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ISSN 0035-2004REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

TOME 117, 2015 N°2

SOMMAIRE

ARTICLES :

Patrice Brun et al., Pidasa et Asandros : une nouvelle inscription (321/0) ................................. 371

Nathalie AssAn-LiBé, Errance guerrière et mendicité dans l’Odyssée ......................................... 411

Luis BALLesteros PAstor, Los príncipes del ponto. La política onomástica de Mitridates ......... Eupátor como factor de propaganda dinástica ............................................................................ 425

PAuL M. MArtin, Cicéron et le regnum ........................................................................................ 447

Alberto DALLA rosA, P. Silius Nerva (proconsul d’Illyrie en 16 av. J.-C.) vainqueur des .......... Trumplini, Camunni et Vennonetes sous les auspices d’Auguste .................................................. 463

CHRONIQUE

Bernard réMy et al., Chronique Gallo-Romaine .......................................................................... 485

QUESTIONS ET PERSPECTIVES

Michel reDDé, Grands et petits établissements ruraux dans le nord-est de la gaule .................. romaine : réflexions critiques ....................................................................................................... 575

LECTURES CRITIQUES

Sylviane estiot, Médaillons romains ........................................................................................... 613

François riPoLL, Les « interactions » entre Stace et Silius Italicus .............................................. 621

François KirBihLer, Le testament d’un historien : Geza Alföldy et l’histoire sociale ................. de Rome ......................................................................................................................................... 639

Comptes rendus ............................................................................................................................. 653

Notes de lecture ............................................................................................................................. 759

Généralités ............................................................................................................................. 759

Littérature / Philologie grecque et latine ............................................................................... 762

Archéologie grecque et latine ................................................................................................ 779

Histoire ancienne ................................................................................................................... 786

Histoire grecque et romaine ................................................................................................... 791

Liste des ouvrages reçus ............................................................................................................... 815

Table alphabétique par noms d’auteurs ......................................................................................... 823

Table des auteurs d’ouvrages recensés.......................................................................................... 831

comptes rendus 659

Anthropologie de l’Antiquité. Anciens objets, nouvelles approches. - Édité par p. payen et é. scheid-tissinier. - Turnhout : Brepols Publishers, 2012. - 441 p. : bibliogr., index. - (Antiquité et sciences humaines. La traversée des frontières ; 1). - ISBN : 978.2.503.54697.1.

Première parution d’une nouvelle collection aux éditions Brepols, « Antiquité et sciences humaines. La traversée des frontières », le volume édité par Pascal Payen et Évelyne Scheid-Tissinier a toutes les apparences, sinon d’un manifeste, du moins d’un ouvrage cherchant à faire date dans l’anthropologie de l’Antiquité. Cette volonté se traduit par une bibliographie finale classée. Il convient de noter également la présence de synthèses conséquentes permettant à tout lecteur et à toute lectrice de prendre une connaissance à la fois rapide et relativement approfondie des différents chapitres. L’ouvrage rassemble trois groupes d’articles, « Échanges et transferts », « Identités et représentations » et « Schémas culturels et modèles sociaux », précédés d’une introduction rédigée par Évelyne Scheid-Tissinier. Sa lecture amène à poser une question principale : qu’est-ce que l’anthropologie historique ? avec son corollaire : qu’est-ce que l’anthropologie de l’Antiquité ?

L’un des intérêts de cet ouvrage est précisément de ne pas apporter une réponse univoque à cette interrogation, mais bien d’inviter les lectrices et les lecteurs à forger leur propre articulation entre l’anthropologie et l’histoire de l’Antiquité. Toutefois, une telle réflexion ne peut faire l’économie d’un retour réflexif et critique sur l’émergence de l’anthropologie historique. Évelyne Scheid-Tissinier s’y risque la première. Elle affirme ainsi dès l’introduction que « la relation que l’histoire de l’Antiquité a nouée avec l’anthropologie est plus que centenaire puisque l’une de ses manifestations les plus anciennes est fournie par le livre à bien des égards précurseur de Gustave Glotz : La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, paru en 1904 » 1. Par « anthropologie », il faut entendre

1. p. 7.

ici « méthode comparative ». Pourtant, en ce début du XXe siècle, la science avec laquelle toutes les disciplines établies doivent dialoguer est la sociologie, celle qu’Émile Durkheim fonde dans les années 1890 2. Du reste, en 1907, commentant la leçon inaugurale de Gustave Glotz à la Sorbonne, Henri Berr ne craint pas d’affirmer au sujet de celui-ci : « Il veut être sociologue sans cesser d’être historien » 3. À sa manière et dans les termes de son temps, Émile Durkheim a pointé cette distinction dans le compte rendu qu’il a fait de l’introduction d’Eduard Meyer à la deuxième édition de son Histoire de l’Antiquité publiée en 1907 4. Il y note en effet que l’historien allemand « se propose d’y exposer sa conception de l’histoire et de l’évolution sociale en général. Il donne à cette étude synthétique le titre d’anthropologie : il entend par là la science qui étudie les lois générales de la mentalité humaine, telle qu’elle se développe dans l’histoire. Mais, comme le développement historique est essentiellement collectif, le mot d’anthropologie ne laisse pas de surprendre. Celui de sociologie paraîtrait

2. Cf. L. mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Paris 1998, notamment p. 251-520.

3. Ce commentaire a déjà été cité dans chr. pébarthe, « Une cité des sociologues ? Quelques considérations sociologiques sur la politique en Grèce ancienne. À propos du dossier "Politique en Grèce ancienne" dans les Annales H. S. S. 69, 2014, p. 605-775 », REA 117, 2015, p. 190-191.

4. É. durKheim, « L’‘anthropologie’ d’Édouard Meyer » [1910] dans : Id., Textes 1. Éléments d’une théorie sociale, Paris 1975, p. 391-399. Au sujet de cette introduction, cf. dans le volume recensé la contribution d’A. wittenburg, « Antiquité et anthropologie en Allemagne : Eduard Meyer et après », notamment p. 324-326.

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plus indiqué » 5. Il en énonce un peu plus loin la conséquence principale et son accord avec Meyer : « Ici comme ailleurs, c’est le tout [i.e. la société] qui précède les parties [i.e. les individus] et qui les conditionne » 6. Mais il n’en exprime pas moins des divergences radicales avec ce dernier. Au contraire de l’historien allemand, il défend la diversité première des sociétés humaines. Plus fondamentalement, il lui reproche de ne pas suivre jusqu’au bout les conséquences de l’ontologie du social qu’il expose au début de son livre, faute d’une connaissance précise de la « transcendance des faits sociaux » 7. L’anthropologie défendue par Eduard Meyer n’est donc pas identique à la sociologie durkheimienne.

Dès lors, derrière ce qui pourrait apparaître comme une vaine querelle terminologique, il convient de distinguer deux projets différents, engageant deux ontologies du social irréductibles l’une à l’autre 8. Il aurait sans doute fallu dans ce volume clarifier l’anthropologie dont il est question, en particulier préciser s’il ne s’agit que d’anthropologie structurale 9.

5. Ibid., p. 391 (nous soulignons ; même remarque p. 398).

6. Ibid., p. 393.7. Ibid., p. 399.8. Pour une première approche du lien

entre l’ontologie du social d’une part et les sciences sociales d’autre part, cf. chr. pébarthe, « L’innovation disciplinaire en question ou la criminologie au prisme de l’indiscipline » dans J.-ph. leresche, a. gorga éds., Disciplines académiques en transformation. Entre innovation et résistance, Paris 2015, p. 229-241. En France, il a fallu tout le talent de Claude Lévi-Strauss pour effacer la sociologie au profit de la seule anthropologie (cf. chr. pébarthe, « L’Économie antique en version française », Anabases 19, 2014, p. 65-66 et Id., « Une cité des sociologues ? », op. cit., p. 191).

9. On se reportera avec profit à ce sujet à M. bloch, L’Anthropologie et le défi cognitif, Paris 2013, en particulier p. 33-92 pour une première

Lorsque Claude Lévi-Strauss affirme que « les phénomènes sociaux [obéissent] à des arrangements structuraux », il établit une hiérarchie dans la manière d’appréhender la réalité sociale, d’autant plus que pour lui, les structures sont anhistoriques 10. Tel est en effet le postulat qu’il établit dans les Structures élémentaires de la parenté : « Chaque enfant apporte en naissant, et sous forme de structures mentales ébauchées, l’intégralité des moyens dont l’humanité dispose de toute éternité pour définir ses relations au Monde et à Autrui. Mais ces structures sont exclusives. Chacune d’elles ne peut intégrer que certains éléments, parmi tous ceux qui sont offerts. Chaque type d’organisation sociale représente donc un choix, que le groupe impose et perpétue » 11. Dès lors, tout fait social est rabattu sur la culture. « L’esquisse d’une histoire structurale des rapports entre conflit et violence en Grèce ancienne » revient ainsi à définir les manières grecques de penser la guerre et la violence, à partir des « expressions conscientes » qui permettent de saisir les

approche des débuts en anthropologie culturelle et sociale.

10. cl. lévi-strauss, « Les limites de la notion de structure en ethnologie » dans R. bastide éd., Sens et usages du terme structure dans les sciences humaines et sociales, La Hague, p. 44 (cité par P. payen, « Sur la violence de guerre en Grèce ancienne. Anthropologie, histoire et structure », p. 207 n. 22). Dans ce même article, en niant l’existence de « méta-procès », comme par exemple la Révolution française, il affiche son rejet d’une ontologie du social irréductible aux individus qui le composent. Il ne fait ainsi que reprendre de manière allusive ce qu’il avait longuement développé dans sa critique de la Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre (cf. La pensée sauvage, Paris 1962, chapitre IX « Histoire et dialectique »).

11. cl. lévi-strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris 1967, p. 108 ; nous soulignons.

comptes rendus 661

« conditions inconscientes » 12. Il n’est en outre pas toujours aisé de dénouer le lien entre subjectivité et objectivité. Dans sa contribution consacrée à la poikilia, Adeline Grand-Clément discute du rhombos (dans ce cas, losange) et affirme que « la poikilia rhomboïdale du Perse, loin d’être un simple détail vestimentaire, pourrait servir à marquer l’écart qui existe entre l’empire perse et la polis grecque » 13. Des Grecs utilisaient-ils ce motif pour consciemment signifier l’altérité – indépendamment de la présence ou non de ce motif sur les vêtements perses – ou recouraient-ils inconsciemment au motif que leur culture mettait à leur disposition pour signifier l’altérité ? Nul ne le sait. Évelyne Scheid-Tissinier propose une autre articulation des expressions conscientes avec les données inconscientes 14. Après avoir rappelé que « la colère est un phénomène social », elle définit celle-ci comme une « manifestation sociale codifiée, qui suppose la mise en œuvre d’un certain nombre de stratégies ». Programmé par ses structures mentales inconscientes, l’individu peut ainsi, par la raison, lancer l’application du programme : « des stratégies dont l’élaboration contraint l’individu à mobiliser ses capacités de réflexion, à la fois pour bien évaluer sa propre situation et pour repérer le moment et le moyen les plus propres à permettre la satisfaction de son ressentiment » 15.

Cette définition de l’anthropologie appliquée à l’Antiquité, pour laquelle nulle observation participante n’est possible, induit en outre de faire retour à la philologie, ou du moins à une certaine conception de la philologie 16. Emmanuelle Valette affirme certes

12. P. payen, op. cit., p. 206-207.13. « Poikilia. Pour une anthropologie de la

bigarrure », p. 259.14. « Du bon usage des émotions dans la

culture grecque », p. 263-289.15. Ibid., p. 282.16. Il faudrait souligner ici l’importance de la

philologie telle que Jean Bollack la concevait (cf.

que « l’anthropologie apparaît […] comme un moyen d’aborder les textes autrement, elle offre un nouveau regard et fait surgir de vraies questions, notamment sur la réception des textes dans l’Antiquité » et se réfère au comparatisme de Marcel Detienne, mais son étude du Carmen reste littéraire 17. Dans sa contribution consacrée au Lar familiaris, une divinité liée au cadre domestique, Maurizio Bettini se réclame lui de l’herméneutique défendue par Christian Gottlob Heyne (1729-1812) qui invitait à se déprendre du présent et à suivre le Geist des Altertums, l’esprit des Anciens, « première règle de l’herméneutique de l’Antiquité » 18. Il associe cette démarche à la distinction entre emic et etic, l’approche selon les catégories indigènes et l’approche selon les catégories de l’observateur savant. L’historien-ne anthropologue ne pourrait donc au mieux que recourir à des concepts « proches de l’expérience » (Clifford Geertz) du groupe humain étudié pour les articuler aux concepts des théoriciens. Le primitivisme n’est alors jamais bien loin. Par une autre voie, Nicholas Purcell parvient au même résultat comme en témoigne son recours au parallèle du bazar de Sefrou pour comprendre les transactions en Grèce et à Rome 19. L’étude que Clifford Geertz a consacré à ce bazar débouche sur la description d’une économie du bazar (bazaar economy) dont la caractéristique première est d’être un

récemment les cinq contributions publiées dans la revue Cités 59, n°3, 2014, p. 139-167).

17. E. Valette, « La voix des monuments, l’écriture du Carmen. L’élégie romaine entre histoire, littérature et anthropologie du monde romain », p. 320 et p. 321 n. 104.

18. Cité par M. bettini, « Entre ‘émique’ et ‘étique’. Un exercice sur le Lar familiaris », p. 189.

19. N. purcell, « Quod enim alterius fuit, id ut fiat meum, necesse est aliquid intercedere (Varro). The Anthropology of Buying and Selling in Ancient Greece and Rome : An Introductory Sketch », p. 92-93.

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marché imparfait 20. Autrement dit, au-delà des similitudes (individus mus par la recherche du profit, offre et demande, etc.), il existe une différence essentielle et fondatrice : la rareté de l’information. De ce fait, en raison d’un manque, la transaction ne peut être conçue que comme inscrite dans la structure sociale d’ensemble, ce qui constitue son altérité par rapport au monde contemporain 21. S’il est possible d’affirmer avec Vincent Azoulay que « les débats sont pollués par l’affrontement séculaire entre primitivistes et modernistes » en histoire économique de l’Antiquité, il n’en demeure pas moins que les parallèles ethnographiques conduisent le plus souvent à l’option primitiviste, entendue comme la mise en évidence d’imperfections antiques par rapport à des réalités ou à des concepts contemporains 22. Il n’est pas sûr que la « description au ras du sol » permet d’éviter ce biais, ou du moins une partie de ce biais 23.

Mais il est possible d’objecter que l’altérité n’induit pas à tout coup une hiérarchie lorsqu’elle constate un manque, une absence. C’est à l’évidence potentiellement le cas lorsque les objets d’étude ne sont pas liés à l’histoire économique. Cherchant à mettre en

20. Cf. par exemple cl. geertz, « The Bazaar Economy : Information and Search in Peasant Marketing », The American Economic Review 68, 1978, p. 28-32.

21. Cf. la citation de Marcel Mauss faite par Nicholas Purcell qui va dans le même sens (p. 97-98). Il devrait aller de soi que, pour le monde contemporain, l’autonomie de l’économie par rapport à la société est une prénotion, articulée avec un projet politique (cf. P. bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris 2000).

22. V. azoulay, « Du paradigme du don à une anthropologie pragmatique de la valeur », p. 36.

23. Ibid. : « restituer l’économie générale des transactions dans un espace et à un moment donnés, pour en livrer une description au ras du sol, sans rapporter mécaniquement un type d’échange à une société, à un groupe social, voire à un individu précis » (nous soulignons).

lumière le fait que l’essentiel du matériel trouvé dans les sanctuaires gallo-romains est lié à des rites de passage, reprenant ainsi une notion anthropologique majeure, Ton Derks se réclame d’une anthropologie entendue comme « technique de dépaysement » ou adoption d’un « regard éloigné » (Cl. Lévi-Strauss) 24. Il affirme que « l’utilisation des modèles anthropologiques oblige le chercheur à réfléchir sur les cadres sociaux et scientifiques ainsi que sur les traditions culturelles dans lesquels il s’inscrit » 25. Cette réflexion se réduit toutefois au constat de l’altérité, c’est-à-dire qu’elle n’engage pas la moindre objectivation du « nous-mêmes » 26. Dès lors, cette anthropologie historique prend le risque de faire reposer l’ensemble de l’étude historique sur des considérations incontrôlées au sujet du monde contemporain, ce que la sociologie durkheimienne nomme des prénotions 27. Lorsque tel est le cas, une conséquence peut être observée. Les structures universelles mises au jour finissent par ressembler à des conceptions prénotionnelles contemporaines. La notion de middle ground utilisée par Corinne Bonnet pour penser la Phénicie hellénistique sonne comme une description de réalités actuelles : « un espace de médiation, où la créativité s’exprime et où, face à un délitement du cadre de vie et de pensée traditionnel, des capacités mentales et sensibles se mobilisent par à-coups, de manière empirique et pragmatique, pour élaborer des

24. T. derKs, « Les rites de passage dans l’empire romain : esquisse d’une approche anthropologique », p. 43-75.

25. p. 74.26. Sur la critique de « nous-mêmes », cf.

M. foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Paris 2015, p. 33-70 avec l’introduction de D. lorenzini, A.I. davidson, p. 11-30.

27. Peut-on ainsi qualifier l’époque actuelle d’« époque viagra » comme le fait Ton Derks (p. 68) et, si oui, sur la base de quelles analyses ?

comptes rendus 663

compromis viables » 28. Le cas des études de genre offre un antidote efficace puisqu’il met en évidence la nécessaire articulation entre les conceptions politiques des chercheurs et des chercheuses d’une part et les résultats des recherches d’autre part, comme la contribution de Violaine Sebillotte-Cuchet le montre 29. Il pose néanmoins un autre problème, celui du choix de la conception. S’il semble raisonnable de considérer qu’« on ne peut plus penser le sexe comme un invariant biologique qui serait porteur de déterminations psychiques spécifiques » – même si l’essentialisme est loin d’avoir disparu des sociétés contemporaines –, il est beaucoup moins évident d’affirmer que « c’est toujours dans le cadre d’enjeux sociaux particuliers (dans un espace discursif particulier) que la différence des sexes est formulée. […] Chaque espace discursif, avec les pratiques qui lui sont propres, peut produire un type de représentation particulier, une logique de genre particulière » 30. Cette affirmation implique en effet de nier la réalité de la domination masculine comme structure première de la société 31. Plus fondamentalement, elle engage une ontologie du social qui est réductible aux individus qui le composent, retrouvant alors celle de l’anthropologie lévi-straussienne. Sans surprise donc, Pauline Schmitt-Pantel retrouve

28. C. bonnet, « Lorsque les ‘autres’ entrent dans la danse… Lectures phéniciennes des identités religieuses en contexte multiculturel », p. 108.

29. « Touchée par le féminisme. L’Antiquité avec les sciences humaines », p. 143-172.

30. Ibid., p. 167.31. Violaine Sebillotte-Cuchet a conclu en

ce sens dans un autre article (« Régimes de genre et Antiquité grecque classique (Ve-IVe siècles av. J.-C.) », Annales HSS 67, 2012, p. 573-603) : « Cette orientation de la recherche se caractérise par l’abandon de la problématique de la domination des femmes par les hommes, car elle se donne pour préalable l’interrogation sur la pertinence des catégories d’homme ou de femme » (p. 603).

les considérations de Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage lorsqu’elle décrit « l’historien devenu ethnologue » comme celui qui doit « expliquer la coexistence dans une même société de phénomènes et de groupes sociaux ne se situant pas dans le même temps, dans la même évolution, il doit renoncer à vouloir tout unifier selon un développement linéaire, il doit être attentif aux décalages, aux niveaux, aux vitesses différentes » 32.

En invitant à prendre conscience de l’importance du recours aux sciences sociales pour penser l’histoire de l’Antiquité, cet ouvrage collectif ouvre des perspectives qu’il importera de prolonger. Ce prolongement suppose de réfléchir aux blocages inhérents à l’histoire ancienne. Pauline Schmitt-Pantel fournit des éléments d’explication de cette situation qu’il convient de méditer : « l’approche positiviste qui fait de l’établissement et la lecture des documents les buts principaux de l’histoire, le peu de goût pour les théories en général, un manque de curiosité intellectuelle pour les recherches menées dans d’autres domaines des sciences sociales et la formation dans les études supérieures » 33. Pour autant, il ne suffira pas de convoquer quelques parallèles ethnographiques pour faire de l’histoire, fût-elle ancienne, une science sociale à part entière. Autrement dit, si « l’anthropologie historique consiste pour l’historien, sans qu’il renonce aux règles de son métier et à la tradition de son propre ‘savoir-faire’, à s’inspirer dans sa réflexion théorique et son travail empirique des problématiques, des objets, des méthodes de l’anthropologie sociale et culturelle », il faut au préalable s’entendre sur ce que social veut dire. La lecture de cet ouvrage

32. « Les mœurs des Grecs : histoire, anthropologie et politique », p. 129 (nous soulignons). Cf. cl. lévi-strauss, op. cit., 1962, notamment p. 307-308, passage dans lequel il conclut à l’inexistence de la Révolution française.

33. Ibid., p. 124-125.

664 revue des études anciennes

indique certaines directions. La première consiste dans une explicitation de l’ontologie du social engagée dans tout travail historique. Rien ne permet en effet d’affirmer que celle qui est défendue par l’anthropologie lévi-straussienne doit être acceptée sans discussion. La deuxième rappelle l’importance d’une réflexion sur le monde social dans lequel l’historien-ne travaille, ce qui a deux implications. D’abord, il s’agit de contrôler les prénotions qui gouvernent le plus souvent la mise en évidence de l’altérité des sociétés historiques étudiées, sans négliger que les notions scientifiques sont le produit et l’objet de débats dont les échos politiques ne doivent pas être sous-estimés. Ensuite, une telle réflexion doit permettre d’engager une construction de l’objet, en mettant à distance les évidences du moment, les problématiques du jour, dans lesquelles chacune et chacun baignent au quotidien. La troisième consiste à rappeler que l’écart ou l’altérité se construisent et ne se postulent pas autrement que sous la forme d’un truisme 34. Cette autre anthropologie historique dessinée à gros traits permettrait d’initier une réflexion plus large sur la possibilité d’une science sociale unifiée, autour d’une ontologie du social conçue comme le consensus initial, à partir de laquelle des découpages disciplinaires autres pourraient être pensés 35. Elle rejoindrait alors la démarche entreprise par Louis Gernet, historien certes mais aussi sociologue durkheimien 36. Jean-Pierre Vernant en a donné

34. A. grand-clément : « Assurément, les Grecs sont différents », p. 240.

35. Pour une première approche, cf. chr. pébarthe, « L’innovation disciplinaire en question ou la criminologie au prisme de l’indiscipline », op. cit.

36. fr. fruteau de laclos, « Vernant et Meyerson. Le mental, le social et le structural », Cahiers philosophiques 112, 2007, p. 9-25 a bien montré comment la dimension durkheimienne de la démarche de Louis Gernet est venue compléter la psychologie historique qu’engageait Jean-Pierre

la description suivante : « partir des réalités collectives, à tous les niveaux, en cerner la forme dense, en bien mesurer le poids social, mais ne jamais les séparer des attitudes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquels ni l’avènement, ni la marche, ni les changements des institutions ne sont intelligibles » 37.

christophe pébarthe

Vernant et dont le fondateur, Ignace Meyerson, avait marqué ses distances avec Durkheim en particulier sur le primat du social. Cet oubli de l’importance de la sociologie durkheimienne mériterait une analyse plus approfondie (il apparaît dans la contribution de Pauline Schmitt-Pantel, en particulier p. 122-123).

37. J.-P. vernant, Entre mythe et politique, Paris 1996, p. 189-190.

REA, T. 117, 2015, n°2,

COMPTES RENDUS

Unveiling Emotions. Sources and Methods for the Study of Emotions in the Greek World. - Hrsg. von A. Chaniotis, C. WitsChel. - Stuttgart : Steiner, 2012. - 490 p. : bibliogr., ill., index. - (Heidelberger Althistorische Beiträge und Epigraphische Studien, ISSN : 0930.1208 ; 52). - ISBN : 978.3.515.10226.1.

Unvelling Emotions II. Emotions in Greece and Rome : Texts, Images, Material Culture. -Edited by A. Galbois and P. DuCrey. - Stuttgart : Steiner, 2013. - 387 p. : index. - (Heidelberger Althistorische Beiträge und Epigraphische Studien, ISSN : 0930.1208 ; 55). - ISBN : 978.3.515.10637.5.

anastasia D. serghiDou (p. 657-658)

Anthropologie de l’Antiquité. Anciens objets, nouvelles approches. - Édité par P. Payen et É. sCheiD-tissinier. - Turnhout : Brepols Publishers, 2012. - 441 p. : bibliogr., index. - (Antiquité et sciences humaines. La traversée des frontières ; 1). - ISBN : 978.2.503.54697.1.

ChristoPhe PÉbarthe (p. 659-664)

Mobilität in den Kulturen der antiken Mittelmeerwelt. Stuttgarter Kolloquium zur Historischen Geographie des Altertums 11, 2011. - eV. Hrsg. - Stuttgart : Steiner, 2014. - 565 p. : ill., index. - (Geographica Historica, ISSN : 1381.0472 ; 31). - ISBN : 978.3.515.10883.6

MaDalina Dana (p. 665-669)

Le savoir des religions. Fragments d’historiographie religieuse. - Édité par D. barbu et al. - Paris : Infolio éditions, 2014. - 552 p. - ISBN : 978.2.8874.814.8.

renÉe KoCh Piettre (p. 670-675)

revue des études anciennes

L’aparté dans le théâtre antique. - Sous la direction de P. ParÉ-rey. - Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2014. - 360 p. : bibliogr., index. - (Théâtres du monde, ISSN : 2105.5270). - ISBN : 978.2.84292.419.5.

Marie-hÉlène garelli (p. 676-679)

Translatio Nummorum. Römische Kaiser in der Renaissance. Akten des internationalen Symposiums Berlin 16.-18. November 2011. - Hrsg. von U. Peter und B. Weisser. – Wiesbaden : Harrassowitz, 2013. - 360 p. : bibliogr., index, ill. - (Cyriacus. Studien zur Rezeption der Antike ; 3). - ISBN : 978.3.447.06902.1.

Jean-MarC Doyen (p. 680-686)

baDouD (N.), Le Temps de Rhodes. Une chronologie des inscriptions de la cité fondée sur l’étude de ses institutions. - München : Verlag C. H. Beck, 2014. - XII+542 p. : bibliogr., index, cartes, fig. - (Vestigia ISSN : 0506.8010 ; 63). - ISBN : 978.3.406.64035.3.

FabriCe Delrieux (p. 687-693)

Di giusePPe (l.), Euripide, Alessandro.- Lecce : Pensa Multimedia, 2013. - 219 p. : bibliogr., index. - (Proposa, teatro greco : studi e commenti ; 5). - ISBN : 978.88.6760.024.3.

Paola sChirriPa (p. 694-698)

Aristote, Métaphysique. Livre Delta. - Introduction, traduction et commentaire par R. boDÉüs et a. stevens. - Paris : Vrin, 2014. - 235 p. - (Bibliothèque des textes philosophiques). - ISBN : 978.2.7116.2496.6.

CaMille raMbourg (p. 699-701)

FranCo (C.), Shameless. The Canine and the Feminine in Ancient Greece. With a new preface and appendix. - Translated by M. Fox. - Oakland : University of California Press, 2014. - IX+294 p. : bibliogr. index. - (The Joan Palevsky imprint in classical literature). - ISBN : 978.0.520.27340.5.

ChristoPhe ChanDezon (p. 702-707)

Mili (M.), Religion and Society in Ancient Thessaly. - Oxford : Oxford University Press, 2014.-XIII+430 p. : bibliogr., index, cartes. - (Oxford Classical monographs). - ISBN : 978.0.19.871801.7.

Jean-ClauDe DeCourt (p. 708-713)

Vervaet (Fr. J.), The High Command in the Roman Republic. The Principle of the summum imperium auspiciumque from 509 to 19 BCE. - Stuttgart : Steiner, 2014. - 369 p. : bibliogr., index. - (Historia : Einzelschriften, ISSN : 0341.0056 ; 232). - ISBN : 978.3.515.10630.6.

henri etCheto (p. 714-716)

comptes rendus

le Doze (Ph.), Mécène. Ombres et flamboyances. - Paris : Les Belles Lettres, 2014. - 312 p. : bibliogr., index. - (Études anciennes, ISSN : 1151-826X : série latine ; 78). - ISBN : 978.2.251.32892.8.

ClÉMent Chillet (p. 717-718)

neChaeva (e.), Embassies - Negotiations - Gifts. Systems of East Roman Diplomacy in Late Antiquity. - Stuttgart : Steiner, 2014. - 306 p. : bibliogr., index. - (Geographica Historica, ISSN : 1381.0472 ; 30). - ISBN : 978.3.515.10632.0.

auDrey beCKer (p. 719-723)

Lieux de mémoire en Orient grec à l’époque impériale. - A. gangloFF éd.. - Bern : Peter Lang, 2013. - 395 p. : index, bibliogr., ill. - (Echo, ISSN : 1424.3644 ; 9). - ISBN : 978.3.0343.1375.9.

stÉPhane benoist (p. 724-727)

Dalla rosa (A.), Cura et tutela. Le origini del potere imperiale sulle province proconsulari. - Stuttgart : Steiner, 2014. - 362 p. : bibliogr., index. - (Historia : Einzelschriften, ISSN : 0341.0056 ; 227). - ISBN : 978.3.515.10602.3.

estelle bertranD (p. 728-730)

Massa (Fr.), Tra la vigna e la croce. Dioniso nei discorsi letterari e figurativi cristiani (II-IV secolo). - Stuttgart : Steiner, 2014. - 324 p. : bibliogr., index. - (Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge, ISSN : 1437.6032 ; 47). - ISBN : 978.3.515.10631.3.

Fabienne JourDan (p. 731-734)

MoDeran (Y.), Les Vandales et l’Empire romain. - Édité par M.-Y. Perrin. - Arles : Éditions Errance, 2014. - 302 p. : bibliogr. - (Collection « Civilisations et Cultures »). - ISBN : 978.2.87772.435.7.

Christine DelaPlaCe (p. 735-738)

bonet (V.), La pharmacopée végétale d’Occident dans l’oeuvre de Pline l’Ancien. - Bruxelles : Latomus, 2014. - 513 p. : bibliogr., index. - (Latomus ; 346). - ISBN : 2.87031.293.8.

PatriCia gaillarD-seux (p. 739-742)

Virgile, L’Énéide. - Texte établi par J. Perret. Introduction, traduction nouvelle et notes par P. Veyne. - Paris : Les Belles Lettres, 2013. - 2 vol., 343 p. + 420 p. : bibliogr., index. (Classiques en poche ; 112). - ISBN : 978.2.251.80228.2.

sÉverine ClÉMent-tarantino (p. 743-746)

revue des études anciennes

VesPerini (P.), La Philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron. Rome : École française de Rome, 2012. - 615 p. : bibliogr., index. - (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 348). - ISBN : 978.2.7283.0938.2.

Julie giovaCChini (p. 747-751)

Faustinelli (Cl.), Dall’inganno di Ulisse all’arco di Apollo. Sul testo e l’interpretazione di Lucil. 836 M. - Torino : Academia delle Scienze di Torino, 2013. - 55 p. - (Memorie dell’Academia delle Scienze di Torino, ISSN : 1120.1622 ; serie V, vol. 37, fasc. 1). - ISBN : 978.88.908669.1.3.

Pierre sWiggers (p. 752-754)

Plotin, Traité 12. II, 4. - Introduction, traduction, commentaires et notes par e. PerDiKouri. - Paris : Éditions du Cerf, 2014. - 237 p. : bibliogr., index. - (Les écrits de Plotin, ISSN : 1140.3470). - ISBN : 978.2.204.09905.9.

sylvain roux (p. 755-757)

ISSN 0035-2004REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

TOME 117, 2015 N°2

SOMMAIRE

ARTICLES :

Patrice Brun et al., Pidasa et Asandros : une nouvelle inscription (321/0) ................................. 371

Nathalie AssAn-LiBé, Errance guerrière et mendicité dans l’Odyssée ......................................... 411

Luis BALLesteros PAstor, Los príncipes del ponto. La política onomástica de Mitridates ......... Eupátor como factor de propaganda dinástica ............................................................................ 425

PAuL M. MArtin, Cicéron et le regnum ........................................................................................ 447

Alberto DALLA rosA, P. Silius Nerva (proconsul d’Illyrie en 16 av. J.-C.) vainqueur des .......... Trumplini, Camunni et Vennonetes sous les auspices d’Auguste .................................................. 463

CHRONIQUE

Bernard réMy et al., Chronique Gallo-Romaine .......................................................................... 485

QUESTIONS ET PERSPECTIVES

Michel reDDé, Grands et petits établissements ruraux dans le nord-est de la gaule .................. romaine : réflexions critiques ....................................................................................................... 575

LECTURES CRITIQUES

Sylviane estiot, Médaillons romains ........................................................................................... 613

François riPoLL, Les « interactions » entre Stace et Silius Italicus .............................................. 621

François KirBihLer, Le testament d’un historien : Geza Alföldy et l’histoire sociale ................. de Rome ......................................................................................................................................... 639

Comptes rendus ............................................................................................................................. 653

Notes de lecture ............................................................................................................................. 759

Généralités ............................................................................................................................. 759

Littérature / Philologie grecque et latine ............................................................................... 762

Archéologie grecque et latine ................................................................................................ 779

Histoire ancienne ................................................................................................................... 786

Histoire grecque et romaine ................................................................................................... 791

Liste des ouvrages reçus ............................................................................................................... 815

Table alphabétique par noms d’auteurs ......................................................................................... 823

Table des auteurs d’ouvrages recensés.......................................................................................... 831


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