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Le problème de l'apolitique de la conservation du patrimoine

Date post: 27-Jan-2023
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ÉTHIQUE ET HUMEUR crbc n° 29-2011 5 Le problème de l’apolitique de la conservation-restauration C.V. Pierre Leveau Doctorant à l’université de Provence (Aix-en-Provence), CEPERC, ED. 356 [email protected] Who are we? Where do we come from and where are we going? These three questions are answered in this article, by reminding first in which circumstances the project of training conservators-restorers was born, between 1921 and 1932, second how these practitioners have finally landed on French soil, between 1978 and 1982, and third why this part of the story ends today. Conservators-restorers have defined their field of competence and have theorized their practice. Everything is therefore over, but it is only the beginning. The following account is actually just a pretext. It’s about introducing concepts that will allow to think an activity which, by principle, goes beyond the bounds of its model. In the end, the question is to know how the practitioners will defend their intellectual rights tomorrow, the origin of any story. ¿ Quién somos ? ¿ De dónde venimos y adónde vamos ? Este artículo contesta a las tres preguntas, recordando primero en qué circunstancias el proyecto de formar conservadores-restauradores nació, entre 1921 y 1932; en segundo lugar, cómo estos profesionales finalmente desembarcaron sobre el territorio francés, entre 1978 y 1982, y en tercer lugar por qué esta parte de la historia se termina hoy. Los conservadores-restauradores han definido su campo de competencia y hecho la teoría de su práctica. Todo ha terminado, pero todo comienza. El cuento que sigue es sólo un pretexto: se trata de introducir conceptos que permitirán de pensar una actividad que desborda por principio de su modelo. La cuestión es finalmente de saber cómo los profesionales van a defender sus derechos intelectuales, al origen de toda historia. Pierre Leveau Qui sommes-nous ? D’où venons-nous et où allons-nous ? Cet article répond à ces trois questions en rappelant premièrement dans quelles circonstances le projet de former des conservateurs- restaurateurs est né, entre 1921 et 1932, deuxièmement comment ces praticiens ont finalement débarqué sur le territoire français, entre 1978 et 1982, et troisièmement pourquoi cette partie de l’histoire s’achève aujourd’hui. Les conservateurs-restaurateurs ont défini leur champ de compétences et ont fait la théorie de leur pratique. Tout est donc fini, mais cela ne fait que commencer. Le récit qui suit n’est d’ailleurs qu’un prétexte. Il s’agit d’introduire les concepts qui permettront de penser une activité qui déborde par principe son modèle. La question est finalement de savoir comment les praticiens défendront demain leurs droits intellectuels, à l’origine de toute histoire.
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ÉTHIQUE ET HUMEUR

crbc n° 29-20115

Le problème de l’apolitique de la conservation-restauration

C.V

. Pierre LeveauDoctorant à l’université de Provence (Aix-en-Provence),CEPERC, ED. 356 [email protected]

Who are we? Where do we come from and where are we going? These three questions are answered in this article, by reminding fi rst in which circumstances the project of training conservators-restorers was born, between 1921 and 1932, second how these practitioners have fi nally landed on French soil, between 1978 and 1982, and third why this part of the story ends today. Conservators-restorers have defi ned their fi eld of competence and have theorized their practice. Everything is therefore over, but it is only the beginning. The following account is actually just a pretext. It’s about introducing concepts that will allow to think an activity which, by principle, goes beyond the bounds of its model. In the end, the question is to know how the practitioners will defend their intellectual rights tomorrow, the origin of any story.¿ Quién somos ? ¿ De dónde venimos y adónde vamos ? Este artículo contesta a las tres preguntas, recordando primero en qué circunstancias el proyecto de formar conservadores-restauradores nació, entre 1921 y 1932; en segundo lugar, cómo estos profesionales fi nalmente desembarcaron sobre el territorio francés, entre 1978 y 1982, y en tercer lugar por qué esta parte de la historia se termina hoy. Los conservadores-restauradores han defi nido su campo de competencia y hecho la teoría de su práctica. Todo ha terminado, pero todo comienza. El cuento que sigue es sólo un pretexto: se trata de introducir conceptos que permitirán de pensar una actividad que desborda por principio de su modelo. La cuestión es fi nalmente de saber cómo los profesionales van a defender sus derechos intelectuales, al origen de toda historia.

Pierre Leveau

Qui sommes-nous ? D’où venons-nous et où allons-nous ?

Cet article répond à ces trois questions en rappelant premièrement

dans quelles circonstances le projet de former des conservateurs-

restaurateurs est né, entre 1921 et 1932, deuxièmement comment

ces praticiens ont fi nalement débarqué sur le territoire français,

entre 1978 et 1982, et troisièmement pourquoi cette partie de l’histoire

s’achève aujourd’hui. Les conservateurs-restaurateurs ont

défi ni leur champ de compétences et ont fait la théorie de leur pratique.

Tout est donc fi ni, mais cela ne fait que commencer. Le récit qui suit n’est

d’ailleurs qu’un prétexte. Il s’agit d’introduire les concepts qui

permettront de penser une activité qui déborde par principe son modèle.

La question est fi nalement de savoir comment les praticiens défendront

demain leurs droits intellectuels, à l’origine de toute histoire.

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1. Véronique Monier, « Du désenchantement ou le silence des objets », dans La Profession de conservateur-restaurateur. Réfl exions sur la situation française, Dossier spécial ICOM-CC Lyon 1999, FFC-R, 1999, pp. 23-35.2. Le master/MST de Paris-I a fêté ses trente ans le 27 septembre 2009, l’INP ses vingt ans le 23 novembre 2010 ; l’ECCO et la FFC-R fêteront les leurs en 2011 et 2012.3. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, éd. Plon, Paris, 1964.4. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, éd. Gallimard, Paris, 1985.5. Christian Barrère, Denis Barthélemy, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien, Réinventer le patrimoine – De la culture à l’économie, une nouvelle pensée du patrimoine ?, éd. L’Harmattan, Paris, 2005.6. Marc Guillaume, La Politique du patrimoine, éd. Galilée, Paris, 1980.7. Jean-Michel Leniaud, L’Utopie française, éd. Mengès, Paris, 1992.8. Patrice Béghain, Le Patrimoine : culture et lien social, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1998.9. Jacques Le Goff (prés.), Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard / éd. du Patrimoine, Paris, 1998. 10. Philippe Poirrier, Loïc Vadelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, éd. Comité d’histoire du ministère de la Culture, Paris, 2003.11. Une nouvelle dynamique pour les politiques de conservation du patrimoine monumental, Rapport du Conseil économique, social et environnemental, jeudi 30 octobre 2008, n° 32, présenté par M. Jean-Jacques Aillagon – http://www.conseil-economique-et-social.fr/rapport/doclon/0810303212. Rapport sur la valorisation du patrimoine culturel, présenté par M. Albéric de Montgolfi er, sénateur d’Eure-et-Loir, remis au président de la République jeudi 8 octobre 2010 – http://lesrapports.lado-cumentationfrancaise.fr/BRP/104000524/000013. Patrick Le Louarn (dir.), Le Patrimoine culturel et la décentralisation – Actes du colloque de Nantes 8-9 juin 2009, éd. PUR, Rennes, 2011.

« La philosophie vient toujours trop tard. En tant

que pensée du monde, elle apparaît seulement

lorsque la réalité a terminé et accompli son processus de formation.

C’est au début du crépuscule que l’oiseau

de Minerve prend son envol. »G. W. F. Hegel

D’où venez-vous ?

Véronique Monier posa en 1999 une question qui m’inquiète depuis : Comment les conser-vateurs-restaurateurs français sortiront-ils de

la grande dépression économique et morale qui frappe leur profession et le monde de la conservation en géné-ral, désenchantés depuis qu’ils sont soumis aux lois du marché1 ? Em-pruntant ses outils aux psychosocio-logues du travail, elle trouvait dans le positionnement institutionnel des praticiens les raisons de leur souf-france psychique et voulait ainsi les décharger du sentiment de culpabi-lité qu’ils éprouvaient en voyant pé-rir les objets dont ils partageaient la destinée silencieuse. Tandis que les écoles et les associations célèbrent leurs anniversaires2, il serait sans doute mal venu de jouer les trouble-fête en revenant sur cette question, mal comprise à l’époque. Le malaise demeure cependant, alimenté par la tragédie culturelle et la crise économique, si bien que le plus beau cadeau qu’on puisse leur faire serait paradoxalement de rouvrir ce dossier, lui-même en souffrance.Il y a douze ans, l’erreur fut en effet de personnaliser le débat, en se focalisant sur son volet psychologique, alors qu’il s’agissait d’un problème politique. Le concept de « désenchantement », défi ni par Max Weber3 puis Marcel Gauchet4, l’indiquait clairement : histori-quement, il correspond à l’apparition d’une nouvelle communauté d’hommes qui inventa le capitalisme à partir des valeurs du protestantisme en cherchant le sa-lut dans le travail et les entreprises terrestres plutôt que dans la magie et l’éloignement du monde. Appliqué à la conservation-restauration, ce concept ouvre un vaste horizon problématique que je me propose d’interroger dans quatre directions. La première est spéculative : loin d’être un obstacle, l’économie qu’on a longtemps considérée comme une donnée étrangère au monde de la conservation-restauration ne serait-elle pas plutôt la clef de son énigme5 ? La deuxième est éthique : pour-quoi les conservateurs-restaurateurs français que l’on dit désenchantés depuis tant d’années ne se converti-raient-ils pas au capitalisme, à l’instar des protestants qui les ont précédés dans cette voie ? La troisième est technique : comment ces spécialistes du patrimoine pourraient-ils se constituer un héritage et investir leur domaine en formant une nouvelle communauté unie pas des liens immatériels mais réels ? La quatrième est stratégique : ces entrepreneurs avisés n’ont-ils pas intérêt à constituer, à leur corps défendant, un milieu associé pour trouver la reconnaissance qu’ils cherchent dans une société qui leur fait si peu crédit ?

Ainsi posées, ces questions défi nissent ce que j’ap-pelle « le problème de l’apolitique des conservateurs-restaurateurs » que je distingue ainsi de celui de la politique de la conservation-restauration formulé par

Marc Guillaume en 19806, Jean-Michel Leniaud en 19927, Patrice Béghain six ans plus tard8, puis discu-té aux Entretiens du Patrimoine9 et au ministère de la Culture10, plus récemment encore dans les rapports de Jean-Jacques Aillagon11 et Albéric de Montgolfi er12, à l’université de Nantes13 ou au Conseil de l’Europe14.

Philosophiquement, le problème consiste à « réenchanter le monde » selon le vœu que Bernard Stiegler emprunta dans un de ses livres15 à l’université d’été du MEDEF. L’éco-nomie de l’immatériel a commencé à investir le patrimoine culturel16, et il s’agit de savoir comment les conservateurs-restaurateurs français feront leur entrée dans la société de l’information pour en toucher les dividendes17. Les réseaux nu-mériques seraient-ils le remède à la crise ? Réenchanteront-ils le monde en servant l’intelligence collective ? I Have a Dream. J’ai rêvé que tous

les prolétaires de la restauration s’unissent dans leurs réseaux. Rêve ou cauchemar ?

Les deux organisations internationales« Connais-toi toi-même et tu vivras bien », répondit la pythie au roi Crésus qui lui demandait comment faire pour vivre heureux18. Les plus sages des conservateurs-restaurateurs, qui savent mieux que lui que l’argent ne fait pas le bonheur, peuvent engager cette réfl exion en commençant par se rappeler d’où ils viennent, pour sa-voir qui ils sont et où ils vont. Il serait étonnant que ces spécialistes de la conservation aient perdu la mé-moire de leur histoire. Et pourtant ! Vivant à l’heure de la « deuxième internationale de la conservation », à l’aube de la troisième, la plupart ont oublié ce que fut la première. Commençons donc par restaurer cette lacune. Le réseau mondial que nous connaissons aujourd’hui a été fondé sous l’égide des Nations unies et de son Organisation pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Mais il existait déjà avant-guerre, du temps de la Société des nations (SDN) et de l’Orga-nisation internationale de coopération intellectuelle (OICI)19. L’International Council of Museums (ICOM), créé en 1946, s’appelait alors l’Offi ce international des musées (OIM), fondé en 192620, et la Commission internationale des Monuments historiques (CIMH), instituée en 193421, aller jouer le rôle qui serait celui de l’International Council on Monuments and Sites (ICOMOS), opérationnelle en 1965. Dans le secteur des archives, le Comité international des experts ar-chivistes (CIEA), fondé en 193022, précéda de même l’International Council on Archives (ICA), constitué en 1948 ; dans celui des bibliothèques, l’International Federation of Library Associations (IFLA) n’eut pas à changer de nom, ayant été créée en 192923 à l’initiative de l’American Library Association (ALA). Aux confi ns de ces quatre secteurs, l’Offi ce international de protec-tion de la nature (OIPN), né en 1931, devint enfi n l’In-

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14. Le Patrimoine et au-delà, Conseil de l’Europe, novembre 2009 – http://www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/heritage/identities/Patri-moineBD_fr15. Bernard Stiegler, Réenchanter le monde, éd. Flammarion, Paris, 2006 – http://arsindus-trialis.org16. Pierre Musso, « L’économie de l’immatériel : questionner le rapport Jouyet-Levy », dans Le Patrimoine culturel au risque de l’immatériel, éd. L’Harmattan, Paris, 2010 , pp. 87-97.17. Pierre Leveau, « Les enjeux philosophiques de la documentation en conservation-restauration », dans Cahiers techniques de l’ARAAFU, n° 19, 2011.18. Xénophon, Cyropédie, VII,. 2, 21.19. J.-J. Renoliet, L’UNESCO oubliée, Publications de la Sorbonne, Paris, 1999.20. « L’Offi ce des Musées à la Commission internationale de coopération intellectuelle », dans Mouseion n° 2, 1927, pp. 133-138.21. « L’activité de l’OIM », dans Mouseion, vol. 23-24, 1933, pp. 236-237.22. « Réunion pour l’examen de la question de la création d’un Offi ce international des archives », dans La Coopération intellectuelle, janvier 1931, n° 1, p. 8.23. La Coopération intellectuelle, 1930, pp. 615-616.24. P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Versailles, Quæ, 2009.25. Report on the programme of the United Nations Educational, Scientifi c and Cultural Organisation –1946, UNESCO Preparatory Commission, Londres, 1946, ch. IV, pp. 69-86.26. Commission de coopération intellectuelle – Procès-verbaux, 1922-1929, Genève, SDN, 1929.27. Manuel de la conservation et de la restauration des peintures, Paris, IICI-OIM, 1939.28. Traité de la conservation des monuments d’art et d’histoire, Paris, IICI-OIM, 1933.29. Traité de muséographie – Architecture et aménagement des musées d’art, Paris, IICI-OIM, 1935.

ternational Union for Conservation of Nature (IUCN) après avoir changé deux lettres de son sigle, en 1948 et 195624 (fi g. 1).Avant la Seconde Guerre mondiale, la « première in-ternationale de la conservation » occupait ainsi le terrain. En 1946, les Alliés n’eurent qu’à traduire ses œuvres dans le langage de leur administration pour que ses pionniers, majoritairement reconduits dans leurs fonctions, puissent poursuivre leur entreprise dans les réseaux reconfi gurés de l’UNESCO25. Dès sa création en 1922, la Commission internationale de coopéra-tion intellectuelle (CICI) qui la précéda au temps de la SDN diligenta quatre enquêtes sur la conservation du patrimoine dans différents secteurs : celui des an-tiquités et des monuments, en 1922 ; des archives et des bibliothèques, en 1925 ; des paysages et des beau-tés naturelles, en 1927 ; des peintures et des sculptures enfi n, en 192926. Au cours de la décennie suivante, l’OIM poursuivit ce travail en explorant méthodique-ment le terrain que la CICI lui avait confi é. Il organisa quatre conférences sur le sujet, qui portèrent successi-vement sur la restauration des œuvres d’art, à Rome, en 193027, la conservation des monuments historiques, à Athènes, en 193128, la modernisation des musées, à Madrid, en 193429, et le régime des fouilles enfi n, au Caire, en 193730. À ce travail pionnier s’ajoutent une série d’enquêtes sur la formation des restaurateurs31 et le transport des œuvres d’art, leur rapatriement32, leur protection en temps de guerre33, et de nombreux articles techniques publiés dans la revue Mouseion, rebaptisée Museum lorsque l’ICOM succéda à l’OIM (fi g. 2).

Toutes ces archives sont conservées au siège parisien de l’UNESCO. L’organisation en a hérité en 1946, lorsque l’ONU a succédé à la SDN. Elle jugea que la documentation de l’OIM sur la protection des biens

culturels formait un corpus suffi samment cohérent pour faire l’objet d’un classement spécifi que, rétrospective-ment attribué par la nouvelle organisation à un groupe de travail virtuel de l’ancienne : le comité 2B2 sur la conservation34. L’International Institut of Conservation (IIC) de Londres35 et l’International Centre for the Stu-dy of the Preservation and the Restoration of Cultural Property (ICCROM)36 de Rome furent fondés en 1950 et 1959 par trois de ses membres : Harold J. Plender-leith, George Stout et W. George Constable. Le legs de la première à la deuxième internationale ne fut pas seulement scientifi que et humain, mais aussi adminis-tratif. Avec les archives de l’OIM, l’UNESCO héritait simultanément de l’extraordinaire projet de Paul Otlet, consistant à centraliser en un même lieu la totalité des informations disponibles sur un sujet37. Entre 1922 et 1935, la communauté qui émergeait avait quadrillé la totalité du champ que l’OIM lui avait confi é et exa-miné comment la SDN pourrait en faire un domaine autonome, soumis aux lois que ses membres s’accor-deraient à lui donner. Elle avait tissé un réseau mondial en connectant les instituts, les laboratoires et les mu-sées qui conservaient dans chaque pays le patrimoine national pour constituer celui de l’humanité38. Pour cela, elle avait cultivé dès 1931 le sentiment qui porte naturellement les peuples à respecter le legs du passé, afi n d’ancrer sur cet affect une communauté éthique, unie par des valeurs, puis scientifi que, partageant les mêmes méthodes, et politique enfi n, visant une même fi n, consistant à garantir la paix par la compréhension mutuelle39. C’est ainsi que le paradigme de la conser-vation-restauration promu par l’OIM fut fi nalement adopté en 1932 par la CICI, l’OICI et la SDN, après dix ans de travail. La deuxième internationale de la conservation qui lui a succédé ne l’a pas inventé : elle en a hérité sous l’ONU et le gère depuis.

FIGURE 1 : LES RÉSEAUX (1922-1964)Première internationale de la Conservation

(1922-1946)Sigle Nom Date

SDN Société des nations 1919

CICI Commission internationale 1922 de coopération intellectuelle OIM Office international des musées 1926

IFLA International Federation 1929 of Library Associations

CIEA Comité international 1930 des experts archivistes OIPN Office international 1931 de protection de la nature

CIMH Commission internationale 1934 des Monuments historiques

IICI-C.2B2 Comité 2B2 1946

Deuxième internationale de la Conservation(1950-1964)

Sigle Nom Date

UN United Nations 1945

UNESCO United Nations Educational, 1945 Scientific and Cultural Organization

ICOM International Council 1946 of Museums

IFLA Idem 1929

ICA International Council 1948 on Archives

IUCN International Union 1956 for Conservation of Nature

ICOMOS International Council 1964 on Monuments and Sites

IIC International Institute 1950 for Conservation

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30. Manuel de la technique des fouilles archéologiques, Paris, IIC-OIM, 1939.31. « Pour une éducation professionnelle des restaurateurs d’œuvres d’art », dans Mouseion, V. 19, 1932, pp. 83-85.32. Art et Archéologie – Recueil de législation comparée et de droit international, Paris, OIM, 1939-1940.33. La Protection des monuments et des œuvres d’art en temps de guerre – Manuel technique et juridique, Paris, IICI-OIM, 1939.34. P. Leveau, Épistémologie de la conservation-restauration, doctorat de l’université de Provence, soutenance prévue en 2012.35. H. Boothroyd Brooks, A Short History of IIC, London, IIC, 2000.36. H. J. Plenderleith, « A history of conservation », dans Studies in Conservation, V. 43, 1998, pp. 129-143.37. B. Cerisier, J.-F. Fueg, Le Mundaneum. Un internet de papier, éd. Mundaneum, Mons, 1998.38. A. Desvallées : « Termes muséologiques de base », dans Public et Musées, n° 7, 1995, pp. 134-158. 39. J. Destrée : « Rapport du président de l’OIM sur les travaux de la conférence d’Athènes », dans La Conférence d’Athènes, éd. de l’Imprimeur, Paris, 2002, pp. 111-114.40. M. Berducou, Cl. Laroque : « La formazione del conservatore-restauratore in Francia », dans Le Professioni del Restauro, éd. Nardini, Fiesole, 1992, pp. 71-75.41. A. Abbott : « Le chaos des disciplines », dans Qu’est-ce qu’une discipline ?, éd. EHESS, Paris, 2006, pp. 35-67.

Entre crise et new deal Cette partie de l’histoire étant restaurée, revenons à notre sujet : les conservateurs-restaurateurs. D’où vien-nent-ils ? Qui sont-ils et où vont-ils ? Les experts fran-çais savent bien que le projet de former des praticiens remonte à l’entre-deux-guerres40. Mais ils ne s’attar-dent pas sur les événements qui en sont à l’origine. Le fait que l’affaire commence en 1929 ne doit cependant rien au hasard : les conservateurs-restaurateurs sont venus au monde pour sauver les musées d’une crise n’ayant d’égal que celle de Wall Street, portés par les révolutions russe et italienne, entre le communisme et le fascisme, à l’abri des démocraties britannique, belge, française, hollandaise et allemande, avant le nazisme. L’histoire, qui noue son intrigue autour de la question de l’authenticité, est compliquée parce qu’elle prend sa

source au confl uent de trois autres : la protection des droits d’auteurs, la conservation des œuvres d’art et la montée des nationalismes. On l’oublie souvent et l’on se prive du moyen d’en comprendre le résultat en la simplifi ant. Restaurons donc cette nouvelle lacune, en reprenant brièvement les six pièces du dossier – po-litique, scientifi que, juridique, sociale, pédagogique et critique – pour comprendre en quel sens l’idée de conservation-restauration n’est pas un détail de l’his-toire mais sa vérité. On verra aussi en quel sens la vieille question de l’appellation des conservateurs-restaurateurs n’est pas un faux problème mais l’em-blème d’une lutte chaotique pour la reconnaissance qui se poursuit aujourd’hui41.

La première pièce du dossier est politique. On a rai-

Archives de l’Institut international de coopération intellectuelleCote : sujet, année

Secteur des monuments et des antiquitésE. III.3 : Questions juridiques en rapport avec l’activité de la section des relations artistiques et l’OIM,1923 / E. XVIII.1 : Questions juridiques – Protection des monuments – Généralités, 1924 / G.XXIII.45 : Échanges et dépôts d’œuvres d’art, 1926 / OIM.VI.29 : Régime des fouilles archéologiques, 1929 / OIM.IV.1 : Règlement relatif aux copies dans les musées, 1930 / OIM.VI.17 : Conser-vation des œuvres d’art – Conférence d’Athènes, 1931 / OIM.VI. 8 : Conservation des monuments de Philae, 1931 / OIM.VI.27 : Protection des patrimoines artistiques et historiques nationaux, 1931 / OIM.II.9 : Publication – Travaux de la conférence d’Athènes, 1932 / OIM.VI.19 : Conservation des œuvres d’art – Législation en vigueur dans les divers États sur la protection et la conservation des monuments d’art et d’histoire, 1932 / OIM.IV.11 : La circulation internationale des antiquités et objets d’art, 1933 / OIM.VI.29 : Conservation des œuvres d’art – Régime des fouilles – Recueil des législations et accords internationaux, 1933 / OIM.XIV.I : Commis-sion internationale des Monuments historiques – Circulaires, 1933 / OIM.VI.30 : Conservation des antiquités, 1935 / OIM.II.17 : Conservation des décorations murales, 1935 / OIM.XIV.71 : Conférence internationale des fouilles – Le Caire, 1937 / OIM.XIV.73 : Acte final de la Conférence internationale des fouilles, 1937 / OIM.XII.6 : Conférence internationale d’archéologie, 1937 / OIM.II.26 : Manuel de la technique des fouilles, 1938 / OIM.II.27 : Recueil comparé de législation sur les antiquités et les fouilles, 1938.

Bibliothèques et archives Paysages et espèces naturellesD.IX.I : Étude de la qualité des papiers et encres, 1926 G. XIXI. 1 : Beautés naturelles, 1926

Secteur des peintures et des sculpturesOIM.VI.1-11 : Identification des œuvres d’art, 1926 / D.VII.4 : Analyse chimique des tableaux,1928 / OIM.I.7 : Commissions consultatives d’experts – Réunions, 1929 / OIM.VI.1 : Conservation des œuvres d’art – Conférence de Rome, 1930 / OIM.VI. 5 : Conservation des œuvres d’art – Suite de la conférence de Rome, 1931 / OIM.VI.16 : Conservation des œuvres d’art – Questions techniques, 1931 / OIM.VI.22 : Éducation professionnelle des restaurateurs d’œuvres d’art, 1932 / OIM.VI.28 : Conservation des œuvres d’art – Transport et emballage des œuvres d’art, 1932 / OIM.II.12 : Manuel de la conservation des peintures – Publication, 1933 / OIM.IV.13 : Réunion d’experts – Madrid, 1933.

Recommandations – résolutions

OIM.VI.25 : Conservation des monuments et œuvres d’art – Recommandations de l’Assemblée de la SDN, 1932 / OIM.VI.27 : Conservation et œuvres d’art – Protection du patrimoine artistique – Projets de convention, 1938 / OIM.VI.26 : Documentation sur les mesures techniques de protection, 1939 / OIM.VI.31 : Récupération des œuvres d’art, 1945 / OIM.VI.34 : Destruction des monu-ments et des œuvres dans les pays dévastés, 1946.

Publications

Commission de coopération intellectuelle – Procès-verbaux, 1922-1929, SDN, Genève, 1929 / Traité de la conservation des monu-ments d’art et d’histoire, IICI-OIM, Paris, 1933 / Guide international des archives – Europe, IICI-Biblioteca d’art, Paris-Rome,1934 / Traité de muséographique – Architecture et aménagement des musées d’art, Id., 1935 / L’Organisation de la défense du patrimoine ar-tistique et historique espagnol pendant la guerre civile, Id., 1937 / La Coopération intellectuelle dans le domaine des arts, de l’archéo-logie et de l’ethnologie, Id., 1937 / Manuel de la technique des fouilles archéologiques, Id., 1939 / Manuel de la conservation et de la restauration des peintures, Id., 1939 / Art et archéologie – Recueil de législation comparée et de droit international, Id.,1939 / La Protection des monuments et des œuvres d’art en temps de guerre – Manuel technique et juridique, Id., 1939 / Mouseion, vol. 1-58, PUF-OIM, 1927-1946.

FIGURE 2 : LES SOURCES (1923-1946)

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On verra aussi en quel sens la vieille question

de l’appellation des conservateurs-

restaurateurs n’est pas un faux problème

mais l’emblème d’une lutte chaotique pour

la reconnaissance qui se poursuit aujourd’hui.

42. C. Ricci, G. Lugli, Roma Mussolinèa. Anno Decimo dell’Era Fascista, Rome, 1932.43. F. Choay, L’Allégorie du patrimoine, ch. V, éd. du Seuil, Paris, 1992.44. Actes du Congrès d’histoire de l’art, organisé par la Société de l’histoire de l’art français, Paris, PUF, 1923-1925.45. J. Ruskin, Les Sept Lampes de l’architec-ture, ch. VI, §XVIII-XX, éd. H. Laurens, Paris, 1916.46. SDN-IICI, Travaux de l’Institut international de coopération intellectuelle pendant l’année 1926, PUF, Paris, 1927.47. A. Blum, « Quelques méthodes d’examen scientifi ques des tableaux et objets d’art », dans Mouseion, n° 7, avril 1929, pp. 14-26.48. P. Leveau, « Problème ontologique de la CRBC », dans CRBC, n° 27, 2009, pp. 3-20.49. Journal offi ciel de la République française, 15 septembre 1925 : « Identifi cation des œuvres d’art », p. 9010.50. J. Thery, « Le droit de l’artiste dans la vente de ses œuvres », dans Mercure de France, août 1904, pp. 289-311.

son de faire commencer l’histoire de la conservation-restauration en 1930 à Rome, avec la première confé-rence internationale sur la restauration et l’examen scientifi que des œuvres organisée par l’OIM. Mais pourquoi cette réunion historique eut-elle lieu dans un pays fasciste ? L’OIM avait en effet d’abord prévu de l’organiser à Paris. Mais le krach de Wall Street l’obligea à ajourner le projet, et en décembre 1929, la fameuse conférence devait ne pas avoir lieu, faute de budget. En 1930, le gouvernement de Mussolini ra-cheta fi nalement le projet pour des raisons politiques et scientifi ques. Quatre ans plus tôt, le Duce avait pronon-cé au Capitole un discours sur la grandeur de Rome, ordonnant aux archéologues de restaurer la romanité authentique en la dégageant de ce qui la dénaturait. Inspiré par son ministre de l’Éducation, Corrado Ricci, il voulait faire de la restaura-tion l’instrument de sa lutte contre la décadence morale de l’Italie et amener ainsi les intellectuels à cau-tionner sa politique fasciste42. C’est dans ce contexte que la Commis-sion nationale italienne de coopé-ration intellectuelle, liée à l’OCI, offrit le 30 janvier 1930 à l’OIM d’organiser à Rome la conférence qui ne pouvait avoir lieu à Paris. C. Ricci permit ainsi à son pays de prendre le leadership de la conservation sous la pre-mière internationale, en encaissant le bénéfi ce scien-tifi que et culturel de l’entreprise qu’il sut capitaliser sous la deuxième. Riche du plus important patrimoine européen, l’Italie était à l’époque moins avancée sur le terrain de la conservation scientifi que que l’Allemagne, la Russie, la Hollande, la France, l’Angleterre ou les États-Unis. Mais, en acceptant le marché de C. Ricci, l’OIM donnait aux experts italiens les moyens de ren-verser la situation. Forts du crédit dont ils bénéfi cièrent après le succès de la réunion, ils purent amener les po-litiques, qui voulaient les instrumentaliser, à négocier avec eux et à limiter leurs prétentions, puis à moder-niser leurs institutions43. La Commission nationale ita-lienne réinvestit d’ailleurs sa plus-value dans l’entre-prise en demandant à l’OIM d’organiser une nouvelle conférence sur la conservation des monuments et les politiques urbaines, qui eut lieu à Athènes et condui-sit la communauté à adopter l’année suivante le para-digme de la conservation-restauration.

La deuxième pièce du dossier est plus technique. Pour-quoi la première conférence porta-t-elle alors sur l’exa-men scientifi que des œuvres d’art ? Parce que l’OIM devait rapidement restaurer le crédit des musées qui voyaient leurs valeurs s’effondrer comme celles de la Bourse de New York. L’affaire avait commencé en 1921, lorsque le conservateur hollandais Léo van Puy-veld fi t adopter au XIe Congrès international d’histoire de l’art (CIHA) le vœu de constituer un comité sur la restauration, puis de convoquer une conférence inter-

nationale pour condamner partout les méthodes ar-chitecturales et convertir les praticiens au paradigme des archéologues, plus respectueux des œuvres44. Les interventions mêlant conservation et réfection étaient désormais tenues pour des falsifi cations, discréditant les conservateurs et jetant le doute sur l’authenticité des collections qui perdaient leur valeur aux yeux de l’opinion. Aucune frontière académique ne séparait clairement les restaurateurs et les auteurs, qui les consi-déraient comme des faussaires transformant le trésor national en fausse monnaie45. Incapables de prouver scientifi quement l’authenticité de leurs collections, les musées vivaient au crédit de l’opinion, et l’OIM avait repris à son compte le vœu du XIe CIHA dès sa

création, en 1926, pour étudier les remèdes qu’il pouvait apporter à cette crise46. Les solutions ne man-quaient pas : en France, en Italie ou en Allemagne, les services de l’Identité judiciaire traquaient les faussaires en recourant aux lu-mières invisibles, ou à l’analyse spectrale, pour identifi er les maté-riaux et authentifi er les œuvres47. Mais ces solutions de nature à res-taurer le crédit des musées en les purgeant de leurs faux risquaient aussi de discréditer les respon-sables des collections et suscitaient

de nombreuses réactions corporatives48. La conférence de 1930 fut l’occasion d’amorcer une reconfi guration des réseaux patrimoniaux, en changeant la forme de leurs mailles. Tous ceux dévolus à la conservation devaient avoir une structure triadique, associant sys-tématiquement un conservateur, un restaurateur et un scientifi que comme c’était déjà le cas à la galerie Tré-tiakov de Moscou, aux Musées Royaux de Belgique, au British Museum de Londres, au Kaiser Museum à Berlin, au Fogg Art Museum de Harvard ou au musée du Louvre. Ce new deal patrimonial devait résorber la crise et éviter le krac.

La troisième pièce du dossier, aussi essentielle que mé-connue, est juridique. Historiquement la CICI ne s’in-téressa en effet à l’affaire qu’en 1927, c’est-à-dire après que sa sous-commission des droits intellectuels eut mis à l’étude un décret du ministère français de l’Instruc-tion publique, créant le 12 septembre 1926 un bureau de la propriété artistique censé garantir le droit de suite des artistes prévu par la loi du 20 mai 192049. Ce dé-cret s’inspirait lui-même du projet d’un avocat parisien proche de l’Association littéraire et artistique interna-tionale, José Thery, qui suggérait en 1904 de créer un Offi ce de garantie des œuvres pour contraindre les mar-chands d’art à verser à leurs membres une part des bé-néfi ces qu’ils réalisaient en spéculant sur la revente de leurs tableaux, sculptures ou mobiliers50. Considérant que le montant de cette plus-value dépendait, d’une part de la cote de l’artiste sur le marché et, d’autre part, de l’authenticité des œuvres, il conseillait aux auteurs

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51. R. Grandgérard, « Le « bertillonnage » des tableaux modernes par la radiographie », dans Compte rendu de l’Académie des sciences, séance du 20 avril 1925, p. 1262.52. J.-P. Mohen, M. Menu, B. Mottin, Au cœur de la Joconde, éd. du Louvre-Gallimard, Paris, 2006.53. L’Institut international de coopération intellectuelle, 1925-1946, éd. IICI, Paris, 1946.54. H. Verougstraete, R. van Schoute, T.-H. Borchert (dir.),Restaurateurs ou faussaires des primitifs fl amands, Gand-Amsterdam, Ludion, 2004.55. Denkmäler altrussischer Malerei. Ausstellung der Volksbil-dungskommissariats der RSFR, und der Deutschen Gesellschaft zum Studium Osteuropas in Berlin, Köln, Hamburg, Frankfurt, München, Februar/Mai 1929, Imp. Ost-Europa, Berlin, 1929.

d’attester celle-ci contre paiement à chaque transaction par un certifi cat offi ciel dont l’original serait consigné à l’Offi ce et une copie remise au propriétaire. Estimant injuste que les garants de la valeur des œuvres ne tirent aucun bénéfi ce des profi ts réalisés, il inventait l’écono-mie de l’authenticité en proposant de la taxer. Le dé-cret du ministre français reprenait, en 1926, le projet de l’avocat en l’associant à un autre plus récent. En 1925, le physicien Roger Grandgérard avait en effet expliqué à l’Académie des sciences qu’on pouvait résoudre le problème de l’identifi cation des œuvres en important dans l’art le système de relevé anthropométrique inven-té par le criminologue Alphonse Bertillon51. Selon lui, les craquelures des préparations et la texture des toiles étaient à la peinture ce que les empreintes digitales sont aux individus, c’est-à-dire des relevés iconographiques qui garantissent l’authenticité des œuvres aussi sûre-ment que les empreintes prouvent l’identité d’une per-sonne. Le décret demandait aux artistes qui déclaraient leur création au bureau de la propriété de verser à leur dossier toute la documentation photographique utile à l’identifi cation de leurs œuvres, en recourant si pos-sible aux nouvelles méthodes d’examen scientifi que.

Le crédit de la restaurationLa quatrième pièce du dossier était sociale. Il fallait restaurer au plus vite la confi ance des citoyens pour les musées, dépositaires des biens de la nation. Égarés par la presse à scandale, les visiteurs commençaient à croire que tout était faux. L’extraordinaire affaire du vol de la Joconde illustrait bien le climat de l’époque. Le tableau avait été subtilisé au Louvre en août 1911 par un ouvrier italien, Vincenzo Peruggia. On savait par ailleurs qu’une copie du chef-d’œuvre avait été réalisée par un restaura-teur du musée peu de temps auparavant. La rumeur vou-lait que l’Italie n’ait jamais restitué l’original au gouver-nement français et que son double ait été accroché à sa place au musée en 191452. Douze ans plus tard, le conser-vateur du département de peinture s’efforçait encore de convaincre des journalistes de la Gazette des beaux-arts que le tableau exposé était bien l’original, pour réfuter la version de leur confère de l’Œuvre qui disait l’avoir vu dans la cave d’un antiquaire. En novembre 1926, il leur administra une preuve par les craquelures, inspirée par les travaux de Bertillon et Grandgérard. Après leur avoir présenté l’unique cliché de l’œuvre, versé au dos-sier d’huissier constitué en 1911, il leur montra que le réseau photographié et celui du tableau exposé étaient identiques, si bien qu’il n’était pas permis de douter de son authenticité. La vue des stigmates devait restaurer la foi en l’original et la photographie rendre son cré-dit au musée en ramenant les fi dèles en son sein. C’est pour juger de la valeur de ces preuves que Jules Destrée commanda en 1927 une enquête sur l’identifi cation des œuvres d’art à la CICI, qui conduisit l’OIM à vouloir or-ganiser à Paris une conférence internationale sur la res-tauration répondant au vœu du XIe CIHA. La création de l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI) en 1926 allait permettre à l’organisation de traiter simultanément tous ces dossiers53.

La cinquième pièce du dossier était pédagogique. Les techniques d’analyse des services de l’Identité judiciaire permettaient de traquer les faussaires mais n’empêchaient pas la récidive. C’est le scandale de l’exposition des primitifs fl amands, qui eut lieu à la Burlington House de Londres en 1928, qui mit fi na-lement les experts de l’OIM sur la voie d’une solution durable. Le peintre-restaurateur hollandais J. Van der Veken y déclara aux visiteurs médusés que le Mariage mystique de Sainte-Catherine d’Alexandrie avec l’En-fant Jésus, attribué au maître des portraits, Baroncelli, était en réalité un pastiche de son cru54. Photos à l’ap-pui, il montra qu’on pouvait conserver les craquelures d’une préparation en changeant la couche picturale, ou l’inverse, et expliqua comment il avait berné les commissaires de l’exposition. Brouillant la frontière de la création et de la restauration en faisant valoir ses droits d’auteur, le faussaire repenti obligea les spécia-listes à nuancer leur jugement en matière d’authenti-cité et se convertit ensuite à leurs valeurs. L’événement qui ouvrit la boîte de Pandore de la profession mit en péril la foi en l’original et la promesse de résurrection. D. Baud-Bovy, membre de l’OIM qui présidait la Confédération suisse des beaux-arts, tira en 1929 la le-çon de l’histoire. La solution n’était pas d’emprisonner les restaurateurs, traqués par les experts, mais d’ouvrir des écoles pour les intégrer à la communauté émer-gente qui adoptait un nouveau paradigme.

La sixième pièce qui boucla enfi n l’affaire était la plus critique. Le modèle dont l’OIM s’inspira en effet pour révolutionner la restauration vint de Russie, promu par le communisme et le marxisme, attachés pour des raisons idéologiques à l’étude de la culture matérielle des peuples. Les Soviétiques n’avaient pas fait du passé table rase. Au contraire : le directeur de la galerie Trétiakov, Igor Grabar, avait été chargé dès 1918 par le gouvernement bolchevique d’inventorier les collec-tions de l’ancienne Russie et de rassembler à Moscou les œuvres qui devaient être restaurées. Il bénéfi ciait du soutien du commissaire du peuple à l’éducation, A. Lounatcharsky, qui voulait liquider l’héritage poli-tique des tsars, non le christianisme qu’il tenait pour une première forme de communisme. Fort de cette distinction, I. Grabar avait d’abord converti les lo-caux d’entretien du musée en atelier central d’État des maîtres restaurateurs (TsGRM), puis obtenu en 1921 une chaire d’enseignement de la discipline à l’Univer-sité de Moscou. En 1929, l’équipe du TsGRM put ainsi organiser une exposition itinérante d’icônes restaurées, présentant, en Allemagne, en Autriche et en Angleterre les progrès opérés par les Soviétiques dans le domaine de la conservation matérielle des biens culturels55. La révolution scientifi que de l’atelier devait servir la poli-tique bolchevique. En retournant la restauration contre elle-même, transformée en dérestauration, la méthode de Grabar dénonçait l’imposture des musées bourgeois et montrait au peuple que ce qu’il adorait n’était pas ce qu’il croyait. L’exposition de 1929 présentait les strates de repeints à côté des icônes et changeait ainsi

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Adoption du paradigme de la conservation-restauration

1904-19251904-1925 Politique Juridique Conservation ScientifiquePolitique Juridique Conservation Scientifique 28 juin 1919 1er juillet 1904 4 janvier 1914 1922-1924Pacte de la Société Projet de J. Thery (Offi ce de garantie Restitution par l’Italie Ouverture du British Museum des nations (SDN) des œuvres) de la Joconde volée au Louvre Research Laboratory

14 janvier 1922 28 novembre 1920 10 juillet 1918 1924-1925Création de la Commission Loi sur le droit de suite Création de l’atelier central Réorganisation de l’atelierinternationale de coopération des artistes (République française) de Moscou des maîtres de restauration Kaiserintellectuelle (CICI) restaurateurs (TsGRM) Fredrich Museum

31 novembre 1925 12 septembre 1925 28 novembre 1921 20 avril 1925Discours de B. Mussolini sur la Création du bureau Vœu du XIe Congrès international Compte rendu sur lerestauration des monuments de Rome de la propriété artistique d’histoire de l’art (CIHA) bertillonnage des œuvres d’art (République française) sur l’organisation d’une conférence (Académie des sciences)8 juillet 1925 internationale sur la restaurationCréation de l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI)

1926-19301926-19304 novembre 1926 26 janvier 1926 Janvier 1926 1926-1928Création de l’Offi ce international Première enquête de l’IICI Inscription du vœu du XIe CIHA Ouverture du Conservationdes musées (OIM) sur l’identifi cation des œuvres au programme de l’IICI Department du Fogg Art Museum

24 octobre 1929 1927Krach de Wall Street Scandale du pastiche J. Van der Veken à l’exposition des primitifs fl amands à la Burlington House de Londres

Novembre 1929 Janvier 1929 1927-1930Réforme de l’IICI Reprise d’enquête sur l’identifi cation Installation du Laboratoire de rechercheset gel du budget des œuvres à l’IICI scientifi ques au Louvre (LRSMN)

27 décembre 1929 8 février 1929Annulation de la réunion Ajournement de la proposition Baud-Bovy à l’OIMd’experts sur la restauration des peintures prévue à Paris 25 juin 1929 Visite du chef de la section des relations artistique de l’IICI à exposition du TsGRM

30 janvier 1930 7 juillet 1929Reprise du projet par la Commission nationale Rapport du secrétaire général de l’OIMde coopération intellectuelle italienne (CNCII) à l’assemblée de la SDN sur la restauration

13-17 octobre 1930Conférence de Rome sur l’examen scientifi que des œuvres, la conservation et la restauration

1931193118 janvier 1931 13 avril 1931 29 avril 1931Vœu de la CNCII sur l’organisation Adoption du vœu de la CNCII par l’OIM Adoption par la République helléniqued’une seconde conférence internationale et choix d’Athènes comme lieu de la réunion de la proposition de l’OIM soutenue par l’CICI

21-30 octobre 1931Conférence d’Athènes sur la conservation et la restauration des monuments d’art et d’histoire

1932193223 juillet 1932 10 octobre 1932Résolution de la CICI sur l’éducation et la coopération intellectuelle dans la conservation Recommandation de la SDN à l’OICI sur l’application de la résolution de la CICI

10 mai 1932Enquête sur la formation professionnelle des restaurateurs d’œuvres d’art

FIGURE 3 : L’ÉMERGENCE (1922-1932)

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Les mailles du réseau tissé par la première

internationale de la conservation

associaient systématiquement un conservateur, un restaurateur

et un scientifique.

la fonction des œuvres en les mettant au service de la critique et de la connaissance historique, à l’opposé de la religion et de la foi56. Devançant l’OIM, la révolu-tion bolchevique avait trouvé le remède à la crise et ouvert une école où enseigner les méthodes de restau-ration qui respectaient l’historicité des œuvres. C’est la visite de l’exposition du TsGRM à Cologne qui décida fi nalement l’OIM à lancer la lutte fi nale qui conduisit la communauté internationale à adopter un nouveau pa-radigme (fi g. 3). Décrivons-le pour conclure, en précisant le rapport de ses membres et les problèmes qu’il devait résoudre.

Les mailles du réseau tissé par la première internationale de la conservation associaient systéma-tiquement un conservateur, un res-taurateur et un scientifi que. Elles se distinguaient de celles de l’an-cien paradigme dont les structures de base n’étaient pas triadiques mais dyadiques. Le graphe socio-technique issu de ce new deal coordonnait dans une même chaîne d’opérations des agents humains et non humains, pour former un seul acteur porteur d’une in-tention collective, utilisant des machines pour caution-ner son entreprise scientifi que et politique. Le projet de constituer une banque centrale de données garantissant l’authenticité des objets par leur traçabilité avait déjà été adopté. Les premières normes réglant l’activité de l’acteur-réseau chargé de l’administrer furent établies à la conférence de Rome, qui aboutit en octobre 1930 à la création d’une sous-commission pour la restauration des peintures et l’application des vernis57. Celle-ci en prescrivit trois : elle recommanda, premièrement, aux directeurs des musées de contrôler le climat des éta-blissements pour prévenir la dégradation des œuvres ; deuxièmement, de n’autoriser aucune intervention

sans procéder d’abord à un examen scienti-fi que et consulter un comité qualifi é ; troi-sièmement, de veiller à ce que toute opéra-tion de vernissage soit réversible. Elle char-gea en outre l’OIM de publier un manuel de conservation et de restauration détaillant ces prescriptions. L’ouvrage qui décri-vait le paradigme de la communauté dans le secteur des musées parut en 1939, tandis que le monde s’abî-mait à nouveau dans les ténèbres et la des-

truction. Par une ironie dont l’Histoire a le secret, tout était donc prêt lorsque tout s’effondra. Les réseaux de la première internationale n’eurent qu’à être purgés pour restaurer l’héritage intellectuel du passé, parfaitement conservé. On connaît mieux la suite par le récit qu’en ont fait leurs témoins : après-guerre, la deuxième inter-nationale poursuivit sous bannière étoilée l’œuvre de la première, commencée du temps de la SDN et de l’impé-rialisme culturel français. En 1951, la communauté in-

ternationale, clivée par le problème des vernis58, se réunit au chevet de l’Agneau mystique, dont l’état de conservation nécessitait un traite-ment. Convoquant une assemblée intergouvernementale, elle en fi xa le protocole par une série de recom-mandations adoptées à l’unanimité de ses membres et réactualisa ainsi le paradigme d’avant-guerre : toute intervention devait être pré-cédée d’un examen scientifi que ; la conservation primerait sur la res-tauration ; cette dernière, limitée à

la suppression des repeints, se réduirait au minimum59. Après la dérestauration des icônes russes au TsGRM, le traitement de l’Agneau mystique à l’Institut royal du pa-trimoine artistique (IRPA) devint l’exemple paradigma-tique qui acheva la révolution scientifi que commencée trente ans plus tôt, en retournant la restauration contre elle-même pour garantir l’authenticité des œuvres60. La boucle était bouclée (fi g. 4).

Le trait d’union de la conservationLa communauté internationale adopta ainsi après-guerre le paradigme de la « conservation-restauration » défi ni avant-guerre. Mais quel crédit accorder à cette histoire ? Ai-je créé un faux en prétendant restaurer une lacune ? Faisons-nous une erreur historique en utilisant un terme que l’ICOM-CC n’adopta offi ciellement qu’en 200861 ?

56. I. Grabar : « Méthodes nouvelles appliquées à l’étude des œuvres d’art », dans Mouseion, vol. 10, 1930, pp. 117-127.57. « Conclusions adoptées par la Conférence internationale pour l’étude des méthodes scientifi ques appliquées à l’examen et à la conservation des œuvres d’art, Rome, 13-17 octobre 1930 », dans Mouseion, 1931, vol. 13-14, pp. 126-130.58. ICOM Commission on the Care of Paintings, London, 1948, Paris, UNESCO, ICOM/CP/Conf.1/SR.1-2-3, en ligne.59. P. Coremans (dir.), L’Agneau mystique au laboratoire, Anvers, De Sikkel, 1953.60. P. Leveau, « L’évo-lution du concept de restauration aux XIXe et XXe siècles », dans CRBC, n° 25, 2007, pp. 3-11.61. « Terminologie de la conservation-restauration du patrimoine culturel matériel », dans Résolution adoptée par les membres de l’ICOM-CC lors de la XVe Conférence triennale, New Delhi, 22-26 septembre 2008.

Réseaux d’institution de la conservation-restauration

Première internationale – 1932 C.2B2Société des nations SDNCommission internationale de coopération intellectuelle CICIOrganisation de coopération intellectuelle OCIOffice international des musées OIMInstitut international de coopération intellectuelle IICI

Deuxième internationale – 1959 ICCROMUnited Nation UNUnited Nation Educational, Scientific and Cultural Organization UNESCOInternational Council of Museums ICOMIstituto Centrale del Restauro ICRInstitut royal du patrimoine artistique IRPAInternational Institute for Conservation IIC

FIGURE 4 : LA FONDATION – LES RÉSEAUX D’INSTITUTION (1932-1959)

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Le trait d’union est l’emblème du réseau,

constitué par soustraction, union et médiation, qui

donne à la « conservation-restauration » son sens et transforme son nom

en calligramme.

Je ne le crois pas, si l’on s’intéresse à l’idée centrale de l’expression, c’est-à-dire au trait d’union qui en donne le sens. Qui sait si ce détail ne dit pas le fi n mot de l’his-toire. Le signe « - » peut servir d’emblème à la conser-vation-restauration pour trois raisons essentielles : pre-mièrement, il soustrait la restauration à la conservation, dans le concept de prévention, au nom de l’intégrité et l’authenticité des œuvres ; deuxiè-mement, il unit tous les membres de la communauté pour consti-tuer un seul acteur-réseau, porteur d’une intention collective ; troi-sièmement, il crée un espace de négociation entre eux, c’est-à-dire un milieu où sceller leur accord et procéder aux échanges. Vu ainsi, le trait d’union est l’emblème du réseau, constitué par soustraction, union et médiation, qui donne à la « conservation-restauration » son sens et transforme son nom en cal-ligramme. Mais ce n’est pas tout. On sait en effet que c’est sous la deuxième internationale que la nouvelle génération de praticiens formée pour rendre son crédit au patrimoine mena une lutte pour la reconnaissance, à l’ICCROM d’abord, puis à l’ICOM-CC, qui la condui-sit fi nalement à prendre le nom de « conservateurs-res-taurateurs » en 198462. Le trait d’union de l’appellation a une portée tout aussi symbolique : linguistiquement, il jette un pont entre les cultures latines et anglo-saxones, en tirant un trait sur la querelle des vernis ; déontologi-quement, il rappelle la priorité de la conservation sur la restauration, conformément au nouveau paradigme de la communauté ; institutionnellement, il lie les conserva-teurs aux restaurateurs dans les réseaux du patrimoine, où tous doivent coopérer ; épistémologiquement63, il té-moigne enfi n du processus d’hybridation qui constitua

la discipline, en ramenant des connaissances académi-quement séparées à l’unité d’une pratique, dans l’intérêt de l’humanité (fi g. 5).L’histoire ne s’arrête évidemment pas là : son fi n mot n’est pas le dernier, et le trait d’union qu’on interroge n’a pas fi ni de parler. Elle tourne toujours autour du problème qui fut à l’origine de l’affaire sous la pre-

mière internationale : celui de la propriété intellectuelle, distinct de celui de l’authenticité. En 1984, sur le plan international, la profes-sion de conservateur-restaurateur se défi nit en s’opposant, in fi ne, aux métiers de la création, c’est-à-dire en reconnaissant la frontière qui sépare la restauration et la fa-brication dans le nouveau para-digme supposé garantir l’intégrité des objets64. Ce positionnement in-terdisait aux praticiens de revendi-quer le moindre droit d’auteur sur

les œuvres et conjurait ainsi le fantôme de J. Van der Veken par qui le scandale arriva en 1927. Mais l’intel-lectualisation de la profession leur en donnait en retour sur les rapports qu’ils étaient tenus de rédiger après chaque intervention, selon les normes de traçabilité et de centralisation des données qu’imposait le paradigme à tous ses membres. De l’ancien au nouveau, l’encom-brante question de la propriété intellectuelle n’a donc pas disparu : elle s’est seulement déplacée et demeure comme hier le point crucial de l’affaire. En 1991, au niveau européen, les conservateurs-restaurateurs fon-dèrent leur propre réseau, l’European Confederation of Conservator-Restores’ Organisations (ECCO), pour défendre leurs nouveaux droits intellectuels après que le métier fut devenu une profession. Les prolétaires de la restauration, jadis considérée comme un travail

62. H.-Ch. Von Imhoff, « Der Ehrenkodex des ICOM-CC, das Dokument von Kopenhagen, seine Geschichte und Gedanken zu seiner Zukunft », dans Carte, Risoluzioni e documenti per la conservazione ed il restauro, Pisa, Pacini, 2006, pp. 173-180.63. P. Leveau, « Le problème épistémologique de la CRBC», dans CRBC, n° 28, 2010, pp. 9-28.64. ICOM : « Le conservateur-restaurateur : une défi nition de la profession », § 4, dans Nouvelles de l’ICOM, vol. 39, n° 1, éd. UNESCO, Paris, 1986.

FIGURE 5 : L’INSIGNE (1984-2008)

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manuel, aujourd’hui élevée au rang de discipline uni-versitaire, unirent leurs associations et menèrent une seconde lutte pour la reconnaissance, qui aboutit en 1997 à la création d’un nouveau réseau, l’European Network for Conservation-Restoration Education (EN-CoRE), reliant leurs instituts de formation. Dès 1993, le code de déontologie de l’ECCO avait clairement for-mulé le problème politique de la profession : tandis que son deuxième article la présentait comme une activité d’intérêt public, le suivant ajoutait que les praticiens pouvaient l’exercer en toute indépendance65. Entre mission de service public et profession libérale, le texte renouait ainsi avec la vieille métaphore du médecin chirurgien. Mais l’analogie ne valait que dans les pays ayant intégré la nouvelle profession à l’appareil d’État, en protégeant son titre et en réglementant son exercice par des lois.En France, la situation des conservateurs-restaurateurs est plutôt comparable à celle des sans-papiers. On sait que les sociologues ont hypostasié la fi gure du passager clandestin, qui profi te du bien commun sans y contri-buer66. À l’opposé, certains sans-papiers travaillent pour la collectivité, qui ne leur accorde en retour aucun titre de séjour. Que dire alors des conservateurs-restau-rateurs ? Ils œuvrent pour le bien commun, en préser-vant le patrimoine national, mais ne sont pas intégrés à la fonction publique, ni reconnus par l’État, et ne par-ticipent pas aux délibérations où se décide leur avenir. Seraient-ils les sans-papiers de l’entreprise française ? La métaphore en vaut d’autres et ne change rien à l’af-faire. Silencieux comme leurs objets, ces prestataires de service ont régulièrement critiqué ce choix politique par l’entremise de leurs associa-tions, en 1999 notamment67. Entre 1964 et 1966, le premier gouver-nement de la Ve République créa des corps de « restaurateurs spé-cialistes » de catégorie B attachés au Mobilier national, aux Archives de France, aux Musées et aux Bi-bliothèques68. Le bon sens aurait voulu que les suivants poursuivent dans cette voie, en élevant le ni-veau de ces corps à mesure que la profession s’intellectualisait. Mais il n’en fut rien : dès 1942, sous le gouvernement de Vichy, la Direc-tion des Musées nationaux avait déjà classé sans suite un projet de Germain Bazin qui proposait d’ouvrir une école de restauration pour for-mer une corporation de praticiens dont les représen-tants composeraient ensuite le conseil de l’ordre de la profession, comme cela se faisait à l’époque en méde-cine69. L’histoire dira si c’était une vue de l’esprit ou un coup de génie. En attendant, les conservateurs-restau-rateurs français ne sont ni une corporation, ni un syn-dicat, mais une fédération de professionnels aux statuts hétérogènes, qui ont clairement formulé le problème que cela posait pour l’entretien des collections, dans un cadre universitaire en 200070, avant que le minis-

tère de la Culture ne se saisisse enfi n du dossier, dans un rapport classé sans suite aux métiers d’art depuis 200371. Concluons ainsi : en France, le trait d’union « - » pourrait aussi être un tiret « – », clivant deux maillons de la chaîne patrimoniale aux statuts asymé-triques : les conservateurs fonctionnaires d’une part, et les praticiens libéraux, de l’autre ; l’État ne donne à ces derniers aucun titre de séjour sur son territoire, où ils ne peuvent s’installer qu’en tant que chefs de travaux d’art. Si tous les conservateurs-restaurateurs sont par principe des casuistes, c’est-à-dire des scientifi ques no-mades sans territoire72, et culturellement des hybrides, c’est-à-dire des Kurdes installés aux frontières des dis-ciplines73, les ressortissants français sont en plus des sans-papiers, prolétarisés et sans voix dans le monde qu’ils construisent.

Qui êtes-vous ?Pourquoi ? Comment en sont-ils arrivés là ? Et qui sont-ils ? On ne trahira aucun secret en disant que le statut des conservateurs-restaurateurs français a été défi ni par les conservateurs des Musées nationaux qui les ont pré-cédés dans la carrière. Mais on franchira un interdit au sens que Jacques Lacan donne à ce terme : l’interdit n’est pas ce qu’on ne doit pas dire, mais ce que per-sonne ne dit, parce que tout le monde le sait déjà, c’est-à-dire « l’inter-dit », correctement écrit, avec un tiret plutôt qu’un trait d’union74. Est-ce politiquement incor-rect ? Pas forcément, si l’on s’avise que l’historienne de la restauration, Geneviève Émile-Mâle, fut la première à le transgresser en exhumant un document expliquant,

chez nous, l’étrange rapport des conservateurs à ce secteur d’ac-tivité. En 1775, rappelle-t-elle, le surintendant des bâtiments du roi abolit le privilège d’entretien des collections royales concédé à la veuve Godefroid et ouvrit ainsi le marché à la concurrence pour garantir la liberté de choix des représentants de l’État75. La libé-ralisation du métier donnait aux administrateurs et aux praticiens de la restauration des positions radicalement asymétriques dans la chaîne de transmission patrimo-niale, où le trait d’union qui liait

jusqu’alors ces deux acteurs se vit remplacé par un tiret articulant l’arbitrage de l’un aux offres des autres. Les choses ont-elles changé depuis ? La France a coupé la tête au roi, mais en a gardé l’esprit. Après l’héraldique, ses emblèmes et calligrammes, tournons-nous vers la psychanalyse, les symptômes et les mots d’esprit, pour amener la conservation-restauration française à nous dire son dernier sens – interdit. Tout le monde sait, en effet, que si le mot de « restauration » ne décrit pas cor-rectement l’activité des professionnels du domaine76, il désigne toujours une période de l’histoire où la France a rétabli la monarchie. Faut-il y voir un signe, un symp-

65. ECCO : « Règles professionnelles d’ECCO, II, code éthique », dans Étude des responsabilités légales et professionnelles des conservateurs-restaurateurs, APEL, Rome, 2001, p. 318.66. M. Olson, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978.67. FFC-R : « La profession de conservateur-restaurateur : réfl exion sur la situation française », Dossier spécial ICOM-CC Lyon 1999, FFCR, 1999.68. P. Leveau, « Le problème historiographique de la CRBC», dans CRBC, n° 26, 2008, pp. 3-18.69. S. L. Kaplan, « Un creuset de l’expérience corporatiste sous Vichy : l’institut d’étude corporative et sociale de M. Bouvier-Ajam », dans La France, malade du corporatisme ?, éd. Belin, Paris, 2004, pp. 427-468.70. « Nouveaux métiers du patrimoine et conservation préventive », dansCahier technique, n° 6, ARAAFU, 2001.71. D. Malingre, « Pour une reconnaissance du métier de restaurateur du patrimoine », Rapport non publié, 2003.72. P. Leveau, loc. cit., note 60.73. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, éd. La Découverte, Paris, 1997, p. 15.74. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, éd. du Seuil, Paris, 1975, p. 108.75. G. Émile-Mâle, « Histoire rapide de la restauration des peintures du Louvre », dans CoRé, n° 3, octobre 1997, pp. 52-57.76. S. Bergeon, G. Brunel, E. Mognetti, La Conservation-Restauration en France, Lyon, éd. ICOM-France, 1999.

Que dire alors des conservateurs-

restaurateurs ? Ils œuvrent pour le bien commun, en préservant le patrimoine

national, mais ne sont pas intégrés à la fonction publique, ni reconnus

par l’État, et ne participent pas aux délibérations

où se décide leur avenir.

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tôme ou un aveu ? Politiquement, cela signifi e-t-il que la « conservation » désire inconsciemment la « restau-ration », c’est-à-dire le retour à ce moment historique où les choix en la matière devinrent les prérogatives des fonctionnaires d’État et cessèrent d’être le privilège des praticiens ? Cette étrange interprétation a contre elle le fait d’être trop simple. Il serait d’ailleurs étonnant que le problème politique de la conservation-restauration soit si transparent chez nous que le mot dise clairement la chose. Il est inter-dit de répondre, pas de chercher. Nul ne sait d’ailleurs vraiment ce qu’il en est, puisque l’histoire des fi lières des sans-papiers français n’a toujours pas été écrite. Faut-il restaurer cette lacune, qui n’inté-ressera que certains experts ? On peut en effet se de-mander pourquoi le pays, qui fut au XVIIIe siècle l’un des premiers à vouloir ouvrir une école de res-tauration77, fut le dernier à le faire au XXe siècle. De même, on peut s’étonner qu’après que la France projeta en 1929 de répondre au vœu du XIe CIHA en organisant une conférence internationale sur la conservation des œuvres elle ait pu déplorer en 1979 de ne plus pouvoir faire entendre sa voix dans le concert des nations où elle n’était plus repré-sentée78. Pis : interrogée par l’ICCROM qui souhaitait en 1976 publier un annuaire des écoles de restauration, la Direction des Musées de France dut certifi er qu’il n’en existait aucune sur le territoire français pour éviter que celle ouverte par le comte de Montcassin à Châ-teaurenard n’y fi gure seule79. Comment expliquer ces rendez-vous ratés et autres actes manqués ? Ils posent le problème de l’historiographie de la discipline. Se-rait-elle inintéressante ou cacherait-elle un secret à ne pas révéler ? Ni l’un ni l’autre : elle est surtout adminis-trative. Écrire l’histoire de la conservation-restauration en France n’est pas publier son livre noir, en dénonçant ses forfaitures comme un journaliste d’opinion. Mais ce n’est pas non plus célébrer la mémoire des pères fondateurs, en écrivant rétrospectivement l’histoire d’une discipline inscrite au patrimoine national. S’il faut l’écrire, c’est pour étudier ses réseaux, comprendre leur fonctionnement et leur produit, en cherchant le plan de la machine qu’ils forment, dont la connais-sance des rouages permettrait aux praticiens sinon de réenchanter le monde, du moins de ne plus pâtir de ses effets en ayant conscience des dispositifs qui orientent leurs actions.

Techniquement, une telle historiographie emprun-terait ses outils à la sociologie de la traduction de Bruno Latour80. Moralement, elle viserait l’émancipa-tion des individus par la critique, dans la perspective de Luc Boltanski81, et contribuerait, théoriquement, à l’étude de l’économie de l’authenticité, selon le vœu de Nathalie Heinich82. Qu’est-ce à dire ? On sait que les sociétés fabriquent leur patrimoine par un proces-

sus appelé « patrimonialisation », qui change le statut juridique et le fonctionnement des objets, parfois leur matière, en les soumettant d’abord à de nouvelles lois, puis en les confi ant à d’autres réseaux que ceux qui les ont produits. Il existerait ainsi un patrimoine « made in France », fabriqué à la chaîne, renvoyant aux citoyens une image de leur passé qui informe leur présent et oriente leur avenir. Les conservateurs-restaurateurs, qui garantissent l’intégrité des objets autant que le crédit de l’entreprise, sont le maillon institutionnellement faible de la chaîne patrimoniale. Écrire leur histoire permet-trait d’étudier sous un nouvel angle le fonctionnement de cette machine, en posant la question philosophique de la valeur de ses valeurs. Méthodologiquement, ce ré-cit serait en réalité un prétexte pour instrumenter l’his-

toriographie de la discipline sans l’instrumentaliser. Il s’agit surtout d’introduire les outils conceptuels qui permettront de faire la théorie d’une activité débordant de toute part son modèle. Restaurer cette troisième lacune, en racontant la création des fi lières françaises de sans-papiers d’après les archives des ministères, montrera comment les réseaux naissent et se reconfi -gurent. La France a le génie de

l’administration. Les sigles qui peuplent ce récit sont les atomes d’une physique sociale qui forme à partir de ces éléments les molécules et les réseaux qui struc-turent notre monde. En soi, l’histoire qui suit n’a pas forcément d’intérêt ; sa lecture est surtout l’occasion d’acquérir des outils adaptés à l’étude des institutions. Ceux qui la jugent dépassée ont donc raison : l’écono-mie a fi ni par apaiser les confl its entre les maillons de la chaîne patrimoniale que les restrictions budgétaires ont fi ni par rendre solidaires. Il se pourrait d’ailleurs que les choses aient tellement changé que la deuxième internationale de la conservation ait dû déposer le bi-lan. Ne vivons-nous pas, en effet, à l’heure de la troi-sième ? N’assistons-nous pas, depuis plus de dix ans, à une reconfi guration générale de tous les réseaux pa-trimoniaux ? Quels nouveaux actionnaires l’ont inves-tie ? Qui dirige aujourd’hui l’entreprise et dans quel but : conserver le patrimoine classé, comme d’habi-tude, ou rentabiliser l’investissement des actionnaires du passé ?

La gauche de la conservationL’Histoire est en marche. Celle de l’enseignement de la conservation-restauration en France en a pris le train au carrefour de la réforme de l’Université et de la modernisation des musées, en 1969, lors de la pré-paration du VIe Plan de développement économique et social adopté deux ans plus tard. La crise de la société française conduisit la République à se recentrer. L’Uni-versité implosait83. Le ministère de la Culture se déve-loppait84. L’archéologie se reterritorialisait85. L’agenda des services de restauration débordait. C’est dans ce contexte que la première fi lière d’enseignement de la

77. AMN. pp.16-24, novembre 1802.78. J. Freches : Les Musées de France, éd. La Documentation française, n° 4539-4540, décembre 1979, pp. 73-78.79. C2RMF.80. M. Dubois, Introduction à la sociologie des sciences, ch. 2, PUF, Paris, 1999.81. L. Boltanski, De la critique, éd. Gallimard, Paris, 2009.82. N. Heinich, La Fabrique du patrimoine, éd. Maison des sciences de l’Homme, Paris, 2009.83. P. Fridenson, « La politique universitaire depuis 1968 », dans Mutations de la science et des universités en France depuis 1945, Le Mouvement social, n° 233, 2010, pp. 47-67.84. V. Dubois, La Politique culturelle, éd. Belin, Paris. 1999.85. J. Chapelot, A. Querrien, A. Schnapp, « L’archéologie en France – les facteurs d’une crise », dans Le Progrès scientifi que, n° 202, 1979, pp. 5-110.

Les conservateurs-restaurateurs,

qui garantissent l’intégrité des objets autant que

le crédit de l’entreprise, sont le maillon

institutionnellement faible de la chaîne patrimoniale.

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conservation-restauration fut créée à l’université de Paris-I, dans le cadre d’un vaste plan de réorganisa-tion des institutions archéologiques que le fondateur de l’Institut français du Proche-Orient, et ancien directeur des Musées nationaux86, Henri Seyrig, orchestrait de-puis le Liban. En 1969, les archéologues avaient ob-tenu du Centre national de la recherche scientifi que (CNRS) la création d’un centre de recherche archéo-logique à Valbonne, appuyé par ses réseaux relayés sur le territoire par Jean-Claude Gardin et Jean Deshayes, alors respectivement nommés à la sixième section de l’École pratique des hautes études et à la troisième unité d’enseignement et de recherche de l’université de Paris-I (UER 03)87. Dans le cadre de la préparation du VIe Plan de développement, le ministère au Plan consti-tuait simultanément des groupes de travail dans tous les secteurs de l’administration française, et, en 1970, le groupe Musées remit un rapport88 préconisant, d’une part, la formation de restaurateurs à trois niveaux – conformément aux recommandations de l’ICCROM – et, d’autre part, la création d’un institut de restauration (IR*) répondant aux besoins des Musées nationaux89. G. Bazin, ancien conservateur en chef du département des Peintures du musée du Louvre affecté en 1965 à la Direction du service de restauration des peintures des Musées nationaux (SRPMN), avait en effet reformulé, pour l’occasion, un projet d’organisation du secteur, d’inspiration libérale, rompant avec le corporatisme d’État de 194290.La création des maîtrises de sciences et techniques (MST) par le ministère de l’Éducation nationale en 1971 fut l’événement qui précipita le dénouement de l’affaire91. Les directeurs des UER étaient invités à donner corps à ce projet qui s’adressait à toutes les

universités, en participant au groupe d’étude des for-mations supérieures constitué dans le cadre de leur ré-forme. J. Deshayes soumit au groupe pour la culture le projet d’une MST92, dont la mention « Conservation et restauration des œuvres d’art et des sites et objets archéologiques et ethnologiques » inventoriait les sec-teurs concernés. Il existait en effet depuis 1971 un en-seignement de conservation à l’UER 03, assuré par des préhistoriens, qui formaient les étudiants à la documen-tation et à la gestion des chantiers de fouilles, dans la lignée des travaux d’A. Leroi-Gourhan et J.-C. Gardin. J. Deshayes justifi a sa demande en indiquant que le projet offrirait trois débouchés aux diplômés : les chan-tiers de l’UNESCO, les laboratoires d’archéologie du CNRS et le futur IR* inscrit au VIe Plan. Son projet fut ainsi validé, le problème de l’articulation de la forma-tion à l’emploi étant l’un des motifs de la réforme de l’Université. Il en confi a la direction à son ancien étu-diant Gilbert Delcroix, rattaché au centre de Valbonne et chargé de cours à l’UER : la position du jeune cher-cheur dans le réseau, liée à sa double formation d’ar-chéologue et d’ingénieur centralien, le mettait en si-tuation de proposer un programme auquel Jean Rudel, maître-assistant à l’UER, suggéra d’ajouter une option peinture. Dès 1972, le plasticien introduit au SRPMN signalait à J. Deshayes que le ministère de la Culture souhaitait créer sa propre école et que la survie de la nouvelle fi lière universitaire dépendrait de l’accord entre les deux ministères. À peine née, la MST était, selon lui, condamnée, et sa proposition était en réalité un contre-projet, fondé sur l’idée que l’enseignement de spécialité devait commencer dès le début du cursus, conformément au projet de G. Bazin, incompatible avec les exigences du premier cycle universitaire.

86. J.-C. Papinot, G. Verron, La Conservation du mobilier archéolo-gique – rapport à M. le Directeur de l’architecture et du patrimoine, t. II, ch. I.3. éd. La Documentation française, Paris, 1998.87. Les signes mentionnés seront employés à la place du nom des instituts concernés. Ceux qui sont en italique, suivis d’un astérisque, désignent des projets non réalisés. 88. Centre des archives contemporaines, 790477, art. 20.89. Journal offi ciel,« VIe Plan de développement économique et social », 16 juillet 1971, P.L. 182.90. P. Leveau, « Problèmes historiographiques de la conservation-restauration », CRBC, n° 26, 2008, pp. 3-18.91. Journal offi ciel, « 13 janvier 1971. Arrêté portant création d’une maîtrise de sciences et techniques », 20 février 1971, p. 1752.92. Ministère de l’Éducation nationale, Groupe d’étude des formations supérieures – 14, La Documentation française, 1972, Paris.

Conseil de perfectionnement de la MST (1973)

Personnalités Institution Sigle

J. Deshayes Paris-I, UER 03–IFPAO MENJ. Chatelain Paris-I, UER 01 MENJ.-C. Gardin École pratique des hautes études, VIe section EPHEG. Delcroix Centre de recherche archéologique – CNRS CRAJ. Rudel Paris-I, UER 04 MENM. Hours Laboratoire de recherche des musées de France LRMFF. Flieder Centre de recherche sur la conservation des documents graphiques CRCDGJ. Taralon Laboratoire des Monuments historiques LRMHG. Émile-Mâle Service de restauration de peintures des Musées nationaux SRPMNP. Quoniam Musée du Louvre MLH. de Varin Comité international des musées ICOMJ. Cuisenier Musée des Arts et Traditions populaires ATPG.-H. Rivière Directeur honoraire ICOM/ATP chargé de cours Paris-I/Paris IV ATPE. Kleindienst Bibliothèque nationale BN

(MEN-CNRS) + (IFAPO-UER03)] = [MST-- (EPHE-CRA-LRMF-CRCDG-LRMH-SRPMN-ICOM-ATP-BN)]

FIGURE 6 : LA MST (1973)

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Deux ministères s’affrontaient, en réalité, sous l’opposition fictive

de la théorie et de la pratique [...].

Leur rivalité fut alimentée dans un jeu non coopératif

où chacun accréditait puis disqualifiait l’autre pour encaisser sa mise.

93. B. Latour, Ph. Mauguin, G. Teil, « Une méthode nouvelle de suivi sociotechnique des innovations », dans Gestion de la recherche, éd. De Boeck, Bruxelles, 1991, pp. 419-480.94. G. Émile-Mâle, « Germain Bazin », CoRé, n° 11, 2001, pp. 52-56.

La MST de conservation et restauration de Paris-IEn 1973, les statuts de la MST prévoyaient que les étudiants seraient titulaires d’un diplôme d’études universitaires générales (DEUG) d’une fi lière litté-raire, artistique ou scientifi que, et d’un certifi cat pré-paratoire obtenu simultanément, cette mise à niveau en sciences et techniques leur ouvrant les portes de la MST à l’issue d’un premier cycle de deux ans. La maî-trise leur permettait ensuite de se spécialiser dans un second cycle d’une durée égale, comprenant, en plus des cours magistraux, un tiers d’enseignement technologique et scientifi que dispensé sous forme de travaux pratiques (TP), en la-boratoire ou en ateliers, et dix se-maines au maximum de stages. Les premiers étudiants de DEUG furent recrutés pour le certifi cat préparatoire en 1973. La maîtrise fut mise en place en 1975, et une première promotion de praticiens diplômés de l’Université arriva ainsi en 1977 sur le marché du travail. Le règlement des MST prévoyait que les fi lières seraient chapeautées par un conseil de perfectionnement, que J. Deshayes consti-tua à partir de 1973. Il comprenait, en plus des repré-sentants enseignants, ceux des services du patrimoine concernés et des organisations internationales suscep-tibles d’accueillir les étudiants en stage ou de leur offrir des débouchés. Le conseil devait tisser des liens entre ces instituts pour faire émerger une nouvelle discipline au carrefour des savoirs en profi tant de la réforme de l’enseignement supérieur. Un premier réseau d’institu-tions de la conservation-restauration se développa ainsi à l’UER 03, placé en position nodale, chargé d’en sta-biliser les connexions. En 1974, il réunissait autour de J. Deshayes et de J. Chatelain, qui venait de quitter la tête de la Di-rection des Musées nationaux où il avait succédé à H. Seyrig, non seulement J.-C. Gardin, G. Delcroix et J. Rudel, mais aussi des personnalités comme M. Hours, F. Flieder, J. Taralon, G. Émile-Mâle, P. Quoniam, H. de Varin et J. Cuisenier qui dirigeaient respectivement le Laboratoire de recherche des musées de France, le Centre de recherche sur la conservation des documents graphiques, le Laboratoire des Monu-ments historiques, le SRPMN, le musée du Louvre, l’ICOM et le musée des Arts et Traditions populaires (ATP), ou encore G.-H. Rivière, premier directeur de l’institution, et E. Kleindienst, secrétaire générale de la Bibliothèque nationale. Indépendamment de ces per-sonnalités, les sigles de ces institutions – s’ajoutant à ceux du ministère de l’Éducation nationale, du CNRS, de l’Institut français du Proche-Orient et l’UER 03 – donnent la formule du réseau de la MST de Paris-I qui permit au paradigme de la conservation-restauration de s’ancrer en France. La liste des acronymes défi nit la composition, la taille et la forme de son graphe. C’est la

formule de l’innovation qui livre la généalogie de l’or-ganisation (fi g. 6). Elle a naturellement changé depuis, par addition ou soustraction d’acteurs reconfi gurant et modifi ant à chaque fois l’équilibre de la structure. Les organisations se développent ainsi, en enrôlant de nouveaux acteurs, ou meurent en se décomposant dans un processus inverse93. C’est ainsi que la décision du

musée des ATP de mettre fi n à sa collaboration avec la MST, dont il accueillait jusqu’en 1978 les étu-diants et le matériel, faillit être fa-tale à l’organisation : elle dut fi nale-ment son salut à la convention que Paris-I passa, d’une part, avec Pa-ris-VI, qui mit à sa disposition ses enseignants et des locaux pour ses TP, d’autre part, avec l’ICCROM, qui l’aida à résoudre le problème des stages en offrant à la formation une ouverture sur l’étranger, où le paradigme de la conservation-restauration était mieux implanté.

Ce changement de formule, lié à la recomposition du réseau d’ancrage de la fi lière, modifi a corrélativement le contenu de son programme. En rompant son équi-libre initial, il obligea la MST, écartée de ses premières positions, à se stabiliser sous une nouvelle forme après que Jean-Pierre Sodini en eut pris la direction en 1977, évitant de justesse la catastrophe.

Le centre de la restaurationL’événement qui perturba la MST était prévu de lon-gue date. Si le groupe Musées du ministère au Plan avait demandé que la restauration fasse l’objet d’un enseignement spécialisé, G. Bazin et les conserva-teurs du Louvre n’imaginaient pas qu’il soit délivré à l’Université, en objectant qu’il y serait théorique alors qu’il devait être pratique. La réforme de 1969, censée effacer ce clivage pédagogique, ne résolut pas le pro-blème car l’obstacle qui empêchait l’avènement de la discipline en France n’était pas scientifi que mais ad-ministratif : deux ministères s’affrontaient, en réalité, sous l’opposition fi ctive de la théorie et de la pratique. La Culture, jadis rattachée à l’Éducation, s’en était sé-parée en 1959 et affermissait depuis ses positions en recrutant un personnel qualifi é, dans l’ancienne admi-nistration coloniale, qui la conduisit au Plan, puis chez les jeunes énarques qui la réconcilièrent avec l’écono-mie. La complémentarité du ministère de la Culture et du ministère de l’Éducation nationale aurait dû faire leur solidarité ; leur rivalité fut alimentée dans un jeu non coopératif où chacun accréditait puis disqualifi ait l’autre pour encaisser sa mise. Ce différend administra-tif explique en partie la création d’une seconde fi lière de conservation-restauration en France, distincte de la MST de Paris-I. Le rapport rédigé par G. Bazin94 en prévision du VIe Plan lui avait été commandé en 1969 par son ministre de tutelle, Edmond Michelet. Mais en 1970, le groupe Musées avait été constitué directement par le ministère au Plan et non par celui de la Culture,

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qui ne cautionnait pas forcément ses choix95. En 1971, l’UER 03 put ainsi s’appuyer sur le rapport des ex-perts du ministère au Plan pour accréditer son projet de création d’une MST de conservation et de restau-ration auprès du groupe des formations supérieures et du ministère de l’Éducation nationale. Mais la reprise de l’idée par le réseau de l’Université ne mit cependant pas fi n à l’affaire. En 1973, le nouveau ministre de la Culture, J. Duhamel, confi a en effet à Édith Cresson la mission de rouvrir le dossier de la création de l’Institut de res-tauration* inscrit au Plan, en chif-frant sa réalisation et en procédant à un audit des services concernés. Le rapport que celle-ci remit à la Direction des Musées nationaux en 1974 dénonçait l’incompétence des conservateurs français dans ce domaine et proposait de transférer une partie de leurs prérogatives au personnel scientifi que96. Le mieux était, selon elle, de confi er à des chimistes et des physiciens la direction du Centre national de restauration (CNR*), où les restaurateurs et les respon-sables des collections seraient formés à la conservation matérielle des œuvres, comme en Belgique. En dépit d’une note favorable du SRPMN, dont le développe-ment dépendait de l’aboutissement du projet, le docu-ment fut classé sans suite. Le spectre du Centre national de conservation-restauration hante depuis les couloirs des ministères.C’est fi nalement l’élection de Valéry Giscard d’Es-taing qui relança l’idée de façon imprévue. En 1975, le Président demanda en effet à Pierre Dehaye de faire un rapport sur la sauvegarde des métiers d’art mena-cés par l’industrialisation97. Or ce secteur comprenait la restauration, selon l’ancien paradigme assimilant l’activité à une réfaction, et l’ironie de l’Histoire veut que la décision de créer le fameux Institut de restaura-tion* ait été fi nalement prise dans le cadre de la trans-formation de la Société d’encouragement aux arts et à l’industrie (SEAI) en Société d’encouragement des

métiers d’art (SEMA). Reprenant le chiffrage du rap-port Cresson, P. Dehaye proposait de créer un Institut du patrimoine national (IPN*) dont les missions chan-geaient radicalement le sens du projet sur lequel il s’ap-puyait. Cet institut* devait, selon lui, servir à sauver les métiers d’art, eux-mêmes inclus dans le patrimoine, à l’opposé du Centre national de restauration* qui n’en tenait pas compte et confi ait la gestion du centre aux scientifi ques. La participation de la SEMA écartait ces

derniers et introduisait corrélati-vement deux nouveaux acteurs dans l’entreprise : le ministère du Commerce et de l’Artisanat, d’une part, le corps de restaurateurs spé-cialistes de la fonction publique, d’autre part. Le Président, acquis à la cause de l’Institut de restaura-tion* depuis sa visite de l’Istituto Central per il Restauro (ICR), sui-vait personnellement le dossier. Le secrétariat d’État à la Culture pour-suivait de son côté l’instruction de l’affaire dont il n’avait pas été dessaisi au profi t des nouveaux en-

trants. Tandis que la SEMA lui était imposée en 1976 et qu’il sentait le projet lui échapper, la Direction des en-seignements artistiques confi a au directeur du LRMH, Jean Taralon, la mission de concevoir le programme de l’Institut national de restauration* (INR*) voulu par le Président. J. Taralon siégeait simultanément au conseil de perfectionnement de la MST et le signala à J. Des-hayes, avant de commander un rapport sur le sujet à l’ICCROM, où Gaël de Guichen le rédigea la même année, en substituant immédiatement le concept de conservation à celui de restauration, conformément aux exigences du nouveau paradigme98. La France devait, selon lui, former tous les acteurs de la chaîne de trans-mission patrimoniale – des professionnels jusqu’au pu-blic et aux politiques – et créer un corps de fonction-naires d’État spécialisés dans la conservation matérielle des biens culturels. L’Institut national de conservation* (INC*) dont il demandait la création devait avoir des relais en région, qui permettraient aux nouveaux prati-

Projets liés au VIe Plan de développement économique et social

Auteur Nom Année Sigle

G. Bazin Institut de restauration* 1969 IRJ. Deshayes, Conservation et restauration des œuvres d’art G. Delcroix et des sites et objets archéologiques et ethnologiques 1973 MSTÉ. Cresson Centre national de restauration* 1974 INRP. Dehaye Institut du patrimoine national* 1976 IPNG. de Guichen Institut national de conservation* 1976 INCJ. Coural, Institut français de restauration des œuvres d’art 1977 IFROAG. Delcroix

FIGURE 7 : LE PLAN (1971)

95. L. Gayme, « La commission des af-faires culturelles du VIe Plan », dans Les Affaires culturelles au temps de J. Duhamel, éd. La Documentation française, Paris, 1995.96. É. Cresson, « Étude sur la création d’un institut de restauration », secrétariat d’État à la Culture, Paris, non publié, 1974.97. P. Dehaye, Rapport au président de la République sur les diffi cultés des métiers d’art, éd. La Documentation française, Paris, 1976.98. G. de Guichen, « Création d’un institut national de restauration », Centre international pour la conservation, Rome, non publié, 1976.

Selon Gaël de Guichen, la France devait former

tous les acteurs de la chaîne de transmission patrimoniale

et créer un corps de fonctionnaires d’État

spécialisés dans la conservation matérielle

des biens culturels.

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ciens d’exercer leur mission sur le territoire ainsi qua-drillé. Son projet rejoignait sur ce point celui de René Guilly, alors chef du Service de restauration des musées classés et contrôlés (SRMCC), qui souhaitait dévelop-per un réseau régional d’ateliers, dans le cadre de la décentralisation de l’État, suivant une logique opposée à celle du SRPMN, centraliste et jacobine. En 1976, il existait ainsi quatre versions du fameux « institut » ins-crit au VIe Plan susceptibles de répondre à la commande faite par le président de la République : l’Institut de res-tauration* de G. Bazin, le Centre national de restaura-tion* d’É. Cresson, l’Institut du patrimoine national* de P. Dehaye et l’Institut national de conservation* de G. de Guichen (fi g. 7).

L’Institut français de restauration des œuvres d’artLe sort de l’Institut national de conservation*, qui n’était encore qu’une coquille vide, se décida fi nale-ment à la Commission interministérielle consultative d’agrément pour la conservation du patrimoine artis-tique national, constituée l’année même dans le cadre de l’inventaire lancé par André Chastel. L’administra-teur général du Mobilier national, Jean Coural, y expli-qua au président Maurice Aicardi que restaurer n’était pas refaire99. Stratège accompli, il sut convertir ses in-terlocuteurs au nouveau paradigme de la conservation-restauration et les conduisit à tirer les conséquences pé-dagogiques de cette révolution scientifi que : s’il fallait distinguer la restauration, d’une part, de la rénovation et de la réparation, d’autre part, on ne pouvait plus ranger l’activité parmi les métiers d’art, ni associer la SEMA à la gestion du futur Institut national de restauration*. On ne pouvait pas non plus confi er l’enseignement de la discipline au corps des restaurateurs spécialistes de la fonction publique qui ignoraient tout de l’affaire. L’audition de J. Coural prit ainsi à revers tous les ac-teurs du projet et permit aux conservateurs du Louvre de devenir les principaux actionnaires d’une décision présidentielle à laquelle ils ne pouvaient plus s’oppo-ser. Théoriquement réglé, le sort du dossier fut enfi n scellé après que le Président eut rappelé à l’ordre son ministre de la Culture, M. d’Ornano, qui ne l’avait pas fait avancer depuis deux ans100. Dessaisissant J. Tara-lon du dossier, il le confi a personnellement à J. Coural et M. Aicardi, qui le sortirent du réseau des directions patrimoniales où il était bloqué et le pilotèrent à huis clos avec ceux du Louvre. L’institut que le Président voulait donner à la France, après avoir visité l’ICR, fut ainsi créé en 1977, sous la forme d’une association de loi 1901 pour accélérer la procédure101. Il fut fi nalement baptisé « Institut français de restauration des œuvres d’art » (IFROA), le terme de « conservation » ayant été récusé pour des raisons non pas scientifi ques mais politiques : il ne convenait pas à l’image du renouveau de la France que V. Giscard d’Estaing voulait incar-ner. Les missions et le fi nancement de l’institut furent défi nis l’année suivante, à l’issue de négociations que M. Aicardi et J. Coural menèrent avec la SEMA, par l’entremise de Jean Gandoin et P. Dehaye qui siégè-

rent au conseil d’administration de ces associations. Si l’institut obtint ainsi son autonomie, il dut aussi en payer le prix et ne put d’abord compter que sur les ré-seaux qu’il tissa, entre les directions du ministère de la Culture, qui ne l’avaient pas voulu, et les métiers d’art, qui projetaient de le coloniser avec l’appui du ministère du Commerce et de l’Artisanat. Il disposait pour cela d’un budget important, mais sa marge de manœuvre allait en s’amenuisant, et il dut fi nalement réduire ses missions à la formation et à l’information pour ne pas empiéter sur le territoire des autres institutions.L’IFROA s’installa fi nalement dans des locaux du Mo-bilier national cédés par son directeur, aussi étroits que sa surface d’émergence, loin de l’Institut de restaura-tion* imaginé par G. Bazin. J. Coural confi a la direc-tion administrative de l’enseignement à Nancy Bou-

chez et sa direction scientifi que à Gilbert Delcroix, qui venait de quitter Paris-I après que l’université eut une nouvelle fois refusé à J. Deshayes la création du poste pour la MST. En 1978, l’institut put ainsi ouvrir deux fi lières de formation, initiale et continue, en accord avec la SEMA, et recruta sur concours ses premiers étudiants dans quatre sections – peinture de chevalet, céramique et verre, sculpture, mobilier – où leur étaient données des bourses d’études. L’enseignement annon-çait le renversement du modèle universitaire d’un tiers de pratique pour deux de théorie. Il durait quatre ans comme lui mais spécialisait immédiatement les étu-diants, sans bagage généraliste à recycler. La liste des membres fondateurs de l’IFROA décrit comme celle de la MST la taille et la forme de son réseau d’ancrage et de maintenance. Neuf directions du ministère de la Culture étaient impliquées dans le projet : la Direction du Livre, celle des Archives de France, de l’Architec-ture, ainsi que le Mobilier et la Bibliothèque nationale,

Conseil d’administration de l’IFROA (1977)

Membres de droit Sigles

Direction des Musées nationaux DMNDirection de l’architecture DADirection du livre DLDirection des Archives de France DAFMobilier national MNBibliothèque nationale BNRéunion des Musées nationaux RMNCaisse nationale des Monuments CNMHShistoriques et des sites Bureau des fouilles BFDélégation à la formation et aux enseignementsdu ministère de la Culture DFE

(VIePLAN-VGE) + (MC-CICACPAN) = [IFROA-(MN-RMN-DL-BN-DAF-DA-CNMHS-BF, DFE)]

FIGURE 8 : L’IFROA (1977)

99. Archives du Louvre, 7KK1.100. Archives nationales, 5 AG 3 /2015.101. Journal offi ciel, « 14 octobre 1977. Déclaration à la Préfecture de police. Institut français de restauration des œuvres d’art », 29 octobre 1977, p. 7148.

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la Réunion des Musées nationaux, la Caisse nationale des Monuments historiques et des sites, le Bureau des fouilles et la Délégation à la formation et aux enseigne-ments – offrant autant de débouchés aux étudiants. La formule enrichie de l’IFROA connectait directement l’Institut aux réseaux de la culture (fi g. 8). Cette position nodale facilitait le placement de ses étudiants, héritiers de la tradition française, formés sur commande, qui n’avaient qu’à suivre les chemins de l’institution pour trouver leur place. L’arrivée de la première promotion de diplômés de l’IFROA sur le marché de l’emploi en 1982 ac-centua la guerre des débouchés qui avait commencé entre les forma-tions quatre ans plus tôt. Alléguant que l’enseignement universitaire ne répondait pas aux exigences de la discipline, la Direction de l’IFROA fi t tout pour discréditer les prati-ciens de Paris-I auprès des musées et placer partout ceux qu’elle avait formés, afi n de verrouiller le sys-tème et contrôler toute la chaîne. L’histoire de la naissance de l’ins-titut explique fi nalement qu’il n’ait pu émerger que comme rival de la MST : réduit à la peau de chagrin de l’enseignement, il devait éliminer son double universitaire pour obtenir la place qu’occupaient les institutions qui l’avaient précé-dé dans le champ. Comme les vivants, nos belles acadé-mies mènent une impitoyable lutte pour l’existence qui se poursuit aujourd’hui102.

Où allez-vous ?L’élection de François Mitterrand en 1981 ne conduisit pas l’IFROA à changer de stratégie mais à jouer le jeu de la décentralisation. C’est ainsi que d’autres fi lières naquirent, à l’époque, avec le soutien de l’institut – à Avignon et à Tours103 – ou fermèrent sans lui – à Cler-mont-Ferrand et Valence – tandis que des projets avor-tairent ailleurs – à Nantes et à Toulouse. Que retenir de cette histoire, sinon qu’elle s’est soldée par un non-lieu ? De fait, la discipline qu’ont promue l’IIC et l’ICCROM s’est implantée en France, où les praticiens ont contri-bué comme ailleurs à son développement. Ce qui fut annoncé en 1932 puis en 1961104 est donc arrivé, mais pas pour les raisons qu’on espérait. En 1973, la MST de Paris-I est née d’une opportunité administrative, comme un accident de parcours dans l’histoire des institutions archéologiques. De même, l’IFROA est né en 1977 sous la contrainte, par la volonté d’un Président qui imaginait sauver les métiers d’art et rajeunir la France. Dans les deux cas, les motifs qui déclenchèrent l’affaire furent étrangers au monde de la conservation-restauration. Ce furent les premières générations de praticiens issus de ces fi lières qui ancrèrent fi nalement son paradigme sur le territoire français en se réappropriant, depuis l’étranger, les projets de l’ICCROM et de l’IIC. Ce fut l’œuvre des étudiants sur le terrain, non celle d’une raison surplom-

bante. À partir de 1988, la fi n du confl it de la MST et de l’IFROA permit enfi n à la communauté de travailler nor-malement, c’est-à-dire de résoudre les problèmes qui se posaient dans le champ de la conservation, par l’échange d’informations et la coopération. L’histoire des sans-pa-piers du patrimoine continue depuis, parallèlement à celle de leurs fi lières.En 1990, la construction de l’acteur-réseau inscrit au VIe Plan put ainsi reprendre dans le cadre du Plan na-tional de restauration (PNR), sous le nom de Centre

national de restauration du patri-moine* (CNRP*). Cette grande unité devait naître à Nanterre du regroupement des laboratoires du patrimoine et des services de res-tauration connexes, mais ne vit pas plus le jour que celle conçue par É. Cresson vingt ans plus tôt, faute de budget et d’intérêt. Il était plus utile à l’époque de développer un réseau des ateliers décentralisés, si bien que le projet centraliste et ja-cobin du centre de Nanterre avorta en 1995. Les négociations que les administrations concernées furent contraintes d’ouvrir durant cinq ans

les obligèrent cependant à se rapprocher, tandis qu’elles vivaient cloisonnées, prisonnières de la défense de leur territoire. Faute d’arriver immédiatement à l’unité fi -nale, le processus aboutit ainsi à une fusion partielle, qui donna naissance en 1998 au Centre de recherche et de restauration des Musées de France (C2RMF), réunis-sant en une même structure le laboratoire et le service de restauration né de celle du SRPMN et du SRMCC. Il conduisit aussi à la création du Centre interrégional de conservation et de restauration du patrimoine (CICRP), inauguré à Marseille en 2002, ayant la particularité de réunir des secteurs de la conservation-restauration qui sont séparés dans les graphes des autres services à com-pétence nationale. Le dossier de l’unité de la conserva-tion-restauration avance depuis d’un pas tous les vingt ans. Son instruction, ouverte en 1970 et poursuivie en 1990, a récemment repris en 2008, d’abord sous le nom de Centre national de conservation du patrimoine (CNCP), puis sous l’acronyme de PATRIMA, dans le cadre de projets respectivement fi nancés par le Louvre d’Abou Dhabi105 et le Grand Emprunt106. Tous les agents de l’acteur-réseau cherchent aujourd’hui la formule qui leur permettra de stabiliser leurs connexions à Cergy-Pontoise, dans une nouvelle structure dont le sigle n’en oublierait aucun107. Mais l’édifi ce rêvé ne peut s’élever sur un fondement fi ssuré par le clivage de la culture et de la recherche qui fera obstacle au projet tant qu’il n’aura pas été résorbé108. En attendant, les sigles pullulent et les réseaux du patrimoine tentent à nouveau de se reconfi -gurer pour offrir à la conservation-restauration la terre promise où réaliser enfi n son unité.Que contient de plus qu’hier la mise à jour du pro-gramme que le ministère de la Recherche, soutenu par celui de la Culture, vient de lancer sous le nom de LabEx

À partir de 1988, la fin du conflit de la MST et de l’IFROA permit enfin

à la communauté de travailler normalement,

c’est-à-dire de résoudre les problèmes

qui se posaient dans le champ de la conservation,

par l’échange d’informations et la coopération.

102. V. Tournay, Vie et mort des agencements sociaux, Introduction, PUF, Paris, 2009.103. J’aurais pu raconter l’histoire de ces fi lières. Depuis 1984, elles ont la même valeur culturelle que leurs aînées parisiennes. Que ceux qui ne voient pas pourquoi relisent Race et Histoire.104. IIC, Recent Advances in Conservation – Rome Conference 1961, éd. G. Thomson, Butterworths, Londres, 1963.105. http://www.gouver-nement.fr/gouvernement/une-etape-decisive-pour-le-futur-louvre-abou-dabi106. http://patri-moine.blog.pelerin.info/2011/03/30/trois-labex-patrimoine-selec-tionnes/107. Daphné Bétard, « Les chercheurs virés du Louvre », dans Le Journal des arts, n° 327, 11-24 juin 2010, p. 6.108. J. Ligot, J.-P. Dalbéra, A. Iribarne,« Entretiens », dansCulture et Recherche, n° 122-123, pp. 9-11.

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PATRIMA ? L’innovation se remarque facilement à l’apparition de sigles dans la formule. Ils signalent l’entrée de nouveaux actionnaires dans l’entreprise, qui se traduit par un important changement de son graphe sociotechnique (fi g. 9). En plus des laboratoires et des services du patrimoine habituellement impliqués dans l’affaire – le C2RMF, le CRCC, le LRMH, la BN, les Archives nationales ou le musée du Louvre – et des dé-partements intéressés dans les universités porteuses du projet – Cergy-Pontoise et Versailles-Saint-Quentin –, trois équipes jusqu’alors étrangères au domaine y font leur entrée. Ce sont les laboratoires – Équipes traite-ment de l’information et systèmes ; Lexiques, diction-naires et informatique ; et Paragraphe de l’université de Cergy-Pontoise. La nouveauté est que ces acteurs ne viennent ni des sciences humaines, ni de celles de la

nature, comme c’était le cas sous la première et la deu-xième internationale. Elles viennent toutes des sciences de l’information et de la communication. Qu’est-ce à dire ? Serions-nous en retard d’une révolution ? Si c’est le cas, est-elle économique, informatique, ou les deux ? Dans quoi le commissariat général, qui a hérité du dossier de l’unifi cation conservation-restauration, s’apprête-t-il à investir ?

La troisième internationale et la gestion des richesses mondialesLe problème politique de la conservation-restauration vient du fait que la deuxième internationale a déposé le bilan et que nous vivons maintenant sous la troisième. L’Europe s’est entièrement convertie à l’économie de marché et le libéralisme n’a plus d’opposants crédibles

LabEx PATRIMA

Actionnaire Partenaire Laboratoires SiglesMinistère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche MESR Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines UVSQ Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines CHCSC Université de Cergy-Pontoise UCP Équipes traitement de l'information et système ETIS Institut des matériaux I-Mat Physique des matériaux et des surfaces LPMS Centre de recherche textes et francophonies CRTF Lexiques, dictionnaires et informatique LDI Mobilités, réseaux, territoires, environnements MRTE Civilisations et identités culturelles comparées des sociétés CICC Paragraphe P8Ministère de la Culture et de la Communication MCC Services à compétence nationale de la Direction générale des patrimoines DGP Centre de recherche et de restauration des Musées de France C2RMF Laboratoire de recherche des Monuments historiques LRMH Archives nationales AN Établissements publics sous tutelle du MCC EPMCC Musée du Louvre ML Domaine national de Versailles DnV Bibliothèque nationale de France BnF École nationale supérieure d’architecture de Versailles ENSAV Autres laboratoires partenaires Centre de recherche sur la conservation des collections CRCC Plate-forme européenne matériaux anciens PANEM Centre de recherche du château de Versailles CRCV Laboratoire d'études des techniques et instruments d'analyse moléculaire LETIAM Laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération LAPA

Partenaires associés au LabEx PATRIMAESSEC Business School : ESSEC / Musée du quai Branly : MQB / Musée Rodin (musée national) / Musée national de Port-Royal-des-Champs / École nationale supérieure du paysage de Versailles-Marseille / Archives départementales des Yvelines / École nationale supérieure d’arts de Cergy / Communauté d'agglomération de Cergy-Pontoise (CACP) / Université catholique de Louvain

FIGURE 9 : PATRIMA (2011)

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Si la première internationale fut moderne, née du développement des sciences et des techniques et la deuxième postmoderne, confrontée au relativisme

culturel et à la prolifération de ses valeurs,

la troisième s’avère amoderne : basée

sur le refus du grand partage entre nature

et culture, désormais unies par une même logique

comptable.

sur l’Ancien Continent. La culture se consomme, et ses biens se gèrent comme des marchandises, dans un es-pace de libre-échange où la frontière qui séparait jadis les patrimoines culturels et fi nanciers des sociétés tend à s’effacer. La fi nance et le consumérisme seraient-ils sur le point d’investir la conservation-restauration chargée de garantir l’héritage du passé ? C’est pos-sible. Les codes de la nomenclature d’activité française tiennent déjà les conservateurs-restaurateurs pour des gestionnaires du patrimoine. Mais le désenchantement qui frappe ceux-ci ne vient pas que de l’adoption du système des appels d’offres, supposé garantir l’égalité des chances. C’est l’effet d’une cause plus profonde, liée à l’effacement de la frontière qui opposait la na-ture et la culture, dans la pensée des modernes, et qui justifi e aujourd’hui l’introduction de l’économie et de la gestion dans la culture de la conservation. La conser-vation-restauration ne couvre qu’une partie du champ, qui va du monde clos des musées, des bibliothèques et des archives, jusqu’à l’espace ouvert des paysages et des espaces naturels, en passant par les monuments et les sites. Ce n’est qu’un réseau d’activité contenu dans un paradigme plus vaste, qui le déborde de toutes parts. Dans ces secteurs respecti-vement gérés par l’ICOM, l’ICO-MOS, l’ICA, l’IFLA et l’IUCN, il s’agit toujours d’inventorier, de conserver et de restaurer des objets considérés comme biens communs d’une société ou de l’humanité, dans l’intérêt de celles-ci. Mais l’unité du paradigme n’empêche pas la concurrence des écoles, à l’intérieur de chaque secteur et entre ceux-ci. Il tend à s’homogé-néiser avec le temps, en se fondant dans l’épistémè de la société qui l’a adoptée. Du côté de la nature, la conservation s’est depuis long-temps mise à la gestion : en 1909, aux États-Unis, le Président Th. Roosevelt avait déjà convoqué une conférence mondiale pour la conservation des ressources naturelles, qui fut annulée par son succes-seur mais n’en posa pas moins les bases idéologiques du « conservationnisme » qui triomphe aujourd’hui dans l’idée de développement durable109. Dès 1906, les banquiers et les industriels du Touring Club français avaient aussi commencé à convertir les naturalistes à l’économie en leur expliquant, lors de l’adoption de la première loi sur la protection des monuments naturels, que la seule façon de faire aboutir leur projet était de concevoir les paysages comme des richesses à mettre au service du développement de l’économie locale110. Dans ce nouveau paradigme, l’homme qui hérite de la nature doit gérer et exploiter les ressources de sa pres-tataire de services au mieux de ses intérêts111.Venu des paysages, ancré à l’IUCN, le conservation-nisme a fi nalement imposé son modèle de gestion à tous les autres : c’est maintenant le modèle dominant

du paradigme, qui fait tourner l’économie libérale, en phase avec la société de consommation112. Si la pre-mière internationale fut moderne, née du développe-ment des sciences et des techniques113, et la deuxième postmoderne, confrontée au relativisme culturel et la prolifération de ses valeurs114, la troisième s’avère amoderne : basée sur le refus du grand partage entre nature et culture, désormais unies par une même lo-gique comptable115. Comment la défi nir ? C’est la deuxième, mais convertie à l’économie du développe-ment durable, qui impose à tous les acteurs du para-digme un new deal effaçant les frontières des anciens secteurs. Après les déclarations de Mexico en 1982, puis de Rio en 1992 et de Stockholm en 1998116, son manifeste européen est la convention-cadre signée à Faro en 2005117. Que dit-elle ? Son préambule défi nit le patrimoine culturel comme une richesse à exploiter en vue du développement économiquement durable des sociétés. Ses deux premiers articles donnent aux citoyens des droits sur lui et introduisent le concept de communauté patrimoniale. Les onze suivants tirent les conséquences politiques de ces trois grands principes. La quatorzième porte sur la société de l’information et

les suivants défi nissent les modali-tés d’application de la convention. Ses 23 articles ont pour but de coor-donner les politiques patrimoniales des États signataires118. Stratégi-quement, l’idée consiste à inscrire le patrimoine sur l’agenda des gou-vernements, en multipliant ses va-leurs pour englober les leurs, c’est-à-dire les droits de l’Homme et les idéaux humanistes des démocraties européennes, considérés comme un patrimoine commun de l’humanité. À la différence de la première in-ternationale de la conservation, qui s’accommoda du totalitarisme, la troisième se déclare indissociable de la démocratie. Cette adhésion est le corrélat de son engagement

sur le terrain de la politique européenne : en défi nis-sant le respect des droits de l’Homme comme un bien culturel immatériel et un héritage commun à préser-ver, la conservation noue une alliance d’un nouveau genre avec les démocraties libérales. Elle assure à ses membres qu’elle transmettra leurs valeurs et légitimera leurs projets, selon un scénario compatible avec tous les régimes, mais substitue corrélativement le concept de communauté à celui de nation, considérée comme l’une de ses espèces, et démultiplie ainsi les dispositifs d’appropriation patrimoniaux que justifi e l’idée d’un droit de l’Homme au patrimoine. La troisième interna-tionale de la conservation se distingue essentiellement de la deuxième par ce communautarisme, qui sonne le glas du nationalisme et démobilise l’État au profi t de la libre entreprise119. La révolution qu’elle prône consiste fi nalement à rendre le patrimoine aux socié-tés. Elle veut effacer la frontière de l’économie et de la

109. P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, ch. 1, éd. Quæ, Versailles, 2009.110. Georges Maringer : La Protection des monuments naturels et des sites de France, TCF, Valence,3 septembre 1927.111. J.-C. Lefeuvre, « De la protection de la nature à la gestion du patrimoine naturel », dans Patrimoine en folie, éd. MSH, Paris, 1990, pp. 29-75.112. G. Fairclough, « Les nouvelles frontières du patrimoine », dans Le Patrimoine et au-delà, éd. Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2009, pp. 31-45.113. J.-P. Mohen, Les Sciences du patrimoine, éd. Odile Jacob, Paris, 1999.114. Conférence de Nara sur l’authenticité, Préface, éd. UNESCO-ICCROM-ICOMOS, Tokyo, 1995.115. T. Kono, « L’UNESCO et le patrimoine culturel immatériel du point de vue du développement durable », dans L’Action normative de l’UNESCO, Vol. 1, éd. UNESCO, Leiden, 2007, pp. 249-280.116. http://portal.unesco.org/culture/fr/fi les/35220/12290888581stockholm_actionplan_rec_fr.pdf/stockholm_actionplan_rec_fr.pdf117. http://conventions.coe.int/treaty/fr/treaties/html/199.htm118. http://conventions.coe.int/treaty/commun/cherchesig.asp?NT=199 &CM=8&CL=FRE119. J.-M. Leniaud, « Patrimoine, autorités publiques, sociétés », op. cit. note 71, pp. 145-148.

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culture pour la traiter comme une ressource à valoriser au même titre que son équivalent fi nancier, quitte à re-mettre en question son inaliénabilité120.Comment « mettre en valeur » le patrimoine dans ce nouveau paradigme ? Appliquons-lui la théorie de l’acteur-réseau des sociologues de la traduction pour nous en faire une idée121. Défi nissons la conservation comme une traduction au sens philosophique du terme, c’est-à-dire comme une transmis-sion doublée d’une transaction122. Le patri-moine que l’on hérite du passé doit être trans-mis aux générations futures sans que son message soit dégradé ni falsifi é. Comme une traduction, la conser-vation transmet le sens des œuvres, supposé in-variant, mais remplace certaines de leurs com-posantes matérielles altérées par le temps. Les lettres d’un texte changent d’une langue à l’autre ; de même, les sociétés requalifi ent les biens dont elles héri-tent pour les conserver. La transmission main-tient ainsi les invariants sémantiques et les tran-sactions facilitent leur appropriation collec-tive123. Mais à la différence de ce qui a lieu en littéra-ture, l’opération de traduction n’est pas ici l’œuvre d’un individu. C’est celle d’un réseau d’experts qui coordon-nent leurs activités pour former un seul acteur, chargé de fabriquer le patrimoine dans l’intérêt de la collectivi-té, en ramenant à l’unité d’une même fi n des disciplines et des domaines hétérogènes, allant des sciences à l’art, en passant par le droit, la politique et l’économie. La sociologie de l’intérêt sur laquelle se fonde la théorie de l’acteur-réseau tient fi nalement la machine patrimo-niale pour une entreprise où les actionnaires – experts, mécènes ou commanditaires – investissent leurs crédits pour en tirer une plus-value, qu’ils peuvent ensuite, soit réinvestir dans l’affaire, soit capitaliser dans une autre124. Un chimiste qui s’investit, par exemple, dans le patrimoine augmente le crédit des musées, en même temps que le sien au sein de cette institution, et peut en-suite reconvertir une partie de cette plus-value en capi-tal scientifi que, dans cette même entreprise ou ailleurs. Ce processus qui s’autoalimente forme un cycle de crédibilité, où chaque actionnaire cautionne l’activité des autres et encaisse à son compte une partie des béné-fi ces125. Ce modèle fait du patrimoine un marché ouvert

où les négociants échangent des valeurs – culturelles, esthétiques, historiques, scientifi ques, sociales, écono-miques, politiques, religieuses, etc. – dont les taux et les cotes dépendent de celle des investisseurs et des besoins de la société (fi g. 10). Dans ce paradigme, valoriser le pa-trimoine consiste à ouvrir le capital de l’entreprise à de nouveaux investisseurs recyclant à leur tour leur crédit

symbolique dans cette bulle économique. La dialectique savante in-ventée par C. Brandi sous la deuxième inter-nationale126 se réduit, sous la troisième, à un vulgaire marchandage qui actualise le sys-tème de valeurs corres-pondant aux intérêts du développement éco-nomiquement durable des sociétés. Vue sous cet angle, la machine patrimoniale est un ré-seau de transmission et de transaction, dont le principe général est la traduction. Mais ce n’est évidemment qu’une hypothèse heuristique. Forgeons deux acronymes pour nous y référer : appe-lons [PA/RE/SO]127

(PAtrimoine REstauré à des fi ns SOciales) cette multinationale spécialisée dans la

gestion du patrimoine, et [C/FARO] (Convention de FARO) le logiciel qu’elle veut vendre à la troisième in-ternationale. La question est alors de savoir comment les conservateurs-restaurateurs peuvent l’implémenter et le faire tourner.

Capital scientifique et valeur esprit d’une communauté patrimonialeLes sans-papiers du patrimoine ne devraient-ils pas former une communauté d’un nouveau genre – vir-tuelle – pour capitaliser leurs intérêts et augmenter leur crédit dans l’économie de l’immatériel qu’ils cau-tionnent sans en tirer profi t ? Débordés par principe, ils ne l’ont sans doute pas fait parce qu’ils n’en ont pas eu le loisir. Historiquement, le Laboratoire de re-cherches scientifi ques des Musées nationaux a pris dès 1929 l’initiative de constituer une banque de données sur la conservation matérielle des œuvres d’art128. Le C2RMF qui en a hérité a poursuivi ce travail à l’ère du numérique, d’abord avec Narcisse et Éros129, puis dans le cadre de projets européens comme Minerva, Michael130, DCHN, Indicate ou Charisma131. Toutes ces bases, auxquelles s’ajoutent celles d’autres secteurs

FIGURE 10 : LE CRÉDIT

L’ENTREPRISE PATRIMONIALE

120. N. Heinich, « La mise en valeur de l’authenticité patrimoniale », dans Le Patrimoine culturel au risque de l’immatériel, éd. L’Harmattan, Paris, 2010, pp. 51-55.121. M. Akrich, M. Callon, B. Latour, Sociologie de la traduction, éd. École des Mines, Paris, 2006.122. M. Serres, La Traduction, éd. de Minuit, Paris, 1974.123. P. Leveau, « Restauration et traduction : une question philosophique », dans CEROART, n° 7, 2011. http://ceroart.revues.org.124. M. Dubois, Introduction à la sociologie des sciences, ch. II, éd. PUF, Paris, 1999.125. B. Latour, S. Woolgar, La Vie de laboratoire, ch. 5, éd. La Découverte, Paris, 1996.126. C. Brandi, Théorie de la restauration, ch. 1, éd. du Patrimoine-MONUM, Paris, 2000.127. Je note entre crochets avec des barres obliques les trois acronymes mnémotechniques de cette hypothèse – [PA/RE/SO], [C/FARO], [i/MAC-R] – pour les différencier des organismes et projets précédents.128. J.-F. Cellerier, « Les applications scientifi ques du rayonnement de la lumière à l’étude des peintures », dans Rapport n° 45 du Laboratoire fédéral d’essai des matériaux, Association suisse pour l’essai des matériaux, Zurich, juillet 1929.129. http://www.archimuse.com/ichim07/papers/pillay/pillay.html130. G. de Francesco, « Les réseaux Minerva et Michael », dans Le Patrimoine et au-delà, op. cit., pp. 185-189.131. http://www.culture.gouv.fr/culture/editions/r-cr/cr124.pdf (Culture et Recherche, n° 124, 2010-2011, p. 61.).

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Après avoir acquis de nouveaux outils sous la première,

s’être donné un code de déontologie

sous la deuxième,il leur reste à formaliser

leur mode de pensée sous la troisième.

comme Mérimée132 pour les monuments ou Gallica133 pour les bibliothèques, sont fédérées à l’UNESCO par le CIDOC-CRM134. La société de l’information est en marche : ses réseaux quadrillent désormais le champ de la conservation et réalisent le vœu de la première inter-nationale, qui voulait relier les sociétés savantes pour favoriser la coopération intellectuelle et garantir la paix par l’échange. La troisième a modifi é le graphe socio-technique de la deuxième pour accomplir ce projet : elle y a intégré une nouvelle machine – l’ordinateur – qui a reconfi guré le réseau de ses acteurs, sur l’Internet, et a fait émerger de nouvelles communautés patrimoniales gérées par des informaticiens. Le problème politique des conservateurs-restaurateurs consiste aujourd’hui à intégrer cet univers, sans y perdre leur singularité. Philosophiquement, la société de l’information fait en effet débat. D’un côté, on peut imaginer que les outils qu’elle fournit soient ceux d’une intelligence collec-tive, selon le mot de Pierre Levy135, justifi ant la création d’une nouvelle discipline, que Paul Mathias appelle la « dikyologie136 ». D’un autre, on devrait plutôt s’en mé-fi er et commencer par critiquer l’illusion technologiste, ou les instruments de contrôle des masses, selon Yves Jeanneret137 et Bernard Stiegler138. Pour ce dernier, le « désenchantement » dont nous souffrons est lié à la dissociation que l’économie de service opère dans tous les milieux socioprofessionnels, en séparant, d’une part, l’utilisation, et de l’autre, la production. Cette dis-sociation transforme les praticiens en usagers et bloque leur indivi-duation psychique et collective. Le philosophe oppose à ces milieux dissociés de l’économie de service les milieux associés de l’économie participative, où les utilisateurs sont aussi les développeurs. Le réseau de production de logiciels libres issus du système d’exploitation Linux est le modèle le plus achevé de cette en-treprise participative dans le secteur de l’informatique. Les informaticiens qui se sont lancés dans l’aventure ont réenchanté leur monde en faisant fonctionner leurs instruments dans des milieux associés, où ils ont pro-duit des outils d’individuation distincts des technolo-gies de contrôle qu’ils auraient produits en fonctionnant dans les milieux dissociés. Les conservateurs-restaura-teurs français, jadis désenchantés, devraient-ils se sentir concernés ?Ces sans-papiers sont individuellement propriétaires d’un immense patrimoine documentaire, dont ils ne capitalisent pas les intérêts. Ayant renoncé à revendi-quer le moindre droit d’auteur sur les œuvres qu’ils restaurent, pour en garantir l’authenticité, ils conser-vent en échange la propriété intellectuelle des rapports d’intervention et des études qu’ils rédigent. Mais leurs archives se perdent, faute de banques pour les stocker, et font au mieux prospérer les milieux dissociés qui en-tretiennent leur prolétarisation. La question est donc de savoir si une association de conservateurs-restaurateurs

décidera un jour de constituer en son sein une cellule consacrée à l’entrée de la profession dans la société de l’information. L’article 2 de la convention de Faro lui donne déjà le statut de communauté patrimoniale, et le point crucial consiste à trouver les bases sur les-quelles les praticiens la formeront. Songeons à Linux. Pourquoi les conservateurs-restaurateurs français ne créent-ils pas une coopérative sur ce modèle, donnant à chaque membre un accès libre aux outils informatiques des autres ? Entre la concurrence et l’affairement, ils n’en ont peut-être ni le temps ni l’envie. Appelons ce-pendant « milieu informatique associé des conserva-teurs-restaurateurs [i/MAC/R] » cette première cellule de praticiens inscrivant leur activité dans le cadre de l’article 14 de la convention de Faro. Il s’agit de savoir si les obstacles qui l’ont empêchée d’émerger peuvent être écartés, et en quel sens ce milieu associé pour-rait réenchanter le monde. Quel statut donner à l’[i/MAC/R] ? Premièrement, ce peut être une coopérative, adoptant les valeurs de l’International Cooperative Al-liance, fondées sur la solidarité, la démocratie et le dé-veloppement économiquement durable des sociétés139. Deuxièmement, elle aurait pour objet la mise en cir-culation de logiciels libres, conformément aux règles de la Free Software Fondation qui autorise la copie, l’adaptation et l’échange des programmes dans l’inté-

rêt des utilisateurs140. On l’aura com-pris : l’[i/MAC/R] est une vision – celle de l’accès – autant qu’un rêve – celui de voir les prolétaires de la restauration poursuivre ensemble leur processus d’individuation au sein de la troisième internationale de la conservation. Après avoir acquis de nouveaux outils sous la première, s’être donné un code de déontolo-gie sous la deuxième, il leur reste à formaliser leur mode de pensée. L’ECCO et de nombreux praticiens se sont déjà engagés dans cette voie.

En concevant par exemple le modèle conceptuel d’une base de données relationnelle, sous MySQL, Filema-ker ou Access, ils construisent un monde d’entités et de relations où la formulation de requêtes décrit les opé-rations intellectuelles qu’ils font sur elles. L’informa-tique serait alors une maïeutique : un art d’accoucher les esprits et de se connaître. Les outils de l’intelligence réenchanteraient ainsi le monde, en permettant aux pra-ticiens de se le réapproprier, pour y cultiver leur sin-gularité, et de poursuivre sous la troisième internatio-nale leur individuation psychique et collective141. Cette communauté virtuelle, l’[i/MAC/R], se composerait de singularités quelconques s’appartenant elles-mêmes, inassignables et sans classe142 (fi g. 11).

Est-ce une utopie ? Et après, quelle importance ! Les conservateurs-restaurateurs sont des nomades, des bri-coleurs de génie143, habitués aux non-lieux, experts en requalifi cation, héritiers de Mètis et de Pôros. Ils se sont déjà emparés de nombreux outils informatiques

132. N. Heinich, La Fabrique du patrimoine, ch. I.2, éd. Maison des sciences de l’Homme, Paris, 2009.133. C. Ledig, « La convention de Faro et la société de l’information », dans Le Patrimoine et au-delà, op. cit., pp. 169-179.134. O. Artur, P. Lebœuf, « Normalisation et modélisation conceptuelle des données », dans Documentaliste – sciences de l’information, 2003, vol. 40, n° 3, p. 199.135. P. Levy, L’Intelligence collective, éd. La Découverte, Paris, 1997.136. P. Mathias, Qu’est-ce que l’Internet, éd. Vrin, Paris, 2009.137. Y. Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, éd. Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2007. 138. B. Stiegler, op.cit., note 15.139. http://www.ica.coop/coop/principles.html140. http://www.fsf.org141. G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, III, 2, 1, éd. Aubier, Paris, 1989.142. G. Agamben, La communauté qui vient, éd. du Seuil, Paris, 1990. 143. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, ch. I, éd. Plon, Paris, 1962.

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en les adaptant à leurs pratiques. Le vrai problème est aujourd’hui celui de la propriété intellectuelle et du complément de formation que demande l’apparition de ce milieu associé. Les droits d’auteur, régis par la loi, se négocient dans le cadre de conventions liant les chercheurs aux institutions, et le sort de la communauté qui vient dépend des clauses qui fi xent le régime de la propriété dans ce type de contrat144. L’affaire dépend en outre de l’orientation pédagogique des formations – ini-tiale et continue – qui favoriseront, ou non, l’apparition de ces nouveaux hybrides couplant l’informatique à la conservation comme la deuxième internationale l’avait fait avec la chimie145. En substituant au problème de la composition de commissions d’experts qui s’est posé sous la première celui de la fabrication de systèmes ex-perts sous la troisième, l’idée n’est naturellement pas de remplacer l’homme par la machine, mais d’utiliser les ressources de l’intelligence artifi cielle (IA) pour modéliser le travail de la pensée et accoucher d’une singularité. L’IA ne servirait ni à faire accomplir par des ordinateurs les tâches de l’intelligence humaine, ni à améliorer leur communication, mais à simuler et à tester celle des hommes pour l’élever et l’analyser. L’ECCO a récemment donné à cette entreprise le fon-dement qui lui manquait, en organisant dans une carte conceptuelle les différents opérations et niveaux de compétence de la profession de conservateur-restau-rateur146. L’[i/MAC-R] qui poursuivrait ce travail avec les outils de l’IA reprendrait fi nalement un projet hérité de J.-C. Gardin, qui voulait développer des systèmes experts dans le champ des sciences humaines, en im-plémentant des moteurs d’inférence sur des bases de données, pour modéliser le raisonnement des archéo-logues147. Dans un tout autre ordre d’idée, on sait que la Fédération française des conservateurs-restaurateurs (FFC-R) s’est donné pour mission de défendre le patri-moine et de promouvoir l’identité professionnelle de ses membres148. En poursuivant le projet de J.-C. Gar-

din, l’[i/MAC/R] travaillerait à cela par une autre voie : la création de logiciels libres dans la perspective de l’IA encouragerait en effet l’innovation, la différenciation et l’étude de la dimension intellectuelle de la profession. Elle augmenterait d’autant son capital scientifi que et sa valeur esprit, en ouvrant la voie d’une individuation par l’intelligence. Ni syndical ni utopique, le milieu informatique associé des professionnels de la conser-vation-restauration serait fi nalement une hétérotopie pratique149 : un autre lieu que tous ceux connus, virtuel en soi, où d’improbables singularités réfl exives se cô-toieraient sans se mesurer, animées par le seul souci de se comprendre et d’outiller leur pensée. Bouclant la boucle en revenant à l’origine du projet universitaire, l’[i/MAC/R] serait l’espace de pensée sans murs dont les spécialistes déploraient l’absence il y a douze ans150. Les praticiens réenchanteraient le monde en y revenant eux-mêmes.

Qu’en pensez-vous ?Il y a donc lieu de se réjouir. Les conservateurs-restaurateurs ont largement racheté leurs ancêtres du péché d’orgueil dont ils furent accusés après avoir vou-lu égaler les créateurs. La première internationale de la conservation a défi nitivement séparé la restauration et la réfection en créant des fi lières spécialisées. Elle a rendu son crédit au patrimoine et a légué à la postérité la redoutable question du droit d’auteur des conserva-teurs-restaurateurs. L’économie de l’authenticité pros-père depuis, et le problème politique des spécialistes est aujourd’hui de savoir si le crédit symbolique de l’entreprise est équitablement réparti entre ses action-naires. Quelle part en touchent-ils ? La réponse varie dans chaque pays en fonction du statut des praticiens. La France des héritiers151, qui a fait d’eux des presta-taires de service, ne leur a évidemment pas laissé la meilleure place.

FIGURE 11 : LE MILIEU DE LA CONSERVATION-RESTAURATION

144. L. Lessig, L’Avenir des idées, III, ch. 6, PUL, Lyon, 2005.145. S. Muñoz Viñas, Contemporary Theory of Conservation, ch. 3, éd. Elsevier, Burlington, 2005.146. ECCO, Competences for Access to the Conservation-Restoration Profession, 2011.147. J.-C. Gardin, Le Calcul et la Raison, ch. 2-3, pp. 7-8, 10-11, éd. EHESS, Paris, 1991.148. www.ffcr.fr149. M. Foucault, Le Corps utopique – Les hétérotopies, éd. Lignes, 2009.150. A. Moisan, « Processus d’émergence des nouveaux métiers – Débat », dans Cahier technique, n° 6, 1999-2000, p. 74.151. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, éd. de Minuit, Paris, 1964.

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Politiquement, notre grande nation fut pourtant à l’avant-garde de la première internationale de la conservation, après la Première Guerre mondiale, au temps de la SDN et de la CICI. Mais son ambition a régressé depuis que l’ONU et l’UNESCO ont pris le relais, au risque d’en-tretenir le mythe du déclin de la France privée de ses colonies. Première nation à projeter de créer une école de restauration après la Révolution, elle fut la dernière à le faire après Mai-1968. En écartant d’abord la solution du corporatisme d’État, puis en refusant de créer un corps de restaurateurs diplômés dans la fonction publique, ou de régle-menter l’exercice de la profession en protégeant son titre, elle a fait de ses praticiens formés à grands frais de simples sans-papiers, contribuant au bien public sans reconnaissance po-litique.À l’heure de la mondialisation et de la faillite des États, il se pourrait que les conservateurs-restaurateurs soient les pionniers d’une histoire qui com-mence à peine. J’ai voulu montrer comment leur discipline est née dans l’entre-deux-guerres, au temps de la première internationale éclairée par l’électromagnétisme, puis fut instituée par la deuxième, marquée par la déco-lonisation et l’arrivée des matériaux synthétiques, et se poursuit actuellement sous la troisième, qui débuta avec la révolution numérique. Chaque époque innove en in-tégrant de nouveaux outils à son graphe sociotechnique, entraînant une reconfi guration des réseaux d’activité de la précédente. Après les laboratoires et les instituts qui ont pullulé sous les deux premières internationales, l’Internet et le développement durable révolutionnent aujourd’hui le monde de la conservation (fi g. 12).

Une nouvelle époque s’ouvre donc. J’ai voulu rappe-ler dans cet article que les conservateurs-restaurateurs peuvent s’approprier ses outils et les mettre au service de leur intelligence, en formant un milieu informatique associé à leur pratique pour réenchanter leur monde, c’est-à-dire y cultiver leur singularité et poursuivre leur individuation psychique et collective. J’ai rêvé qu’une communauté virtuelle, [i/MAC/R], implémente le lo-

giciel [C/FARO] mis en ligne par l’entreprise [PA/RE/SO], pour se connecter à la troisième internatio-nale de la conservation et faire ainsi son entrée dans la société de l’in-formation. Mais la situation n’est pas si simple, car tous les praticiens sont débordés. Faut-il en conclure que c’est fi nalement ce déborde-ment qu’il faut penser si l’on veut trouver une solution à ce problème pratique ?Comment penser lorsqu’on est af-fairé ? Il se pourrait que la clef de l’énigme soit à chercher du côté de l’ergologie, c’est-à-dire d’une théo-rie de l’activité qui mette les outils de l’historiographie, de l’ontologie et de l’épistémologie au service d’une pensée du travail et de la tech-nique152. Parvenue au pied du mur,

cette chronique doit se confronter au réel pour aboutir et ne plus faire que des études de cas pour usiner ses concepts et montrer leur utilité pratique. Puisque le cré-puscule approche, l’oiseau de Minerve devrait prendre son envol. Mais qui croit encore au monde qui vient ? La communauté dont je me suis amusé à annoncer la venue n’est-elle pas une utopie ? Quelle importance : dans le silence infi ni de la nuit, les objets que l’on y manipule n’en diront rien – Endgame. 152. http://ergologie.com

FIGURE 12 : CHRONOLOGIE DES GRAPHES SOCIOTECHNIQUES

En écartant d’abord la solution

du corporatisme d’État, puis en refusant de créer un corps

de restaurateurs diplômés dans la fonction publique,

ou de réglementer l’exercice de la profession en protégeant son titre,

elle a fait de ses praticiens formés à grands frais

de simples sans-papiers, contribuant

au bien public sans reconnaissance politique.


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