Un problème de syntaxe dans le Parménide de Platon (Parm. 137 A 7-B 4) - (2006)

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Revue des Études Grecques

Un problème de syntaxe dans le Parménide de Platon (Parm.137 a7-b4)Denis O’Brien

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O’Brien Denis. Un problème de syntaxe dans le Parménide de Platon (Parm. 137 a7-b4). In: Revue des Études

Grecques, tome 119, Janvier-juin 2006. pp. 421-435.

doi : 10.3406/reg.2006.4655

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2006_num_119_1_4655

Document généré le 19/10/2015

Denis O'BRIEN

UN PROBLÈME DE SYNTAXE

DANS LE PARMÉNIDE DE PLATON (PARM. 137 a 7-B 4)*

À la fin de la première partie du Parménide, le philosophe accepte d'examiner « l'hypothèse » qui est la sienne. Nous lisons en 137 a 7-b 4 :

πόθεν ούν δη άρξόμεθα και τί πρώτον ύποθησόμεθα ; ή βούλεσθε, έπειδήπερ δοκεΐ πραγματειώδη παιδιαν παίζειν, άπ' έμαυτοΰ αρξωμαι και της έμαυτοΰ υποθέσεως, περί του ενός αύτοΰ ύποθέμενος, εϊτε εν έστιν ε'ίτε μη εν, τί χρή συμβαίνειν1 ; Dans un article à paraître2, je propose de traduire ces lignes de la façon

suivante : Quel sera donc notre point de départ et qu'allons-nous poser comme objet de notre première hypothèse ? À moins que vous ne vouliez, puisque le parti est pris de jouer ce jeu laborieux, que je commence par moi-même et par l'hypothèse qui est la mienne, posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même, ou bien s'il est « un » ou bien s'il est « non un », ce qui doit en découler3 ?

Mes plus vifs remerciements vont à des amis qui ont bien voulu relire le texte de cet article et me faire part de leurs critiques : Luc Brisson, Monique Dixsaut, Dimitri El Murr, Charles Ramond, Suzanne Stern-Gillet.

1 Le texte cité est celui de C. Moreschini, Platonis « Parmenides », « Phaedrus », recognovit brevique adnotatione critica instruxit C. M., dans la collection Bibliotheca Athena, n° 5 (Edizioni dell'Ateneo), Roma, 1966 (cité désormais sous le nom de l'éditeur du texte), et de J. Burnet, Platonis opera, tomus II, dans la collection Scriptorum classicorum bibliotheca oxoniensis (Clarendon Press), Oxonii, lre édition 1901, [2e édition] 1910 (le texte du Parménide est le même dans les deux éditions).

2 Cet article s'intitule « "L'hypothèse" de Parménide (Platon, Parménide 137 A 7- b 4) ». Il paraîtra dans un prochain numéro de la Revue des études grecques.

3 Je place « un » et « non un » entre guillemets pour distinguer le numéral de l'article indéfini.

REG tome 119 (2006/1), 421-435.

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II n'entre pas ici dans mon propos de reprendre les conclusions de cette étude. Le présent article sera consacré exclusivement à la syntaxe des deux propositions, conditionnelle (ε'ίτε... είτε...) et interrogative (τί χρή συμβαί- νειν), sur lesquelles s'achève la formulation de « l'hypothèse ».

Si l'on adopte la traduction citée ci-dessus, ces deux propositions jouent le rôle respectivement de protase et d'apodose, composant ainsi les deux membres d'une proposition hypothétique, gouvernée par le participe qui la précède, 137 β 3-4 :

... περί τοΰ ενός αύτοϋ ύποθέμενος, ε'ίτε εν έστιν ε'ίτε μη εν, τί χρή συμβαίνειν ;

... posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même, ou bien s'il est « un » ou bien s'il est « non un », ce qui doit en découler. Cette traduction écarte la possibilité que la proposition conditionnelle soit

présentée sous la forme d'une simple incise : ... περί τοΰ ενός αΰτοΰ ύποθέμενος - είτε εν έστιν είτε μη εν - τί χρή συμβαί- νειν ; ... posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même - qu'il soit « un » ou qu'il soit « non un » - ce qui doit en découler.

Elle écarte également la possibilité d'une rupture de syntaxe, comme si la proposition interrogative pouvait être détachée des mots qui la précèdent et constituer de la sorte une interrogation directe :

... περί τοΰ ενός αΰτοΰ ύποθέμενος ε'ίτε εν έστιν ε'ίτε μή εν - τί χρή συμβαίνειν ;

... posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même, ou bien qu'il est « un » ou bien qu'il est « non un » - qu'est-ce qui doit en découler ?

Si la traduction retenue écarte ces deux possibilités, c'est que, l'une comme l'autre, elles dissocient les deux propositions, conditionnelle et interrogative, au point de ne plus en faire les deux membres d'une même proposition hypothétique.

Pareille syntaxe (dissociation des deux membres de la proposition hypothétique) semble en effet aller à l'encontre du bons sens, tant le rapport, à la fois grammatical et logique, qui lie ces deux membres s'impose comme une évidence. Non seulement les conséquences évoquées dans la proposition interrogative ne peuvent se réaliser indépendamment des conditions posées préalablement dans la proposition conditionnelle, bien plus important encore, les conséquences que l'on doit examiner diffèrent suivant que l'on adopte l'une ou l'autre branche de la disjonction (είτε... ε'ίτε...).

Comment, dès lors, ne pas conférer à ces deux propositions, conditionnelle et interrogative, le rôle respectivement de protase et d'apodose ? Ce faisant, comment ne pas les faire gouverner, conjointement, par le verbe qui les précède (ύποθέμενος, « posant comme hypothèse ») ?

II

Et pourtant, dès que l'on intègre la phrase dans son contexte d'origine, la syntaxe proposée risque de céder la place à une syntaxe et à une logique sensiblement différentes de celles que nous venons d'évoquer.

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Quand il entame l'exposé de sa méthode hypothétique (135 ε 8-136 A 2), Parménide fait suivre le verbe ΰποτίθεσθαι d'une proposition conditionnelle, tantôt positive (135 Ε 9 : εί εστίν εκαστον υποτιθέμενο ν), tantôt négative (136 a 1-2 : ει μή εστί το αυτό τούτο ΰποτίθεσθαι). Il pose ainsi comme hypothèse « que tel ou tel objet est » (135 ε 9) ou bien « que cet objet, le même, n'est pas » (136 a 1-2).

La réaction spontanée du lecteur n'est-elle pas de retenir la même syntaxe à la fin du passage ? L'objet du verbe, dans la formulation de « l'hypothèse », devient ainsi la proposition conditionnelle qui le suit directement, 137 Β 3-4 : περί του ενός αύτοΰ ύποθέμενος, είτε εν έστιν εϊτε μή εν..., « posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même, ou bien qu'il est "un" ou bien qu'il est "non un"... ».

Mais, si l'on traduit de la sorte, comment enchaîner ? Si le verbe (ύποθέμενος) a déjà son objet, exprimé dans la proposition conditionnelle, comment lui en accoler un autre, exprimé dans la proposition interrogative ? La syntaxe que l'on vient de suggérer semble vouée d'avance à l'échec.

III

Avant de l'abandonner, reconnaissons toutefois qu'elle répond à une logique dont on apprécie, dans ce contexte, la pertinence. Si, en effet, on comprend que Parménide pose comme hypothèse, « à propos de l'un lui- même, ou bien qu'il est "un" ou bien qu'il est "non un" » (137 β 3-4), on a néanmoins du mal à comprendre qu'il pose aussi comme hypothèse « ce qui doit en découler » {ibid.).

Les conséquences qui s'ensuivent, dès que l'on choisit l'une ou l'autre branche de l'alternative, font l'objet d'une recherche, longue et laborieuse, dans la seconde partie du dialogue. Avant d'entamer cette recherche, les deux interlocuteurs ne sont pas censés connaître les résultats auxquels elle doit aboutir. Comment donc en faire le contenu d'une hypothèse ? Comment « poser comme hypothèse » un objet que l'on ignore ?

Les conséquences (« ce qui doit en découler ») ne doivent-elles pas se situer en aval de l'hypothèse proprement dite ? Telle est, en effet, la façon dont s'exprime Parménide quand il entame l'exposé de sa méthode hypothétique dans les lignes précédentes du dialogue. Il pose ici comme hypothèse que tel ou tel objet existe (135 ε 9 : εϊ εστίν εκαστον ύποτιθέμενον), et il considère « les conséquences qui découlent de cette hypothèse » (135 ε 9-136 a 1 : τα συμβαίνοντα έκ της υποθέσεως).

Puisqu'elles « découlent de l'hypothèse », les conséquences n'en font pas, à proprement parler, partie. Dans ce contexte, l'hypothèse elle-même ne porte que sur la condition que l'on pose ; les conséquences qui s'ensuivent ne sont pas comprises dans l'hypothèse en tant que telle.

IV

II ne faut pas en conclure que les conséquences puissent subsister indépendamment de l'hypothèse. Tout autre est la conclusion qu'impose l'emploi d'un participe présent dans la phrase citée, 135 ε 9-136 a 1 : ... εί εστίν εκαστον ύποτιθέμενον σκοπείν τα συμβαίνοντα έκ της υποθέσεως. Les deux verbes, ύποτιθέμενον (« posant comme hypothèse ») et σκοπείν (« consi-

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dérer »), ne désignent pas des actes dont l'un se substitue à l'autre, comme si l'on mettait de côté l'hypothèse avant d'en considérer les conséquences. C'est bien plutôt le contraire : on continue à « poser comme hypothèse » que tel ou tel objet existe tout le temps que l'on « considère » les conséquences qu'entraîne une telle hypothèse.

Si les conséquences se situent « en aval de l'hypothèse proprement dite » (voir ci-dessus), ce n'est donc pas que « l'hypothèse » se situe dans le passé par rapport aux conséquences qu'elle entraîne. Celui qui pose l'hypothèse (cf. ΰποτιθέμενον) la maintient (d'où l'emploi d'un verbe au présent) aussi longtemps qu'il en examine les conséquences4.

Il n'en reste pas moins que cette conception de ce que l'on peut appeler «l'extension» de l'hypothèse (j'emprunte cette terminologie à la logique de Port-Royal) n'est pas celle que l'on retrouve quand l'hypothèse a pour objet « l'un lui-même » (137 β 1-4). Dans l'exposé initial de la méthode hypothétique (135 ε 8-136 a 2), « poser comme hypothèse » porte uniquement sur la condition que l'on pose, et non pas sur les conséquences qui en découlent. L'« extension » de l'hypothèse, dès que Parménide parle de « l'un lui- même », est plus large : elle ne recouvre pas seulement la condition, ou les conditions, que l'on pose (137 β 4 : εϊτε... εϊτε...) ; elle comprend aussi (en témoigne ύποθέμενος) les conséquences, « ce qui doit en découler » (ibid. : τί χρή συμβαίνειν).

Comment expliquer que l'hypothèse ne soit pas présentée sous un même jour au début et à la fin de l'exposé ? Comment se fait-il que les « conséquences » qui ne font pas partie d'une hypothèse au début de l'exposé (135 ε 8-136 A 2) en font bien partie deux pages plus loin (137 β 1-4) ?

V

Pour y voir clair, il faut serrer de près la terminologie qu'emploie Parménide au fil de son exposé de la méthode hypothétique (135 ε 8-137 β 4). Cette terminologie n'est pas en effet toujours la même.

L'exposé initial de la méthode met en jeu deux verbes différents, ύποτί- θεσθαι et σκοπεΐν : on « pose comme hypothèse » (ύποτίθεσθαι) que tel ou tel objet existe (ou n'existe pas), et l'on « considère » (σκοπεΐν) les conséquences qui découlent de l'hypothèse ainsi formulée, 135 ε 8-136 A 2 :

χρή δε και τόδε ετι προς τούτφ ποιεΐν, μη μόνον ει εστίν εκαστον ΰποτιθέμενον σκοπεΐν τα συμβαίνοντα έκ της υποθέσεως, άλλα και ει μη εστί το αυτό τοΰτο ΰπο- τίθεσθαι, ει βούλει μάλλον γυμνασθήναι. Voici ce qu'il faut faire en plus de ce que tu faisais jusqu'ici : il ne faut pas seulement, posant comme hypothèse que tel ou tel objet existe, examiner les conséquences qui découlent de l'hypothèse ; encore faut-il poser comme hypothèse que cet objet, le même, n'existe pas, si tu veux pousser à fond ta gymnastique.

4 Cette syntaxe n'est évidemment pas la seule possible. À la page suivante du dialogue, Parménide fait précéder le même infinitif (136 Β 8 : σκοπεΐν) d'un verbe à l'aoriste (b 7 : ύποθή). La formulation de l'hypothèse est ainsi présentée comme antérieure à l'examen des conséquences qui en découlent ; gardons-nous d'en conclure que l'hypothèse ne soit plus en vigueur lorsqu'on en examine les conséquences. Voir aussi n. 7 infra.

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Dans les lignes qui suivent (136 a 3 sqq.), consacrées à des exemples de la méthode (pluralité, ressemblance), Parménide fait l'économie de l'un ou de l'autre verbe, retenant ύποτίθεσθαι et laissant de côté σκοπείν (136 a 4- 7 et Β 1-4), ou bien, inversement, retenant σκοπείν et laissant sous-entendre ύποτίθεσθαι (136 A 7-B 1).

En 136 A 4-7, retenant ύποτίθεσθαι et laissant de côté σκοπείν, il affirme : οίον, εφη, εί βούλει, περί ταύτης της υποθέσεως ην Ζήνων ύπέθετο, εί πολλά εστί, τί χρή συμβαίνειν καί αύτοίς τοις πολλοίς προς αυτά καί προς το εν και τω ένί προς τε αυτό και προς τα πολλά5. Soit l'hypothèse, si tu veux bien, celle-là même que posait Zenon : si plusieurs sont, ce qui doit en découler, d'une part pour les plusieurs, par rappprt à eux- mêmes et par rapport à l'un, d'autre part pour l'un, par rapport à lui-même et par rapport aux plusieurs. Il enchaîne, en 136 a 7-b 1, retenant maintenant σκοπείν et laissant sous-

entendre ύποτίθεσθαι : καί αύ εί μη εστί πολλά, πάλιν σκοπείν τί συμβήσεται και τω ένι και τοις πολλοίς και προς αυτά και προς άλληλα6. Et inversement, si plusieurs ne sont pas, considérer de nouveau ce qui en découlera, et pour l'un et pour les plusieurs, par rapport à eux-mêmes ainsi que dans leurs rapports réciproques. Dans les lignes qui suivent, 136 β 1-4, Parménide retient de nouveau

(cf. 136 a 4-7) ύποτίθεσθαι et passe sous silence σκοπείν : και αΰθις αΰ έαν ύποθή εί εστίν όμοιότης ή μη εστίν, τί έφ' έκατέρας της υποθέσεως συμβήσεται και αύτοίς τοις ύποτεθεΐσιν και τοις άλλοις και προς αυτά και προς άλληλα. Prenons encore un exemple : si tu poses comme hypothèse que la ressemblance est ou bien qu'elle n'est pas, ce qui découlera, dans l'une comme dans l'autre hypothèse, d'une part, pour ce dont on pose l'existence ou la non-existence, d'autre part, pour les autres objets, à la fois dans leurs rapports à eux-mêmes et dans leurs rapports réciproques. Parménide ne reprend les deux verbes de son exposé initial (135 ε 8-

136 a 2) que lorsqu'il cherche à résumer la méthode qu'il vient d'esquisser (136 β 6 sqq. : και ένι λόγω...) ; ύποτίθεσθαι est ici, encore une fois, suivi de σκοπείν. Nous lisons, en 136 β 6-c 2 :

και ένί λόγω, περί ότου αν αεί ύποθή ώς όντος καί ώς ουκ όντος καί ότιοϋν άλλο πάθος πάσχοντος, δει σκοπείν τα συμβαίνοντα προς αυτό καί προς εν εκαστον των άλλων, ότι αν προέλη, καί προς πλείω καί προς σύμπαντα ωσαύτως.

5 En 136 Α 5, à la différence de Burnet et de Moreschini, j'écris εί πολλά εστί (existentiel, donc orthotonique). La fonction du verbe est en effet la même (existentielle) à la fois dans les lignes qui précèdent (135 Ε 8 : εί εστίν εκαστον, cité ci- dessus) et dans l'exemple qui suit (136 β 1-2 : εί εστίν όμοιότης). J'ai du mal à concevoir que l'on puisse écrire, dans ces trois textes successifs, tantôt εστίν (orthotonique, existentiel, 135 Ε 8 : εί εστίν εκαστον, et 136 Β 1-2 : εί εστίν όμοιότης), tantôt έστι (enclitique, copulatif, 136 A 5 : εί πολλά έστι, selon l'accentuation de Burnet et de Moreschini).

6 Ici encore, je confère au verbe une valeur existentielle (136 A 7 : εί μη εστί πολλά), à la différence de Burnet et de Moreschini, qui retiennent une valeur copulative (136 A 7 : εί μή έστι πολλά).

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En un mot, toutes les fois que tu poses comme hypothèse qu'un objet, quel qu'il soit, est ou n'est pas, ou qu'il est affecté d'une autre manière quelconque, tu dois considérer les conséquences qui en déoulent, par rapport à lui-même et par rapport à chacun des objets à part lui-même, quel que soit l'objet qu'il te plaira de choisir, et aussi par rapport à une pluralité d'objets et de la même façon par rapport à tous les objets7.

VI

Quand Parménide passe à l'« hypothèse » portant sur « l'un lui-même » (137 β 1-4), l'expression de l'hypothèse est à nouveau abrégée, tant et si bien que ύποτίθεσθαι se met à la place de σκοπεΐν. Dans les lignes précédentes du dialogue, nous lisons : σκοπεΐν τα συμβαίνοντα (135 ε 9-136 A 1), σκοπεΐν τί συμβήσεται (136 Α 8) et, une fois de plus, σκοπεΐν τά συμβαίνοντα (136 β 8-c 1). Dans la formulation de « l'hypothèse » à la fin du passage, Parménide parle toujours des conséquences, de « ce qui doit en découler » (137 Β 4 : τί χρή συμβαίνειν), mais le verbe qui gouverne la subordonnée n'est plus le même. Parménide ne dit plus σκοπεΐν, mais ύπο- θέμενος. Il écrit en effet, dans le texte cité au début de cet exposé, 137 A 7-B 4 :

... περί του ενός αύτοΰ ύποθέμενος, ε'ίτε εν έστιν ε'ίτε μη εν, τί χρή συμβαίνειν ;

... posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même, ou bien s'il est « un » ou bien s'il est « non un », ce qui doit en découler. Bref, si l'objet du verbe demeure (135 ε 9-136 A 1 et 136 β 8-c 1 : τα

συμβαίνοντα, 136 A 8 : τί συμβήσεται, 137 β 4 : τί χρή συμβαίνειν), le verbe que Parménide employait dans les lignes précédentes du dialogue (135 ε 9, 136 a 8 et β 8 : σκοπεΐν) n'apparaît plus, remplacé ou absorbé par le verbe qui, jusqu'alors, l'accompagnait (135 ε 9 : ΰποτιθέμενον σκοπεΐν) ou le précédait (136 β 7-8 : ύποθή [...] σκοπεΐν).

Aussi anodin qu'il puisse paraître, ce raccourci dans l'expression de l'hypothèse (137 a 7-B 4 : non plus deux verbes, mais un seul) est en réalité lourd de conséquences. Le verbe qui, au début de l'exposé, exprimait un acte logiquement postérieur à la formulation de l'hypothèse (135 ε 9 : σκοπεΐν) n'a plus de rôle à jouer8. « Considérer » ou « contempler » (σκοπεΐν) n'est plus,

7 Quand il reprend les deux verbes (136 β 7-8 : ύποθή [...] σκοπεΐν), la consecution des temps n'est pas celle que nous venons de relever au début du passage (135 Ε 8-136 A 2, voir § IV ci-dessus). Parménide commence maintenant par un aoriste, 136 Β 7 : περί ότου αν αεί ύποθή, avant d'enchaîner avec un présent, 136 Β 8-c 1 : δει σκοπεΐν τα συμβαίνοντα, si bien que, dans ce contexte, on est censé poser d'abord l'hypothèse et examiner ensuite les conséquences qui en découlent. Les deux phrases (135 Ε 8-136 A 2 et 136 Β 7-c 1) ont pourtant ceci de commun que le regard porté sur les conséquences et l'acte de poser l'hypothèse sont exprimés par deux verbes différents (σκοπεΐν et ύποτίθεσθαι).

8 « Logiquement postérieur » : si, dans ce texte (135 ε 8-136 a 2), on maintient l'hypothèse aussi longtemps que l'on en considère les conséquences (voir § IV ci- dessus), le rapport de cause à effet exige néanmoins que les conséquences, ainsi que le regard que l'on porte sur les conséquences, soient postérieurs, logiquement, à la formulation initiale de l'hypothèse.

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si l'on peut dire, un acte à part. De ce fait, l'hypothèse n'est plus ce qu'elle était. Les « conséquences » qui, auparavant, « découlaient de l'hypothèse » (cf. 135 Ε 9-136 a 1 : τα συμβαίνοντα έκ της υποθέσεως) en font maintenant partie.

« Poser comme hypothèse » (ύποτίθεσθαι) n'est plus en effet limité, comme au début de l'exposé, à l'énoncé de la condition que l'on pose avant d'en examiner les conséquences ; ce verbe recouvre aussi, à la fin du passage (137 β 3-4), « ce qui doit en découler ».

Cette nouvelle « extension » de l'hypothèse comporte évidemment une part de paradoxe. Dans ce contexte (137 a 7-b 4), « poser comme hypothèse » ne suppose plus en effet une connaissance préalable du contenu de l'hypothèse. Qu'il les connaisse ou non, celui qui pose la condition (είτε... είτε...) pose aussi, de ce fait, les conséquences qui s'ensuivent (τί χρή συμβαίνειν).

VII

Si l'écart conceptuel qui sépare ces deux « extensions » de l'hypothèse (en 135 ε 8-136 a 2 et en 137 Β 3-4) est clair, il ne s'ensuit pas pour autant que la syntaxe de « l'hypothèse », à la fin du passage (137 β 1-4), soit exempte d'équivocité. Sans aller jusqu'à dire que la phrase est ambiguë, elle recèle néanmoins une certaine ambivalence dès qu'on la relit à la lumière des pages qui précèdent (135 ε 8-136 c 8).

Sur le plan conceptuel, on comprend bien que, dans la formulation de « l'hypothèse » (137 β 1-4), on ne « pose » pas les conséquences sans en avoir « posé » les conditions et, inversement, qu'en « posant » les conditions on « pose » aussi, implicitement, les conséquences qui en découlent ; d'où l'emploi d'un seul et même verbe (137 β 4 : ύποθέμενος) pour introduire à la fois les conditions que l'on pose (ε'ίτε... είτε...) et les conséquences qu'elles entraînent (τί χρή συμβαίνειν).

S'ensuit-il que, confronté à la nouvelle « extension » de l'hypothèse exposée dans ces lignes (137 β 1-4), le lecteur (ou l'auditeur) doit oublier tout ce que Parménide disait précédemment (135 ε 8-136 c 8) ? Ne doit-il plus se souvenir de la syntaxe et de la logique que manifestait l'exposé initial de la méthode hypothétique (135 ε 8-136 a 2) ? Ne doit-il plus penser à cette structure conceptuelle différente, qui fait en sorte que l'on « pose comme hypothèse » la condition et que l'on « considère » les conséquences qui en découlent, sans que celles-ci fassent, à proprement parler, partie de l'hypothèse ?

VIII

II me semble peu probable que la structure conceptuelle d'une « hypothèse », telle que Parménide l'avait exposée dans les lignes précédentes du dialogue (135 ε 8-136 c 8), puisse disparaître, sans laisser de traces. J'ai du mal en effet à croire que, lorsqu'il arrive à l'exemple de « l'un lui-même » (137 β 1-4), le lecteur n'ait plus présent à l'esprit le rôle primitif que Parménide assignait à la proposition conditionnelle, lorsqu'il la présentait comme un élément à part, et non pas comme la protase d'une proposition hypothétique.

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Si, se trouvant confronté à une « extension » nouvelle de l'hypothèse (137 β 1-4), le lecteur (ou l'auditeur) ne fait pas table rase de l'exposé initial de la méthode (135 ε 8-136 a 2), c'est parce que l'expression de plus en plus ramassée adoptée dans les pages qui séparent ces deux phrases (136 a 4-137 a 7) permet de passer, presque sans s'apercevoir, d'une « extension » plus étroite de l'hypothèse à une « extension » plus large. Le raccourci progressif dans l'exposé de la méthode (voir les textes cités ci-dessus, § V, 135 ε 9 : ύποτίθεσθαι juxtaposé à σκοπείν, 136 a 4-b 4 : ύποτίθεσθαι alternant avec σκοπείν, 137 β 1-4 : ύποτίθεσθαι à la place de σκοπείν) permet en effet de rapprocher ces deux représentations de la méthode proposée, voire de les assimiler l'une à l'autre - sans toutefois qu'elles finissent par se confondre.

Tel rapprochement et tel écart expliquent l'hésitation passagère, le recul momentané, que la formulation de « l'hypothèse » (137 β 1-4) ne peut manquer de susciter quand elle est replongée dans son contexte d'origine. Dans un premier temps, fidèles à l'exposé que Parménide vient de faire dans les lignes précédentes du dialogue, nous entendons, comme contenu de l'hypothèse, « ou bien que l'un est "un" ou bien qu'il est "non un" », quitte à faire machine arrière quand nous arrivons à la fin de la phrase et que nous nous voyons obligés d'intégrer dans la syntaxe la proposition interrogative.

Par un mouvement presque irréfléchi de la pensée, nous projetons alors sur les deux subordonnées la liaison syntaxique qui s'impose, faisant de la proposition conditionnelle une protase et de la proposition interrogative une apodose. « L'hypothèse » recouvre ainsi, mais dans un deuxième temps seulement : « ce qui doit en découler, ou bien si l'un est "un" ou bien s'il est "non un" ».

IX

Que le passage soit grevé d'une telle ambivalence se trouve confirmé par la répétition d'une curieuse inexactitude dans les traductions modernes du dialogue. Cherchant à éviter, ne fût-ce qu'inconsciemment, l'écart conceptuel qui sépare les deux « hypothèses », celle du début et celle de la fin de l'exposé, plus d'un auteur glisse dans sa traduction, à la fin du passage (137 β 1-4), un mot qui ne se trouve pas dans le texte.

Ainsi en est-il de la traduction de Diès : ... posant, à propos de l'Un en soi, ou qu'il est un ou qu'il n'est pas un, j'examine ce qui en doit résulter9 ?

Ainsi en est-il également de la traduction de Cornford : Shall I take the One itself and consider the consequences of assuming that there is, or is not, a One10 ?

9 A. Diès, Platon, Œuvres completes, tome VIII, lre partie, « Parménide », Texte établi et traduit par A. D., dans la Collection des Universités de France, publiée sous le patronage de l'Association Guillaume Budé (Belles Lettres), Paris, 1923, p. 71 (traduction de 137 β 1-4).

10 F. M. Cornford, Plato and Parmenides, Parmenides' « Way of truth » and Plato's « Parmenides » translated with an introduction and a running commentary, dans la

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« Posant » (Diès) et « assuming » (Cornford) traduisent, à n'en pas douter, ύποθέμενος. Quel est donc le mot qui, dans le texte grec, correspond à «j'examine» (Diès) et à «consider» (Cornford)? Il n'y en a pas.

Ces deux expressions (« j'examine » et « consider ») ne peuvent que traduire σκοπείν. Dès que l'on introduit ce verbe dans la phrase citée (137 β 1-4), l'ensemble du passage ne présente plus aucune anomalie et la formulation de « l'hypothèse » n'est plus grevée d'aucune ambivalence. Grâce à la présence fantomatique d'un σκοπείν, la syntaxe de « l'hypothèse » à la fin du passage (137 β 1-4) devient identique à celle qu'adoptait Parménide dans les premières lignes de son exposé (135 ε 8-136 a 2). Dans l'une comme dans l'autre phrase, « poser comme hypothèse » (135 ε 9 : ύποτιθέμενον, 136 a 2 : ύπο- τίθεσθαι, 137 β 4 : ύποθέμενος) se bornerait à l'énoncé d'une condition, tandis qu'un verbe différent {cf. 135 ε 9 : σκοπείν) désignerait le regard porté sur les conséquences qui s'ensuivent dès que la condition est posée.

Telle n'est cependant pas la syntaxe de « l'hypothèse » portant sur « l'un lui-même » (137 Β 1-4). L'expression que Diès et Cornford ont glissée dans les traductions («j'examine», «consider») n'est autre qu'une traduction du verbe grec σκοπείν. Si ce dernier mot est bien présent dans les lignes précédentes du dialogue (135 Ε 9, 136 A 8 et Β 8), il n'apparaît pas dans la formulation de « l'hypothèse » propre à Parménide (137 β 1-4)11.

X

Ce gonflement de la traduction (à la place d'un seul mot, on en met deux) ne se fait pas impunément. Introduisant subrepticement le mot σκοπείν dans le texte qu'ils sont censés traduire, Diès et Cornford rétrécissent l'« extension » de l'hypothèse.

« Poser comme hypothèse », dans le texte grec (137 β 1-4), recouvre à la fois la condition (εϊτε... είτε...) et les conséquences qui doivent s'ensuivre (τί χρή συμβαίνειν). « Poser comme hypothèse », dans les traductions de Diès et de Cornford, porte uniquement sur la condition ; un verbe différent (« j'examine », « consider », cf. σκοπείν) désigne le regard que l'on doit porter sur les conséquences. L'« extension » plus large de l'hypothèse est de ce fait remplacée par une « extension » plus limitée.

Ce rétrécissement de l'« extension » de l'hypothèse, dans les traductions de Diès et de Cornford, n'est pas fidèle au texte (137 β 1-4) ; il n'est pas fidèle non plus à la conception que se fait Parménide de l'hypothèse dans

collection International library of psychology, philosophy and scientific method (Rout- ledge & Kegan Paul), London, 1939, p. 108 (traduction de 137 Β 1-4).

11 II n'apparaît pas non plus dans le contexte immédiat de « l'hypothèse » (137 β 1-4). Dans les formules citées à l'instant (136 A 4-7 et Β 1-4, voir § V ci-dessus), on ne peut exclure une répétition sous-entendue de σκοπείν. Lisant la proposition interrogative de 136 A 4 (τί χρή συμβαίνειν), le lecteur peut avoir toujours présent à l'esprit le σκοπείν de 135 Ε 9. Lisant la proposition interrogative de 136 Β 2-3 (τί [...] συμβήσεται), le lecteur est en droit de suppléer le σκοπείν de 136 A 8. Mais comment suppléer, en 137 β 1-4, un verbe qu'aucun des deux interlocuteurs n'a prononcé pendant au moins une page du dialogue ? Pour retrouver σκοπείν, on devrait en effet remonter de 137 Β 4 à 136 Β 7.

430 DENIS O'BRIEN [REG, 119

la seconde partie du dialogue (137 c 4 sqq.). Au fur et à mesure qu'il déploie des arguments tirés de l'existence ou de la non-existence de l'un, Parménide fait intervenir, successivement, les deux « extensions » de l'hypothèse, à cette seule différence près qu'il les exprime par le moyen, non pas d'un verbe (ύποτίθεσθαι), mais d'un substantif (ύπόθεσις). Le mot « hypothèse » (ΰπόθεσις) est ainsi suivi tantôt d'une proposition conditionnelle, tantôt d'une proposition conditionnelle assortie d'une proposition interrogative.

XI

Examinons d'abord la syntaxe la plus simple, celle qui fait suivre le mot « hypothèse » (ΰπόθεσις) d'une seule proposition conditionnelle. Cette « extension », la plus limitée des deux, est évoquée au début de la première démonstration « négative ». Parménide oppose deux formes de l'hypothèse qui est ici en jeu, 160 β 6-8 :

τίς οΰν αν εϊη αύτη ή ΰπόθεσις, ει εν μη εστίν ; αρα τι διαφέρει τήσδε, ει μη εν μη εστίν12 ; Qu'est-ce donc que serait cette hypothèse, si « un » n'est pas ? Diffère-t-elle en quelque point de cette autre, si « non-un » n'est pas13 ?

Présenté sous cette forme, le contenu de « l'hypothèse » ne dépasse pas le cadre d'une proposition conditionnelle.

La syntaxe est la même dans les premières pages du dialogue, quand Zenon oppose l'hypothèse de Parménide à celle de ses adversaires. L'hypothèse de Parménide s'exprime ici par un simple génitif (dans la langue des grammairiens, un génitif de « définition »), 128 D 6 : ή του εν είναι [se. ύπόθεσις], « l'hypothèse de l'existence de l'un ». L'hypothèse de ses adversaires s'exprime par une proposition conditionnelle, 128 d 5-6 : ή ύπόθεσις, ει πολλά εστίν, « l'hypothèse, si sont plusieurs ».

La syntaxe est la même dans les deux passages cités : l'hypothèse s'exprime sous la forme d'une simple proposition conditionnelle, « l'hypothèse, si sont plusieurs » (128 d 5-6 : ή ύπόθεσις, ει πολλά εστίν), « l'hypothèse, si "un" n'est pas» (160 β 7 : ή ύπόθεσις, εί εν μη εστίν), ou bien «si "non- un" n'est pas» (160 β 7-8 : εί μη εν μη εστίν).

XII

Les premières lignes de la deuxième démonstration, dans la seconde partie du dialogue, mettent en évidence l'« extension » la plus large de l'hypothèse. Parménide affirme ici, en 142 c 2-3 :

12 Burnet met en lettres espacées les deux propositions conditionnelles. 13 S'exprimant de la sorte, Parménide entend distinguer Γ« un » de « l'être ». La

négation qui porte sur « l'être » ne porte pas aussi sur l'« un » (cf. εί εν μη εστίν) ; d'où la nécessité d'une seconde négation si l'on veut parler à la fois du « non-un » et du « non-être » (cf. εί μη εν μή εστίν). Voir mon étude antérieure, « Einai copu- latif et existentiel dans le Parménide de Platon », REG, t. 118, 2005, p. 229-245 (§ XIII, p. 238-239).

2006] UN PROBLÈME DE SYNTAXE DANS LE PARMÉNIDE 431

νυν δε ούκ αΰτη εστίν ή ύπόθεσις, ει εν εν, τί χρή συμβαίνειν, άλλ' ει εν εστίν14. L'hypothèse en question n'est pas maintenant, si « un » « un », ce qui doit en découler, mais si « un » est15.

Dans ce passage, « l'hypothèse » que Parménide refuse comprend deux propositions, conditionnelle et interrogative, liées sous forme de protase et d'apo- dose16.

La syntaxe n'est certes pas la même quand il s'agit d'un verbe et quand il s'agit d'un substantif. Les propositions conditionnelle et interrogative sont apposées au substantif qui les précède, si bien que l'on pourrait même les placer entre guillemets et conférer à la proposition interrogative une forme directe (cf. 142 c 2-3) :

νΰν δε ούκ αύτη έστιν ή ΰπόθεσις, « εί εν εν, τί χρή συμβαίνειν ; », άλλ' « εί εν εστίν ». L'hypothèse en question n'est pas maintenant, « si "un" "un", qu'est-ce qui doit en découler ? », mais « si "un" est ». Cette distinction ne porte toutefois pas à conséquence. Il n'y a rien

d'insolite, dans le grec de l'époque, à ce que le verbe gouverne une proposition interrogative indirecte17. Que Parménide s'exprime par un verbe (ύποτίθεσθαι) ou par un substantif (ΰπόθεσις), la structure de l'hypothèse qu'il reprend dans la seconde partie du dialogue (142 c 2-3) est celle-là même qu'il exposait quand il parlait de « l'un lui-même » (137 β 3-4). « L'hypothèse » recouvre, dans ces deux passages (137 β 3-4 et 142 c 2-3), à la fois une proposition conditionnelle et une proposition interrogative (directe ou indirecte).

XIII

De même que, dans la seconde partie du dialogue, Parménide confère à l'hypothèse une « extension » tantôt plus restreinte (160 β 6-8), tantôt plus large (142 c 2-3), de même dans son exposé de la méthode hypothétique, à la fin de la première partie du dialogue (dans les pages déjà citées : 135 d 7-137 β 5), il fait usage tantôt d'une formule simple, tantôt d'une formule complexe. Formule simple : au commencement du passage (135 ε 8-136 a 2), ύποτίθεσθαι gouverne une proposition conditionnelle. Formule complexe :

14 Ici encore, Burnet met en lettres espacées les deux propositions conditionnelles. 15 S'exprimant de la sorte, Parménide entend montrer, comme dans les lignes déjà

citées (160 β 6-8), la différence qui sépare l'« un » de « l'être ». Si ces deux mots étaient synonymes, affirmer « si 'un' est » reviendrait à affirmer « si "un" "un" ». Sur ce point, voir « Einai copulatif et existentiel dans le Parménide de Platon » § IV, p. 233.

16 Parménide laisse clairement entendre une répétition de la proposition interrogative dans la formulation de l'hypothèse qu'il retient (142 c 3 : εί εν εστίν [se. τί χρή συμβαίνειν]).

17 S'apprêtant à énumérer les différences spécifiques des diverses constitutions, Aristote écrit, en Pol. Ill, 6, 1278 b 15-16 : ύποθετέον δε πρώτον τίνος χάριν συνέσ- τηκε πόλις. Voir aussi De caelo I, 3, 269 b 20-21 : δει δε ύποθέσθαι τί λέγομεν το βαρύ και τό κοΰφον.

432 DENIS O'BRIEN [REG, 119

dans l'énoncé de « l'hypothèse » au terme du passage (137 β 3-4), ce verbe est suivi à la fois d'une proposition conditionnelle et d'une proposition interrogative.

La formule la plus complexe, retenue à la fin du passage (137 β 3-4), impose à la proposition conditionnelle le rôle de protase, à cette nuance près que, tout en jouant le rôle de protase, la proposition conditionnelle garde néanmoins, ne fût-ce qu'implicitement, une certaine autonomie par rapport à la proposition interrogative qui la suit, dans la mesure où l'on perçoit en arrière-plan les traces de ce qu'était son emploi antérieur, quand la proposition destinée à jouer le rôle d'apodose n'était pas encore gouvernée par le même verbe (ύποθέμενος), mais en était séparée par un verbe différent (σκοπεί v).

J'en conclus que, lorsque Parménide déclare, en 137 β 3-4 : ... περί τοΰ ενός αύτοΰ ύποθέμενος, ε'ίτε εν έστιν εϊτε μη εν, τί χρή συμβαίνειν, il pose comme hypothèse « à propos de l'un lui-même, ou bien s'il est "un" ou bien s'il est "non un", ce qui doit en découler ». Mais j'ose également conclure qu'à bien prêter l'oreille le lecteur attentif perçoit aussi comme des échos d'une syntaxe et d'une logique qui relèvent d'un ordre d'idées qui n'est pas tout à fait le même. Très discrètement, Parménide laisse entendre qu'il pose comme hypothèse, « à propos de l'un lui-même ou bien qu'il est "un" ou bien qu'il est "non un" ».

XIV

S'il en est ainsi, comment traduire ? Le défi n'est pas facile à relever. Si l'on traduit εϊτε (137 Β 4) par « que », la proposition conditionnelle devient l'unique objet du verbe qui la précède. En revanche, si l'on traduit εϊτε (ibid.) par « si », la même proposition joue le rôle de protase et la proposition interrogative celui d'apodose. Comment exprimer l'une de ces deux syntaxes, sans de ce fait en exclure l'autre ?

La difficulté, voire l'impossibilité, de rendre l'ambivalence du grec tient à ce qu'en français « poser comme hypothèse » ne peut gouverner une proposition conditionnelle qui n'est pas complétée par une deuxième proposition sous forme d'apodose. « Poser comme hypothèse si Dieu existe » sera spontanément corrigé en « poser comme hypothèse que Dieu existe ». La raison en est simple : « poser comme hypothèse » (de même que « supposer » ou simplement « poser ») exprime déjà l'aspect conditionnel d'une proposition commençant par « si... ». La conjonction de ces deux expressions (« poser comme hypothèse... » et « si... ») est par conséquent, en français, un pléonasme. Seule la présence d'une apodose permettrait de maintenir la forme d'une proposition conditionnelle : « Poser comme hypothèse que, si Dieu existe, il est omniscient ».

Cette différence dans la syntaxe des deux langues ne relève pas du hasard. « À l'origine », si l'on en croit J. Humbert, la protase et l'apodose en grec ancien étaient des propositions « autonomes ». « Le développement de la subordination », poursuit-il, « n'a pas fait disparaître cette autonomie première18 ». Contraints de traduire εί par « que » et non point par « si »

18 J. Humbert, Syntaxe grecque, 3e édition « revue et augmentée », dans la collection Tradition de Ihumanisme n° VIII (Klincksieck), Paris, 1982, p. 219.

2006] UN PROBLÈME DE SYNTAXE DANS LE PARMÉNIDE 433

lorsque la subordonnée n'est pas suivie d'une apodose, nous enlevons à la subordonnée l'« autonomie première » qui lui permet d'avoir, en grec ancien, la même forme (ει...), qu'elle remplisse ou non la fonction de protase.

Pour rendre l'ambivalence du grec, il faudrait pouvoir lire en même temps (cf. 137 a 7-B 4) :

... que je commence par moi-même et par l'hypothèse qui est la mienne, posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même, ou bien qu'il est « un » ou bien qu'il est « non un ». ... que je commence par moi-même et par l'hypothèse qui est la mienne, posant comme hypothèse, à propos de l'un lui-même, ou bien s'il est « un » ou bien s'il est « non un », ce qui doit en découler.

XV

II ne reste qu'à aborder deux questions ponctuelles, l'une qui relève de la grammaire, l'autre d'ordre plutôt logique. Je commence par la grammaire. Dans le texte cité ci-dessus (137 β 1-4), je traduis de propos délibéré le participe à l'aoriste (ύποθέμενος) par un verbe au présent («posant comme hypothèse »). L'emploi d'un aoriste (ύποθέμενος) n'implique pas en effet que l'acte ainsi désigné soit antérieur à celui du verbe principal (άρξωμαι). (Cf. 137 Β 1-3 : ή βούλεσθε [...] άπ' έμαυτοΰ άρξωμαι και της έμαυτοΰ υποθέσεως, « à moins que vous ne vouliez [...] que je commence par moi-même et par l'hypothèse qui est la mienne ».) Parménide ne se propose pas de « commencer » par l'hypothèse qui est la sienne après l'avoir déjà articulée (cf. ύποθέμενος). Les deux actions, « commencer » et « poser comme hypothèse », sont ici simultanées.

La syntaxe est la même quand Socrate déclare, en Apol. 30 d 7-e 1 : μή τι έξαμάρτητε [...] έμοΰ καταψηφισάμενοι. Socrate ne laisse pas entendre que la « condamnation » (cf. καταψηφισάμενοι) que les juges risquent de prononcer à son encontre serait antérieure à l'« erreur » (cf. έξαμάρτητε) constituée par la même condamnation.

Dans les deux textes, l'aoriste (ύποθέμενος, καταφηψισάμενοι) doit être traduit en français par le présent : « ... à moins que vous ne vouliez [...] que je commence [...], posant comme hypothèse (ύποθέμενος) » (Parm. 137 β 1-4), « ... que vous ne tombiez pas dans l'erreur en me condamnant (καταψηφισάμενοι) » (Apol. 30 d 7-e 1).

Dans l'un comme dans l'autre contexte, l'action désignée par le verbe de la principale et l'action désignée par le participe constituent un seul et même événement. En condamnant Socrate, les juges se trompent. Parménide « commence par l'hypothèse » en la formulant. La coïncidence est soulignée, dans notre texte, par la répétition d'un même mot sous forme de substantif (υποθέσεως) et sous forme de verbe (ύποθέμενος). Parménide « commence par l'hypothèse » (cf. άρξωμαι [...] υποθέσεως) au moment même où il la formule (cf. ύποθέμενος)19.

19 Voir W. W. Goodwin, Syntax of the moods and tenses of the Greek verb, « rewritten and enlarged », London, 1897, p. 52 (§ 150) : « An aorist participle denoting that in which the action of a past time consists [...] may express time coincident with that of the verb, when the actions of the verb and the participle are practically one ». Goodwin cite sous cette rubrique le texte de Y Apologie.

434 DENIS O'BRIEN [REG, 119

XVI

De la grammaire, passons à la logique. Dans les lignes que l'on vient de lire, comme dans le corps de l'article, je parle de « l'hypothèse » de Parménide au singulier. L'on objectera : ne devrait-on pas parler d'« hypothèses » au pluriel ? Les deux propositions conditionnelles, « si l'un est "un" » (εϊτε εν έστιν) et « si l'un est "non un" » (εϊτε μη εν), ne doivent-elles pas en effet constituer deux « hypothèses » distinctes, voire opposées, d'autant plus que les conséquence qui découleront de chacune de ces deux propositions conditionnelles ne seront pas forcément les mêmes ?

À cette question, le contexte suscite, de prime abord, une réponse positive. Dans les lignes précédentes du dialogue (136 β 1-4), les deux propositions, « si ressemblance est » et « si ressemblance n'est pas », sont présentées comme constituant, chacune, une « hypothèse » à part (136 β 2 : εφ' έκα- τέρας υποθέσεως). Il en ira de même de l'existence et de la non-existence de l'un dans la seconde partie du dialogue. Les deux propositions, « si "un" est » (142 c 2-3 : εί εν εστίν) et « si "un" n'est pas » (160 β 6-8 : εί εν μή εστίν), seront désignées, séparément, une « hypothèse »20.

Mais il n'en va pas de même dans les lignes qui font l'objet de cet article (137 β 3-4). « Un » et « non un » sont ici présentés comme les deux termes d'une proposition disjunctive (είτε εν έστιν είτε μή εν, « ou bien s'il est "un" ou bien s'il est "non un" »), précédée de υποθέσεως et de ΰποθέμενος. Cherchant à m'en tenir au plus près du grec, je préfère par conséquent parler de « l'hypothèse » (au singulier), voyant dans les deux branches de l'alternative une même « hypothèse », dont on examinera successivement, dans les pages qui suivent du dialogue, les deux éléments constitutifs, à savoir les conséquences qui découlent de l'un et de l'autre terme de la disjonction.

Sur ce point comme sur d'autres, je préfère en effet ne pas imposer à la terminologie de Parménide (de Platon ?) une rigueur qui lui serait étrangère. Au fil de la discussion, la structure d'une « hypothèse » n'est pas toujours la même. Si l'existence et la non-existence de la « ressemblance » forment deux « hypothèses » distinctes (136 β 1-4), néanmoins, quand il est question de l'« un » et du « non un » (137 Β 1-4), Parménide réunit deux propositions conditionnelles en une seule et même « hypothèse ».

XVII

Ce point établi, une objection plus radicale se profile à l'horizon. Le terme même d'« hypothèse » est-il adapté à la formule sur laquelle s'achève l'exposé de la « méthode hypothétique » (137 β 1-4) ? La conjonction de l'antécédent et du conséquent, dira-t-on peut-être, est un raisonnement complet (« si X, alors Y »), dont le premier élément (la protase « si X ») constitue à lui seul « l'hypothèse ». La formule de Parménide, pour un philosophe moderne, serait plutôt un «jugement hypothétique», à savoir la «réunion de deux propositions, l'une exprimant une condition antécédente, l'autre une

Voir ci-dessus § XII (142 c 2-3) et § XI (160 Β 6-É

2006] UN PROBLÈME DE SYNTAXE DANS LE PARMÉNIDE 435

conséquence soumise à cette condition21 ». L'« hypothèse » revêtirait donc la forme d'un « jugement hypothétique » - à moins que ce ne fût celle d'une « interrogation hypothétique ».

Mais est-on en droit d'imposer au Parménide de Platon de telles distinctions ? Le verbe qu'il emploie (ύποτίθεσθοα) est le même, qu'il ait pour complément l'énoncé d'une condition (135 ε 8-136 a 2), ou qu'à ce complément s'ajoutent, sous la forme d'une interrogation indirecte, les conséquences qui en découlent (137 β 1-4). Relever cette distinction dans les deux emplois du terme est certes légitime, voire nécessaire, mais il ne s'ensuit pas que, pour satisfaire aux exigences de la logique moderne, on doive traduire différemment les mêmes termes (ύποτίθεσθαι, ύπόθεσις) au début (135 ε 8- 136 a 2) et à la fin (137 β 1-4) d'un même exposé (135 ε 5-137 β 5).

Glisser dans la traduction un « jugement hypothétique » serait imposer à l'auteur du texte une terminologie et une pensée qui lui sont étrangères. « L'hypothèse » de Platon est « l'hypothèse » telle que l'exprime... Platon.

Denis O'Brien CNRS, Paris.

21 Voir É. Littré, Dictionnaire de la langue française, tome premier, seconde partie, Paris, 1863, s.v. «hypothétique» (p. 2097). La définition de Littré, souvent reprise dans d'autres dictionnaires, remonte à Kant.