1
http://echo.hypotheses.org
Titre : « Portrait d’artiste : Miki Nitadori » (2 parties)
Auteur : Cecile Laly
Source de la première partie : echo.hypotheses.org, 26 mai 2015, dernière modification le 30 juin 2015
URL stable : http://echo.hypotheses.org/207
Source de la deuxième partie : echo.hypotheses.org, 29 juin 2015, dernière modification le 16 septembre
2015
URL stable : http://echo.hypotheses.org/244
2
Portrait d’artiste : Miki Nitadori
(1ère partie)
Bonjour Miki, je te remercie d’avoir accepté de me recevoir dans ton atelier pour présenter ta
carrière et ton travail. Ton nom complet est Miki NITADORI. Tu es née en 1971 à Tokyo,
Japon. Tu as habité dans de nombreux pays, et aujourd’hui tu vis et travailles à Paris.
C. L. Dans un premier temps, pourrais-tu expliquer quelles sont tes origines ?
M. N. Je suis née à Tokyo, en 1971, l’année du premier choc pétrolier, mais mon nom de
famille, Nitadori, vient d’un village du nord du Japon dans la préfecture d’Iwate. Ce village
existe toujours aujourd’hui. Je l’ai visité et j’ai vu les tombes de mes ancêtres, ainsi que le
temple de notre déesse. Nitadori est un nom surtout répandu au nord du Japon, à Tokyo il y a
peu de Nitadori. C’est aussi un nom de famille qui a des origines aïnou, mais nous, nous ne
sommes pas considérés comme des aïnous. Je suis la 15e génération de Nitadori.
Normalement, la transmission dans les familles japonaises passe par les hommes, mais dans
ma famille c’est un peu différent : ma grand-mère était orpheline, donc c’est sa grand-mère
(mon arrière-arrière-grand-mère) qui s’est occupée d’elle ; et quand mon grand-père a épousé
ma grand-mère, il a pris notre nom.
3
C. L. Tu as beaucoup déménagé dans ton enfance. Pourquoi ?
M. N. Quand mon père était jeune, il rêvait de voyager, mais ses parents ne voulaient pas
qu’il aille étudier aux États-Unis. Donc, une fois adulte, il a choisi un travail qui lui permettait
de vivre à l’étranger. Sa première mission était à Bangkok. On a déménagé en Thaïlande
quand j’avais 2 ans. Bangkok fait partie de mes racines, mais comme j’étais très jeune, je
ressens quelque chose de moins fort que pour les autres lieux où j’ai habité. Vivre à l’étranger,
dans une sorte de lotissement protégé (c’était un style d’habitation typique à l’époque à
Bangkok), au milieu d’un mélange de communautés, m’a appris l’indépendance, la liberté
d’aller chez les uns et les autres. Ça m’a donné une certaine conscience du relationnel. Puis,
nous sommes rentrés à Tokyo. J’étais à l’école primaire. Je suis la génération du deuxième
baby-boom, donc on était dans des classes de 38 enfants avec des professeurs d’après-guerre,
très strictes, qui nous donnaient des punitions corporelles. C’était un peu militaire. Cette
période était assez dure, mais c’est aussi un bon souvenir, parce que j’ai rencontré des enfants
qui sont devenus des amis très proches et que je fréquente toujours aujourd’hui. Ensuite, mon
père a eu une nouvelle mission à l’étranger. Cette fois-ci, il s’agissait de Maui, Hawaï. Maui
n’est pas la capitale, c’est une île plus petite. À l’époque, il y avait beaucoup de nature et des
petites boutiques. C’est un endroit où on sent la charge de l’histoire. Je développerais mon
expérience à Maui un peu plus tard en expliquant mon travail, mais là encore ça a été une
expérience assez difficile. Au bout de deux ans, nous sommes revenus à Tokyo. Il a fallu me
réadapter. C’était rude, j’ai failli devenir ijime-rare-ko (terme japonais désignant un enfant
victime de rejet et de harcèlement), mais heureusement je me suis fait une très bonne amie qui
a empêché que les choses dégénèrent. Les examens pour entrer au lycée approchaient et il
fallait que je sois au même niveau que les autres enfants qui avaient passé toute leur scolarité
au Japon. J’ai bien réussi et j’ai été acceptée partout. J’ai choisi un lycée qui était situé à 1h30
de chez moi. Une fois les cours commencés, finalement ce lycée ne me plaisait pas du tout,
c’était trop bourgeois. En plus, le temps de transport quotidien était énorme. Alors quand mon
père a eu une nouvelle mission à l’étranger, j’ai sauté sur l’occasion. Cette mission était au
Moyen-Orient, à Bahreïn, donc je ne pouvais pas rester avec eux. C’était l’époque de la bulle
économique, les entreprises avaient de gros fonds pour l’éducation des enfants d’expatriés. Ça
ne me plaisait pas d’être séparée de mes parents, mais je n’aimais pas le lycée où j’étais à
Tokyo, alors je suis partie pour l’Europe et j’ai fini le lycée dans une école internationale à
Genève.
C. L. Ton travail photographique est très plasticien. Quelle formation as-tu suivie ?
M. N. Une fois le lycée fini, j’ai suivi des cours au Harlow College of art de Essex, puis à la
Parsons School of Design, Paris et à la Paris American Academy. J’avais des cours de dessin,
de peinture, de gravure, d’histoire de l’art, de critique, de sculpture. C’est à la Paris American
Academy que j’ai fait ma première exposition. Cette exposition, intitulée Brain Cells, était
une réflexion sur ce qui se passe dans le cerveau. C’était un mélange de fictions et d’histoires
inspirées par les interactions avec les autres que j’avais construit en plusieurs parties. J’ai
réalisé une peinture chaque jour pendant un mois pour représenter mes rêves. J’ai aussi
travaillé avec le son : j’avais un ami violoncelliste qui m’avait enregistré un morceau et je
peignais sur de larges pièces transparentes de 120×350 cm à partir de sa musique. Dans
l’exposition, on pouvait écouter la musique avec un casque en regardant la peinture. Il y avait
un travail basé sur le toucher de sculptures. Je voulais montrer que tous les sens étaient
connectés à l’expérience artistique. Une des sculptures était faite d’éponges recouvertes de
latex et était plongée dans de l’eau dans une boîte avec un couvercle en plexi. Une autre
sculpture était en argile, elle représentait les os du visage d’une amie que j’ai perdue dans un
4
accident de voiture. Il y avait une sculpture odorante composée d’une spirale d’encens, telle
que celle que nous faisons brûler pendant 72 heures lors d’un décès, et qui était un hommage
à mon grand-père que je n’ai pas connu. J’avais également fragmenté beaucoup de mes
peintures afin de représenter ce qu’on ne voit pas, plutôt que ce qu’on voit. Un jour j’avais
cassé une peinture que je trouvais mauvaise, mon copain de l’époque m’avait dit qu’elle avait
de belles couleurs. Une fois cassée, je me suis rendu compte que c’était sous cette forme que
ça exprimait vraiment ce que je voulais montrer. À partir de ce moment, j’avais pris
l’habitude de peindre les gens qui m’entouraient dans la vie quotidienne et de découper mes
peintures à la scie électrique en forme de cellules du cerveau. J’utilisais une scie électrique,
car je peignais principalement sur bois. Dans cette exposition, il y avait déjà beaucoup de
dialogue et l’envie de raconter l’histoire des autres. C’était aussi autobiographique, car je
transcrivais ma perception des autres.
C. L. Est-ce que tu peins toujours ?
M. N. Non, après cette exposition, je n’avais plus envie de peindre. C’était terminé. J’ai jeté
toutes mes peintures ! Ça a été radical. Au contact d’un ami photographe, j’ai réalisé qu’en
peinture on commence avec le vide, on entre dans un monde, puis on en sort. Et ce moment
où on sort de la peinture est un moment très violent. En plus, je n’étais pas intéressée par le
vide, mais par l’existant. J’ai compris que ce qui me correspondait, c’était la photographie.
Après avoir terminé mon cursus plastique, j’ai rejoint le Speos Photographic Institute, un
institut de formation technique pour devenir photographe professionnel. J’ai littéralement
plongé dans la photographie.
C.L. C’était l’époque de la photographie argentique ?
M. N. Oui. J’adorais les procédures manuelles, la chimie, les expérimentations, comme le
développement avec du vinaigre ou du sel, pousser ou non… Je passais des heures tous les
jours dans le labo. J’étais accro aussi bien à la technique, qu’aux appareils. Je regardais les
magazines spécialisés pour tout savoir sur les appareils, les pellicules et la chimie. J’adorais
les prises de vue. J’étais fascinée par le contact immédiat avec les autres. La photographie ce
n’est pas comme la peinture. Quand on réalise un portrait, la communication est essentielle,
on ne peut pas travailler en silence. La photographie est un dialogue et, plus le dialogue est
intéressant, plus les images obtenues sont de meilleure qualité. Pourtant, après un an de
formation, j’ai aussi commencé à me sentir mal à l’aise avec la photographie.
C. L. D’où venait ce malaise ?
M. N. Je me suis rendu compte qu’en photographie, j’étais toujours en train de manipuler les
gens qui me servaient de modèles pour qu’ils collent à mon monde. Il y avait un décalage
entre les personnes qui m’offraient leur présence et moi qui créais un univers autour de ma
vision. Je n’aimais pas du tout ça, parce que ça provoquait une relation de domination et ça
me paraissait égoïste. J’ai quand même continué de travailler la photo, mais j’ai commencé à
utiliser mon propre corps comme modèle. J’appelais ça self-use.
C. L. Il s’agit de ton travail Seesaw Spotting, 1997-2001 ? Peux-tu expliquer ta démarche
dans cette série ?
M. N. Seesaw Spotting a été ma première vraie série de photographie. J’ai réalisé des images
argentiques très colorées, très saturées. Je me suis servie de mon propre corps pour poser. Il
5
s’agissait de réaliser un travail aussi bien autobiographique, qu’imaginaire, de montrer ce qui
s’est passé et ce qui n’a pas eu lieu. Sur mikinitadori.com cette série est présentée avec un
texte de l’artiste Gaspard Delanoë, qui développe cette idée de fiction/réalité. Avec le recul, je
trouve toujours que cette série est très bien exécutée – au moment où je fais un travail, je
donne toujours mon maximum –, mais j’y reconnais des préoccupations adolescentes. C’était
assez nombriliste. Ce sujet entre autobiographie et fiction ne me correspond plus. Ce n’est
plus ce qui m’intéresse aujourd’hui.
C. L. Cette série a marqué le début de ta carrière d’artiste professionnelle…
M. N. Oui, c’est avec cette série que j’ai fait mes premières expositions d’artiste. Cette série
avait plu à Margrit Brehm. Au début des années 2000, c’était une des rares spécialistes de
l’art contemporain japonais. J’aidais à la préparation du livre Japanese Experience :
Inevitable (2003), je traduisais des documents. Un jour, je lui ai offert une petite photo
polaroid. Elle l’a beaucoup aimé et a décidé de l’inclure dans le livre. Plus tard, elle a vu mon
travail et a décidé de l’exposer avec des œuvres de Masahiko KAWAHARA, Shintarō
MIYAKE et Jun HASEGAWA à la galerie 20/21 à Cologne, Allemagne, et en 2005 au
Museum der Moderne à Salzbourg, Autriche, aux côtés des travaux d’artistes comme Takashi
MURAKAMI, Kaikai Kiki, Mister, Aya TAKANO, Nara, ou encore Shintarō MIYAKE.
C’était la première série que j’exposais, je ne connaissais pas encore tous ces artistes. À cette
période, je commençais aussi à exposer avec ma première exposition personnelle à la Heart
Galerie, Paris, et j’étais au 59 Rivoli.
C’est une période où je me suis posé beaucoup de questions sur mon choix de carrière. J’ai
compris que les relations professionnelles, les contrats, le professionnalisme, et tout ce qui
faisait ce métier, en faisaient un business très difficile. Mais j’ai quand même continué.
Figure 1 : Miki Nitadori, Seesaw Spotting, photographie, 1997-2001
6
C. L. Tu as mentionné le 59 Rivoli, peux-tu parler de ton passage dans ce squat ?
M. N. Je faisais partie des gens qui étaient là à l’ouverture, en novembre 1999. C’était un bon
endroit pour débuter, ça m’a donné l’opportunité d’exister en tant qu’artiste. Chaque mois, je
faisais une installation de photographies différentes dans mon petit atelier qui était situé au 7e
étage. Parmi les premières installations, il y en avait une avec mes photos d’enfance en
Thaïlande (Fig. 2). J’avais mis des baguettes en haut et en bas des murs entre lesquelles
j’avais tendu des fils rouges sur lesquels on trouvait des écritures, des poésies et des photos,
dont quelques agrandissements. À l’époque, Canon avait une machine qui permettait de faire
de très beaux agrandissements de polaroids – je crois que cette machine n’existe plus, c’est
dommage. J’avais aussi fait une installation avec des photographies de bon-odori (le festival
de danse qui honore l’esprit des ancêtres) des Nippo-américains de Lahaina ; et une autre avec
des photographies du cimetière du temple nippo-américain Jodo Mission de Lahaina que
j’avais beaucoup photographié… Je suis restée jusque 2002 au 59. Une fois que ça a été
connu, ça n’était plus ce que je cherchais et je n’avais plus besoin de l’atelier, donc je l’ai
libéré pour que quelqu’un d’autre puisse en profiter.
C. L. Comment ça s’est passé après le 59 et Seesaw Spotting ?
M. N. Je voulais faire un nouveau travail, et étrangement, c’est une période où il y avait
beaucoup de gens déprimés autour de moi. Plusieurs parlaient même de suicide. J’écoutais
leurs histoires – j’ai toujours aimé les histoires des gens – et comme ils allaient mal, je voulais
les soutenir et les encourager, mais je ne savais pas comment faire. Par la parole, mes
messages de soutien ne passaient pas. Ma situation personnelle était également compliquée.
En réaction à cette situation, j’ai simultanément développé deux travaux très différents : l’un
s’intitule Triumph, 2004, et l’autre Combat: Manual for Daily Survival, 2003-2007.
Figure 2 : Atelier de Miki Nitadori, 59 Rivoli, Paris,
installation, novembre-décembre 1999
7
C. L. Parles nous d’abord de Triumph.
M. N. Triumph est une sélection de 35 images parmi des photographies que j’ai prises
pendant plusieurs années. Il y en a juste trois qui ne sont pas de moi : il s’agit de celles du
mariage de mes grands-parents, de la construction d’un cimetière Nippo-américains et des
funérailles de Nippo-américains à Lahaina. Cette série est comme un résumé des
photographies que j’ai réalisées depuis que j’ai commencé la photographie. Je les ai choisies,
car elles symbolisent des triomphes de vie entre le moment où l’on naît et celui où l’on est
face à la mort. Ça commence avec le portrait d’un bébé (Fig. 3, gauche). Il s’agit du visage de
l’enfant d’un ami que j’ai visité à peine quelques jours après sa naissance. Quand je l’ai vu
pour la première fois, je trouvais qu’il était comme un aliène, mais j’ai ressenti quelque chose
d’intense. La dernière image (Fig. 3, droite) représente le même garçon lorsqu’il a 2 ans. J’ai
pris cette photo un jour où nous nous promenions ensemble. Il était assis à un arrêt de bus. Il
avait à peine 2 ans, mais il avait une expression qui semblait dire que même si la vie est dure,
il assume. Il paraissait vraiment sûr de lui. J’ai eu envie de photographier cette impression.
Entre ces deux photographies, chaque image représente des triomphes de vie important pour
moi. D’un point de vue technique, c’est un travail principalement argentique. J’ai
photographié les photos que j’avais sélectionnées en les recadrant et je les ai traitées
manuellement en utilisant des filtres.
J’ai montré Triumph aux Voies Off d’Arles en 2004. On devait être environ 60 sélectionnés
pour le prix et j’ai fini dans les 5 derniers. Ça m’a donné confiance. Je n’ai pas beaucoup
exposé cette série, mais elle est vraiment importante pour moi.
C. L. Et Combat: Manual for Daily Survival ?
M. N. J’ai travaillé sur Combat durant la même période. C’est aussi un travail très important
pour moi, parce que c’était ma façon d’encourager les gens déprimés et suicidaires autour de
Figure 3 : Miki Nitadori, Triumph, 2004, photographie
8
moi. Au départ, je voulais que ces images fassent partie d’une installation intitulée Believe in
yourself. Cette installation devait être un endroit où les gens auraient pu devenir gourous
d’eux-mêmes. À cette époque, on parlait beaucoup des sectes et notamment d’Aum. Je me
disais que si les gens pouvaient devenir des gourous d’eux-mêmes, ils seraient plus forts pour
affronter la vie quotidienne. J’ai donc décidé de réaliser des sortes d’images propagande.
C. L. Pour Combat, tu as utilisé une technique particulière. Peux-tu expliquer ?
M. N. Effectivement. Un des amis qui me parlait de suicide avait pris l’habitude d’aller se
prendre en photo dans des photomatons tous les jours. En le voyant faire, j’ai compris qu’avec
cette machine, je pouvais régler mon problème de relation dominant/dominé,
photographe/modèle. Avec un photomaton, il n’y a pas de contrôle possible. C’est aussi un
moyen d’affirmer son existence dans la société, puisque c’est une machine dont le but premier
est de faire des photos d’identité pour les papiers officiels. J’ai donc décidé de travailler avec
cette machine en m’utilisant à nouveau comme modèle. J’ai réfléchi à la manière de faire
passer des expressions. J’ai décidé de travailler avec le geste de mes mains, par exemple
pierre-papier-ciseaux ou les gestes des trois singes. Je faisais des croquis de toutes les façons
dont je pouvais exprimer des gestes de survie de la vie quotidienne. Ensuite, dans le
photomaton, je les mettais sur mes genoux, mais comme ça allait relativement vite, parfois je
faisais autre chose. C’était comme un instinct de survie. Les photomatons faites, je me suis
demandé comment j’allais réussir à travailler avec ces images. J’aime le travail manuel.
J’avais l’habitude de faire des livres à la maison et pour cela j’utilisais beaucoup les
photocopieuses. J’ai eu l’idée de passer les photomatons dans la photocopieuse, de les faire
bouger, et j’ai vu que ça donnait un résultat plus linéaire, moins détaillé… j’avais trouvé la
solution.
D’autre part, j’avais décidé d’utiliser du tissu. Je commençais à passer régulièrement au
marché St Pierre dans le 18e. Je trouvais ça intéressant, car on ressent fortement les tendances
et les changements de la société à travers le tissu. Les motifs sont comme des symboles du
Figure 4 : Miki Nitadori, Combat, 2003-2007, photographie et tissu
9
monde. Par contre, je n’ai pas tout de suite su comment associer les photomatons et le tissu.
Pendant ma formation, j’avais fait du transfert de polaroid et du transfert sur papier au
trichloréthylène (un produit chimique très toxique). C’était dans un coin de ma tête, alors un
jour j’ai tenté d’utiliser des liquides de transferts. Le résultat m’a paru intéressant, mais ce
n’était pas facile, car plus la surface est grande, plus c’est difficile. Ça m’a pris beaucoup de
temps pour obtenir de bons résultats. J’avais commencé à travailler sur Combat dès 2003,
mais je n’ai commencé à montrer cette série qu’à partir de 2006.
C. L. Combat a été bien reçu ?
M. N. J’ai exposé Combat à ArtParis 2007. Ça a très bien marché. J’ai vendu 40 pièces en 4
jours, ce qui me semblait impossible. Mais étonnamment, ce succès a eu un effet négatif sur
moi. Je n’avais pas envie de vendre autant. En plus, comme j’avais bien vendu, on m’a
demandé de faire une pièce comme ci, puis une autre comme ça, afin de répondre aux goûts
des uns et des autres et d’augmenter les ventes. Mais mon travail était très personnel et il
faisait référence à une période difficile. J’ai également été très critiquée par les gens du
monde de la photographie. Même si pour moi c’est un travail photographique, eux
considéraient que mon travail n’en était pas un. J’ai continué à travailler sur cette série
pendant quelque temps. J’ai fait un happening en proposant à 108 personnes d’utiliser le
photomaton (Fig. 5). C’est devenu un travail pour Nuit blanche 2008 et une exposition
personnelle au Mac Créteil la même année (Fig. 6). Puis, j’ai arrêté. Si j’avais été aussi forte
qu’Andy Warhol, j’aurais sûrement pu aller plus loin… Suite à cette expérience, j’ai décidé
de ne plus faire de la vente dans les grosses foires d’art et de plutôt utiliser mon travail pour
m’impliquer dans la société et l’éducation. J’ai d’abord fais une collaboration avec un lycée
de Créteil en partenariat avec le Mac Créteil. Puis, j’ai proposé un projet de résidence à
Châtellerault. C’était la première fois que je faisais quelque chose de monumental. J’ai réalisé
des immenses vitrines avec Combat qui montrait le vrai message de cette série, ce pour quoi
je l’avais réalisée au départ. Ça a vraiment été une belle aventure humaine !
Figure 5 : Happening de Miki Nitadori, Combat
février 2008, mairie du 3e, Paris
10
Première partie de l’entretien mené par Cecile Laly le 18 avril 2015
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Portrait d’artiste : Miki Nitadori (1ère partie)”,
echo.hypotheses.org, 26/05/2015, 30/06/2015, http://echo.hypotheses.org/207
Figure 6 : Exposition de Miki Nitadori, Combat
novembre 2008 – janvier 2009, MAC Créteil
11
Portrait d’artiste : Miki Nitadori
(2ème partie)
Figure 7 : Miki Nitadori, Blond Ambition, installation, Galerie Lacen, Paris, mai 2008
C. L. Blond Ambition, 2008, est un travail différent de tes premiers travaux.
M. N. Oui, Blond Ambition n’est pas un travail photographique. C’est une installation avec
une vidéo. L’installation est constituée d’une pièce blanche d’à peu près 10m2, dans laquelle
j’ai installé un tapis blanc sur le sol et un meuble bas rond et rouge au centre du tapis. Sur ce
rond rouge, j’ai disposé deux écrans avec des casques qui diffusent une vidéo de 4,14min en
boucle. Cette installation résulte d’une réflexion sur les thèmes de la transculturalité, l’identité
et la transmission culturelles.
La pièce blanche, avec un cercle rouge en son centre, représente le hi-no-maru, le drapeau
japonais. Outre le symbole identitaire évident du drapeau, cela fait également référence à la
polémique qui revient chaque année sur le fait d’arrêter de hisser le hi-no-maru et de chanter
le Kimi-ga-yo (l’hymne japonais) dans les écoles, car ils rappellent tous deux l’histoire de la
Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre, les soldats combattaient en portant le hi-no-
maru et tout le monde signait autour du cercle rouge, parce que celui-ci était réservé aux
kamis (divinités) et à l’empereur. Dans mon installation, les deux écrans sont placés dans
l’espace normalement sacré, afin d’amener les gens à marcher et à s’assoir sur le drapeau pour
regarder la vidéo.
12
C. L. Qui est le personnage principal de la vidéo ?
M. N. Le personnage principal de cette vidéo est Satomi SEKI, une personne nippo-
américaine de deuxième génération, qui m’était très chère et qui est aujourd’hui décédée. Elle
est morte en 2010, à l’âge de 97 ans. Lorsque je l’ai rencontré, elle avait déjà 70 ans passés.
Nous étions voisines à Lahaina. Je passais beaucoup de temps chez elle et son mari, Hōzen.
Comme elle était parfaitement bilingue (anglais-japonais), elle m’aidait avec mes devoirs. Je
me souviens également que nous fêtions toujours son anniversaire début janvier. Depuis mon
enfance, elle m’a raconté son histoire, et culturellement elle m’a transmis beaucoup de choses.
Satomi est née en Californie, de parents japonais originaires d’Hiroshima. Ses parents,
fleuristes de métier, avaient relativement bien gagné leur vie et au moment de prendre leur
retraite, ils ont décidé de rentrer à Hiroshima. Ils avaient une maison un peu en dehors de la
ville. Lorsqu’en 1945, la bombe atomique est tombée sur Hiroshima, son père était en train de
jardiner et sa mère se trouvait dans la maison. Son père, qui était en extérieur, a été irradié. Il
est mort au bout de trois mois. Sa mère, elle, a été protégée des radiations par la maison et a
vécu jusqu’à 100 ans. J’ai eu la chance de la rencontrer quand j’étais jeune.
Satomi a grandi en Californie, mais pour le lycée, elle est partie étudier au Japon. À l’époque,
il fallait prendre le bateau, c’était un très long voyage à travers le Pacifique. Une fois de retour
en Californie, elle a rencontré Hōzen, l’homme qui est devenu son mari. Hōzen était un moine
bouddhiste originaire de Kagoshima. Sa vie était aussi une grande aventure, car il avait rejoint
les États-Unis avec un petit avion biplace. Après leur rencontre, ils se sont installés en
Arizona et il a été un des premiers à ouvrir un temple bouddhiste à l’intérieur des terres
américaines. C’était un pionnier. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ils habitaient à New
York. Normalement, les Japonais qui se trouvaient à l’est de Colorado River n’étaient pas
Figure 8 : Satomi dans Miki Nitadori, Blond Ambition, 2008, extrait de la vidéo (1:39)
13
internés dans les camps. Mais comme Hōzen était à la tête d’un temple à New York, il était
considéré comme une personne d’influence, donc il a quand même été interné. C’est la
première personne à m’avoir parlé de son expérience dans les camps. Quand je lui ai demandé
comment était la vie là-bas, il m’a répondu : « tu sais Miki, j’ai appris à jouer du violon dans
le camp, alors c’était bien » et il s’est mis à rire.
C. L. Que raconte la vidéo de Blond Ambition ?
M. N. Blond Ambition questionne l’identité japonaise et les relations nippo-américaines à la
suite de Pearl Harbor, un événement marquant de l’histoire d’Hawaï et des relations nippo-
américaines. Je suis partie de Satomi et de son histoire. C’est en discutant avec elle et son
mari que j’ai compris ce que c’est d’être japonais. D’une part, en entendant leur histoire, j’ai
pris conscience de la façon dont les Japonais utilisent le rire pour survivre. Le rire, utilisé
comme moyen de surmonter les épreuves, fait définitivement partie de l’identité japonaise.
D’autre part, j’ai aussi voulu réfléchir à ce que cela fait de se construire entre deux cultures et
de se retrouver pris entre les conflits qui existent entre ces deux cultures.
Dans la vidéo, entre les extraits de paroles de Satomi, j’ai inséré des interviews de Japonais et
de Nippo-américains de Maui que j’ai réalisées en japonais et en anglais. Je leur ai demandé
ce que cela voulait dire d’être japonais et ce que représentait le Japon pour eux. Il y a eu
toutes sortes de réponses. Je les ai transcrits dans un blog dédié à ce travail (accéder à la
transcription des paroles).
Entre les images de Satomi, j’ai inséré des images tirées d’une ancienne vidéo de moi, que
j’avais réalisée lorsque j’étais plus jeune et dans laquelle je porte une perruque blonde.
L’insertion de ces images n’est pas du tout autobiographique. Je les ai récupérées et
détournées, car la perruque blonde que je portais correspondait parfaitement à ce que je
Figure 9 : Miki dans Miki Nitadori, Blond Ambition, 2008, extrait de la vidéo (1:04)
14
souhaitais exprimer. Après la bulle économique, de nombreuses entreprises américaines sont
venues s’installer au Japon. Parmi les Japonais, il était devenu très à la mode de travailler
pour ces entreprises. C’est une période où la société japonaise a changé très rapidement.
Avant, les gens restaient toute leur vie dans la même entreprise. Mais avec l’implantation de
ces nouvelles sociétés, les Japonais commençaient à changer d’entreprises, à avoir plus de
flexibilité. Lors d’une de mes visites au Japon après l’explosion de la bulle, j’étais dans le
métro de Tokyo et j’ai été très surprise de me rendre compte que j’étais une des seules
personnes de la rame à avoir les cheveux noirs. Tout le monde – les jeunes comme les vieux,
les femmes comme les hommes – était décoloré en blond ou en châtain. C’était
impressionnant !
C. L. Où as-tu montré ce travail ?
M. N. J’ai d’abord montrée la vidéo avec l’installation dans une galerie de Paris qui s’appelait
Galerie Lacen (Fig. 7), puis je l’ai présentée à l’Oslo Screen Festival. C’était mon premier
travail vidéo et c’était une vidéo assez courte, donc je voulais tenter un petit festival. J’avais
envie de voir comment les gens réagiraient. Lorsque j’ai su que ma vidéo était acceptée,
j’étais très contente. Ensuite, par chance un des organisateurs du Rotterdam Film Festival est
venu à Oslo et a décidé d’intégrer mon travail à Rotterdam. Par la suite, je l’ai aussi montrée
dans d’autres pays.
C. L. Dans Odyssey/Reflect, 2013, tu continues de travailler sur le thème des Nippo-
américains d’Hawaï. Peux-tu expliquer la démarche de ce travail ?
M. N. Quand je suis arrivée à Maui, j’avais onze ans. J’avais appris à parler anglais quand
j’étais en Thaïlande, mais j’ai vite oublié une fois de retour au Japon. Je me souviens qu’avant
d’aller à l’école de Lahaina pour la première fois, j’avais un peu peur de ne pas arriver à
communiquer. Je me suis entrainée à dire les phrases qui me paraissaient importantes
comme : « Where is the toilet ? ». Puis, à la fin de la première journée de classe, quand
Figure 10 : Miki Nitadori, Odyssey/Reflect, 2013, transfert sur tissu, collection privée
15
j’attendais ma mère, certains enfants me lançaient des choses comme « japs go home ». Ma
première expérience à Maui a été assez dure, car c’est là que j’ai compris que j’étais japonaise.
Il y avait un décalage culturel énorme entre eux et moi. Je n’arrivais pas à être proche des
autres enfants de mon âge – j’avais juste quelques camarades de jeux philippins avec qui je
jouais au street basket. Finalement, les gens avec qui je passais la plupart de mon temps
étaient les vieilles personnes nippo-américaines, comme Satomi et Hōzen. Ce sont les
personnes âgées qui m’ont accueillie, qui ont parlé avec moi en japonais, et avec qui je
pouvais avoir des relations simples et agréables. Je crois que c’était en partie dû au fait que
nous partagions une certaine nostalgie du Japon. Les personnes âgées m’ont raconté leurs
histoires et je me suis sentie très proche de l’histoire des Nippo-américains. Discuter avec eux
m’a permis de réfléchir à mon identité. Je pense que la transmission culturelle d’une
génération à une autre est très importante. Or la génération de mes parents, c’est-à-dire qui est
née pendant la guerre, a perdu les liens avec le passé, avec le Japon traditionnel. Dans leur
jeunesse, eux ils rêvaient de Rock and roll, d’Elvis, d’américanisation. Ils ont vécu comme
des expatriés. Mais moi, je ne suis pas expatriée, je suis immigrée. Je suis quelqu’un qui reste.
Donc, avec le temps, je me rends compte que même si mon arrivée à Maui a été difficile, c’est
un endroit qui m’est cher, car il m’a construit et il est ancré dans mon identité. À Maui, j’ai
rencontré des personnes extraordinaires et je veux leur rendre hommage.
C. L. Pour Odyssey/Reflect, tu utilises des photographies trouvées et regroupées dans une
valise. Quelle est l’histoire de cette valise ?
M. N. Cette valise de photographies m’a été donnée par Thomas HARDY, un ami français.
Nous nous sommes rencontrés à l’époque où j’étais au 59 Rivoli. Un jour où il visitait le squat,
il est venu dans mon atelier et, quand il a vu une de mes photos de l’usine de canne à sucre de
Lahaina, il l’a reconnue et l’on a commencé à discuter. Il s’avère qu’il avait habité à côté de
cette usine et qu’il se souvenait très bien de l’odeur très forte qui s’en dégageait tous les
matins. Il m’a dit qu’il avait récupéré des photos de ses voisins à Lahaina et m’a proposé de
me les montrer. J’ai été très heureuse de pouvoir les regarder, mais ça n’a pas été plus loin.
Puis, peut-être deux ans plus tard (je ne suis plus sûre des dates), nous nous sommes croisés
par hasard dans une agence de voyages devant Beaubourg. Cette agence n’existe plus
aujourd’hui, mais à l’époque elle était très prisée parce qu’elle pratiquait des prix vraiment
attractifs. À cause des tarifs, il y avait toujours beaucoup de monde, donc il fallait venir très
tôt. J’y suis allée pour 9h et par hasard je suis tombée sur Thomas. Je voulais un billet pour
rendre visite à mes parents à Maui et lui avait décidé de partir vivre aux États-Unis. Comme il
s’en allait de façon définitive, il a proposé de me donner la valise de photos.
C. L. Sais-tu comment cette collection de photos a été constituée ?
M. N. Lorsque Thomas habitait à Lahaina, une des maisons voisines, qui était abandonnée,
avait été habitée par des Nippo-américains. Juste avant la démolition de la maison, Thomas a
décidé d’aller la visiter et c’est là qu’il a trouvé les photos. Il les a prises pour qu’elles ne
soient pas détruites avec le reste de la maison. Par contre, lorsqu’il m’a raconté le moment où
il a sauvé ces photos, il ne se souvenait plus si elles étaient déjà regroupées dans une valise ou
si c’est lui qui les avait mis dedans. En tout cas, ces photographies proviennent d’une famille
nippo-américaine de Lahaina.
C. L. As-tu pu en savoir un peu plus sur l’origine de ces photographies ?
16
M. N. Lorsque j’ai fait un premier voyage de préparation du projet, j’ai mené une enquête en
partant d’un nom inscrit sur une enveloppe qui se trouvait dans la valise. J’ai retrouvé les
descendants de cette famille, mais malheureusement ils ne reconnaissaient pas les gens sur les
photographies. Ça n’a donc mené nulle part. Puis, lorsque j’ai exposé au Maui Arts and
Cultural Center en 2013, un monsieur de 85 ans, M. KAWAGUCHI, et un autre de 80 ans,
M. KUTSUNAI, sont venus voir mon travail. M. KAWAGUCHI m’a raconté qu’il
connaissait plusieurs personnes sur les photos et il s’avère que M. KUTSUNAI était le fils du
photographe qui avait réalisé une des photographies que j’avais utilisées. J’ai beaucoup
échangé avec ces deux messieurs qui sont d’anciens professeurs d’histoire et de sports, ainsi
que des collectionneurs de tout ce qui a trait à l’histoire des immigrants de Maui.
M. KUTSUNAI m’a raconté que son père était un photographe professionnel de Lahaina. Sur
le recto d’une des photos, j’avais également remarqué une inscription qui indiquait que leur
famille était originaire d’Hiroshima.
Ce qui est drôle, c’est que ces deux messieurs ont été les voisins de mes parents pendant très
longtemps. Mon père, qui aime bien marcher le matin, les connaissait très bien, car il les
croisait régulièrement pendant sa promenade quotidienne. En 2001, alors que je travaillais sur
une petite série de photographie avec des garçons hawaïens et des fleurs, j’avais repéré une
belle branche de cassier. J’en avais parlé à mon père qui avait demandé à M. KUTSUNAI si
je pouvais avoir cette branche de fleurs et c’est lui qui me l’avait donné. Nous n’avions pas
conscience de toutes ces connexions, mais nous nous connaissons depuis 2001.
Figure 11 : Miki Nitadori, Odyssey/Reflect, 2013, transfert sur tissu
17
C. L. Pour Odyssey/Reflect, tu as continué d’utiliser du tissu. Pourquoi le tissu a-t-il pris
autant d’importance dans ton travail ?
M. N. J’ai commencé à utiliser le transfert de photo sur tissu avec Combat. Le tissu est
important pour moi, car j’ai habité dans plusieurs pays où la culture du tissu était très présente.
J’ai habité en Thaïlande, où il y a une vraie culture du tissu. Lorsque je suis revenue au Japon,
pays du symbolisme où chaque chose en représente une autre (les armoiries familiales ; le pin
symbole de chance ; les fleurs de cerisiers liées à la vie, surtout éphémère, comme celle des
soldats du Yasukuni ou de la promesse des kamikazes de se revoir pendant la période des
fleurs de cerisier ; etc.), le tissu et la façon de s’habiller étaient également très présents. Puis,
il y a eu Hawaï, avec le tissu hawaïen, qui en fait n’est pas hawaïen. L’histoire de la chemise
aloha est très intéressante ! Ça mélange notamment l’histoire du kimono japonais et du tissu
Vichy ou Gingham. C’est un assortiment d’influences asiatiques et européennes. Les
Européens étaient très présents à Hawaï, l’île de Maui a d’abord été abordée par un Français
qui s’appelait Jean-François de La Pérouse. Sans compter que quand j’étais petite, ma mère
cousait tous mes vêtements, jusqu’à mes pyjamas. Depuis mon enfance, je suis donc plongée
dans le tissu, dans la combinaison des motifs et des couleurs, ainsi que dans leur symbolique.
C. L. Quel type de tissus utilises-tu ?
M. N. J’utilise des tissus américains, français, européens, japonais, etc. Je choisis en fonction
de la photo et du rythme que je veux donner. Parfois, c’est aussi juste instinctif. En général, je
recherche des tissus qui représentent un environnement symbolique, et ensuite j’essaie le
Figure 12 : Miki Nitadori, Odyssey/Reflect, 2013, transfert sur tissu
18
transfert. De temps en temps ça marche, de temps en temps ça ne marche pas. Avec cette
technique, tout n’est pas parfaitement contrôlé.
Par exemple, dans cette image (Fig. 11), j’ai utilisé un tissu américain avec des écritures qui
glorifient les militaires. L’armée est un élément très important pour les Nippo-américains, car
c’est par cet intermédiaire qu’ils ont été acceptés en tant que citoyens après la Seconde Guerre
mondiale. Lorsqu’ils ont été internés dans les camps, certains ont décidé de s’engager auprès
d’autres Nippo-américains qui n’étaient pas internés, et ils sont partis se battre en Europe,
notamment dans les Vosges (France), à Bruyères et Bellefontaine. Il y a d’ailleurs un Nippo-
américain de Lahaina enterré au cimetière américain d’Épinal. Je me suis récemment rendue
sur sa tombe. Dans un travail plus ancien (Fig. 10), j’avais utilisé un tissu qui représentait une
carte du monde. Cette image présentait une interprétation totalement différente, en lien avec
l’idée de déplacement. Le déplacement est aussi une idée très importante de cette série. Enfin,
pour cet autre exemple (Fig. 13), les Européens sont généralement surpris parce que j’ai cadré
la photo sur l’espace qui sépare l’homme de la femme. Avec la photo, je montre la distance
qu’il y a entre eux, mais avec le motif du tissu, j’oppose cette distance à un jeu de séduction à
l’occidental. Les Japonais ne sont pas dans la parole et la séduction physique. Pour nous, ce
qui compte, c’est d’exister ensemble. C’est une différence culturelle à laquelle on doit
fréquemment faire face quand on est une femme immigrée.
J’ai eu beaucoup de critiques du fait que j’utilise des tissus européens, par exemple la toile de
Jouy. On m’a dit qu’il n’y avait pas de lien entre ce tissu et l’histoire des immigrés nippo-
américains. Mais je ne suis pas d’accord. Pour moi, il y a définitivement un lien. Les
Européens font partie de l’histoire d’Hawaï. Les îles ne se sont pas construites uniquement
dans la confrontation avec les États-Unis, mais aussi avec le passage des Russes, des Anglais,
des Français, des Hollandais, des Portugais, etc. D’autre part, j’adore la toile de Jouy, car ses
motifs racontent des histoires avec intelligence et ces histoires représentent la vie que les
enfants d’immigrés rêvent d’avoir. Une vie meilleure, à l’occidentale.
C. L. Comment réalises-tu les transferts ?
M. N. D’abord, je scanne l’image que je veux utiliser et je fais un tirage papier. Je ne travaille
pas du tout l’image sur l’ordinateur, je ne fais que cadrer la partie qui m’intéresse pour
l’agrandissement. Puis le travail manuel commence, il faut transférer l’image du papier vers le
tissu. C’est un procédé à la fois facile et délicat. Il suffit de mettre le tissu à plat, avec une
couche de liquide de transfert et l’image à transférer. Puis, il faut bien aplatir la surface et
chasser toutes les bulles d’air. Ensuite vient le séchage qui fixe l’image photographique sur le
tissu. Enfin, il faut retirer le papier. Pour cette dernière étape, il faut frotter doucement le
papier avec une éponge humide. Ça abime beaucoup les mains. J’ai souvent les mains en sang
durant cette étape. Une fois tout le papier retiré, je passe un vernis brillant. Le vernis devient
mat avec le temps, alors de temps en temps je repasse une couche. J’aime ce processus de
l’image qui pénètre le tissu avec le transfert et de la surface vernie qui évolue avec le temps.
Ça rend l’œuvre unique. Elle a ses défauts et elle vit sa vie.
C. L. As-tu exposé Odyssey/Reflect à Hawaï ?
M. N. Au départ, j’avais proposé la série Combat au Maui Arts and Cultural Center. Odyssey
était en cours et le musée a voulu voir cette série. L’idée leur a beaucoup plu et une exposition
a été programmée. J’ai dû travailler intensivement pour que la série soit suffisamment aboutie
pour être exposée aux dates convenues. C’était comme si ces photographies étaient rappelées
19
par les îles. C’est toute l’histoire des immigrés : ils veulent toujours revenir à leurs origines.
La première exposition dans les îles était à Maui. C’était très important pour moi, car c’est
l’île où j’ai habité et l’île d’où viennent les photos. L’exposition était très émouvante. Il y
avait une vraie connexion entre le public, mes travaux et moi. J’ai été couverte de Lei au point
que la commissaire, Neida BANGERTER, a plaisanté en me disant que c’était comme si
j’avais terminé le lycée. Dans la culture hawaïenne, le Lei est offert pour féliciter quelqu’un.
Mais ces Lei n’étaient pas que pour moi, ils étaient aussi pour les gens sur les photos. J’ai
également exposé Odyssey au Honolulu Museum of Art. Et en ce moment, jusque juillet 2016,
il y a aussi une exposition à l’Hawaï State Art Museum des pièces que ce musée a acquises
pour ses collections. Je suis très contente de pouvoir exposer ce travail à Honolulu, mais le
contexte est un peu différent. Bien sûr, les gens d’Honolulu partagent cette histoire et ils sont
vraiment touchés par mes œuvres, mais ces photos, tout comme moi, viennent de Maui.
C. L. Tu as également exposé Odyssey/Reflect en France. Comment cela s’est-il passé ?
M. N. Alors que je venais juste de revenir sur Paris et que la plupart des œuvres étaient encore
à Hawaï, j’ai rencontré les marchands Bernard DUDOIGNON (avec qui j’ai déjà beaucoup
travaillé pour Combat) et Emmanuelle FRUCTUS (Un livre – une image). Ils ont adoré mon
travail et ils m’ont encouragé à participer avec Odyssey/Reflect à la thématique « Anonymes
et amateurs célèbres », dont Valérie FOUGEIROL était la commissaire pour le mois de la
photo 2014. Il n’y avait plus que trois jours avant la date limite de dépôt des dossiers. Ils
m’ont tous les deux beaucoup aidée. L’exposition a eu lieu du 6 novembre au 6 décembre
2014 à la Galerie Catherine et André Hug, située dans le quartier de St-Germain. Pour cette
Figure 13 : Miki Nitadori, Odyssey/Reflect, 2013, transfert sur tissu
20
exposition, nous avons réfléchi sur la façon d’exposer ce travail. Je ne voulais pas que ce soit
simplement accroché au mur. Je voulais jouer avec l’espace et la vue depuis la rue à travers la
grande vitrine de la galerie. J’ai fait faire des agrandissements que nous avons collés sur toute
la hauteur des murs en jouant sur la profondeur de la pièce (Fig. 14). Je suis vraiment contente,
car cette exposition a été une belle réussite, avec beaucoup de communication. Nous avons
même eu un article en deuxième page du New York Times.
C. L. De manière générale, comment est reçu ton travail de part et d’autre du monde ?
M. N. Quand je montre le travail d’Hawaï en Europe à des gens qui ne me connaissent pas, je
vois que c’est très loin pour eux. Parfois, les petites galeries pensent qu’elles ne peuvent pas
montrer mon travail à un public français ou européen. Lorsque les galeries exposent des
Japonais, elles veulent que ce soit des Japonais du Japon, qui montrent des samouraïs et des
geishas ou qui correspondent à la tendance du moment. Mais ce n’est pas moi. Comme on dit
à Hawaï, je suis Chop Suey ou Saimin. Je suis un mélange de culture. Néanmoins, lors d’une
exposition ou d’un vernissage, quand les gens ne comprennent pas les œuvres, c’est
intéressant parce que cela permet d’engager une conversation qui aboutit souvent à des
échanges très enrichissants. J’ai également fait quelques expositions au Japon et ironiquement
les Japonais ont adoré le côté européen de mon travail. Pour moi, c’est assez paradoxal, car
bien sûr, j’habite à Paris depuis de nombreuses années, mais je ne suis pas vraiment
européenne. Enfin, à Hawaï, mon travail est évidemment toujours très bien reçu et suscite
beaucoup d’émotion.
C. L. Dernière question : quels sont tes projets pour le futur ?
M. N. Tout d’abord, Odyssey/Reflect va être exposé à Aix en Provence du 8 octobre au 31
décembre 2015. Puis, il sera présenté au Carré Amelot, La Rochelle, du 7 janvier au 2 avril
2016.
Figure 14 : Exposition Miki Nitadori, Odyssey/Reflect,
Galerie Catherine et André Hug, Paris, 6 novembre – 6 décembre 2014
21
D’autre part, depuis un an environ, j’étudie l’art invisible avec Jean-Baptiste FARKAS, un
artiste qui travaille sur l’art non-objet avec des services. C’est une nouvelle direction dans
mon travail. Début mai, j’ai réalisé une intervention qui s’intitulait Appartement. La Galerie
Plateforme (Paris 20e) avait été transformée en appartement et j’y ai reçu des gens comme si
j’étais leur concierge. Il s’agissait de réaliser des interventions personnalisées et interactives.
J’ai par exemple reçu le spécialiste de l’art minimal et conceptuel Ghislain MOLLET-
VIEVILLE. Il est collectionneur et sa collection est présentée sous la forme de son ancien
appartement au musée d’art moderne et contemporain de Genève. Ça l’intéressait de comparer
ces deux « appartements ». Pour moi, il s’agissait de réfléchir à la façon de recevoir chaque
personne en fonctions de leurs demandes particulières. Il fallait construire la soirée pour en
faire une expérience exceptionnelle. J’ai réfléchi à ce qu’est vraiment un appartement et j’ai
conclu qu’il fallait que je travaille sur la notion d’intimité et par conséquent sur la corporalité.
J’ai mis en place un protocole et j’ai agi comme une « geisha contemporaine ». Dans un
premier temps, j’ai d’abord allié services, proximité et silence, puis dans un deuxième temps,
nous avons dîné de mets japonais en partageant une conversation. C’est un projet qui avait
une structure assez simple, mais qui nous a permis d’avoir des expériences et des échanges
très riches.
Pour le soir du vernissage, j’avais également réfléchi à la sonorité d’un appartement pour
donner un aspect plus réaliste à l’espace. En repensant au film Tampopo (1985), de Jūzō
ITAMI que j’adore, j’ai eu l’idée de réaliser une sorte d’orchestre avec des bruits d’aspiration
de nouilles. C’était très intéressant, car quand mes intervenants ont commencé à faire ce bruit,
le public français a relativement mal réagi. Les gens regardaient à droite et à gauche les
sourcils froncés, ils se sont éloignés petit à petit de la source du bruit, certains sont même
sortis. L’orchestre de nouilles a mis en avant des réactions directement en lien avec
l’éducation et fait réfléchir aux mélanges et à la confrontation des cultures.
À partir de maintenant, je souhaiterais pouvoir trouver un équilibre entre ces deux pratiques et
mener de front la photographie et les interventions.
Figure 15 : Miki Nitadori, Appartement, Galerie Plateforme, Paris, 3 – 9 mai 2015
crédits photo : Emmanuelle Dagnaud
22
Deuxième partie des entretiens menés par Cecile Laly le 18 avril et le 16 juin 2015
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Portrait d’artiste : Miki Nitadori (2ème partie)”,
echo.hypotheses.org, 29/06/2015, 30/06/2015, http://echo.hypotheses.org/244
Figure 16 : Ghislain Mollet-Viéville et Miki Nitadori lors de l’exposition Appartement,
Galerie Plateforme, Paris, 3 – 9 mai 2015
crédits photo : Emmanuelle Dagnaud