«Diaspora» des indiens des Andes et «dénaturalisation» des indiens de l’Araucanie: deux cas...

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Diasporas25  (2015)Empires ibériques

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Jaime Valenzuela Márquez

« Diaspora » des Indiens des Andeset « dénaturalisation » des Indiens del’Araucanie. Deux cas d’immigrationet de catégorisation indiennes dans laformation du Chili colonial................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueJaime Valenzuela Márquez, « « Diaspora » des Indiens des Andes et « dénaturalisation » des Indiens de l’Araucanie.Deux cas d’immigration et de catégorisation indiennes dans la formation du Chili colonial », Diasporas [En ligne],25 | 2015, mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 07 octobre 2015. URL : http://diasporas.revues.org/371 ;DOI : 10.4000/diasporas.371

Éditeur : Presses Universitaires du Midihttp://diasporas.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://diasporas.revues.org/371Ce document est le fac-similé de l'édition papier.© PUM

Diasporas 25

« Diaspora » des Indiens des Andes et « dénaturalisation » des Indiens de l’Araucanie Deux cas d’immigration et de catégorisation indiennes dans la formation du Chili colonial 1

Jaime Valenzuela Márquez

Texte traduit par Françoise Cazal et Guillaume Gaudin

Bien1que les migrations inter et intra-ré-gionales aient été un phénomène courant dans l’Amérique précolombienne, c’est avec l’arrivée des Européens qu’elles ont commencé à se développer à une plus vaste échelle géographique. Encadrées par la dynamique des expéditions de conquête et le travail forcé, ou les stratégies impé-riales qui conduisirent à la « dénaturali-sation » de nombreux groupes humains, elles eurent des conséquences sociales et ethniques d’une portée jusque-là inconnue. On peut trouver, par exemple, des Indiens du Nicaragua impliqués dans la conquête du Pérou, ou encore un transfert massif des populations venues du plateau central et du Michoacán pour « coloniser » et « civi-liser » l’espace chichimèque de la frontière nord du Mexique, après la découverte des gisements argentifères 2. En Colombie

1. Cet article est le résultat du projet de recherche Fondecyt no 1070451 (2007-2010) et no 1100215 (2010-2014).2. Dana Velasco Murillo, Urban Indians in a Silver City. Zacatecas, Mexico, 1546-1806, Tesis PhD, Los Angeles, University of California-Los Angeles, 2009. Voir la vi-sion d’ensemble de la conquête mésoaméricaine que pré-sentent les textes réunis dans Laura E. Matthew et Michel R. Oudijk (dir.), Indians Conquistadors : Indigenous Allies in the Conquest of MesoAmerica, Norman, University of Oklahoma Press, 2012 [2007]. Voir aussi Ricardo

actuelle, sont également arrivés des indi-gènes du Mexique et surtout du Panama, les régions qui furent la base de départ de la conquête de l’Équateur, tandis qu’en sens inverse, on a pu voir un intense flux migra-toire des Indiens du Cuzco et de l’actuel Équateur, sous la conduite du conquistador Sebastián de Benalcázar, mouvement qui ne connut pas d’interruption et donna en-suite sa structure sociale à la ville de Santa Fe de Bogotá 3. L’espace urbain est en effet devenu une scène privilégiée, en tant que pôle d’attraction et destination pour une gamme très variée d’Indiens « étrangers à la région » (forasteros) provenant de lieux et de groupes ethniques divers, qui se ren-

Piqueras, « “Un indio vale casi como un caballo” : uti-lización indígena de las huestes del siglo xvi », Boletín americanista, no 46, 1996, p. 275-297.3. Près de 10 % des Indiens qui participèrent à la conquête de Benalcázar devaient venir des Andes : voir Pablo Rodríguez Jiménez, Testamentos indígenas de Santafé de Bogotá, siglos xvi-xvii, Bogotá, Alcaldía Mayor de Bogotá, 2002, p. 16. Voir aussi Rolando Mellafe, « Esquema del fenómeno migratorio en el virreinato peruano », in Rolando Mellafe (dir.), Historia social de Chile y América. Sugerencias y aproximaciones, Santiago, Universitaria, 1986, p. 131-145 ; David J. Robinson (dir.), Migration in Colonial Spanish America, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1990.

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contraient, interagissaient et généraient des réseaux et des espaces de sociabilité dans le contexte des concentrations urbaines 4.Avec la nécessité de consolider l’administra-tion coloniale et le contrôle des tributs versés par la population locale, la période qui sui-vit la conquête a entraîné une série de pro-cessus de réinstallation et de concentration démographiques, qui ont substantiellement modifié l’espace social, politique et écono-mique des communautés amérindiennes. Ces concentrations – sous le nom générique de « villages d’Indiens » (pueblos de indios) – atteignirent une grande ampleur géogra-phique et une très forte dimension ethnique pendant l’expérience des « congrégations » mésoaméricaines et des « réductions » an-dines du vice-roi du Pérou Francisco de To-

4. À Lima, par exemple, un recensement réalisé en 1613 révélait que plus de 90 % de la population indigène était composée d’étrangers à la région (forasteros) ; et vers la fin du siècle, presque la moitié des travailleurs indigènes de la ville étaient tels : Noble David Cook, « Les indiens immigrés à Lima au début du xviie siècle », Cahiers des Amériques Latines, no 13-14, 1976, p. 33-50 ; Paul Charney, « Negotiating Roots : Indian Migrants in the Lima Valley during the Colonial Perio », in John E. Kicza (dir.), The Indian in Latin American History. Resistance, Resilience, and Acculturation, Wilmington, Scholarly Resources Inc., 2000, p. 139-156. Voir aussi Woodrow Borah et Serborne F. Cook, « The Urban Center as a Focus of Migration in the Colonial Period : New Spain », in Richard P. Schaedel (dir.), Urbanization in the Americas from its Beginnings to the Present, Chicago, Walter de Gruyter, 1978, p. 383-398 ; Felipe Castro Gutiérrez, « Migración indígena y cambio cultural en Michoacán colonial, siglos xvii y xviii », Colonial Latin American Historical Review, VII, 1998, no 4, p. 419-440 ; Nicolás Sánchez Albornoz, La ciudad de Arequipa, 1573-1645. Condición, migración y trabajo indígenas, Arequipa, Universidad Nacional de San Agustín, 2003 ; Karen Vieira Powers, Andean Journeys : Migration, Ethnogenesis, and the State in Colonial Quito, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1995 ; Ann M. Wightman, Indigenous Migration and Social Change. The Forasteros of Cuzco, 1570-1720, Durham / London, Duke University Press, 1990 ; Jaime Valenzuela Márquez, « Indios urbanos : inmigraciones, alteridad y ladinización en Santiago de Chile (siglos xvi-xvii) », Historia crítica, no 53, 2014, p. 13-34.

ledo (1569-1581) 5. Au xviie siècle, on assiste aussi aux « dénaturalisations » forcées des Huarpes de la région de Cuyo ou à celles des indigènes « rebelles » comme les Calchaquis tucumans et les Mapuches araucans, que nous étudierons plus loin 6.La mobilité est donc un concept central pour expliquer les formes de conquête et de déploiement de l’emprise militaire, poli-tique et matérielle de l’empire hispanique, dans tout le continent américain. C’est aussi un facteur clé pour rendre compte des processus de construction des sociétés coloniales, chaque fois que les individus ou les groupes déplacés – que ce soit contre leur gré ou de façon « volontaire » – gèrent les possibilités que leur offre le nouveau milieu d’accueil en élaborant des straté-gies d’insertion, des réseaux sociaux et des hybridations culturelles avec les nouveaux acteurs rencontrés. Dans cette perspective, la mobilité se trouve associée à la diversité et non seulement inclut le déplacement d’Indiens auxiliaires, alliés, déportés de guerre, appartenant aux mitas ou aux enco-miendas, mais aussi concerne, très tôt, les esclaves africains, les métis coupés de leurs

5. Féderico Fernández Christlieb et Pedro Urquijo Torres, « Los espacios del pueblo de indios tras el pro-ceso de congregación, 1550-1625 », Investigaciones geo-gráficas, no 60, 2006, p. 145-158 ; Jeremy Ravi Mumford, Vertical Empire. The General Resettlement of Indians in the Colonial Andes, Durham / London, Duke University Press, 2012. Quelques dispositions locales – y compris les décisions du vice-roi Francisco de Toledo – sont re-cueillies dans Francisco de Solano (dir.), Normas y leyes de la ciudad hispanoamericana, Madrid, CSIC, 1996, 2 vol. ; voir aussi Manfredi Merluzzi, Politica e governo nel Nuovo Mondo. Francisco de Toledo viceré del Perù (1569-1581), Roma, Carocci Editore, 2003.6. Sur les transferts forcés des Indiens huarpes, depuis la région de Cuyo en direction du Chili central, à travers la Cordillère des Andes, voir María del Rosario Prieto, « Formación y consolidación de una sociedad en un área marginal del Reino de Chile : la provincia de Cuyo en el siglo xvii », Anales de arqueología y etnología, no 52-53, 1997-1998 ; Catalina Michieli, Los huarpes protohistóri-cos, San Juan, Universidad Nacional de San Juan, 1983.

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racines et bien d’autres parmi lesquels nous ne pouvons manquer d’inclure aussi, de toute évidence, les hommes qui venaient de la péninsule Ibérique – qui sont le moteur initial de toute cette mobilité coloniale et qui, bien sûr, sont eux aussi d’origines géo-graphiques et sociales diverses.Cet article a pour but de rendre compte de deux processus de mobilité forcée d’Indiens qui apparaissent comme essentiels dans l’histoire initiale de cet espace méridional de la vice-royauté du Pérou qui deviendra le Chili. Ces processus, nous pouvons les étudier à l’échelle de la vice-royauté, dans la mesure où il n’est pas impliqué seulement dans la formation socio-ethnique du Chili en particulier, mais aussi, dans un cadre géographique plus vaste – si l’on prend en compte l’immigration des personnes pro-venant du monde andin, qui commencent à arriver dans la vallée centrale chilienne dès le tout début du xvie siècle –, et même à l’échelle de l’empire, si l’on considère que la « dénaturalisation » des Indiens rebelles du sud du Chili a fait partie des débats idéologiques et politiques de la monarchie, qui alla jusqu’à décréter, en 1608, leur mise légale en esclavage.

Les Indiens des Andes dans la conquête du Chili

Au milieu de l’année 1535, l’expédition qui partit du Cuzco sous le commandement de Diego de Almagro pour « découvrir » ce qui s’appellera plus tard le Chili bénéficia, dès son étape préparatoire, de la partici-pation de nombreux interprètes et guides connaissant parfaitement les lieux traver-sés. Dans la route vers le sud, la traversée du plateau aymara du Collao et de la zone qui entoure le lac Titicaca nécessita l’incor-poration d’une masse de plusieurs milliers d’indigènes forcés à à transporter les vivres et le matériel, à aider les Espagnols et à leur

apporter un soutien militaire au cours de leur invasion 7.Grâce à des sources publiées récemment sur la région de Charcas, on sait que, lors de leur passage dans ces contrées, aussi bien l’expédition « d’exploration » dirigée par Diego de Almagro (1535) que celle qu’on peut réellement qualifier de « conquête », menée par Pedro de Valdivia (1540), comp-tèrent dans leurs rangs de nombreux chefs indigènes de la confédération qaraqara-charka, en raison de leur réputation bien établie de bons et fidèles sujets du Tawan-tinsuyu, capables de mobiliser d’impor-tants secteurs de la population se trouvant sous leur autorité 8.En effet, l’expédition de Valdivia, qui fut elle aussi préparée au Cuzco et partit de là, fut formée d’un contingent de natifs qui devait compter environ mille personnes – hommes, femmes et enfants inclus 9. Ces Indiens des Andes furent porteurs, tra-ducteurs, serviteurs, « soldats », mineurs et concubines des envahisseurs ; et même si le travail contraint fut le point de départ de leur relation avec les Espagnols, il est cer-tain que leur rapide adaptation aux obli-gations imposées par les Européens, ainsi que leur attitude plutôt servile et passive, conduisirent les autochtones et les Espa-gnols eux-même, à les considérer et à les

7. Diego Barros Arana, Historia general de Chile, Santiago, Universitaria / DIBAM, Centro de Investigaciones Diego Barros Arana, 1999, 2e éd. [1884], vol. I, p. 137.8. Tristan Platt, Thérèse Bouysse-Cassagne et Olivia Harris, Qaraqara-Charka-Mallku, Inka y Rey en la provincia de Charcas (siglos xv-xvii). Historia antropológica de una confederación aymara, La Paz, IFEA / Plural / University of St. Andrews / University of London / Inter American Foundation / Fundación Cultural del Banco Central de Bolivia, 2006, p. 848-849, 886, 891, 898, 929, 1002 et 1008.9. « Carta de Pedro de Valdivia a Hernando Pizarro » (La Serena, 4 septembre 1545), in Pedro de Valdivia, Cartas de don Pedro de Valdivia que tratan del descubrimiento y conquista de la Nueva Extremadura, Santiago / Barcelona, Andrés Bello / Lumen, 1991, p. 83.

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traiter comme de vrais collaborateurs dans l’entreprise de conquête.De fait, Valdivia lui-même livre des infor-mations sur le rôle central joué par ces In-diens. Ainsi, à la date où a été fondée San-tiago, en 1541, le conquistador organisait l’extraction de l’or depuis les ateliers de la-vage situés au nord de la nouvelle capitale. L’objectif était d’envoyer le métal au Pérou, pour effacer de cette manière l’image de pauvreté que l’on avait du Chili et stimu-ler la venue de nouveaux Espagnols. Dans cette optique, il prit aussi la décision de construire un navire afin de faire le trajet mais, peu après, le chantier fut attaqué par des autochtones, ce qui entraîna la mort de la quasi-totalité de ses travailleurs, parmi lesquels on dénombrait quelques esclaves noirs et « de nombreux yanaconas et In-diennes du Pérou » 10. Des années plus tard, Valdivia se souviendrait d’avoir mis au tra-vail dans les mines « les petits yanaconas et les Indiennes que nous avions à notre ser-vice », dont il évaluait le nombre à plus de « cinq cents pecezuelas 11 ». Dans une lettre écrite en 1545 à Charles Quint, le conquis-tador relatait les pénuries de ces années-là et la façon dont lui et ses hommes avaient réussi à reconstruire la ville de Santiago, elle aussi détruite par les autochtones, avec l’aide des « pecezuelas que nous avons ra-menés du Pérou », que nous « considérons

10. Gerónimo de Bibar, Crónica y relación copiosa y ver-dadera de los reinos de Chile [1558], Madrid, Dastin, col. « Crónicas de América », vol. 21, 2001 [1558], p. 108.11. « Instrucción de Pedro de Valdivia a sus apoderados en la Corte » (Concepción, 15 octobre 1550), in Pedro de Valdivia, Cartas de don Pedro de Valdivia…, op. cit., p. 146. Le mot de « pecezuela » correspond au diminutif de « pieza », bien qu’apparemment assimilé à la figure du serviteur « yanacona », différent du mot qui désigne les « piezas » de Mapuches capturés dans les razzias de la guerre araucane (que nous verrons plus loin) ; ce der-nier mot est, quant à lui, systématiquement utilisé dans les sources comme synonyme d’esclave, au terme d’une entrada ou d’une maloca.

comme des frères, pour les avoir jugés tels dans les moments difficiles 12 ».La collaboration offerte dans les premiers temps non seulement se traduisit par ces déclarations de reconnaissance paterna-liste, mais elle se concrétisa aussi par la concession, de la part de la municipalité (Cabildo) de Santiago, de petites parcelles de terrain dans un secteur aux marges de la ville, connu comme la Chimba, où ces ya-naconas de la conquête, qui à ce moment-là commençaient leur processus de conver-sion en citadins, vinrent s’installer petit à petit. Au-delà de la limite proprement urbaine de Santiago, définie par la rivière Mapocho, se trouvait cet espace semi-agricole, dans lequel la population s’était répartie de façon aléatoire et irrégulière, à l’ouest du chemin qui mène à Valparaiso. Des ruelles étroites et des baraquements touchaient à de petites propriétés vouées à la production horticole et fruitière, aux vignes et aux moulins. C’est là qu’habitait aussi une bonne partie des artisans et de la population au service de la ville 13.Le quartier commença à prendre sa forme définitive au début de la décennie de 1560, précisément avec l’installation de quelques-uns des yanaconas venus au ser-vice des conquistadors. Ce fut approxima-tivement à cette date, donc, que le groupe espagnol organisé autour du Cabildo entre-prit de récompenser la fidélité et l’aide des Indiens des Andes au cours de la conquête, en encourageant leur enracinement par la

12. « Carta de Pedro de Valdivia al emperador Carlos V » (La Serena, 4 septembre 1545), ibid., p. 73-74.13. Selon les données apportées par Machado en 1614, 30 % du peuplement de la Chimba semble être composé d’artisans devant y exercer leur profession : Antonio Vázquez de Espinosa, Compendio y descrip-ción de las Indias Occidentales, Madrid, BAE, vol. 231, 1969 [ca. 1629], p. 45 ; Carlos Ruiz Rodríguez, La zona norte de Santiago: población, economía y urbanización, 1540-1833, mémoire de Licence en Histoire, Santiago, Pontificia Universidad Católica de Chile, 1986.

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remise de terrains dans ce secteur. Un cer-tain Francisco, par exemple, fut l’une des personnes ainsi récompensées par le Ca-bildo, en 1561, comme on peut le voir dans un document où apparaissent clairement les éléments du processus que nous venons d’évoquer :Parce que vous Francisco, Indien naturel du Pérou, vous êtes venu à cette terre avec les premiers conquistadors qui y arrivèrent avec le gouverneur Pedro de Valdivia et que durant la conquête et la pacification des naturels de cette terre et dans le peu-plement et le maintien de cette ville, vous avez très bien et fidèlement travaillé et servi Sa Majesté, lui obéissant, et que nous espé-rons que vous rendrez quotidiennement d’autres nombreux services à Sa Majesté, par conséquent en son royal nom et en rétribution de vos services et travaux nous vous faisons grâce d’une parcelle de l’autre côté du fleuve de cette ville 14 […].Une vingtaine d’Indiens des Andes furent alors récompensés par ces dons de ter-rains, auxquels d’autres vinrent s’ajouter au cours des décennies suivantes, par le biais d’achats, d’héritages ou de donations 15.

14. « […] por que vos Francisco, indio natural del Perú, viniste a esta tierra con los primeros conquistadores que a ella vinieron con el gobernador don Pedro de Valdivia y en la conquista y pacificación de los naturales de esta tierra y en la población y sustentación de esta ciudad habéis trabajado y servido a su majestad muy bien y leal-mente, acatando lo cual, y que esperamos haréis otros muchos más servicios a su majestad de cada un día, por tanto en su real nombre y en remuneración de vuestros servicios y trabajos vos hacemos merced de un solar de la otra parte del río de esta Ciudad ». « Concesión del Cabildo de Santiago », 9 mai 1561, ANHCS (Archivo Nacional Histórico, Cabildo de Santiago), vol. 1 [anexo al libro Becerro], f. 17.15. Quelques exemples peuvent être trouvés dans Tomás Thayer Ojeda, Santiago durante el siglo xvi. Constitución de la propiedad urbana i noticias biográficas de sus pri-meros pobladores, Santiago, Imprenta Cervantes, 1905, p. 102-104 ; Álvaro Jara et Rolando Mellafe, Protocolos de los escribanos de Santiago. Primeros fragmentos, 1559 y 1564-1566, Santiago, DIBAM, Centro de Investigaciones

De fait, la majorité des mariages d’Indiens enregistrés dans les dernières décennies du xvie siècle, où les époux déclarent habiter dans ce quartier, se font bien entre origi-naires des régions andines exerçant là, pour la plupart, un métier artisanal 16.Ce processus apparaît de façon plus claire encore lorsqu’on observe la circulation de la propriété des terrains et les testaments formulés par les indigènes eux-mêmes. Il en fut ainsi pour le tailleur Pedro Horro, « Indien du Cuzco », qui, en 1590, vendit à Juan Cayo, lui aussi « Indien du Cuzco », un terrain qu’il possédait à la Chimba, et qui avait appartenu antérieurement à An-drés, « yanacona et serviteur 17 ». Dix an-nées après, moribond, Cayo prenait Horro comme exécuteur testamentaire et lui de-mandait de vendre ce terrain et un autre, voisin du premier, afin de payer une série de messes pour le salut de son âme et de laisser ce qui resterait à sa veuve Mayora 18. Celle-ci, à son tour, fit son testament deux ans plus tard, indiquant clairement qu’elle était originaire « du Cuzco », ajoutant que

Diego Barros Arana, 1996, vol. I, p. 134 ; vol. II, p. 605-607. Concessions de terrains à la Chimba de la part du Cabildo de Santiago, 15 mai et 13 juin 1561 ; 10 avril, 24 avril, 15 mai, 22 mai, 26 juin et 12 novembre 1562, ANHCS, vol. 1, fs. 13-13v, 15-15v, 17v, 19, 21, 24-27v ; pour la vente et l’achat de terrains, voir, par exemple, ANHES (Archivo Nacional Histórico, Escribanos de Santiago), vol. 26, fj. 99v ; ANHES, vol. 26, f. 100v ; ANHES, vol. 17, fs. 210v-211.16. Armando de Ramón, « Bautizos de indígenas según los libros del Sagrario de Santiago correspondientes a los años 1581-1596 », Historia, no 4, 1965, p. 4. L’insertion et la mobilité économique de ces immigrants andins ont fait l’objet d’une étude plus détaillée dans notre article : « Indígenas andinos en Chile colonial : inmigración, inserción espacial, integración económica y movilidad social (Santiago, siglos xvi-xvii) », Revista de Indias, LXX, 2010, no 250, p. 749-778.17. ANHES, vol. 5, fs. 99-100.18. « Testamento de Juan Cayo » (Santiago, 17 juin 1600), in Julio Retamal Ávila (dir.), Testamentos de « indios » en Chile colonial : 1564-1801, Santiago, Universidad Andrés Bello / RIL, 2000, p. 117-118.

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c’était aussi le cas de son père Hernando, artisan rempailleur – yanacona d’un Es-pagnol –, à qui elle laissait en héritage les deux propriétés qui, semble-t-il, n’avaient pas encore été vendues 19. Quelques mois plus tard, Hernando décidait finalement de céder ces terrains, plantés de vignes et d’arbres, ce qui lui rapporta environ 300 moutons 20.Nous trouvons aussi Antón Guamantagui-sa, naturel de Cochabamba qui, dans son testament de 1594, mentionna le terrain de la Péruvienne Petrona Palla, dont il était lui-même l’exécuteur testamentaire. Le même homme était propriétaire d’un autre terrain, situé aussi à la Chimba, planté de vignes et d’arbres, acheté à sa mort par son propre exécuteur testamentaire, le Cuzco Pedro Poma 21. De son côté, Isabel, qui se présentait elle aussi comme Indienne palla du Pérou – terme qui, au Tawantinsuyu, servait à désigner les femmes nobles, spé-cialement celles apparentées à la famille de l’Inca –, achetait en 1597 une parcelle de terre « de l’autre côté de la rivière de cette ville 22 ». La même année, le prêtre Álvaro Gómez, propriétaire de différents terrains dans ce secteur extra-urbain, se portait garant de la vente faite par Cecilia Gómez, « palla », à Pedro Oygua « ynga » 23. Nous reviendrons plus loin sur cet usage des termes de palla et d’inga, car ils font par-tie des traits identitaires de cette diaspora andine que nous voulons mettre en relief.

19. « Testamento de Mayora » (Santiago, 5 février 1602), ibid., p. 121.20. ANHES, vol. 17, fs. 254-255.21. « Testamento y codicilo de Antón Guamantaguisa » (Santiago, 13 et 16 juillet 1594), in J. Retamal Ávila, Testamentos…, op. cit., p. 94-95 et 114.22. ANHES, vol. 22, f. 248v.23. ANHES, vol. 22, fs. 341v-342.

Des Indiens provenant de nombreux endroits, réunis dans une même ville

Il est intéressant de souligner qu’au-delà de son rattachement à la région andine, ce groupe d’Indiens est caractérisé par une complexité et une diversité d’origines qui s’affirment de façon évidente lorsqu’on observe leur provenance individuelle, au moins dans les cas pour lesquels nous dis-posons d’informations. En effet, dans les testaments que plusieurs d’entre eux firent quelques décennies plus tard, tout comme dans les nombreux contrats de travail et documents conservés dans les archives notariales, on observe une origine géogra-phique nettement plus variée que chez ceux qui accompagnaient les conquistadors, car on y trouve des personnes originaires d’endroits aussi divers qu’Aréquipa, Cuzco, Trujillo, Lima, Jauja (Junín), Huamanga (Ayacucho), Huánuco et Pisco ; on voit aus-si des Indiens originaires de Chuquisaca et de Cochabamba (au sud de l’actuelle Boli-vie), et même de Guayaquil et de Quito.L’hypothèse de l’existence de deux courants migratoires différents pourrait expliquer, à notre avis, cette relative variété de leurs origines, si l’on pense que, dès après le pre-mier flux massif du milieu du xvie siècle, il a fort bien pu se produire des mouve-ments plus individuels 24 nourris, proba-blement, par de nombreux « vagabonds », indigènes arrachés à leur lieu d’origine par la dynamique dévastatrice de la conquête et, ensuite, épuisés par le travail forcé du monde colonial, qui les poussait à s’enfuir loin de leurs encomenderos. Une autre hy-

24. « Don Nicolás Polanco de Santillana informa al rey como los indios cuzcos y juríes que se han ido al reino de Chile gozan de la libertad de sus tributos, que se haga con ellos lo que con los yanaconas » (Santiago, 28 mai 1652), Biblioteca Nacional de Chile, Sala José Toribio Medina, Manuscritos, vol. 142, doc. 2648, fs. 1-7.

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pothèse serait que nombre de ces Indiens des Andes ont effectivement été partie prenante de l’immigration de la conquête, dans leur petite enfance, lorsqu’ils accom-pagnaient leurs parents. Par exemple, on observe le cas de l’Indien Gaspar qui, dans son langage quechua, déclarait en 1604, en tant que témoin dans un procès concernant des terres, « être venu dans ce royaume en provenance des royaumes du Pérou, mêlé aux autres indiens du Cuzco qui étaient venus au service du gouverneur don Pedro de Valdivia ». Le document précisait que « d’après son aspect physique, il pouvait avoir 60 ans 25 ».Si la conjecture précédente s’avérait exacte, la diversité régionale des immigrants pourrait s’expliquer par leur déplacement préalable au Cuzco, à partir duquel ils se seraient incorporés aux expéditions des conquistadors ; on peut le supposer car la plupart, comme on peut le voir, n’avaient pas de lien avec cette ville, qui alimenta principalement les troupes hispaniques. On peut trouver une bonne illustration de cette circulation migratoire échelonnée, dans l’exemple du cordonnier – probable-ment métis – Hernando Muñoz, natif de Huánuco, mais qui, dans son testament à Santiago (1614), déclarait qu’il avait un fils de vingt ans environ, né à Lima, et que son père résidait lui aussi dans ladite ville, qui aurait donc été le « chaînon intermédiaire » avant son émigration au Chili 26.

25. ANHRA (Archivo Nacional Histórico, Real Audiencia), vol. 1978, f. 134v.26. ANHES, vol. 82, f. 488.

« Cuzco » comme marque de la diaspora : identité autogérée et différenciation positive

Compte tenu de cette diversité d’origines et de circuits, et devant la nécessité et la possibilité de l’enracinement et de l’inté-gration de ces populations autochtones dans le « nouveau monde » de Santiago, les Espagnols leur attribuèrent – et les Indiens des Andes eux-mêmes la suscitèrent – une sorte d’affiliation culturelle et géogra-phique unique, en les identifiant – et, en ce qui les concerne eux, en s’identifiant – à l’ancienne capitale inca. En effet, la plu-part commencèrent très tôt à se dénommer cuzcos, prenant le nom de la ville andine comme pseudo-identité leur permettant de se regrouper virtuellement dans le cadre des processus d’ethnicisation hétérogène caractéristiques de la classification colo-niale des populations américaines. Cette dénomination se généralisa à différents in-dividus, indépendamment de leur origine géographique, et son usage perdura chez leurs descendants « créoles ».Ainsi, la dénomination « cuzco », souvent présente dans les sources pour se référer aux immigrés péruviens, ne se limite pas à ceux qui sont nés dans la région de la ville homo-nyme ou aux générations liées à la conquête, puisque, par la suite, nombre d’Indiens qui continuaient d’arriver au Chili l’adoptèrent pour définir leur position socioculturelle. Cette autodénomination repose peut-être sur l’« ennoblissement » lié aux hypothé-tiques privilèges dont étaient bénéficiaires les yanaconas de Cuzco auprès des Espa-gnols, pour leur coopération dans l’étape cruciale de la conquête. Peut-être, aussi, sur le lien entre ce toponyme et la lignée inca 27.

27. Cf. Carlos Ruiz Rodríguez, « El mestizaje en Chile. Aspectos ideológicos », in AA. VV., Historia de las

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« Diaspora » des Indiens des Andes et « dénaturalisation » des Indiens de l’Araucanie

Nous pourrions ajouter ici les cas cités plus haut d’utilisation des surnoms « Palla » et « Inga » par certains immigrants ; usage que l’on pourrait intégrer à une gestion dias-porique de l’ethnonyme « cuzco » afin de générer une identité distincte de leurs pairs migrants. En d’autres termes, nous serions ici face à des stratégies de gestion des iden-tités, où les sujets s’approprient des référents sociaux, dont le prestige est reconnaissable dans le monde andin, afin d’affirmer une certaine position sociale dans un contexte sui generis de déracinement migratoire, où se façonnent de nouveaux réseaux sociaux et spatiaux.C’est le cas en 1615, par exemple, des inten-dants et des représentants de la confrérie des Mercédaires de Guadalupe, « du nom de la patronne des Indiens natifs et des des-cendants de cuzcos », lesquels donnaient pouvoir au provincial de l’ordre, qui partait en Europe, pour solliciter la confirmation de sa fondation et l’octroi de privilèges aux-quels ils étaient censés avoir droit, du fait du rôle joué lors de la conquête :

Et ainsi pour que devant Sa Majesté le roi don Philippe notre seigneur et son Royal Conseil, nous demandions que nous soient donnés les grâces et les privi-lèges qui leur plairont, attendu que nous sommes ses loyaux vassaux naturels du Pérou et la plupart fils des membres de la-dite confrérie des pères cuzcos et de ceux qui vinrent à la conquête de ce royaume et les servirent comme il est notoire ; et en particulier nous demandons à être pla-cés, pendant les cérémonies publiques, avec les insignes de ladite confrérie à une

mentalidades. Homenaje a Georges Duby, Santiago, Universidad de Chile, 2000, p. 248-249. Nous abordons ce sujet plus en profondeur dans « Los indios cuzcos de Chile colonial : estrategias semánticas, usos de la memo-ria y gestión de identidades entre inmigrantes andinos (siglos xvi-xvii) », Nuevo Mundo — Mundos Nuevos [en ligne], 2010, mis en ligne le 2 novembre 2010. URL : http://nuevomundo.revues.org/60271.

place honorable, meilleure que celle des Noirs et des Mulâtres qui ont tenté de nous en empêcher et meilleure aussi que celle des naturels de cette terre, puisqu’ils n’ont pas été aussi fidèles que nous 28.

« Dénaturalisation » et esclavage des Indiens du sud du Chili

Parallèlement à la consolidation de la migration diasporique des Indiens des Andes centrales, un autre type de dépla-cement forcé apparut au Sud, avec des conséquences et des caractéristiques très différentes. Les habitants de la région de l’Araucanie, au sud du fleuve Biobío, qui avaient farouchement résisté à l’expansion du Tawantinsuyu, répondirent de façon identique aux troupes hispaniques à l’arri-vée de celles-ci dans la région vers 1550. De leur côté, les conquistadores appliquèrent les mêmes pratiques de destruction et de soumission à l’esclavage déployées dans le reste du continent à partir de l’expérience acquise dans les Antilles.Certes, la capture et la vente des Amérin-diens avaient été officiellement abolies

28. « […] y asimismo para que ante su majestad el rey don Felipe nuestro señor y su Real Consejo pidan se nos hagan mercedes y los privilegios que fuere servido, aten-diendo que somos sus leales vasallos naturales del Perú y hijos los más de los hermanos de la dicha cofradía de padres cuzcos y de los que entraron a la conquista de este reino y le sirvieron en el como es notorio ; y en especial pida seamos puestos en los actos públicos con las insi-gnias de la dicha nuestra cofradía en lugares honrosos, prefiriendo a los negros y mulatos que nos lo han pre-tendido impedir y también a los naturales de esta tierra, pues no han sido tan fieles como nosotros. » : ANHES, vol. 53, fs. 191-191v. Nous avons précisément étudié la relation des Indiens des Andes avec les confréries de la capitale chilienne dans « Devociones de inmigrantes. Indígenas andinos y plurietnicidad urbana en la confor-mación de cofradías coloniales (Santiago de Chile, siglo xvii) », Historia, 43, 2010, vol. I, p. 203-244.

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par les Lois nouvelles de 1542 29, mais elles restaient en vigueur pour des lieux et des peuples spécifiques, notamment ceux qui continuaient obstinément à résister à la domination hispanique et à la christianisa-tion, ou ceux qui pratiquaient le canniba-lisme 30. L’esclavage restait donc en vigueur et les concepts de « guerre juste » et de « prisonniers de guerre » continuèrent de fournir de la main-d’œuvre aux économies coloniales. Il en fut ainsi des Indiens du Venezuela et d’autres encore capturés sur les rives de l’Orénoque, toujours réduits en esclavage en 1756 ; des Chichimèques, Tepehuanes et Tarahumaras, combattus et asservis durant les guerres des frontières du nord du Mexique au xvie et au début du xviie siècle 31; des Calchaquis dans la région de Tucumán – qui constituent encore au xviiie siècle les derniers vestiges de l’escla-vage indien 32 – ou, à la pointe sud du conti-nent, les Mapuches d’Araucanie.

29. Jesús María García Añoveros, El pensamiento y los argumentos sobre la esclavitud en Europa en el siglo xvi y su aplicación a los indios americanos y a los negros africa-nos, Madrid, CSIC, 2000.30. Juan Villamarín y Judith Villamarín, « El trabajo indígena, su papel en la organización social y política prehispánica y colonial », in Marcello Carmagnani, Alicia Hernández et Ruggiero Romano (dir.), Para una historia de América III. Los Nudos (2), México, FCE, 1999, p. 13-72.31. Silvio Zavala, Los esclavos indios en Nueva España, México, El Colegio Nacional, 1994 [1968] ; Philip W. Powell, La guerra chichimeca (1550-1600), México, FCE, 1977 ; Alberto Carrillo Cázares, El debate sobre la guerra chichimeca, 1531-1585, Zamora, El Colegio de Michoacán / El Colegio de San Luis Potosí, 2000, 2 vol ; Christophe Giudicelli, Pour une géopolitique de la guerre des Tepehuán (1616-1619) : alliances indiennes, quadril-lage colonial et taxinomie ethnographique au nord-ouest du Mexique, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, CRAEC, 2003 ; Chantal Cramaussel, « Consideraciones sobre el papel de los gentiles en la Nueva Vizcaya del siglo xvii », in Christophe Giudicelli (dir.), Fronteras movedi-zas. Clasificaciones coloniales y dinámicas sociopolíticas en las fronteras de las Américas, México, CEMCA / El Colegio de Michoacán, 2011, p. 173-183.32. Cristina López de Albornoz, « Las desnaturalizaciones

La réduction en esclavage poursuivant l’objectif économique d’obtenir une main-d’œuvre servile a ensuite été complétée par un objectif purement politique : la « déna-turalisation », c’est-à-dire le déracinement des individus, la rupture de leurs liens avec leur communauté d’origine et leur pays, leur déportation vers des lieux éloi-gnés et inconnus, leur soumission à une surveillance directe quotidienne. Telle est la logique assumée et implacable des pra-tiques esclavagistes systématiquement ap-pliquées au monde mapuche-huilliche au sud du fleuve Biobío. Ces pratiques prirent un nouvel élan avec la guerre déclenchée en 1598-1604, puis avec le décret royal de 1608, maintenu au moins jusqu’en 1674 33, autorisant la capture et la vente des Indiens mapuches. Les témoignages sur l’ampleur atteinte par ce commerce abondent, écrits

Calchaquíes y sus efectos en las poblaciones trasladadas al valle de Choromoros », Anuario de estudios americanos, XLVII, 1990 ; Ana María Lorandi et Sara Sosa Miatello, « El precio de la libertad. Desnaturalización y traslado de indios rebeldes en el siglo xvii », Memoria americana, 1, 1991, p. 7-28 ; Ana María Lorandi, « La resistencia y rebe-liones de los diaguito-calchaqui en los siglos xvi y xvii », Cuadernos de historia, 17, 1997 ; Constanza González Navarro, « La incorporación de los indios desnatura-lizados del valle Calchaquí y de la región del Chaco a la jurisdicción de Córdoba del Tucumán. Una mirada desde la visita del oidor Antonio Martines Luxan de Vargas (1692-1693) », Jahrbuch für Geschichte Lateinamerikas, 46, 2009, p. 231-259 ; Lorena Rodríguez, Después de las desnaturalizaciones. Transformaciones socio-económicas y étnicas al sur del valle Calchaquí. Santa María, fines del siglo xvii-fines del xviii, Buenos Aires, Antropofagia, 2008 ; Christophe Giudicelli, « De la déportation à l’invi-sibilisation : la « dénaturalisation » des Indiens Calchaquís (Nord-ouest argentin), xvii-xxie siècle » (dossier : « Relocalisation et résilience autochtone »), Recherches amérindiennes au Québec, XLI, 2011 [2013], no 2-3, p. 61-82.33. Álvaro Jara, Guerra y sociedad en Chile, Santiago, Universitaria, 1984 [1961] ; Walter Hanisch, « Esclavitud y libertad de los indios de Chile, 1598-1696 », Historia, 16, 1981, p. 5-65 ; Eugene H. Korth, Spanish Policy in Colonial Chile. The Struggle for Social Justice, 1535-1700, Stanford, Stanford University Press, 1968.

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par des chroniqueurs favorables à cette « dénaturalisation » forcée comme le sol-dat Alonso González de Nájera 34 ou, au contraire, par d’autres scandalisés par ses formes et ses conséquences, comme le jé-suite Diego de Rosales 35.Durant toutes ces décennies, avec une par-ticulière férocité dans les périodes les plus belliqueuses, le conflit a pris des formes très violentes de dévastation, avec la des-truction des récoltes et des maisons, ainsi que la capture d’individus ou de familles vendus ensuite à des officiers des forts puis à des propriétaires fonciers, des marchands et des capitaines de navires, avant d’être finalement transportés par mer vers le port de Valparaiso (avec pour destination San-tiago et la vallée centrale) ou d’El Callao (avec pour destination Lima) 36.Ainsi, la capture, la déportation et l’asser-vissement des Mapuches ont non seule-ment acquis un statut officiel, mais sont également devenus le véritable moteur des razzias (malocas) qui animèrent la guerre au Sud, ainsi que le principal objectif des soldats de la frontière et de leurs alliés indiens 37. Cette situation s’est intensifiée avec le soulèvement des Indiens mapuches au milieu du xviie siècle, et elle a perduré au-delà des changements abolitionnistes qui s’imposèrent dans les années 1670. En

34. Alonso González de Nájera, Desengaño y reparo de la guerra de Chile, Santiago, Andrés Bello, 1971 [1608].35. Diego de Rosales, Manifiesto apologético de los daños de la esclavitud del reino de Chile, Andrés Prieto (dir.), Santiago, Catalonia, 2013.36. Rolando Mellafe, La introducción de la esclavitud ne-gra en Chile. Tráfico y rutas, Santiago, Universitaria, 1984 [1959] ; José Manuel Díaz Blanco, « La empresa esclavista de don Pedro de la Barrera (1611) : una aportación al estudio de la trata legal de indios en Chile », Estudios humanísticos. Historia, 10, 2011, p. 55-70.37. Guillaume Boccara, Guerre et ethnogenèse ma-puche dans le Chili colonial. L’invention du soi, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Andrea Ruiz-Esquide, Los indios amigos en la frontera araucana, Santiago, DIBAM, Centro de Investigaciones Diego Barros Arana, 1993.

effet, la seconde moitié de ce siècle permet d’observer deux tendances opposées : d’une part, le début d’une politique abolition-niste d’ampleur impériale, qui concernait également d’autres zones frontalières où cette pratique anachronique était main-tenue ; d’autre part, la maturation et le renforcement cyclique du trafic d’esclaves mapuches vers le centre du Chili, avec le soutien des gouverneurs locaux impliqués dans de telles opérations 38.

Déportés vers la ville

Une bonne part des milliers de Mapuches réduits en esclavage et expulsés du Sud fut installée de force dans la capitale du Chili et ses environs. Là, ils purent certainement rencontrer et interagir dans leur espace quotidien avec les immigrés andins étudiés dans la première partie de cet article 39. On peut même affirmer que les Indiens ame-nés des régions du Sud au cours des xvie et xviie siècles, ainsi que les personnes déplacées comme esclaves ou sous d’autres formes de soumission, et les migrants libres, ont fourni la majorité des Indiens de Santiago 40.

38. Jaime Valenzuela Márquez, « Esclavos mapuches. Para una historia del secuestro y deportación de indíge-nas en la Colonia », in Rafael Gaune et Martín Lara (dir.), Historias de racismo y discriminación en Chile, Santiago, Uqbar, 2009, p. 225-260 ; Jimena Obregón Iturra et José Manuel Zavala, « Abolición y persistencia de la esclavi-tud indígena en Chile colonial : estrategias esclavistas en la frontera araucano-mapuche », Memoria americana. Cuadernos de etnohistoria, 17, 2009, p. 7-31 ; Sebastián Leandro Alioto, « La rebelión indígena de 1693: desnatu-ralización, violencia y comercio en la frontera de Chile », Anuario de estudios americanos, 71, 2014, no 2, p. 507-537.39. À ce sujet, voir notre article : « Indios urbanos… », art. cit. Voir aussi, Carlos Ruiz Rodríguez, « Presencia de los mapuche-huilliche en Chile central en los siglos xvi-xviii. desarraigo y mestizaje », Boletín del Museo y Archivo Histórico Municipal de Osorno, 4, 1998, p. 1-71.40. Alvaro Jara, « Los asientos de trabajo y la provisión de mano de obra para los no-encomenderos en la ciudad

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En effet, tout au long de cette période, la guerre permanente dans le Sud, le déve-loppement du commerce et de la présence hispanique dans la capitale – et la demande de main d’œuvre qui en résulte pour les ser-vices domestiques et les travaux publics  – ainsi que la consolidation de grandes ha-ciendas dans la « zone de paix » au centre du Chili, sont devenus de puissants moteurs pour les dynamiques de changement socio-ethnique, la mobilité de la main-d’œuvre et le déplacement des populations autoch-tones, en particulier forcé. Il faut y ajouter un autre facteur clé : le fort déclin démogra-phique de la population indigène locale, qui de toute évidence a provoqué des besoins croissants de main-d’œuvre pour diverses entreprises agricoles et minières dans le centre du Chili 41. Pour répondre à cette de-mande, on se tourne vers les « barbares » du Sud, rebelles infidèles et apostats obstinés, relativement proches et accessibles.L’ampleur des transferts – dénaturali-sations ou migrations « volontaires » – depuis le Sud vers la capitale est difficile à quantifier, mais il existe de nombreux témoignages de l’élite locale manifestant son inquiétude devant le nombre crois-sant d’« aucas » (Indiens rebelles) s’ins-tallant dans la région à partir de la fin du xvie siècle 42. Si l’on observe les registres de

de Santiago, 1586-1600 », in Alvaro Jara, Trabajo y sala-rio indígena. Siglo xvi, Santiago, Editorial Universitaria, 1987, p. 21-82 ; Hugo Contreras Cruces, « Indios de tierra adentro en Chile central a fines del siglo xvi y principios del xvii : las modalidades de la migración forzada y el de-sarraigo », in Jaime Valenzuela Márquez (dir.), América en diásporas. Esclavitudes y migraciones forzadas (siglos xvi-xix), Santiago, Pontificia Universidad Católica de Chile, Instituto de Historia / RIL [sous presse].41. Cf. Leonardo León, La Merma de la sociedad indíge-na y la última guerra de los promaucaes, 1541-1558, Saint Andrews, University of Saint Andrews, 1991.42. Armando de Ramón confirme cette tendance, calcu-lant qu’entre le dernier tiers du xvie siècle et la première décennie du xviie siècle, près de 80 % des indigènes de la ville n’étaient pas originaires de leur district, la

baptême de la principale paroisse de la ca-pitale chilienne, le pourcentage d’Indiens provenant de la frontière en guerre fluc-tue entre 20 et 35 % de ceux qui ont reçu ce sacrement, et ce, dès la période pré-es-clavagiste de 1585-1608. Cette proportion s’est maintenue jusque vers 1680, après la promulgation du décret abolissant l’escla-vage 43. C’est précisément ce flux constant qui nourrissait les craintes de l’élite : au xviiie siècle encore, des actions répressives furent menées contre les Indiens mapuches de la région de Santiago, accusés d’avoir conspiré après un soulèvement intervenu en 1723 à la frontière sud 44.À côté de la main-d’œuvre masculine et adulte, on trouvait des enfants et des femmes, en particulier les « chinitas », très prisées pour le service domestique 45. Les enfants et les adolescents, quant à eux, étaient davantage recherchés lors des raz-zias d’esclaves au sud, mais aussi de rapts individuels. Dans l’optique d’un investis-sement à long terme, ils présentaient d’évi-dents avantages. Non seulement leur prix

plupart ayant été chassés de la région Arauco-Osorno : A. de Ramón, « Bautizos de indígenas… », op. cit. Pour sa part, quelques années seulement après la promulga-tion du décret d’esclavage, un magistrat informait vers 1614 que, pour l’ensemble de la juridiction du diocèse de Santiago, il pourrait y a voir plus de 11 000 indigènes esclaves répartis dans plusieurs régions : cf. Jean-Paul Zúñiga, Espagnols d’outre-mer. Émigration, métissage et reproduction sociale à Santiago du Chili, au xviie siècle, Paris, EHESS, p. 74.43. Jaime Valenzuela Márquez, « Indios de Arriba en Santiago de Chile según los registros de bautismo : entre el auge esclavista, la reconstrucción urbana y el abolicio-nismo, 1665-1685 », Chungara. Revista de antropología chilena, 46, 2014, no 4, p. 625-636.44. Hugo Contreras Cruces, « Aucas en la ciudad de Santiago. La rebelión mapuche de 1723 y el miedo al « otro » en Chile central », Anuario de estudios america-nos, 70, 2013, no 1, p. 67-98.45. Cf. Estela Noli, « Chinas y chinitas : mujer indígena y trabajo doméstico », in Temas de mujeres. Perspectivas de género, San Miguel, Universidad Nacional de Tucumán, 1998, p. 257-272.

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était plus faible – dans le cas des esclaves –, mais ils étaient aussi plus faciles à « accli-mater » à de nouvelles conditions de vie et à la culture occidentale – langage, religion et habitudes – et il leur était ainsi plus diffi-cile de s’enfuir. On peut citer, par exemple, le cas d’une Indienne « libre », Catalina, qui au moment de s’installer en 1620 déclarait « être originaire des villes d’en bas et depuis son enfance avoir été élevée dans la maison du capitaine Jorge Fernández de Aguiar 46 ». Deux ans plus tard, Francisco, un « garçon indien » originaire de Chillán, était ins-tallé pour servir un avocat de l’Audience (la Cour de Justice) et faisait clairement état du déracinement de son corps et de la perte de sa mémoire, déclarant « ne pas savoir s’il avait un père ou une mère […], ni pouvoir dire de quelle encomienda il venait 47 ».

L’auca comme catégorie de la « dénaturalisation » : identité imposée et différenciation négative

Les Indiens immigrés andins, qui affir-maient collectivement leur « indianité » et se revendiquaient de la catégorie « cuzco » – et étaient reconnus comme tels par le système colonial – ont ainsi pu se position-ner comme groupe « privilégié » dans le monde indigène chilien. Cette catégorie a aussi constitué un fondement de leur iden-tité, permettant le déploiement d’attitudes sociales, de pratiques culturelles et d’expé-riences ethniques de type diasporique. Au contraire, les Mapuches – et aussi les Huilliches – du sud du Chili portaient une série de stigmates associés à leur statut de rebelles qui les mena dans une direction complètement opposée.

46. ANHES, vol. 127, f. 291.47. ANHES, vol. 128, f. 10.

Venir de « la terre des ennemis », être « infi-dèle » ou « de guerre », « fils de parents infi-dèles », sont quelques-unes des expressions par lesquelles les registres de baptême, les actes notariés ou les dossiers des tribunaux de l’époque désignaient les esclaves indiens arrivant au Chili central. Ces appellations indiquaient l’origine géographique des Ma-puches dans un sens complètement différent de celui vécu par les Indiens andins. Pour les premiers, cela correspondait à une représen-tation négative « superstructurelle » défi-nissant à la fois leur identité juridique, leur représentation collective et l’espace qu’ils finirent par occuper au sein de la société coloniale, sous la désignation de « Aucas ». Il s’agit d’un mot quechua servant à désigner les peuples ou les animaux « sauvages », et déjà les Incas l’avaient utilisé pour se référer à ce qu’ils percevaient comme le caractère rebelle, traître et hostile des habitants du Sud 48. Nous ne parlons pas ici, bien sûr, des Indiens – dont le nombre nous est inconnu – qui émigrèrent volontairement au Nord en passant la frontière du fleuve Biobío, tantôt errants, tantôt salariés dans les fermes du Chili central 49. La catégorie de auca désigne les milliers de dénaturalisés capturés pen-

48. Leonardo León Solis, « Expansión inca y resisten-cia indígena en Chile, 1470-1536 », Chungara. Revista de antropología chilena, 10, 1983, p. 95-115 ; Osvaldo Silva, « Los promaucaes y la frontera meridional incaica en Chile », Cuadernos de historia, 6, 1986. Pour l’usage du terme auca dans d’autres contextes frontaliers d’Amérique, voir Christophe Giudicelli, « Pacificación y construcción discursiva de la frontera. El poder insti-tuyente de la guerra en los confines del Imperio (siglos xvi-xvii) », in Bernard Lavallé (dir.), Máscaras, tre-tas y rodeos del discurso colonial en los Andes, Lima, IFEA / PUCP, Instituto Riva-Agüero, 2005, p. 157-176.49. Mario Góngora, « Vagabundaje y sociedad fronte-riza en Chile (siglos xvi a xix) », in Cuadernos del Centro de Estudios Socio-Económicos, Santiago, Universidad de Chile, no 2, 1966 ; Hugo Contreras Cruces, « « Siendo mozetón o güeñi salió de su tierra a vivir entre los es-pañoles ». Migración y asentamiento mapuche en Chile central durante el siglo xviii, 1700-175 », Historia indí-gena, 9, 2005-2006, p. 7-32.

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dant la guerre ou passant pour tels auprès du système juridique, moyen de formaliser lé-galement la propriété de la « pièce », sa vente et son profit. Cette sorte d’« ethnonyme » imposé visait à remplacer la perte parallèle de l’identité et de la mémoire de la commu-nauté ethnique due au déracinement et à la fragmentation, en particulier dans le cas des enfants. Par extension, le terme auca inclut tous les habitants autochtones de la région d’Araucanie qui, aux yeux des Hispaniques, partageaient un même esprit de rébellion contre la souveraineté de la monarchie et un même rejet du catholicisme. C’est ainsi le cas de Dieguillo et Jorgillo, deux garçons désignés comme aucas dans le testament du marchand Constantin de Candia, en 1611, appartenaient tous deux à d’autres per-sonnes qui les avaient donnés à Candia, pro-bablement en remboursement d’une dette 50.La conséquence politique de la générali-sation de ce mot pour désigner les Indiens qui vivaient au sud du fleuve Biobío fut que leur dénaturation et la légitimé de leur esclavage cessèrent de dépendre des arguments de la « guerre juste », lesquels s’appliquaient aux seuls ennemis armés et identifiés dans des zones géographiques spécifiques. Peu à peu, ils commencèrent à être associés à un espace ethnique qualifié de façon générale de « rebelle » en termes politiques et d’« infidèle » en termes reli-gieux 51. Autrement dit, par le simple fait de vivre au sud du fleuve Biobío, indépendam-ment de son origine ethnique, communau-taire et géographique, une personne ou un groupe pouvait relever de cette classifica-

50. ANHES, vol. 42, f. 193v.51. Jimena Obregón Iturra, « Para acabar con los indios « enemigos »… y también con los « amigos ». Los mapuche-araucanos ante las concepciones hispa-nas de alianzas y antagonismos (Chile, 1670-1673) », in Alejandra Araya et Jaime Valenzuela (dir.), América colonial. Denominaciones, clasificaciones e identi-dades, Santiago, Pontificia Universidad Católica de Chile / Universidad de Chile / RIL, 2010, p. 173-199.

tion coloniale et être considéré comme un ennemi, donc susceptible d’être réprimé et réduit en esclavage. En effet, les « attes-tations » officielles démontrant le statut juridique d’esclave spécifiaient la condition d’auca comme un signe distinctif de l’es-clavage. Par exemple, en 1610, à la revente de Melchior, un garçon de 15 ans dont la propriétaire « veut profiter de la valeur du dit Indien et de ses services », il est fait état de l’attestation « d’être auca ». Il faut souli-gner, en outre, que lorsque ce type de docu-ment était rédigé devant notaire, l’attesta-tion devenait non seulement une preuve légale que l’esclave indien avait été pris en temps de guerre, mais aussi un document d’identification « ethnique », selon la caté-gorie politiquement stigmatisée et définie par le système colonial comme l’ensemble des Indiens rebelles. En d’autres termes, et comme explicitement indiqué dans le document, Melchior appartenait « avec certitude à l’état d’auca et comme tel a été soumis à l’esclavage et à la servitude 52 ».De plus, cette tendance s’est renforcée après la guerre de la fin du xvie siècle, qui avait révélé l’échec de la conquête et, sur-tout, après la déclaration de légalité de l’esclavage indigène en 1608. Il s’agissait toutefois d’un processus en gestation de-puis les premières années de la conquête, où la cupidité avait conduit à asservir des Indiens et Indiennes pacifiques 53. Pendant ce temps, pour contourner l’interdiction de l’esclavage, les transactions étaient dégui-sées en « transferts » de servitude ou de service. C’est le cas, par exemple, pour Jua-na, une auca d’Osorno capturée en temps de guerre 54. L’année suivante, nous rencon-trons une situation similaire avec Melipi-chún, une autre auca, également capturée durant une campagne militaire, dont le

52. ANHES, vol. 40, fs. 450-450v.53. A. Jara, Guerra y sociedad…, op. cit., p. 151-177.54. ANHES, vol. 36, f. 62.

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« service » a été « transféré » à un tiers pour 26 pesos, « de sorte que maintenant et en tout temps il s’en serve et la vende et dis-pose d’elle comme leur propriété pour leur argent 55 ». À juste titre, le vice-provincial jésuite déplorait l’adoption du décret de 1608, expliquant au roi que, « si jusqu’à présent, n’étant pas esclaves […] mais libres par vos décrets et vos lois, tous les [Indiens] de guerre sont vendus, et aussi beaucoup d’[Indiens] de paix, et leurs enfants et leurs femmes, je prie Votre Majesté de réfléchir à ce qu’il arrivera maintenant qu’ils sont tous condamnés à l’esclavage 56 ».

Conclusion

Depuis les temps les plus anciens, les conquêtes et la construction d’espaces impériaux reposent non seulement sur l’incorporation de territoires, mais égale-ment sur la mobilité et le déplacement des populations. Ainsi, les empires forment des creusets de populations très diverses pro-pices à l’émergence de métissages biolo-giques et d’hybridations culturelles. Cette caractéristique constitue une difficulté

55. ANHES, vol. 36, f. 105v.56. « Si hasta ahora, con no ser esclavos […] sino libres por sus cédulas y leyes, se venden todos los de guerra, y aún muchos de paz, y sus hijos y mujeres, Vuestra Majestad se sirva ver qué será de aquí adelante dándolos por esclavos », cité dans Domingo Amunátegui Solar, Las encomiendas de indíjenas en Chile, Santiago, Imprenta Cervantes, 1910, vol. I, p. 365.

pour le pouvoir et ses tentatives de contrôle social : le résultat repose sur un fragile équilibre entre les orientations fixées par les autorités et les adaptations générées par les divers acteurs sociaux.L’empire espagnol en Amérique n’échappe pas à ce constat. La mobilité des indivi-dus associés aux entreprises de conquête, motivés par la recherche d’un travail ou de meilleures conditions de vie, constitue un phénomène transversal qui concerne tous les groupes sociaux et ethniques. De plus, des déplacements forcés apparaissent pour châtier les Amérindiens qui résistent à la domination des envahisseurs européens.Dans cet article, nous avons souhaité mon-trer deux tendances de cette nature, dans le contexte d’un espace colonial périphérique de l’empire et des grandes vice-royautés américaines. D’une part, les Indiens venus du Nord, des Andes, grâce à leur collabora-tion avec les conquistadores et au prestige associé à la capitale inca – dont beaucoup étaient originaires – réussirent à s’enraciner et à constituer un groupe valorisé, installé dans une nouvelle colonie à l’ombre de la cité de Santiago du Chili. D’autre part, les Indiens déportés depuis l’Araucanie, au Sud, du fait de leur hostilité à la domination espagnole et de leur état de rebelles, furent marqués par le statut juridique de l’escla-vage et le stigmate de la dénomination « auca ». Cette désignation se convertit en une catégorie « ethnique » et finit par être associée aux habitants de la région au sud du fleuve Biobío.

Jaime Valenzuela Márquez est docteur en histoire et civilisations de l’ÉHÉSS et professeur de l’institut d’histoire de la Pontificia Universidad Católica de Chile. Parmi ses publications Las liturgias del poder. Celebraciones públicas y estrategias persuasivas en Chile colonial (1609-1709) (2001) ; Fiesta, rito y política : del Chile borbónico al republicano (2014). Il a été aussi éditeur de l’ouvrage América colonial. Denominaciones, clasificaciones e identidades (2010) et América en diásporas. Esclavitudes y migraciones forzadas (siglos xvi-xix) (2015).

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