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62 French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement

du texte littéraire : enjeux et défis en contexte universitaire

sud-africain

Fiona Horne

University of the Witwatersrand

Abstract

Disciplinary discourse in the field of French Studies in South Africa has

focused increasingly on learner-centred communicative approaches to

language acquisition which are theoretically pitted against traditional

text-centred approaches. The communicative model aims to place the

learner in authentic contexts of communication and encourages

subjective modalities of expression, whilst text-centred (and often

normative) models of teaching entail postures of critical distance and

metatextual discourse. This article focuses on the challenges of both

approaches within the context of French foreign language teaching at

undergraduate level in South African universities, by examining the

teaching strategies and difficulties encountered by academics in

teaching literature in a foreign language. Indeed, learner and text-

centred approaches can be conceived of as disciplinary paradigms in

their prioritization of communicative competence and/or literary

competence, and present particular challenges in terms of learners’

language abilities as well as the academic context. The corpus upon

which the findings are based consists of interviews conducted with

academics in the discipline of French Studies in South Africa in 2011

and 2012. A qualitative method is employed to discuss and evaluate

findings which shed light on theoretical teaching models, classroom

practice, as well as the diverse uses and approaches to the teaching of

literature in foreign language learning contexts.

Key words : French Studies ; South Africa ; literature ; teaching

postures

Mots clés : Études françaises ; Afrique du Sud ; littérature ; postures

d’enseignement

Fiona Horne

French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87 63

Malgré le statut historiquement privilégié de la littérature au sein des

études françaises, au cours des dix dernières années la discipline a

connu d’importants changements. La percée de la didactique du

français langue étrangère (Balladon & Peigné 2010) et conjointement,

une conscience de nouveaux besoins et attentes du public apprenant

gagnent du terrain en Afrique du Sud. Les universitaires sont unanimes

sur le fait qu’aujourd’hui les apprenants cherchent avant tout à acquérir

une compétence de communication dans la langue cible (Horne 2010 :

286-287). La prise en compte croissante dans le contexte sud-africain

des questions didactiques telles que les besoins du public apprenant, des

méthodologies qui favorisent l’acquisition de la langue, et notamment

le développement de la compétence communicative, mettent en creux

une nouvelle norme disciplinaire et une pression implicite de (re)centrer

l’enseignement sur l’apprenant (Balladon & Peigné 2010 : 11-22 ;

Everson 2008). Cette évolution invite une interrogation sur

l’enseignement du texte littéraire à l’université et l’intégration de ces

nouveaux principes dans son enseignement.

Concernant l’enseignement et l’apprentissage de la lecture littéraire, la

tension entre les approches centrées sur l’apprenant, plus

communicatives d’une part, et celles portées plus sur les modalités

d’analyse littéraire dans une démarche critique est particulièrement

évidente, comme l’ont révélée une série d’entretiens avec le corps

professoral en contexte universitaire sud-africain. Notons d’emblée que

si ces deux postures ne sont pas mutuellement exclusives, chacune est

porteuse d’une certaine orientation disciplinaire qui implique des choix

didactiques présentant des défis particuliers, tant pour l’apprenant que

pour le professeur. Dans cette perspective, notre intention n’est pas de

dresser un inventaire des difficultés des modalités de la lecture littéraire

en langue étrangère, mais plutôt de porter une réflexion sur la manière

dont les universitaires gèrent les composantes communicative et

critique dans le traitement du texte littéraire dans le cadre de

l’enseignement du français langue étrangère (désormais FLE).

Dans un premier temps, cet article propose une contextualisation de

cette question au sein de la discipline des études françaises en Afrique

du Sud. Ensuite, il explore les modalités d’un modèle d’enseignement

communicatif et normatif appliquées au texte littéraire. Pour terminer,

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

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ces considérations seront mises en parallèle avec les observables, qui

sont basés sur des extraits d’entretiens menés avec des universitaires

dans le cadre d’une recherche doctorale.

Contextualisation du rôle et du statut de la littérature en études

françaises en Afrique du Sud

Comme on l’a évoqué dans l’introduction, l’émergence de la didactique

du FLE en Afrique du Sud, et en parallèle, la diversification des profils

des étudiants et de leurs besoins, voit une prolifération des discours

disciplinaires sur la nécessité de centrer l’enseignement sur le sujet

apprenant et d’enseigner la langue française comme langue étrangère

(Everson 2008 : ii). Ce discours, inscrit dans l’évolution et

l’actualisation des méthodologies, s’oppose à des approches dites

traditionnelles, centrées sur le texte et fondées sur des modalités

normatives à l’enseignement de la littérature. Il s’agit d’une opposition

toujours très vive dans les représentations des enseignants, qui souligne

le statut traditionnellement « sacralisé » de la littérature (Horne 2013 :

172-173). Mais au-delà des représentations, le rôle et le traitement du

texte littéraire comme support pédagogique, et les postures

d’enseignement auxquelles il incite en langue étrangère, font ressortir

de vrais enjeux et défis.

À ce titre, plusieurs constats peuvent être avancés quant au rôle et à la

fonction de la littérature et du texte littéraire à l’université aujourd’hui.

1.1 Statut privilégié de la littérature

Dans les cursus de français à l’université en Afrique du Sud,

l’acquisition de la langue française comme langue étrangère constitue

une composante majeure de l’apprentissage pendant les années de la

licence (undergraduate). Or la littérature est enseignée de manière très

répandue également, et cela dès la première année qui correspond, dans

la majorité des universités, à un niveau de langue débutant (A1). En

effet, son introduction ostensiblement précoce dans les stades initiaux

de l’apprentissage de la langue met en valeur son enseignement comme

prioritaire. En outre, les cursus au niveau postgraduate restent

principalement axés sur les études littéraires, malgré certains

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changements curriculaires ces dernière années.1 Finalement, la langue

et la littérature sont majoritairement enseignées séparément. Si cette

« ségrégation » ne révèle pas le traitement pédagogique du texte

littéraire, elle pointe néanmoins une certaine spécificité et sacralisation

qui dote la littérature d’un statut à part.

On s’attachera ici au traitement de la littérature dans les niveaux

initiaux de l’apprentissage, où les apprenants ne sont pas encore des

locuteurs autonomes de français (niveaux A1 et A2). La gestion des

limites linguistiques du public apprenant face à l’analyse littéraire

devient alors centrale. En effet, dans le CECRL la compréhension

d’« un texte littéraire en prose » n’apparaît qu’à partir du niveau B2, et

de fait, c’est seulement à partir du niveau C1 que l’apprenant serait

capable de lire des textes littéraires de façon autonome.2 Cette entrée

tardive de la compréhension littéraire dans l’apprentissage de la langue

traduit, selon le CECRL, une reconnaissance implicite de la complexité

de la lecture littéraire et de la diversité des compétences qu’elle

mobilise. Elle suggère, par ailleurs, pour notre contexte, l’écart qui

existe entre les capacités des apprenants et les attentes des enseignants

proposant des textes à ce niveau.3

1 Il suffit de parcourir les descriptifs de formation tels qu’ils sont présentés

dans différents départements de français pour se rendre compte de la place

prépondérante qu’occupe la littérature dans les programmes de français à

l’université en Afrique du Sud. Parmi les nouvelles formations marquantes, il

faudrait citer la mise en place d’un diplôme en Honours en Didactique du

Français Langue Étrangère (Teaching French as a Foreign Language) à

l’Université du Cap ; un projet basé sur les médias et l’enseignement-

apprentissage du français à Nelson Mandela Metropolitan University (Thomas

2010 : 157) et la mise en place d’un projet de Français du Tourisme entre

l’Université du KwaZulu-Natal et l’Université Stendhal, Grenoble, France. 2

« Je peux comprendre des textes factuels et littéraires longs et complexes et

en apprécier les différences de style » (Conseil de l’Europe 2001 : 26). 3

Il faudrait nuancer ces propos car cet « écart » est discutable, ne prenant pas

en compte la variabilité de la difficulté de certains textes, ni les compétences

« littéraires » transférables entre langues. Finalement, le cadre n’indique pas −

et tel n’est d’ailleurs pas sa fonction − la grande variété des transpositions

didactiques d’un texte, et le fait que celles-ci peuvent assurer une insertion

partielle et progressive de la littérature à tous les niveaux.

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1.2 Contexte académique et pression normative

À ce titre, Everson traite du paradoxe ostensible d’un enseignement-

apprentissage dit « fondamental » de la langue qui s’opposerait à la

mission « intellectuelle » des établissements supérieurs en matière

d’enseignement et de recherche :

Justifiable insistence on mature subject matter is the result

of the intellectual commitment of the institution to pure

knowledge and research. It can be difficult for senior

academic staff to enter fully into the practical classroom

situation to carry out elementary language teaching. They

may be even unaware of replacing concrete language by a

corpus of intellectual invention, whereby pedagogical and

intellectual considerations can become confused. Indeed,

the university lecturer can often be justly criticized for

teaching about language rather than language itself. He is

often not satisfied with the elementary point of view and

his attempt to introduce students to mature subject matter,

may urge them forward before they have been properly

grounded. (Everson 2008 : 138)

Everson soutient que la volonté d’introduire un contenu plus avancé

se fait en général de manière trop hâtive. Dans le cas de la littérature,

il s’agirait de la tension, voire de la confusion, entre l’acquisition

d’une compétence critique de lecture littéraire et l’acquisition de la

langue, qui peut être imputée au contexte universitaire

d’enseignement-apprentissage. En effet, l’enseignement à l’université

est traditionnellement conçu par les universitaires comme un

prolongement de la recherche. De plus, la maturité supposée des

apprenants les doterait des compétences critiques pour aborder le

texte littéraire. Certes, on peut présumer que les étudiants auraient

acquis une certaine compétence de lecture durant leur formation

scolaire (dans la langue maternelle, par exemple) et seraient à même

de transférer certaines postures de lecture critique en langue

étrangère. Cette attitude relative à l’enseignement de la littérature en

langue étrangère relève de son statut et de son rôle « critiques » dans

les cursus, ou encore de sa vocation « universitaire ».

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En définitive, ces considérations conjoncturelles pointent la spécificité

et la priorité attribuées aux compétences littéraires dans les cursus

français. Elles révèlent d’importantes traditions disciplinaires, dont une

posture normative, où un engagement critique avec le texte est attendu,

malgré des limites linguistiques des apprenants.

Modèles et postures d’enseignement du texte littéraire

Il convient néanmoins de souligner que le texte littéraire peut servir

plusieurs objectifs et donc plusieurs approches d’enseignement peuvent

être mobilisées en parallèle. Le foisonnement des objectifs et la

multiplicité des démarches renvoient en effet aux nombreuses

compétences mobilisées par le texte littéraire et aux maintes approches

textuelles possibles. Ainsi, un va-et-vient dialectique entre lecture

comme « mise à distance critique » et lecture comme « participation

psychoaffective » comme le propose Dufays, est possible, voire

souhaitable, et cela permettrait d’afficher « un double rapport à la

littérature » (Dufays 2006 : 93) qui serait centré à la fois sur l’apprenant

et sur le texte.

Or, ce double rapport ne met pas en valeur le rôle capital de la culture

éducative comme lieu de retransmission des modèles d’enseignement,

ni celui des genres de discours disciplinaires, qui influent de manière

importante sur les approches littéraires. Ainsi, comme on le verra plus

loin, plusieurs enquêtés expriment le désir de faire participer les

apprenants et de développer leurs propres réactions au texte, mais

finissent en général par privilégier des modèles d’enseignement connus,

basés sur des schémas et des échanges ritualisés.

2.1 Le modèle normatif ou l’évacuation de la communication

En ce qui concerne l’enseignement normatif du texte littéraire, le

modèle du « T/S » (Teacher/Student ) (Grossman 2001) implique que

les rôles performatifs de l’enseignant et de l’apprenant sont donnés,

distincts et stables. L’enseignement transmissif conçoit l’enseignant

comme un expert qui détient une autorité disciplinaire, exemplifiée

dans le contexte universitaire dans son double statut d’enseignant-

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chercheur. Dans cette perspective, l’enseignant viserait à niveler son

cours vers l’idéal de développer un discours disciplinaire de spécialité.

L’universitaire est ainsi perçu comme un expert en littérature qui

favorise une posture de mise à distance critique vis-à-vis du texte

littéraire.

Cette posture valorise la hiérarchisation traditionnelle de différents

niveaux de lecture en contexte académique, où l’interprétation prime

sur la compréhension. Comme l’explique Daunay, elle met en jeu le

principe d’exigence :

Ce principe d’exigence détermine la mise en œuvre, sur

des textes littéraires, d’une stratégie de lecture qui soit

perçue comme dépassant le cadre de la stricte

compréhension ou de l’appropriation ; se dessine ainsi une

hiérarchie des formes de lecture – qui se projette assez

naturellement sur le métatexte chargé de s’en rendre

compte. (Daunay 1999 : 29)

La posture de « mise à distance critique » textuelle, les genres scolaires

de « discussion » et les formes plus poussées de l’explication de texte,

ainsi que la dissertation lui correspondant, posent comme un acquis

l’habilité à tenir un discours métatextuel dans la langue cible. Or il est

évident que les apprenants des niveaux A1 et A2 ne sont pas capables

de mettre en œuvre avec aisance ce genre d’activité. Comme le fait

remarquer Narcy-Combes, la mobilisation d’un discours métatextuel et

académique relève du CALP (Cognitive Academic Language

Proficiency) :

On associe souvent langue académique aux autres formes

de langue de spécialité et en poussant plus loin l’analogie,

il est possible de considérer la littérature ou la civilisation

comme des spécialités à part entière avec leurs genres,

leurs types de discours, leur terminologie spécifiques.

(Nancy-Combes 2005 : 151)

Les discours métatextuels traduisent en situation académique la

pratique du commentaire (et son versant français de l’explication de

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texte) et mettent en scène l’autorité disciplinaire. Celle-ci, selon

Kramsch, présente un obstacle majeur à l’interaction communicative

en classe :

Because of his/her familiarity with the author, the text, the

period, the genre, the teacher is perceived by the students

as having a normative authority in matters of literary

interpretation. This perception is an obstacle to a group-

centered communicative approach. Besides, the academic

study of Literature has often accustomed teachers to deal

with literary texts in a normative manner. The respect for

the text as a work of art to be appreciated in accordance

with an established aesthetic canon and put back into the

historic and cultural conditions of its creation discourages

the reconstruction of the text necessary for its

appropriation by the readers. (Kramsch 1985: 358)

Les connaissances que détient l’enseignant sur le texte et sa

contextualisation historico-culturelle pourraient présenter en soi un

obstacle à la communication. Ainsi, malgré la volonté de l’enseignant

d’échapper à cette distribution de rôles statique et convenue, son statut

d’« expert » perpétue une situation d’énonciation métatextuelle qui

dépasse les connaissances, les compétences et la participation

authentique des apprenants.

2.2 Le modèle communicatif ou l’évacuation de l’analyse critique

Le modèle communicatif provient de la discipline de la didactique des

langues qui connaît un changement de paradigme majeur et

démocratisant à partir des années 1980 : celui de centrer les approches

sur l’apprenant et ses compétences.4 Cette évolution marque

l’émergence de l’approche communicative qui, dernièrement, connaît

de nouveau un renouvellement vers une approche actionnelle.5 Cette

4 Voir Bérard, L’approche communicative, 1991.

5 En effet, cette nouvelle approche conçoit l’apprenant comme acteur social et

culturel. En ce qui concerne l’évolution des modèles pédagogiques dans le

supérieur vers des « pédagogies actives », voir Lemaître (2007).

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

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(re)orientation implique que le rôle de l’enseignant n’est pas stable ni

prescriptif et que ce dernier prend une place secondaire pour faciliter la

communication entre apprenants.

Il s’impose comme une évidence que le commentaire de texte ne se

prête guère à la logique communicative propre à la didactique du FLE.

À ce titre, Puren fait le constat que la didactique du FLE vise à mettre

les apprenants en situation de communication authentique, et se fonde

alors sur une logique de « fin-moyen », où le fait de faire communiquer

en classe répond au besoin de faire communiquer en société. Dans cette

perspective, la langue devient un instrument d’apprentissage (moyen)

pour des situations de communication authentiques en société (fin). Par

conséquent :

Le document littéraire n’est pas adapté à la mise en œuvre

de cette approche [de l’explication de texte] en classe de

langue, parce que dès lors qu’il est utilisé comme support à

une communication conçue à la fois comme objectif et

moyen, il ne peut donner lieu qu’à un commentaire

« scolaire » puisque les élèves vont parler en tant qu’élèves

et le professeur en tant que professeur. Contrairement à ce

qui se passe dans les multiples situations d’interaction

orale de la vie quotidienne qu’utilise l’approche

communicative, on ne peut imaginer en dehors de la

situation scolaire une homologie fin-moyen appliquée à la

communication sur un texte littéraire en tant que tel (c’est-

à-dire dans ses dimensions à la fois langagière, esthétique

et culturelle). (Puren 2006 : 4)

Ainsi, la distinction fondamentale entre l’étude de la littérature (le

commentaire) et l’approche communicative de la langue apparaît

comme suit :

Il est évident que ce n’est pas la même chose de savoir

parler sur des textes dans le cadre très culturellement

normé et ritualisé des échanges langagiers en classe de

langue […] que de savoir parler avec des natifs inconnus

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French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87 71

dans des situations variées de la vie quotidienne. (Puren

2006 : 4)6

En effet, la difficulté d’intégrer le commentaire « littéraire » dans le

cours de langue réside dans le principe d’authenticité communicative,

régi par la logique de la didactique du FLE. Cette priorité se heurte à

la pratique inculquée de mise à distance textuelle, régie par la

situation scolaire de l’enseignement-apprentissage de la littérature. Il

s’agit, pour l’enseignant, d’équilibrer deux exigences qui s’avèrent

comme étant complexes selon leurs situations d’énonciation

respectives : en premier lieu, un discours métatextuel afin de mettre

en évidence la « littérarité » du texte et de développer la compétence

littéraire, qui induit une posture de mise à distance ; en second lieu, la

mise en place de situations de communication authentique à partir

d’une posture participative. Il s’agit, paradoxalement, des deux faces

du principe d’authenticité : l’authenticité de communication et

l’authenticité de la lecture littéraire, qui ne peut se limiter au

communicatif et à l’événementiel.

3. Postures et stratégies d’enseignement du texte littéraire en

contexte sud-africain

Au cours des années 2011 et 2012, j’ai mené onze entretiens avec des

universitaires de différentes universités en Afrique du Sud pour ma

thèse de doctorat. L’entretien s’est composé d’un ensemble de

questions portant sur l’histoire professionnelle de la personne

interviewée, ses projets de recherche, ses choix et pratiques en matière

d’enseignement et ses représentations concernant l’évolution du

français en Afrique du Sud.7 L’entretien qualificatif à visée

compréhensive a été retenu pour analyse.

6 Puren nuance ces propos en constatant que les enseignants utilisent « depuis

longtemps » la littérature comme forme d’action sociale par le biais de

représentations de théâtre, lectures publiques de poèmes, etc. (Puren 2006 :

11). On remarquera pourtant que ces actions sont rares et pour la plupart

ponctuelles dans des contextes scolaires et universitaires. 7 Trois grands axes ont été abordés : l’évolution du français en contexte sud-

africain, la recherche et l’enseignement de la littérature (voir annexe 1).

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

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Les observables sélectionnés répondent aux questions générales posées,

et les extraits retenus ici ont été choisis en relation avec la question des

niveaux de langue des étudiants, la gestion de ce défi par les

enseignants, et les postures d’enseignement qui s’ensuivent.

3.1 Postures d’enseignement du texte littéraire

Il est évident que les situations d’énonciation en classe de langue

varient selon les finalités données au texte. Comme on l’a évoqué ci-

dessus, le texte littéraire se plie à différents usages, et les objectifs

annoncés des enquêtés sont souvent hétérogènes et pluriels, les

approches employées éclectiques.8 Ainsi, plusieurs enquêtés insistent à

la fois sur l’importance de la dimension subjective/participative de la

lecture littéraire ainsi que sur la dimension critique/esthétique que celle-

ci doit susciter.

Pour reprendre les mots de Puren cité ci-dessus, il y a différentes

manières de « parler sur des textes dans le cadre culturellement normé

et ritualisé des échanges langagiers » : que ce soit par le biais du

schéma question/réponse, par la discussion (fourre-tout anglophone)

et/ou par l’explication de texte (genre scolaire français par excellence).

Si au contraire, l’objectif de l’enseignement de la littérature en FLE est

« d’aider l’apprenant à savoir parler avec des natifs inconnus dans des

situations variées », les enjeux d’enseignement/apprentissage sont tout

autres. Ces deux pôles – distance critique et participation – comportent

chacun des défis et des difficultés pour l’enseignant qu’on mettra en

valeur dans cette partie.

3.1.1 Parler « sur le texte » et défis langagiers

Comme le témoigne l’enquêté 1 (E1), la compétence de lecture

littéraire dépasse le strict cadre de la compétence linguistique, car, on le

8 En effet, les objectifs annoncés par les enquêtés sont d’ordre langagier,

communicatif et critique: développer le savoir lire, développer l’esprit critique,

transmettre un savoir, créer une appréciation pour la littérature, créer des liens

entre la littérature et la vie, etc.

Fiona Horne

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sait, d’autres compétences et connaissances sont mobilisées pendant

l’acte de lecture.9 Or, il n’est pas moins vrai que la question de la

langue et de sa maîtrise sous-tende explicitement et implicitement les

approches des enquêtés. En effet, il va sans dire que la langue est le

prérequis minimum pour pouvoir accéder au texte littéraire :

E1 : Bon on fait de la littérature mais on trouve que leur

niveau de langue étant [sic] assez faible par rapport à la

littérature, parce que la littérature ce n’est pas une question

de vocabulaire justement… c’est tout qui est derrière la

littérature/mais il faut passer par la langue/et ça bloque

pour eux/il y a plusieurs choses qui bloquent. C’est la

langue qui bloque c’est le mot littérature qui bloque pour

eux.

Il semble que ce blocage passe également par des représentations

négatives du public apprenant sur le texte littéraire. Cela renvoie sans

doute à la complexité de l’acte de lecture, et encore à d’importantes

évolutions dans les manières d’appréhender des textes, qu’on évoquera

plus loin sous le terme écran des « réalités du terrain ». « Parler sur le

texte » peut prendre diverses formes, qui demandent, à des degrés

variables, un métadiscours. Celui-ci implique une distance qui s’avère

comme étant difficile pour les locuteurs de langue étrangère ou

inexpérimentés.

La difficulté de véhiculer un discours de distance critique est soulevée

par plusieurs enseignants qui affirment que les niveaux de langue sont

souvent « insuffisants » à l’analyse de texte. Enquêtés 2 et 3, par

exemple, se sentent frustrés par la difficulté de mener des discussions

critiques sur le texte littéraire avec les « insuffisances » linguistiques de

leur public apprenant :

9 Comme le démontre Jouve, la lecture est une activité complexe à plusieurs

facettes − neurophysiologique, cognitive, affective, argumentative et

symbolique −, et en tant que telle, elle nécessite la mise en œuvre de diverses

compétences et stratégies (Jouve 1993).

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

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E2 : Il faut toujours adopter un discours adapté [sic] au

niveau de mes étudiants. Il faut décider de quel contenu et

comment je vais faire passer les contenus, quelque fois je

le trouve très fatigant/parce que je dois prendre les XXX

de Sartre et je dois faire passer cette œuvre tellement

difficile par un filtre… bébé/ pour le rendre au moins

compréhensible. Je dois faire des dessins au tableau et

prendre mon PowerPoint et m’appuyer sur des choses

visuelles/tout simplement pour faire passer un message très

simplifié et quelque fois c’est décourageant…

E3 : Quand on fait Prévert par exemple ou Le Petit Prince,

là aussi j'essaye de développer autant que possible l'esprit

critique. Ils sont limités.

Enquêtrice : Bien sûr.

E3: Très limités et... et ça les frustre terriblement.

Enq : Vous n'avez pas de discussions en anglais ?

E3: Parfois oui. Parce que je vois sinon ils sortent de la

classe et ils sont frustrés. Ils sont frustrés parce que voilà

ils veulent dire des choses...

Enq : Hmm.

E3: Et ils ne savent pas comment. Alors oui parfois quand

je vois que ça va être intéressant ou que pour l'étudiant

c'est très important de l'exprimer, « dis-le en anglais. »

Enquêté 2 témoigne de sa difficulté à mener un métadiscours sur un

texte malgré ses tentatives de tenir un discours « accessible » à son

public apprenant. Enquêté 3 gère les difficultés d’ordre linguistique en

menant par moments des discussions en anglais, afin d’éviter la

frustration chez les apprenants. Or ces stratégies ne répondent que

partiellement à la double finalité de l’analyse critique et de l’acquisition

de la langue : dans le premier cas, on arrive à un métadiscours

approximatif dans la langue cible, et dans le second, la discussion glisse

vers l’anglais, qui d’une part vise à faire participer les apprenants, mais

qui ne rajoute pas à l’apprentissage de la langue.

3.1.2 Idéal disciplinaire et « réalités du terrain »

Fiona Horne

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La tension entre la volonté de mener des discussions critiques (et

intéressantes) sur le texte et de développer en même temps les

compétences langagières des apprenants met en relief l’idéal

disciplinaire d’interprétation littéraire dans la langue cible, qui se heurte

constamment aux « réalités de terrain ».10

À ce titre, enquêté 2, comme plusieurs de ses collègues, constate qu’au-

delà des limitations linguistiques, les modes d’engagement avec le texte

ont évolué chez les étudiants, qui rejettent certaines formes classiques

d’analyse textuelle :

E2 : […] Mais dernièrement j’ai vu que mes étudiants

n’aiment pas travailler autant dans le détail… ils trouvent

ça trop/je ne sais pas pourquoi, c’est une génération qui

n’aime pas aller décortiquer un texte[…] donc j’essaie de

dialoguer beaucoup plus maintenant par thème et si je

trouve que comme ça je vais un peu plus lentement qu’en

classe que je reste très superficielle [sic] parce que je dois

donc parler français plus simplifié pour que tout le monde

comprenne.

Malgré ces changements chez les étudiants, et le réajustement des

approches textuelles, cet enquêté tend toujours vers l’idéal disciplinaire

de la maîtrise du discours universitaire en langue étrangère, posture

sous-tendue par des convictions très fortes sur la valeur de la littérature,

en général et notamment dans l’espace disciplinaire:

E2 : C’est très très difficile de convaincre ces étudiants de

l’importance de la littérature… et pourtant la littérature, la

littérature donne une certaine indépendance, c’est une sorte

de… là je ne sais pas quel est le mot en français, mais en

anglais on dit empowerment. On donne un pouvoir à

l’individu si on l’apprend à lire d’une façon méticuleuse et

10

Celles-ci, on le verra, sont perçues par les enquêtés de façons multiples : les

niveaux linguistiques « faibles » des apprenants, le manque d’intérêt, voire le

dégoût pour la littérature et le rejet de certains modes d’engagement avec le

texte.

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

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la littérature est justement l’endroit avec la polysémie du

discours littéraire, c’est un des endroits privilégiés pour

l’étudiant d’apprendre justement cela […]. Il faut… je

pense que la littérature est tellement important pour ça/

pour cet apprentissage d’une maîtrise d’un haut niveau

d’un discours, de n’importe quel discours…

Malgré une certaine adaptation des méthodes d’enseignement par

rapport aux niveaux et aux profils d’étudiants, cet objectif final

conditionne en large partie l’approche adoptée (la discussion sur le

texte, le métadiscours textuel), qui, on le sent, est accompagnée de

difficultés et de frustrations chez l’enseignant.

Enquêté 4 fait écho à ces constats sur l’évolution du statut de la

littérature et des « attentes » des professeurs :

E4 : Et ça [l’enseignement de la littérature]… ça a

beaucoup changé, depuis que j’ai fait français à

l’université, ça a énormément changé. On lit beaucoup

moins. Il y a beaucoup moins d’attentes… et euh… la

littérature… oui, il y en a beaucoup moins… beaucoup

moins d’étudiants s’intéressent à la littérature.

Malgré ces constats, il prône l’approche rigoureuse de l’explication de

texte, basée sur la forme, renouant alors avec le principe d’exigence :

E4 : Oui, ça [l’explication de texte] doit devenir presque

naturel, mais il faut commencer par un truc qui est plus

mécanique… qui est plus systématique. Comment lire un

texte sans réfléchir à la structure du texte ? Et ça ça

s’apprend ça peut s’apprendre de manière vraiment

formelle et systématique. Oui c’est un peu sec c’est un

peu…. mais moi je pense que c’est un outil très important.

Pareil pour la dissertation… formelle quoi. Introduction,

thèse, antithèse, synthèse, conclusion.

En effet, le principe d’exigence évoqué par Daunay (ci-dessus) est

incarné dans cette approche d’analyse textuelle formelle.

Fiona Horne

French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87 77

3.1.3 Le texte comme prétexte

La majorité des enquêtés favorisent des « discussions » sur le texte basé

sur le principe dialogique évoqué par enquêté 2 ci-dessus. Ils rejettent,

chacun à sa façon, la rigueur formelle préconisée par enquêté 4 en

faveur des approches plus globales axées sur des thèmes. Ces

réorientations par rapport à la norme classique mettent en avant la

nécessité d’être réaliste (en ce qui concerne les niveaux des étudiants et

leurs compétences de lecture) ainsi que la pertinence (en ce qui

concerne les thématiques abordées). C’est ainsi qu’on voit chez les

enquêtés 5 et 6 un glissement vers la fonction du texte littéraire comme

« prétexte » par rapport à l’analyse textuelle « pour et en soi ». Cette

instrumentalisation progressive du texte servirait, par exemple, à

déclencher un dialogue sur une question de société actuelle, ou

renforcerait la compréhension et l’expression écrites :

Enq : La littérature ? Où ça rentrerait [dans le curriculum] ?

E5 : Ca rentrerait, euh… en tant que texte d’appui.

Enq : Textes authentiques ?

E5 : Appui, c’est-à-dire qu’on peut parler d’une thématique

et prendre un extrait juste pour montrer que voilà cette

problématique elle est traitée d’un thème dans telle ou telle

œuvre aujourd’hui. Donc la littérature serait juste des textes

de base sur lesquels s’appuyer hein/ et pour pouvoir passer

le message d’aujourd’hui et de la culture française

aujourd’hui.

Enq : D’accord.

E5 : Pas leur apprendre les rimes croisées, les rimes sautées,

tout ce que vous voulez… ils n’en ont pas besoin/ ce qui fait

et qui montre depuis huit ans, les statistiques sont claires.

On baisse parce que les étudiants qui viennent en première

année, viennent dans cet esprit mais ils retrouvent un

français de spécialistes… ceux qui résistent et qui persistent

à continuer à faire le français en deuxième année, le « gap »

comme on dit, il est très, très grand, entre le petit bonjour

gentil de première année et la deuxième année où on passe

aux traductions à la version, hein/ils sont perdus…

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

78 French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87

Cet enquêté ne soulève pas uniquement les défis linguistiques auxquels

les étudiants font face, mais également le statut « spécialisé » de la

littérature qui existe dans certains département de français (évoqué par

enquêté 1 ci-dessus concernant les représentations des étudiants). Le

rejet de ce statut est fondé sur le rejet de cette sacralisation en vue des

besoins jugés plus fondamentaux.

Dans une lignée similaire, enquêté 6 met le texte littéraire au service de

la compréhension et expression écrites en langue étrangère:

E6 : Je dirais que... la valeur de ce que j'appelle littérature

ce serait tout simplement pour soutenir leur apprentissage

de la langue donc c'est uniquement la compréhension euh,

les amener à lire et à comprendre les textes, à voir peut-

être les petites ambiguïtés à la limite euh... à bien

comprendre les textes et aussi apprendre à résumer.

À ce titre, il évacue le principe d’exigence où l’interprétation détient un

statut privilégié. Dans cette perspective, cet enquêté évite le langage

théorique et technique et favorise la communication à partir du texte :

E6 : Je ne fais pas vraiment le travail enfin stylistique ou

travail sur la phrase rythme quelque chose comme ça ça

j'évite...

Enq : Hmm..

E6 : Je n'en parle pas. C'est tout simplement un peu trop

compliqué un peu trop technique. J'évite les choses

techniques. Je ne fais pas du tout euh... le langage

théorique euh par exemple de […] si je devais passer du

temps à leur expliquer cela je pense que ça peut prendre

trop de temps et euh... et ça devient un peu trop mécanique

je pense que pour le niveau de français trois on cherche

vraiment à faire passer une communication plus ou moins

continue.

Ces enquêtés font preuve d’adaptation et de réflexion quant aux

niveaux linguistiques, capacités de lecture et intérêts des étudiants. On

Fiona Horne

French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87 79

peut néanmoins se demander si le genre discursif de la « discussion »

privilégie vraiment l’échange et sert ainsi à des finalités

communicatives. Comme le développe Grossmann, malgré les

tentatives des enseignants « d’ouvrir » la littérature aux apprenants, la

posture de discussion critique opère néanmoins comme un frein à la

communication et à la participation. Plus ou moins dirigée, et plus ou

moins rigoureuse selon les enquêtés, elle semble tellement inculquée et

naturalisée par le cadre normé de l’université qu’il est difficile de

concevoir un dispositif d’enseignement différent :

While most English teachers want students to engage with

the texts and make connections between literature and their

own lives (Marshall et al.1995; Zancanella 1991),

classroom discussions of literature most resemble “gentle

inquisitions” (Eeds and Wells 1989) that ultimately stifle

students’ opportunities to follow their own thinking or to

create interpretations for themselves. Marshall et al. (1995)

attributed the lifeless discussions that often take place

despite the teacher’s best intentions to the prevalence of a

speech genre of classroom discourse in which both

teachers and students are trapped. They suggested the

importance of developing new activities for the classroom

that cast teachers and students in different roles in which

teachers trade in the role of examiner for co-explorer.

(Grossmann 2001: 424)

Le genre scolaire de « discussion », est en effet souvent loin d’être

interactif et dialogique et peut même s’avérer une force aliénante pour

les apprenants, car « forcée » et artificielle. C’est un genre scolaire qui

suit des règles non dites, une sorte de schéma (ou script) qui, sous des

allures d’interaction, est toujours régi par une situation d’énonciation

imposée selon une claire distribution des rôles. Pour la plupart des

enquêtés, la participation communicative authentique est évacuée par le

fait de devoir « parler sur le texte » de manière normative.

3.2.1 Culture communicative et normative : disjonctions

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

80 French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87

Les entretiens ont révélé que la majorité des universitaires veulent faire

participer leurs apprenants et tiennent à leur faire développer leurs

propres réactions et opinions sur le texte.11

Or, s’éloigner d’un genre de

discours scolaire pour favoriser la communication semble être difficile,

voire impossible pour certains. Un cas particulier, qui montre avec

clarté la difficulté de concilier les postures énonciatives communicative

et distanciée est illustré par enquêté 8 :

E8 : Pour la langue le FLE c’est vraiment une

découverte/c’est vraiment la façon dont il faut l’enseigner !

Une approche communicative à la fin on veut que les

étudiants parlent, c’est pas [sic] simplement une question

d’écriture de traduire/ça je suis d’accord. Mais pour

enseigner la littérature le fond du texte c’est

vraiment…voilà je ne veux pas faire un survol du texte je

veux vraiment aller en profondeur et pour moi en utilisant

l’approche FLE telle qu’elle est décrite dans des manuels

FLE/je n’arrive pas à le faire…

Ce dilemme, basé implicitement sur l’idée que la lecture littéraire

authentique passe par une distance critique que les méthodologies

communicatives (traduites par le terme « FLE ») ne peuvent rendre, fait

qu’elle a recours spontanément à une démarche de discussion et

d’analyse « classique » de cours magistral :

Enq : Donc toi par exemple quand tu prépares un cours de

littérature t’as pas forcément des objectifs clairs, tu vas y

aller avec tes idées bien pensées et réfléchies mais pas

forcément visées sur l’étudiant même. Le point de départ

serait le texte…

E8 : Voilà. J’ai un morceau de papier, des thèmes clés…et

je développe un peu comme […] beaucoup de ces profs.

11

Enquêté 1 favorise « une expression personnelle autour du texte mais basée

sur le texte » ; Enquêté 6 « combine théorie avec opinion personnelle » avec

une légère préférence pour la théorie ; Enquêté 7 demande de « commenter un

extrait » et également de « donner son opinion ».

Fiona Horne

French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87 81

Cet exemple montre combien les dispositifs propres à une culture

d’enseignement-apprentissage communicative et à une culture

normative sont perçus et vécus comme étant « fermés » dans leurs

logiques respectives.

3.2.2 La culture éducative comme point d’ancrage et lieu

d’interrogation

Cette fermeture apparente, en ce qui concerne les logiques qui sous-

tendent certains discours d’enseignement, peut en grande partie être

attribuée au rôle de la culture éducative comme point d’ancrage et de

retransmission de certaines postures textuelles. De manière générale,

les enquêtés s’appuient spontanément sur leurs cultures éducatives pour

développer une approche d’enseignement de la littérature. Les enquêtés

4 et 9, par exemple, adhèrent à des approches d’enseignement

normatives inculquées pendant leur scolarité :

Enquêté 4: En tout cas c’est comme ça que j’ai appris à la

faire à l’école [l’explication de texte] et c’est resté.

Enquêté 9 : […] Je suis francophone/j’ai appris la

littérature comme ça et je ne peux pas la voir [la littérature

et son enseignement] autrement.

Cette intériorisation et retransmission des genres scolaires est plus forte

chez les enquêtés francophones que chez les enquêtés d’autres origines

(qui sont pour la plupart Sud-Africains mais dont la langue maternelle

n’est pas le français). À ce titre, enquêté 6, un Sud-Africain, avoue ne

pas faire l’explication de texte « à la française » avec ces étudiants,

n’ayant pas eu cette formation lui-même :

Enq : Tu ne fais pas ça [l’explication de texte] avec les

étudiants ?

E6 : Je ne fais pas ça/ je ne suis pas sûre si moi je peux le

faire/je ne suis même pas convaincue que j’ai ce qu’il faut

pour faire ça/parce que pour ça quand même il faut avoir

un vocabulaire, une connaissance de termes… c’est très

précis, je trouve.

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

82 French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87

Cette citation met en valeur la représentation d’une lecture experte « à

la française » (voir à ce propos la thèse de Dominique Charbonneau)

qui relève d’un domaine de connaissances particulier (où il faut avoir

« un vocabulaire », « une connaissance ») aux méthodes rigides (« c’est

très précis »). C’est un modèle de lecture experte qu’il ne se sent pas

capable de mettre en œuvre, sans doute en grande partie parce qu’il ne

l’a pas appris en tant qu’étudiant.

3.2.3 Parler « avec des natifs inconnus » ou instrumentalisation

totale du texte

Sur les onze enquêtés, un seul favorise une approche instrumentale de

l’enseignement de la littérature, à la différence que dans son cas, le

texte littéraire est mis entièrement au service de l’acquisition des

compétences linguistiques et communicatives. En effet, son approche

dépasse le seul cadre de la compréhension écrite en faveur du

développement des cinq compétences :

E7[…] Au niveau undergraduate personnellement je ne

pense pas que ce soit très utile [un enseignement spécialisé

du texte] ce qui m’intéresse c’est que l’apprenant…

Enq : C’est l’acquisition de la langue.

E7 : Voilà/acquière la langue/mais je vois toujours cinq

compétences. La compréhension orale, la production orale,

la compréhension écrite, la production écrite et

l’interaction sociale parce que l’apprenant est un acteur

social, s’il apprend le français c’est parce qu’il veut

l’utiliser, il veut s’en servir, il veut agir en société avec

cette langue que ce soit avec les copains congolais qu’il a,

avec l’étudiante hollandaise qui est assise à côté de lui, peu

importe/il veut agir avec cette langue […].

Cette instrumentalisation de la littérature prône avant tout la

participation de l’apprenant dans sa dimension sociale et actionnelle. À

partir de ce dispositif d’enseignement communicatif à visée actionnelle,

les apprenants sont mis dans des situations de communication

authentiques :

Fiona Horne

French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87 83

E7 : On sait très bien quand on est avec […] un jeune

Français/on va dire un étudiant, parce qu’on essaie bien

évidemment de placer nos étudiants dans le même

contexte/cet étudiant français pourrait très bien parler du

dernier prix Goncourt hein/donner son avis là-

dessus/demander l’avis d’un ami, est-ce qu’il l’a lu/ ce

dernier prix Goncourt qu’est-ce qu’il en pense, etc. Il me

semble donc tout à fait normal qu’on met l’apprenant dans

ce contexte-là […].

En effet, cet enquêté est le seul à mettre le texte littéraire au service de

la communication, dans le but de « parler avec des natifs inconnus ». Il

est pourtant évident qu’en favorisant une centration totale sur

l’apprenant, les compétences littéraires et connaissances socio-

historiques sont évacuées. Si métadiscours il y a, c’est dans le cadre

d’une communication simulée, où les réactions et opinions de

l’apprenant règnent en maître. Dans ce contexte de communication

immédiat, on retrouve un rejet total des formes traditionnellement

valorisées de lecture scolaire.

Conclusion

Une contextualisation de la littérature à l’université en Afrique du Sud a

révélé que son statut privilégié serait la raison pour laquelle le texte

littéraire est en général enseigné à des niveaux précoces dans les

curriculums du français. D’après les témoignages des enquêtés, les

postures d’enseignement ne sont souvent pas adaptées aux niveaux

linguistiques des apprenants, du moins dans les deux premières années

de leur cursus. Les objectifs d’enseignement de la littérature sont

néanmoins multiples et les approches employées éclectiques. Or il est

évident que la posture de chaque enseignant est marquée par une

préférence dominante : qu’elle soit analytique, communicative, visée

sur le développement des compétences écrites ou de lecture ou bien

prétexte pour des discussions socio-culturelles. Ces orientations au

texte sont à la fois le résultat des adaptations et des réajustements

(contre une tradition canonique et en réaction aux « réalités du

terrain ») et participent dans le même temps d’une tradition qui vise

l’idéal disciplinaire d’analyse critique.

Modèle communicatif et modèle normatif à l’enseignement du texte littéraire…

84 French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87

Quoi qu’il en soit, la question de la langue revient comme centrale,

étant donné le contexte FLE de l’enseignement/apprentissage et vu

qu’elle constitue la « matière » littéraire même. C’est une question qui

engendre des tensions importantes pour les enseignants travaillant dans

le supérieur : celle entre la volonté de mener des discussions

intéressantes et critiques sur le texte d’une part, et les limites

linguistiques des publics apprenants d’autre part; celle entre la volonté

de rendre l’enseignement de la littérature participative, de développer

des modalités de lecture subjectives, et dans le même temps, de former

des lecteurs compétents. En outre, on ne peut pas nier la difficulté –

malgré les bonnes intentions des enseignants – de « sortir » du seul

genre de discours professoral pour faciliter des modalités de lecture

subjectives et mettre en œuvre des dispositifs communicatifs et

actionnels.

En définitive, il existe une véritable disjonction disciplinaire entre les

méthodologies qui développent la compétence de communication en

langue étrangère d’une part et celles qui tendent vers la formation de

lecteurs critiques et compétents, d’autre part. Cette disjonction tient en

grande partie à la nature complexe et opaque du texte littéraire et aux

multiples compétences qu’elle mobilise, qui sont difficiles à expliciter

et qui ne peuvent se limiter à la transparence communicative en langue

étrangère. La question délicate qui demeure et qui demande réflexion

est la suivante : comment rendre justice et à l’étudiant (concernant ses

niveaux et capacités) et au texte littéraire (dans toute sa complexité

socio-culturelle, connotative, esthétique) ? À en juger par les stratégies

adoptées, une exclusion au profit d’une de ces postures est de rigueur.

Or, si l’équilibre entre ces deux instances est difficile à naviguer, les

universitaires semblent évoluer vers un enseignement de la littérature

pluriel aux démarches complémentaires. Celles-ci semblent prendre en

compte, de plus en plus, les capacités et les compétences existantes des

apprenants en matière de lecture littéraire et en langue étrangère.

Ouvrages cités

Balladon, F. & Peigné, C. 2010. « Le français en Afrique du Sud : une

francophonie émergente ? » French Studies in Southern Africa, 40 (2)

Numéro spécial : 11-27.

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Bérard, E. 1991. L’approche communicative. Théorie et pratique. Paris : Clé

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Conseil de l’Europe. 2000. Cadre européen commun de référence pour les

langues. Strasbourg : Didier.

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Daunay, B. 1999. « La lecture littéraire : les risques d’une mystification ».

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édition. American

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Horne, F. 2013. Cultures et représentations d’un champ disciplinaire en

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of KwaZulu Natal.

— 2010. « Les études littéraires face à l’émergence de la didactique du FLE

en Afrique du Sud : deux cultures d’enseignement ? » French Studies in

Southern Africa, 40 (2) Numéro spécial : 280-301.

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entre le dire scolaire et le faire social». http://www.aplv-

languesmodernes.org/. Accédé le 8 octobre 2006.

Annexe 1 - Guide d’entretien

A. Recherche

Quelle est votre formation ?

Depuis quand êtes-vous enseignant-chercheur à l’université ?

Pourquoi avez-vous choisi ce métier?

En tant qu’universitaire, quels sont vos intérêts en matière de recherche ?

Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Pouvez-vous résumer vos projets de recherche dans le passé et expliquez ce

sur quoi vous travaillez actuellement ?

Pouvez-vous commenter l’évolution de votre recherche ?

Sur quoi se base votre recherche en littérature ? Orientations théoriques ?

Thématiques ? Intertextuelles ?

Est-ce qu’il y a un lien entre votre fonction de chercheur et votre fonction

d’enseignant ? Pouvez-vous l’expliquer ?

B. Enseignement

Qu’enseignez-vous dans la discipline du « français »?

Quels niveaux enseignez-vous ? Pourquoi enseignez-vous à ces niveaux ?

Enseignez-vous de la littérature ?

Quels textes littéraires enseignez-vous cette année ?

Est-ce que vous les avez choisis vous-même ? Pourquoi avez-vous choisi

ces textes en particulier ?

Dans quel but enseignez-vous ces textes ?

Quelle est votre démarche de professeur pour atteindre ce but ?

Quels sont les savoirs/compétences que vous jugez importants d’intégrer

dans votre enseignement ?

Quel type d’évaluation privilégiez-vous en littérature ? (La dissertation,

l’explication de texte, des productions créatives, des présentations orales

basées sur le texte/un sujet lié au texte, etc.)

Pourquoi privilégiez-vous ce type d’évaluation ?

Quelle est votre fonction en tant que professeur de français ?

Fiona Horne

French Studies in Southern Africa No. 45 (2015): 62-87 87

Considérez-vous qu’il y une différence entre professeur de français et

professeur de FLE dans le contexte où vous enseignez ? Si oui, où vous

situez-vous au sein de celui-ci ?


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