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Submitted on 17 Mar 2014
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Linterculturel franco-allemand en entreprise : linfluencedu management amricain : lexemple du management
franco-allemand chez TotalVronique Boirie
To cite this version:Vronique Boirie. Linterculturel franco-allemand en entreprise : linfluence du management amri-cain : lexemple du management franco-allemand chez Total. Gestion et management. UniversitMichel de Montaigne - Bordeaux III, 2013. Franais. .
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00960149https://hal.archives-ouvertes.fr
Universit Michel de Montaigne Bordeaux 3
cole Doctorale Montaigne Humanits (ED 480)
THSE DE DOCTORAT EN TUDES GERMANIQUES
L'interculturel franco-allemand en entreprise
L'influence du management amricain : l'exemple du management franco-
allemand chez Total
Prsente et soutenue publiquement le 10 juillet 2013 par
Vronique BOIRIE
Sous la direction de Stephan Martens
Membres du jury
Hlne Camarade, Professeur de civilisation allemande, Universit Bordeaux 3.
Stephan Martens (directeur de thse), Professeur de civilisation allemande en dtachement,
Universit Bordeaux 3.
Jol Massol, Professeur de civilisation allemande, Universit Nantes.
Hans Stark, Professeur de civilisation allemande, Universit Sorbonne Paris 4.
Henrik Uterwedde, Professeur de sciences politiques, Universit Stuttgart.
2
3
REMERCIEMENTS
Je tiens avant tout remercier M. Stephan Martens davoir accept la direction de cette thse. Ses
encouragements rpts mont t, depuis mon DEA et tout au long de ces quatre annes, dun trs
grand secours. Je dois galement beaucoup M. Jean-Paul Revauger, directeur de l'quipe EEE, qui
m'a permis d'effectuer ce travail dans de bonnes conditions, ainsi qu' Mme Beate Ellrich, sans qui
la ralisation des entretiens auprs du personnel d'encadrement chez Total n'aurait pas t possible.
Je remercie aussi M. Alain Labruffe pour avoir accept de s'entretenir avec moi et pour les pistes de
rflexion labores ensemble lors de nos rencontres. Tous mes remerciements vont ma famille qui
m'a soutenue tout au long de ces quatre annes, et particulirement Danielle Boirie, qui a eu l'infinie
patience de relire ce travail et de me soutenir moralement, Caroline Boirie et ses mille remarques
constructives, et Michel Boirie dont la philosophie m'a permis d'apprhender les choses simplement
et d'aller l'essentiel. Je remercie Sylvain Bineau et Georges Dupont pour leurs fructueuses
remarques, et enfin mon indispensable ami, Dimitri Sanz.
4
PAGES LIMINAIRES
Rsum en franais ;
Titre et rsum en anglais ;
Mots cls en franais ;
Mots cls en anglais ;
Intitul et adresse de l'unit o la thse a t prpare
5
Rsum en franais
L'interculturel franco-allemand en entreprise est indissociable du contexte conomique mondial
actuel dans lequel les tats-Unis prdominent. Total, premier groupe ptrolier franais, a constitu
notre terrain d'investigation pour rpondre la question de l'influence des pratiques managriales
amricaines sur le management franco-allemand chez Total et notamment dans l'une de ses filiales
Berlin. C'est auprs du personnel d'encadrement de la filiale allemande principalement, mais aussi
de la maison-mre situe Paris, que nous avons pu raliser 35 entretiens : 12 auprs de managers
franais 11 au sein de la filiale Berlin, un au sein de la maison-mre Paris et 18 auprs de
managers allemands Berlin. Les autres entretiens ont t conduits auprs de trois managers belges,
d'un manager hollandais et d'un manager anglais.
Dans une premire partie, nous avons procd un tat des lieux des travaux existant dans le
domaine du management interculturel qui a connu son envol dans les annes 1980. Nous avons
articul thorie et pratique en traitant de l'influence de la culture nationale sur les organisations, ce
qui nous a permis de redfinir les modes de fonctionnement des entreprises franaises, allemandes
et amricaines et d'y associer, partir de typologies, un style de management et une culture
d'entreprise types. Il s'agit bien entendu de modles. Les dcalages entre ces modles thoriques et
la pratique ont trouv leur expression dans une deuxime partie.
Dans cette deuxime partie, nous avons recens les malentendus interculturels franco-allemands
travers l'volution des relations franco-allemandes en entreprise de l'avnement du March commun
aujourd'hui. Le cas du drame industriel de l'A380 chez Airbus en 2006, les travaux du consultant
Jacques Pateau sur la dimension interculturelle dans la coopration franco-allemande, les conseils
du cabinet J. P. B. consultants prconisant des solutions aux malentendus franco-allemands
rcurrents, et les relations de travail entre journalistes franais et allemands de la chane culturelle
europenne Arte, ont constitu des lments de comparaison intressants pour obtenir un panorama
des problmes inhrents la relation de travail franco-allemande, indpendamment du secteur
d'activit. L'exemple du groupe Total partir de l'analyse du discours de ses managers montre
qu'il est possible de dpasser les malentendus interculturels rcurrents ou incidents critiques ,
6
vritables entraves la relation de travail franco-allemande. De l'interaction quotidienne entre ces
personnels de diffrentes cultures nationales rsulte ainsi un style de travail commun, susceptible
toutefois de changer au contact d'autres influences culturelles. Les influences extrieures et les
interactions quotidiennes entre acteurs de diffrentes cultures nationales font de la culture
mergente un produit en perptuelle construction, rendant le dveloppement d'une comptence
interculturelle ncessaire. Dans une troisime partie, nous avons analys ces influences extrieures
et les transformations qu'elles entranent chez Total.
Cette troisime partie traite de linfluence exerce par les tats-Unis et leur pratique du
management sur la direction binationale de la filiale allemande de Total. Les techniques
managriales amricaines font lobjet d'une appropriation diffrencie par les managers franais et
allemands travaillant de concert dans le groupe. Cest ainsi que, du contact entre les systmes
franais, allemand et amricain, naissent de nouvelles pratiques : il savre en effet que les
managers du groupe tendent vers un style plus libral, peru et vcu diffremment toutefois par les
Franais et les Allemands. Les notions d quipe et de groupe de travail trouvent une
application dans le quotidien professionnel du personnel dencadrement de la filiale et jouent un
rle essentiel chez Total : les quipes de projet constituent un exemple concret demprunt au
managment amricain et la conception des relations de travail aux tats-Unis. Cest ainsi,
travers le mtissage des styles de management amricain, franais et allemand, que lon peut voir
port par les quipes de projet se dessiner un nouveau concept, celui dune identit vocation
pratique.
7
Titre et rsum en anglais
Franco-German cross-cultural relations in firms
The influence of American management: the case study of Franco-German management at Total.
Franco-German cross-cultural relations in business cannot be dissociated from the world economic
context in which the United States play a dominant role. We have used Total, the leader in the
French petroleum industry, specifically through its German subsidiary in Berlin, as a case in point
for our investigation of the influence of US business methods on a joint Franco-German top
management team. We conducted 35 extensive interviews, 12 of which were held with French
nationals, 11 of them top company officials at the Berlin office and one at corporate headquarters in
Paris; 18 of the tte--ttes took place with German top executives in Berlin. In addition, we
consulted one Dutch, one British and three Belgian directors of the petroleum group.
Part One of the report is an inventory and review of the literature devoted at this day to cross-
culture in the area of corporate management, a subject that began to attract the interest of
researchers in the 1980's. We here correlate theory and practice in dealing with the impact of
national cultures on corporate behavior. This leads us to reconsider the functioning modes of
French, German and US companies and thus, working on the typology of their respective business
structures, to classify them according to their specific management styles and corporate cultures.
We thus, of course, create mere models, significant but abstract. The distance between theory and
actual practice is bridged in Part Two of the report.
In Part Two, we concentrate on the cross-cultural ambiguities and misunderstandings that have
attended Franco-German business relations as these have evolved since the inception of the
Common Market to the present day. The misfortunes of the A380 at Airbus in 2006, consultant
Jacques Pateau's reasearch and conclusions on the importance of Franco-German cooperation in
business ventures, the solutions offered for the recurrent cross-cultural conflicts by J. P. B.
Consulting, and the close working relationship of French and German journalists on the Arte
cultural television network, all these have provided us with material for an accurate appraisal of the
8
problems raised by a Franco-German partnership in a corporate environment, whatever the area of
professional activity. We learn from the experience of the Total company that it is possible to rise
above the recurrent cross-cultural "critical incidents" that plague such binational professional
communities, and to achieve common values in the working relationship, proof that it does not take
generations to amend long ingrained cultural traits, and that these are amenable to outside influence.
The daily interaction between individuals of different cultural backgrounds will eventually lead to
common cultural patterns of behavior, susceptible in turn to further changes in a unified framework.
In Part Three, we shall inquire into the nature of these outside influences and the changes they have
brought to the inner workings of the Total company.
Part Three of the report addresses the question of the influence exerted by US managerial praxis on
the procedures at Total. This influence, merging with the unified methods developed by the Franco-
German partners through their respective contribution of managerial know-how, has resulted in new
concepts in management, of a more liberal complexion, and yet, while now standard practice,
perceived in a different light by the French and the German executives; the different cultures color
the outlooks differently even when the individuals act in harmony. The notion of "teamwork" and
"group action" now prevalent at Total, is one of the concepts, now put into prevalent practice by the
executive staff, that the company owes to the American business philosophy. We were thus able to
identify a number of significant instances, the "project teams" are one, of the American influence on
a Franco-German management group.
9
Mots cls en franais
interculturel, franco-allemand, entreprise, management, communication, interaction, comptence,
civilisation
Mots cls en anglais
cross-cultural, Franco-German, firm, management, communication, interaction, skill, civilization
Intitul et adresse de l'unit o la thse a t prpare
FRE 3392 CNRS : Europe, Europanit, Europanisation EEE.
Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine MSHA. 10, Esplanade des Antilles, 33607 PESSAC
10
TABLE DES MATIRES
INTRODUCTION GNRALE ....................................................................................................... 16
PREMIRE PARTIE : ...................................................................................................................... 31
L'APPLICATION DES TRAVAUX DES GRANDES FIGURES DU MANAGEMENT
INTERCULTUREL AUX ENTREPRISES FRANAISES, ALLEMANDES ET AMRICAINES31
Introduction ................................................................................................................................... 32
CHAPITRE I. INFLUENCE DE LA CULTURE NATIONALE SUR LES ORGANISATIONS36
Section I. Une lecture du modle dEdward Twitchell Hall : dimensions culturelles et
application au monde des affaires ............................................................................................ 36
1. Proxmique ................................................................................................................... 36
A) Agencement des espaces de travail en France, en Allemagne et aux tats-Unis ...... 37
B) Utilisation de lespace et hirarchie ........................................................................... 40
2. La dimension temporelle : le modle monochronie/polychronie ................................. 43
3. Contexte et communication de linformation ............................................................... 46
A) Contexte riche/pauvre, communication implicite/explicite ....................................... 46
B) Communication indirecte/directe ............................................................................... 48
C) Communication non-verbale : lexemple dune runion ........................................... 49
4. Des rationalits diffrentes ........................................................................................... 53
Section II. Les modles de Geert Hofstede, Fons Trompenaars et Charles Hampden-Turner :
types de cultures dentreprise, dorganisations et styles de leadership .................................... 57
1. Fons Trompenaars, Charles Hampden-Turner : 4 types de cultures dentreprise ........ 57
A) Entreprises franaises et culture de type Famille ............................................... 58
B) Entreprises allemandes et culture de type Tour Eiffel ......................................... 59
C) Entreprises amricaines et culture de type Missile guid ................................... 60
D) Entreprises sudoises et culture de type Couveuse ............................................. 62
2. Geert Hofstede et les structures implicites dorganisation : quatre types
dorganisation ...................................................................................................................... 64
A) Place du march ................................................................................................... 66
B) Machine bien huile ............................................................................................. 66
C) Famille largie ..................................................................................................... 66
D) Pyramide .............................................................................................................. 67
E) Les limites du modle de G. Hofstede ....................................................................... 67
11
3. Styles de leadership ...................................................................................................... 68
4. Comment lautorit est-elle organise en France, en Allemagne et aux tats-Unis ? . 70
CHAPITRE II. CONTEXTE D'INTERPRTATION .................................................................. 73
Section I. Allemagne, France, tats-Unis : des formations diffrentes ................................... 73
1. Relation enseignant/apprenant ...................................................................................... 74
2. Conception du management ......................................................................................... 76
3. Des Allemands spcialistes/des Franais gnralistes ................................................. 77
4. Lapport dHenry Mintzberg : une critique de lenseignement thorique du
management et la ralit du mtier de manager .................................................................. 78
5. Styles dapprentissage : comprendre les diffrences la base des malentendus ......... 79
Section II. Critres de recrutement dans les entreprises franaises, allemandes, amricaines et
origine sociale des managers .................................................................................................... 84
1. Critres de recrutement ................................................................................................. 84
A) France : le prestige du diplme ................................................................................. 84
B) Allemagne : l'exprience professionnelle .................................................................. 84
C) tats-Unis : la notion de comptence .................................................................. 86
2. Le recrutement des lites .............................................................................................. 86
A) En France ................................................................................................................... 86
B) En Allemagne ............................................................................................................ 88
C) Aux tats-Unis ........................................................................................................... 91
Section III. P. DIribarne : contextes nationaux de gestion ..................................................... 93
1. Une France ingalitaire : la logique de lhonneur .................................................. 94
2. Les tats-Unis et lunivers britannique : la figure du propritaire et la logique du
contrat .................................................................................................................................. 97
3. Allemagne et pays dEurope du Nord : le groupe et la logique du consensus ............. 98
CHAPITRE III. STYLES DE MANAGEMENT ET AVNEMENT DU MANAGEMENT
INTERCULTUREL .................................................................................................................... 102
Section I. Styles de management : typologie ......................................................................... 102
1. Management paternaliste ............................................................................................ 102
2. Management par objectifs .......................................................................................... 103
3. Management participatif ............................................................................................. 103
4. Management par la fonction ou par la description de poste ....................................... 104
5. Ressemblances et divergences .................................................................................... 104
6. Uniformisation des styles de management ou clivage ? ............................................. 105
Section II. Avnement du management interculturel ............................................................. 106
12
1. Management et relativisme culturel ........................................................................... 106
2. Rle du management interculturel .............................................................................. 108
A) Dni de la diffrence culturelle ............................................................................... 109
B) Conception fonctionnaliste de la culture ................................................................. 110
Conclusion .................................................................................................................................. 111
DEUXIME PARTIE : ................................................................................................................... 112
LES MALENTENDUS INTERCULTURELS FRANCO-ALLEMANDS EN ENTREPRISE ..... 112
Introduction ................................................................................................................................. 113
CHAPITRE I. L'VOLUTION DES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES EN
ENTREPRISE : DE L'AVNEMENT DU MARCH COMMUN AUJOURD'HUI ............ 115
Section I. Rapprochements dentreprises franaises et allemandes ....................................... 115
1. Historique du mouvement de fusions-acquisitions en Europe et dans le monde ....... 115
2. Tentatives de fusions et cooprations franco-allemandes .......................................... 116
3. Les relations franco-allemandes au travail ................................................................. 118
Section II. Le cas du drame industriel de lA380 chez Airbus en 2006 ................................. 120
1. Des problmes de communication et dintgration .................................................... 121
2. Le poids des hirarchies nationales ...................................................................... 125
3. Des solutions .............................................................................................................. 128
A) Le patriotisme conomique europen : une solution limpasse de la cration de
groupes franco-allemands par voie politique ? ............................................................. 128
B) Vers un modle europen dentreprises ? ................................................................ 130
CHAPITRE II. INCIDENTS CRITIQUES DANS LE MANAGEMENT FRANCO-
ALLEMAND .............................................................................................................................. 131
Section I. J. P. B. consultants : sept types dincidents critiques ............................................. 132
1. Confiance .................................................................................................................... 133
2. Motivation et Attentes ................................................................................................ 134
3. Communication et Information .................................................................................. 135
4. Esprit de Groupe ......................................................................................................... 136
5. Planification ................................................................................................................ 137
6. Le March ................................................................................................................... 138
7. Faisabilit dune ide .................................................................................................. 139
Section II. Pateau consultants : la dimension interculturelle dans la coopration franco-
allemande ............................................................................................................................ 140
Section III. La langue ............................................................................................................. 144
13
CHAPITRE III. MALENTENDUS INTERCULTURELS DANS LE MANAGEMENT
FRANCO-ALLEMAND CHEZ TOTAL : ANALYSE DU DISCOURS DES MANAGERS .. 150
Section I. De l'interculturel l'intraculturel ........................................................................... 150
1. La coopration tripartite entre Franais, ex-Allemands de l'Ouest et ex-Allemands de
l'Est .................................................................................................................................... 150
A) Choc des cultures ..................................................................................................... 151
B) Relations interpersonnelles, transmission de linformation et rapport lautorit .. 152
C) Condition de la femme dans lentreprise ................................................................. 156
D) Des systmes de formation diffrents l'Est et l'Ouest ........................................ 158
E) Internationalisation .................................................................................................. 159
2. Kriegsspiel : roman illustratif des diffrences franco-allemandes en entreprise ........ 160
3. Franais et Allemands de lEst : une relation de travail privilgie ? ........................ 165
4. Reconnaissance dune identit est-allemande ............................................................ 168
Section II. Vrification des postulats et dconstruction des strotypes ................................ 170
1. Organisation ............................................................................................................... 170
A) La ponctualit : une inversion des tendances ? ........................................................ 170
B) Des Franais impulsifs, des Allemands mthodiques .............................................. 171
C) Des Allemands fiables, des Franais imaginatifs .................................................... 174
D) Style franco-allemand et comptence interculturelle .............................................. 178
2. Attentes des managers ................................................................................................ 182
3. Communication .......................................................................................................... 189
A) Communication directe et indirecte ......................................................................... 189
B) Modes privilgis de transmission de linformation ............................................... 191
Section III. Arte/Total : analogies rvlatrices de problmes rcurrents dans la relation de
travail franco-allemande ......................................................................................................... 196
1. Des fonctions perues diffremment des deux cts du Rhin .................................... 196
2. Deux visions diffrentes de la ralit : la culture et l'Europe ..................................... 199
3. Prise de dcision et formes de communication .......................................................... 201
4. Les modes de rsolution des conflits .......................................................................... 205
5. mergence dun style de travail franco-allemand ...................................................... 207
6. Dpasser les incidents critiques .................................................................................. 208
Conclusion .................................................................................................................................. 211
14
TROISIME PARTIE : ................................................................................................................... 212
INFLUENCE DES PRATIQUES MANAGRIALES AMRICAINES ET
TRANSFORMATIONS CHEZ TOTAL ......................................................................................... 212
Introduction ................................................................................................................................. 213
CHAPITRE I. INFLUENCE DES LOGIQUES AMRICAINES SUR LA FORMATION DES
LITES ET LE MONDE PROFESSIONNEL ........................................................................... 214
Section I. Nouvelles logiques dans les mondes ducatif et professionnel ............................. 214
1. Une internationalisation de la formation des lites .................................................... 214
2. Une nouvelle conception de la pdagogie vers plus dautonomie ............................. 215
3. Professionnalisation de l'enseignement ...................................................................... 216
4. Rforme des systmes universitaires europens: objectif comptition et performance218
Section II. Changements de logiques dans l'entreprise : injonction lautonomie et
performance ............................................................................................................................ 220
1. Rapport lautorit et prise en charge personnelle .................................................... 220
2. Lindividu contemporain oppress ............................................................................. 222
Section III. Rception et appropriation des pratiques managriales amricaines dans
l'entreprise en France et en Allemagne .................................................................................. 225
1. Mutations dans lentreprise des deux cts du Rhin .................................................. 225
2. Techniques de management et stress au travail : sortir de l'exception franaise ........ 227
CHAPITRE II. UN MTISSAGE DES MODLES DE MANAGEMENT FRANAIS,
ALLEMAND ET AMRICAIN : L'EXEMPLE DE TOTAL ................................................... 229
Section I. Changements .......................................................................................................... 230
1. Des pratiques managriales plus librales .................................................................. 230
A) Abandon du style de management autoritaire ......................................................... 231
B) Rduction des distances hirarchiques .................................................................... 232
C) Droit lerreur et transparence ................................................................................ 235
D) Le coaching par les cadres ...................................................................................... 238
2. La formation ............................................................................................................... 240
A) Le rle du service des ressources humaines en France et en Allemagne ................ 240
B) Quelle solution face la mconnaissance de lautre systme ? ............................... 243
Section II. Quelles amliorations ? ........................................................................................ 245
1. L'anglais : langue effective de communication .......................................................... 245
2. Parit, diversit ........................................................................................................... 248
3. La politique d'expatriation chez Total ........................................................................ 249
4. L'image de Total ......................................................................................................... 254
15
Section III. Influence amricaine sur la culture d'entreprise chez Total ................................ 257
1. Culture d'entreprise et forced ranking .................................................................. 257
2. Total Attitude : des valeurs europennes ou amricaines? ......................................... 260
A) Formules rcurrentes ............................................................................................... 260
1. L'humain au centre ......................................................................................... 260
2. Devoir de vrit et Courage managrial ................................................. 262
3. Exemplarit du management et Comportement destructif ...................... 264
B) Logiques contradictoires .......................................................................................... 265
CHAPITRE III. CONFORMATION ET RSISTANCE AUX STANDARDS AMRICAINS267
Section I. Conformation aux standards de la firme amricaine ............................................. 267
1. Adoption des standards amricains comme normes de rfrence .............................. 267
2. carts de styles relatifs par rapport une norme amricaine : analogies entre
pratiques journalistiques et pratiques managriales .......................................................... 271
Section II. Rsistance aux standards amricains : logique ethnocentrique et lites nationales
chez Total ............................................................................................................................... 277
1. Le franais, nouvelle lingua franca des affaires ........................................................ 277
2. Le franais, gage de confiance pour accder des postes responsabilit chez Total281
Conclusion .................................................................................................................................. 285
CONCLUSION GNRALE ......................................................................................................... 287
Bibliographie ................................................................................................................................... 290
Annexes ........................................................................................................................................... 314
Entretien 28 .............................................................................................................. 316
Entretien 2 ................................................................................................................ 337
Entretien 4 ................................................................................................................ 354
Entretien 18 .............................................................................................................. 375
Entretien 7 ................................................................................................................ 396
Entretien 24 .............................................................................................................. 425
Entretien 31 .............................................................................................................. 458
Entretien 20 .............................................................................................................. 495
16
INTRODUCTION GNRALE
La mondialisation, plus que la construction europenne, a modifi le visage des firmes et lespace
dans lequel les entreprises de lUnion europenne (UE) voluent, postulant ainsi la non-existence de
lentreprise europenne. Les entreprises sont plus nationales et mondiales queuropennes et la
logique du chacun pour soi reste prdominante entre grands pays pour riger en champions
europens ses propres champions nationaux 1. La dimension europenne est peu visible, voire
inexistante au niveau des entreprises de lUE sur le plan de la gouvernance, de la culture et du
management. Trois modles dentreprises qui correspondent trois formes de capitalismes sont
distinguer. Il sagit du modle anglo-saxon orient vers les marchs financiers et visant la
satisfaction de lactionnaire par un haut niveau de rendement du capital court terme, du modle
rhnan qui sapplique aux pays du Nord de lEurope et lAllemagne, qui fonctionne sur le systme
de la cogestion de lentreprise et privilgie la relation avec des partenaires financiers de long terme,
les banques, et avec les salaris de lentreprise et enfin du modle latin dans lequel le contrle est
exerc par un seul gros actionnaire, souvent une famille ou ltat. Les diffrences sont ainsi
nationales et non europennes.
Aujourdhui, ces diffrences tendent disparatre au profit du modle prsent par la firme anglo-
saxonne2. Linternationalisation durant ces dernires dcennies et la dpendance croissante des
entreprises europennes vis--vis des marchs financiers, ont entran la disparition des diffrences
nationales dans le management de ces entreprises, les amenant adopter des standards anglo-
saxons de gestion 3. La loi Sarbannes-Oxley de 2002 en est un exemple. Il sagit dune pratique
dorigine anglo-saxonne qui impose toute entreprise cote en Bourse de mettre en place des
procdures dalerte en matire comptable, en raison des scandales financiers survenus dans les
groupes amricains Worldcom ou Enron. Cette pratique a pour objet de dnoncer les actes
frauduleux sans crainte de reprsailles. Toutefois, son intgration dans les entreprises franaises
s'est avre difficile. Elle pose un paradoxe thique aux salaris qui lon demande de dnoncer
les actes graves : Lintroduction dune telle pratique dans les filiales franaises de groupes
amricains a suscit des mfiances. Ces mfiances tiennent lapprhension des drives possibles
sur le terrain de la dlation. En imposant au salari une obligation de dnonciation, cest octroyer
celui-ci les obligations que lemployeur doit normalement assurer et attenter aux liberts
1 Marc Chevallier, Lentreprise europenne nexiste pas , Alternatives conomiques, Hors-srie n 81, 3 trimestre 2009, pp. 36-37. 2 Ibid. 3 Patrick Artus, Peut-il y avoir une entreprise europenne avec linternationalisation ? , colloque sur L'entreprise europenne dans la comptition mondiale , Le Cercle des conomistes, IVe Rencontres conomiques d'Aix-en-Provence, 9-11 juillet 2004. URL : http://www.defi-univ.org/IMG/pdf/Artus.pdf
17
individuelles et collectives []. En ce sens, les tribunaux ont ordonn le retrait de ces notes
thiques comprenant les descriptifs des procdures dalerte. Nanmoins, certains auteurs dfendent
cette procdure en ce quelle ne doit pas ncessairement tre place sur le terrain de la dlation [].
La question se pose de savoir si cette procdure peut tre prvue par un code de conduite ou une
charte thique. Cela revient se demander si les outils tels que conus par la pratique anglo-
saxonne peuvent trouver une application similaire dans les pays plus lgalistes. Par ailleurs,
lapproche amricaine sinscrit dans un contexte culturel diffrent des pays tradition romano-
germanique : la dnonciation auprs dune autorit nest pas conue de la mme manire selon les
cultures. Dans le systme romano-germanique, cest en effet au lgislateur quappartient de
dvelopper les dispositifs dalerte 4. Les diffrences culturelles existent dans les firmes
multinationales et dans la manire de les diriger, rendant ainsi les transferts de modles
managriaux d'un pays un autre difficiles.
En ce sens, l'exemple des cabinets de consultants rputs l'international est intressant analyser.
Les dirigeants des grands groupes internationaux sont conseills par des cabinets de consultants
amricains comme McKinsey, Booz Allen Hamilton, Boston Consulting Group, qui dveloppent
des concepts aux valeurs dites de porte universelle que l'on retrouve tant dans les firmes
multinationales amricaines qu'europennes5. Chaque groupe tente dadapter une mme philosophie
de lentreprise sa culture propre. Les effets savrent souvent problmatiques en termes de
transferts culturels de valeurs dont linterprtation varie selon les pays et dont dcoulent des
comportements de rfrence parfois inadapts au systme culturel auquel ces valeurs sappliquent :
Loin de faire du sur-mesure et dinnover, les cabinets de conseil transposent leurs modles dune
entreprise lautre []. Une des cls de la prosprit croissante du mtier du conseil tient la
fonction de la lgitimation que jouent les cabinets auprs du management des entreprises : en ayant
recours leurs services et en suivant leurs prconisations, les dirigeants y trouvent en effet une
lgitimit usage interne, mais aussi externe en direction de leurs clients ou de leurs
investisseurs 6. Le management interculturel, encore aujourd'hui, n'est visiblement pas un sujet pris
suffisamment au srieux dans les entreprises. Pourtant, le contexte conomique mondial dans lequel
elles voluent les met face une ralit dans laquelle diffrentes cultures coexistent, gnrant des
dissonances culturelles.
4 Brigitte Pereira, Chartes et codes de conduite : le paradoxe thique , La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion, n 230, avril 2008, p. 29. 5 Le Boston Consulting Group a fait de ses thories des produits. Cest le cas pour la courbe dexprience (selon laquelle le cot unitaire dun produit dcrot dun pourcentage constant chaque fois que lentreprise multiplie sa production par deux) ou la matrice BCG (qui aide les entreprises mieux allouer leurs ressources au sein de leur portefeuille dactivits ; cf. Marc Chevallier, Les recettes des cabinets de conseil , Alternatives conomiques, n 311, mars 2012, p. 48. 6 Ibid.
18
La logique de lhonneur7, caractristique de la culture dentreprise franaise, nest cependant plus
dactualit. Les stock options et parachutes dors des grands patrons franais qui, pour certains, se
sont montrs peu proccups de leurs devoirs et de leur dignit, en tmoignent. Les entreprises
europennes deviennent ainsi des adeptes du modle anglo-saxon 8. Pourtant, regarder dans la
mme direction ne signifie pas pour autant se ressembler. Les contacts nengendrent pas
ncessairement une uniformisation culturelle. linverse, ils provoquent souvent une exacerbation
des diffrences. La culture est ainsi utilise pour affirmer une identit ethnique . On parle de
procdure de diffrenciation . La culture se construit au contact des autres, elle constitue ainsi un
ensemble dynamique . Les acteurs sociaux, linstar des managers et du management dans les
entreprises, crent eux-mmes, dans linteraction, les rgles, les conventions et les reprsentations
qui organisent et donnent sens leur existence collective [], ils peuvent aussi les rviser, les faire
voluer, les transformer, ce qui justifie en grande partie le changement culturel 9.
Qu'entend-on par management ? Dans une entreprise, le management constitue l'quipe de
direction de l'entreprise. Il renvoie aussi la notion d administration inaugure en 1916 par
lingnieur franais Henri Fayol10. La notion classique dadministration chez H. Fayol (la
fonction administrative11) reste laspect essentiel de la notion contemporaine de management 12.
Pour H. Fayol, administrer, cest prvoir, organiser, commander, coordonner et contrler 13. H.
Fayol se demande dans son ouvrage Administration industrielle et gnrale, sil faut faire entrer le
commandement dans la fonction administrative. Il crit : Ce nest pas obligatoire, on pourrait
tudier le commandement part . Dans la prsente recherche et linstar dH. Fayol, le
commandement est considr comme une composante de la fonction management. C'est la
dfinition de lEncyclopdie Larousse datant de 1974 qui sera retenue dans ce travail. Cette
dfinition privilgie le terme management celui d' administration : Drivant de manus, la
main, management signifie "manuvre". Le manager est celui qui "met la main la pte", qui
sorganise pour que "a marche", qui sadapte aux changements. Les autres mots franais quon
serait tent de proposer pour traduire ce terme amricain ont en gnral des images un peu
7 Philippe dIribarne, La logique de lhonneur, op. cit. 8 Marc Chevallier, Lentreprise europenne nexiste pas , op. cit., p. 37. 9 Denys Cuche, Nouveaux regards sur la culture , op. cit., p. 7. 10 Henri Fayol, Administration industrielle et gnrale, Paris, Dunod, 1966 [1916], p. 5. 11 Henri Fayol a identifi six fonctions dans une entreprise dfinissant ladministration : la fonction technique (production, fabrication, transformation), la fonction commerciale (achats, ventes, changes), la fonction financire (recherche et grance des capitaux), la fonction scurit (protection des biens et des personnes), la fonction de comptabilit (inventaire, bilan, prix de revient, statistiques, etc.), et la fonction administrative (prvoyance, organisation, commandement, coordination et contrle) qui joue selon lui un rle dcisif ; cf. Henri Fayol, Administration industrielle et gnrale, op. cit., pp. 3-5. 12 Gilles Bressy, Christian Konkuyt, Aide-mmoire, Management et conomie des entreprises, Paris, Dalloz, 2008, p. 66. 13 Prvoir, cest--dire scruter lavenir et dresser le programme daction ; Organiser, cest--dire constituer le double organisme matriel et social de lentreprise ; Commander, cest--dire faire fonctionner le personnel ; Coordonner, cest--dire relier, unir, harmoniser tous les actes et tous les efforts ; Contrler, cest--dire veiller ce que tout se passe conformment aux rgles tablies et aux ordres donns ; cf. Henri Fayol, Administration industrielle et gnrale, op. cit., p. 5.
19
diffrentes. Le mot direction dfinit laction de celui qui indique la voie, qui impose la rgle sans
intervenir dans lexcution. Le mot gestion serait plus exact, mais il a pris en France un sens
comptable restreint de contrle de gestion, de budget. Le mot administration voque la fonction
publique et est tout imprgn de bureaucratie, synonyme de stagnation. Le mot gouvernement
voque lide de nation plus que celle dentreprise et convient donc mal. Reste donc le terme
amricain .
Lorigine du mot management est conteste. Contrairement aux ides reues, le terme
management a deux origines bien franaises : la premire rejoint le domaine militaire avec
Napolon qui disait faire tourner le mange14 ; la seconde remonte Michel de Montaigne qui
emploie le mot mnager 15 pour dsigner ceux qui manient les affaires. Ce mot a t traduit en
amricain par manager avec la prononciation que lon connat, puis cest au dbut du XXe sicle
que le mot revient en Europe, imprgn du pragmatisme amricain o la notion de management
correspond la prise en main dune situation.
Henry Mintzberg, ingnieur et professeur de management luniversit McGill de Montral, sest
aperu que le vritable travail des managers navait rien voir avec la dfinition thorique dH.
Fayol. Il crit : Si vous demandez des managers ce quils font, ils vous rpondront
vraisemblablement quils planifient, organisent, coordonnent et contrlent. Alors, observons ce
quils font. Et personne ne sera surpris de constater que leurs activits peuvent difficilement tre
dcrites au moyen des quatre mots ci-dessus . H. Mintzberg a cherch mettre un terme aux ides
reues sur le travail du manager. Il dmontre que les managers sont soumis un rythme
implacable, que toutes leurs activits sont caractrises par la "brivet" la varit et la
discontinuit et quelles sont presque exclusivement orientes vers laction et trs peu vers la
rflexion , contredisant ainsi la lgende du manager planificateur. Il dconstruit le mythe selon
lequel le travail de manager ne prsente pas de tches routinires : Le travail de gestionnaire
recouvre un certain nombre de tches rptitives comme les rites, crmonies, ngociations. Les
managers ne reoivent pas linformation passivement, ils vont la chercher eux-mmes. Ils favorisent
alors les moyens de communication verbaux, cest--dire le tlphone et les runions . Comment
le management pourrait-il tre associ une science ou une profession ? Une science implique
la formulation de procdures dtermines, analytiques et systmatiques ou de programmes. Si nous
narrivons mme pas connatre les procdures que les managers utilisent, comment nous serait-il
14 Manager cest faire tourner le mange (selon Napolon) et donc la fois prparer le terrain et les conditions dapprentissage des chevaux que lon dbourre, puis que lon entrane, pour satisfaire le cavalier ; cf. Alain Labruffe, Emmanuel Carr, Le management, Paris, AFNOR, 2006, p. 3. 15 Ceux qui manient les affaires , ou ceux qui tiennent toute sorte de mnage ; cf. Michel de Montaigne, Les Essais, Livre II.
20
possible de les dcrire dans le contexte dune quelconque analyse scientifique ? Et comment, de
mme, pourrions-nous envisager le management comme une profession si nous ne pouvons toujours
pas prciser ce que les managers apprennent ? Le manager concentre les informations
mentalement et non dans un ordinateur, do sa difficult dlguer, ce qui rend la tche aux
chercheurs difficile, quand il sagit de savoir comment le manager organise et classifie ces
informations dont le contenu est seul connu de lui. Le seul moyen d'y arriver, c'est de l'observer et
de le questionner16.
Christophe Falcoz, chercheur en sciences de gestion spcialis dans le management, compare les
cadres ancienne formule et les nouveaux cadres aussi appels managers17. Les premiers
taient reconnus pour leur comptence technique ou comptence-mtier , le modle de
lingnieur expert de son domaine tant la rfrence. Le nouveau cadre a un rle
dintermdiaire. Il est le relais entre les oprationnels et la direction. En plus des savoirs et du
savoir-faire , il doit faire preuve dintelligence sociale, qui correspond au savoir-tre . Ce type
d'intelligence constitue aujourd'hui une comptence cl, inhrente la fonction de manager. Il doit
ainsi combiner hard-skills, ou comptences techniques, et soft-skills ou comptences humaines.
Lessentiel du travail du nouveau cadre consiste manager les hommes et manager les hommes
consiste diriger, motiver et organiser les activits18. Ainsi, les rles interpersonnels dfinis par H.
Mintzberg sont aujourdhui considrs comme essentiels. Laspect relationnel de lactivit de
manager prime mme sur son aspect technique. Nous verrons dans quelle mesure la dimension
relationnelle joue sur la sant psychique des personnels des entreprises selon leur nationalit quand
cette dimension vient tre rduite.
Cette faon de manager s'apparente au management participatif qui prsente une approche
sociale o la dynamique humaine est valorise travers la recherche de la satisfaction et de la
motivation du personnel. Le courant du management participatif comprend les thories dveloppes
par le psychologue Rensis Likert, qui distingue quatre systmes de gestion (autoritaire ou
despotique, paternaliste ou bienveillant, consultatif, participatif) et donne sa prfrence au systme
participatif, tant au niveau des rsultats conomiques quau niveau de la satisfaction des hommes et
des femmes19. Le courant du management participatif comprend galement les thories de lanalyse
stratgique des organisations des sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg, les thories de
16 Henry Mintzberg, Le management, voyage au cur des organisations, ditions dOrganisation, 2005 [1989], pp. 24, 26, 27, 30, 31, 34, 35. 17 Falcoz Christophe, Bonjour les managers, adieu les cadres !, Paris, ditions dOrganisation, 2003, pp. 123-171. 18 Daniel Bollinger, Geert Hofstede, Les diffrences culturelles dans le management, Paris, Les ditions dOrganisation, 1987, p. 17. 19 Gilles Bressy, Christian Konkuyt, Aide-mmoire, Management et conomie des entreprises, op. cit. , pp. 84, 85, 221.
21
lapproche culturelle reprsentes par le professeur Edgar Henry Schein, qui sest particulirement
intress la culture dentreprise (corporate culture), reprsentes aussi par le psychologue et
anthropologue Geert Hofstede, qui a dgag plusieurs dimensions culturelles en fonction des
cultures nationales dans les entreprises internationales, et par le sociologue Renaud Sainsaulieu, qui
a travaill sur lidentit au travail20. Ces auteurs appartiennent lcole sociologique et leurs
travaux sinscrivent dans le domaine de la sociologie des organisations. Plusieurs courants en
dcoulent tels que lapproche fonctionnaliste de la bureaucratie (faisant suite aux travaux du
sociologue et conomiste Max Weber), lanalyse stratgique par le jeu dacteurs (courant reprsent
par M. Crozier, E. Friedberg), la sociologie de lidentit et de la culture dans le sens o
lorganisation est un lieu dappartenance et de socialisation (courant reprsent par le sociologue
Renaud Sainsaulieu), lanalyse de linfluence des cultures nationales et la ncessit dun
management interculturel (courant reprsent par P. dIribarne) et enfin lanalyse du pouvoir, du
contrle et de la participation (courant reprsent par lun des fondateurs de lcole structuraliste,
Amita Etzioni, pour qui les structures prdominent sur les comportements et les induisent, gnrant
ainsi les rsultats de l'organisation)21.
Les travaux raliss sur le management interculturel sinscrivent dans le courant du management
participatif de 1970 aujourdhui. Ce dernier a succd divers courants : le courant du
management directif (lcole classique) de 1900 1930 ; le courant du management par les relations
humaines de 1930 1960 ; puis le courant du management planificateur ou courant de la
contingence de 1960 197022. Aprs les annes 1960, lorganisation est pense comme un systme
ouvert, ce qui ntait pas le cas auparavant. Lenvironnement influe sur lorganisation. Il sagit donc
darriver le matriser. En effet, la dynamique interne de lentreprise est conditionne par les
facteurs externes cette dernire. Par consquent, lorganisation doit sadapter son
environnement23. Cet effort dadaptation est invitable aujourdhui dans un contexte de concurrence
internationale demandant une forte ractivit face aux volutions du march mondial. Pour J. P.
Grure, psychologue clinicien, le management participatif est la mobilisation de tous, dans et par
la culture de lorganisation, et exige un engagement consenti de la part du personnel pour atteindre
les buts dans le respect des valeurs communes 24. J. Vannereau, psychologue, crit ce propos que
les personnels participent aux objectifs de lentreprise, car ce sont les leurs [et que] la culture
semble tre le vecteur et le lieu de rencontre des logiques individuelles des acteurs et des objectifs
20 Renaud Sainsaulieu, Lidentit au travail, Presses de Science Po, 1977. 21 Luc Boyer, 50 ans de management des organisations, Paris, ditions dOrganisation, 2005, p. 77. 22 J.P. Grure, Management : aspects humains et organisationnels, Paris, P.U.F. fundamental, 1999, pp. 14-28. 23 Jean Vannereau, Les thories socio-organisationnelles, in : Contribution une approche des conceptions et des pratiques de management : le cas de cadres et dagents de matrise en formation, Thse de Doctorat, quipe de recherche : ducation et alternance, Universit Franois Rabelais de Tours, Section 70-Science de lducation, 2003, p. 65. 24 J.P. Grure, Management : aspects humains et organisationnels, op. cit., p. 25.
22
collectifs de lorganisation 25. Selon Georges Archier et Herv Serieyx dans Lentreprise du
troisime type (1984), le management participatif (ou gestion participative) la japonaise est l art
de mobiliser lintelligence de tous les membres de lentreprise au service dun projet . Il se
caractrise par des structures souples, reposant sur la concertation, autour dun projet partag26. Un
modle dorganisation horizontal en rseau supplante le modle pyramidal avec lavnement, dans
les annes 1990, de la direction participative par objectifs ou DPPO (dj propose par lingnieur
Octave Glinier en 1968 et base sur la communication et les groupes de travail27) et du
management par projet (la formalisation de la notion remonte 1917 avec Henry L. Gantt, disciple
de Frederick Taylor). Ces deux modles sont devenus les modles managriaux de la dcennie
199028. Nous verrons, travers les discours des managers interrogs chez Total, comment ces
modles managriaux fonctionnent.
Dans ce travail, on privilgiera l'emploi du concept de culture nationale pour dsigner des
groupes culturels, linstar de G. Hofstede, anthropologue, et de Christoph Barmeyer29, professeur
en sciences de gestion. Le sociologue P. dIribarne utilise la notion, au sens plus large, de culture
politique . Il crit : Les contextes dinterprtation propres chaque culture concernent tout ce
quoi les humains prtent attention. Chaque culture catgorise sa manire les aliments, lespace, le
temps, les couleurs, etc., et construit un univers de sens qui rgit chacun de ces domaines. Nos
recherches nabordent que lun dentre eux : celui qui concerne la manire dont les hommes
sorganisent pour vivre ensemble, au sein dune socit nationale comme dorganisations
particulires ; cest--dire, en prenant le terme dans le sens le plus large, les cultures politiques. En
utilisant ce terme, nous nignorons pas que la vie en socit est rgie par de multiples institutions,
politiques, juridiques, sociales. Une observation superficielle pourrait mme laisser penser que
celles-ci ont un tel poids par rapport aux murs, quil est inutile, dans ce domaine, de parler de
culture. Mais cette position nest plus tenable ds lors que lon sintresse aux questions que pose le
transfert au sein dune socit dinstitutions qui prosprent en dautres lieux. Montesquieu,
Rousseau ou Tocqueville notaient dj la difficult dun tel transfert quand il sagit de socits
politiques. Cette difficult nest pas moindre dans le cas dorganisations. Ceux qui ont t socialiss
au sein dune culture ont une manire spcifique de donner sens, jusque dans des dtails parfois trs
fins, la faon dont ils sont traits, et ragissent en consquence, bornant ainsi les fonctionnements
25 Jean Vannereau, Les thories socio-organisationnelles, op. cit., p. 78. 26 Gilles Bressy, Christian Konkuyt, Aide-mmoire, Management et conomie des entreprises, op. cit., p. 339. 27 Octave Glinier, Direction Participative Par Objectifs, Paris, ditions Hommes et techniques, 1980 [1968]. 28 Jean Vannereau, Les thories socio-organisationnelles, op. cit. 29 Il prcise dans son tude que la variable nationalit dsigne le groupe culturel des Franais et des Allemands en dpit du caractre controvers de cette appellation dans les sciences culturelles et humaines. Cest ainsi par commodit que le chercheur a dcid dutiliser ce terme gnrique, in : Christoph Barmeyer, Management interculturel et styles dapprentissage, Lvis (Qubec), PUL, 2007, p. 106.
23
dorganisation susceptibles de perdurer. Quand on considre cette dimension de la culture, il est
particulirement pertinent de parler de culture nationale (ce qui nest pas forcment le cas pour les
habitudes culinaires, vestimentaires ou musicales) 30. Le concept de culture nationale s'avre
tre ainsi le plus pertinent pour traiter du sujet de l'interculturel franco-allemand en entreprise.
On ne peut alors voquer les concepts de culture nationale ou encore d' interculturel sans
revenir au dbat franco-allemand sur la culture , notion qui ne signifie pas la mme chose de part
et d'autre du Rhin. Dans la France du XVIIIe sicle, la culture tait synonyme d ducation
lettre , de progrs universel et marquait laccs de lindividu la civilisation . En
Allemagne, la mme poque, la culture dsignait le gnie national 31. La notion de
culture renvoie en France une conception universaliste contenue dans la notion de
civilisation , alors qu'elle se rapporte en Allemagne une conception particulariste. Le droit
du sang , par exemple, constitue dans ce pays un particularisme qui dfinit la nationalit. lissue
des vnements de 1789, le terme civilisation est attribu la France et aux puissances
occidentales, la culture dsignant dornavant la nation allemande. Souffrant dun territoire
morcel et de divisions politiques, lAllemagne va chercher glorifier sa culture face lAngleterre
et la France. La culture allemande prend une signification particulariste, tendant vers la dlimitation
et la consolidation des diffrences nationales, sopposant ainsi la notion franaise universaliste de
civilisation , qui renvoie limage dune nation unifie, cette unit nationale tant depuis
longtemps acquise. Dans l'Allemagne du XIXe sicle, la culture renvoie la recherche d'une identit
allemande. Ainsi, la culture y reprsente le groupe. La notion de civilisation , l'inverse,
reprsente le stade suprieur de l'volution de l'humanit. Elle correspond l'ide d'une commune
nature de l'homme. Montesquieu crivait : Si je savais une chose utile ma nation qui fut ruineuse
une autre, je ne la prsenterais pas mon prince, parce que je suis homme avant d'tre franais (ou
bien) parce que je suis ncessairement homme, et que je ne suis franais que par hasard 32. Le XXe
sicle, quant lui, est marqu par les nationalismes des deux pays. Le contexte de guerre aiguise le
dbat idologique entre culture, telle que lentendent les Allemands, et civilisation, dans le sens
franais du terme. La volont en France de se diffrencier de lAllemagne vient expliquer la
prfrence accorde au mot civilisation plutt qu celui de culture . Lopposition
idologique entre la France et l'Allemagne, concernant le concept de culture, est ainsi profonde.
Le XIXe sicle voit merger deux disciplines scientifiques, lethnologie et la sociologie. Les
30 Philippe DIribarne, Ltranget franaise, Paris, Points, 2006 ; Philippe dIribarne et. al., Cultures et mondialisation, Grer par-del les frontires, Paris, Seuil, 2002, pp. 263-264. 31 Denys Cuche, Nouveaux regards sur la culture , op. cit., p. 11. 32 Montesquieu, Cahiers, cit par Dominique Schnapper, La France de l'intgration, Paris, Gallimard, 1991, p. 25.
24
ethnologues vont explorer deux voies partir de linterrogation suivante : comment penser la
diversit dans lunit ? La premire voie privilgiera lunit en minimisant la diversit, la seconde,
linverse, privilgiera la diversit, en dmontrant quelle nest pas contradictoire avec lunit
fondamentale de lhumanit. Cest alors un concept scientifique de la culture qui va natre pour
rpondre cette question. Le dbat franco-allemand opposant culture et civilisation est
cart. Il sagit dsormais de dcrire ce quest la culture, telle quelle apparat dans les socits
humaines et non plus de dire ce quelle doit tre. Le dbat, qui divise les diffrentes coles, porte
prsent sur la question de savoir sil faut parler de la culture au singulier ou des cultures au pluriel,
dans une acception universaliste (point de vue dfendu par le Britannique Edward Burnett Tylor33)
ou particulariste (point de vue dfendu par lAllemand Franz Boas34)35. En anthropologie, le dbat
rcurrent porte ainsi sur lopposition entre la conception particulariste et la conception universaliste
de la culture. La premire insiste sur les spcificits culturelles , la seconde, plus universaliste, se
trouve l' origine de la constitution de lanthropologie en France et en Grande-Bretagne 36. Le
prsent travail sinscrit dans une conception relativiste de la culture. D'aprs Denys Cuche,
sociologue, le dbat le plus crucial autour de lanthropologie culturelle est celui qui concerne
lapproche relativiste des cultures, qui met laccent sur la pluralit des cultures plutt que sur lunit
de la culture 37.
Le contact invitable entre cultures nous amne donc penser le monde en termes dchanges, de
mlanges, de mtissages culturels permis par les interactions entre divers modles et individus issus
de diffrents pays. Ainsi, dune vision multiculturelle du monde (cultures coexistant cte cte),
nous sommes passs une vision plus dynamique de la culture, vision que le terme interculturel
exprime bien. Le multiculturel met en effet laccent sur la diffrenciation entre les groupes culturels
dsigns par les termes communauts ou minorits alors que linterculturel vise construire
une articulation entre porteurs de cultures diffrentes38.
Le mot interculturel est dabord connu sous sa forme adjectivale. Il vient sajouter diffrentes
notions, sans constituer lui-mme un domaine particulier. Il se voit dans un premier temps interdire
sa transformation en substantif par le psychosociologue Carmel Camilleri, pionnier des recherches
interculturelles en France. Linterculturel constitue ainsi une construction par drivation de la
33 Voir Tylor et la conception universaliste de la culture , in : Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, coll. Repres, La Dcouverte, 2004 [1996, 2001], pp. 16-18. 34 Voir Boas et la conception particulariste de la culture , in : Ibid., pp. 18-22. 35 Ibid., pp. 7-16. 36 Alain Beitone et. al., Aide-mmoire, Sciences sociales, Paris, Dalloz, 2007, p. 344. 37 Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op. cit., p. 40. 38 Marie-Claude Muoz, Les pratiques interculturelles en ducation , in : Jacques Demorgon et Edmond Marc Lipiansky (dir), Guide de lInterculturel en formation, Paris, Retz, 1999, pp. 20-28.
25
langue. Devenu un domaine transversal ayant sa cohrence spcifique 39, il ne fait toutefois pas
lunanimit. On lui prfre les mots multiculturel et transculturel 40, le terme interculturel
ne rpondant pas vraiment la complexit du rel 41.
Ce nest qu la fin des annes 1980 que les termes multiculturalit et interculturalit
commencent prendre de limportance42. Et il faut attendre la fin de lanne 2008 pour que le
terme interculturalit fasse son apparition en couverture de la revue Hommes et Migrations43. Il
constitue ainsi le doublon de ladjectif substantiv interculturel et dsigne le phnomne
interculturel dans son essence. Comme le font remarquer les chercheurs Marie-Nelly Carpentier et
Jacques Demorgon, les mots ne rendent pas aisment compte de ralits qui restent dans des
tensions sans cesse volutives 44.
S'il fallait donner une dfinition exacte de l interculturel , il sagirait du produit dun contact
entre cultures diffrentes qui supposerait la cration dune nouvelle culture, laquelle quivaudrait
logiquement un mtissage culturel, obtenu par un processus appel interculturation 45. Ce
dernier rappelle un autre processus assez semblable, connu sous le nom d acculturation . Comme
le prcise D. Cuche, la notion de mtissage culturel nest quune nouvelle expression, plus la
mode, pour signifier ce que signifiait dj pleinement acculturation. La dfinition donne par les
auteurs du Mmorandum pour ltude de lacculturation de 1936, Robert Redfield, Ralph Linton et
Melville Herskovits, est la suivante : Lacculturation est lensemble des phnomnes qui rsultent
dun contact continu et direct entre des groupes dindividus de cultures diffrentes et qui entranent
des changements dans les modles (patterns) culturels initiaux de lun ou des deux groupes . Le
stade ultime de lacculturation est lassimilation. Ce stade est rarement atteint et il ne faut donc pas
confondre acculturation avec assimilation, ce qui implique pour un groupe la disparition totale de sa
culture dorigine et lintriorisation complte de la culture du groupe. Le terme
interculturation 46 semble plus pertinent dans sa construction pour illustrer le phnomne de
mtissage culturel et correspondrait la conception spcifique que Franois Laplantine et Alexis
39 Marie-Nelly Carpentier, Jacques Demorgon, La recherche interculturelle : lintrit humaine cache , in : Gina Thse, Nicole Carignan, Paul R. Carr (dir.), Les faces caches de linterculturel, De la rencontre des porteurs de cultures, Paris, LHarmattan, 2010. 40 Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire europen des philosophies, Paris, le Seuil, 2005. 41 Marie-Nelly Carpentier, Jacques Demorgon, La recherche interculturelle : lintrit humaine cache , op. cit. 42 Christoph Barmeyer, Management interculturel et styles dapprentissage, op. cit., p. 235. 43 Marie-Nelly Carpentier, Jacques Demorgon, La recherche interculturelle : lintrit humaine cache , op. cit. 44 Ibid., p. 36. 45 La notion d "interculturation", plus neutre [que celle d "acculturation"], permet dtudier les situations relles des interculturations, galitaires ou non, ainsi que leurs modalits et leur impact, que ce soit entre deux ou plusieurs groupes, deux ou plusieurs socits. Ainsi aujourdhui les grandes rgions du monde, par exemple celles de la Triade (Europe, tats-Unis, Japon) sont galit dinfluence interculturelle mme si la domination amricaine simpose encore , Jacques Demorgon, Les dynamiques dinfluence in : Jacques Demorgon, Edmond Marc Lipiansky (dir), Guide de linterculturel en formation, op. cit., p. 204. 46 Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op. cit., p. 63.
26
Nouss sefforcent de donner la notion d acculturation . F. Laplantine et A. Nouss considrent
ainsi le mtissage comme une forme particulire de mlange culturel qui contredit lopposition
homogne/htrogne et qui offre une troisime voie entre uniformisation croissante et exacerbation
des particularismes47. Cette troisime voie renverrait ainsi un entre-deux-mondes culturel ,
pour reprendre lexpression dAndrea Hettlage-Varjas et de Robert Hettlage48. Pour F. Laplantine et
A. Nouss, le mtissage, contrairement au syncrtisme, est une composition dont les composantes
gardent leur intgrit. Loin de lide de symbiose et de totalit unifie, il tire sa force de son
instabilit mme. Le mtissage nest pas la fusion, la cohsion, mais la confrontation et le dialogue,
sans cesse en mouvement . La notion d interculturation savre alors plus approprie que celles
d interculturel ou d interculturalit , qui nexpriment pas cette dimension dynamique de la
culture, pour dsigner ce processus qui se produit entre, mais aussi avec et par consquent sur les
cultures en interaction. Roger Bastide, qui soppose Claude Lvi-Strauss et sa conception de la
notion de structure quil juge trop statique, prfre les termes de structuration , de-
structuration et restructuration , qui dsignent la culture comme une construction synchronique
slaborant tout instant travers ce triple mouvement. Cest par le biais dentretiens mens auprs
de managers du groupe ptrolier franais Total que nous allons tudier ces phnomnes
interculturels en entreprise et voir en quoi une culture est mouvante, se construit et se transforme au
contact dautres influences culturelles.
Ce travail transdisciplinaire se situe au carrefour de la sociologie des organisations, des sciences de
gestion, de la psychologie des dynamiques interculturelles, de la sociologie et de l'anthropologie de
lentreprise et de la culture. La sociologie de lentreprise est une discipline qui apparat en France
dans les annes 1980 et tudie les relations entre entreprise et socit, vues sous un angle culturel
et social . Lanthropologie de lentreprise renvoie quant elle une tude descriptive. L'approche
adopte dans ce travail permet de traiter principalement des phnomnes identitaires et culturels
dans lentreprise , par ltude de la culture nationale et de la culture de lentreprise49. Il sagira de
voir en quoi le contact entre collaborateurs issus de diffrentes cultures modifie la culture de
lentreprise et pose le problme de lidentit du groupe, cette identit ntant pas fixe.
La dmarche retenue est qualitative et interprtative. Elle repose sur une tude de cas mene partir
d'entretiens semi-directifs. Il s'agit de 35 entretiens anonymes dune dure globale de 52 heures,
conduits auprs du personnel de direction du groupe ptrolier franais Total. La plupart des
47 Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op. cit., pp. 53 et 66. 48 A. Hettlage-Varjas, R. Hettlage, Kulturelle Zwischenwelten. Fremdarbeiter eine Ethnie ? , in : Schweizerische Zeitschrift fr Soziologie, vol. 10, 1983, pp. 357-403, cits par Hans Merkens, Quelle vise pour la pdagogie interculturelle ? , Jacques Demorgon, Edmond Marc Lipiansky, Guide de linterculturel en formation, op. cit., p. 19. 49 Alain Beitone et. al. Aide-mmoire, Sciences sociales, op. cit., pp. 309 et 318.
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entretiens (33) ont t raliss en juin 2010 dans les locaux de la filiale allemande de Total Berlin.
Les deux autres entretiens ont t raliss en septembre 2010 dans les locaux du sige de Total
Paris. Douze entretiens ont t conduits auprs de managers franais, 18 auprs de managers
allemands, trois auprs de managers belges (dont un francophone), un auprs dun manager anglais,
et un auprs dun manager hollandais. Les entretiens ont t conduits pour la plupart dans la langue
maternelle des managers, en allemand ou en franais. Ce choix mthodologique a t motiv par les
questions suivantes : les modles managriaux franais et allemand disparaissent-ils au contact des
pratiques managriales amricaines ? L'uniformisation des pratiques managriales est-elle la
rponse aux difficults poses par la coopration franco-allemande en entreprise ? Les cinq
managers interrogs, qui ne sont ni allemands ni franais, constituent une population intressante
car, plongs dans un environnement de travail franco-allemand, ils sont en mesure de nous faire part
de leur exprience de travail et de ce quils peroivent des relations franco-allemandes en
entreprise.
Parler de sa propre culture est difficile. C'est pourquoi les questions labores travers la ralisation
d'un guide d'entretiens ont port sur des questions prcises, les questions trop gnrales n'apportant
que des rponses strotypes50. Ainsi, demander un manager franais de dfinir ce qu'est pour lui
la culture franaise ou ce qu'il comprend par style de travail franais ne prsente pas grand intrt.
En revanche, demander ces managers de relater une exprience positive et/ou ngative d'une
interaction avec le partenaire de l'autre culture au travail, a donn des rponses intressantes qui ont
permis de constater les volutions et les constantes dans la relation de travail franco-allemande en
entreprise, mais aussi linfluence exerce par les logiques managriales amricaines sur ces styles
de travail.
Trois entretiens supplmentaires ont t effectus auprs de managers franais dont l'un est
spcialis dans le management et la communication d'entreprise, ancien cadre d'Elf Aquitaine, qui a
travaill dans le service des ressources humaines de ce groupe pendant 25 ans. Les deux autres
managers exercent des postes responsabilit, en France, dans les filiales franaises de deux
groupes allemands diffrents. Ces trois entretiens nont pas vocation tre compars ceux
conduits chez Total. Ils ont servi dexemples pour illustrer ce travail. A titre illustratif galement,
neuf questionnaires ont t recueillis : huit auprs dingnieurs franais et allemands chez Airbus
Toulouse et Hambourg, un auprs dune employe allemande dans un conseil rgional en France.
Il va de soi que ces questionnaires nont, en aucune faon, pu donner matire comparaison en
50 Philippe dIribarne, How to use ethnographical case studies to decipher national cultures , Translated from the French by Maya Putois, Fanny Salignac and Genevive Felten.
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raison de leur trop petit nombre.
Nous avons choisi le groupe ptrolier franais Total comme objet dtude en raison de son caractre
multinational, le groupe tant prsent sur tous les continents. Le choix du franco-allemand repose
sur le caractre fondateur des deux pays moteurs de lEurope que sont la France et l'Allemagne.
C'est en observant l'volution des entreprises de ces pays et les relations qu'entretiennent leurs
ressortissants entre eux, qu'il nous est possible de saisir la manire dont l'extrieur (ici les tats-
Unis) construit l'Europe. Une phrase du germaniste et sociologue Jacques Pateau a jou dans le
choix du lieu d'enqute dans lequel la grande majorit des entretiens a t ralise, savoir dans la
filiale berlinoise de Total : Il nous parut tout de suite plus judicieux de centrer ltude sur les
filiales : nos premiers contacts nous ont montr immdiatement que les maisons-mres semblaient
moins proccupes par les difficults de communication 51. La population d'tude n'a pas t
slectionne au hasard non plus. Le personnel de direction, des cadres, aussi appels managers,
constitue un chantillon intressant. Les personnes qui exercent des postes responsabilit sont
celles, en effet, qui dtiennent les informations et sont charges de les communiquer aux niveaux
subalternes. Les responsables de dpartements, directeurs et chefs de service, jouent souvent le rle
dintermdiaire, dinterface entre filiale et maison-mre.
L'analyse des donnes recueillies a t facilite par l'utilisation de l'ouvrage ralis par Laurence
Bardin sur Lanalyse de contenu52. Un certain nombre de variables a t dgag comme la
nationalit, le sexe, l'ge des managers, lexprience passe ltranger dans le cadre du travail, le
nombre de mois ou d'annes passs dans l'entreprise, le nom de l'entreprise d'origine. Un codage
thmatique a permis danalyser les donnes et ainsi de faire merger des rgularits dans les
rponses des managers interrogs. chaque rcurrence a ainsi t associ un thme. Les rsultats
obtenus ont t croiss avec ceux tirs de la littrature, ce qui a permis de valider ou d'invalider
certaines analyses et davoir ainsi une cohrence conceptuelle. Ce travail cherche mettre en
vidence un nouveau concept oprationnel, reformulant et clarifiant la relation des collaborateurs en
entreprise au sein de groupes de travail dans un contexte interculturel.
Enfin, lobjet de cette thse est de mesurer linfluence de la culture managriale amricaine sur les
pratiques managriales franaises et allemandes en entreprise, et plus particulirement dans le
groupe ptrolier franais Total. Le franco-allemand en entreprise s'accompagne de difficults
auxquelles chercheurs et consultants ont depuis plusieurs annes dj tent de remdier l'aide de
51 Jacques Pateau, Une trange alchimie, Paris, CIRAC, 2005 [1998] p. 248. 52 Laurence Bardin, Lanalyse de contenu, Paris, PUF, 1977.
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recettes dlivres lors de formations en management interculturel. Il sagit ici de voir comment
le groupe Total ragit face lintroduction de standards et valeurs amricaines dans une culture
dentreprise franco-allemande, si lon se concentre sur la filiale allemande de Total situe Berlin.
La France et l'Allemagne prsentent des modles diffrents plusieurs niveaux. Ces deux pays
divergent, par exemple, dans leur choix politiques, c'est le cas concernant la question de la sortie du
nuclaire. Ils se distinguent aussi sur le plan de l'ducation. Il est ainsi difficile de comparer des
modes de fonctionnement sous-tendus par une vision du monde renvoyant des ralits diffrentes.
La grande nation , expression si souvent entendue en Allemagne pour dsigner la France, en
rfrence la Rvolution franaise, et que les Franais ne prononcent jamais, renvoie une
conception allemande de cette priode de l'histoire53. Ces divergences, dues des visions
diffrentes du monde, sont sources de malentendus. Cest le cas concernant les modes de
communication, les styles de management, les relations interpersonnelles, mais aussi les diffrences
de perception du temps et de lespace. Ces malentendus tendent tre gomms, en apparence, dans
le contexte de mondialisation actuel, supposant une convergence des modles de management.
Quen est-il vraiment ? Les cultures communiquent et sinterpntrent . Il sagit dun
phnomne universel et constitutif des cultures ; il ny a pas, par consquent, dun ct les
cultures "pures" et de lautre les cultures "mtisses". Toutes sont des degrs divers des "mixtes" .
En outre, le groupe socialement le plus fort nimpose pas toujours son ordre (culturel) au groupe
le plus faible []. Mme le plus faible ne se trouve jamais totalement dmuni dans la confrontation
culturelle 54.
L'tude de cas portant sur le management franco-allemand chez Total a pour objet de rpondre ces
questions. Cette tude se propose ainsi de revisiter les styles de management franais, allemand et
amricain dans le contexte conomique actuel, afin d'en donner une nouvelle dfinition. C'est en
s'appuyant sur les travaux des grandes figures du management interculturel qu'il a t possible de
constater les changements et les constantes de ces diffrents styles dans le cadre du groupe ptrolier
franais Total. Cette recherche ne se contente pas de faire l'inventaire des malentendus
interculturels franco-allemands en entreprise, elle cherche montrer l'obsolescence de certains
modles de penses et la persistance de problmes inhrents la coopration franco-allemande. Il
s'agit alors de dpasser les difficults poses par ces types de malentendus. Ainsi, on se demandera
53 Propos tir de lmission radiophonique Lesprit public sur France Culture, produite par Philippe Meyer, ralise par Vronique Vila, attache dmission Mathilde Wagman. Les personnes invites : Michaela Wiegel, Jean-Louis Bourlanges, Max Gallo et Thierry Pech changent sur le sujet suivant : Le couple franco-allemand: divergences et convergences , mission diffuse le 13.11.11. URL : http://www.franceculture.fr/emission-l-esprit-public-le-couple-franco-allemand-divergences-et-convergences-2011-11-13 54 Denys Cuche, Nouveaux regards sur la culture , op. cit., pp. 6-7.
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si les pratiques managriales issues des tats-Unis, auxquelles le groupe Total doit sadapter,
constituent une solution ce niveau. La conception de la relation l'autre, la dimension
relationnelle et les interactions dans les groupes de travail ou quipes de projet, constituent des
thmes transversaux qui posent la question de lidentit, et plus prcisment dune identit
mouvante au sein des groupes de travail. Nous verrons en quoi cette identit est fluctuante et
comment les managers participent, en la transformant, sa construction.
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PREMIRE PARTIE :
L'APPLICATION DES TRAVAUX DES GRANDES FIGURES DU MANAGEMENT
INTERCULTUREL AUX ENTREPRISES FRANAISES, ALLEMANDES ET
AMRICAINES
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Introduction
Ce travail a pour fondement les travaux mens par les anthropologues amricain Edward Twitchell
Hall et nerlandais Geert Hofstede, pionniers dans ltude des relations interculturelles en
entreprise. Le premier a adopt une dmarche qualitative et a travaill partir de son exprience
personnelle, dobservations et dentretiens. Le second a adopt une dmarche quantitative, reposant
sur des statistiques. Ces chercheurs ont opt pour une approche par les dimensions culturelles ou
spcificits culturelles55. Les rsultats trouvs par G. Hofstede et le consultant Daniel Bollinger, ont
t recueillis lors dune enqute mene auprs de 116 000 cadres de la firme multinationale IBM
dans 40 pays diffrents. Cette tude a dmontr que les cultures nationales de cadres ntaient pas
assimilables la culture dun grand groupe comme IBM56. E. T. Hall et Mildreed Reed Hall57 ont
dress un portrait des cultures de travail amricaine, allemande et franaise en soulignant les
diffrences culturelles existant entre ces trois modes de fonctionnement. Pour E. T. Hall, la culture
dtermine les comportements. Ces travaux constituent une base intressante pour rendre compte en
trente ans, des volutions des modes de fonctionnement des entreprises en France et en Allemagne
et des manifestations de linfluence grandissante des tats-Unis sur les styles de management dans
les firmes multinationales en Europe. Ces approches prsentent aussi des limites. E. T. Hall et G.
Hofstede, en sappuyant sur lexprience personnelle pour le premier et sur des statistiques pour le
second, gnralisent des pratiques et des comportements de management ainsi que des formes
dorganisation dans une culture nationale donne. Le caractre gnral de ces travaux peut tre
peru comme rducteur. Il sagit pour E. T. Hall de dcrire des comportements typiques et pour G.
Hofstede, dune moyenne de valeurs dune population . La thse que dfend G. Hofstede est
certes relativiste puisque, pour lui, chaque culture doit tre apprhende dans ses spcificits ,
des moyennes chiffres ne rendent cependant pas compte de situations individuelles. Et mme si E.
T. Hall a clairement dmontr que les manires de communiquer, lors de ngociations en entreprise
notamment, ntaient pas universelles, sa dfinition de la culture comme norme de comportement
ne rend pas compte de la diversit des conduites individuelles non plus58. Cest particulirement le
cas dans ses ouvrages relatifs au monde des affaires dans lesquels il prsente des comportements
gnraux de managers sans donner dexemples concrets de situations dans lesquelles ils
55 Jean-Louis Magakian et al., 50 fiches pour aborder la gestion stratgique des ressources humaines, Paris, Bral, 2003, p. 166. 56 Marie-Nelly Carpentier, Jacques Demorgon, La recherche interculturelle : lintrit humaine cache in : Gina Thse, Nicole Carignan, Paul R. Carr (dir.), Les faces caches de linterculturel, Paris, LHarmatan, 2010, pp. 35-39. 57 Edward Twitchell Hall, Mildreed Reed Hall, Understanding cultural differences, Yarmouth (Maine), Intercultural Press, 1990. 58 Sylvie Chevrier, Le management interculturel, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2003, pp. 41, 48, 49, 60, 64.
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sappliquent59.