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LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE Benoît Bourgine Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse 2010/4 - Tome 98pages 497 à 524

ISSN 0034-1258

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2010-4-page-497.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bourgine Benoît , « Le miracle dans la théologie fondamentale classique » ,

Recherches de Science Religieuse, 2010/4 Tome 98, p. 497-524.

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Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.

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LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

par Benoît Bourgine Université Catholique de Louvain

Que faire des miracles ? Cette question a passablement embarrassé la théologie catholique au cours des dernières décennies. Il est vrai que

l’héritage des siècles passés n’était pas simple à recevoir. Longtemps, l’apo-logétique classique a fait jouer aux miracles un rôle qu’ils ne pouvaient remplir, celui d’argument péremptoire en faveur de la foi. Les miracles font reculer les limites du possible ; cela n’autorise aucunement la théolo-gie à leur demander l’impossible. Ce faisant, les miracles ont dérivé loin de leur sens traditionnel, pourtant attesté chez les meilleurs auteurs antiques et médiévaux. Dans le contexte nouveau de la modernité, il ne suffit pas de renouer avec le meilleur de cette tradition pour être tiré d’affaire. Le rapport à la vérité s’est complexifié ; la mentalité scientifique interdit de reconduire une conception moniste de l’action divine ; l’histoire et la cri-tique littéraire imposent une rigueur d’interprétation inédite. Le traite-ment de choc de la démythologisation est loin d’avoir réglé définitivement le sort des miracles. Aujourd’hui, le travail des historiens, tel John P. Meier, rappelle le poids qu’il convient d’accorder aux miracles dans l’histoire de Jésus. Le dossier est donc à reprendre à nouveaux frais.

Le présent essai tente de confronter les lacunes de l’apologétique clas-sique aux ressources de la tradition théologique, en fonction de la situa-tion nouvelle créée par les exigences critiques de l’épistémologie moderne ainsi que par les résultats convergents des historiens. La matière ainsi déli-mitée couvre une assez large période de l’histoire de la théologie : elle remonte jusqu’au IVe siècle, l’âge d’or des Pères, et rejoint notre siècle, avec une référence particulière à l’ouvrage de Meier, qui signale peut-être – aux historiens de le dire – l’accès de la quête du Jésus historique à l’âge de la maturité ; une halte au XIIIe siècle sera requise en compagnie de Thomas d’Aquin, puis une excursion en modernité avec la naissance, le développement et la mort de l’apologétique classique entre le XVIIe et le milieu du XXe siècle, sans oublier l’étape du concile Vatican I, mais aussi la pensée philosophique, critique de l’apologétique, et surtout le renouveau

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de la pensée théologique au XXe siècle. L’étude comprend deux parties. Il s’agira dans un premier temps de présenter les lacunes de l’apologétique touchant le traitement du miracle du point de vue de la raison et de la foi (1). Que dit la philosophie, en l’occurrence blondélienne, de l’usage du miracle dans l’argument apologétique classique ? Qu’en dit l’histoire, et en particulier John P. Meier ? Qu’en dit la théologie contemporaine, par exemple Joseph Moingt ? Dans un second temps, on tentera de suivre le développement de la théologie du miracle depuis Augustin pour en repérer les jalons (2). Le premier moment relève de la théologie fonda-mentale, le second a pour dominante la théologie historique. Enfin, il conviendra de tirer les conclusions qui s’imposent concernant l’écriture d’une théologie de la vie de Jésus.

Ce plan a été choisi pour trois motifs liés les uns aux autres : 1) l’apo-logétique classique est un phénomène intimement lié à la modernité européenne. C’est en faisant droit à la spécificité de cet âge de la raison qu’apparaissent les véritables motifs de l’émergence et de l’échec de cette apologétique relativement à la question du miracle ; 2) l’examen de la tradition théologique ne doit pas être engagé sous le seul angle d’une généalogie de l’apologétique dite classique et de ses impasses. On s’expo-serait à des anachronismes en attribuant la paternité de ces déficiences à des œuvres – telles celles d’Augustin et de Thomas – qui n’en partagent pas les prémisses et appartiennent à un tout autre contexte ; on risque-rait aussi d’occulter les ressources authentiquement théologiques de ces oeuvres pour penser le miracle ; 3) en conclusion, il sera possible de rece-voir ces ressources en fonction des exigences que la raison contemporaine pose à la christologie.

Les impasses de l’apologétique classique

Sur le miracle, l’apologétique classique présente de graves déficiences au regard de l’histoire, de la philosophie et de la théologie. Il ne s’agit pas seulement de lacunes respectivement historiques, philosophiques et théologiques. Plus grave : l’argument classique sur le miracle ignore la dis-tinction des ordres de vérité qu’a instaurée la raison moderne entre ces trois instances, comme elle ignore leur juste relation. Entre les registres de l’histoire, de la philosophie et de la théologie, qui concernent direc-tement la problématique du miracle, il faut distinguer sans séparer, mais aussi faire dialoguer ces registres sans les confondre. Comme le montre Maurice Blondel, histoire et dogme n’habitent pas au même étage ; un fait d’histoire n’entre pas de plain-pied sur le terrain théologique ; pourtant les disciplines ne peuvent s’ignorer si elles veulent prendre conscience

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des limites de leurs énoncés. L’histoire en particulier ne peut substituer sa reconstruction au réel : il lui faut s’ouvrir aux points de vue qui lui échap-pent. Blondel écrit dans Histoire et Dogme :

« Le seul moyen effectif de rester légitimement chez soi, c’est d’ouvrir portes et fenêtres, vers d’autres horizons que les siens »1.

On ne s’étonnera donc pas que les critiques d’ordre philosophique adressées à l’argument apologétique rejoignent en fait celles d’un histo-rien, conscient des limites de son propos. Ainsi dans la dernière page de L’Action (1893), Blondel souligne fermement la limite de la juridiction de la philosophie : il ne lui appartient pas de « prouver la vérité réelle » du surnaturel ; cela « dépasse le domaine de la science humaine et la compé-tence de la philosophie » :

« Affirmer qu’il est, cet aveu ne vient jamais de nous seuls »2.

Cette abstention correspond à celle qu’exprime Meier :« un jugement positif affirmant qu’un miracle a eu lieu (…) va au-delà de ce que peut dire un historien prenant position précisément en tant qu’historien »3.

Seule une connaissance consciente de ses limites peut être qualifiée de critique. Voyons donc ce qu’il en est de l’argument apologétique à l’état final de son développement, après avoir brièvement rappelé sa genèse. Je présenterai ensuite les impasses de cet argument au plan respectivement de l’histoire, de la philosophie et de la théologie.

1. La genèse de l’apologétique classique (Bouillard)

Henri Bouillard a décrit avec précision l’origine de l’apologétique clas-sique, qui sévissait encore dans la première moitié du XXe siècle. Contre le déisme attaché à une religion naturelle, les prédicateurs ont commencé au XVIIe siècle à parler d’une « religion surnaturelle », censée compléter la religion naturelle. La structure de l’argument apologétique se dessine en deux temps : d’abord le traité de la vraie religion, puis le traité de l’Église. L’idée, la possibilité et la nécessité d’une révélation positive sont établies, ainsi que ses critères de validation que sont les miracles et les prophéties, avant que le fait de la révélation ne soit finalement reconnu et prouvé en

1. Maurice Blondel, Histoire et dogme. Les lacunes philosophiques de l’exégèse dans ID., Les premiers écrits de Maurice Blondel, PUF, Paris, 1956 p. 170.

2. Maurice Blondel, L’action (1893). Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, PUF, Paris, 1950, p. 492.

3. John P. Meier, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire, t. 2, La parole et les gestes, trad. Jean-Bernard Degorce, Charles Ehlinger et Noël Lucas, Cerf, Paris, 2005, p. 391.

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Jésus Christ : voici pour le traité de la vraie religion qui démontre le fait de la révélation surnaturelle en Christ. Quant au traité de l’Église, il assoit la légitimité du magistère catholique à partir de la fondation de l’Église par le Christ et les notes qui la distinguent comme conforme aux intentions du Christ. L’apologétique dite classique entre dans les Facultés de théologie au XVIIIe siècle, notamment avec l’ouvrage de Luc-Joseph Hooke4, pour ne plus connaître de changement significatif jusqu’à son extinction au milieu du XXe siècle. Le premier volet, la demonstratio religiosa, décrit la religion naturelle et la religion révélée ; le deuxième volet, la demonstratio christiana, prouve l’origine et la nature divine de la religion révélée judaïque et chré-tienne ; le troisième volet, la demonstratio catholica, identifie dans l’Église catholique le dépositaire de la révélation et de l’autorité divine.

En rejoignant le déisme sur le terrain de la « religion naturelle », les apolo-gètes protestants puis catholiques en sont venus à définir une « religion sur-naturelle » déliée de l’histoire du salut, susceptible d’être prouvée par des arguments externes : les miracles et les prophéties. Le régime de la connais-sance surnaturelle, qui sort de la juridiction de la raison naturelle, voit sa rationalité garantie de l’extérieur par ces preuves de puissance divine. D’un côté, le sens de la révélation, réduit à un ensemble de propositions à croire, est mis à distance de l’événement qui l’atteste ; de l’autre, l’événement de la révélation, qu’on se contente de garantir comme fait divin par les miracles, n’entre en ligne de compte que dans le cadre d’une démonstration histo-rique. Entre sens et histoire, la distorsion est consommée.

2. La définition du miracle dans l’apologétique classique (de Tonquédec, Michel, Fillion)

La définition du miracle dans l’apologétique classique, arrivée au terme de son développement, est délivrée, par exemple, par Joseph de Tonquédec dans la deuxième édition du Dictionnaire Apologétique de la Foi Catholique publié en 19265. Le miracle est « un argument en faveur de la religion fondée par Jésus Christ et représentée par l’Église catholique. Cet argument repose sur les deux propositions suivantes : 1° Des faits exté-rieurs et discernables peuvent se produire, qui trahissent une intervention spéciale de Dieu en ce monde et sa volonté de garantir certaines doctrines religieuses. 2° Des faits de ce genre se sont produits en faveur des doc-trines enseignées par la tradition judéo-chrétienne-catholique, – et jamais

4. Religionis naturalis et revelatae principia (1754) ; voir Henri Bouillard, Vérité du christianisme, DDB, Paris, 1989, p. 136. On consultera avec profit l’ouvrage suivant : Nicolas Brucker (éd.), Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Coll. Recherches en littérature et spiritualité, 18, Peter Lang, Berne, 2010.

5. t. 3, col. 518-578.

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en faveur d’un enseignement contraire »6. Ainsi les miracles, d’une part, sont des faits historiques discernables, qui résultent d’une intervention divine et constituent d’emblée des garanties doctrinales ; d’autre part, il n’est de miracles que catholiques, ou presque avec le savoureux qualifica-tif « judéo-chrétienne-catholique ».

Un autre exemple peut être donné avec l’article de A. Michel sur le miracle, publié dans le Dictionnaire de théologie catholique en 1929 :

« L’étude du miracle relève de la théologie en tant que le miracle démontre la crédibilité de la révélation chrétienne. Cf. 3° proposition souscrite par Bautain ; concile du Vatican, sess. III. c. III De Fide et can. 3. Ce canon nous intéresse immédiatement, car il trace au théologien la marche à suivre dans l’exposé de la doctrine catholique du miracle : “Si quelqu’un dit que les miracles ne sauraient aucunement être possibles ; et qu’en conséquence les récits qu’on en fait, même s’ils sont consignés dans la sainte Écriture, doivent être relégués parmi les fables et les mythes ; ou que les miracles ne peuvent être connus avec certitude, et que l’origine divine de la religion chrétienne ne peut trouver en eux une démonstration probante, qu’il soit anathème” (c. 1798-1799) » 7.

Chaque mot porte ; la méthode trahit l’herméneutique du concile de Michel. Les miracles qui attestent la puissance divine, comme les prophé-ties la science divine, sont seulement envisagées en tant qu’ils prouve-raient l’autorité divine dans le cadre d’une démonstration qui se prétend scientifique. Il croit pouvoir tirer du canon 3 du De Fide la division de son article sur le miracle en : 1) notion, 2) possibilité, 3) constatation, 4) valeur probante, comme si la théologie pouvait se réduire à fortifier une ligne Maginot contre l’hérésie.

Retenons l’indigence du point de vue où le miracle apparaît. Une citation d’un ouvrage d’un certain L. Cl. Fillion, reprise à la fin de son article, donne le ton général et vaut peut-être mieux que de longues démonstrations :

« En multipliant ses prodiges, Jésus prouvait qu’il était l’envoyé de Dieu et que, par conséquent, son enseignement, quelque transcendant et mysté-rieux qu’il fût parfois, pouvait être regardé comme venant aussi d’en haut. D’ordinaire, sans doute, il n’y a pas de relation immédiate, intrinsèque entre ses miracles et sa prédication ; mais cela n’était nullement nécessaire : les mêmes titres recommandaient la personne et la doctrine »8.

6. Dictionnaire Apologétique de la Foi Catholique, t. 3, col. 517.7. Dictionnaire de théologie catholique, t. 10, c. 1798-1859 (ici 1798-1799). Il se réfère large-

ment à l’article cité de Joseph de Tonquédec. Par bonheur, l’article « Jésus-Christ » du père Léonce de GrandMaiSon dans le même dictionnaire avait su donner place au sens scripturaire de témoignage.

8. Dictionnaire de théologie catholique, t. 10, col. 1856 citant L. Cl. Fillion, Les miracles de N.-S. Jésus-Christ, t. I, Étude d’ensemble, Lethielleux, Paris, 1909, p. 2.

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Au lieu d’inscrire les miracles de Jésus dans une économie comportant une unité de paroles et de signes, l’apologétique préfère les placer à dis-tance de l’enseignement de Jésus en leur assignant la fonction de garantie externe d’autorité d’une doctrine qui dépasse la raison (« transcendant et mystérieux »). On comprend pourquoi de Tonquédec et Michel9 s’éver-tuent à une réfutation plutôt laborieuse de la philosophie blondélienne.

3. La critique philosophique de l’argument apologétique (Blondel)

Dans la Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologé-tique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux (1896)10, Maurice Blondel établit l’impossibilité d’élever les faits historiques en preuves philosophiques. La raison s’accorde ici avec la foi pour soutenir l’insuffisance des faits. En soulignant l’hétérogénéité des données entre philosophie, histoire et théologie, Blondel enregistre les exigences de la pensée contemporaine, à savoir l’impossible transgression de la distinc-tion des ordres de vérité, signifiée par la modernité. Aucune discipline, aucune rationalité ne peut prétendre à une vue exhaustive du réel. La théologie en particulier a dû se résoudre dans la douleur à voir s’éman-ciper la science moderne. Aurait-on d’ailleurs prouvé le surnaturel qu’il faudrait encore asseoir la nécessité subjective d’adhérer. L’argument apo-logétique se révèle là encore trop court. La philosophie peut en revanche tenter de repérer où mène l’aspiration intérieure à la vérité et manifester, mais à titre d’hypothèse, de quelle manière le christianisme est « divine-ment humain » en comblant cette aspiration.

Dans Histoire et Dogme, le philosophe d’Aix affronte en philosophe le point critique de la relation entre histoire et théologie. Il présente les écueils de l’extrinsécisme et de l’historicisme. En substance, la preuve apo-logétique par les miracles est déclarée invalide parce qu’elle est triplement extrinsèque. D’une part, le hiatus entre signe et chose signifiée provoque

9. Pris en tenaille entre son honnêteté intellectuelle et ses scrupules d’orthodoxie, Michel ne prend pas même la peine de dissimuler son malaise. Souvent dépendant de Joseph de Tonquédec, il semble n’obéir qu’à une seule et unique exigence : montrer à l’aide de toute la Tradition qu’en accord avec les condamnations portées par le concile Vatican I, « la preuve du miracle est appropriée à l’intelligence des hommes de tous les temps, et même de l’époque actuelle ». Pourtant dans la même colonne, l’auteur contredit son assertion et reconnaît benoîtement « la part considérable de vérité » que renferment les arguments de ceux qui sou-tiennent l’inefficacité de l’argument du miracle sur les esprits contemporains qui « ont tant de prévention contre le surnaturel, que ce qui devait être une raison de croire devient sou-vent pour eux une difficulté à croire » (col. 1857). Le grand écart est osé et sans doute assez inconfortable.

10. Maurice Blondel, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux dans ID., Les premiers écrits de Maurice Blondel, op. cit., p. 5-95.

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un divorce entre le fait et le sens. La citation de Fillion plus haut l’illustre : le miracle n’est pas considéré pour ce qu’il signifie. Le miracle est réduit au rôle de caution externe. L’obsession de la preuve que (dass) Dieu a agi et parlé laisse dans l’ombre ce que (was) Dieu a fait et dit. Deuxième hia-tus, cette fois entre les registres de l’histoire et de la théologie : le miracle sort de la juridiction de l’historien et d’ailleurs il ne peut être question de transformer un constat historique en vérité théologique. Troisième hiatus : serait-on persuadé au niveau de la pensée, encore faudrait-il que notre vie se saisisse du don de Dieu. L’ordre existentiel a des raisons que la seule démonstration intellectuelle ne connaît pas.

4. La critique historique de l’argument apologétique (Meier)

Meier donne du miracle une définition théologique11 : c’est 1) un événe-ment étonnant perceptible à n’importe quel observateur, 2) qui ne peut être attribué à une force humaine ou cosmique, en tant qu’elle est 3) le résultat d’une intervention divine. Cette définition conduit de fait l’his-torien à se déclarer incompétent pour juger de l’existence d’un miracle. Pas complètement cependant, puisque l’historien peut indiquer qu’au-cune cause raisonnable n’explique un phénomène attesté et il peut établir qu’un « événement particulier a eu lieu dans un contexte religieux et que certains participants ou observateurs affirment qu’il s’agit d’un miracle, c’est-à-dire de quelque chose qui est causé directement par Dieu »12. Vis-à-vis de l’argument apologétique de la preuve par les miracles, une double mise à distance est donc à noter : la distance entre histoire et théologie que l’historien ne peut jamais franchir, d’une part, et d’autre part, la fiabilité des témoignages rapportant les miracles qui, elle, relève de l’examen his-torique. Sur ce second point, le verdict de Meier est clair, le phénomène des miracles est affecté d’un fort indice d’historicité :

« Le critère d’attestation multiple des sources et des formes et le critère de cohérence confirment de manière impressionnante le caractère historique du fait que Jésus a accompli des actions extraordinaires, reconnues comme miracles par lui-même et par d’autres »13.

Avec le critère de cohérence, Meier souligne une autre lacune de l’apo-logétique classique : il y a un accord fondamental entre la prédication du prophète Jésus et les actes de puissance du thaumaturge Jésus. Les signes commentent les discours, les miracles accomplissent la libération pro-clamée dans les prophéties d’Isaïe qui sont revendiquées par Jésus. Il ne

11. Meier, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire, t. 2, p. 389.12. Meier, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire, t. 2, p. 391.13. Meier, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire, t. 2, p. 473.

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s’agit pas encore d’une remarque d’ordre théologique ; au strict plan de l’histoire, une cohérence apparaît que l’apologétique laisse dans l’ombre :

« Dans tout cela, ce qui est remarquable, c’est que les actions et les paroles se croisent dans des sources différentes et dans diverses catégories de la critique des formes, pour former un tout qui fait sens » 14.

5. La critique théologique de l’argument apologétique (Moingt)

Après le tribunal de la raison philosophique et de la raison historique, l’argument apologétique doit comparaître devant celui de la raison de la foi, et il ne résiste pas davantage à l’examen. L’intention des récits évan-géliques rapportant les miracles n’est pas de prouver des faits mais de manifester la logique d’une histoire dont l’enjeu est la véritable identité de Jésus15. Pour résumer les impasses théologiques, je choisis de faire réfé-rence à la section intitulée « des miracles et des signes » dans le tome pre-mier intitulé « Du deuil au dévoilement de Dieu » de l’ouvrage de Joseph Moingt, Dieu qui vient à l’homme, en raison de son caractère synthétique : il dit en peu de mots ce qui doit être dit.

L’auteur sauve la particula veri de l’argument apologétique : refuser les signes c’est se mettre en dehors de l’économie de la foi. Mais il note aussi l’application contradictoire qui en est faite par cette apologétique : le même fait ne peut inviter à la foi et la garantir de l’extérieur. Jésus et les évangiles ont explicitement tourné le dos à l’orientation foncière de l’apologétique : les miracles ne sont pas là pour assurer le succès de la prédication, leur but est autre ou alors ils n’ont pas accompli leur propos ; la politique de « prestiges » qu’on prête à la sagesse divine est démentie par la déréliction de la croix et la grande discrétion autour du fait pour-tant décisif, eschatologique, de la résurrection : Dieu n’a pas cherché à « assurer le triomphe de son envoyé par des moyens de puissance » (369). Jésus a d’ailleurs fait preuve de discrétion et de réserve à l’égard de sa popularité de thaumaturge. L’apologétique classique dessine en réalité une vision réductrice de l’offre du Fils venu révéler le Père, qui ne rend pas compte de l’infini respect des libertés qu’il sollicite :

« Il faudrait enfin, et ce n’est pas le moins important, s’interroger s’il est conve-nable, s’il est digne de Dieu de lui prêter l’intention de communiquer avec les hommes par un tel mode de contrainte, qui ne s’adresse ni à leur esprit ni à leur liberté, qui n’est porteuse d’aucune parole sensée, sinon de l’injonction brutale de devoir croire ce dont ils ne peuvent pas se rendre raison »16.

14. Meier, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire, t. 2, p. 464.15. Voir par exemple Jean-Noël AleTTi, « Quelles biographies de Jésus pour aujourd’hui ?

Difficultés et propositions » dans RSR, t. 97/3 (2009), p. 397-413.16. Joseph MoingT, Dieu qui vient à l’homme, t. 1, Du deuil au dévoilement de Dieu (coll. Cogitatio

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505LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

Les miracles remplissent la fonction symbolique d’exprimer la compas-sion de Dieu à l’égard des petits. L’activité thaumaturgique de Jésus rend effective la bonne nouvelle qu’il proclame, à savoir la libération annon-cée aux pauvres dans la ligne du prophète Isaïe. Ce sont des béatitudes en actes. Ils révèlent « l’humanité de Dieu » et illustrent le « caractère humain et humanisant du Royaume de Dieu »17. Il faut enfin souligner le contexte dialogique des miracles et ainsi souligner le mode de leur pro-duction : la puissance de la foi s’y déploie. Quant aux théophanies du bap-tême et de la transfiguration, la réécriture postpascale situe en la chair de Jésus même le lieu de la gloire qui a triomphé de la mort. Pour toutes ces raisons, la théologie doit s’écarter du préjugé apologétique classique, qui peut encore ressurgir au moment d’aborder les miracles devant l’opinion sceptique.

6. Conclusion

Face au déisme puis à l’athéisme, l’apologétique classique s’est progres-sivement éloignée du centre de la Parole de Dieu, en adoptant les notions et les préjugés de ses adversaires. Elle prétend « fonder l’adhésion à la révélation hors de la révélation »18. On l’a vérifié, l’apologétique classique n’est ni assez philosophique, ni assez historique, ni assez théologique ; elle ne soutient ni le tribunal de la raison ni celui de la foi. Il lui faudrait être plus critique que ses critiques pour avoir raison d’eux, c’est-à-dire sortir d’une indistinction des ordres de vérité qui hypothèque la validité de son argumentation. L’apologétique est un phénomène moderne, lié à l’émer-gence du déisme et de l’athéisme. Pourtant le positionnement adopté par l’apologétique est prémoderne, imitant en cela l’attitude de la plupart de ses contradicteurs. Elle a cédé au même concordisme qui trahit une confusion des rationalités. L’apologétique s’empare en effet d’arguments historiques pour les faire valoir, tels quels, dans la sphère des convictions. Comme l’écrit Bouillard :

« En rigueur de termes, ce qu’on nomme la révélation divine n’est pas un fait historique, comme le prétendait l’apologétique antidéiste : elle est un sens incarné, et discerné, dans ce fait »19.

Si en définitive elle ne soutient l’examen d’aucune de ces disciplines, c’est qu’elle n’a pas enregistré l’irréductible pluralité moderne de la vérité, à savoir l’autonomie relative de chacune des sources de connais-

Fidei, 222), Cerf, Paris, 2007, p. 369.17. MoingT, Dieu qui vient à l’homme, t. 1, p. 373.18. Giuseppe Ruggieri, Nota introduttiva, in Id. (éd.), Enciclopedia di teologia fondamentale, t. 1,

Marietti, Gènes, 1987, p. xxx.19. Bouillard, Vérité du christianisme, p. 146.

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sance légitime (en l’occurrence histoire, philosophie et théologie) et la relation nécessaire que ces différents registres doivent entretenir les uns avec les autres pour parvenir à la conscience de leurs propres limites. Les différents champs ne peuvent en effet s’ignorer mutuellement sous peine de perdre du vue la relativité de leur perspective. Or au moment même où l’apologétique classique demandait à l’histoire ce qu’elle ne pouvait lui fournir, à savoir des arguments apodictiques en faveur de la foi, la théolo-gie catholique tardait à enregistrer les apports de l’historico-critique qui, eux, exigeaient impérativement d’être reçus. Aucune discipline ne peut réellement être chez soi si elle ne trouve la juste relation avec les autres dans une recherche commune de vérité, dont la synthèse nous échappe ici-bas. La véritable apologétique est la recherche d’un authentique dialo-gue entre rationalités.

Les ressources de la tradition théologique

1. Le miracle chez Augustin (354-430)

À côté des innombrables commentaires d’Écriture, deux séries de textes permettent de préciser ce qu’Augustin entend par « miracle » (miracu-lum) : ils sont tirés du De Genesi ad litteram 6, 25-29 (BA 48, p. 482-491) ; 9, 29-35 (BA 49, p. 132-145) et du De Trinitate 3, 11-21 (BA 15, p. 290-319)20.

La définition augustinienne du miracle

Le miracle se détache sur l’arrière-fond d’une théologie de la création et du gouvernement de Dieu. Augustin veut faire droit à plusieurs énoncés bibliques ; sa conception du miracle tentera de les sauver tous en s’aidant librement de notions philosophiques stoïciennes et néoplatoniciennes21.

20. BA, suivi de la tomaison, pour la collection des œuvres complètes de Saint Augustin de la « Bibliothèque augustinienne » (Desclée de Brouwer). Le De Genesi ad litteram serait écrit après 412 (BA 48, p. 28-31) et le De Trinitate, commencé vers 400, daterait pour l’essentiel des années 420 ; voir Luigi Gioia, The Theological Epistemology of Augustine’s De Trinitate (Oxford Theological Monographs), Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 2, n. 4.

21. On invoque souvent la phrase du De utilitate credendi comme définition du miracle : « J’appelle miracle quelque chose d’insolite qui excède l’attente et le pouvoir de celui qui s’en émerveille » (16, 34). Le seul critère subjectif ne suffit pas, loin de là, à rendre compte de l’usage augustinien du miracle. Inlassablement reprise, cette prétendue définition avait pourtant dès 1939 fait l’objet d’un jugement définitif, solidement argumenté, de la part de De Vooght : « Cette phrase n’est pas une définition. Elle ne nous apprend rien sur la notion philosophique du miracle, et elle ignore tout de sa fonction religieuse » ; D. P. de VooghT, « La

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Premier énoncé biblique : « Dieu a achevé le sixième jour les œuvres qu’il a faites » (Gen 2,2). La création à partir de rien se situe à l’origine exclusivement, Dieu crée toutes choses simultanément ; pour Augustin, on ne peut envisager dans le temps une action identique à l’unique creatio ex nihilo par laquelle Dieu crée le temps et toutes choses. On ferait injure à la sagesse du Créateur en laissant penser qu’il devrait s’y reprendre à plusieurs fois. Cela ne veut pas dire qu’après la création Dieu cesse d’agir. Le deuxième énoncé biblique n’est autre que la parole de Jésus en Jn 5,17 : « Mon père agit jusqu’à maintenant ». Ce verset du quatrième évan-gile avec d’autres passages comme 1 Co 3,6 (« Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance »), constituent pour Augustin le fondement scripturaire d’une « action continue par laquelle le Père maintient et régit l’universalité de la création »22. Si Dieu cesse son opération, les créatures cessent d’être : Dieu est celui qui les gouverne (rec-tor), parce qu’il est aussi celui qui les crée (conditor). Les deux statuts sont corollaires mais distincts23.

Dans les rares développements cités plus haut où Augustin traite du miracle de manière développée, il s’efforce d’être cohérent avec l’en-seignement biblique. Dans les miracles rapportés par la Bible (pluie accordée aux prières d’Élie, eau changée en vin à Cana ou conversion des pécheurs), qui ne sauraient être assimilés à une creatio ex nihilo, Dieu n’entre pas en contradiction avec la nature des êtres tels qu’ils sont sortis de ses mains au premier jour ; il opère ces faits étonnants en vertu d’une disposition déposée en eux à leur création. Les miracles ne sont donc pas des œuvres divines contre-nature, si l’on prend « nature » au sens de la création ; ils sont en revanche des interventions qui en détournent le cours ordinaire. Pour l’expliquer, Augustin recourt à la notion de « rai-sons séminales », reçue du stoïcisme et du néoplatonisme. Dieu a placé dans les créatures des raisons séminales qui se prêtent à deux sortes de développement, l’un ordinaire, selon le cours normal de la nature – la raison séminale d’un être s’identifie alors à la loi de son développement –, l’autre extraordinaire, selon une possibilité cachée déposée lors de leur création. Le miracle correspond à la mise en œuvre par Dieu de cette potentialité insolite. Contrairement à la notion stoïcienne où les raisons séminales sont purement immanentes aux êtres, la notion augustinienne

théologie du miracle chez saint Augustin », dans RThAM 11 (1939), 207. On ne saurait pour autant complètement ignorer cette définition largement reçue au Moyen-Âge, eu égard à ses effets dans l’histoire.

22. Voir De Gen. Ad litt. 4, 23 (trad. citée pour cet ouvrage : P. Agaësse et A. Solignac).23. Pour tout ceci, voir Anne-Isabelle BouTon-Touboulic, L’ordre caché. La notion d’ordre chez

saint Augustin, Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 2004, p. 182-201.

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laisse intacte la transcendance du pouvoir divin qui a la faculté de tirer des raisons séminales des effets différents du cours normal24 :

« En vertu de lois qui sont comme les sources primordiales des choses, tous les êtres qui sont engendrés commencent, croissent, finissent et disparais-sent, chacun en son temps et selon son espèce. De là vient qu’un grain de blé ne vient pas d’une fève ni une fève d’un grain de blé, qu’une bête ne vient pas d’un homme ni un homme d’une bête. Or, au-dessus de ce mouvement et de ce cours habituel des choses, la puissance du Créateur a en soi le pou-voir de tirer de tous ces êtres d’autres effets que ceux qui sont inclus en ces sortes de raisons séminales : non toutefois un effet qu’il n’aurait pas posé en ces causes à titre de possibilité, comme chose qui puisse en résulter du moins par l’intervention divine »25.

Par là, Augustin rend compte des miracles bibliques tout en restant conséquent avec l’exclusivité accordée aux premiers jours du monde pour ce qui revient à la créativité divine entendue au sens strict. Les miracles s’accordent donc avec la création. Augustin est soucieux de manifester la cohérence de la sagesse divine qui s’exprime ici et là, dans l’acte créateur comme dans l’intervention miraculeuse. Par le miracle, le rector ne fait que jouer une partition composée par le conditor.

« Car ce n’est pas par une puissance arbitraire, mais par la force de la sagesse, que Dieu est tout puissant. L’effet qu’il tire de chaque chose en temps voulu, il a au préalable posé en elle qu’il l’en pourrait tirer. (…) Dieu a mis dans les natures qu’il a créées la possibilité d’en tirer même de tels effets – car Dieu lui-même ne produirait pas, à partir de ces natures, des effets dont il aurait fixé d’avance qu’ils ne pourraient pas provenir de telles causes, puisqu’il n’est pas lui-même plus puissant que lui-même – néanmoins cette possibilité, il l’a mise en ces causes sous une forme autre que celle qui caractérise leur mouvement naturel : il l’a mise en ce qu’elles ont été créées telles que leur nature demeure en outre sous l’influence d’une volonté plus puissante »26.

Pour comprendre les miracles, Augustin part donc de la causalité natu-relle et la prend au sérieux. L’ordre de la causalité naturelle est alors mis en relation avec la causalité créatrice qui, certes, peut agir sur elle mais pas d’une manière arbitraire ou contradictoire vis-à-vis de ce que la cau-salité créatrice elle-même a inscrit au cœur du créé. Le miracle suppose dans les êtres une disposition à produire des effets déterminés en fonction

24. Selon Grant, Augustin s’inspirerait de l’interprétation platonicienne qui place les raisons séminales dans l’âme du monde ; voir Robert M. GranT, Miracle and Natural Law in Graeco-Roman and Early Christian Thought, North-Holland, Amsterdam, 1952, p. 22. auguSTin précise : « Les raisons de ces différentes manières d’être ne sont pas seulement en Dieu, elles sont aussi par lui insérées dans les choses créées et conjointes à elles », De Gen. ad litt. 9,32 (BA 49, p. 138-141).

25. De Gen. ad litt. 9,32 (BA 49, p. 138-139).26. De Gen. ad litt. 9,32 (BA 49, p. 138-141).

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509LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

d’une intervention divine dont Dieu garde l’initiative et le secret. Cette liberté souveraine de Dieu dans la conduite de la création, Augustin la voit à l’œuvre dans le mystère de la grâce par lequel Dieu justifie les pécheurs. Ce mystère est caché, non pas dans le monde, mais en Dieu. Le salut relève de ce mode d’action miraculeuse en fonction de raisons causales cachées en Dieu. La manière dont Dieu tire la femme d’Adam illustre ces différents aspects : la manière miraculeuse selon laquelle Ève est façonnée signifie le mystère de la grâce en tant que la raison en est cachée en Dieu ; pour autant la nature de la femme, déjà déterminée au sixième jour, com-portait qu’elle pût être ainsi créée, « car il ne se peut pas que Dieu fasse quoi que ce soit par une volonté changeante, contre les causes qu’il a volontairement instituées »27.

Le thème des raisons séminales met en place une hiérarchie de cau-salités. Si les raisons causales des êtres sont cachées en Dieu et dans les choses, il arrive que des causes secondes en actualisent elles-mêmes les possibilités insolites. Dans le cadre de l’administratio divine du créé, les anges et les hommes, qu’ils soient bons ou mauvais, peuvent agir sur ces causes cachées, toujours avec la permission divine. L’œuvre du médecin ou du cultivateur ou encore des magiciens de pharaon relèvent de ce type d’action, spécifiquement distinct du creare divin.

« Oui, c’est autre chose de bâtir et de gouverner la création à partir du centre du sommet de l’axe des causes – qui le fait est l’unique Créateur, Dieu – autre chose d’intervenir du dehors avec les forces et les moyens distribués par lui pour mettre au jour à tel ou tel moment, ou de telle ou telle manière ce qui est déjà créé »28.

Le miracle est donc pour Augustin une œuvre de puissance divine qui trouve sa condition de possibilité dans les raisons séminales des créa-tures, qui y ont été déposées à leur création. Si le fait miraculeux illustre la subordination du créé à la volonté du Créateur, on peut observer que pour Augustin le miracle ne relève aucunement d’un ordre surnaturel, distingué de l’ordre naturel. La compréhension du miracle fait appel à une disposition particulière des créatures qu’elles ont reçue à l’origine.

La théologie augustinienne du miracle

Quel sens religieux Augustin accorde-t-il au miracle ? Quelle place le miracle reçoit-il dans son apologétique ? Que dit-il des miracles du Christ ?

27. De Gen. ad litt. 9,34 (BA 49, p. 142-143).28. De Trin. 3,16 (BA 15, p. 304-305 ; trad. citée pour cet ouvrage M. Mellet et Th. Camelot).

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Si l’on met de côté l’évolution que reflète notamment la Cité de Dieu à la toute fin de son existence29, Augustin propose une doctrine cohérente du miracle. Utiles aux premiers temps, les miracles ont cessé d’accompa-gner les progrès de la foi. Par leur caractère insolite, ils ont certes pu tenir le sentiment religieux en alerte. Dieu a ainsi réveillé des cœurs assoupis. Mais en soi, la puissance divine est mieux attestée par le spectacle perma-nent de la nature. Le plus grand miracle, c’est la création telle qu’elle est. Une naissance ordinaire rend à la sagesse créatrice un témoignage plus éloquent qu’une résurrection : le miracle quotidien des naissances est plus grand qu’un retour à la vie. L’union hypostatique elle-même n’offre pas plus de difficulté à comprendre que l’union de l’âme et du corps en toute personne :

« On demande comment Dieu s’est uni à l’homme de façon à ne faire qu’une personne dans le Christ ; ceux qui veulent que nous leur expliquions cette union qui a dû ne s’opérer qu’une seule fois, devraient bien nous expliquer une autre union qui s’accomplit tous les jours, celle de l’âme et du corps, de façon à ne faire qu’une personne dans l’homme »30.

Il n’a pas de mal à admettre des miracles de païens ou de donatistes, mais c’est pour les attribuer au démon. Il lui arrive de rappeler Mc 13,22 : « De faux messies et de faux prophètes se lèveront et feront des signes et des prodiges pour égarer, si possible, même les élus ». Réticent à y voir une preuve du christianisme, Augustin appelle à la prudence vis-à-vis d’une réalité essentiellement ambiguë puisqu’elle peut tout aussi bien annoncer l’Antéchrist.

Si Augustin n’invoque pas les miracles en faveur du christianisme auprès de ses contemporains, il s’efforce de découvrir le sens des miracles bibliques, et en particulier ceux du Christ, pour le profit des croyants. Indifférent à leur caractère prodigieux, il s’attache à leur valeur de signe dans une veine johannique.

« En effet, puisque le Christ est la Parole de Dieu, un acte même de la Parole est pour nous une parole. Ce miracle dont nous avons entendu dire à quel point il est grand, cherchons donc à découvrir à quel point il est profond ; ne nous réjouissons pas seulement de son apparence extérieure, scrutons encore sa profondeur, car ce prodige dont nous admirons les dehors porte au-dedans de lui un enseignement »31.

Son exégèse s’efforce de pénétrer le sens des différents éléments qui entourent le miracle, en les interprétant allégoriquement. La mission

29. Voir D. P. De VooghT, « Les miracles dans la vie de saint Augustin », dans RThAM 11 (1939) 5-16. Vers 426, Augustin se convainc que des miracles se produisent encore de son temps en Afrique et en tire argument en faveur de la foi.

30. Ep. 137, 11 (tr. fr. citée : Œuvres complètes de saint Augustin, t. 2, Épinal, 1804, p. 284).31. Io. eu. tr. 24,2 (BA 72, p. 408-409 ; trad. citée pour cet ouvrage M.-F. Berrouard).

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511LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

des miracles est de transmettre un message venant de Dieu ; hors de cette fonction, on ne peut en parler comme « des miracles et des signes »32. Le ministère du prophète l’accomplit aussi sûrement que celui des Anges, même si celui-là n’a pas le merveilleux de celui-ci. Là encore, Augustin établit un lien entre le miracle et le sens qu’il porte, en relativisant autant que possible le merveilleux qui l’entoure.

« Entre le fait de l’ange et celui de l’homme la marge est grande. L’un prête et à l’admiration et à la réflexion. L’autre à la réflexion seulement. Ce qu’il y a à comprendre en l’un et en l’autre, c’est peut-être bien la même chose, mais les faits qui donnent à réfléchir sont différents. C’est comme si le nom du Seigneur était écrit à l’or et à l’encre. L’un est plus précieux, l’autre moins, mais dans les deux cas la signification est identique »33.

Le miracle est donc constamment ramené à la mesure de sa significa-tion religieuse : rappeler l’action continue de Dieu, transmettre sa Parole, signifier le mystère du Christ. Notons enfin qu’Augustin traite du miracle hors de toute distinction entre ordre naturel et ordre surnaturel.

2. Le miracle chez Thomas d’Aquin (1225-1274)

Les commentaires scripturaires constituent un lieu essentiel où s’éla-bore la doctrine des miracles de l’Aquinate. Dans les grands traités, il faut signaler plus particulièrement les chapitres 98 à 102 du troisième livre de la Somme contre les Gentils, ainsi que trois endroits de la Somme théologique : dans la Prima pars, la question du gouvernement divin, et surtout la ques-tion 108, articles 6 à 8 en particulier ; dans la Seconda secondae, la ques-tion 178 sur les charismes des miracles ; dans la Tertia pars, les questions 43 et 44 sur les miracles du Christ.

La définition thomasienne du miracle

La question du miracle relève d’abord chez Thomas d’un problème métaphysique : comment penser l’action divine en relation avec le créé ? Il commence par démontrer la possibilité et la convenance des miracles par des arguments rationnels avant d’en vérifier la correspondance avec les miracles chrétiens. Pour ce faire, Thomas d’Aquin s’inscrit dans le mou-vement de réception d’Aristote. Les solutions ne sont pas évidentes ; c’est

32. Voir De Trin. 3,19 (BA 15, p. 310-311) : « Tout différents sont ces phénomènes qui appar-tiennent aussi au monde corporel, mais qui ont la mission de transmettre à nos sens quelque message divin. C’est ce qu’on appelle à proprement parler des miracles et des signes ».

33. De Trin. 3,20 (BA 15, p. 312-315).

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même un tour de force que de rendre les miracles pensables à l’intérieur de l’héritage aristotélicien où le premier moteur ne dispose évidemment pas de la nature qu’il n’a pas créée. Le contexte est d’ailleurs polémique avec les condamnations de la hiérarchie parisienne en 1270 et 1277 à l’égard des aristotéliciens radicaux, comme François Pouliot le rappelle dans sa récente monographie sur La doctrine du miracle chez Thomas d’Aquin (Paris, 2005). En effet les professeurs de philosophie de la Faculté des Arts, aux premiers rangs desquels Siger de Brabant et Boèce de Dacie, optent pour une réception drastique d’Aristote au point de compromettre l’intelligence d’une vision chrétienne du réel au plan de la rationalité philosophique. Cela concerne notre propos puisque certaines thèses de ces Artiens rendent le miracle philosophiquement impensable : Dieu ne connaîtrait pas les singuliers ; le monde serait ce qu’il est depuis toujours ; Dieu agirait sur le monde par des intermédiaires et par nécessité.

Pour sortir de l’impasse, Thomas d’Aquin s’inspire de la solution retenue par Alexandre de Halès, Bonaventure et Albert le Grand en s’appuyant sur la notion de puissance obédientielle (potentia obedientiae, potentia obedientia-lis). La nature est conçue comme une somme de puissances actives et pas-sives. Dieu est puissance active comme Créateur et Providence. Les créatures ont une capacité de recevoir du premier agent tout ce qu’il lui plaît d’opé-rer, dans la mesure où cela n’entre pas en contradiction avec la nature de cet être. Outre sa capacité ordinaire menée à l’acte par l’action d’un agent naturel, la créature peut donc être portée par le premier agent, Dieu, au-delà de ce qu’elle est normalement. La puissance obédientielle, propriété immanente à toute créature qui la rend continuellement malléable aux mains de son Créateur, est le concept philosophique permettant de rendre intelligible la possibilité du miracle. Contre le fidéisme des Artiens, Thomas adopte ainsi une solution qui maintient la raison de la foi. Cela ressemble en fait à une transposition en clef aristotélicienne des raisons causales augus-tiniennes34. Chez Augustin comme chez Thomas, le souci est de respecter la consistance du créé d’une manière qui ne porte pas ombrage à la liberté de Dieu d’intervenir dans sa création. Cette liberté divine ne saurait tour-ner à l’arbitraire, ce qui serait le cas si l’on opposait Dieu avec lui-même, Dieu en tant qu’il crée le monde et Dieu en tant qu’il le régit. Il faut penser une altération des lois de la nature, qui ne leur fait pas violence. Pour la même raison, Thomas refuse d’interpréter la Transfiguration ou la gloire du Ressuscité en fonction de caractéristiques inhérentes à la réalité, comme le font certains théologiens ; il préfère y voir des traits extraordinaires dus à l’action miraculeuse. Ou encore Thomas d’Aquin accordera à la causalité

34. C’est aussi l’avis de François PoulioT, La doctrine du miracle chez Thomas d’Aquin : Deus in omnibus intime operatur, Vrin, Paris, 2005, p. 72.

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513LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

instrumentale un rôle dans la production des miracles de manière à valori-ser autant que possible la nature créée en son ordre.

Une définition du miracle intervient en ST I, q. 110, a. 4, resp. (Les anges, bons ou mauvais, peuvent-ils faire des miracles ?) : « Un fait est un miracle s’il se produit en dehors de l’ordre de toute la nature créée. (…) Dieu seul peut faire des miracles » ; « aliquid dicitur esse miraculum, quod fit prae-ter ordinem totius naturae creatae. (…) solus Deus miracula facere pos-sit ». L’affirmation indique la spécificité du miracle : Dieu agit au-delà de toutes les causes secondes. Dieu produit immédiatement un effet qui est habituellement causé par une créature.

Il faut noter une évolution dans la perception des miracles dans l’œuvre de Thomas. Dans le De potentia écrit en 1265/1266, il adopte une classifi-cation à trois termes : le miracle est soit au-dessus de la nature (supra natu-ram), soit contre l’ordre de la nature (contra naturam), soit en dehors de l’ordre naturel (praeter naturam)35. Lorsque le miracle est contra naturam, il suit Augustin pour préciser que Dieu ne saurait aller contre l’intention qui préside au gouvernement du créé. D’ailleurs dans la Prima Pars de la Somme théologique écrite en 1267/1268 et dans les œuvres ultérieures, la catégorie contra naturam a disparu en fidélité à l’héritage augustinien (comme en ST I, q. 105, a. 6, resp.).

La définition donnée dans le traité du gouvernement divin reste cepen-dant insuffisante. Dans les commentaires d’Écriture comme dans la Seconda secondae et dans la Tertia pars, Thomas insiste sur la finalité du miracle, à savoir l’attestation de la vérité.

« Les vrais miracles, au contraire, ne peuvent se faire que par la puissance divine : Dieu les produit pour l’utilité des hommes. Et cela pour deux fins : 1° pour confirmer la vérité prêchée ; 2° pour montrer la sainteté d’un homme que Dieu veut proposer en exemple de vertu »36.

Thomas insiste pour faire de cette cause finale un élément constitutif du miracle :

« Dans les miracles, il y a deux choses à distinguer : 1° L’action elle-même (id quod fit) qui dépasse les forces de la nature ; c’est ce qui fait donner aux miracles le nom de ‘vertus’. 2° Le but (id propter quod) des miracles, qui est de manifester quelque réalité surnaturelle ; à ce point de vue, on les appelle généralement des ‘signes’ »37.

Les miracles sont donc accomplis pour Thomas dans l’unique but de manifester la grâce, ce « quelque chose de surnaturel ». Dieu ne déroge à

35. De potentia q. 6 a. 2 sol. 336. ST IIa IIae q. 178 a. 2 rép. traduction dans ThoMaS D’Aquin, Somme théologique, t. 3, trad.

A.-M. Roguet, Cerf, Paris, 1985, p. 1011.37. ST IIa IIae q. 178 a. 1 ad 3, trad. dans ThoMaS D’Aquin, Somme théologique, t. 3, p. 1011.

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l’ordre naturel que pour un bien se situant à un ordre plus élevé. Les tho-mistes ont d’ailleurs adopté une distinction terminologique qui exprime cette subordination du miracle à l’ordre surnaturel : il y a un surnaturel quant à son mode de production (quoad modum productionis) pour désigner le miracle, et un surnaturel quant à sa substance même (quoad substantiam) pour qualifier la grâce sanctifiante à laquelle est ordonné le miracle38.

Tout en indiquant que les miracles font partie des dons gratuits ou cha-rismes, Thomas d’Aquin souligne le rôle des miracles dans la connaissance de foi :

« Il est naturel à l’homme de saisir la vérité intelligible au moyen des effets sensibles. C’est ainsi que l’homme, conduit par sa raison naturelle, peut par-venir à une certaine connaissance de Dieu par le spectacle de la nature ; de même, à la vue de certains effets surnaturels qu’on appelle miracles, il sera amené à une connaissance surnaturelle des vérités à croire »39.

La théologie thomasienne du miracle

Deux points sont à examiner : les miracles, et ceux du Christ en particu-lier, comme invitations à croire ; l’Incarnation comme miracle des miracles et clef de voûte de la théologie du miracle.

« Les Juifs demandent des miracles et les Grecs recherchent la sagesse » (1 Co 1,22). Les miracles et l’enseignement sont pour Thomas d’Aquin les voies menant à l’adhésion de foi, mais ils ne sont absolument pas suffisants car l’assentiment de foi est le don de Dieu, agissant par sa grâce :

« Deux conditions sont requises pour la foi. L’une est que les choses à croire soient proposées à l’homme, et cette condition est requise pour que l’homme croie à quelque chose d’une manière explicite. L’autre condition requise pour la foi est l’assentiment du croyant à ce qui est proposé. Quant au premier point, il faut nécessairement que la foi vienne de Dieu. Car les vérités de foi dépassent la raison humaine. Aussi ne sont-elles pas connues par l’homme si Dieu ne les révèle. (…) Quant à la seconde condition, qui est l’assentiment de l’homme aux choses de la foi, on peut considérer une double cause. Il en est une qui de l’extérieur induit à croire : ce sera par exemple la vue d’un miracle ou l’action persuasive d’un homme qui exhorte à la foi. Ni l’une ni l’autre de ces deux causes n’est suffisante ; car, parmi ceux qui voient un même miracle et qui entendent la même prédication, les uns croient et les autres ne croient pas. Voilà pourquoi il faut admettre une autre cause, intérieure celle-ci, qui meut l’homme à adhérer aux vérités de foi. (…) lorsqu’il adhère aux vérités de foi, l’homme est élevé au-dessus de sa

38. Voir les précisions de Jean-Pierre Torrell, « Éléments pour une théologie du miracle (Q. 43-44) » dans Id., Encyclopédie. Jésus le Christ chez saint Thomas d’Aquin, Cerf, Paris, 2008, p. 1152.

39. ST IIa IIae q. 178 a. 1 rép. trad. dans ThoMaS D’Aquin, Somme théologique, t. 3, p. 1010.

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515LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

nature ; il faut donc que cela vienne en lui par un principe surnaturel qui le meuve du dedans, et qui est Dieu. C’est pourquoi la foi, quant à l’adhésion qui en est l’acte principal, vient de Dieu qui nous meut intérieurement par sa grâce »40.

On entend ici l’argumentation qui sera proposée par la constitution dogmatique sur la foi catholique Dei Filius du concile Vatican I, en fonc-tion de son contexte propre. Les miracles jouent indéniablement un rôle dans l’accès à la foi, mais ce rôle est second au regard de la motion inté-rieure venant de Dieu par laquelle celui-ci élève le croyant au-dessus de sa nature. Mentionnons quelques affirmations de Thomas dans les deux questions consacrées dans la Somme théologique aux miracles du Christ (ST IIIa q. 43-44). Le Christ fait des miracles pour manifester qu’il est Fils de Dieu et que sa doctrine surnaturelle vient de Dieu (q. 43, art. 1) ; il les accomplit par la puissance de sa nature divine, sa nature humaine faisant office d’instrument de sa nature divine (q. 43, art. 2) ; il fait ainsi voir la divinité de sa personne et de sa doctrine (q. 43, art. 3). Dans la question 44, il détaille les différentes catégories de miracles selon qu’ils sont opérés sur les substances spirituelles (q. 44, art. 1), sur les corps célestes (q. 44, art. 2), sur les hommes (q. 44, art. 3) et sur des créatures dépourvues de raison (q. 44, art. 4). Il y souligne l’ordination des miracles au salut de l’humanité et à la reconnaissance du Christ comme « Sauveur universel et spirituel » (« universalem et spiritualem omnium salvatorem », q. 44, art. 3, rép.).

Thomas n’est pas explicite sur les miracles comme signes eschatolo-giques du Royaume. On peut regretter à la suite de Jean-Pierre Torrell que Thomas ne considère à aucun moment les guérisons, pour lui des minora miracula, comme des anticipations du Royaume de Dieu d’où toute larme est bannie. Il y voit seulement des signes de la guérison de l’âme. La dimension eschatologique est cependant présente à propos de la Transfiguration.

Pour Thomas, il est deux types de miracles : les miracles cachés qui sont objets de foi (de quibus est fides), et les miracles manifestes qui confirment la foi (ad fidei comprobationem)41. Il cite l’enfantement virginal, la résur-rection du Christ et la présence réelle dans l’eucharistie pour le premier type ; dans le second il s’agit de l’accueil dans la foi des mystères du Christ. On voit l’ampleur des significations couvertes par le miracle chez Saint Thomas. Peut-on proposer un principe ordonnateur ?

Dans une étude récente, Gilles Berceville a attiré l’attention sur une expression que l’on rencontre cinq fois chez Thomas : la désignation de

40. ST IIa IIae q. 6 a.1 trad. dans ThoMaS D’Aquin, Somme théologique, t. 3, p. 59.41. ST IIIa q. 29 a.1 ad. 2.

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l’Incarnation comme le « miracle des miracles », auquel tous les miracles sont ordonnés.

« L’incarnation du Verbe est le miracle des miracles, comme disent les saints, parce qu’il est le plus grand de tous les miracles, et à ce miracle tous les autres sont ordonnés » (De potentia q. 6, a. 2, ad 9)42.

Une chose est sûre : Augustin n’est pas un des saints auxquels Thomas fait allusion : on se rappelle que pour lui l’union hypostatique est moins étonnante que l’union de l’âme et du corps en toute personne humaine. Pour Thomas en revanche,

« Parmi les œuvres divines, c’est [le mystère de l’Incarnation] assurément celle qui dépasse le plus la raison. On ne peut en effet rien penser de plus étonnant venant de Dieu : le vrai Dieu, le Fils de Dieu, est devenu vrai homme. Comme c’est là la plus étonnante de toutes choses, tous les autres miracles sont orientés vers la foi en elle, puisque ‘dans chaque genre, le maximum semble être la cause de tout le reste’ [Arist., Mét., I, 993b24-26] »43.

Selon le principe de la « causalité du maximum » en effet, le plus grand dans un genre est cause des autres réalités en ce genre. Pour Gilles Berceville, l’Incarnation est la clef de voûte de la théologie du miracle chez Thomas. Ce qui lui semble à proprement parler miraculeux est l’as-somption de la nature humaine par le Verbe de Dieu. La structure méta-physique du Christ dans laquelle le sujet divin préexiste à la nature qu’il assume est une dérogation à l’ordre naturel d’une personne humaine. Selon Berceville, il faut y voir l’effet du ressourcement patristique et conci-liaire auquel Thomas s’adonne entre 1259 et 1268 lors de sa régence romaine. Après lui et pour longtemps, les textes conciliaires ne seront pas au centre de la réflexion. Cependant on peut penser avec Jean-Pierre Torrell qu’une évolution se fait jour là encore dans le propos de Thomas, puisqu’il en vient à affirmer que l’Incarnation est à l’étroit dans la catégo-rie du miracle. À propos de la conception du Christ, après avoir établi la distinction entre miracles cachés qui sont objets de foi et miracles mani-festes pour la confirmation de la foi, il écrit :

« Il n’est pas requis qu’il [le mystère de l’Incarnation] soit un miracle parmi les plus grands, comme ceux qui doivent confirmer la foi, mais qu’il soit le mieux accordé à la sagesse divine et le plus profitable au salut de l’homme, ce qui est requis de tous les objets de foi »44.

Il semble que Thomas préfère voir dans l’Incarnation un mystère plus qu’un miracle. Jean-Pierre Torrell y voit à juste titre un progrès sensible de sa pensée.

42. « Incarnatio Verbi est miraculum miraculorum, ut sancti dicunt, quia est majus omnibus miraculis, et ad istud miraculum omnia alia ordinantur ».

43. ThoMaS D’Aquin, Somme contre les Gentils. Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des infidèles, Livre IV, La révélation, trad. D. Moreau, ch. 27, Flammarion, Paris, 1999, p. 183.

44. ST III q. 31 a. 1 ad 2 trad. dans ThoMaS D’Aquin, Somme théologique, t. 4, 1986, p. 236.

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517LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

Conclusion

Sur la force probante du miracle, la réponse est nuancée. D’un côté, Gilles Berceville oppose le point de vue augustinien, qui n’accorde au miracle qu’un rôle très secondaire, au point de vue de Thomas d’Aquin selon lequel :

« Le phénomène miraculeux s’impose à l’attention des plus sages comme un argument tout à fait probant, et en définitive le seul au regard de la pure raison, de l’origine divine de la prédication chrétienne »45.

Le miracle n’est certes ni nécessaire ni suffisant ; il n’en constitue pas moins vis-à-vis des croyants comme des incroyants une condition de la rationalité de la foi. La Somme contre les Gentils indique que la Sagesse de Dieu « a manifesté sa présence et la vérité de son enseignement et de son inspiration par des preuves convenables, en montrant de manière visible, pour confirmer ce qui dépasse la connaissance naturelle, des œuvres qui surpassent les capacités de la nature tout entière »46. D’un autre côté, Jean-Pierre Torrell est enclin à souligner « le rôle somme toute limité du miracle dans l’accès à la foi chrétienne ». Torrell se place alors en aval de l’œuvre de l’Aquinate pour constater que la question des miracles n’est pas une question étroitement apologétique pour Thomas comme elle l’est devenue dans la théologie fondamentale classique.

« Thomas est certes loin de le minimiser, mais il se garde aussi de l’isoler à la manière d’un argument massue, si l’on ose dire, comme ont pu le faire à certaines époques des apologètes pressés, et il le replace dans un ensemble où la liberté et l’intériorité de l’acte de foi gardent la place dominante qui leur revient »47.

Pour Torrell, il faut clairement critiquer l’usage des miracles dans l’apo-logétique classique à partir du point de vue de Thomas qui ordonne le fait miraculeux à plus grand que lui, à savoir le messager ou le message à accré-diter, la foi à susciter. Aucun prodige n’a sa fin en lui-même ; les miracles en christianisme signifient en relation avec l’événement du Christ.

Il est clair en tout cas que le miracle pour Thomas recouvre une polysé-mie qui cadre mal avec la définition de l’apologétique classique, à savoir le fait perceptible aux sens qui s’offre comme une injonction à croire. La polysémie du miracle chez Thomas rend assez difficile une présentation

45. Gilles Berceville, « Les miracles comme motifs de crédibilité chez Thomas d’Aquin » dans Mélanges de sciences religieuses, t. 53, 1996, p. 54. Du même auteur on consultera les résultats de sa thèse résumés dans l’article suivant : « L’étonnante Alliance : Évangile et miracles selon saint Thomas d’Aquin », RT 103 (2003) 5-74.

46. ThoMaS D’Aquin, Somme contre les Gentils. Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des infidèles, Livre I, Dieu, trad. C. Michon, ch. 6, Flammarion, Paris, 1999, p. 151.

47. Torrell, « Éléments pour une théologie du miracle (Q. 43-44) », p. 1163.

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synthétique et des conclusions univoques. Miracles cachés ou miracles manifestes, leur situation vis-à-vis de la foi et du mystère du salut est diffé-rente. Par miracles, sont englobés la mort et la résurrection du Sauveur, l’enfantement virginal, l’eucharistie, tout autant que les miracles accom-plis par le Christ pendant son existence. La cohérence est à trouver dans la catégorie du surnaturel, et plus précisément dans le double réquisit de la définition du miracle : un acte de puissance divine qui dépasse les forces naturelles, d’une part, la visée d’un profit surnaturel, d’autre part. Ainsi la propre mort du Christ qu’il « se donne » par un acte de volonté en tant que Fils de Dieu est à la fois un acte de puissance divine, selon la parole de Jn 10,17-18 (« Je donne ma vie pour la reprendre. On ne me l’ôte pas ; je la donne de moi-même »), et le signe inclinant à la foi, selon l’interprétation que Thomas propose de la mort du Christ et la confession du centurion au pied de la croix dans l’évangile de Marc (15,39) : « Voyant qu’il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de lui, s’écria : ‘Vraiment cet homme était fils de Dieu !’ ».

Chez Thomas, la place des miracles dans l’accès à la foi n’est pas négli-geable ; la capacité de faire des miracles est subordonnée comme à sa fin à la vie selon Dieu, et donc par là relativisée :

« Magnum est facere miracula, sed maius est virtuose vivere » (In Matth. 10, lect. 1, n° 819).

Une question se pose : dans la dérive de l’apologétique classique, l’hé-ritage de Thomas invoqué par elle peut-il être mis en cause ? Peut-on en faire remonter la paternité à l’œuvre de l’Aquinate ? En arrière-fond du raisonnement, revient en effet la question 43, article 1 de la tertia pars de la Somme théologique selon laquelle

« les vérités de foi dépassent la raison humaine et ne peuvent être prouvées par des raisonnements humains ; elles doivent être prouvées par l’argument de la puissance divine, afin que, lorsqu’un homme accomplit des œuvres que Dieu seul peut faire, on croie que ce qu’il dit vient de Dieu. Ainsi, lorsque quelqu’un présente une lettre marquée par le sceau royal, on croit que son contenu procède de la volonté royale »48.

Pourtant on notera que la polysémie du miracle dans l’œuvre de Thomas d’Aquin est abandonnée au profit des seuls miracles extérieurs. La reprise de l’héritage thomiste par l’apologétique classique n’en respecte ni l’es-prit ni la lettre. On l’a vu, Thomas d’Aquin distingue entre les miracles objets de la foi et les miracles qui confortent la foi. H. Bouillard a noté à ce propos que chez l’Aquinate, loin d’être un fait démontrable par l’his-

48. ST IIIa q. 43 a. 1 rép.

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519LE MIRACLE DANS LA THÉOLOGIE FONDAMENTALE CLASSIQUE

toire comme dans l’apologétique classique, la résurrection n’est discernée qu’à « la manière dont les choses divines sont révélées » (per modum quo eis divina revelantur) et donc d’une manière qui prend en compte la disposi-tion du destinataire du témoignage :

« Les réalités divines sont connues des hommes suivant la diversité de leurs dispositions. Car ceux qui ont l’esprit bien disposé perçoivent ces réalités dans leur vérité ; mais ceux qui ont des dispositions contraires les perçoivent avec un mélange de doute ou d’erreur »49.

La résurrection n’est pas chez lui un miracle destiné à prouver la foi pour toute raison humaine indépendamment de ses dispositions, mais un mystère discernable par les yeux de la foi (oculata fide)50.

3. Le miracle à Vatican I

Vatican I est le premier concile à parler de la Parole divine en termes de « révélation » et de « révélation surnaturelle »51. Contre le semi-rationa-lisme de G. Hermes et A. Günther, la constitution Dei Filius affirme que des énoncés de foi dépassent entièrement l’intelligence de l’esprit humain de sorte que leur révélation est nécessaire. De tels énoncés sont crus « non pas à cause de leur vérité intrinsèque perçue par la raison naturelle, mais à cause de l’autorité de Dieu même qui révèle »52. Les Pères du Concile font dériver le sens du concept de « lumière naturelle de la raison humaine » du contexte des débats récents autour du rationalisme et du fidéisme, entre lesquels Vatican I entend précisément indiquer une voie moyenne. Pour s’opposer au rationalisme des Lumières et à sa revendication d’autonomie, exclusive d’une possible ouverture à la tradition et à la transcendance, le concile se sert d’une définition de la raison qu’il reçoit de la tradition théo-logique prémoderne. La foi, insiste la Constitution, est une vertu surnatu-relle par laquelle « nous croyons vraies les choses qu’il nous a révélées » (ib.). Est-ce à dire que la foi s’oppose à la raison ? Le texte poursuit :

« Néanmoins, pour que l’hommage de notre foi soit conforme à la raison, Dieu a voulu que les secours intérieurs du Saint-Esprit soient accompagnés de preuves extérieures de sa Révélation (externa… argumenta), à savoir des faits divins et surtout les miracles et les prophéties qui, en montrant de manière impressionnante la toute-puissance de Dieu et sa science sans borne, sont des signes très certains de la Révélation divine, adaptés à l’intelligence de tous. C’est pourquoi Moïse et les prophètes et surtout le Christ notre Seigneur firent des miracles nombreux et éclatants et prophétisèrent ; et, à propos

49. ST IIIa q. 55 a. 4 rép.50. ST IIIa q. 55 a. 2 ad 1.51. Bouillard, Vérité du christianisme, p. 183-198.52. DzH 3008.

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des apôtres, nous lisons dans l’Écriture : ‘Étant partis, ils prêchèrent partout, le Seigneur coopérant avec eux et confirmant leurs paroles’ (Mc 16,20) »53.

La rationalité des réalités surnaturelles, par définition inaccessibles à une raison laissée à elle-même, est assurée par les miracles et prophéties qui apportent la caution de l’autorité divine. La connaissance est disposée sur deux étages : à l’étage inférieur, la connaissance naturelle accessible à la raison ; à l’étage supérieur, la connaissance surnaturelle, inaccessible à la lumière de la raison naturelle, mais garantie par l’autorité divine, puis-samment attestée par les « preuves extérieures ».

On note une double extériorité entre la foi et les réalités qui sont objets de foi : l’extériorité des miracles vis-à-vis des énoncés de foi dont ces miracles constituent pourtant le motif de crédibilité, d’une part, l’exté-riorité de l’autorité divine vis-à-vis des énoncés de foi dont cette autorité garantit pourtant la vérité, d’autre part. Dans le premier cas, le rapport du signifié aux signes est somme toute assez lâche ; dans le second, le rapport entre le contenu et le garant (plus que l’auteur !) de l’énoncé n’est pas manifesté.

S’agissant de l’extériorité des miracles vis-à-vis des énoncés de foi, on notera le rôle accordé à la composition à deux étages entre nature et sur-naturel54, qui ne parvient pas à rendre compte de l’unité dynamique de l’événement de révélation comme de l’unité dynamique de la venue à la foi. Les miracles évangéliques attestent pourtant un lien étroit entre ce qu’ils font voir et ce qu’ils font croire : le Royaume en train d’advenir à tra-vers la présence, la parole et les gestes de puissance de Jésus de Nazareth. Le vocabulaire de Dei Filius ne montre pas en quoi les miracles signifient ce qui est proposé à la foi. Le schéma proposé occulte surtout la dynamique de relation interpersonnelle à laquelle donnent lieu les miracles évangé-liques. Entre le voir et le croire, mais plus souvent entre le croire et le voir, le miracle s’inscrit à l’intérieur d’une relation entre Jésus et celui ou celle qui vient à lui. Le miracle advient au cœur d’un dialogue où peut naître l’abandon confiant au Sauveur – démarche que l’Évangile appelle « foi », à distance donc d’une adhésion à un contenu prépositionnel. L’historicité concrète du dialogue débouchant sur la confiance ou la défiance vis-à-vis de Jésus révèle le véritable enjeu des miracles évangéliques ; or cette his-toricité ne trouve pas place dans la prose conciliaire qui renvoie l’adhé-sion de la foi à une phase ultérieure et obligatoire, mais extrinsèque à la dynamique du miracle comme signe du Royaume à accueillir. De manière analogue, les paraboles, par lesquelles Jésus exprime les traits propres du

53. Ibid., p. 679-680.54. Bernard SeSboüé dans Id. & Christoph Theobald (éds.), Histoire des Dogmes, t. 4, La parole

du salut, Desclée, Paris, 1996, p. 206-208.

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Royaume de Dieu, invitent à entrer dans une dynamique de conversion et à s’inscrire dans un monde nouveau proposé par la parabole plus qu’à adhérer à des énoncés de vérité. Le processus de réception de la révéla-tion est intérieur à la révélation elle-même, du moins dans la conception biblique où Dieu se révèle à l’intérieur d’une histoire commune avec son peuple, et en elle seulement.

S’agissant de l’extériorité de l’autorité divine vis-à-vis des énoncés de foi, la dimension autoritaire est affirmée aux dépens de la dimension d’attes-tation et de témoignage, pourtant privilégiée par le langage biblique. Les miracles évangéliques établissent un lien étroit entre ce que Jésus dit et ce qu’il fait. Plutôt qu’un critère quantitatif de puissance garantissant la vérité divine, une correspondance qualitative s’instaure sur le fond entre le sens libérateur de la parole prophétique de Jésus et l’action libératrice du thaumaturge. L’autorité et la liberté du prophète interprétant souve-rainement les Écritures s’incarnent dans l’autorité et la liberté du thau-maturge, qui manifestent dans ses gestes de puissance le caractère effectif de la libération promise dans l’annonce du Royaume. Les guérisons, les exorcismes, les résurrections, la maîtrise sur les éléments indiquent que, dans cette autorité et cette liberté de Jésus, il y va de l’autorité et de la liberté de Dieu lui-même, certes. Mais plus encore les miracles indiquent visiblement le contenu de la bienveillance divine, ils manifestent la réalité efficace du pardon divin, ils renouvellent ce qu’il faut comprendre par autorité et par liberté divine. Le témoignage du Fils révèle le Père tel qu’il est : le propre de la révélation évangélique est d’ouvrir sur Dieu lui-même, de dévoiler dans l’histoire de cet homme le visage de Dieu, Dieu s’attes-tant lui-même comme Père, Fils et Esprit saint55.

Ici et là, on relève les symptômes du hiatus entre fait et sens, habituelle-ment diagnostiqué comme la maladie mortelle de l’apologétique. L’une des conséquences de ce déficit est la partition instaurée entre nature et surnaturel, à laquelle recourt le concile pour envisager la révélation, la destinée humaine ou la foi. En réalité, le surnaturel, comme participation à l’être et à l’action de Dieu, souffre d’une définition essentiellement néga-tive. On peut rappeler à ce propos la réflexion sur le mystère proposée par Rahner en 1959, dans laquelle il reprochait à la théologie de l’école et au concile Vatican I de donner au concept de mystère une définition seule-ment négative56 : le mystère est inaccessible à la raison ; il peut être saisi par la foi seule. Mais il s’agissait là, selon le jésuite, d’un appauvrissement dom-

55. Si le concile parle bien d’une auto-révélation, il s’attache à l’extériorité de l’ordre sur-naturel plutôt qu’à la dynamique trinitaire de manifestation. Voir Christoph Theobald dans Bernard SeSboüé & Id. (éds.), Histoire des Dogmes, t. 4, p. 273.

56. Karl Rahner, Le concept du mystère dans la théologie catholique dans Id., Écrits théologiques, t. 8, p. 51-103.

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mageable du contenu originel du mystère qu’il lui semblait possible de revivifier en le confrontant à la doctrine du caractère incompréhensible de Dieu, même dans la vision béatifique. Le concept trouve là un contenu positif : le mystère, c’est la présence définitive du Royaume qui s’est appro-ché parmi nous, c’est la proximité absolue de la communication que Dieu a fait de lui-même. Phénomène saturé, le mystère déborde l’intuition et l’intelligence par excès plutôt qu’il ne les contredit. Tant que l’espace du surnaturel n’est délimité que négativement par les possibilités de la raison, on se condamne à exprimer la rationalité de l’ordre surnaturel par des liens extrinsèques à la raison laissée à elle-même57. Or la lumière de la raison naturelle ne peut sans inconvénient être purement et simplement opposée au surnaturel : dans le régime de la fides quaerens intellectum, il est préférable de poser une intelligibilité qui intègre l’incompréhensibi-lité de Dieu comme une condition de sa rationalité plutôt que d’opposer entre connaissance naturelle et connaissance surnaturelle. Qui dit inson-dable ne dit pas inintelligible58. C’est toujours l’unique esprit humain dans l’unité de sa dynamique existentielle qui connaît ici, à partir de son éner-gie propre et là, sous la motion de l’Esprit.

Conclusion générale

Que tirer de cette enquête dans la perspective d’une théologie de la vie de Jésus ?

1) L’histoire de la théologie du miracle montre qu’on ne s’éloigne pas impunément de la source toujours vive de l’origine, à savoir la Parole de Dieu écrite. Tout renouveau de la christologie passe par une attention consé-quente aux fondements exégétiques. La longue dérive du sens des miracles ne fut possible que par l’oubli des récits évangéliques qui font droit à la dyna-mique personnelle de la foi à l’œuvre dans les miracles et à la dimension testimoniale des actes de puissance, signes du Royaume qui s’est approché en Jésus-Christ.

2) Dans l’écriture d’une théologie de la vie de Jésus, la théologie est tenue de rencontrer les exigences de la raison commune : pas de christolo-gie valide sans une théologie fondamentale critique. La validité du rap-port entre foi et raison suppose que la rationalité soit envisagée dans son

57. Christoph Theobald dans Bernard SeSboüé & Id. (éds.), Histoire des Dogmes, t. 4, p. 282.58. H. Bouillard mentionne l’assertion anti-rousseauiste de l’abbé Sylvestre Bergier qui sera

reprise par les manuels et les catéchismes : « Dieu peut nous révéler et nous obliger à croire des dogmes incompréhensibles, qui paraissent ne point s’accorder avec nos idées naturelles » ; voir Bouillard, Vérité du christianisme, p. 141.

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historicité, c’est-à-dire en satisfaisant aux réquisits légitimes de la raison contemporaine. La théologie est redevable d’une raison de la foi à cher-cher dans les sources chrétiennes mais une raison qu’il importe de revêtir de la forme de pensée du temps de manière à la rendre lisible. C’est là l’héritage d’Augustin et de Thomas qui se sont enquis d’une cohérence rationnelle des miracles, en dialogue avec l’interlocuteur philosophique. Ce geste théologique est à imiter dans les conditions nouvelles de la pen-sée. Il y a deux façons de rater le défi moderne : se soumettre à son dik-tat en renonçant de facto à rendre compte du paradoxe de la foi ou bien refuser d’en rencontrer les exigences. S’agissant des miracles, la première attitude peut être rapprochée de la solution offerte par Bultmann et la seconde de la voie de l’apologétique classique. Pour Bultmann, à l’âge de la révolution scientifique, il n’est plus possible d’aborder les miracles autrement que sous l’angle de leur signification, en excluant la perspec-tive de leur historicité concrète. L’esprit du temps prévaut ici sur le respect dû au témoignage biblique. On peut se demander à la suite de Barth si la théologie ne risquait pas alors de devenir une forme spéciale de la philoso-phie dominante. Ce n’est pas là rencontrer les exigences de l’âge de la rai-son. L’apologétique classique en revanche ignore la pluralité de la vérité inscrite dans le projet de la modernité auquel on ne peut se soustraire sans perdre toute crédibilité.

3) L’état de la recherche sur le Jésus historique, tel qu’il apparaît chez Meier, invite la christologie à faire droit à l’importance des miracles. L’apport de Meier est de rappeler le poids qu’il convient de leur accorder dans une théologie de la vie de Jésus : les miracles sont incontournables du fait de leur fort indice d’historicité et de la place considérable qu’ils occu-pent dans les récits évangéliques. Ironie de l’histoire : les miracles hier encore rejetés aux marges de la christologie par scrupule d’historicité sont aujourd’hui placés au centre de l’attention pour des motifs d’historicité, mais compris autrement. Pour être juste vis-à-vis de la théologie du siècle passé, on n’oubliera pas de signaler que de belles pages furent écrites sur les miracles en général et sur les miracles de Jésus en particulier. Il suffit de relire les développements équilibrés, souvent inspirés, que Barth leur a consacrés dans la quatrième partie de sa Dogmatique. Le miracle est arti-culé au spécifique de la foi59, du salut60, de la révélation61 et de l’action de

59. Karl BarTh, Die Kirchlichle Dogmatik : die Lehre von der Versöhnung, t. IV/2, Theologischer Verlag, Zurich, 1955, p. 258-268 = Dogmatique, trad. F. Ryser sous la direction de J. de Senarclens, t. 20, Labor et fides, Genève, 1968, p. 247-256.

60. BarTh, Die Kirchlichle Dogmatik, t. IV/1, 1953, p. 651 = Dogmatique, t. 18, 1966, p. 240.61. BarTh, Die Kirchlichle Dogmatik, t. IV/2, p. 164-165 = Dogmatique, t. 20, 1968, p. 155-156.

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Dieu62. Et pour désigner plus précisément encore ce qu’ont en propre les miracles de Jésus à l’égard de tout autre prodige, ils reçoivent le qualifica-tif de « miracles absolus » au sens où en eux s’annonce essentiellement, en lien étroit avec l’enseignement de Jésus, la nouveauté du Royaume de Dieu63 ; c’est pourquoi ils signifient, en tant que manifestation gratuite dans le physique et le concret de la bienveillance divine, la surabondance de la libre grâce de Dieu – surabondance qui comporte en elle-même, n’en déplaise à un christianisme trop rigide et austère, un certain « luxe », le « luxe du bon Dieu » (Luxus des lieben Gottes)64. Si un réformé le dit… n

62. BarTh, Die Kirchlichle Dogmatik, t. IV/1, p. 721 = Dogmatique, t. 19, 1967, p. 4.63. BarTh, Die Kirchlichle Dogmatik, t. IV/2, p. 249 = Dogmatique, t. 20, p. 238.64. BarTh, Die Kirchlichle Dogmatik, t. IV/2, p. 272-274 = Dogmatique, t. 20, p. 260-261.

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