., op. cit., p. 104.

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En français, une fille qui a une grosse poitrine n’a pas seulement des melons, mais aussi des pastèques ; si l’on vomit, on pose une gallette, mais également une pizza ou un millas.

En résumé, la synonymie et ses séries de métaphores filées sont le produit d’une innovation incessante de l’argot des jeunes, dont les raisons psycho-socia-les ont été ébauchées supra (cf. § 8.2 et § 8.5).

Attractions paronymiques

En ce qui concerne le deuxième type d’attractions, l’attraction paronymique, elle peut être aussi bien sémantique que formelle. Rappelons un cas fréquent d’antonomase dans une classe observée à Yzeure où le patronyme d’un élève – Delaplanche – servait aux autres en tant que jeu de mots amusant pour nommer « une fille sans poitrine ») .

L’attraction paronymique sémantique joue surtout sur la relation de contiguï-té. Pour montrer un exemple de métonymie de ce type, prenons une dénomination pour une fille plate dans notre corpus de Brno. Cette fille peut être surnommée piste d’atterrissage, puis, par attraction, aéroport, voire même un aéroport spécifi-que en proximité du lycée – le Slatina, ce qui est un cas fréquent d’argotoponyme (quoiqu’en réalité, l’aéroport se trouve dans le quartier voisin – Tuřany).

tous ces procédés décrits supra ont pour but de rendre le discours plus ex-pressif – bref, d’instaurer la connivence et la complicité entre les locuteurs du résolecte.

Il apparaît que le parasystème argotique des jeunes ne doit pas se limiter, dans les descriptions des procédés, uniquement aux procédés formels. C’est sur-tout dans l’univers des métaphores filées ou bien des procédés d’attractions sy-nonymiques et paronymiques que se cache le fond argotique commun à tous les milieux observés.

Typologie de l’expressivité contextuelle

L’expressivité contextuelle est l’objet de la stylistique, à la différence des deux derniers types exposés (expressivités inhérente et adhérente) qui sont l’objet de la recherche lexicologique et lexicographique. Or, pour un argotologue, les mots qui ne sont pas encore devenus lexicalisés et qui ont, statistiquement, un taux d’occurrence très bas, sont pourtant très intéressants. Ils témoignent bien des fac-teurs psycho-sociaux qui engendrent la créativité néologique et des tendances évolutives du langage non-standard (préférence de certains procédés, de certains suffixes au détriment des autres, démodés, etc.).

Par ailleurs, le trait principal de l’expressivité est sa dynamique qui implique la neutralisation stylistique des termes usés, banalisés par l’usage fréquent et son remplacement par des néologismes où l’expressivité ne s’est pas encore effacée, comme nous l’avons vu auprès des séries synonymiques, par exemple.

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Les jeunes jouent non seulement avec le signifié et le signifiant d’un lexème, mais également avec l’interférence de niveaux stylistiques divergents, où ils « ac-tualisent » leur discours en insérant un mot, un propos scientifique ou hyper-sou-tenu en parlant de sujets triviaux, ce qui apporte également l’expressivité désirée. Au niveau des lexèmes isolés, les exemples peuvent être trouvés parmi de nom-breux hapax qui apparaissent dans nos questionnaires (cf. Annexe n° 3).

L’expressivité contextuelle se sert des actualisations aussi bien formelles que sémantiques et également des emprunts. Leur enregistrement ou notation est pu-rement accidentelle, mais les exemples qui vont être présentés infra sont compa-rables aux conclusions de Zima ou de Jaklová sur ce sujet.

Effet stylistique identitaire par le biais des emprunts

Quant aux emprunts, n’importe quelle langue se prête à l’actualisation ex-pressive. Prenons pour exemple un questionnaire d’une classe 1RSM dans le ly-cée parisien où un élève (d’origine berbère) a traduit une bonne partie des ques-tions en espagnol (cf. Annexe n° 6). Pour lui, l’espagnol était, au moment donné, beaucoup plus expressif que le français, notamment pour exprimer son originalité et un certain dédain envers le collectif qui l’avait exclu.

Or, c’est surtout la connaissance de l’anglais – plus ou moins active par tous les jeunes – qui fait que n’importe quel mot anglais peut occasionnellement être emprunté en tant que synonyme pour un terme peu expressif en français ou en tchèque, sans nécessairement devenir figé et lexicalisé en tant qu’argotisme.

Le degré de lexicalisation est un problème bien difficile à résoudre, notamment si la présence de l’observateur dans la classe n’est pas permanente. Prenons l’exem-ple des réponses pour notre toute première question dans le questionnaire : « la famille ». On constate que trois élèves d’Yzeure et deux élèves de Brno ont ré-pondu family et on se demande s’il s’agit d’une expressivité inhérente lexicalisée ou bien d’une expressivité stylistique contextuelle. La réponse diverge dans les deux langues : en français, nous retrouvons l’emprunt family dans les paroles de chansons rap, dans les romans destinés aux jeunes et, quoiqu’il s’agisse au dé-part d’une actualisation, ce mot peut être rangé pour sa fréquence d’emploi sous l’argot commun des jeunes. En tchèque, par contre, ce mot n’est utilisé, à notre connaissance, qu’occasionnellement et son classement est plus ambigu, il peut être qualifié comme semi-lexicalisé.

Cependant, tout au moins pour le côté tchèque, la connaissance commune de l’anglais est un phénomène relativement récent, limité à la génération post-com-muniste, ce qui a pour résultat que la plupart des calques de l’anglais renvoient automatiquement à une connivence générationnelle.

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Effet comique des expressions créées ad hoc : candidats à la lexicalisation

Les actualisations métaphoriques ad hoc sont susceptibles de se lexicaliser de la même manière que les emprunts, à la condition du passage d’un hapax stylis-tique à l’usage du groupe. Zima considère qu’il existe une zone de passage bien large entre les actualisations ad hoc stylistiques et les unités expressives lexicali-sées dans les dictionnaires56. Pour nous, cette zone forme l’ensemble des réponses à nos questionnaires qui ne sont pas des hapax statistiques.

Zima distingue deux catégories principales de l’expressivité contextuelle57 : la première est opérée par un glissement de dénomination d’une discipline à une autre (par exemple terme utilisé dans le contexte militaire appliqué au discours à pro-pos d’une vie de famille, etc.) ce qui mène souvent à l’expressivité adhérente, après la lexicalisation éventuelle. Ceci est souvent le cas des actualisations dans les romans ou dans le jargon des journalistes sportifs dans l’intention d’éviter les répétitions et de créer son style d’auteur particulier.

La deuxième catégorie, par contre, vise surtout l’effet esthétique et/ou humo-ristique. Dans cette optique, il n’est pas choquant que beaucoup de travaux sur la classification des argotismes énumèrent une par une les figures de style de la rhétorique classique ou de la poétique : les gens (et surtout les jeunes) s’amusent à inventer des métaphores, des oxymorons, des litotes, des personnifications par synecdoque, etc. Or, le critère de la fréquence d’usage dans le résolecte doit être pris en compte afin d’éviter une spectacularisation des créations ad hoc que les « tchatcheurs » s’inventent pour frimer devant l’observateur, une fois le but de la recherche dévoilé.

Le chapitre sur les métaphores filées, présenté supra, a montré la capacité des jeunes à faire des associations inattendues et donc expressives. En ce qui concerne tout cet « art ludique » d’innovation, certains néologismes ne subsistent pas après le seul « délire » qui les a fait émerger et sont vite oubliés. Il reste seulement une petite partie des innovations les plus réussies qui peuvent se figer.

Par exemple, une locution figée pour désigner « les seins très petits ou les seins d’une fille », assez fréquente en tchèque, à savoir lentilky pod kobercem (lit. « smar-ties sous le tapis ») témoigne bien du caractère arbitraire du figement. Associer le tee-shirt d’une fille à un tapis qui cache toutes les inégalités (insignifiantes) de surface, était, à l’époque de sa création, sûrement une métaphore ad hoc qui s’est répandue à l’usage commun pour son humour inattendu.

Ce type de locutions figées est basé sur des métaphores qui ont une motiva-tion peu transparente. Les créateurs-tchatcheurs jouent sur une connivence – qui s’établit automatiquement entre locuteurs francophones de naissance qui maîtri-sent l’argot commun – et leurs créations, après figement (ce qui arrive d’ailleurs rarement) comportent un facteur socioculturel particulièrement conniventiel que les non-natifs considèrent comme des disparités interculturelles les plus difficiles

56 J. ZIMA, Expresivita..., op. cit., p. 86.57 Ibid, pp. 86–93 .

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à maîtriser. nous pensons surtout à l’expression famille tuyau de poêle en français, rencontrée dans nos questionnaires, qui n’est traduisible que par une paraphrase longue en tchèque, et qui nous a posé un problème particulier de compréhen-sion.

Nous concluons cette catégorisation par le constat que les jeunes savent profi-ter de toutes les possibilités créatives qu’une langue donnée propose. nous som-mes entièrement en accord avec Alena Jaklová58 qui estime qu’un des traits les plus prononcés dans l’argot des jeunes est le persiflage. Il s’agit de la forme d’ironie légère qui accompagne un déplacement d’un mot de son contexte traditionnel et/ou de la moquerie ridiculisant un style trop soutenu qui permet aux jeunes de créer un jeu de mots comique et de se révolter générationnellement contre la terminologie officielle ou contre la phraséologie euphémique du standard.

Si un jeune à Yzeure répond chômage technique à notre question n° 7 (contex-tualisée comme « ne pas (vouloir) travailler »), il fait un effet comique par un glissement d’une terminologie administrative à une répugnance personnelle au travail. Les jeunes tchèques paraphrasent souvent « la bagarre » en « échange de points de vue » (výměna názorů). Le persiflage concernant la question n° 21 (mentir) procure les réponses : « donner de faux renseignements » (podávat špatné informace) dans le registre administratif ou bien « raconter des contes de fées » (vykládat pohádky) dans le registre plutôt enfantin, etc.

Bref, les figements des lexèmes de divers registres, et notamment ceux qui comportent un glissement terminologique sur des sujets triviaux, représentent une méthode classique de l’actualisation stylistique qui apporte un aspect inno-vateur et expressif dans le discours des jeunes.

En conclusion, nous voudrions souligner que la richesse du lexique expressif créé par les jeunes et la diversité de ses procédés est un sujet qui mérite une atten-tion beaucoup plus approfondie, mais nous avons plutôt opté pour une approche ciblant les universaux par rapport aux différents types d’expressivité plutôt que par rapport à la catégorisation classique des procédés néologiques.

Les jeunes auront toujours besoin de s’exprimer intensément et de « rafraî-chir » l’expressivité en inventant des synonymes pour les termes où l’expressivité s’est effacée suite à une fréquence d’emploi considérable. Et cette dynamique évo-lutive sera sans doute intéressante à étudier du point de vue diachronique, dans le cadre de nos recherches ultérieures.

58 Alena JAkLOvá, Mluva mládeže..., op. cit., p.63

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CHAPITRE 10 : UNIVERSAUx DANS L’ExPRESSIVITÉ LExICALE DES JeuneS à TraverS deS THéMaTiQueS arGoTiQueS ET DE LA DyNAMIqUE D’INNOVATION LExICALE

Pour pouvoir analyser le lexique propre à la production spontanée des jeu-nes, nous nous sommes fixée des critères de description tels que les personnes, les situations, les fonctions, les procédés, les thématiques et le critère dynamique (stabilité/labilité) du lexique (cf. supra §3.2). Les quatre premiers critères sont ap-pliqués dans les deux chapitres précédents. Il nous reste donc à décrire les théma-tiques abordées et la dynamique observée par rapport à la documentation lexico-graphique dans ce que nous croyons être un échantillon du lexique susceptible d’être appelé « argot(s) des jeunes ».

Il s’agira essentiellement d’une analyse d’un corpus formé par le biais de questionnaires. nous sommes d’avis que la comparaison de trois milieux distincts permettra de visualiser des universaux propres à tous les jeunes (et c’est pourquoi nous croyons qu’au singulier, l’appellation « argot des jeunes » est envisageable) et les particularités propres à un milieu, voire une classe (ce qui relève de plu-sieurs « argots des jeunes », voire même de « résolectes »).

Commentant les résultats observés, ce dernier chapitre prépare le terrain à la synthèse générale des universaux argotiques des jeunes que nous présenterons sous la forme de modèles fonctionnels.

1. Thématiques engendrant l’expressivité lexicale

La richesse lexicale et la néologie fulgurante dans les façons de s’exprimer des jeunes est une évidence qui ne cesse pourtant d’étonner les adultes. Or, cette richesse lexicale a ses limites en fonction des thématiques abordées. La logique de la motivation psychique quant à la création des mots expressifs implique que les thèmes « ennuyeux » pour les jeunes, tels que la politique, la santé, les tâches mé-nagères, etc. ne vont pas susciter les émotions nécessaires pour l’incitation à une quête aux nouveaux mots expressifs, à la différence des thématiques autour des-quelles se déroule la plupart des discussions des jeunes – les distractions licites et surtout illicites, les relations amicales et amoureuses, etc.

La fonction primordiale de l’argot est, à notre avis, la fonction expressive ; les thématiques dites argotiques sont-elles alors le meilleur moyen de repérage des procédés de la néologie expressive propre aux jeunes ?

Les grandes thématiques traditionnelles de l’argot vis-à-vis des jeunes

Les argotologues observent depuis longtemps les domaines privilégiés de la production néologique à fonction crypto-ludique qui véhicule l’expressivité lexi-

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cale. Certains champs sémantiques connaissent de longues séries synonymiques ; on parle alors des « grandes thématiques traditionnelles de l’argot »1.

Les études comparatives montrent clairement que ces thématiques sont iden-tiques, peu importe la langue de départ. D. Szabó2, par exemple, présente les thé-matiques concernant la femme, l’argent, la nourriture, la boisson et la bagarre comme celles qui forment les séries synonymiques les plus riches en argot hongrois.

Pour le cas de l’argot traditionnel français, c’était L.-J. Calvet qui, dans son ouvrage L’argot en 20 leçons3, énumère dans chaque leçon une thématique typique de l’argot, à savoir : la prison et le bordel, l’argent (termes génériques), les sommes d’argent, la boisson, la nourriture, les bagarres, les injures, la chance, la prostitution, la drogue, les parties du corps, l’acte sexuel, la police, le travail, le vol, les marginaux, le jeu, les vêtements, les sentiments et la mort 4.

Cette liste d’une vingtaine de champs sémantiques productifs reflète les sujets qui préoccupaient le milieu social populaire (défavorisé) dans leur vie quotidien-ne. Or, il nous semble utile de nuancer cette liste en différenciant :

• les thématiques propres à l’argot classique qui sous-entend le monde du crime et de la bassesse sociale (notamment la prison, le vol, la prostitution, la drogue, etc.) et

• les thématiques qui sont plus neutres, moins connotées socialement.

La marginalisation socio-économique des jeunes actuels vivant en banlieue provoque le recours très fréquent de ces jeunes aux emprunts du vieil argot car si l’on compare les thématiques les plus riches, on constate un chevauchement quasi-total avec les thématiques du vieil argot. J.-P. Goudaillier passe en revue les mots identitaires qui deviennent « l’expression des maux vécus, le dire des maux »5. Les thématiques les plus riches en synonymes en témoignent : l’argent, le trafic et le vol, la drogue, les arnaques, le sida, l’alcool, les communautés, le travail et le chômage, la défense de ses intérêts, la police, la vie dans les cités6.

On constate alors que les jeunes de cités ont fait renaître la tradition sociale, lancée par le vieil argot. Or, à côté de ces thématiques stigmatisées sur le plan social, il cite aussi les thématiques peu connotées, propres aux jeunes de tous les milieux, les (bandes de) copains, la famille, le sexe et la femme. Ce sont des thématiques qui ne font pas autant partie de ce que Goudaillier regroupe sous « argots sociologi-ques »7, mais plutôt de ce que nous décrivons sous l’étiquette d’argot générationnel. La consommation d’alcool et de drogues chez les jeunes est d’ailleurs peu liée à l’origine sociale, mais plutôt aux types de boîtes de nuit fréquentées8.

1 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 17.2 D. SZABÓ, L´argot commun..., op. cit., p. 227.3 L.-J. CALvEt, L’argot en 20 leçons, op. cit.4 Cette liste énumérative a été repris de la thèse de R. ARAnA BUStAMAntE, Agression et..., op.

cit., p. 65.5 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op. cit., p. 8. C’est l’auteur qui met en gras.6 Ibid, p. 16-17.7 Ibid, p. 14.8 Le faible nombre de réponses pour la question « alcool » dans le lycée parisien peut être expliqué

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La révolte de tous les jeunes contre les autorités implique néanmoins la fasci-nation pour cet « argot sociologique ». Ceci semble être, à notre avis, la raison du grand succès du FCC auprès de jeunes de tous les milieux.

Pourtant, les trois milieux observés dans les lycées professionnels sont sensi-blement marginalisés au niveau social. nous retrouvons alors la néologie créatrice dans les domaines tendant plus à l’argot sociologique tels que la bagarre, le vol9, l’arnaque ou le mensonge (voir les réponses aux questions n°17-19 et 21-24).

« Entre membres de groupes différents, de classes d’âge différentes, de micro-quartiers diffé-rents et même, dans une certaine mesure, avec ses camarades les plus proches, on ne se fait pas de cadeaux, on ne se ménage guère. Le rejet, le mépris, la détestation sont des sentiments cou-rants. Le mensonge (« mythonner », « mystifier »), l’abus de confiance (« arnaquer » [« karna »], « carotter » [« rotteca »], « barber » [« bébar »], « entuber », « baiser », « niquer », « enculer », « couiller »…) et toutes les formes de vol (« péta » [taper], « chourrer », « tirer », « gratter ») sont pratiqués à l’intérieur comme à l’extérieur du groupe et fortement banalisés »10.

Ce sont des activités courantes qui sont devenues banalisées, comme nous le constatons en conformité avec les observations de D. Lepoutre dans le cas d’un collège en banlieue parisienne.

« Cet état de fait engendre un climat de crainte et de méfiance mutuelle qui peut paraître pesant à celui qui n’y est pas habitué […]. La compassion, la tendresse et la prévenance sont rares dans ce contexte où chacun semble prendre plaisir à se montrer « sans pitié » avec les autres… »11.

La violence du milieu se reflète dans la violence verbale non seulement au niveau de ces thématiques – qui l’engendrent plus ou moins – mais aussi dans le niveau de vulgarité rencontrée dans d’autres thématiques beaucoup plus positi-ves, pour nommer ses amis, les filles, les membres de la famille, etc.

nous étions notamment choquée par les réponses données par trois élèves brnois différents qui témoignent bien d’une situation familiale gravement pertur-bée : kurvy = « les putes », svině = « les salauds » (lit. « les truies ») pour désigner « les parents » ou encore l’expression: stará pěkně rozjetá svině = « vieille salope bien délirante » (lit. « vieille truie bien démarrée ») pour désigner « la mère ».

La vulgarité et la violence verbale sont présentes à la fois dans le contenu sémantique des mots et dans la forme des échanges – insultes, vannes, injures, moqueries, menaces. Ce n’est pas autant la conséquence de la marginalisation sociale, mais plutôt le produit du machisme dans le collectif formé exclusivement par les garçons qui légalise et banalise la vulgarité et l’obscénité suite à l’absence d’un élément féminin plus important qui aurait freiné la banalisation de la vulgarité, comme c’est le cas dans des collectifs mixtes.

par le fait que la plupart des élèves sont de religion musulmane qui interdit la consommation d’alcool. Les élèves répondent alors avec réticence à cette question.

9 Le faible nombre de réponses pour les questions n° 18 (la bagarre) et n° 24 (le vol) à Yzeure est dû à la façon de poser la question. En effet, les questions dans le même paradigme dérivationnel (verbes se bagarrer et voler) précédent ces questions (n°17 et n°23).

10 D. LEPOUtRE, Cœur..., op. cit., p. 275.11 Ibid.

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Dans les trois lycées, il y avait un nombre assez important d’élèves qui ont ouvertement fait l’éloge de la consommation des drogues légères, notamment du cannabis. De plus, les Brnois ont aussi fréquemment fait des références cryptées aux champignons hallucinogènes. Ce type de drogue est désigné également par les élèves yzeuriens (psylos, champis ou cham-pipis), mais, en revanche, il est consi-déré par les élèves français comme une drogue dure (tout au moins si l’on observe leur classement dans notre questionnaire). De longues séries synonymiques, de néologismes formés dans le résolecte ou empruntés à l’argot des toxicomanes, les réponses aux questions sur la dénomination des drogues – question n° 49 (drogues « légères ») et n° 50 (drogues « dures ») et des effets de la drogue – question n° 51 (être drogué) – ont été l’une des plus riches et des plus créatives.

La crypto-ludicité et surtout la technicité jargonnesque est remarquable à ce sujet. H. Girault a effectué une recherche auprès de ces mêmes élèves yzeuriens en vue de constituer un dictionnaire de la drogue12. Il constate une prééminence de la fonction cryptique qui est essentielle pour leur « coupable industrie »13 qui peut être sévèrement sanctionnée par la loi. Il remarque également une richesse synonymique étonnante, mais pourtant raisonnée si l’on regarde les détails tech-niques différenciant divers types de telle ou telle drogue14.

La thématique de la drogue est un sujet riche non seulement du point de vue de la linguistique, mais également pour l’impact de l’argot sur la sociologie du groupe. nous observons un phénomène sociologique remarquable quant à l’usa-ge des termes argotiques pour les drogues : la fonction initiatique qui permet aux sous-groupes des « chauds » dans une classe, de se séparer des élèves « sages ». La connaissance des riches séries synonymiques – et pas forcément la consommation des drogues elles-mêmes – et de la dynamique du cryptage métaphorique pour certaines drogues qui circulent dans la vie para-scolaire de certains élèves (et mal-heureusement aussi dans la vie scolaire) est une condition nécessaire pour être reconnu comme membre d’un groupe de pairs des élèves les plus « cool ».

Certains élèves à Brno et à Yzeure ramenaient régulièrement la marihuana à l’école et fumaient les joints avec les copains les plus proches, en secret, pendant les récréations des cours ou des ateliers. Des responsables de l’établissement ont eu peu de chances d’empêcher ce rite intégrateur puisque les précautions prises par les élèves concernés ont été calculées jusqu’aux détails.

Il était intéressant d’observer certaines invitations, cryptées en métaphores pour ne pas être compréhensibles ni du maître d’atelier, ni des « suiveurs » indé-sirables15. Par exemple, un jeune à Brno propose au moment de la pause dans un atelier à ses trois copains les plus fidèles : Neskočíme vypálit cédéčka? (lit. « ça vous

12 Prévu pour être publié dans la collection Argots et jargons chez Maisonneuve&Larose. Quelques résultats de l’enquête effectuée chez les jeunes lycéens ont déjà été publiés dans l’article de 2004 (H. GIRAULt, « Dynamique... », art. cit.).

13 Ibid, p. 66.14 Ibid, pp. 65-68.15 La quantité de drogue était souvent plutôt symbolique et le risque d’être dénoncés relativement

grand de la part des « indésirables », exclus involontairement.

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dit d’aller faire brûler les CDs »). Le seul verbe « brûler » (qui a le sens de « fu-mer » dans le contexte argotique) a attiré notre attention pour comprendre que l’action désignée semble irréalisable à faire en dix minutes de pause au milieu des bâtiments industriels. Il s’agit donc d’un contexte argotique au sens primaire du mot, c’est-à-dire crypté aux non-initiés.

Récemment, nous avons rencontré cette locution notée comme un exemple amusant dans un article de vulgarisation linguistique qui commentait l’argot des jeunes actuels. Certes, la crypticité d’une telle locution s’efface rapidement et la métaphore amusante peut se diffuser aussi rapidement dans l’argot commun des jeunes, mais on peut s’interroger sur l’avenir de l’argot des jeunes qui sera proba-blement obligé d’innover à une vitesse beaucoup plus grande qu’avant le boom médiatique de ce sujet, parce que la fonction crypto-identitaire des néologismes qui circulent dans des résolectes des jeunes doit être maintenue pour assurer la complicité langagière (ce sujet sera retravaillé tout au long du chapitre § 10.2).

Si l’on veut conclure notre présentation des thématiques classiques de l’argot

et de leur richesse dans l’argot des jeunes, on peut confirmer notre hypothèse de départ en précisant que :

la fascination des jeunes par l’argot fait qu’ils reprennent beaucoup de termes du vieil argot. Ces emprunts aux ténèbres de l’oubli argotique peuvent devenir aussi bien identitaires que les néologismes, à la condi-tion que le terme ne fasse pas partie de l’argot commun familiarisé. nous observons un taux important de lexèmes issus du vieil argot notamment pour les questions n° 10 (argent), n° 25 (policiers), n° 53 (prostituée), etc.

les thématiques pour lesquelles nous observons le plus grand nombre de néologismes argotiques et d’actualisations expressives sont – conformé-ment à nos attentes – celles qui renvoient aux préoccupations quotidien-nes des jeunes :

– appellations de leurs contemporains – question n° 4 (les copains), n°5 (pas co-pains), n° 14 (fou), n°31-35 (appréciations axiologiques des filles), n° 36-40 (rela-tions entre sexes opposés), – dénominations pour les objets qui présentent un centre d’intérêt particulier, notamment ceux qui attirent par leur caractère plus ou moins illicite à cet âge : question n°44 (cigarette), n° 45 (alcool), n° 49-50 (drogues), n° 41 (voiture), n° 43 (boîte de nuit) – et enfin des actions et des effets liés à ces centres d’intérêt : question n° 42 (sor-tir le soir), n° 46 (boire), n°47 (vomir), n° 48 (être saoûl), n° 51 (être drogué) ; les jeunes ont dénoncé l’absence d’une question « fumer » et se sont mis à mettre les synonymes expressifs sous la question n°44 (une cigarette).

Un manque de subtilité qualitative pour les questions les mieux accueillies par les jeunes a d’ailleurs causé l’apparition de spectres axiologiques particulière-ment larges pour certaines questions « identitaires » (nous revenons sur ce sujet d’ordre méthodologique dans le chapitre suivant).

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les sujets concernant les activités quotidiennes qui touchent toute la so-ciété (questions n° 6-9 autour du travail ou n° 55-56 autour de l’alimen-tation, etc.) ou encore les substantifs liés aux vêtements (questions n° 57 A-C) et au corps humain (questions n° 60 A-G) comportent surtout des argotismes usuels et entraînent relativement peu de réponses (à cause de la fatigue ? ou à cause d’un manque d’équivalents argotiques ?).

La façon la plus transparente pour analyse le « succès » de nos questions est sans doute l’observation des statistiques. Les dix questions qui incitaient la nota-tion du nombre le plus élevé de lexèmes confirment les lignes précédentes sur le lien étroit des jeunes et de l’argot.

Tableau n° 29 : Top 10 des thématiques argotiques avec le maximum de réponses

rang Paris total rép. yzeure Brno1. n° 25 policiers 43 n° 10 argent 155 n° 10 argent 2702. n° 10 argent 40 n° 25 policiers 152 n° 25 policiers 1953. n° 31 fille 39 n° 49 drogues légères 147 n° 44 cigarette 1824. n° 54 homosexuel 36 n° 47 être soûl 131 n° 41 voiture 1655. n° 5 pas copains 34 n° 33 fille moche 130 n° 54 homosexuel 1646. n° 14 fou 34 n° 50 drogues dures 124 n° 53 prostituée 1617. n° 41 voiture 33 n° 44 cigarette 119 n° 31 fille 1618. n° 53 prostituée 32 n° 31 fille 114 n° 49 drogues légères 1539. n° 16 avoir peur 30 n° 14 fou 111 n° 39 copine de q 14510. n° 26 prison 29 n° 32 très belle fille 110 n° 47 être soûl 136

En revanche, la liste des questions suscitant l’intérêt le plus faible correspond aux sujets présentant un lien non-exclusif avec les jeunes ou bien aux questions que les jeunes « sautaient » un peu en se concentrant sur leurs sujets préférés.

Tableau n° 30 : Questions entraînant peu de réponses

rang Paris yzeure Brno1. n° 60C oreilles

n° 60F bras44

n° 57B) casquette 11 n° 2A parents 462. n° 60F bras 12 n° 57C pantalon 513. n° 57B casquette 5 n° 60G yeux 23 n° 1A famille

n° 57B chaussuresn° 60G yeux

534. n° 57C pantalon 7 n° 1A famille 285. n° 13 prendre à crédit

n° 60E jambesn° 60G yeux

9 n° 6B travailler dur 326. n° 18 bagarre

n° 24 voln° 37 sortir avec fillen° 60C oreillesn° 60E jambes

40 n° 60C oreilles 557. n° 15A chef 598. n° 60B nez 10 n° 20 faire honte 609. n° 8 licencié

n° 45 alcool12 n° 30 pas de chance

n° 60F bras61

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toutefois, ces statistiques ne peuvent être prises en compte qu’avec précau-tion, puisque certaines thématiques étaient plus nuancées (vol, voler ; bagarre, se

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bagarrer) que d’autres (cigarette – sans différencier les « clopes » et les « joints » et l’absence du verbe « fumer », etc.) ce qui provoquait des inégalités au niveau des réponses totales (voler très riche, vol faible ; cigarette énormément riche, etc.). En somme, la méthode par questionnaire est pratique pour la collecte d’un grand nombre de lexèmes, mais il faut faire un tri minutieux parmi les thématiques et préciser le contexte pour éviter la diversité des réponses.

Remarques sur la méthode d’enquête par rapport aux thématiques choisies

Revenons encore brièvement sur notre choix des thématiques susceptibles d’évoquer des séries d’argotismes chez les adolescents. Comme nous l’avons exposé dans le chapitre précédent, les questions renvoyant aux activités ou aux objets préférés regroupent souvent différents commentaires spécificateurs – par exemple argent et les dénominations de sommes précises, voiture et les nuances qualitatives, cigarette et la distinction de types de garniture, etc.

Les élèves ont aidé très volontiers pour ajouter les sujets qui manquaient, mais, en fin de compte, ceci a compliqué remarquablement le traitement des don-nées. Les tableaux statistiques regroupant les lexèmes les plus récurrents (cf. infra Annexe n° 5) comportent souvent les réponses qui relèvent du champ sémantique large, des synonymes partiels, hyponymes ou hyperonymes, mélioratifs ou dé-préciatifs, bref un spectre riche et varié.

Les cinq questions autour de la dénomination des filles (n° 31-35) sont les seuls exemples de qualification axiologique nuancée, ce qui s’est avéré impres-sionnant notamment du point de vue de la créativité néologique. notre approche par questionnaire était sinon plutôt quantitative, mais nous avons effectué une série d’entretiens dans lesquels nous avons ciblé plus en détail la thématique de la dénomination de la fille et de l’argent.

Pour une étude ultérieure, il serait intéressant d’analyser les résultats encore non exploités de cette enquête (en les complétant par une nouvelle enquête qui montrerait la dynamique néologique) et de procéder à une analyse de ces deux champs sémantiques extrêmement riches dans les deux langues afin d’observer les universaux argotiques au niveau métaphorique, métonymique et autre16. En revanche, la limitation du sujet à une seule thématique aurait l’avantage de pou-voir confronter un nombre plus grand de « résolectes » et d’observer ainsi la va-riation diatopique ou diastratique17.

Ayant présupposé l’intérêt des jeunes pour notre questionnaire, nous avons laissé une demi-page à la fin intitulée Autres idées / Nápady a připomínky afin qu’ils

16 Un travail de ce type a été effectué par t. Pagnier dans son mémoire de maîtrise intitulé Les déno-minations de la femme dans le « français contemporain des cités », op. cit.

17 Dans son D.E.A., Pilar Mestre Moreno a réussi à mettre en évidence les disparités socio-ethniques des jeunes Français aisés et moins aisés sur l’exemple de leur façon de se saluer (Pilar MEStRE MOREnO, Salutations entre jeunes en région parisienne : approche sociolinguistique, mémoire de D.E.A sous la direction de Christine Deprez, Paris, Université René Descartes, 2003).

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notent les lexèmes qu’ils estimaient être importants pour eux. Les jeunes ont ajou-té un lexique très varié, ciblant notamment les thématiques sexuelles ainsi que des parties du corps (ventre) ou des vêtements (chaussures18) qu’ils n’avaient pas pu noter dans la première partie du questionnaire. La longueur du questionnaire a pourtant lassé une bonne partie d’entre eux.

Cette méthode ne se révèle pas être la plus productive pour recueillir le lexi-que identitaire pour les jeunes en dehors des thématiques proposées,. Si on la confronte avec la méthode appliquée par Kateřina Rysová dans son travail inscrit dans le cadre d’une recherche par le biais d’un concours des lycéens19, la quantité de néologismes identitaires que les jeunes notent par analogie avec les quelques termes de l’argot des jeunes évoqués est tout à fait remarquable. En effet, Rysová a proposé une liste de 25 termes qui, en tant qu’adolescente, lui paraissaient ca-ractéristiques de sa génération (dans notre terminologie, une liste des « mots (ou locutions) identitaires »). Les lycéens et les collégiens de deux régions différentes ont noté leur usage actif ou leur connaissance passive et ont expliqué leur signi-fication en ajoutant d’autres synonymes identitaires. Ceci a été effectué en relati-vement peu de temps et la lassitude a été moins importante que celle engendrée par notre enquête. D’après Rysová, les lycéens ont relevé assez aisément d’autres thématiques « identitaires »20.

Quant aux thématiques qui manquent dans notre travail, Rysová note surtout un nombre important de salutations spécifiques pour la jeune génération et la dénomination des portables, des ordinateurs, des adjectifs évaluatifs, etc. Suite à cette étude, un petit dictionnaire d’environ 550 lexèmes néologiques et d’envi-ron 16 pages a été publié sous le titre L’expression argotique des jeunes : dictionnaire du tchèque parlé contemporain21. Maglré le jeune âge de l’auteure, cet ouvrage est non seulement une étude précieuse du point de vue diatopique, mais également (et paradoxalement), le seul dictionnaire de l’argot commun des jeunes tchèques pour le moment.

Pour revenir aux adjectifs évaluatifs, qui se sont révélés être une catégorie riche en synonymes identitaires pour Rysová, nous constatons la même richesse tout au long du chapitre 8. Malheureusement, notre questionnaire s’est limité uni-quement aux expressions nominales et verbales tout en ignorant les adjectifs et les adverbes. Pourtant, ils apparaissent comme un produit secondaire dans les questionnaires, et ceci grâce à l’intensification, par exemple pour la question n° 6B (travailler beaucoup)22.

18 Le faible nombre de réponses pour la question n° 57 B (casquette) en français et la notation d’une série synonymique assez riche pour les « chaussures » à la fin du questionnaire nous ont motivée pour changer cette question n° 57 B par chaussures dans la version tchèque.

19 SOČ = Středoškolská odborná činnost. nous n’en possédons qu’une version électronique sans indi-cations bibliographiques.

20 La différence importante par rapport à nos enquêtés consiste dans le type d’établissement visité : les élèves des lycées professionnels ont généralement plus de problèmes pour se concentrer en classe que les élèves des lycées classiques.

21 Kateřina RYSOVÁ, Slangový projev mládeže : slovník současné hovorové češtiny, České Budějovice, Pedagogické centrum České Budějovice, 2003.

22 nous regrettons de ne pas en faire une thématique à part, puisque ce sont des catégories gram-maticales tout à fait primordiales dans la création néologique identitaire et expressive pour les

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Concernant les séries argotiques les plus riches, nous constatons que les caté-gories les plus foisonnantes au niveau des séries synonymiques renvoient directe-ment aux thématiques classiques de l’argot – argent, policiers, prison, prostituées, etc. – et ont également le taux le plus élevé d’emprunts au vieil argot ou à l’ar-got commun. Ces thématiques sont d’ailleurs les plus intéressantes à observer du point de vue de la diachronie argotique23. Ainsi, à l’instar des travaux sur la synchronie dynamique effectués par M. Sourdot24, la tentative de rétablir la datation approximative des néologismes dans notre corpus pourrait s’envisager, notamment en fouillant dans les mémoires de fin d’études universitaires qui, tout au moins pour le cas de la République tchèque, sont assez nombreux sur le sujet de l’argot des jeunes. Par la suite, en observant le succès ou l’oubli des termes recensés au bout d’un certain nombre d’années, nous pourrions essayer de pré-voir le sort des lexèmes : leur diffusion vers l’argot commun ou leur tombée en désuétude. Pour faire ceci, le ČNK (Corpus national tchèque) 25 est, grâce à son actualisation régulière, une source incontournable de vérification des datations.

En résumé, le sujet de l’argot des jeunes est particulièrement riche et dyna-mique et la collecte du lexique argotique dans trois milieux différents propose des axes de recherche multiples : aussi bien lexicologiques et lexicographiques (comme nous l’avons montré supra avec les travaux de Sourdot ou de Rysová) que lexico-sociolinguistiques, basés soit sur une approche onomasiologique (Moreno), soit sur une approche sémasiologique (Pagnier).

notre corpus écrit permet d’observer à la fois la variation diatopique, diastra-tique et diachronique. Les deux autres méthodes – l’observation participante et les entretiens – permettent de rendre les résultats quantitatifs un peu plus qualitatifs. C’est pourquoi nous allons avancer infra les hypothèses les plus universelles.

2. Hypothèses sur la circulation du lexique argotique

L’échantillon des lexiques argotiques français et tchèque que nous avons pu recenser grâce aux questionnaires est, malgré sa complexité, trop petit au niveau des occurrences, donc peu représentatif. De plus, il ne donne que l’image d’un « argot commun du lycée » (parisien, yzeurien, brnois). C’est pourquoi nous renon-çons à l’idée d’en faire un dictionnaire bilingue, puisque nous sommes persuadée que les tableaux comparatifs qui présentent les statistiques des occurrences (cf. Annexe n° 4) donnent des informations suffisamment objectives. Cette objectivité ne serait pas envisageable si l’on n’avait pas pris en compte ces statistiques et si l’on avait mis, tout simplement, les termes les plus fréquents en français en rela-

jeunes. Heureusement, nous pouvons nous servir des attestations dans le discours spontané qui sont repérables dans nos enregistrements.

23 Dans une étude ultérieure, il serait intéressant d’observer les datations des lexèmes du vieil argot, voire de l’argot commun, dans les dictionnaires d’argot et de comparer ceci avec l’année de leur insertion dans les dictionnaires d’usage.

24 M. SOURDOt, « La dynamique... », art. cit.25 Abrité sur le site http://ucnk.ff.cuni.cz, ce corpus est accessible au public à condition de s’engager

sur l’honneur à ne pas commercialiser les résultats des recherches effectuées.

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tion d’équivalence avec les termes les plus fréquents dans notre corpus tchèque. Ceci est rendu impossible ne serait-ce que par le fait que les deux terrains en France utilisent un lexique considérablement différent.

Pourtant, cet échantillon de réseaux de communication – étudiés un à un dans chaque classe – est bien limité et nous fournit des renseignements plus ou moins objectifs sur l’extension des lexèmes entre pairs, entre diverses classes du lycée et entre diverses villes (en France).

Ces renseignements nous permettent de proposer des hypothèses sur la cir-culation du lexique argotique d’un résolecte à l’autre et d’appliquer les critères de détection d’un « parasystème argotique des jeunes » (prononcés supra, cf. § 9.1) et, finalement, de les mettre en relation avec des critères lexicographiques (méthode des « filtres successifs », cf. infra § 10.3). Ceci nous permettra de catégoriser le lexi-que recensé selon son appartenance aux divers niveaux d’extension des résolectes des jeunes, allant des « micro-argots » aux « argots communs ».

Critique et légitimité de l’« argotographie »

En feuilletant la plupart des dictionnaires d’argot, on se rend compte que le statut des unités lexicales répertoriées n’est pas tout à fait le même, en ce qui concerne le niveau de leur fréquence d’usage, de l’étendue de leur promotion, etc. Les dictionnaires qui recensent l’argot commun (dans notre travail, il s’agit notamment du PRE, du DAFO et du DFNC pour le français ou du SSČ et du SNČ pour le tchèque26) peuvent facilement être critiqués compte tenu du fait qu’ils mettent sous la même marque les mots vieillis et le lexique moderne ou qu’ils ignorent les glissements de sens assez fréquents d’une région à l’autre. Ceci peut se comprendre vu l’envergure de l’œuvre et la dynamique de l’usage du lexi-que non-standard. Les nouvelles rééditions ajoutent de nouveaux lexèmes, mais, souvent, les auteurs ne se soucient pas de revoir l’actualité des marques ou des commentaires sur les lexèmes plus anciennement intégrés.

Or, les dictionnaires d’argot spécialisés – générationnellement (vLJEP), socia-lement (DFF, DZ) ou régionalement (vSH) sont confrontés à une critique encore plus aiguë.

Si l’on ignore l’arrière-plan méthodologique souvent peu scientifique, discu-table d’un point de vue linguistique (enquêtes quantifiables remplacées par des relevés sauvages, sans spécification de source), les critiques prononcées par les non spécialistes se font entendre encore plus souvent, notamment dans les mé-dias, au moment de chaque nouvelle édition d’un dictionnaire spécialisé dans n’importe quel type d’argot.

D’une part, les non-locuteurs s’étonnent d’y trouver les expressions qu’ils em-ploient eux aussi, ce qui met en doute l’épithète réductrice des locuteurs qui sous-entend, pour certains, l’exclusivité de leur vocabulaire. D’autre part, les locuteurs

26 Les abréviations des dictionnaires utilisés sont répertoriées à la fin de cet ouvrage.

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de l’argot qui correspond au titre du dictionnaire sont déçus de ne pas y trouver un certain nombre d’expressions qui leur semblent représentatives (les « mots identitaires ») et/ou d’y trouver des expressions qu’ils ne connaissent pas : ceci peut soit discréditer l’auteur à leurs yeux, soit, paradoxalement, les frustrer et les mener vers le rejet de l’appellation de leur parler selon le titre proposé par le dic-tionnaire, comme on l’a vu, par exemple, pour le cas du hantec (cf. supra § 7.4).

En principe, si l’appellation du type d’argot en question ne nomme pas expli-citement les usagers, l’identification des locuteurs avec cet argot s’opère volontai-rement : par exemple, nous pouvons nous identifier avec « le français branché » ou le rejeter en nous plaçant comme non-locuteur, même si la connotation du profil socio-professionnel d’un « locuteur typique » nous classe dans cette catégo-rie. En revanche, si l’épithète x de l’appellation (l’argot des x) est explicite, mais trop générale, des réactions virulentes se feront entendre : par exemple, x = jeunes – dans l’appellation l’argot des jeunes que nous utilisons abondamment.

C’est pour cette raison que nous avons introduit longuement ce sujet : à la recherche des universaux pour la production lexicale spontanée des jeunes, nous utilisons un terme générique, qui est pourtant facilement critiquable. Bien évi-demment, il n’y a pas un vocabulaire argotique limité qui soit commun à tous les jeunes, mais cela ne veut pas non plus dire que c’est un lexique propre uni-quement aux jeunes. Cette notion fait plutôt penser aux universaux argotiques propres à n’importe quel milieu de jeunes, aux spécificités propres au parler des jeunes d’une région (argot des jeunes de Brno), etc.

Cette réflexion pourrait donc faire croire que toute tentative lexicographique ou toute dénomination généralisante serait futile, car suspecte et facilement criti-quable. Or, chaque travail sur la néologie apporte des résultats précieux pour la compréhension de l’évolution du lexique et, par conséquent, de toute la société : l’argotographie oscille entre futilité des détails et utilité des généralisations psy-cho-sociales.

Cependant, la validité d’un dictionnaire d’argot ne peut être reconnue qu’à la condition que plusieurs éléments soient cités, à savoir :

a) la période de recherche (la datation apporte des informations précieuses pour la recherche sur la synchronie dynamique),

b) le résolecte qui emploie le lexème recensé (qui témoigne de l’usage fré-quent du terme auprès de locuteurs ancrés socialement, ce qui prouve qu’il ne s’agit pas d’hapax idiolectaux).

Si ces deux indications ne sont pas notées, la légitimité des critiques est indis-cutable. Prenons par exemple deux dictionnaires d’argot qui ne se revendiquent pourtant pas en tant que travaux linguistiques : Velký slovník hantecu (vSH) et Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents (vLJEP) et observons les deux critères en question : l’information sur la source des données et la période de leur recen-sement.

Pour le vSH, le constat est rapide : sans préface, sans épilogue, les auteurs se sont contentés de deux petites notes au bas de la page initiale. D’abord, ils avertis-

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sent qu’il ne s’agit pas d’un manuel convenable pour les moins de 18 ans (la trans-gression crypto-ludique des tabous est d’ailleurs un des traits les plus typiques de l’argot) puis, ils admettent que leur choix est non exhaustif et affirment que certains termes peuvent être polysémiques. Ils ne comportent aucune indication sur les locuteurs ou sur la méthode qui a permis de collecter le corpus ; bref, un travail tout à fait suspect pour un chercheur, mais qui peut cependant se révéler être une source assez importante pour l’analyse des procédés argotiques utilisés.

Les auteures du vLJEP se désignent elles-mêmes comme des « collectionneuses de mots » et elles assurent le lecteur de l’utilisation large de tous les mots répertoriés dans tous les lycées de France. Un dictionnaire idéal d’« argot commun des jeunes », dirait-on donc. Reprenons, à titre d’exemple, l’expression pélo que nous croyons être limitée régionalement (cf. supra § 9.1) : ce lexème y est recensée sous la forme pelos sans réduction géographique. ne parlons même pas de l’absence d’une limitation socio-spatio-ethnique de l’usage de la plupart des mots en verlan. En résumé, non seulement on peut douter très fortement de l’usage d’un mot donné dans tous les lycées de toute la France, mais surtout, il est utopique de croire que les lexèmes ont partout la même charge expressive, et encore au même moment – mais à quel moment ? la période de la recherche n’est pas indiquée non plus.

Les défauts de ce type peuvent être rencontrés dans la plupart des dictionnai-res d’argot rédigés par des non-linguistes (et parfois, malheureusement, également par les linguistes). Ils discréditent ainsi toute tentative argotographique basée sur des enquêtes scientifiques de même que toute recherche en argotologie en géné-ral. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette discipline apporte des éléments de réflexion quant à la compréhension de la motivation créatogène des néologismes et de l’arrière-plan psychologique et social de tous ceux qui emploient le lexique substandard expressif. C’est une pratique naturelle pour l’espèce humaine, donc digne d’être étudiée, même si cette dignité des chercheurs est parfois attaquée par les puristes les plus conservateurs.

Autour de la notion d’hapax

Quand on prononce le mot « hapax », cela évoque le plus souvent les « mots des auteurs », les néologismes des écrivains27. Or, ce terme peut être utilisé dif-féremment selon les approches adoptées. nous allons nous servir de cette notion de façon complexe pour pouvoir différencier les mots d’argot commun et les mots qui se limitent aux micro-argots.

Dans son article de 1998, intitulé De l’hapax au Robert : les cheminements de la néologie, M. Sourdot28 a su clairement montrer les conditions qui peuvent mener

27 Pour l’argot, remarquons notamment San Antonio (cf. Jana BRŇÁKOVÁ, La créativité lexicale dans l’œuvre de Frédéric Dard, Thèse sous la direction de Lubomír Bartoš, Brno, Université Masaryk de Brno, 2005).

28 Marc SOURDOt, « De l’hapax au Robert : Les cheminements de la néologie », in : La linguistique, vol. 34, 1998, pp. 111-118.

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un néologisme candidat à l’intégration lexicale, c’est-à-dire de son statut d’hapax au statut d’unité lexicale stable. Un tel mot, issu de l’argot commun des jeunes, est inséré dans les dictionnaires de langue usuelle du type Petit Robert s’il arrive à remplir les conditions que Sourdot appelle « 4B = besoin, brièveté, beauté, bien-séance »29. Ce sont, en effet, des termes qui sont passées à l’argot commun (par exemple, meuf, keuf pour les verlanisations, etc.).

Les expressions limitées – ou plutôt connotées – générationnellement ont, à notre avis, très peu de chances d’entrer dans ce type de dictionnaires, au moins jusqu’au moment où les jeunes d’aujourd’hui vont les intégrer eux-mêmes, quand ils prendront de l’âge, à l’argot commun (ce qui est, par exemple, le destin proba-ble de l’expression verlanisée vénèr pour « énerver/énervé,-e »).

Nous nous référons à Sourdot surtout pour sa réflexion intéressante autour de la notion d’hapax. Cette dernière nous a posé des problèmes méthodologiques considérables au moment de l’analyse et la classification des réponses obtenues dans les questionnaires. Sourdot comprend par hapax : « sa première attestation dans l’usage parlé »30, mais il explique plus tard qu’un mot passe « de l’état d’hapax, de création individuelle hic et nunc à l’état de néologisme, unité lexicale ressentie comme récente mais utilisée dans l’échange »31.

Faut-il donc comprendre par hapax la première attestation ou une attestation isolée ? Prenons pour exemple l’expression humr = « une fille moche » (lit. « ho-mard », par attraction paronymique avec humus = « humus, nausée », locution personnifiée). Il s’agit d’une expression propre à un seul résolecte, classe Z2.B du lycée brnois, où nous retrouvons six occurrences de ce terme, mais inconnue hors de la classe. Selon la première définition, il s’agit bien d’un hapax, puisque c’est la première fois que cette création est attestée dans l’usage parlé. Mais d’après la seconde, il s’agit déjà d’un néologisme puisque ce n’est plus une création indivi-duelle, elle est passée à un usage fréquent. Ceci nous amène à revenir sur les défi-nitions encyclopédiques de l’hapax et à définir notre positionnement par rapport à cette problématique. nous allons appeler ce type d’occurrences « hapax d’une classe » ou bien « hapax résolectal » (par opposition à l’« hapax idiolectal ») pour contourner les ambiguïtés définitoires que nous allons présenter infra.

Le terme hapax est un emprunt au grec où l’expression hapax legomenon vou-lait dire « une chose dite une seule fois ». Implantée en linguistique (et notamment en lexicologie), elle signifie généralement une attestation isolée d’un mot ou d’une forme – une occurrence, un exemple – dans un corpus donné32. Ce corpus peut,

29 Ibid, p. 118.30 Ibid, p. 111.31 Ibid, p. 113.32 Les définitions ne sont pas univoques non plus : le PRE considère par hapax « mot, forme, emploi

dont on ne peut relever qu’un exemple (à une époque donnée ou dans un corpus donné); attestation isolée », le TLFI est plus restreint encore : « vocable n’ayant qu’une seule occurrence dans un corpus donné » ainsi que le Dictionnaire de linguistique (J. DUBOIS et al., op. cit., p. 230) : « une forme, un mot ou une expression dont il ne se rencontre qu’une occurrence dans un corpus donné, un œuvre ». L’entrée sur Wikipédia semble apporter plus de précisions : « n’est attesté que dans une seule source (corpus, état

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selon le contexte, être aussi bien une œuvre particulière qu’une langue entière à une époque donnée.

notre questionnaire est en quelque sorte une œuvre écrite, formée de trois corpus indépendants. Ainsi, si nous ne rencontrons une expression qu’en une seule occurrence, les définitions citées supra nous donnent le droit de parler d’un hapax dans un corpus donné, même si le mot est connu et utilisé dans les autres corpus.

Prenons pour exemple le lexème painco (verlan de « copain ») qui est attesté uniquement à Paris, et encore en une seule occurrence. Pourtant, ceci ne veut pas dire qu’il s’agit d’un hapax dans l’optique des définitions envisagées par Sourdot : « première attestation » ou « création individuelle ». non seulement le terme pain-co est repéré par les dictionnaires de l’argot des jeunes (des cités)33, mais sa va-riante au féminin pineco est assez fréquente dans notre corpus d’Yzeure.

Paradoxalement, pour notre étude statistique (cf. Annexe n°4), il s’agit d’un hapax, compte tenu de sa faible fréquence dans le corpus parisien. Ceci montre que le mot est connu dans le résolecte comme un des synonymes possibles pour dire « copain », mais, fort probablement, il n’y joue ni un rôle identitaire, ni un rôle expressif (étant donné sa banalisation au cours du temps et la fin de la mode pour ce terme). Sa prononciation dans la classe provoque même des moqueries dans une classe parisienne:

Q : pour les copains ? si vous dites ce sont mes <+ M : potesY : les potes / les paincosQ : paincos / on dit aussi ?W : bah celle-là il l’a inventé là / JAmais on dit ça M : il est trop mito

Il est probable que painco soit employé uniquement dans le groupe de pairs que le jeune Y fréquente en dehors du lycée (pendant les entretiens individuels, un de nos informateurs – F – le mentionne également), mais son absence dans les autres entretiens et également dans les autres dictionnaires récents – notamment dans le DZ – fait croire qu’il est considéré plutôt comme démodé par la plupart des jeunes.

Il apparaît comme évident que, du point de vue d’une approche néologique telle qu’elle est envisagée par Sourdot, on ne peut pas du tout se permettre de parler d’hapax. toutefois, faute d’un terme adéquat et pour les raisons expliquées supra, nous allons garder l’appellation « hapax » dans les statistiques finales (cf. Annexe n° 4). Un « hapax » marquera alors les occurrences isolées, qui ne font probablement pas partie de l’argot commun du lycée. Dans l’énoncé précédent, nous insistons sur l’adverbe « probablement » puisque le nombre d’élèves n’est pas assez élevé pour pouvoir exclure l’idée que le terme fait partie du résolecte et qu’il a été oublié quand les élèves ont cité les mots d’une série synonymique extrê-

d’une langue, etc.) ou trop rarement pour être considéré comme une preuve valable permettant d’établir l’existence du mot et de sa forme dans une langue donnée ».

33 Ctt (p. 212), www. languefrancaise.net, etc.

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mement riche du type fille, argent, policiers, drogue, etc. Cette acception d’hapax est purement statistique et nous allons l’appeler désormais « hapax statistique » d’un corpus donné (abrégé en HS).

Notre étude ne peut pas se contenter de statistiques pures vu le nombre peu représen-tatif de questionnés. Rappelons qu’il était impossible et inutile d’augmenter ce nombre de questionnées, compte tenu du fait que l’unité de base pour notre recherche est une classe.

Les hapax statistiques doivent alors être nuancés par le critère de nouveauté du terme. Du point de vue de la néologie envisagée par Sourdot, l’hapax est alors concevable sous deux angles :

a) soit comme une création individuelle hic et nunc b) soit comme une première attestation du lexème.nous allons présenter ces deux acceptions ainsi que les aspects qui sont

saillants, à divers niveaux de recherche, pour l’attribution d’épithètes au terme d’hapax.

Hapax comme création individuelle : hapax idiolectal

Dans cette acception de la notion, l’hapax est un lexème qui est entré dans les questionnaires par un concours de circonstances ou qui correspond à des créa-tions qui ne vivent que pendant un seul « délire » et sont oubliées peu après ou, le cas échéant, revivifiées occasionnellement. Nous appellerons les créations indivi-duelles qui ne sont pas empruntées à d’autres résolectes des « hapax idiolectaux ».

En réalité, leur détection est assez difficile puisque, au moment de l’entretien avec les élèves au sujet des formes rencontrées dans les questionnaires, ceux qui ont écrit des termes « suspects », c’est-à-dire aberrants par rapport à la logique morpho-sémantique, ont rapidement commencé à essayer de nous persuader que le lexème en question était fréquemment utilisé par le groupe de pairs de leur quartier. À ce moment, nous nous sommes rendue compte d’une incohérence mé-thodologique assez embarrassante : le questionnaire était introduit par la phrase suivante : « Comment dit-on, entre copains, pour: ». Or, les jeunes ont fait allusion tout d’abord à leurs pairs qui sont en dehors de la classe, ce qui privilégie la no-tation de termes inutilisés dans le résolecte de la classe et ces derniers sont alors apparus comme des hapax idiolectaux.

Prenons pour exemple le cas de palajďák, terme noté par un élève assez « tchat-cheur ». nous avons considéré ce terme comme un hapax idiolectal créé pour ré-pondre à la question n° 14 (fou). tout comme pour beaucoup d’autres termes dont l’origine est inconnue, l’étymologie de cette innovation expressive nous a paru obscure. toutefois, lors de l’entretien qui a suivi le questionnaire, cet élève nous a donné une explication tout à fait logique pour la création de ce lexème, fréquem-ment utilisé parmi ses pairs. Il s’agirait de la nominalisation par ressufixation en –ák d’un argotoponyme Palajda qui désigne « la rue Palackého » (qui est une rue près de laquelle il vit, dans le quartier de královo Pole à Brno). En effet, les élèves fréquentant l’école pour les enfants handicapés mentaux, située dans cette rue

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sont appelés Palajďáci. Par métonymie, les jeunes du quartier font une extension de l’usage de ce mot à tous les fous : le terme se généralise.

Q: a palajďák? co to je palajďák? Q : et [palajďa :k] ? c’est quoi [palajďa :k] ?F: no to je u nás tam taková ulica / F: bah c’est chez nous une rue quoi / et dans cette rue a tam chodijou takový ty postižení lidi y a ces gens genre handicapés qui la fréquentent

Le fait de pouvoir déduire, à partir de ces explications brèves, la localisation de l’argotoponyme et la logique de la création du terme relève parfois d’un travail de détective émérite !

Le volume de lexique recensé ainsi que le fait que la recherche dans les classes ait due se faire dans un temps limité ne nous ont, bien évidemment, pas per-mis de nous faire expliquer l’étymologie et l’usage réel des lexèmes un par un, élève par élève. Ainsi, nous avons longtemps considéré comme hapax idiolectal le terme acaby pour « les policiers », noté deux fois par le même élève34. Cette ignorance de notre part s’expliquait par son absence dans tous les dictionnaires d’argot consultés et par la faible transparence de son origine. Un jour, en regar-dant un journal en ligne, nous avons trouvé une photo d’illustration ciblant un panneau de signalisation routière et comportant un tag : A.C.A.B.. nous avons tout de suite fait l’association avec acaby au pluriel, qui était resté irrésolu dans notre corpus. Grâce à ce coup de chance, une recherche ultérieure de cette abré-viation sur Internet nous a permis d’éclaircir immédiatement son étymologie, son origine fortement cryptique, délibérément incompréhensible pour les non-initiés ainsi que le réseau de communication qui l’utilise et qui se recrute parmi les fans de football tchèque.

En réalité, il s’agit d’une siglaison à partir d’un slogan des « hooligans » pen-dant les matchs de football : All Cops Are Bastards. L’élève en question a donc fait référence à son groupe de pairs qui s’identifie apparemment avec ce mouvement, souvent proche des skinheads et des néo-nazis. La recherche sur Internet s’est révélée alors, une fois de plus, incontournable pour le travail de l’argotologue et cet exemple est le témoin d’une dynamique de recherche dans la circulation des innovations lexicales à l’époque actuelle.

Les hapax idiolectaux inexpliqués sont donc des formes qu’on ne peut pas prendre en compte dans les statistiques concernant le lycée, mais qui peuvent être intéressantes au niveau de l’analyse des procédés. Par exemple, notre corpus écrit de Brno ne contient qu’un seul exemple isolé de resuffixation en –men : buz-men = « une tapette », resuffixation de buzerant = « pédé ». Ce suffixe est pourtant assez présent dans l’innovation expressive des jeunes Brnois, que ce soit dans nos enregistrements ou dans les dictionnaires de hantec35. Ce suffixe est motivé par

34 D’abord pour la question n° 25 (policiers) : acaby, puis pour la question n° 27 (se faire attraper par la police) : ty zkurvení acaby mě zase braly (« je me suis fait pécho par ces enculés de chtars »).

35 Dans le VSH, on rencontre un nombre signifiant de termes resuffixés en –men/-man : à titre d’exemple, pour la lettre B, c´est bicmen, bočmen, bormen, mais le buzmen que nous avons relevé dans notre corpus n´est pas recensé. Un trait typique de ces lexèmes est que ce sont souvent des

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le suffixe –man anglais, mais même avant l’arrivée massive de l’anglais, le suffixe –mann – prononcé [man] – a été probablement emprunté avec des mots d’ori-gine allemande (p.ex. le jargonnesque : fachman = « spécialiste (d’un domaine) »). C’est pourquoi, de nos jours, on retrouve maints cas de variation de la pronon-ciation [man] / [men]. Kateřina Rysová soutient notre hypothèse qu’il s’agit d’un suffixe productif dans l’argot des jeunes d’aujourd’hui, en recensant des expres-sions telles que fetmen = « un tox », pařmen = « un teufeur» (qui peut être féminisé en pařmenka = « une teufeuse»), hašišman = « un toxico » (< composé facilement compréhensible: hashish + man)36. En français, ce suffixe est d’ailleurs également assez vivant, malgré la diminution de la resuffixation parmi les procédés formels du français ; mentionnons richeman, biteman (et les jeunes rangeraient également mitoman dans cette catégorie).

En argotologie plus qu’ailleurs, l’attestation isolée d’un item innovant a une valeur de témoignage. D. Szabó écrit à propos de ce paradoxe :

« Pour de nombreux sociolinguistes, des éléments lexicaux qui ne sont pas interprétables statistiquement « n’existent pas », alors que pour les argotologues, ce sont souvent les mots rares qui sont les plus intéressants »37.

La richesse des séries synonymiques se prouve souvent grâce à des attesta-tions isolées, mais originelles. L’observation de la circulation intra-groupale des créations des « tchatcheurs » qui ne sont pas encore répandues en dehors du ré-solecte apporte des preuves témoignant du rôle psycho-social de leurs créateurs dans le groupe (cf. supra § 8.6).

Pour revenir à la catégorisation des hapax, citons J.-F. Sablayrolles qui confron-te les approches antagonistes des lexicologues et des lexicographes :

« Le recensement systématique de toutes les lexies émises, sans prendre en considération leur utilisation ou non par la communauté linguistique, conduirait à gonfler démesurément les dictionnaires, sans grand avantage, mais avec l’inconvénient de la confusion entre des lexies de statuts dissemblables. Cependant, les préoccupations purement lexicologiques [...] conduisent au contraire à s’intéresser au surgissement de la lexie et à son fonctionnement dans la langue, quel que soit son sort ultérieurement »38.

Pour traiter des néologismes à faible usage, il propose de distinguer les « mots aventuriers » et « les mots qui se diffusent »39.

Pourtant, l’insécurité linguistique au niveau graphique de beaucoup d’élèves dans les trois lycées, allant des fautes d’orthographe « classiques » à des cas de dysgraphie assez graves40, rend souvent la lecture des termes notés problémati-

variantes des séries synonymiques qui vident rapidement leur charge expressive, ce qui provo-que une resuffixation incessante.

36 Kateřina RYSOVÁ, Slangový projev...., op. cit., p. 5, 11.37 D. SZABÓ, L’argot commun..., op. cit., p. 113.38 J.-F. SABLAYROLLES, La néologie..., op. cit., p. 167.39 Ibid, p. 166.40 À Paris, c’est souvent le maniement difficile de l’écriture latine pour des immigrés récents venus

des pays arabophones.

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que, voire impossible. C’est pourquoi l’interprétation d’un nombre considérable de lexèmes est plutôt intuitive. Dans nos tableaux, il y a certainement des ha-pax statistiques qui devraient être, en réalité, conformes avec le résolecte, mais la transcription orthographique était trop compliquée pour l’élève, ce qui a provo-qué soit une graphie fautive, soit l’abandon complet de la tentative de notation du lexème. C’est notamment dans le lycée de Paris que le nombre et la qualité des réponses à l’oral et à l’écrit ont divergé de façon notable.

Hapax comme première attestation d’un néologisme en usage : hapax résolectal

Un autre type de définition de l’hapax, quoique plus discutable, s’avère être la « première attestation » d’un terme inconnu pour le chercheur qui a consulté auparavant tous les dictionnaires disponibles sans avoir trouvé le lexème recensé. Cette conception est discutable parce qu’il peut s’agit d’un terme pourtant déjà ancien dans l’usage du groupe. En proposant cette acception pour cette notion, M. Sourdot se rend compte du problème « de l’écart qui peut exister entre première attestation et première apparition »41. De même, J.-F. Sablayrolles estime que, dans la transmission des néologismes, « la dimension temporelle peut s’étendre, parfois lar-gement »42.

La première attestation peut donc venir au moment du passage à l’état de néologisme, c’est-à-dire que les occurrences dans le résolecte peuvent être supé-rieures au chiffre 1, l’expression peut être fréquemment utilisée dans le réseau de communication concerné. Pourtant, cette acception de l’hapax nous permet d’ap-peler ce type de lexèmes des « hapax résolectaux », définis comme les premières attestations d’un néologisme qui est limité en usage dans le résolecte observé.

Au sens strict, il serait probablement plus correct de parler de « néologismes résolectaux », si l’on respecte la condition de l’utilisation dans l’échange proposée par Sourdot. Or, si nous privilégions quand même le terme d’hapax, c’est pour insister sur l’unicité, sur la limitation au réseau particulier. nous nous inspirons d’un propos de J.-F. Sablayrolles43 qui suppose que : « pour la plupart d’entre eux, les réemplois ultérieurs sont assez improbables : ils risquent de demeurer des hapax ». Cette acception large d’hapax nous permet de dissocier les « micro-argots » et les « argots communs » alors que la ligne de séparation est pourtant assez difficile à tracer.

Les niveaux d’extension pour les hapax résolectaux peuvent varier. Si les élè-ves revendiquent l’usage exclusif du lexème dans leur groupe de pairs, on peut proposer l’appellation « hapax d’un groupe de pairs » (ce qu’on a pu voir supra pour l’extension de l’hapax résolectal - palajďák).

Ce que notre étude permet d’observer statistiquement et de façon relative-ment objective, c’est le cas d’un terme limité aux échanges dans une seule classe du lycée. Si un terme qui n’a jamais été attesté auparavant a des occurrences éga-

41 M. SOURDOt, « De l’hapax... », art. cit., p. 112.42 J.-F. SABLAYROLLES, La néologie..., op. cit., p. 200.43 Ibid, p. 166.

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les ou supérieures à deux44 dans une seule classe du lycée, nous parlerons désor-mais d’un « hapax d’une classe ».

Dans notre corpus, nous remarquons quelques termes « suspects », c’est-à-dire des termes qui ont de hautes fréquences d’emploi dans une classe mais qui sont absents dans les questionnaires et dans les entretiens avec d’autres classes du même lycée (la deuxième condition pour les retenir est qu’ils ne soient pas trou-vés dans des dictionnaires ou sur Internet). nous avons vu un exemple d’hapax d’une classe dans l’appellation pour une fille moche - humr - dans la classe Z2.B (cf. supra § 9.2). Poursuivons cette observation et citons d’autres cas intéressants :

• Variation entre les classes à Brno : (vy)jetec – vyjetor Dans notre corpus de Brno, il est intéressant d’observer la variation d’une

classe à l’autre, notamment en ce qui concerne la resuffixation des termes qui sont à la mode: prenons pour exemple les réponses à la question n° 51 (être drogué) qui montrent que l’expression být sjetej45 = « être défoncé » (lit. « être glissé/descen-du ») est de loin la plus en vogue chez tous les jeunes du lycée (34 occurrences). Par attraction avec d’autres adjectifs de même sens qui portent tous le préfixe vy- (vysmaženej, vymáslenej, vypukanej, etc.), l’adjectif sjetej qui porte le préfixe s- tend à être resuffixé en vyjetej. Il nous faut expliquer les nuances sémantiques de ces deux préfixes : tandis que le préfixe verbal s- a le sens d’un mouvement de haut en bas, le préfixe vy- exprime l’orientation de l’action de l’intérieur vers l’extérieur.

Dans l’imaginaire des jeunes qui consomment des drogues – peu importe leur type -, les expressions portant le suffixe vy- sont plus branchées puisqu’elles sous-entendent un sentiment d’évasion, au lieu d’une connotation de défaite, de chute (évoquée par le préfixe s- qui est employé plutôt pour l’autre que pour soi-même).

Pour revenir sur la catégorisation des hapax, observons maintenant les ré-ponses des élèves de la classe Z2.A et de la classe 3.C pour la question n°52 (un toxicomane). tandis qu’en Z2.A, les jeunes privilégient la création d’un substantif à partir de l’adjectif vyjetej à l’aide du suffixe –or (formant ainsi l’hapax vyjetor46 qu’on repère 3 fois dans cette classe), les élèves de la classe 3.C privilégient un suffixe plus courant –ec, en formant la variante vyjetec. Plus souvent, on rencontre la forme sans préfixe jetec. Pendant les entretiens, les jeunes revendiquent souvent l’unicité de leur résolecte et l’appropriation identitaire des néologismes qu’ils considèrent comme étant inconnus des élèves des autres classes. L’affirmation que leur classe a son propre lexique inconnu des autres – des hapax résolectaux

44 Les termes à deux occurrences sont pourtant parfois un peu « suspects ». Il se peut, occasionnelle-ment, qu’un élève plus faible en orthographe (ou moins motivé pour ce type d’enquête) ait copié sur le camarade à côté de lui.

45 La désinence –ej remplace traditionnellement, en tchèque commun (obecná čeština) la désinence normative –ý (sjetý).

46 Le suffixe –or pour dénommer les personnes semble être à la mode chez les jeunes, probablement à cause de son attraction paronymique avec le suffixe anglais. Malheureusement, notre corpus ne recense que les lexèmes courants (magor, agresor) ou tronqués (vzorek > vzor, bavorák > bavor), mais certains néologismes de ce type peuvent être entendus « sauvagement » : par exemple, Rysová recense le lexème néologique krutor = « mec chaud » (Kateřina RYSOVÁ, Slangový projev...., op. cit., p. 8).

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– est d’ailleurs un universel dans tous les groupes observés, scolaires ou extra-scolaires.

Ces représentations sont souvent loin de la réalité (mais cette réalité est dif-ficilement observable pour un observateur venu de l’extérieur). En fait, il s’agit plutôt d’un taux de popularité – du fait que certains mots soient plus en vogue que d’autres – qui est divergent dans les différentes classes pour les variantes sy-nonymiques des lexèmes qui sont communément compris. L’unicité du lexique se présente surtout au niveau des glissements de sens dus aux créations pendant les « délires » ou aux « hlášky » (mais leur nombre est assez limité, vu que la plupart d’entre eux sont oubliés avant d’être lexicalisés).

• Jeu de codage à Paris : un seize-quatretrouver un exemple d’hapax d’une classe dans notre corpus à Paris a été une

tâche relativement difficile, étant donné que le nombre de réponses par classe a été assez faible. Pourtant, nous observons une mise à la mode très perceptible pour un codage du mot pédé dans une classe 1PvR dans laquelle nous avons effectué la phase d’observation participante. En effet, cette apocope courante de pédéraste est, dans la graphie économique des jeunes influencée par le langage sms, très souvent modifiée en PD ou P.D., voire pd en minuscules (on observe également la forme verlanisée abrégée dèp et sa variante siglée DP.

À des fins crypto-ludiques, les jeunes codent les deux lettres selon leur posi-tion dans l’alphabet français. Comme la lettre P occupe la seizième position et la lettre D la quatrième position, le PD donne alors le 16 4 ou le seize-quatre, ce qui est un nouveau terme pour « un homosexuel ». D’après nos entretiens, ce néologisme a été implanté dans le résolecte de la classe par un jeune récemment immigré en France et originaire de l’Algérie. Puis, il a été repris par les autres à cause de son rôle de « boss-tchatcheur », mais il s’agit, sans doute, d’un emprunt à un autre résolecte (probablement à un résolecte hors du territoire français ; cette version reste néanmoins à vérifier).

Le fait que nous soyons d’origine étrangère nous met dans une position d’in-sécurité linguistique quand nous parlons des hapax : il se peut que le terme soit connu de nos lecteurs. Cependant, après avoir consulté les dictionnaires et les moteurs de recherche sur Internet ainsi que nos amis français, nous nous permet-tons de dire que l’usage du mot est probablement limité à cette classe. Ce n’est pourtant pas un terme tout à fait inconnu des autres élèves du lycée – un jeune d’une classe avoisinante – qui est très copain avec certains élèves de la classe de 1PvR – note également un terme codé, mais il le note mal : 17 4, ce qui fait penser que l’expression lui plaît, mais qu’il ne l’utilise pas activement.

• Hapax ou néologismes « branchés » : exemples du corpus d’yzeureEn principe, nous restons prudente quand il s’agit de désigner un terme com-

me hapax d’une classe puisque nous ne pouvons que supposer et non affirmer que le terme en question n’est pas utilisé également dans d’autres classes et que les élèves ont juste oublié de le noter sur le questionnaire. Une seule certitude peut être soulignée : en observant la haute fréquence d’emploi du terme dans une classe et son absence totale dans toutes les autres, nous pouvons déclarer que le

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terme en question est très à la mode parmi les élèves de la classe observée. Dans notre corpus d’Yzeure, nous répertorions quelques adeptes de la catégorie « hapax d’une classe » que nous présenterons infra. Or, comme nous disposons d’éléments non exhaustifs quant à l’adoption et la circulation du lexème de la part des élèves, il ne nous reste qu’à présenter une approximation hypothétique.

Dans la classe 2US, on constate une mode très prononcée pour l’expression être pilo (3 occurrences pour la question n°47 (être saoûl) et 2 occurrences pour la question n° 51 (être drogué), dont une est orthographiée pilot. Cette expression nous a longtemps paru obscure du point de vue étymologique47. Récemment, la piste des emprunts s’est révélé productive : pilo signifie « être bourré » en tzi-gane manouche48 (d’ailleurs, l’emprunt à l’arabe : être rhabbat [χabat] pour « être saoul » est très à la mode dans cette classe – 4 occurrences, alors qu’il est absent dans les autres classes du lycée).

La même hésitation étymologique entoure l’expression goil ou gwal que cet-te classe utilise pour dénommer « une cigarette ». S’agit-il d’un hapax créé lors d’un « délire » limité au groupe ou s’agit-il d’un emprunt (ce qui serait probable compte tenu que cette suite de sons qui n’est pas caractéristique du français) ? L’étymologie de ce mot reste à être précisée.

En revanche, nous pouvons relever d’autres mots qui, en usage, paraissent limités à une seule classe et dont l’étymologie est assez rapidement compréhen-sible. C’est notamment l’usage métonymique (se) faire un brinks/Brinks pour « vo-ler », attesté 3 fois pour la question n° 23 (voler) et 1 fois pour la question n° 24 (le vol), et ce, seulement dans la classe 2US. L’emploi métonymique du nom de la compagnie internationale de transport de fonds – la Brinks – pour un vol quelcon-que est un procédé tout à fait typique de l’argot.

De la même façon, la grande popularité de l’expression un ouin-ouin pour « un fou » dans la classe de terminale et son absence dans d’autres classes fait penser qu’il s’agit d’un succès isolé, basé probablement sur une histoire amusante liée à son importation dans le résolecte. L’aspect phonique évoque l’image d’un fou chez quasiment tous les locuteurs français, mais personne ne nous a attesté l’usage de ce mot. Probablement, il s’agit également d’une métonymie : si l’on feuillette un peu l’histoire du show-business, on retrouve un personnage nommé Ouin-ouin dans un dessin animé Les maîtres du temps, par exemple. Encore plus probablement, ce mot a pu se généraliser à partir de l’émission Nulle part ailleurs, où un personnage du même nom était joué par Antoine de Caunes. L’utilisation isolée de ce mot dans une seule classe nous permet alors de parler d’un hapax d’une classe.

À ce point de la réflexion, nous souhaitons attirer l’attention sur une caren-ce importante pour l’observateur étranger qui s’intéresse au lexique des jeunes

47 Pour l’anecdote, notons le cheminement de notre réflexion qui s’est révélée fausse beaucoup plus tard : nous avons d’abord songé que la graphie pilot avait pu éventuellement mener à une méta-phore, puisque dans la même classe, l’expression être dans le cosmos avait également été recensée, ce qui aurait pu impliquer l’action de piloter. nous avions également pensé à un rapport méta-phorique probable avec le verbe de l’argot commun planer (6 occurrences) et il n’était donc pas difficile d’imaginer un glissement vers « piloter » et vers « être pilote ».

48 Georges CALvEt, Dictionnaire tsigane-français, Paris, L’Asiathèque, 1993, p.xx.

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Français : c’est le constat qu’aucun dictionnaire fiable de l’argot commun des jeunes n’ait été publié en France. Par exemple, le verbe jarter (apparu dans notre ques-tionnaire 5 fois pour la question n° 8 (être licencié), 3 fois pour la question n° 20 (faire honte à qqn) et 4 fois pour la question n° 38 (se séparer avec une fille) paraît être employé assez fréquemment comme synonyme de jeter avec des emplois polysé-miques – ce qui témoigne de son expressivité – mais il manque dans tous les dic-tionnaires qu’ils soient récents49 ou pas, même si la profusion d’entrées obtenues par un moteur de recherche sur Internet est la preuve de son usage commun50.

La situation est identique pour le verbe remixer (pour « mentir »), pour le subs-tantif choubabe (pour « un toxicomane » ou pour « celui qui ne suit pas la mode ») et pour beaucoup d’autres, même si, pour ces derniers, l’extension vers l’argot commun des jeunes ne peut qu’être déduite par un observateur non-natif à partir de leur haute fréquence d’emploi sur les chats Internet (où l’âge du locuteur et sa domiciliation restent (pseudo)anonymes).

Revenons maintenant aux niveaux qui sont supérieurs aux résolectes d’une classe ainsi qu’à la problématique de l’acception du terme « hapax ». Aux niveaux qui sont au-dessus des collectifs limités (classe, groupe de pairs), il est déjà inop-portun de parler d’un « hapax du lycée », même s’il s’agit de la première attestation scientifique du terme en question. D’abord, le succès isolé d’un terme dans un lycée entier et nulle part ailleurs est, à notre avis, assez rare. notre schéma de la circulation inter-groupale (cf. infra § 10.4) présente une hypothèse sur la diffusion du lexique argotique parmi les réseaux de communication, diffusion qui s’effec-tue avec une dynamique remarquable.

toutefois, les expressions propres à un lycée ne sont pas tout à fait rares. Il existe un stock d’expressions argotiques qui sont communes à tous les élèves du lycée et dont on hérite. C’est surtout le vocabulaire décrivant une réalité particu-lière pour le lycée (surnoms pour les matières, les professeurs, les endroits), mais il peut s’agir également d’expressions décrivant des actions non liées au lycée, qui ont un énorme succès dans le lycée à une époque précise et qui sont souvent diffusées dans d’autres résolectes grâce aux amitiés extra-scolaires.

À ce niveau, on a affaire à un passage relativement flou entre les « micro-ar-gots » et les premiers niveaux de l’« argot commun ». Ce passage est facilité par l’arrivée des mass-médias (cf. infra § 10.4). La médiatisation de certains établisse-ments scolaires a favorisé l’extension de son lexique argotique « hérité » vers l’ar-got commun. Prenons un exemple bien connu à ce sujet : les « argots des Grandes écoles », d’où on voit se diffuser le mot bahut (d’après le Petit Robert, sa première attestation date de 1832 !), entre autres51.

49 Son absence dans le Dictionnaire de la Zone (DZ) de 2006 peut être expliquée par le fait que son auteur le considère probablement comme appartenant à l’argot commun des jeunes et non au FCC.

50 M. Sourdot recense déjà ce « mot identitaire » dans son corpus de 1994, ce qui prouve que le terme est en usage tout au moins depuis une décennie (M. SOURDOt, « La dynamique... », art. cit., p. 63).

51 http://fr.wikipedia.org/wiki/Argot_scolaire.

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En somme, l’observation non systématique du lexique argotique des jeunes et l’absence d’une base de données actualisable dans les deux linguistiques (quoique ceci soit une tâche quasiment irréalisable, vu l’instabilité et la dynamique dans ce domaine) fait que nous rencontrons un nombre considérable d’expressions qui semblent être attestées pour la première fois par notre étude, mais qui sont, fort probablement, d’un usage fréquent. Le décalage entre la période d’enquête et la date de la publication de cet ouvrage fait que nous avons dû et devrons encore relativiser un certain nombre de données. Il nous reste à espérer, tout au moins, que notre travail argotographique sera utile pour des recherches ultérieures sur la dynamique intergénérationnelle.

3. Des micro-argots aux argots communs : modélisation des niveaux argoti-ques et projet pour sa catégorisation

Grâce au choix de deux terrains de recherche dans un même pays (Paris et Yzeure), notre réflexion sur l’extension des lexèmes argotiques peut s’élargir au-delà du niveau le plus commun qu’on peut observer sur un terrain de recherche – un résolecte du lycée. nous comprenons par ceci le micro-argot qui se créé suite aux échanges verbaux pendant les récréations, avant et après les cours, parmi les élèves de différentes classes. Ces derniers font circuler les lexèmes qui sont les plus usités dans des résolectes aux niveaux inférieurs – classe, groupe de pairs.

Il serait utopique de croire que tous les élèves ont un répertoire lexical identi-que, mais on peut envisager un certain stock – très instable, mais réellement exis-tant – de lexèmes qui sont employés activement par une grande partie des élèves du lycée ou bien, au moins, compris passivement par le reste des élèves, plus passifs. Ce vocabulaire comporte une charge expressive forte à laquelle s’ajou-te souvent une connotation identitaire générationnelle et un aspect néologique. tous ces facteurs – d’ailleurs très proches de ceux exposés supra (cf. § 9.1) pour la détection du parasystème argotique des jeunes – favorisent l’appropriation iden-titaire du lexique circulant dans les couloirs, c’est-à-dire qu’ils privilégient le fait que les élèves considèrent ce lexique comme « leur langage », leur argot. Puisqu’il est compris communément, ce micro-argot est à la fois un « argot commun du lycée », argot commun de premier niveau sur une échelle que nous allons essayer de modéliser dans les lignes suivantes.

« Argot commun du lycée » : le lycée comme un réseau de référence

nous avons observé que les élèves des trois lycées font souvent des remar-ques sur la comparaison de la fréquence d’usage de tel ou tel lexème dans leur ly-cée par rapport au lycée fréquenté par un ami, membre du même groupe de pairs extra-scolaire, et dans lequel ils privilégient d’autres termes. Le plus souvent, ce type de remarque a concerné la comparaison de synonymes dans de longues sé-ries synonymiques. Cette observation métalinguistique de la part de nos enquêtés nous amène à croire que la particularité de ce que nous proposons d’appeler « ar-

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got commun du lycée » ne repose pas seulement sur la néologie, il repose également sur la fréquence d’emploi des termes, sinon couramment connus. Il s’agit souvent des termes « ressuscités » du vieil argot, des métaphores à la motivation transpa-rente, etc.

Le fait que certains lexèmes soient privilégiés plus que d’autres dans l’inte-raction verbale entre les élèves du lycée, apporte aux jeunes un sentiment conni-ventiel et, vis-à-vis des jeunes d’autres lycées, un sentiment identitaire. Au niveau micro-structural d’une classe, les jeunes font surtout référence, lors des entretiens, à leurs groupes de pairs extra-scolaires tout en niant leur attachement affectif au collectif de la classe ou du lycée.

Paradoxalement, il suffit de suivre ces mêmes élèves hors de la classe, dans une discussion parmi les élèves de différentes classes ou encore mieux, indivi-duellement, pendant le trajet au/du lycée en métro, tram, etc. Il s’avère rapide-ment que le lycée est un réseau de sociabilité très fort, le réseau auquel les jeunes font référence beaucoup plus souvent qu’à leur groupe de pairs extra-scolaires. En classe, la démonstration d’une telle affectivité serait comprise comme un man-que d’amis en dehors de la classe, mais en réalité, la plupart des élèves a trouvé ses meilleurs amis parmi les camarades de classe ou encore du lycée. Ceci est logi-que, étant donné que les élèves se fréquentent régulièrement et pour une période de temps beaucoup plus importante qu’avec les pairs de leur quartier (ce sont d’ailleurs souvent des anciens camarades de collège ou de l’école élémentaire).

Cet attachement affectif au lycée se présente également au niveau lexical. Bien que la notion d’« argot commun du lycée » soit difficilement définissable (essayons de le définir donc, de façon généralisante, comme : le lexique ayant une fréquence d’emploi considérable dans toutes les classes), les jeunes y font très souvent référence et cette notion existe donc dans leur « imaginaire argotique » (cf. supra § 7.4).

Prenons pour exemple une discussion autour de l’hapax petržel = « persil » (pour désigner « la marihuana »), rencontré dans le questionnaire d’un élève ré-cemment arrivé au lycée. Ce dernier a affirmé son attachement à l’argot commun de son ancien lycée lors de l’entretien qui a suivi la passation du questionnaire :

Q: s tím petržel to jako má byt co? Q: et avec le persil / tu voulais dire quoi là ?v: to vlastně u nás na škole / já jsem teďka V: bah au fait dans mon lycée / moi au fait j’ai přestoupil vlastně +> před pár týdnama changé de lycée +> y a quelques semaines que na tuhle školu né j’suis là quoiQ: no a předtim byls kde? Q: et alors avant t’étais où ?v: předtim sem byl na Sokolské a tam se V: avant j’étais au [lycée sur la rue] Sokolská et là- tomu řikalo petržel jako bas ça s’appelait persil quoiQ: jako trávě ? Q: herbe ou quoi ?v: no v: bah ouais

nous regrettons de pas avoir pu utiliser les enregistrements que nous avons effectués dans les transports, compte tenu de l’impossibilité de transcrire quali-tativement les propos, à cause du bruit et des chevauchements des voix qui ont rendu la réécoute impossible. Pendant ces conversations qui accompagnaient notre phase anonyme d’observation participante, nous avons eu l’occasion d’en-

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registrer des séquences où les élèves s’exprimaient à propos des particularités lexicales de leur lycée.

Ainsi, un élève nous a expliqué son opinion sur la propagation – d’après lui immense – du terme mrdna (= « une bonne à baiser », cf. supra § 8.4) dans le lycée pendant le trajet en tramway du lycée au centre-ville de Brno. Ses représentations nous ont motivée pour revoir ce terme de plus près et développer, à partir de cette discussion52, plusieurs hypothèses importantes.

Argots communs des réseaux de communication plus larges

Si nous proposons de parler d’un argot commun du lycée pour décrire le lexi-que argotique privilégié dans le lycée entier, la même idée peut être associée aux niveaux plus larges et également plus virtuels. On pourrait parler d’un « argot commun d’une ville » pour marquer la propagation de certains lexèmes comme identitaires et conniventiels pour la plupart des jeunes de la ville. Le réseau de communication est cependant plus ou moins virtuel et s’opère surtout par le biais des médias.

Ceci est valable également pour les regroupements de jeunes autour d’une activité commune où l’on voit souvent surgir des formes argotiques (et pas seu-lement jargonnesques). Ces dernières sont utilisées de façon revendicative par les membres de ces réseaux de communication réels ou virtuels. À l’époque actuelle, ces réseaux se rencontrent le plus souvent sur les forums Internet où les jeunes se créent leur résolecte commun, qui a une forte connotation identitaire (cf. supra § 10.2, l’exemple de A.C.A.B.).

Variation diatopique et diastratique

L’attachement résidentiel revendiqué vis-à-vis de l’enquêteur peut s’étendre à la ville entière (c’est le cas de Brno) ou bien uniquement aux quartiers respectifs des enquêtés (c’est notamment le cas des cités de banlieues53). Malgré une varia-bilité lexicale notable d’un quartier à l’autre, on entend plutôt parler d’un « argot des jeunes des cités », c’est-à-dire d’un argot commun à l’échelle nationale, au lieu d’un « argot commun du quartier », réalité beaucoup plus pertinente à décrire.

Pourtant, la rivalité entre les bandes de jeunes de différents quartiers se trans-pose souvent également dans la propagation identitaire des variétés lexicales qui

52 Suite à notre étonnement concernant l’emploi aussi massif d’un terme obscène et dépréciatif pour désigner une fille, il a exprimé l’idée que ceci traduisait l’absence d’éléments féminins au lycée et la frustration des jeunes garçons qui, en communiquant avec les quelques filles du lycée qui sont en minorité, n’apprennent pas à valoriser les femmes et se permettent ainsi plus facilement de les injurier. Bien évidemment, ce comportement machiste est rapidement oublié lors de la communi-cation avec des groupes de filles inconnues, en dehors du lycée, ce dont nous pouvons témoigner suit à notre observation à la sortie des cours.

53 Ce phénomène a été observé pour les cités à Moulins (dont Yzeure est une ville-satellite) ainsi que pour les quartiers sensibles dans la banlieue de Paris, à la Courneuve, lors de notre recherche pour le D.E.A. (Alena PODHORná, Toponymie...., op. cit., pp. 133-156).

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sont supposées diverger par rapport aux formes privilégiées par les jeunes des quartiers avoisinants. La bataille suprême s’opère pourtant surtout au niveau im-personnel, sous la forme de tags insultants. Déjà à la Courneuve, dans le cadre de notre recherche de D.E.A., puis dans les cités de Moulins, nous avons souvent entendu des commentaires métalinguistiques du type : « ça, nous, on dit pas, ce sont des bouffons de …[nom du quartier] qui disent ça », ce qui nous a amené à voir une différence majeure entre la revendication de l’identité locale en France et en République tchèque. D’abord, cette différence entre les revendications identitai-res des jeunes en France par rapport aux jeunes tchèques repose sur une mise en avant des variations diastratiques au détriment des variations diatopiques. Les jeunes tchèques, en revanche, n’ont pas encore développé le sentiment de strati-fication sociale, lié à la façon de parler des jeunes. Ensuite, l’attachement identi-taire au quartier, à la cité est également beaucoup plus prononcé dans les lycées professionnels en France qu’en République tchèque.

Lors de notre observation du parler des bandes de jeunes de différents quar-tiers de Brno, nous n’avons repéré que très peu de signaux de revendication iden-titaire – si typique pour les jeunes des cités de banlieue française – qui soit liée au quartier ou à la cité54. Au contraire, toujours à Brno, beaucoup de commentaires épilinguistiques sont énoncés à propos du stock lexical particulier de leur ville natale qui a une tradition argotique très forte : on a donc affaire à un imaginaire argotique vis-à-vis de l’« argot commun de la ville ». Comme nous le verrons infra, à une micro-échelle, les jeunes tchèques privilégient leur attachement au « style » du groupe à leur attachement au quartier ou à la ville.

Revenons encore sur la mise en avant des disparités sociales dans le vocabu-laire argotique. Ce phénomène est toujours absent en République tchèque, même si la société commence rapidement à se polariser économiquement.

L : ah ouais / Champins, Champmillan, Chartreux, Plessis [cités à Moulins] c’est la racailleM : non en fait i(ls) +> c’est tous des clans en fait // ya certains clans qui parlent beaucoup le

verlan et par exemple euh / nous nous les ferronniers on ne parle pas beaucoup en verlan / très rarement / on a nos mots à nous / surtout des mots de la campagne quoi XXX comme génisse / pintade

Un propos de ce type est inimaginable dans le milieu tchèque où les jeunes des quartiers résidentiels se mélangent sans aucun problème avec les jeunes des cités H.L.M.

nos jeunes interviewés ont exprimé plusieurs fois, de façon implicite, l’idée qu’il faut distinguer les argots communs des jeunes non seulement par rapport au quartier, à la ville, à la région (aux échelles diatopiques), mais surtout par rapport à la stratification socio-économico-ethnique. Très souvent, cet imaginaire argoti-que des jeunes est limité uniquement à la théorie, au niveau des représentations, entre « nous » et « eux » (cf. supra § 7.3, à propos de l’usage de négro) :

ça dépend encore si c’est un Français de la cité i(l) parle comme nous mais si c’est un babtou de cheuri chais pas quoi / et bah non

54 Le terme « cité » trouve difficilement son équivalent en tchèque où les connotations des grands ensembles ne sont pas encore nécessairement dépréciatives. On peut éventuellement le traduire, par resuffixation argotique, comme sídlák < sídliště = « grand ensemble ».

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En réalité, on ne peut retenir que quelques rares exemples pratiques du lexi-que qui ne dépasse pas les frontières sociales (cf. supra § 8.2, intensificateurs hyper, ultra) :

non / pas du tout / c’est hyper / c’est ultra // non je côtoie pas et je connais pas trop de leurs mots courants tu vois

Dans son ouvrage La langue du quartier, qui décrit le processus de la créa-tion de l’identité chez des jeunes issus de l’immigration maghrébine en banlieue rouennaise, Fabienne Melliani décrit le phénomène de l’opposition de la « langue du quartier » – un argot des jeunes – vis-à-vis du français « à la Charles Henri »55 – le langage de la bourgeoisie. Bien qu’elle ne le dise pas explicitement, nous pouvons considérer que la langue de la bourgeoisie n’est pas seulement la langue académique véhiculée par l’école, mais qu’elle est également un argot des jeu-nes « branchés » des classes aisées de la population française. Envers ce dernier, les jeunes de banlieue sont particulièrement hostiles, ce que nous constatons à la suite de notre observation dans le lycée parisien.

En somme, à la différence d’une situation peu différenciée socialement en République tchèque, nous observons une véritable scission entre les jeunes des cités et les autres, c’est-à-dire ceux qui ne s’identifient pas avec cette nouvelle culture multiethnique. Or, en ce qui concerne la réalité observée de la position d’un ob-servateur indépendant, il nous paraît plus propice de dire que les mots circulent librement et que cette scission touche surtout le niveau des représentations où les jeunes se créent des stéréotypes sur la façon de parler des autres, « eux », pas « nous » (en l’occurrence soit « bourges », soit « racailles » pour simplifier la situa-tion en reprenant les sociotypes des jeunes eux-mêmes)56.

Pourtant, si l’on observe la variabilité des réponses dans nos questionnaires, il nous semble que la réalité est beaucoup plus démocratique et perméable. À l’épo-que de l’aspiration des néologismes par les médias, le verlan se disperse dans l’argot commun des jeunes aussi facilement que les termes « branchés », issus des classes bourgeoises, se dispersent vers un argot commun. Cet argot commun choisit un néologisme-candidat pour un usage fréquent en fonction de son utilité et de sa force expressive et regarde seulement en arrière-plan le milieu social avec lequel il est connoté. Il existe bien évidemment des cas limites, des clichés repré-sentatifs pour les deux pôles (sur-verlanisation d’un côté, exagération d’affection de l’autre), mais on peut dire que l’imaginaire argotique est, dans ce domaine de l’imaginaire linguistique, plus coloré que la réalité, qui tend plutôt vers une cer-taine démocratisation.

55 Fabienne MELLIAnI, La langue..., op. cit., pp. 63-64.56 Les petits écarts dans les pratiques et les grands écarts symboliques sont observés dans les parlers

intragroupaux par d’autres sociolinguistes (Jacqueline BILLIEZ et al. « Parlers intragroupaux... », art. cit., pp. 163-193).

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Appartenance au « style » ou appartenance au lieu : à propos des conflits identitaires

Repartons du constat, mentionné supra, que les jeunes tchèques, au niveau de la micro-échelle de l’identification avec le quartier, privilégient plutôt la ré-férence au « style » du groupe qu’à celle de leur quartier, leur rue, etc. Ceci est causé par le fait que les jeunes n’ont pas de point de repère commun au niveau identitaire, comme c’est le cas, par exemple, du point de repère ethnique pour les jeunes d’origine immigrée ou socio-économique pour les jeunes défavorisés des cités sensibles en France. Ainsi, les jeunes tchèques se distinguent entre eux surtout par l’appartenance revendiquée à un « style ». Il peut s’agir d’amateurs de courants musicaux particuliers – hip-hop, house, punk, métal, etc., de sports ou d’activités marginalisées – tagueurs, skate-boardeurs, etc., voire même d’idéolo-gies subversives – hooligans, skinheads, anarchistes, etc.

L’inclination pour tel ou tel type de sous-culture juvénile se présente surtout par l’attachement à un « look » vestimentaire spécifique, visible et identifiable à première vue. En regardant de plus près, la complicité avec d’autres groupes du même style est symboliquement revendiquée par l’usage des lexèmes argotiques spécifiques qui forgent leur identité groupale.

Sur les pages web, sur les blogs et sur les forums, les jeunes répètent leur vocabulaire « initiatique » pour se faire passer – aux yeux des membres d’autres groupes – comme des membres stables de la communauté de leur sous-culture respective. À l’époque de l’Internet, cette communauté devient de plus en plus large puisque les contacts permettent d’échanger avec les jeunes de tout le pays. Elle est également plus facilement observable, mais aussi plus virtuelle et falsi-fiable car, dans la vie réelle, un jeune sans amis, « dépendant » de l’Internet peut facilement prétendre être le boss d’un groupe de « chauds » pour compenser son échec parmi les jeunes de son âge. Bref, il s’agit d’un milieu intéressant à observer, mais peu fiable par rapport à une recherche sur un terrain réel.

Les jeunes de Brno sont fortement imprégnés de la façon régionale de créer des néologismes (cf. supra § 4.1 les suffixes typiques pour le hantec, notamment le suffixe -ec). Les Brnois sont généralement assez fiers que leur argot des jeunes diverge remarquablement du reste du pays, ce qui est lié à la fois au patriotisme exagéré des habitants de Brno et à la tradition argotique de la ville, dont le hantec fait partie. nous souhaitons présenter ici un petit exemple qui dépasse le cadre de notre corpus, mais qui témoigne bien des conflits identitaires que les jeunes doivent subir face à leur façon de parler. Sur un forum de fans de tags et de graf-fitis57 – d’ailleurs très prisé parmi les jeunes de notre lycée qui ont fait référence à la sous-culture des jeunes qui dessinent des graffitis et qui, par la suite, écoutent souvent du hip-hop – nous avons repéré une discussion tout à fait remarquable du point de vue de l’argotologie et de la problématique des argots communs que nous sommes en train d’envisager. En voici un extrait concernant l’usage du mot

57 http://www. grafittishop.cz. La graphie originale (souvent fautive) a été conservée dans les phrases tchèques.

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hipec = « hip-hop », terme utilisé par les jeunes de Brno, créé à l’aide d’un suffixe emblématique –ec, au cours d’une « bataille » intra-régionale :

A : Co poslochate???je mi jasny ze vetsina A : keske vous écoutez ??? j’suis sûr que la odpovy hipec,takze se ptam rovnou plupart d’entre vous va répondre du hipec donc jakej??? 58 je demande direct lequel ???

B : Nelíbí se mi slovo \„hipec\“ !!! B: Moi j’aime pas le mot « hipec » !!! Si uvědom co říkáš tu t’rends compte de c’que tu dis hein !

C : hipec je pekne debilni slovo...a rikaj C: hipec, c’est un mot carrément débile… ho toyove eminemrevival, takze sranec.... et ce sont les toys59 qui le disent genre ‘Eminem ale z hopu je nej brnenska scena:) le retour’, alors je les emmerde…mais pour le hop, la scène de Brno est la meilleure

B : Přesně tak \„hipec\“ valí toyové!!! B: Ouais exact, le « hipec » c’est le délire Brněnskej oldschool ... des toys !!! la Oldschool de Brno… A : demente co si na tom mam asi A: mongol, va ! de quoi je dois me rendre compte uvedomovat...hipec je proste zkratka avec ça... hipec est tout simplement hip-hopu nebudu to tady jak kreten l’abréviation de hip-hop, j’vais pas l’écrire ici vypisovat...a to ze se ti nelibi slovo hipec en entier comme un crétin…et le fait que t’aime neni muj problem zmrde...hipec.hipec. pas le mot hipec n’est pas mon problème, hipec.hipec budu si to rikat jak chci ja enculé…..hipec. hipec. hipec.hipec j’vais le dire ne ty...ptal jsem se akorat co poslouchate comme moi je veux et pas toi….j’ai juste ne jaky slovo se vam libi a jaky ne... demandé ce que vous écoutez et pas quel mot mrdno... vous aimez et quel mot vous aimez pas…enculé60, va ! D : to je snad jedno jak tomu kdo rika????? D: en effet on se fout de comment chacun kdyby tomu nekdo rikal hipík tak je to l’appelle hein ?? si quelqu’un l’appelait hippie u prdele....no i kdyz hipik to je hodne alors je m’en battrais les couilles...mais bon, ujety......ale hipec je myslim uz zajety.... c’est vrai que le hippie, c’est un gros délire ....mne pride debilnejsi rikat hop....ale at si quand même….mais je crois que le hipec est tomu kazdej rika jak chce....... déjà bien intégré….moi, je trouve plus débile d’appeler ça le hop…mais laissons nommer ça chacun comme il veut… B : No říkej tomu jak chceš, je to tvoje B : Bof, appelle-le comme tu veux c’est ton blème věc... Tvůj boj kemo! ...ton combat cousin !

Un jeune (A), apparemment originaire de Brno, lance une discussion qui tour-ne en combat métalinguistique entre un autre jeune qui habite sûrement dans une autre ville (B)61 et les autres jeunes qui essaient de commenter et surtout de paci-

58 Certains jeunes écrivent encore avec la diacritique (B), mais d’autres (A,C,D) l’ignorent pour des raisons économiques.

59 La polysémie du mot identitaire « toy » dans la communauté des taggeurs a été exposée en 8.2.2.1.

60 Le mot mrdna, mentionné à plusieurs reprises dans le sens d’« une fille » (cf. supra § 8.4), est utilisé ici de façon péjorative pour insulter un garçon.

61 nous pouvons établir la provenance des jeunes suite à l’observation de certains traits morpho-logiques : pour le jeune A, c’est surtout le changement typique ou > ó (poslócháte) où l’allonge-ment dialectal sert à augmenter l’expressivité du discours des jeunes Brnois (cf. supra § 9.2) et le néologisme hipec formé par insertion d’un suffixe –ec typique pour le hantec. Les intervenants B et C sont sûrement originaires d’autres villes (mi, si, říkaj du tchèque commun sont, à Brno, géné-ralement remplacés par mě, to si (ou d’autres pronoms), říkajou ou říkají). L’origine de D n’est pas

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fier les deux côtés (nous avons choisi les commentaires de C et de D). Ce qui nous paraît le plus important à souligner dans cette querelle métalinguistique, c’est le schisme que les jeunes vivent par rapport à la proclamation de leur appartenance à une sous-culture de fans de hip-hop qui entre en conflit avec leur appartenance régionale. Parler de « hipec » devant ses camarades de classe qui ne l’écoutent pas renvoie à un réseau de communication dont les membres sont reliés entre eux grâce à cette musique.

Or, parler de hipec devant les fans de cette musique en dehors de Brno renvoie de nouveau à la pratique régionale puisque ce néologisme entre en concurrence avec un autre terme expressif et économique pour ce genre de musique, à savoir l’aphérèse hop.

néanmoins, il est intéressant de remarquer que la « pénalisation verbale » pour avoir privilégié le terme régional, n’empêche pas les jeunes B et C d’utiliser des termes qui sont, selon toute évidence, repris de la pratique argotique de Brno (nous avons expliqué les causes de cette mode supra, cf. § 7.4), il s’agit notamment des termes sranec (suffixe –ec62) et valí – 3e personne du pluriel du verbe polysé-mique valit = lit. « rouler »63.

Cet extrait nous a servi comme témoignage d’un conflit identitaire que les jeunes vivent face à leur réseau de communication réel (camarades de classe) et, en même temps, face à leur réseau de communication de référence (souvent vir-tuel, ici, fans de hip-hop réunis par l’intermédiaire d’un forum sur Internet). À l’époque où les discussions sur les chats entre les jeunes deviennent quotidiennes, l’observation des conflits métalinguistiques dans des résolectes virtuels mériterait sans doute une attention plus approfondie de la part des linguistes puisque c’est souvent ainsi que les néologismes se diffusent et se figent dans les « argots com-muns ».

Du résolecte au sociolecte : des micro-argots à l’argot commun des jeunes

Dans les chapitres précédents, nous avons observé plusieurs niveaux de ré-seaux de communication qui créent le « résolecte commun » à tous ses membres. Si l’extension de ce réseau de communication est supérieur à un groupe de pairs ou à une classe scolaire, on peut commencer à parler des « argots communs ». Ces derniers sont définis par D. Szabó ainsi :

repérable aussi facilement, mais d’après son acceptation du mot hipec, on peut supposer qu’il vit probablement aux alentours de Brno.

62 Mais il se peut que ce mot soit utilisé de façon ironique, compte tenu du suffixe problématique en question dans le mot hipec.

63 Zdeňka Hladká montre la polysémie et le degré extrême de désemantisation du verbe valit, aux racines dialectales, mais perçu comme expressif dans l’argot commun, et de plus, comme identi-taire pour les jeunes Brnois (Zdeňka HLADKÁ, « Valím, valíš, valíme; k polysémii jednoho slove-sa » [Je roule, tu roules, nous roulons; remarques sur la polysémie d’un verbe], in: Petr kARLík, Jana PLESkALOvá, Zdenka RUSínOvá (éds.), Pocta Dušanu Šlosarovi. Sborník k 65. narozeninám, Boskovice, Albert, 1995, pp. 143-146).

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« Les éléments argotiques partagés entre plusieurs sous-groupes, groupes ou couches iden-tifiables selon de [sic] différents critères socio-professionnels et géographiques, constituent des argots communs ; on peut ainsi parler, dans un sens (socio)-professionnel, d’argot com-mun des étudiants, ou, dans un sens (socio)-géographique, d’argot commun des cités ou d’argot commun budapestois » 64.

Si l’on passe dans notre schématisation à un niveau le plus général, on obser-ve que les jeunes tendent à créer – malgré toutes les disparités groupales internes – un réseau commun à tous les jeunes, à former un lexique qui se démarque du vocabulaire commun au niveau identitaire générationnel. Ce niveau le plus gé-néral de l’argot commun propre à une génération, un « argot commun des jeunes », est souvent décrit comme un « sociolecte générationnel »65. Au niveau lexical, ce sociolecte est caractérisé par un lexique à forte composante néologique (cf. supra § 9.1-2). Le sentiment d’une réelle existence d’un lexique commun qui soit propre à tous les jeunes est véhiculé notamment par les médias (cf. supra § 7.3). Dans ces derniers – et plus particulièrement dans les programmes destinés aux jeunes -, certains traits néologiques, à force de répétition, sont ressentis comme les mar-queurs d’un sociolecte de la jeune génération.

nous nous permettons de présenter ici un schéma récapitulatif qui visualise le nivellement allant des micro-argots à l’argot commun des jeunes, des résolectes au sociolecte générationnel :

Schéma n° 7 : Niveaux de généralisation des réseaux de communication

64 D. SZABÓ, L’argot commun..., op. cit., p. 64.65 Cf . H. BOYER, « nouveau français »..., art. cit., p. 3.

argot communde jeunes

micro-argots

circulation des expressions

« résolectes » (d’un groupe de

pairs, d’une classe,etc.)

« argots communs » (variation diatopique,

diastratique, etc.)

« sociolecte générationnel »

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Nous insistons sur les intersections et sur les flèches qui symbolisent les va-et-vient constants du lexique, dont le caractère est particulièrement transitoire. Ce caractère transitoire est d’ailleurs la raison pour laquelle ce schéma reste dans le cadre de l’observation et de la déduction empirique. En réalité, la circulation du lexique est difficile à décrire avec les méthodes traditionnelles.

Les niveaux de généralisation proposés ici créent une sorte d’axe vertical sur lequel se placent différents types d’argots (micro-argots, argots communs). nous allons présenter infra (cf. § 10.4) un axe horizontal, c’est-à-dire les sources qui ali-mentent lexicalement un résolecte donné. Là, il s’agira d’une réalité plus concrète, où nous tenterons d’expliquer la provenance des termes qui circulent dans le ré-solecte.

En résumé, la différenciation entre divers types d’argots se joue moins au niveau réellement observable du lexique propre à un groupe (et inconnu des autres), qu’au niveau des représentations où les jeunes considèrent certains lexèmes comme leurs mots à eux, leurs « mots identitaires », grâce auxquels ils peuvent se démarquer des autres groupes. Cet « imaginaire argotique » (cf. supra § 7.4) joue un rôle au moment de l’identification d’un lexème comme marqueur d’un groupe restreint (s’il n’est pas connu ailleurs d’après l’estimation des locuteurs) ou d’un groupe plus large (marqueur social, régional ou même générationnel). Partant de notre schéma vertical, nous allons proposer infra une méthode qui peut faciliter l’identification du niveau d’extension des lexèmes répertoriés dans un résolecte : la méthode des filtres successifs.

Méthode des filtres successifs comme outil de concrétisation d’un imaginaire argotique de l’observateur

Dans sa tentative de décrire les différentes formes argotiques, l’observateur d’un réseau de communication se pose la question de l’appartenance de tel ou tel lexème rencontré dans le résolecte à un type précis d’argot pour lequel ce lexème serait représentatif. À l’exception de quelques « mots identitaires » qui sont ty-piques de tel ou tel type d’argot, l’observateur d’un réseau de communication concret va rencontrer un lexique qu’il qualifiera de non-autochtone (par exemple, la présence de lexèmes issus du vieil argot dans l’argot des jeunes, de lexèmes considérés comme provenant de l’argot des jeunes dans le « français branché » des adultes, etc.). Pour ne pas se fier uniquement à l’intuition (à notre « imagi-naire argotique »), il nous paraît opportun de présenter ici un outil qui pourrait accompagner le travail d’analyse – notamment pour les chercheurs non-natifs dont l’imaginaire argotique est moins développé par rapport à celui des natifs – la méthode des filtres successifs qui permet une catégorisation approximative des lexèmes rencontrés selon des niveaux et des types d’argot concrets.

Au sens strict, la catégorisation du lexique selon la présence ou l’absence de lexèmes dans divers types de dictionnaires permet seulement de donner une ten-dance puisque les lexicographes ne réussissent pas à insérer à 100 % tous les lexè-

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mes qui circulent réellement dans l’usage à une époque donnée. Ceci est encore plus problématique au niveau des néologismes dont l’avenir est difficile à prévoir et qui, à cause de leur instabilité potentielle, sont écartés consciemment. Avant de décider de leur insertion ou non dans les dictionnaires, les lexicographes at-tendent leur extension et stabilisation dans le lexique ou bien leur retombée en désuétude. Pendant cette période d’« attente d’intégration lexicographique », cer-tains mots peuvent connaître une mise à la mode énorme, sans pour autant être retenus parce qu’au moment de la réédition, ils sont déjà démodés et mis aux « oubliettes ».

La situation décrite touche surtout le lexique non-standard qui est innové incessamment pour répondre au besoin de réactualisation des termes banalisés, dont l’expressivité s’est effacée suite à leur usage fréquent. Malgré tous ces dé-fauts, les dictionnaires sont souvent la seule source objective pour décider si un lexème est non-standard et quelle est sa notoriété dans la population. Bref, le dic-tionnaire n’est pas un outil de repérage qui est fiable à tout moment, mais il est tout au moins un outil qui permet de s’orienter de façon générale et sur lequel on peut s’appuyer tout en ayant conscience de ses défauts. En tant qu’étrangère, nous apprécions surtout la possibilité d’obtenir un renseignement sur la noto-riété d’un lexème, sur sa connotation sociale et sur son ancienneté. En premier lieu, nous cherchons toujours ces caractéristiques dans les dictionnaires, avant de demander l’opinion souvent subjective des locuteurs natifs. C’est pourquoi, en essayant de classer le lexique obtenu par les questionnaires pour en repérer les lexèmes propres aux résolectes observés (cf. supra § 10.2), nous avons adopté la méthode des filtres successifs, basée sur le dépouillement des dictionnaires.

Nous avons découvert la méthode des filtres successifs relativement tard au cours de la rédaction de notre thèse pour l’appliquer à l’ensemble de notre cor-pus. Nous l’avons rencontrée également de façon assez floue ce qui a fait que nous l’avons développée différemment que l’auteur de cette notion, Patricia Lambert qui l’a appliquée au corpus lexical tiré des romans contemporains Chourmo et Original Remix dans le cadre de son D.E.A66. Pour la première fois, nous avons entendu parler des filtres successifs dans un article de C. trimaille qui les com-mentait ainsi :

« Cette méthode consiste à rechercher les termes d’abord dans des dictionnaires généra-listes (Petit Robert) puis plus spécialisés (Colin et alii, 2001 ; Pierre Adolphe et alii, 1998). L’absence d’un terme (avec identité de forme et de sens) de tout dictionnaire ou des premiers seulement, et/ou sa présence dans les seconds fonde le classement en non-standard » 67.

Or, à la différence de la vision que nous nous en sommes créée suite à cette citation, Patricia Lambert parle des filtres successifs ou des filtres consécutifs en soumettant le lexique qu’elle trouve intuitivement marqué générationnellement dans une grille comparative de trois dictionnaires, à savoir Le Robert (PR), Le Dictionnaire d’argot (DAFO) et Comment tu tchatches ! (Ctt) :

66 Patricia LAMBERt, ‘Mises en textes’ de parlers urbains de jeunes, Mémoire de D.E.A. sous la direc-tion de Jacqueline Billiez, Grenoble, Université Stendhal-Grenoble 3, 2000.

67 C. tRIMAILLE, « Pratiques... », art. cit., p. 131.

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« Les trois dictionnaires devaient ainsi nous permettre d’observer et de comparer pour cha-cun d’eux : la présence ou l’absence des termes retenus par nous, les descriptions proposées par les auteurs et les types de catégorisations attribuées aux unités lexicales répertoriées. Le but était également de faire apparaître des termes qui ne figureraient dans aucun des dic-tionnaires et qui seraient par conséquent susceptibles d’être le produit de créations lexicales récentes ou spécifiques à nos textes et qu’il nous faudrait alors examiner »68.

notre application de cette méthode prend également en compte le nombre d’oc-currences relevées dans nos questionnaires pour tel ou tel lexème et sa présence vs absence dans les dictionnaires choisis. De plus, nous essayons de comparer les dic-tionnaires d’argot commun et des argots spécifiques (notamment ceux qui portent sur la variation diastratique et diatopique) afin de pouvoir s’autoriser à classer le lexique dans le fonds argotique de tel ou tel type d’argot spécifique, ainsi que de repérer ce qui est particulièrement propre aux jeunes. nous tenterons également de différencier par ces filtres quels sont les mots lexicalisés dans un argot donné et quels mots sont apparus dans nos questionnaires de façon plutôt aléatoire, c’est-à-dire s’il s’agit de mots expressifs axiologiques ou bien contextuels.

La méthode des filtres successifs appliquée au corpus des argotismes est en-core dans une phase de projet. Pourtant, nous sommes d’avis que cette méthode pourrait aider notamment les traducteurs et les enseignants du F.L.E. lorsqu’ils hésitent sur le statut socio-stylistique des termes substandard. Les francophones étrangers se demandent souvent où chercher l’équivalent d’un terme substan-dard marqué (générationnellement, régionalement ou autre) et comment cerner sa connotation, sa notoriété et les autres facteurs nécessaires pour sa traduction adéquate.

Si l’on applique également cette méthode au corpus tchèque, l’aspect compa-ratif est plutôt complémentaire : nous sommes davantage consciente aussi bien en tchèque qu’en français des nuances qui entourent les divers lexèmes, mais une analyse de ce type permettra tout au moins de dégager les points forts et les points faibles de la lexicographie tchèque.

nous allons donc essayer de proposer d’abord l’application de cette métho-de au lexique argotique recensé auprès des jeunes du point de vue théorique. Ensuite, sur l’exemple concret d’une question issue de nos questionnaires, nous verrons à quel point cette méthode peut aider à repérer les néologismes propres soit aux jeunes en général, soit à un résolecte concret, et à montrer le rôle de diffé-rents lexèmes au niveau de leur expressivité.

0. Avant-propos Si nous prenons la liste des réponses obtenues dans le cadre d’une thématique

argotique, nous pouvons observer un mélange de plusieurs types de réponses. Le plus souvent, les jeunes ont réagi spontanément au contexte que nous avons présenté. Ce dernier – une petite phrase ou un geste – avait pour but d’évoquer le mot expressif le plus courant parmi les jeunes ou, éventuellement, une série de synonymes pour certaines thématiques « riches » (cf. supra § 10.1). Or, certains

68 Patricia LAMBERt, ‘Mises..., op. cit., p. 45.

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élèves ont noté non seulement le lexique le plus fréquent mais aussi leurs propres associations, commentaires et actualisations (termes relevant de leur idiolecte), ce qui a remarquablement compliqué l’analyse des réponses écrites69.

Dans un échantillon de locuteurs aussi petit qu’une classe – où le nombre d’élèves est stable et ne peut pas être augmenté pour assurer une représentativité plus fiable des données -, il est parfois difficile de décider si les deux occurrences d’un lexème noté par deux copains, assis l’un à côté de l’autre, ne sont pas une création ad hoc de l’un qui soit recopié par l’autre ou s’il s’agit vraiment d’un lexème néologique qui circule dans la classe et que les autres ont tout simplement oublié de noter. tous les hapax statistiques (une seule occurrence dans le corpus), en revanche, ne sont pas des hapax idiolectaux (cf. supra § 10.2).

Pour toutes ces raisons, il faut analyser l’ensemble du lexique et se fier à son intuition aux moments où le faible nombre d’occurrences signale des créations suspectes.

1. Premier filtre : repérage et mise de côté des lexèmes neutres ou sans pertinenceComme nous l’avons ébauché dans l’avant-propos, chaque question compor-

te un certain nombre de réponses qui sont suspectes à la fois à cause de leur faible occurrence et de leur sens bizarre, et parfois aussi à cause de leur illisibilité (c’est souvent le cas des réponses du corpus parisien). Allant trop vite, les jeunes ne se rendent souvent pas compte qu’ils notent des hyperonymes, des hyponymes non-marqués ou des synonymes partiels, ou bien même des réponses pour une autre question.

Les jeunes ont également tendance à répéter l’intitulé de la question s’ils n’ar-rivent pas à trouver une association immédiate, un synonyme approprié. Parfois, le synonyme qui leur vient à l’esprit est standard, parfois même soutenu ; il s’agit soit d’une hypercorrection fautive, soit –plus fréquemment – d’une ironie, de l’ex-pressivité stylistique. Rappelons qu’un terme standard, tout à fait neutre, peut être également expressif puisque son usage est transgressif par rapport à la norme communicationnelle (cf. supra § 9.1). Or, du point de vue lexicographique, cette question doit être mise de côté. Ainsi, le premier filtre devra avoir pour but de séparer les termes argotiques, substandard, marqués qui seront analysés de plus près par les autres filtres. En somme, ce filtre doit laisser de côté :des expressions neutres, non marquées – il s’agit soit des répétitions de la

question (faute de manque d’un équivalent expressif ou par hypercorrec-tion ou par ironie), soit de synonymes partiels non marqués, hyperony-mes, hyponymes

des expressions marquées pour une autre question (par distraction, ils rem-plissent une autre case ou il peut s’agir d’une association fautive)

des commentaires des élèvesdes expressions obscures, irrésolues (graphie illisible, inachèvement incom-

préhensible, etc.

69 La phase de l’entretien collectif a permis de préciser l’extension de certains lexèmes notés, mais faute de temps et à cause de la fatigue des enquêtés, les réactions du collectif – qui procurent le meilleur filtre pour l’analyse – ne peuvent pas être obtenues pour tous les lexèmes notés.

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2. Deuxième filtre : repérage et mise de côté des lexèmes expressifs axiologiques et contex-tuels

Selon la définition moderne de l’argot, chaque lexème expressif qui circule dans un réseau de communication cohérent et qui y remplit à la fois les fonctions conniventielle et identitaire peut être considéré comme argotique. Or, il existe un bon nombre de cas de lexèmes recensés qui sont expressifs et remplissent unique-ment la fonction conniventielle, sans être perçus comme identitaires (soit pour leur co-appartenance à plusieurs registres ou plusieurs types d’argot, soit pour leur caractère aléatoire). À côté des termes de l’argot commun, qui seront filtrés ultérieurement, nous avons notamment des termes expressifs que les jeunes uti-lisent de façon peu régulière, qui ne sont pas lexicalisés pour la question posée. On observe ainsi un nombre d’occurrences assez faible pour ce type de lexique recensé, qualifiable d’expressivité contextuelle. toutefois, ce lexique est intéressant à observer car c’est ainsi qu’on se rend compte de quelle manière fonctionne l’ex-pressivité et quel est le processus néologique de figement qui suit souvent les actualisations les plus réussies.

Dans le second filtre, nous allons donc séparer les lexèmes argotiques qui semblent être figés (occurrences les plus importantes) et nous mettrons de côté tous les lexèmes qui véhiculent soit l’expressivité axiologique, soit l’expressivité stylistique (cf. supra § 5.3). Quant à l’expressivité axiologique, elle touche surtout le côté dérivationnel : les termes neutres deviennent diminutifs, augmentatifs, mé-lioratifs, péjoratifs. Quant à l’expressivité stylistique, elle englobe des actualisations ad hoc qui n’ont pas une valeur lexicographique, mais qui ont une valeur stylisti-que importante et qui sont des candidats éventuels à une lexicalisation ultérieure. Ce sont le plus souvent des glissements de sens métaphoriques visant à faire ri-goler ou à ironiser, ou des jeux de mots non figés ayant pour but de faire un effet comique. Il peut s’agir aussi d’hapax formels idiolectaux.

Les deux critères pour mettre de côté les mots expressifs que nous qualifie-rons comme porteurs d’expressivité contextuelle sont les suivants :

1) l’absence de sens et/ou de forme de tous les dictionnaires et bases de données consultés

2) l’unicité dans notre corpus écrit (et en même temps la condition que le lexè-me n’ait jamais été attesté à l’écoute dans une conversation spontanée pen-dant l’observation participante).

3. Troisième filtre : repérage et mise de côté des lexèmes de l’argot communLa notion d’argot commun que nous promouvons tout au long de cette étude

se montre particulièrement pertinente pour délimiter la frontière entre le lexi-que expressif axiologique (hypocoristiques, diminutifs, etc.) qui, également, porte souvent la marque lexicographique fam. et le lexique expressif socio-stylistique, c’est-à-dire le vocabulaire connoté socialement (marque pop. et arg.) et situation-nellement (marque vulg. et aussi fam.70) dans la pratique lexicographique fran-çaise. Pour notre troisième filtre, nous séparerons le lexique argotique qui porte

70 Quant au problème de l’envergure trop grande de la marque fam., cf. supra § 5.1.

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une spécification générationnelle et/ou sociale et/ou géographique du lexique de l’argot commun.

Cet argot commun se présente : • dans la lexicographie française : sous la forme de lexèmes qui figurent dans

les dictionnaires d’usage du type Le Petit Robert ou Le Petit Larousse (nous prenons notamment en compte le PRE), suivis par une des marques lexi-cographiques fam. (arg. fam.), pop., arg., vulg., péj. et/ou dans le Dictionnaire du français non-conventionnel (DFnC) et/ou dans le Dictionnaire d’argot (DAFO), partout sans spécification d’appartenance à l’argot des jeunes.

• Dans la lexicographie tchèque : il se présente sous la forme de lexèmes qui figurent (souvent) dans les dictionnaires du tchèque standard (du type SSJČ), suivi par une (ou plusieurs) des marques lexicographiques expr., ob., hov., slang., zhrub. et/ou dans le Dictionnaire du tchèque non-stan-dard (SNČ) ou encore dans le dictionnaire du tchèque non-conventionnel d’Ouředník (ŠJČ), de préférence l’édition de 198871.

• Dans tous les dictionnaires cités, la condition nécessaire est que le lexème ne doit pas comporter de spécification d’âge, de lieu ou de milieu social.

Selon nos critères délimitant le parasystème argotique des jeunes (cf. supra § 9.1), les termes de l’argot commun ne devraient théoriquement pas être perçus comme étant propres à ce parasystème générationnel. En pratique, les rééditions des dictionnaires ne prennent pas trop en compte le vieillissement et les tombées en désuétude de nombreux argotismes. La renaissance des termes du vieil argot par les jeunes porte souvent une forte coloration identitaire pour la génération qui a ressuscité le terme en question. Comme il ne s’agit pas d’un néologisme, notre filtre lexicographique ne peut que recenser ces termes revivifiés comme apparte-nant à l’argot commun.

4. Quatrième filtre : classification de différents types d’argots communsGrâce à la consultation de différents types de dictionnaires d’argot spéciali-

sés, ce dernier filtre nous permettra de séparer les néologismes qui n’ont jamais été retenus dans les dictionnaires et le lexique stable des différents types d’ar-gots communs. Le filtre nous permet de classer le lexique selon divers argots com-muns décrits par les dictionnaires:

a) en République tchèque : l’argot commun régional – hantec (vSH)b) en France : de l’argot commun socio-ethnique, dit argot des jeunes des cités

– le FCC (Ctt, DZ)c) dans les deux pays : l’argot commun des jeunes – le sociolecte générationnel

commun (pour arriver à répertorier ce type d’argot, il faut combiner les notes d’emploi auprès des jeunes dans les dictionnaires mentionnés pour

71 Dans la nouvelle édition de 2004 de Šmírbuch jazyka českého (ŠJČ, Editions Paseka), il apparaît que l’auteur s’inspire assez souvent des dictionnaires du hantec. Il est vrai que, récemment, la médiatisation de ce parler a permis la compréhension d’un bon nombre de lexèmes mais au ni-veau de l’usage commun actif, certains termes nous paraissent être très connotés régionalement et ne s’emploient, dans les actualisations des locuteurs non-Brnois, qu’avec un ton parodiant le hantec.

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le 3e filtre et les quelques dictionnaires disponibles : VLJEP pour le fran-çais et SPM pour le tchèque)72.

Une fois les lexèmes recensés filtrés, nous devrions obtenir une liste des néo-logismes qui ont un taux d’occurrences statistiquement important pour ne pas être considérés comme hapax et dont le sens et/ou la forme n’a jamais été recensé dans les dictionnaires d’argot que nous croyons être les plus représentatifs pour le lexique substandard dans les deux langues.

Ainsi, nous pouvons comparer les cooccurrences entre différentes classes pour décider si le lexème est propre au résolecte d’une classe ou du lycée entier. Elles peuvent également être comparées entre différents corpus (pour le cas de nos deux terrains français – Paris vs Yzeure) afin de décider s’il s’agit d’un em-ploi limité régionalement ou pas. Pour vérifier l’extension des termes dans l’argot commun des jeunes, il nous semble important de consulter les moteurs de recher-che sur Internet qui confirment ou infirment – généralement assez rapidement – l’intuition de l’observateur. nous avons vu supra (cf. § 10.2, sur l’exemple du verbe jarter, etc.) que certains lexèmes font partie d’un argot commun des jeunes sans jamais être retenus dans les dictionnaires.

La liste du lexique filtré pourrait alors être à la base d’un dictionnaire de l’ar-got commun des jeunes, même si nous sommes persuadée que celui-ci échappe sans cesse à la description par son instabilité et sa « mise à la mode » brusque et éphémère. Pourtant, la description continue du lexique qui porte une valeur iden-titaire pour les jeunes est importante pour la compréhension de leur vie grégaire et de leur attachement aux collectifs réels ou virtuels.

Application de la méthode des filtres successifs sur nos questionnaires

Une présentation détaillée d’un projet de catégorisation du lexique recensé par un questionnaire ciblant les argotismes des jeunes ne peut être utile que s’il est complété par une démonstration pratique sur un échantillon de nos question-naires.

Prenons donc la toute première question n° 1A (la famille / rodina) et obser-vons par le biais de grilles comparatives les universaux argotiques (et autres) des jeunes Français et tchèques.

Pour mieux comprendre la suite logique, nous allons commenter la grille sui-vante pas à pas. nous utiliserons les abréviations suivantes : occ. = occurrences, P – Paris, Y – Yzeure, n° X – numéro de la question à laquelle le terme appartient plutôt (s’il est mal noté). nous avons parfois adapté la graphie retenue à l’ortho-graphe conventionnelle, ceci afin de rendre le lexique lisible et unifié. Le lexème est mis en gras, les contextes éventuels en police simple.

72 La liste des abréviations des dictionnaires consultés, qui se trouve à la fin de cet ouvrage, prend en compte les dictionnaires publiés jusqu’à juin 2006.

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Tableau n° 31 (comportant 5 sous-tableaux): Grilles comparatives commentées, créées à partir des filtres successifs pour la question n° 1A (la fa-mille / rodina)

1) Lexèmes neutres ou sans pertinenceexpression française

occ. corpus

origine, procédé

expression tchèque

occ. origine, procédé

la famille 4 P8 Y

(non marqué) rodina (« fa-mille »)

21 (non marqué)

mes parents 1 Y hyponyme (non marqué)

mes proches 1 Y hyperonyme (non marqué)

c’est les vieux

1 Y synonyme marqué fam. (PRE) pour « les parents »cf. n° 2A

naši (« mes parents », lit. « les nô-tres »)

1 synonyme marqué ob. (tchèque commun) dans SSJČ, chez les jeunes il est utilisé uniquement pour les parents, ellipse de « nos (parents) » = naši (rodiče), pronom nominalisé (SSJČ note qu’il peut être em-ployé pour la famille en général), cf. n° 2A

maman 1 P hyponyme, affectueuxcf. n° 2C

Dans le premier filtre, nous avons donc repéré les termes neutres (identiques, hyperonymes ou hyponymes non marqués) ou sans pertinence (puisqu’ils corres-pondent plutôt à une autre question et sont donc perçus comme des synonymes partiels).

2) Lexèmes expressifs axiologiques et contextuelsexpression française

occ.corpus

origine, procédé

expression tchèque

occ. origine, procédé

rodinka (« petite famille »)

1 diminutif de rodina

la famille tuyau de poêle

1 Y locution figée, métaphore désignant la famille dont les membres ont entre eux des relations sexuelles, emploi ironique

sebranka « ramassis, troupeau »

1 emploi métaphorique ironique

le groupe 1 Y hapax non attesté ailleurs; actualisation contextuelle, synonyme

kolona « colonne, section, équipe »

1 hapax non attesté ailleurs (emprunt à un autre réso-lecte ?), famille en tant que groupe organisé, emploi métaphorique

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expression française

occ.corpus

origine, procédé

expression tchèque

occ. origine, procédé

partielle sans connotation argotique comme dans le cas de son équivalent tchèque

Dans ce second filtre, nous avons repéré d’abord les expressifs axiologiques (ici seulement le diminutif rodinka dans le corpus tchèque) et ensuite les actualisa-tions stylistiques non lexicalisées, qui sont porteuses d’expressivité contextuelle.

3) Lexèmes de l’argot commun

expression française

occ. corpus

origine, procédé

expression tchèque

occ. origine, procédé

la tribu 2 Y vieux glissement de sens métaphorique, probablement à cause d’un sème commun de « famille » dans la terminologie de la biologie, (PRE – fig.; péj. ou iron. « grande et nombreuse famille », DAFO- 0, DFnC – 0)

famílie (« tribu »)

7 (SSJČ – ob.expr., SNČ – souvent péj.), emprunt à l’allemand Familie, ral-longement de la voyelle qui fait un effet ironisant, péjoratif

to je v pohodě familie ( « c’est une tribu cool ») / ta naše Familie (« eh bien, notre tribu »)

12 emprunt moins adapté (dont témoigne aussi 1 occurrence avec l’initiale en majuscule typique pour l’allemand), semble être plus neutre par rapport à famílie, mais malgré l’ab-sence d’attestation dans les dictionnaires (à cause de la proximité avec famílie), courant dans l’argot com-mun

En filtrant les lexèmes de l’argot commun73, nous pourrions les différencier encore en distinguant ceux qui comportent une expressivité inhérente (procédés formels et emprunts) et ceux qui sont créés par glissements sémantiques (expres-sivité adhérente) – dans ce cas de figure, la ligne de séparation est identique à la colonne soulignée entre les langues.

73 Une preuve complémentaire pour savoir s’il s’agit vraiment de termes d’argot commun est, dans notre corpus français, une mini-enquête supplémentaire que nous avons effectuée auprès d’une dizaine de professeurs du lycée yzeurien. Le lexème tribu a été noté trois fois par deux trentenai-res et un soixantenaire.

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4) Lexèmes faisant partie d’argots communs spécifiquesa) argot commun régional – hantec expression tchèque occ. origine, procédéto je família (« quelle tribu »)

2 (vSH), emprunt à l’allemand Familie, adaptation dialec-tale typique de la désinence du fém. e > a

familia 2 idem, sans prolongation du i, non attesté dans les diction-naires, mais il s’agit d’une variante moins adaptée du même emprunt

b) argot commun socio-ethnique – FCCexpression française occ. corpus origine, procédé la/sa mifa 11 P

4 Y(Ctt, DZ) forme abrégée de millefa, verlan de famille

la millefa 1 P3 Y

(Ctt), verlan de famille

c) argot commun des jeunes attesté dans les dictionnairesexpression française

occ. corpus

origine, procédé

expression tchèque

occ. origine, procédé

la/sa mifa 11 P4 Y

(vLJEP), répétitif

0

la millefa 1 P3 Y

(vLJEP), répétitif

0

Le dernier filtrage « présence/absence dans les dictionnaires » confirme donc nos deux hypothèses qui ont été exposées au début du § 10, à savoir :

• Premièrement, dans la lexicographie argotique française, le FCC et l’argot commun des jeunes (ACJ) sont souvent compris comme synonymes. Une raison de ce mélange (qu’on observe notamment dans le vLJEP) est le fait que le lexique des jeunes banlieusards (notamment de la région pari-sienne) se répand dans l’ACJ (cf. supra § 7.2-3). Un de nos informateurs, lui-même locuteur de FCC, remarque à ce propos :

F : le problème en fait c’est que la façon dont parlent les jeunes en France / ben en tout cas à Paris / dans la région parisienne / à la campagne je connais pas / mais c’est très influencé par justement les jeunes de banlieue // les jeunes de banlieue ils ont une façon de parler et ça s’étend après à tous les jeunes

On a alors affaire à un conflit entre l’usage expressif identitaire dans le cadre du FCC et l’usage seulement expressif dans le cadre de l’ACJ, notamment dans le cas des verlanisations.

Selon nos critères de perception des mots verlanisés (cf. supra § 7.2), la verla-nisation mifa / millefa avec ses 7 occurrences dans le lycée d’Yzeure, est à la limite entre le FCC et l’ACJ (>10 occ.). Nous estimons que ce terme est communément connu puisqu’il s’agit d’une verlanisation assez ancienne (promue par les chan-sons rap) mais qui reste quand même connotée socialement, notamment dans le contexte de la famille au sens figuré, famille symbolique comme l’union de personnes ayant des caractères communs. Dans cet emploi, qu’on peut rencontrer

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facilement – dans les chansons rap, par exemple – ce terme a une coloration posi-tive et fortement identitaire.

• Deuxièmement, les colonnes vides dans la grille c) pour le côté tchèque té-moignent bien de la réalité lexicographique tchèque : jusqu’à aujourd’hui, elle manque d’un dictionnaire plus important d’argot (commun ou autre) des jeunes tchèques. Pourtant, certaines initiatives ont déjà été prises (cf. infra § 10.4 ; www.zakovskyslang.cz), mais les résultats n’ont pas encore été publiés dans leur totalité. La dynamique des innovations, leur instabilité et leur variabilité diatopique décourage les chercheurs, paraît-il. Il s’avère donc que le seul argot commun des jeunes continuellement collecté soit le hantec dont les divers « dicos » accessibles sur Internet sont régulièrement actualisés par les jeunes amateurs.

5) Résidu : lexique filtré – argot commun des jeunes non attesté vs néologismes propres au résolecte

expression française

occ.corpus

origine, procédé

expression tchèque

occ. origine, procédé

family 3 Y emprunt à l’anglais

family 2 emprunt à l’anglais

la familia 1 P3 Y

emprunt à l’espagnol

skupina (« groupe »)

1 mot identitaire, emploi figé pour désigner une/des personnes quelcon-ques (sens très large) dont le comportement ou allure paraît pauvre ou bizarre

ma race 1 P emploi mé-taphorique, fondé sur le sème commun avec « fa-mille » dans la terminologie biologique, tout comme tribu ; renforcé par la diver-sité raciale des jeunes issus de l’immigra-tion

geto (« ghetto »)

1 emprunt au slang anglo-américain dans l’argot des fans de hip-hop pour dé-signer une famille symbo-lique, communauté isolée, fermée de ces jeunes

crew 1 emprunt au slang anglo-américain dans l’argot des fans de hip-hop pour désigner une famille sym-bolique, communauté re-groupée (crew = « équipe, groupe, troupeau ») avec des liens presque fami-liaux

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Le lexique filtré est donc un résidu des lexèmes qui n’apparaissent pas dans les dictionnaires consultés, mais qui sont recensés à plusieurs reprises (>1 occur-rence) ou qui ont été entendus répétitivement dans le sens donné. Ainsi, nous pouvons diviser le tableau précédent en plusieurs types d’argots des jeunes limi-tés générationnellement :– family dans les deux corpus semble appartenir à l’ACJ. Les anglicismes y sont

fréquents, l’expressivité inhérente est assurée, la fréquence d’emploi de ce terme montre un degré de figement important74 à la différence de beaucoup d’autres calques qui ne sont que contextuels.

– skupina est l’exemple typique d’un mot identitaire – l’expressivité adhérente est forte, le terme est tellement à la mode que son sens devient vague (cf. supra § 9.1).

– race, geto et crew semblent être des termes spécifiques à un argot limité : – pour le cas de la race, il s’agit d’une spécificité » ethnique (nos informateurs

estiment que ce mot est identitaire surtout pour les jeunes « renois ») ; DZ note uniquement la locution ta race qui fait immédiatement allusion à l’in-sulte nique ta race, suivie par la marque « langage des jeunes ».

– pour les deux autres cas tchèques, il s’agit d’une communauté des jeunes fans de musique hip-hop et des taggeurs.

Il faut ajouter que même le mot famille est en effet polysémique ; bien que les jeunes sortent tout d’abord les termes synonymes de la famille dans son sens pre-mier (« personnes apparentées vivant sous le même toit »), après que nous leur avons posé (à haute voix, parce qu’il s’agissait de la toute première question qui servait plutôt de démonstration) la question sur la circulation du terme mifa en français et family en tchèque, ils ont commencé à faire des associations plus sym-boliques, proches de la question n° 4 (copains). Dans le corpus tchèque, on observe des termes identiques pour les deux questions : rodina, geto, crew. Il se peut que le mot kolona soit également issu de ce résolecte (à cause de la logique de création qui est très proche), mais nous n’en avons pas de preuve et c’est pourquoi nous le rangeons sous l’expressivité contextuelle. – familia – paraît être un emprunt fréquent dans la classe de terminale d’Yzeure, mais seulement là-bas. L’élève qui a noté une forme identique à Paris traduisait toutes les questions en espagnol, ce qui rend son questionnaire assez « suspect ». nous considérerons donc ce terme comme un hapax d’une classe.

voici donc l’exploitation d’une question de notre questionnaire avec la mé-thode des filtres successifs. Il s’agit d’un travail qu’il faudrait affiner encore avec une enquête qualitative ciblant la réception de ces lexèmes par divers types de jeunes, comme l’a fait Patricia Lambert dans son travail. Or, vu l’ampleur de nos trois corpus et de nos trois méthodes – dont celle des entretiens qui correspond partiellement à la méthodologie menée par cette dernière – le traitement exhaustif

74 Par exemple, nous l’avons repéré dans l’analyse du roman Boumkœur de R. Djaïdani et dans des paroles de rap.

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du corpus en entier reste un défi pour des recherches ultérieures qui porteront sur les aspects diachroniques.

Remarquons que la grille que nous venons de commenter sur plus de 4 pages porte, en effet, sur l’une des plus petites questions. Outre le corpus parisien, elle a suscité très peu de réponses : avec seulement 28 lexèmes relevés à Yzeure et 53 à Brno, cette question introductive se range à la 4e place pour ces deux corpus dans la liste des thématiques comportant le plus petit nombre de réponses (cf. Tableau n° 30). Pourtant, il s’agit d’un sujet riche au niveau des représentations des jeunes (de la famille symbolique), mais aussi au niveau de la comparaison des lexèmes recensés avec ceux qui figurent uniquement dans les dictionnaires. Les jeunes Français ne marquent pas les synonymes de tribu tels que smala, clan (notés dans le PRE) ou fillema, maf (notés dans le glossaire de Ctt, mais absent pourtant dans les entrées) ou encore clique (comme propose un des professeurs à Yzeure). Pour les jeunes tchèques, l’emploi de termes familka (SNČ) ou famyla (ŠJČ) n’est pas non plus évident et commun. S’agit-il de mots oubliés et pourtant utilisés dans un contexte que nous n’avons peut-être pas tout à fait évoqué (le cas de mafie « maf-fia » et klan « clan » notés dans le ŠJČ) ? Ou s’agit-il d’archaïsmes hors de l’usage commun qui ne figurent que dans les dictionnaires ? La subtilité de ce genre de questions nous force à nous arrêter au niveau des points d’interrogation.

En résumé, le classement du lexique pose des problèmes surtout d’ordre so-ciolinguistique et si nous le traitons avec les outils de la lexicologie/lexicographie, il faut rappeler qu’il s’agit d’une approximation selon les statistiques et selon les usages les plus fréquents. Proposant les filtres successifs notamment comme un outil de classement qui doit tenir compte de la logique parfois boitillante des dic-tionnaires, cette méthode pourrait être utile notamment aux étrangers qui ont des doutes constants quant aux valeurs des lexèmes substandard et qui se sentent en insécurité, vu leur manque de représentations par rapport à celles des locuteurs natifs.

« En effet, utiliser les notions de ‘standard’, de ‘registres’, de ‘niveaux de lan-gue’, de ‘norme’, de ‘variété’, ou même de ‘langue’ sans s’interroger sur la valeur de ces termes et sans reconnaître le caractère partiellement arbitraire qui les défi-nit, équivaudrait à ignorer les problèmes de limites et donc d’identification et de catégorisation que posent les objets linguistiques »75.

Concluons alors avec cette citation de Patricia Lambert qui nous semble bien refléter le paradoxe entre l’utilité de classer le lexique et la futilité d’en trouver les frontières exactes.

75 Patricia LAMBERt, ‘Mises..., op. cit., p. 50.

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4. Modélisation des sources des argotismes

Revenons maintenant à notre conception théorique exposée supra (cf. § 10.3), plus particulièrement à l’axe horizontal esquissé dans le Schéma n° 7. nous ci-blons notre regard sur un résolecte concret, cohésif et limité au niveau de la fluc-tuation de ses membres, à l’observation duquel se prête, de façon tout à fait idéale, une classe scolaire.

Pour pouvoir décrire les lexèmes qui portent un aspect conniventiel et iden-titaire entre les jeunes, il faut distinguer la circulation inter-groupale de celle in-tra-groupale. Le fonctionnement de la circulation des lexèmes argotiques dans le cadre d’un groupe, c’est-à-dire circulation intra-groupale, a été exposé supra (cf. § 8.6).

Essayons donc de proposer nos hypothèses à propos de la circulation inter-groupale et observons les sources principales qui alimentent lexicalement le réso-lecte d’une classe scolaire.

Hypothèse de la circulation inter-groupale

Si nous essayons d’expliquer la provenance des termes qui circulent dans le résolecte choisi, il nous faudra partir de nos propres expériences et de l’intuition et enchaîner avec l’observation et les entretiens. Ils vérifieront ou corrigeront les hypothèses posées au préalable.

Parmi les groupes de jeunes, le lexique expressif semble circuler de façon in-saisissable grâce aux méthodes traditionnelles et seule la méthode de l’observa-tion participante peut répondre au cadre théorique un peu audacieux qui va être présenté ci-dessous.

nous supposons que les jeunes apportent au résolecte un lexique de quatre types :

a) des expressions entendues dans le foyer familial – qu’il s’agisse des références au vieil argot par l’intermédiaire des parents ou de la reprise des termes néo-logiques de l’argot des jeunes entendus chez les grands frères et sœurs (source particulièrement importante). La famille joue surtout un rôle de consolidateur sémantique où l’on peut poser des questions sur le sens de certaines expressions non-éclaircies pour ne pas avoir honte de ne pas être au courant, pour « être in » et surtout pour ne pas perdre la face devant ses pairs. Ceci n’est pas le cas au sein du collectif de jeunes qui veulent tous « être in ».

« C’est B. il a commencé à dire ‘c’est quiquile’ pour nous en mettre plein la vue et, nous, on a suivi parce que ça frappe plus de dire ‘c’est quiquile’ que de dire ‘c’est tranquille’. En plus, même si tu connais pas le mot, il vaut mieux faire semblant de connaître, parce que sinon tu passes pour un bouseux. »76.

76 Sophie ASSAL, « «Caillera» / «chacha»: jargons et groupes de jeunes dans un lycée du 9/2 », Ethnologie française, XXXv, 2005, p. 119.

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Or, au niveau sémantique, nous observons de nombreux cas de glissements de sens par rapport au lexique circulant. Si le nouveau mot inconnu est prononcé, un jeune peut soit comprendre son sens immédiatement grâce au contexte dans lequel il apparaît, soit, malgré le contexte, le mot lui reste obscur. Il veut pour-tant « garder la face », ce qui ne lui permet pas de demander un sens précis, donc il faut qu’il dissimule à tout prix son ignorance. Si le sens d’une expression très usitée n’est pas compris implicitement, le jeune se réfugie dans la famille pour demander le sens, sinon, il opère avec le signifié imaginé par lui-même.

Cette constatation s’appuie sur notre observation des « mots identitaires » (cf. supra § 9.1) qui prennent leur sens vague non seulement à cause de leur expres-sivité forte – qui implique une fréquence exagérée – mais aussi à cause de leur caractère souvent relativement cryptique où le sens exact est plutôt deviné (revoir les exemples « pélo », « lofas », « toy », etc.).

b) des expressions entendues dans les médias – aujourd’hui, les mass-médias présentent incessamment des phénomènes nouveaux, qui sont à la mode et donc « branchés » chez les jeunes. L’intégration médiatique du lexique « branché » pour les jeunes contribue à leur diffusion dans toutes les catégories d’âge qui constituent la source la plus dynamique dans la circulation. En effet, les jeunes reprennent le lexique marqué des émissions de radio (par exemple des forums radiophoniques pour les jeunes sur nRJ, Fun Radio ou Skyrock), de la télévision ou des journaux spécialisés, mais surtout des paroles de musique, des propos des films cultes pour les jeunes, etc. ; tout cela contribue à l’uniformisation de certaines pratiques néologiques. À ce propos, nous remarquons l’effacement de la particularité régionale des mots verlanisés et son extension dans l’argot commun des jeunes. Remarquons que, jusqu’à présent, les mots verlanisés ont été associés surtout à la région parisienne et considérés comme une marque d’appartenance à Paris77. Leur arrivée dans la campagne bourbonnaise (par exemple un guedin < un dingue = « un fou » dans le corpus d’Yzeure avec 14 occurrences, parmi maints autres) ne peut s’expliquer autrement que par l’influence des médias. Ceci est le résultat d’un besoin naturel des jeunes d’appartenir à une « culture juvénile » générale, qui est, à notre avis, virtuelle, mais imagée et véhiculée par les médias. nous reprenons la question de la médiatisation (déjà ébauchée supra, cf. § 7.3) dans les chapitres suivants.

c) des expressions entendues dans d’autres groupes de pairs – comme nous l’avons montré supra à plusieurs reprises (cf. § 10.2-3- exemples de hipec, petržel, palajďák, etc.), les élèves font référence à un groupe de pairs hors de la classe sco-laire.

Il n’est pas obligatoire que le néologisme soit repris et entre dans l’usage actif de tous les membres du groupe, mais il est, tout au moins, compris passivement

77 nathalie Binisti remarque également que le verlan devient beaucoup plus présent qu’auparavant dans la région marseillaise et que l’adoption du verlan est comprise plutôt comme l’appartenance au mouvement plus large des « banlieues », très souvent représentées par le mouvement hip-hop français (nathalie BInIStI, « Les marques identitaires du « parler interethnique » de jeunes mar-seillais », Marges linguistiques, n°3, 2002, p. 292.)

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et donc susceptible d’être réactualisé au moment propice de la recherche d’un synonyme expressif. nous avons observé ce cas à Paris, chez un groupe d’amis assez soudé qui nous ont aidée à effectuer les entretiens. Un jeune très éloquent, un « boss-tchatcheur » du groupe (notre informateur A, par ailleurs) a lancé à plu-sieurs reprises le terme déglingo pour désigner « fou » ou « bouffon » (« lui, c’est un vrai déglingo »), mais il nous semble que les autres membres du groupe ne l’ont jamais repris. Ceux-ci nous ont confirmé la justesse de notre observation en expliquant qu’ils considéraient ce terme comme son mot expressif préféré78 et que le fait de le reprendre signifierait qu’ils le copiaient, qu’ils se plaçaient alors consciemment comme un de ses « suiveurs ».

Grâce à ce contact inter-groupal des jeunes, les nouvelles expressions incon-nues (donc avec valeur impressive néologique), mais usitées dans d’autres réseaux de communication réelle ou virtuelle (forums sur l’Internet, etc.), sont reprises et circulent dans le résolecte observé. Il apparaît que souvent, le taux de réussite de l’insertion d’un mot inconnu dépend beaucoup plus de la position hiérarchique de son énonciateur (cf. supra § 8.6) que de la forme lexicale elle-même.

d) des expressions entendues dans d’autres milieux – c’est une catégorie qui englobe tous les autres contacts (surtout inter-générationnels) qui peuvent être la source de reprise du lexique expressif : propos des professeurs, reprises sauva-ges dans la rue, etc. ; bref, le besoin d’innovation chez les jeunes est si fort qu’ils saisissent toutes les sources possibles, considérées comme nouvelles et « in », à la mode.

En revanche, le résolecte d’une classe contribue également à une circulation dans le sens inverse. notre hypothèse de départ est donc qu’il y a une circulation incessante entre les quatre catégories envisagées. Cette circulation est forte no-tamment entre médias et langue des jeunes. D’un côté, les mots circulent entre jeunes grâce aux médias (diffusions de chansons de rap, émissions pour les jeunes à la radio, à la télé, etc.) et de l’autre côté, les médias diffusent la langue des jeunes pour attirer un public plus nombreux de jeunes ou de moins jeunes qui veulent être branchés. Ce va-et-vient entre les médias et les jeunes s’alimente par des néo-logismes créés dans le cadre des résolectes.

La preuve de ce constat semble être le fait que les jeunes influencent incon-testablement l’argot commun et, conséquemment, l’usage courant ; leur lexique devient ainsi le moteur d’innovations lexicographiques79. nous pouvons schéma-tiser cette circulation de la façon suivante :

78 Le verbe déglinguer, qui a servi de base pour la ressufixation en –o, apparaît dans le DZ en tant que lexème polysémique (caractéristique typique des « mots identitaires »), au sens de 1) endomma-ger, détruire, 2) tuer, 3) dégoûter, irriter, énerver, mais il s’agit d’un terme argotique assez ancien selon le DAFO. Le sens nominatif de « fou » semble alors avoir légèrement glissé dans le cadre du résolecte extra-scolaire de ce jeune.

79 nous rappelons une nouvelle fois l’étude de cette dynamique par M. Sourdot (notamment ses deux articles : M. SOURDOt, « La dynamique... », art. cit. et « De l’hapax... » , art. cit.).

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Schéma n° 8 : Circulation inter-groupale du lexique expressif chez les jeunes

En résumé, le résolecte peut comporter – quant à l’origine des sources qui engendrent cette circulation – deux types principaux de lexèmes :

– les ‘emprunts’ aux autres résolectes – le réseau de communication fait un choix

d’adoption d’un des lexèmes qui circule de la façon envisagée par le schéma supra, ceci en fonction de critères fonctionnels : d’abord le critère d’expressivité, mais parfois aussi de crypticité (ce qui est le cas des reprises de vieux termes argotiques au sens peu connu, mais repérable), de ludicité (notamment quand le but est d’impressionner par un jeu de mots), et enfin le besoin identitaire (ce que nous voyons clairement dans les emprunts aux langues d’immigration, qui servent à renforcer l’identité interstitielle des jeunes des cités).

– les néologismes ‘autochtones’ – créés dans le résolecte même – ce lexique se créé et meurt généralement dans un groupe donné, ne dépasse que rarement ses frontières. toutefois, certaines créations peuvent être repri-ses dans d’autres résolectes et se diffuser, notamment dans le cas où un des membres est médiatiquement connu (animateur radio ou télévision, chanteur de rap, etc.). L’innovation lexicale de ce type peut se figer assez rapidement, suite à une histoire amusante vécue dans le groupe. Cette dernière procure généralement un néologisme ad hoc qui se lexicalise par une reprise conniventielle et qui est au cœur du sentiment de complicité et de rattachement identitaire au groupe.

Il s’agit, à notre avis, d’un universel argotique : les jeunes Français appellent ces moments créateurs « délires ». Chez les jeunes tchèques, les propos issus de

AUTRES FAMILLE MÉDIAS AUTRES

GROUPES DE PAIRS MILIEUX

RÉSOLECTE

D’UNE CLASS E

SCOLAIRE

AUTRES GROUPES DE PAIRS AUTRES MILIEUX FAMILLE

MÉDIAS

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ces « délires » sont dénommés « hlášky », y compris ceux qui n’ont pas donné un néologisme prêt à la lexicalisation dans le groupe (cf. supra § 8.3).

*

nous sommes tentée de comparer notre hypothèse des sources argotiques avec l’étude effectuée récemment80 par l’Institut de la langue tchèque de l’Acadé-mie de la République tchèque avec le support technique de Factum Invenio, sur la commande de la fromagerie fabriquant Veselá kráva (« La vache qui rit »). Elle part d’une collecte et de l’analyse de réponses obtenues à un questionnaire sur Internet, rempli par plus de 22 000 adolescents tchèques sous la surveillance de pédagogues dans le cadre scolaire.

Le questionnaire a ciblé surtout les insultes (kráva = « vache » est l’insulte animalière la plus courante pour une fille/femme). Ensuite, les jeunes ont dû no-ter les dénominations pour les copains, non-copains, parents ainsi que tout autre lexique argotique identitaire pour les jeunes. Selon la présentation officielle81, le lieu principal d’apprentissage des insultes est l’école. Les vulgarismes étant une partie non négligeable de l’argot, il nous paraît que le diagramme présenté dans cette étude82 mérite d’être cité comme supplément à notre synthèse des sources des argotismes. Sur 22 193 questionnés (dont 10% n’ont pas répondu à la ques-tion), 3,8% estiment que la source principale d’apprentissage des insultes est la famille, 4,5% marquent que c’est la télévision (et encore, pour les autres médias, 0,9% pour Internet et 2,1% pour les chats, les forums Internet). La faible diversifi-cation des catégories au choix ne permet pas de voir si les réponses : école (52,8%) et ailleurs (25,9%) réfèrent uniquement aux copains ou bien également aux autres adultes (professeurs, animateurs, etc.). Il apparaît qu’une étude sociolinguistique sur ce sujet – basée, par exemple, sur les entretiens autour d’une liste de néologis-mes circulants, où l’interviewé devrait se souvenir de sa première rencontre avec tels mots – pourrait aider à appréhender la vie du lexique non-standard.

Rôle des médias et des fixations argotographiques sur la perception des mots

Au cours de notre recherche – qui sous-entendait l’observation permanente du comportement langagier des jeunes dans notre entourage, surtout en République tchèque – nous nous sommes rendue compte d’un phénomène paradoxal, lié à la culture télévisuelle de plus en plus pesante. Il s’agit de la construction identitaire

80 La présentation officielle des principaux résultats du projet a eu lieu à Prague le 23/2/2006 et elle a provoqué un boom médiatique à propos de la question de l’argot des jeunes (paralèllement avec la discussion du lexique des jeunes dans les programmes de télé-réalités qui étaient en cours – à ce propos, voir chapitre suivant). L’étude complète n’est pas encore disponible, mais les résul-tats de base sont présentés sur le site www.zakovskyslang.cz.

81 nous remercions Mme Jarmila Bachmannová de l’Institut de la langue tchèque d’avoir eu la gen-tillesse de nous envoyer la présentation détaillée en format PowerPoint (Žákovský slang. Výsledky internetového výzkumu na základních a středních školách [Argot estudantin. Les résultats de l’enquête par Internet aux collèges et lycées]) .

82 Ibid, feuille n°20 de la présentation Power point.

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et d’un positionnement prononcé par rapport à la mode empruntée à certains pro-grammes pour les jeunes, de son imitation à la lettre pour faire « branché » ou de son rejet ostentatoire pour faire « révolte ».

Il apparaît que la reprise des modèles proposés par les médias comme stan-dard pour une génération, y compris au niveau de l’absorption néolexicale, reflète un comportement lié, dans des proportions inquiétantes, à la culture virtuelle. Il nous semble que cette dernière est médiatisée aujourd’hui beaucoup plus qu’à l’époque de notre adolescence. D’une part, cette situation est probablement le résultat de changements profonds dans la société : transformation du post-com-munisme, société désorientée dans lequel nous avons grandi, au profit du capita-lisme consommateur.

Or, à la suite de notre travail avec Anne-Caroline Fiévet pour l’article intitulé Les médias, l’argot et l’imaginaire argotique – une comparaison franco-tchèque83, nous constatons que le marketing qui cible les jeunes est de plus en plus répandu dans les deux pays, aussi bien en République tchèque qu’en France. nos interviewés se rendent compte de la pression des médias imprégnés de commercialisation sur leur langue, ce dont témoigne l’exclamation d’une jeune Française, âgée de 19 ans à propos de la commercialisation du « langage des jeunes » qui affirme : « les médias se servent de ça car le marché des jeunes est attirant ».

Sans répéter les conséquences que ceci peut avoir sur « l’imaginaire argoti-que » des jeunes (cf. supra § 7.4), nous voudrions souligner le fait que la mise en avant des « mots identitaires » de la jeune génération par le biais de leur usage à des fins commerciales rend ces derniers susceptibles d’une ridiculisation éven-tuelle de la part des adultes. Grâce à la publicité, le sens sinon opaque pour les adultes leur devient d’un coup plus évident, décrypté, mais malheureusement rattaché au seul contexte de la publicité. Bien que l’argot dans son sens moderne ne se limite pas uniquement à la fonction cryptique, une certaine intimité est bri-sée s’il y a une utilisation abusive d’un mot identitaire pour des buts publicitaires, d’autant plus si la cible est la population de tous les âges.

L’usage publicitaire d’un mot identitaire pour la jeune génération provoque souvent l’infiltration de ce dernier dans l’argot commun, tout en lui faisant perdre sa valeur identitaire pour les jeunes. Dans le milieu tchèque, témoignons de ce phénomène avec l’exemple du lexème « vychtávka » qui a un sens particulière-ment large (trait typique des mots identitaires). Ce lexème peut être approxima-tivement défini comme « un truc chanmé », c’est-à-dire un qualificateur pour une chose bien construite, qui rend l’objet du discours attractif. Ce substantif néologi-que est créé à partir d’un paradigme du verbe non-marqué vychytat = « (réussir à) attraper, saisir » qui désigne l’action accomplie, notamment dans la locution figée vychytat chyby = « attraper/saisir (toutes) les fautes ». La dérivation argotique des jeunes a créé d’abord l’adjectif vychytaný, intensificateur expressif, marqué géné-rationnellement84.

83 Anne-Caroline FIÉvEt, Alena PODHORná-POLICká, « Les médias, l’argot.... », art. cit.84 Ce mot identitaire a d’ailleurs été utilisé dans la publicité pour un produit cosmétique guérissant

l’acné (« ...a máš to vychytaný! »), c’est-à-dire destiné à un public adolescent, mais ce terme n’est

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En revanche, le substantif vychytávka est passé dans l’argot commun en très peu de temps85 et a perdu une bonne partie de sa connotation générationnelle. Révisant une mini-enquête effectuée à propos de ce terme en 2003 par J. Šimandl86, nous constatons un glissement vers l’argot commun « branché », voire même vers une standardisation partielle.

Ce constat s’appuie sur l’observation de l’emploi de ce terme dans la presse et dans le tchèque conversationnel des adultes. Dans ce discours, le lexème vychy-távka est souvent placé dans une phrase formée, au contraire, uniquement par des mots non marqués qui ne produisent pas un effet impressif fort87.

En résumé, les jeunes n’ont pas tort d’exprimer leur ras-le-bol de l’intérêt mé-diatique exagéré envers leurs mots identitaires et leur crainte que la publicité et le marketing leur volent une partie de leur propriété intime, leur langage à eux.

Les médias n’effacent pas seulement les différences générationnelles et socia-les (rappelons l’usage commun de certaines verlanisations, par exemple). Ils sont à l’origine de la construction de l’idée de l’« argot commun des jeunes » (ACJ), qui se créé au niveau des représentations (le plus souvent sous la désignation « lan-gage des jeunes »), suite à une culture médiatique commune.

Si nous définissons l’argot comme l’usage du lexique expressif dans un réseau de communication cohésif qui gère sa propre norme communicationnelle, il ne faut pas oublier que, dans le cas d’ACJ, cette norme est en réalité imposée par les animateurs des programmes que les jeunes recherchent à travers la télévision ou la radio. La reprise ou le rejet du lexique expressif qui y est propagé dépend, certes, de la volonté des jeunes d’accepter cette norme, mais même dans le cas inverse, l’influence inconsciente unifie leur façon de parler.

La comparaison de nos deux corpus français au niveau du partage du fond lexical (notamment des mots verlanisés qui étaient considérés comme une pro-priété limitée géographiquement et socialement) et l’observation de l’impact des médias sur le discours juvénile, nous ont amenée à avancer l’hypothèse suivante: nous sommes persuadée que les médias effacent le diastratique et le diatopique et qu’ils contribuent à la perméabilité dans la circulation inter-groupale et, de façon générale, à la démocratisation de la langue.

nous pouvons cependant constater le revers de la médaille: la résistance à la centralisation. À l’exception du fonds argotique commun qui est compris par tous les jeunes grâce aux médias, chaque résolecte possède un stock de lexèmes qui restent crypto-identitaires et qui permettent de maintenir une complicité presque

pas assorti d’une connotation juvénile.85 Il est attesté dans le Corpus national tchèque (ČNK) pour la première fois en 1997 seulement.86 Josef ŠIMAnDL, « vychytávky », Naše řeč, 86, 2003, p. 54.87 Par exemple, la publicité pour le pop-corn diffusée aux visiteurs d’un multiplex contient un texte

écrit en tchèque tout à fait standard, auquel s’ajoute une phrase qui vise les utilisateurs d’Internet et fans de Star wars, donc spécialement les jeunes : « téléchargez les vychytávky originales pour le film Star wars III ». Cet exemple nous semble être suffisamment représentatif pour témoigner du rôle neutralisant de la publicité au moment de la diffusion inter-générationnelle des mots « volés » aux jeunes.

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intime entre les pairs. La reprise du lexique de la variante argotique régionale du hantec et le recours à des formes dialectales à des fins expressives dans le discours des jeunes Brnois, par exemple, sont des facteurs identitaires qui montrent la per-sistance de la variation diatopique malgré l’assaut médiatique centralisé.

La meilleure résistance des Brnois – par rapport aux autres tchèques, notam-ment de la région de Bohême (cf. infra l’enquête de Rysová) – à l’unification des normes communicationnelles du discours spontané des jeunes, peut s’expliquer partiellement par le fait que les médias véhiculent la variante pragoise de l’argot des jeunes. Les Pragois sont les rivaux traditionnels des Brnois, victimes de leurs moqueries à cause de leur accent « chantant ». Dans l’esprit de nombreux Brnois, la primauté de Prague institue un complexe napoléonien.

Le fait que les jeunes Brnois puissent s’inspirer du dialecte local se reflète dans leur parler plus que dans les parlers d’autres jeunes sur le territoire tchèque et c’est d’ailleurs un des résultats principaux de l’enquête comparative sur l’argot et la néologie des jeunes Tchèques et Moraves de Kateřina Rysová88. Effectuée en Bohême du Sud (lycée de Strakonice et collège de Sedlice) et en Moravie du Sud (lycée de Brno et collège d’Ochoz, village en agglomération brnoise), cette enquête nous aide à comparer la variation diatopique en République tchèque à la situation en France où nous avons choisi, nous aussi, deux lieux d’enquête (Paris, Allier).

Rysová a prouvé qu’à côté d’un fonds argotique commun à tous les jeunes89, les jeunes Brnois possèdent en plus un lexique incompréhensible aux étudiants de la Bohême. Ce lexique est soit directement repris du dialecte local/régional – le dialecte de Haná – et social – le hantec, soit dérivé à partir de ces variétés, issues d’une longue tradition.

Sur l’exemple du positionnement des jeunes Brnois vis-à-vis du hantec com-mercialisé, nous avons montré supra (cf. § 7.4) que la médiatisation de l’argot peut avoir des conséquences sur l’imaginaire argotique, sur l’hésitation de se désigner comme locuteur d’un sociolecte, etc. Si nous parlons de la médiatisation à la té-lévision et à la radio, n’oublions pas non plus une voie de diffusion de l’argot de plus en plus fréquente : la fixation argotographique sous la forme des dictionnai-res d’argot commun, soit en version papier (vSH, Ctt, vLJEP, etc.), soit – plus souvent à l’époque actuelle – les versions actualisables sur Internet (DZ, dicos des fans du hantec90, etc.). Leur rôle sur l’imaginaire linguistique des locuteurs est également ambigu (cf. supra § 10.2) ; tout dépend du degré de commercialisation de l’ouvrage. En principe, les locuteurs sont soit flattés que le néologisme qu’ils considèrent identitaire apparaisse dans un dictionnaire qui le « valorise », soit ils se montrent hostiles envers son « décryptage », notamment s’ils soupçonnent l’auteur de vendre leur identité ainsi exposée, en la soumettant à la stigmatisation de la part des non-locuteurs (comme nous pouvons le voir dans l’introduction de cet ouvrage avec la réaction de Liyah).

88 Kateřina RYSOVÁ, Slangový projev..., op. cit., ch. 8 du manuscrit sans pagination.89 Et comportant des « mots identitaires » tels que benga, brutální, cajti, drž mlč, haluz, hláška, hustý,

kalba, maník, maso, mazec, pařba, smažka, zahlásit, etc.90 La liste complète se trouve sur http://morce.slovniky.org/stranky/odkazy.htm. Citons par exemple,

www.hantec.cz, entre autres.

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En résumé, l’époque actuelle de la mode d’une collecte des argotismes contri-bue à une meilleure connaissance du lexique non-standard et surtout de ses lo-cuteurs. L’argot se dévoile, se discute et cette ouverture mène à une innovation incessante qui rétablirait l’équilibre entre le commun (inter-groupal) et le privé (intra-groupal).

Au sujet de la critique argotographique, revenons à un travail rare pour l’épo-que de l’entre-deux-guerres (1ère édition en 1932) de k.J. Obrátil qui collection-nait des vulgarismes et des mots tabous d’ordre sexuel tout au long de sa vie. Or, son énorme travail n’a été valorisé qu’en 1999 par la réédition commentée de son Grand dictionnaire des gros mots91. nous sommes d’accord avec l’auteur de ce commentaire, de l’épilogue écrit par J. Hýsek92, que la collecte de l’argot à cette époque était « un travail de Sisyphe » qui était en plus compliqué à cause de la variabilité à la fois régionale et groupale et surtout à cause du « caractère transitoire de l’argot »:

« Par exemple, les périphrases originales du type D 36 que note Obrátil à la page 33 existent dans presque chaque collectif de travail – ils s’attachent souvent à une expérience humoris-tique partagée, ils tombent vite en désuétude et ne se répandent plus. Leur enregistrement est donc purement aléatoire. Beaucoup d’expressions recensées qui paraissent être jadis tout à fait fréquentes ne s’utilisent plus du tout de nos jours, il y a un bon nombre des vulgaris-mes aujourd’hui très fréquents qui manquent dans le dictionnaire [...]93. L’absence d’une linguistique scatologique continuelle a donc apparemment privé la langue tchèque d’attes-tation de nombreux termes tombés en désuétude »94.

Les exemples de cette observation, cités supra, sont tout à fait symptomatiques pour la perception de toute recherche argotographique de la part du public non-spécialisé : les remarques bienveillantes d’un auteur peuvent permettre à un autre auteur de critiquer avec hostilité.

Le lecteur intolérant critique souvent les lexèmes « oubliés », sans se rendre compte qu’un dictionnaire n’est jamais « complet » et que l’usage échappe conti-nuellement à une description complexe. De plus, l’argotographe ne peut jamais entièrement s’empêcher d’incorporer les relevés propres aux micro-argots. Ces derniers sont intéressants du point de vue formel pour un argotologue, mais fa-cilement critiquables à cause de leur usage restreint puisque le lecteur croit, en principe, obtenir la liste des termes circulant réellement dans l’argot commun. La perception des tentatives argotographiques par le public divise ce dernier en fans et en critiques, et c’est souvent la même répartition qui divise les « argotophiles » et les « argotophobes »95.

91 k. J. OBRátIL, Velký slovník..., op. cit.92 Ibid, pp. 303–310.93 Hýsek cite, plus concrètement, l’expression buzna = « tapette », les insultes zmrd = « enculé » et

píčus = « con » ainsi que – et il ajoute que c’est pour lui une grande surprise – les mots courants péro = « bite » ou penis = « pénis » ainsi que la locution mastit péro = « se branler ».

94 Ibid, p. 309. nous traduisons.95 Cf. J.-P. GOUDAILLIER, « Argotolâtrie et argotophobie », art. cit.

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Quand l’argot devient un sujet trop médiatisé...

Au cours de la dernière année de rédaction de notre thèse, nous avons observé – non sans surprise – un boom médiatique autour de la façon de parler des jeunes en République tchèque96. Certes, la création néologique parsemée d’anglicismes a fait l’objet de commentaires depuis longtemps (de façon continuelle, avec la propagation des nouvelles technologies) mais il apparaît que l’arrivée de la télé-réalité, depuis l’automne 2005, a été le point de départ de discussions impliquant les journalistes, et, par conséquent, les scientifiques et un large public. Les reality show (anglicisme utilisé pour nommer les émissions de télé-réalité en tchèque) ont ouvert à toute la société une fenêtre auparavant secrète, une fenêtre vers les réseaux de communi-cations des jeunes et l’emploi spontané des argotismes dans le discours. Ceci était, jusque là, difficilement accessible aux journalistes et encore moins aux adultes.

Après avoir vécu l’intérêt des journalistes pour la façon de parler des jeunes du Loft 1 (2001), du Loft 2 (2002) ou de ceux de Nice People (2003) en France97, nous avions prévu ce boom médiatique. C’est pourquoi nous avons suivi avec assiduité les commentaires métalinguistiques des spectateurs, la façon dont les néologismes argotiques ont été insérés par les participants ainsi que la constitu-tion d’un nouveau résolecte. Attendu avec impatience, ce rendez-vous télévisuel programmé à heure fixe nous a servi comme un laboratoire gratuit et confortable pour vérifier nos hypothèses, audacieusement généralisantes, sur la circulation inter et intra-groupale que nous avions établie au cours de notre observation par-ticipante des jeunes dans des classes scolaires.

D’août à décembre 2005, les spectateurs tchèques ont pu suivre l’isolement d’une douzaine de post-adolescents et leur vie grégaire dans deux émissions de télé-réalité diffusées parallèlement sur deux chaînes privées concurrentielles, Prima (VyVolení98) et nova (Big brother). La première, qui a eu le plus d’audimat, a apporté aux journa-listes puis à l’argot commun l’expression fičák dont il sera question infra.

96 notamment la présentation des résultats de l’enquête sur les dénominations et sur les insultes parmi les jeunes (cf. supra) ou bien les deux éditions du SNČ en 2006.

97 Dans un chapitre de l’ouvrage Les jeunes et les médias : les raisons du succès dirigé par Laurence Corroy, Anne-Caroline Fiévet rappelle à propos des télé-réalités françaises quelques conséquen-ces linguistiques : premièrement, il semble que c’est seulement la deuxième édition du Loft qui a permis de diffuser des mots des participants dans l’argot commun, ceci par le fait qu’elle re-groupait des jeunes de milieux plus variés que le Loft 1 (dont la célèbre Angela et sa répétition de « grave »). Deuxièmement, la question du langage utilisé dans cette émission a suscité des débats sur l’impact de son audimat (moins élevé) : en effet, en 2003, l’animateur et producteur Arthur, présentant la nouvelle émission de télé-réalité Nice People à la radio, avançait comme argument commercial le fait que les jeunes sélectionnés (francophones venant de différents pays européens) parlaient un « bon français », contrairement à certaines autres émissions qu’on avait pu voir auparavant. « Malgré le « bon français » des lofteurs européens, l’émission Nice People n’eut pas le succès escompté et la chaîne TF1 abandonna à partir de 2003 les émissions de téléréalité fondées sur le concept de l’enfermement des jeunes pour ne reprendre qu’en 2007 avec Secret Story » (Anne-Caroline FIÉvEt, « Du Loft à Secret Story », in : Laurence CORROY (sous la direction de), Les jeunes et les médias, Paris, vuibert, 2008, p. 135).

98 Le nom de la télé-réalité VyVolení est un jeu de mots qu’on peu lire de deux manières : soit on peut le lire comme « les élus » (vyvolení), soit la racine après le préfixe vy- est mise en majuscules ce qui permet de le lire également comme « vous – qui serez sélectionnés » (volení), où Vy désigne le pronom « vous ».

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nous nous sommes penchée notamment sur l’émission diffusée par la se-conde chaîne, nova, et notre suivi quotidien de la constitution du résolecte nous a permis de confirmer les hypothèses que nous proposons supra (cf. 8.6 et 10.4). nous avons surtout observé les réactions des jeunes provenant de différentes ré-gions du pays au moment de l’insertion des termes expressifs de leurs micro-ar-gots respectifs et la propagation ou la ridiculisation de ces variantes diatopiques ainsi que l’émergence des néologismes propres à ce nouveau résolecte généré par la vie grégaire. Plus particulièrement, nous avons confirmé nos hypothèses sur :

a) L’importance du rôle hiérarchique sur la reprise des néologismes énoncés par le « boss » : nous pouvons donner l’exemple concret du terme ne-vysírej (il s’agit d’une modification de l’impératif vulgaire courant neser = lit. « (ne me) chie pas ! » au sens de « arrête de m’emmerder »), introduit dans le réseau par un boss tchatcheur, Milan, et vite repris par un autre boss, Filip, et, par conséquent, par les autres. Il nous paraît également in-téressant de noter que les néologismes argotiques sont insérés surtout aux moments de frime, d’affirmation de son statut, dans les discussions « ma-chistes », mais beaucoup moins dans les disputes : l’usage est donc surtout impressif. L’usage expressif paraît prédominer dans les discussions des filles, l’usage impressif dans les discussions des garçons. Ces hypothèses nécessitent bien évidemment une analyse plus approfondie.

b) La vitesse de création des surnoms conniventiels et des termes propres au résolecte (micro-argot), au sens crypté, qui aident à souder la conniven-ce du groupe : les surnoms se sont formés en relativement peu de temps (malgré le fait que les participants sont entrés dans la villa avec des sur-noms déjà existants qui ont été promus par les organisateurs – Bardotka, Shrek vs Jejda, Plyšák). Parallèlement, les jeunes ont bientôt formé des ter-mes cryptés (et décryptés par la suite à la demande des animateurs). Par exemple l’expression Polsko (= « Pologne ») était un argotoponyme uti-lisé pour parler de façon opacifiée de l’endroit où les participants allaient chercher des préservatifs, et il avait été choisi à cause de l’inscription Made in Poland (« Fabriqué en Pologne ») sur les paquets, d’après l’explication d’un des joueurs dans un entretien ultérieur.

Corollairement, en discutant avec les adolescents de notre entourage, nous avons été surprise de l’influence que le lexique expressif propagé à travers ces émis-sions a pu avoir sur la construction d’un sentiment identitaire générationnel, sur leur imaginaire argotique à propos de l’argot commun des jeunes. La répétition des mêmes intensificateurs (notamment de l’adjectif hustý = lit. « dense » au sens de « grave », qui a été en usage chez les jeunes Pragois uniquement, il y a quelques années) ou autres évaluatifs identitaires (p.ex. hlína = lit. « argile, terre » au sens de « délire, chaud, etc. ») prononcés par les animateurs de ce type d’émissions99 et

99 À l’époque actuelle, c’est notamment grâce à l’animateur pragois très célèbre Leoš Mareš (qui a animé l’émission de télé-réalité en question et qui anime l’émission musicale Eso qui a un audi-mat significatif depuis notre adolescence).

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utilisés en profusion dans les nouveaux « films cultes »100 pour les jeunes contri-buent à propager ces « mots identitaires » générationnels hors de leur étendue géographique de départ (région pragoise) et à glisser petit à petit dans l’argot commun. Au niveau de la diffusion lexicale, le succès des émissions de télé-réalité et des films cultes pour ados repose, à notre avis, sur la possibilité d’accéder aux réseaux d’autres jeunes qui ont le même âge et les mêmes aspirations.

Les médias offrent donc aux jeunes un sentiment d’appartenance à une cultu-re juvénile virtuelle qui remplace souvent la culture « concrète », notamment dans le cas où le jeune se sent exclu du collectif.

Le rôle des films cultes dans la construction d’une complicité générationnelle est un phénomène observable, de façon répétitive, dans chaque génération de-puis la libéralisation télévisuelle. En République tchèque, par exemple, il nous semble que l’argot commun (et pas seulement l’argot commun des jeunes) est véhiculé surtout par des expressions que le public a connues grâce aux films. Les metteurs en scène eux-mêmes affirment qu’ils ont sorti ces néologismes de leur « résolecte ». Leur insertion dans les scénarios a eu pour conséquence que ces néologismes, souvent des hapax et des créations ad hoc, sont passés dans l’argot commun. Prenons pour exemple les expressions : To neřeš = lit. « n’essaie pas de résoudre ça » ou encore neživíš, tak nepřepínej = lit. « tu n´entretiens pas (la fa-mille), donc ne zappe pas » du film culte intitulé Knoflíkáři (« Les boutonniers ») qui sont passées dans l’argot commun101. Ces propos sont devenus si populaires qu’ils ont servi comme mot-valise pour le titre d’une émission de télévision très récente, Neřeš-nepřepínej, basée sur la répétition des propos cultes (filmové hlášky) des films tchèques. En général, les propos des films cultes deviennent d’abord une source d’identification générationnelle et ensuite, ils se diffusent dans l’argot commun avec le vieillissement de la population.

Revenons brièvement sur les émissions de télé-réalité, cette fois sur VyVolení. Suite au succès médiatique du propos évaluatif d’un des participants : To bude fi-čák! = (lit.) « ça sera une tempête! » au sens de « ça sera chaud », le néologisme fičák (= fam. « vent violent ; tempête » au sens de « grave, de la balle, etc. », sens vague selon le contexte qui est typique pour les mots évaluatifs à la mode) est devenu un symbole de la façon de parler de la jeune génération, qui, selon le modèle des animateurs, a intégré ce mot dans son vocabulaire identitaire pour la génération des adolescents actuels.

Mais ce terme a-t-il vraiment été intégré activement ou bien n’est-il pas, à cau-se de son étiquette de « terme propagé par médias », plutôt rejeté par les jeunes qui se révoltent contre le centralisme pragois ?

100 Au cours des trois dernières années, on assiste à une profusion des films destinés aux adolescents (« teen-age films »). Depuis le succès énorme de Snowborďáci (« Les snow-boardistes ») en 2004, le marketing dans ce domaine est de plus en plus actif (citons, à titre d’exemple, d’autres films ré-cents de ce genre : Experti, Panic je na nic, Rafťáci, Ro(c)k podvraťáků, etc.). Les scénarios de ces films seront des pistes intéressantes pour une recherche du lexique de l’argot commun des jeunes.

101 L’histoire est celle d’un couple dont le mari est au chômage, qui boit beaucoup de bière en regar-dant la télé tout le temps, et à chaque question de sa femme, il répond « n’essaie pas de résoudre ça ». Elle, en revanche, s´énerve quand il veut zapper sur une autre chaîne en disant : « tu n’entre-tiens pas la famille, donc t’as pas le droit de zapper ».

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Pour le cas de Brno, nous optons pour la seconde variante, vu les réactions des jeunes de notre entourage. Pour le cas de Prague, une mini-enquête journalistique a été publiée sur ce sujet dans la revue Instinkt en janvier 2006102, c’est-à-dire im-médiatement après le succès du fičák, après sa « mise à la mode », dans le cadre d’un article sur la façon de parler des jeunes actuels. On y trouve les réponses de sept lycéens pragois (3 femmes, 4 hommes) âgés de 18-19 ans. Sur les trois ques-tions posées, deux ont particulièrement attiré notre attention : 1) est-ce que vous utilisez des mots que vous ne connaissiez pas encore il y a peu de temps ? lesquels et quel est leur sens ? et 2) est-ce que les télé-réalités ont une influence sur votre vocabulaire ? est-ce que vous utilisez le terme « fičák » ?

nous aurions très bien pu incorporer ce type d’enquête parmi ceux exposés supra (cf. § 10.1) qui se sont montrés comme productifs pour le recensement du lexique de l’argot des jeunes, mais nous préférons le mentionner ici pour témoi-gner du rôle des médias sur la construction de l’argot commun des jeunes. En ef-fet, les quelques réponses à la question 1) confirment notre hypothèse de la prédo-minance des « mots identitaires » et de leur dynamique dans les expressions évaluatives (notamment pour les adjectifs intensificateurs). Quant aux réponses à la question 2), elles prouvent que la question rhétorique de la page précédente est valable dans les deux sens : deux enquêtés affirment reprendre le mot fičák dans un sens identique (et même de créer un synonyme par attraction : hučák103) ; un enquêté l’utilise dans un sens contraire pour désigner quelqu’un de « débile » et trois en-quêtés sont dégoûtés de voir les médias imposer ce mot sans cesse aux jeunes.

Bien qu’il s’agisse d’une mini-enquête peu représentative, cet exemple té-moigne bien de la tendance médiatique à présenter un argot commun à tous les jeunes. Cette tendance médiatique provoque une réaction antagoniste de rejet, par les jeunes, des mots qui sont les plus « branchés » pour les journalistes et le marketing, ce qui entraîne le recours aux créations résolectales.

Circulation inter-groupale avant diffusion par les mass-médias : une histoire d’argot commun ?

Permettons-nous un petit détour final pour évoquer l’histoire de l’argot. La création et la promotion d’une notion d’argot commun ont dû attendre les années 1980 non seulement à cause du développement de l’argotologie comme nouvelle discipline, mais également à cause de l’absence d’un phénomène de cette ampleur dans les décennies précédentes, ce que décrit Denise François-Geiger :

« Depuis la fin du XIXe siècle environ, on voit se développer un phénomène nouveau, in-verse de [...] simples emprunts aux argots, à savoir l’apparition d’un argot commun, d’un slang (opposé au Cant), c’est-à-dire d’un argot qui circule dans les différentes couches de la société, qui n’est plus l’apanage de certaines catégories sociales et qui est plus ou moins

102 Jiří ZÁZVORKA, « Jazyk 2006. Řeči školáků už jejich prarodiče nerozumí » [La langue de 2006. Le parler des écoliers n’est plus compréhensible pour leurs grands-parents], Instinkt, n° 1/v, janvier 2006, p. 30.

103 Ce qui est un néologisme traduisible comme « bourdonnement » = hučení > par attraction avec fičák.

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compréhensible, au moins passivement, par tous. [...] ce phénomène est évidemment lié à di-verses causes sociologiques : [...] rôle des médias (on entend couramment beur, néo-verlan pour « arabe immigré », à la télévision et des chanteurs comme Renaud, Higelin, thiéfaine véhiculent cet argot commun) »104.

Notre réflexion corrobore les propos de Denise François-Geiger quand nous constatons que l’argot commun se répand grâce au fait que les télécommunica-tions soient accessibles à tous et qu’il est façonné par la façon dont le discours oral est présenté dans les différents types de mass-médias.

On peut donc supposer qu’avant la propagation de la radio et de la télévision (et de l’Internet !), il existait, beaucoup plus que maintenant, des micro-argots différenciés régionalement. C’est seulement quand, à cette époque, les jeunes sont sortis de l’adolescence et se sont mélangés socialement, que les mots de ces diffé-rents micro-argots se sont croisés et développés. C’est pourquoi le rôle des jeunes dans la création argotique a été longtemps marginalisé.

Un exemple typique de lieu pour un tel brassage des variantes argotiques régionales, sociales et ethniques des post-adolescents était le service militaire obli-gatoire105. Malgré la difficulté de l’isolement dans l’institution militaire, un sen-timent très fort de complicité avec les autres soldats devenus des camarades de fortune a contribué à faire passer certains termes dans l’argot commun.

Dans le milieu multinational de l’ancienne tchécoslovaquie, il est intéressant de rappeler que la vie commune des tchèques, des Slovaques et des tziganes (et autres nationalités voisines), où chacun apportait ses propres mots expres-sifs de trois langues différentes, a favorisé le brassage de l’argot de ces trois lan-gues. nous avons vu supra (cf. § 9.1) à propos du vulgarisme lofas, par exemple, l’emprunt au hongrois vers l’argot slovaque, puis vers l’argot tchèque. toutefois, l’époque où la seule vulgarisation de l’argot local a pu s’opérer par le biais d’un dictionnaire (ce qui n’était pas évident dans un milieu totalitaire) n’a pas eu pour conséquence le fait que le mot pouvait être compris aussi facilement qu’il peut l’être aujourd’hui, où un mot inconnu peut être vite cherché par un moteur de recherche et où la répétition du lexique « branché » à la télé et à la radio procure le sentiment qu’il existe un argot commun.

Si l’on s’était intéressé aux post-adolescents lors de leur service militaire, on aurait certainement pu constater que le lexique de leurs micro-argots s’était sûre-ment mélangé, mais que leur propagation dans d’autres milieux après la fin du service militaire était plus incertaine (tout dépendait des facteurs psycho-sociaux de l’importateur, exposés supra, cf. § 8.3-5).

Pour revenir à l’épilogue de J. Hýsek, il considère également que le milieu privilégié de la circulation inter-groupale à cette époque pré-médiatique était le milieu des casernes et des prisons. Il donne comme exemple deux cas d’expres-sions composées pour désigner un homosexuel (řiťpumpička = lit. « gonfle-anus » et kuřbambulák = lit. « fume-pompon ». Ces termes rapportés d’un résolecte carcé-

104 Denise FRAnÇOIS-GEIGER, L’Argoterie, op. cit., p. 95.105 Aujourd’hui entièrement professionnalisé dans les deux pays, depuis 1997 en France et depuis

2005 en République tchèque.

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ral ont « contaminé » l’argot commun des soldats à l’époque, mais au bout d’une demi-année d’usage fréquent et suite à l’effacement de leur expressivité (décryp-tage des jeux de mots, banalisation), ils ont disparu sans jamais être retenus par un travail argotographique quelconque. Ces travaux étant assez rares et difficiles à publier sous le communisme, l’argotologie tchèque n’a pas – à la différence de l’argotologie française qui a su profiter de la passion des Français pour leur lan-gue maternelle – une continuité argotographique et il manque les datations de la plupart des mots non-conventionnels.

L’histoire de l’argot des jeunes pourrait donc se diviser en deux périodes : l’époque sans et l’époque avec l’influence des médias. Pour la première époque, notre schéma de circulation inter-groupale pourrait alors être simplifié. On aurait seulement trois sources d’absorption des argotismes, moins dynamiques, mais, en revanche, assurant une intimité et une crypticité vis-à-vis des non-initiés.

Bon gré, mal gré, face à l’assaut des médias dans notre vie quotidienne, l’émergence de l’argot commun apporte à la linguistique un besoin d’extension et de redéfinition du terme « argot ».

c o n c l u S i o n

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Dans la plupart des dénominations visant les particularités lexicales propres aux jeunes, on retrouve une appellation, quelle qu’elle soit, au singulier : l’argot des jeunes – ou le plus souvent le parler des jeunes ou le langage des jeunes – pour la France (on a tendance à éviter la notion polysémique d’argot) et, de façon plus systématique, slang mládeže pour la République tchèque. Ce singulier peut être interprété de manière équivoque :

• soit l’on suppose que cet argot est commun à tous, qu’il y a un stock lexi-cal utilisé par tous les jeunes et que les jeunes s’expriment donc en puisant dans ce que nous qualifierons d’argot commun des jeunes

• soit l’on insiste sur le caractère universel de ce phénomène et l’on observe les universaux argotiques communs à tous les jeunes gens.

Cette amphibologie convient bien à notre approche comparative et contras-tive à la fois parce qu’elle nous permet d’orienter notre réflexion sur plusieurs facteurs intéressants.

La première interprétation limite la production argotique des jeunes à un phénomène relativement récent, véhiculé par les médias – l’argot commun des jeunes (cf. § 7.2 et § 10.2). En réalité, il serait plus intéressant de parler au pluriel des argots des jeunes / slangy mládeže, puisque ce n’est que la variation lexicale dia-topique – d’une région/ville/quartier à l’autre, mais aussi inter-groupale – entre plusieurs groupes de pairs du même quartier ou de la même école – qui permet l’appellation « argot ».

C’est ainsi que l’on peut parler d’argot, du fait de la connivence qui fige les glissements de sens suite à un épisode de la vie entre pairs et du fait de la com-plicité qui procure un sentiment identitaire par le biais de l’opacité de « mots à nous » qui sont inconnus des non-initiés.

En revanche, parler d’un argot des jeunes au sens d’argot commun des jeunes est un thème d’actualité qui mérite l’attention des chercheurs en socio-lexicologie. Le rôle ambigu des médias dans la construction d’un « imaginaire argotique » auprès des jeunes locuteurs a été ébauché dans l’introduction (et développé tout au long du § 7).

La dynamique de la création d’un argot commun des jeunes s’accélère avec le marketing qui est de mieux en mieux ciblé sur le public jeune. Ce public est en quête de sa propre identité, encore immature et influençable, et le sentiment d’adhésion à une culture juvénile virtuelle est assuré assez facilement par le biais de l’insertion de « mots identitaires » dans les programmes destinés aux jeunes et, par la suite, dans la publicité.

Nous avons défini ces « mots identitaires » en § 8.2 et en § 9.1 comme des expres-sions souvent extrêmement à la mode chez les jeunes, auxquelles ils attribuent une valeur identitaire – le plus souvent générationnelle, mais aussi spatiale, sociale, groupale, etc. Ces termes sont généralement polysémiques, tellement expressifs qu’ils peuvent être employés pour plusieurs thématiques à la fois. D’ailleurs, l’ex-pressivité est pour nous une notion-clé qui est au cœur des universaux argotiques

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– elle est non seulement liée à l’argot des jeunes, mais à l’argot en général, dans toutes ses acceptions contrastées.

En parlant des universaux argotiques, nous passons à la deuxième interpré-tation du singulier ébauchée supra. Pour notre thèse, subventionnée en cotutelle, nous avons ressenti l’obligation de faire une étude comparative franco-tchèque. Le choix de trois milieux (Paris, Yzeure – Brno) socialement très disparates mon-tre bien des points communs dans la motivation psycho-sociale quant à l’insertion (et la création) des argotismes.

nous pouvons conclure que la sociabilité naturelle des jeunes favorise la mise en place de fonctions typiques pour l’argot : a) la fonction cryptique, grâce à la-quelle la complicité entre pairs et l’exclusion des non-pairs s’opère souvent par le biais de créations opacifiées, b) la fonction ludique, par laquelle le jeu – qui est si caractéristique de l’âge immature – se transpose à l’âge adolescent en innovation lexicale créative, drôle, conniventielle qui assure aux meilleurs « tchatcheurs » une position hiérarchique privilégiée et, enfin, c) la fonction identitaire, qui, du fait du recours aux mots inconnus des autres, permet aux jeunes de s’identifier générationnellement (mais aussi socialement, spatialement, etc.) et de montrer ainsi leur révolte contre la norme conventionnelle.

Les jeunes se révoltent d’un côté contre la convention des adultes, mais pa-radoxalement, ils vivent dans des communautés qui ont leurs propres normes – communicationnelles, vestimentaires, de standing, etc. – assez rigides, qui pé-nalisent par l’exclusion tous ceux qui ne s’adaptent pas à la majorité.

Si l’on prend une classe scolaire comme unité de base de notre recherche, le lien entre hiérarchie interne et production argotique ressort clairement, notam-ment si l’on prend l’exemple de l’insertion des néologismes. Suite à notre obser-vation participante, nous avons pu constater que la classe scolaire est, en général, divisée en « boss », « suiveurs » et « exclus » du point de vue de l’autorité et en « tchatcheurs » et « passifs » du point de vue de l’éloquence et du goût pour les in-novations lexicales.

Ainsi, si un nouveau mot expressif vient d’être promu dans l’usage du grou-pe, dans le « résolecte », nous observons principalement deux cas de figure : soit le néologisme est lancé par un « boss » qui l’apporte d’un autre résolecte (ou qu’il crée lui-même) et ce mot est vite accepté parce qu’il attire les « suiveurs » qui recopient son style (très souvent de caïd), soit le néologisme est lancé par un « tchatcheur » (qui n’est pas obligatoirement « un boss ») qui, en répétant le terme qui lui plaît, « contamine » les autres inconsciemment.

En revanche, les « exclus » participent en général très rarement à l’innovation lexicale du résolecte par le biais des deux voies envisagées, mais leurs propos comiques – et ce sont malheureusement souvent des propos de défense ou de rési-gnation – servent souvent en tant que sources de moqueries (les jeunes tchèques utilisent le mot « hláška » pour ce type de propos, cf. § 8.3) qui peuvent se figer en lexèmes qui deviennent identitaires pour le groupe.

L’hypothèse de la circulation intra-groupale des mots expressifs (cf. § 8.6) est complétée par l’hypothèse de la circulation inter-groupale (cf. 10.4) qui essaie de

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mettre en évidence les sources des argotismes. La famille, les médias, les autres groupes de pairs, entre autres, alimentent le résolecte avec les nouveaux mots ; s’y ajoutent les néologismes créés au sein du réseau de communication observé.

Ainsi, l’observateur qui propose au groupe de remplir un questionnaire qui cible les mots utilisés entre copains, obtient un patchwork difficilement analysa-ble. Des entretiens consécutifs sont nécessaires pour spécifier le contexte, l’éty-mologie, la force expressive, l’extension et l’ancienneté de tel ou tel lexème dans le groupe entier, puisque la profusion des hapax à différents niveaux complique le travail d’analyse lexicale. Les hapax rencontrés ne sont pas forcément des créa-tions ad hoc idiolectales, il s’agit souvent de « mots identitaires » dans des réso-lectes para-scolaires que les jeunes en question essaient – sans succès – d’insérer dans le résolecte scolaire (cf. § 10.2).

Le travail qualitatif d’observation participante propre aux sociolinguistes permet d’observer la contextualisation de chaque argotisme. Or, pour pouvoir énoncer des hypothèses d’ordre lexicologique, le questionnaire de grande taille est inévitable pour rassembler un stock qualitativement important dans le but d’observer les tendances morpho-sémantiques. Après avoir passé quinze jours dans les ateliers d’un lycée professionnel à Brno, par exemple, et après avoir enregistré plus de 50 heures de conversation spontanée que ce soit pendant le travail dans les ateliers ou pendant les récréations et les sorties, nous n’avons pas pu obtenir la contex-tualisation d’un nombre suffisant d’argotismes. Ceci résulte du fait que leur énon-ciation est aléatoire, liée à un sujet susceptible de les faire émerger et malgré tous nos efforts, notre présence ne devait pas être suspecte et nous ne devions pas exhorter les jeunes de façon trop ostentatoire à parler des thématiques argotiques (cf. § 10.1).

Les lexèmes « à la mode » à l’époque de l’observation étaient particulièrement récurrents, mais après avoir dévoilé notre identité de chercheur en argotologie, les jeunes ont montré leur capacité rhétorique (souvent méprisée à cause de leur marginalité sociale) et leur richesse synonymique de façon tout à fait remarqua-ble.

Malheureusement, notre corpus parisien est très pauvre à l’écrit, puisque la plupart des élèves interrogés n’étaient pas scolarisés depuis suffisamment long-temps en France pour maîtriser l’orthographe, et encore moins celle des mots qu’ils employaient uniquement à l’oral. toutefois, leur éloquence et leur compé-tence métalinguistique au cours des entretiens (au moins pour les francophones) nous ont persuadée que leur insécurité linguistique se limite notamment à l’écrit et au français soutenu, voire littéraire, qu’ils ne rencontrent que dans le contexte scolaire.

Les alternances dans la transcription des argotismes sont laissées telles quelles dans les annexes (Annexe 3), parce qu’il nous paraît intéressant de montrer le goût qu’ont les jeunes pour s’exprimer à leur manière malgré un risque d’impro-visations orthographiques1. D’ailleurs, ceci permet également d’observer maints

1 Ce ne sont pas uniquement les fautes orthographiques traditionnelles qu’on repère. Dans la fa-çon d’écrire de certains élèves à Yzeure et à Brno, nous retrouvons des marques de dysgraphie.

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cas d’hypercorrection (par exemple, la notation de la désinence –ý standard au lieu du – ej parlé pour ce qui concerne les adjectifs masculins en tchèque).

La méthode argotographique de collecte du lexique par le biais de question-naires nous a permis d’observer les tendances évolutives dans la langue non-stan-dard : d’un côté, nous avons pu notamment observer la diminution de la resuf-fixation en français, la promotion du verlan dans l’argot des jeunes des cités en province et la stabilisation de certaines verlanisations et emprunts dans l’argot commun des jeunes (cf. § 7.2 et 9.2) ; d’un autre côté, nous avons pu observer la richesse des suffixes et le recours identitaire à des formes régionales dialectales et argotiques à Brno (cf. § 9.2).

L’analyse des procédés formels et sémantiques est un sujet extrêmement riche et nous sommes obligée de reporter l’analyse détaillée des trois corpus à une re-cherche ultérieure. nous nous sommes particulièrement penchée sur la catégori-sation du lexique néologique par l’intermédiaire de la typologie de l’expressivité (cf. § 9.2) et sur la catégorisation du lexique grâce à la méthode des filtres succes-sifs (cf. § 10.3).

Le présent travail a alors pour but de ponctuer les points universels à partir des exemples tirés de nos corpus afin de pouvoir justifier de l’existence du phéno-mène universel d’un argot des jeunes.

« Toute langue génère continuellement et aura toujours des argots », affirme J.-P. Goudaillier2 et l’observation des points communs dans la production argotique est également l’axe de recherche principal du laboratoire Dynalang-PAvI dont nous sommes membre. nous sommes convaincue de l’existence d’un phénomène argotique universel, mais pas exclusivement dans le milieu urbain qui est le plus souvent étudié à cause de la diversité lexicale due au brassage des populations. L’argot émerge dans chaque groupe cohésif qui cherche à s’identifier par rapport à ses membres (ce qui implique la création de néologismes qualifiés de « micro-argots ») et par rapport aux groupes qui ont des aspirations similaires (ce qui im-plique la reprise des formes circulant dans l’« argot commun » de tel ou tel groupe – nous avons notamment vu le cas de l’argot commun des jeunes, du FCC et du hantec).

Ayant passé en revue quelles sont les motivations des jeunes pour rechercher la connivence et construire leur identité grâce au recours à l’argot, nous en tirons la conclusion que l’argot et les jeunes (et encore plus concrètement les adoles-cents) constituent un couple fidèle qui mérite que la recherche argotologique y prête une attention plus grande. En comparant les motivations psychiques et so-ciales des jeunes avec celles des adultes, il nous paraît propice de qualifier l’ado-lescence d’âge argotique (cf. § 8.7). Ce n’est pas seulement le besoin de sociabilité, beaucoup plus prononcé chez les jeunes qu’à l’âge adulte, qui pousse les gens, surtout les hommes, à cimenter leur connivence à travers les formes argotiques que la langue et leurs compétences créatives proposent. La raison pour laquelle le

2 J.-P. GOUDAILLIER, Comment..., op.cit., p. 11.

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recours à l’argot est le plus prononcé à l’adolescence repose notamment sur des motivations psychiques.

Le phénomène qui démontre le mieux l’impulsion des jeunes à s’exprimer avec emphase, de manière exagérée, est l’intensification du discours par le biais des adjectifs et des adverbes intensificateurs (cf. § 8.2) qui sont souvent aussi des « mots identitaires ». nous sommes d’avis que ce sont de vraies « épices stylisti-ques » que les adultes utilisent en littérature ou dans le marketing pour transfor-mer les textes en « style juvénile », comme on dirait en linguistique tchèque, ou bien pour faire un « émaillage faux-jeune », comme on dirait en France.

Si l’on observe de plus près les motivations psychiques, plus le jeune est im-mature, plus il a besoin d’impressionner son entourage avec des termes qui cho-quent, qui transgressent les tabous sociaux (notamment sexuels, scatologiques, religieux et moraux). La fonction impressive est souvent indissociable de la fonction expressive. Le chercheur doit se rendre compte du grand risque d’interprétation fautive des mots qui lui paraissent fort impressifs pour leur aspect néologique, mais qui peuvent être tout à fait banalisés à force de leur usage fréquent dans le groupe.

nous avons vu sur l’exemple de mrdna (cf. § 8.4) à quel point un mot peut se dévulgariser et quelle est la vitesse de l’effacement de l’expressivité qui engendre la création des synonymes néologiques. Le caractère expressif est souvent assuré par la néologie, mais pas exclusivement. Un terme tout à fait standard, non-mar-qué, peut devenir expressif dans un contexte particulier où la norme communica-tionnelle endo-groupale présuppose l’emploi d’un terme marqué.

L’expressivité est une notion qui a donc un double sens : psychologique et lexicologique. Parler d’expressivité du point de vue psychologique implique un regard vers l’intention émotionnelle du sujet parlant, tandis que l’approche lexi-cologique prend en compte la forme du lexique choisi. Cette confrontation entre la fonction (pragmatique d’usage) et la forme du lexique doit être prise en compte par les argotologies française et tchèque, même si dans la dernière, on entend par-ler couramment de stylistique du discours oral.

Pour réconcilier l’approche pragmatique et onomasiologique, qui est d’ailleurs, à notre avis, au cœur de la scission entre les sociolinguistes et les « argotogra-phes », nous nous sommes référée à la catégorisation du lexique expressif (dont le lexique argotique fait partie) proposée par J. Zima (cf. § 5.3). nous avons appliqué sa théorie de l’expressivité lexicale qui distingue trois types d’expressivité – inhé-rente, adhérente qui sont lexicalisés et contextuelle qui est stylistique (actualisations fonctionnelles) – sur le lexique de notre corpus tout en essayant de circonscrire un « parasystème argotique des jeunes » (cf. § 9.1), système parallèle aux règles d’usage de la langue courante, mais privilégiant certains procédés typiques qui assurent la reconnaissance identitaire générationnelle.

L’adoption de la catégorisation du lexique selon son type et son degré d’ex-pressivité nous permet également d’éviter de se fier aux marques lexicographiques

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du lexique non-standard, marqué. nous avons prouvé en § 5.1 leur caractère ar-bitraire – dû à une attribution subjective en fonction de la politique linguistique et divergeant d’un éditeur à l’autre – ainsi que leur vieillissement inévitable. Ceci est dû à l’importante dynamique de cette composante du lexique qui peut émerger en tant qu’argot au sens premier du terme, passer dans l’argot commun, voire même, après avoir perdu son expressivité et sa connotation sociale, se standardi-ser en relativement peu de temps.

En lexicographie française, nous constatons la promotion de la marque fam., diaphasique qui évince progressivement les marques diastratiques, connotées so-cialement, pop. et arg. En revanche, l’étendue de la marque fam. ne permet pas de voir la différence entre l’expressivité axiologique (hypocoristiques, etc.) et l’ex-pressivité socio-stylistique (équivalente à la notion d’argot commun). En lexico-graphie tchèque, et notamment au niveau du traitement des corpus, nous consta-tons que la recherche sur le tchèque parlé et sur le lexique non-standard connaît une dynamique prometteuse3.

Bien que nous comparions une langue romane avec une langue slave – ainsi que trois contextes socio-ethno-économiques divergents – et compte tenu du fait que les jeunes sont les indicateurs non seulement des tendances évolutives de la langue mais aussi du climat social auquel ils s’adaptent et contre lequel ils se révoltent, la conclusion générale de ce travail peut se résumer en constatant que la notion d’« argot des jeunes » ouvre des axes de recherche multiples : dans son acception d’« argot commun des jeunes » dans une langue précise aussi bien que dans la vision des universaux argotiques inter-langagiers.

3 Deux éditions du Dictionnaire du tchèque non-standard (SNČ) au cours de 2006 ou bien l’éla-boration des trois corpus du tchèque oral par l’Institut du Corpus national tchèque (ÚČNK), à savoir le corpus oral de Prague, de Brno et le corpus du tchèque oral, ORAL 2006.

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Sborník přednášek ze IV. konference o slangu a argotu v Plzni 9.–12. února 1988 [Actes de la 4e conférence sur le slang et l’argot à Pilsen du 9 au 12 février 1988], KLIMEŠ Lumír (éd.), 1989, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni, 2 vol..

Sborník přednášek z V. konference o slangu a argotu v Plzni 7.– 9. února 1995 [Actes de la 5e conférence sur le slang et l’argot à Pilsen du 7 au 9 février 1995], KLIMEŠ Lumír (éd.), 1995, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni.

Sborník přednášek z VI. konference o slangu a argotu v Plzni 15.– 16. září 1998 [Actes de la 6e conférence sur le slang et l’argot à Pilsen du 15 au 16 septembre 1998], KLIMEŠ Lumír (éd.), 1998, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU v Plzni.

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( 395 )

index

abecassis 44Arana Bustamante 84, 147, 323, 459

Bachmann & Basier 124–125, 243, 263, 271Bally 29, 184–186, 194Barthes 187Bauche 153, 160Benveniste 188Bentolila 38Billiez 91, 124, 126, 257, 296Binisti 127, 130, 242, 520Blanche-Benveniste 40, 42, 136, 185Blanchet 209Bloomfield 187Bordet 93, 100Bourdieu 97, 125, 128, 152–153, 256Boyer 97, 128, 237, 257, 258, 262, 316Bréal 192Bulot 91, 92

calvet 123, 124, 218, 242, 244, 270, 459cercle de Prague 28–31, 65, 162, 180, 183charaudeau 184charlot 202, 351Chomsky 183Čmejrková 90, 295conein 39, 154, 306corbin

dabène 91dauzat 79, 89

encrevé 43ertl 30

fize 326, 329, 353François-Geiger 9, 39, 70–73, 75, 77, 81–82,

84, 92, 156, 183, 283, 392, 448, 536

Gadet 39, 41, 44, 46, 50–51, 95, 97, 99, 152, 154, 155, 306, 388

Goudaillier 19, 74, 78, 80, 83, 92, 93, 99, 122, 125, 218, 226, 236, 245, 247, 258, 262, 263, 298, 310, 387, 397, 459, 460, 545

Guiraud 75, 77, 80, 132, 144, 156, 185, 239, 384, 445, 462

Havránek 30, 168Hjelmslev 183, 187 Hladká 90, 297, 499Hoffmannová 90, 95, 318Houdebine-Gravaud 51, 283Hubáček 58–60Huston 144, 323

Jaklová 64, 67–68, 84, 89, 95, 193, 393, 421, 447, 452, 455

Jakobson 30, 183Jolin-Bertocchi 48, 157, 161

Kacprzak 236Kerbrat-orecchioni 140, 145, 147, 186Klimeš 59, 65, 57, 214Krčmová 34, 35, 60, 98, 107, 110, 119, 169,

218

labov 44, 49, 91, 125, 182, 183, 197, 336laks 91Lambert 91, 296, 503–504, 517léon 41, 182, 321, 438, 441, 443lepoutre 92, 127, 262, 266, 310, 336, 340–

341, 461lodge

Machek 176–178, 190Martinet 38, 183Mathesius 30, 291Méla 78, 242, 247–248, 306, 388Melliani 91, 258, 495Milroy&Milroy 43Minářová 55Mistrík 61Mortureux 424, 449Mounin 187

Nováček 63, 108

Oberpfalcer 63, 89obrátil 68, 529Ouředník 66, 509

Pagnier 310, 316–317, 467, 470Pasquier 329

rastier 191–192

( 396 )

náZEv DíLA

Romero 292, 294rysová 100, 431, 468, 481, 485, 528

Sablayrolles 375, 396, 482, 483Šabršula 103Saussure, de 184Seguin 311Seux 264, 311, 313Sokolija 82–83, 130, 423Sourdot (Marc) 73–74, 80, 85, 93, 160, 259,

360, 393, 431, 469, 475, 483, 488, 522Suk 66Svěrák 107Svobodová (diana) 90, 103Szabó 65, 85, 248, 415, 459, 481, 501

Téma 89, 421Trimaille 91, 356, 419, 504Trost 64, 99, 111, 268Troubetzkoy 183–184

Ullmann 187, 191Utěšený 100

verdelhan-Bourgade 233vybíral 309

Walter 443, 445

yaguello 298

Zima 90, 134, 190–193, 392, 417, 420–421, 435, 443, 447, 452, 454, 457

Ziková 393–394

( 397 )

convenTion de TranScriPTionS

/, //, /// Pauses (courte, moyenne, longue)+> Auto-interruption<+ Hétéro-interruptionMAJ Segment accentué ; augmentation significative de l’intensitéi(l) Segment non réalisé: AllongementXXX Eléments non reconnus[ ] Gloses ou commentaires du transcripteur

liSTe deS aBréviaTionS uTiliSéeS

- abréviations conventionnelles en linguistiquearg. argotiquefam. familierinjur. injurieuxlit. littéralementn nompéj. péjoratifpl. plurielpop. populairesg. singulierv verbevulg. vulgaire

- sigles des notions-clésACJ argot commun des jeunesFCC français contemporain des citésHS hapax statistiqueRt République tchèque- sigles des dictionnaires consultésCtt Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités (Goudaillier,

2003, 3e éd., Maisonneuve & Larose)

DAFO Dictionnaire de l’argot (Colin et al., 1992, Larousse) – nouvelle édition de 2002 s’inti-tule Dictionnaire de l’argot français et de ses origines, d’où l’abréviation

DFnC Dictionnaire du français non conventionnel (Cellard & Rey, 1991, Hachette)

DZ Dictionnaire de la Zone (Cobra le cynique, 2006, disponible en ligne : http://www.dictionnairedelazone.fr)

PL Le Petit Larousse (plusieurs éditions)

( 398 )

náZEv DíLA

PR Le Petit Robert (plusieurs éditions)

PRE Le Petit Robert électronique (CD ROM, version 2001)

SNČ Slovník nespisovné češtiny [Dictionnaire du tchèque non-standard] (Hugo et al., 2006, Maxdorf)

SSJČ Slovník spisovného jazyka českého [Dictionnaire de la langue tchèque standard] (Havránek et al., 1989, Academia)

SPM Slangový projev mládeže: slovník současné hovorové češtiny [Expression argotique des jeunes: dictionnaire du tchèque parlé contemporain] (Rysová, 2003, Ped.centrum České Budějovice)

ŠJČ Šmírbuch jazyka českého. Slovník nekonvenční češtiny [Filoche-book de la lan-gue tchèque. Dictionnaire du tchèque non-conventionnel] (Ouředník, 1992, Nakladatelství Ivo Železný et 2005, Paseka)

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