+ All Categories
Home > Documents > Comment calculer les profits de la traite...

Comment calculer les profits de la traite...

Date post: 12-Sep-2018
Category:
Upload: hacong
View: 214 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
21
Guillaume Daudin Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89, n°336-337, 2e semestre 2002. traites et esclavages : vieux problèmes, nouvelles perspectives ? pp. 43-62. Abstract Computing the profit rates of slave trade is central to the debate on the importance of this trade for the development of England and France in the 18th century. This paper presents the three methods that historians have used to compute profits, alongside with their results. The paper explains why the study of voyages accounts seems the most promising method. It then examines its specific difficultes. The ambition of this paper is not to solve the debate on profit rates : it is rather to give a framework in which the debate can be resolved. Résumé Le calcul des taux de profits accrus au capital investi dans les expéditions de traite est au centre du débat sur l'importance de cette dernière pour le développement de l'Angleterre et de la France au XVIIIe siècle. Cet article présente les trois méthodes qui ont été utilisées par les historiens pour calculer ces taux et leurs résultats. Il explique pourquoi l'examen des comptes d'expéditions est la méthode la plus prometteuse, puis étudie les difficultés qui lui sont spécifiques. Il espère ainsi, sinon résoudre le débat sur les profits de la traite, du moins donner un cadre dans lequel il sera possible de le résoudre. Citer ce document / Cite this document : Daudin Guillaume. Comment calculer les profits de la traite ?. In: Outre-mers, tome 89, n°336-337, 2e semestre 2002. traites et esclavages : vieux problèmes, nouvelles perspectives ? pp. 43-62. doi : 10.3406/outre.2002.3980 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_1631-0438_2002_num_89_336_3980
Transcript
Page 1: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

Guillaume Daudin

Comment calculer les profits de la traite ?In: Outre-mers, tome 89, n°336-337, 2e semestre 2002. traites et esclavages : vieux problèmes, nouvellesperspectives ? pp. 43-62.

AbstractComputing the profit rates of slave trade is central to the debate on the importance of this trade for the development of Englandand France in the 18th century. This paper presents the three methods that historians have used to compute profits, alongsidewith their results. The paper explains why the study of voyages accounts seems the most promising method. It then examines itsspecific difficultes. The ambition of this paper is not to solve the debate on profit rates : it is rather to give a framework in whichthe debate can be resolved.

RésuméLe calcul des taux de profits accrus au capital investi dans les expéditions de traite est au centre du débat sur l'importance decette dernière pour le développement de l'Angleterre et de la France au XVIIIe siècle. Cet article présente les trois méthodes quiont été utilisées par les historiens pour calculer ces taux et leurs résultats. Il explique pourquoi l'examen des comptesd'expéditions est la méthode la plus prometteuse, puis étudie les difficultés qui lui sont spécifiques. Il espère ainsi, sinonrésoudre le débat sur les profits de la traite, du moins donner un cadre dans lequel il sera possible de le résoudre.

Citer ce document / Cite this document :

Daudin Guillaume. Comment calculer les profits de la traite ?. In: Outre-mers, tome 89, n°336-337, 2e semestre 2002. traites etesclavages : vieux problèmes, nouvelles perspectives ? pp. 43-62.

doi : 10.3406/outre.2002.3980

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_1631-0438_2002_num_89_336_3980

Page 2: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

Comment calculer les profits de la traite ? '

Guillaume DAUDIN, Stanford, Etats-Unis.

Résumé : Le calcul des taux de profits accrus au capital investi dans les de traite est au centre du débat sur l'importance de cette dernière pour le

développement de l'Angleterre et de la France au XVIIF siècle. Cet article présente les trois méthodes qui ont été utilisées par les historiens pour calculer ces taux et leurs résultats. Il explique pourquoi l'examen des comptes d'expéditions est la méthode la plus prometteuse, puis étudie les difficultés qui lui sont spécifiques. Il espère ainsi, sinon résoudre le débat sur les profits de la traite, du moins donner un cadre dans lequel il sera possible de le résoudre.

Mots-clefs : Traite / Angleterre / France / XVIIF siècle / Profits /

Summary : Computing the profit rates of slave trade is central to the debate on the importance of this trade for the development of England and France in the 18th century. This paper présents the three methods that historians hâve used to compute profits, alongside with their results. The paper explains why the study of voyages accounts seems the most promising method. It then examines its spécifie difficultés. The ambition of this paper is not to solve the debate on profit rates : it is rather to give aframework in which the debate can be resolved.

Key words : Slave trade / France / England / 18th century / Profits / Methodo- logy

L'importance que les historiens doivent accorder à la traite atlantique dans le développement européen dépend en partie de l'importance des profits qu'elle a apportés aux négriers européens. Les profits issus de la traite ont donc été l'objet de débats animés 2. Les différentes estimations s'échelonnent entre les 30 % repris par Eric Willams 3 et les 5 à 10 % défendus par

1. Merci à Olivier Pétré-Grenouilleau pour sa relecture attentive - et ses conseils - et à Stephen Behrendt qui m'a amicalement communiqué un extrait de sa thèse.

2. Pour un résumé de ces débats dans le cas de l'Angleterre : Morgan, K., Slavery, Atlantic Trade and the British Economy (Cambridge, 2000), 36-48.

3. Williams, E. W., Capitalism and Slavery (New-York, 1944 (1966)).

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 3: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

44 G. DAUDIN

Richardson, Behrendt et Morgan 4. En ce qui concerne la France, le chiffre le plus souvent repris est celui de Jean Meyer : 6 % 5.

La notion de profit ne semble pas poser de difficultés particulières : n'est- elle pas simple et intuitive ? Peut-être pas : la relecture du débat par un économiste comme l'auteur de cet article peut utilement soutenir la qualité des calculs qui ont été faits. Il est en effet facile de faire des erreurs en calculant des taux de profits. Ainsi, le chiffre de Jean Meyer que je viens de citer est issu du raisonnement suivant, à propos de 19 expéditions négrières de Chaurand entre 1786 et 1791 : « les répartitions [c'est-à-dire les bénéfices distribués aux copropriétaires des navires par l'armateur] sont chiffrées, tous frais déduits, à 3 024 687 livres ; et le bénéfice a atteint un total,

de 1 177 536 livres (63 %). On ne peut évidemment se contenter de ces chiffres. Même en supposant que les bénéfices aient été récupérés en moins de 10 ans, l'intérêt annuel réel tombe à 6 % » 6. Le calcul fait ici a été de diviser le taux de profit total par le nombre d'années sur lesquelles les retours se sont effectués (10) pour obtenir le taux de profit annuel : 6 %. Comme nous allons le voir dans la troisième section de cet article, ce raisonnement est incongru. Suivant la chronologie exacte des répartitions, le taux de profit annuel aurait en fait pu varier entre 5 % et 62 % : si toutes les répartitions annuelles avaient été égales à 16,3 % du capital investi, le taux de profit annuel aurait été de 10 % .

Le fait qu'un historien de grande qualité comme Jean Meyer fasse ce genre d'erreur incite à traiter l'ensemble des chiffres qui sont cités dans le débat avec prudence. Mon objectif dans cet article est donc d'éclairer les difficultés de méthode que pose le calcul de taux de profits du commerce d'esclaves au xviii6 siècle : les remarques que je vais faire pourraient d'ailleurs être

au problème de l'examen des profits de l'ensemble du commerce. Je discute dans une première section les mérites des trois méthodes qui ont été employées pour calculer les profits du commerce d'esclaves. Dans une deuxième section, je souligne les difficultés liées au calcul des taux de profits annuels à partir des comptes d'expédition survivants. Mon objectif n'est pas de départager les différents acteurs du débat 7 mais plutôt de déterminer dans quel cadre le débat peut trouver une solution.

4. Richardson, D., « Accounting for Profits in the British Trade in Slaves : Reply to William Darity », Explorations in Economie History, 26 (1989), 492-499, Behrendt, S. D. « The British Slave Trade, 1785-1807 : Volume, Profitability and Mortality » (PhD, University of Wisconsin, 1993), 113 ; Morgan, Slavery, 44.

5. Meyer, J., L'armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIF siècle (Paris, 1969), 215.

6. Ibid.,215. 7. Ce que j'essaye de faire dans : Daudin, G., « The quality of slave trade investment in

eighteenth century France », Working Paper (2002).

Page 4: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

COMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 45

Différentes méthodes d'évaluation des profits

Pendant longtemps, les estimations des profits de la traite mentionnées par les historiens venaient essentiellement soit des estimations des

8 soit de calculs peu sophistiqués menés à la fin du xixe siècle 9. Eric Williams reprenait ainsi les profits avancés par James Wallace. Depuis les années 1970 cependant, de nouvelles méthodes ont été employées pour

les profits.

L'utilisation de la théorie économique

Parmi ces nouvelles méthodes, celle que Thomas et Bean 10 ont proposée est certainement la plus élégante. Elle repose en effet sur une intuition économique simple. Si le secteur de la traite avait été concurrentiel, et notamment s'il était possible d'y participer facilement, il est impossible que ses profits aient été supérieurs à ceux du reste de l'économie. Reprenant essentiellement la description du secteur du transport maritime menée par Davis n, Thomas et Bean affirment qu'aucun des acteurs du secteur de la traite ne détenait de pouvoir de marché : ils se livraient une « concurrence atomistique » 12. L'entrée de nouveaux acteurs dans le secteur était très facile, et en conséquence la rentabilité des ressources qui y étaient investies — ajustée par le risque - était égale à la rentabilité des mêmes ressources dans le reste de l'économie. « If the expected return to resources used in slaving exceeded the expected return elsewhere, additional resources would hâve been quickly drawn out of the other trades and into slaving until the added compétition lowered the expected returns the level of the best alternative use for those resources » 13.

Il est cependant possible de contester le caractère compétitif du secteur de la traite. Inikori a souligné qu'un nombre réduit d'entreprises contrôlaient plus de 50 % du commerce d'esclaves. Ces firmes n'admettaient pas

de nouveaux membres dans leurs rangs 14. Les difficultés liées au rassemblement du capital et des biens nécessaires à la traite rendaient

l'accès au secteur 15. De plus il était possible de faire des économies

8. Ainsi pour les profits à Liverpool : Wallace, X, A General and Descriptive History of the Ancient and Présent State of the Town of Liverpool (Liverpool, 1795).

9. Dans le cas de l'Angleterre : Dicky, S. A., Liverpool and Slavery : An Historical Account of the Liverpool-African Slave Trade (Liverpool, 1884) ; Williams, G., History of the Liverpool Privateers and Letters of Marque with an Account of the Liverpool Slave Trade, 1897).

10. Thomas, R. & Bean, R., « The Fishers of Men : The Profits of the Slave Trade », Journal of Economie History, 34 (1974), 885-914.

11. Davis, R., The rise of the English Shipping Industry in the Seventeenth and Eighteenth Centuries (London, 1962).

12. Thomas & Bean, « Fishers of men », 894. 13. Ibid.,898. 14. Inikori, J. E., « English Trade to Guinea : A Study in the Impact of Foreign Trade on the

English Economy, 1750-1807 » (PhD, Ibadan, 1973), 752. 15. Ibid.,758.

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 5: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

46 G. DAUDIN

d'échelles qui augmentaient la rentabilité des grandes entreprises par aux entrants potentiels 16. Anderson et Richardson ont rejeté ces : cela a conduit à un échange de comments et de rejoinders entre eux et

Inikori 17 sans qu'un consensus ne se dégage. Behrendt a rassemblé les données nécessaires pour étudier l'organisation du secteur en Angleterre entre 1785 et 1807. Il conclut que le secteur n'était pas très concentré, et le devenait de moins en moins durant sa période : les profits devaient donc être normaux au moment de l'abolition 18. Il suggère toutefois qu'il était possible de faire des économies d'échelles dans le commerce d'esclaves et que des barrières à l'entrée - notamment en matière d'assurance - devaient exister 19.

Cette approche pose un certain nombre de difficultés. Tout d'abord, comme cela a été remarqué par Darity, savoir si les profits étaient normaux ou pas ne permet pas de les chiffrer 20. Savoir si des profits supérieurs à ceux du reste de l'économie — des « surprofits » — existaient est toutefois une question importante, même si on ne peut pas régler le problème du chiffre.

Ceci étant acquis, il est possible de mettre de côté la discussion portant sur le caractère atomistique ou non de la concurrence dans la traite. Certes, la concurrence atomistique est une condition suffisante pour que la traite n'ait pas procuré de profits plus importants que les autres activités. Mais il s'agit d'un cas limite, rarement observé. De plus, il ne s'agit pas d'une condition nécessaire : il existe de nombreuses situations théoriques où il peut y avoir tout à la fois absence de concurrence atomistique et absence de surprofit. Même un marché détenu par un nombre réduit d'entreprises peut ne pas fournir de surprofits si des concurrents potentiels peuvent pénétrer sur le marché sans coût. En plaçant le débat à ce niveau, les partisans de l'absence de surprofits se handicapent inutilement.

En conséquence, le débat devrait donc porter essentiellement sur ou non de barrières à l'entrée dans le secteur de la traite. Mais l'absence

complète de barrières à l'entrée est aussi un cas limite qu'il est difficile d'observer, surtout dans le cas d'une économie d'Ancien Régime. Les

à l'entrée peuvent en effet prendre des formes très diverses. Par exemple, l'intégration dans les réseaux existants, ou la construction de réseaux ne pouvait pas se faire sans coût : or face à l'imperfection de méthodes légales pour imposer le respect des contrats, l'activité économique des négociants se

16. Ibid.,767. 17. Anderson, B. L. & Richardson, D., « Market Structures and the Profits of the British

African Trade in the Late Eighteennth Century : A Comment », Journal of Economie History, 43 (1983), 713-721, 718-720 ; Inikori, J. E., « Market Structures and the Profits of the British African Trade in the Late Eighteennth Century : A Rejoinder », Journal of Economie History, 43 (1983), 723-728 et Anderson, B. L. & Richardson, D., « Market Structures and the Profits of the British African Trade in the Late Eighteennth Century : A Rejoinder Rebutted », Journal of Economie History, 45 (1985), 705-707.

18. Behrendt, « British Slave Trade », 113. 19. Ibid., 130-1. 20. Darity, W. J., « The Number Game and the Profitability of the British Trade in Slaves »,

Journal of Economie History, XLV (1985), 693-703, 694.

Page 6: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

COMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 47

plaçait dans le cadre de réseaux sociaux, notamment familiaux 21. Un autre exemple de barrière à l'entrée était l'investissement minimal pour participer à la traite : même si l'investissement minimal dans une expédition de traite était peu important, l'investissement minimal pour se protéger

du risque était considérable. En effet, le risque commercial des individuelles de traite était grand : il n'est pas besoin de revenir sur ce

caractère connu du secteur. Pour se protéger contre ce risque, il était d'investir dans de nombreuses expéditions différentes. Il est donc

de contester l'existence d'au moins certaines barrières à l'entrée dans le commerce d'esclaves 22.

Cependant, l'existence de barrières à l'entrée n'est pas une condition suffisante pour l'existence de surprofits. Si le secteur était organisé selon une concurrence à la Bertrand 23, il n'y aurait pas eu de surprofits. De manière plus générale, il est toujours possible de bâtir des modèles où un grand nombre d'entreprises peuvent arriver à coopérer pour s'assurer des profits supérieurs à la situation concurrentielle ; il est aussi possible de bâtir des modèles où au contraire un nombre réduit d'entreprises peuvent échouer dans la même tentative. Les résultats issus des développements de la théorie économique, et singulièrement de la théorie des jeux, se caractérisent

par leur indétermination. Dans ces conditions, il n'est pas possible de rechercher tout simplement dans le secteur de la traite à quel idéal type d'organisation industrielle il correspond. Il faut être prêt à confronter ce que l'on sait aux nombreux différents modèles qui existent. Ce travail est

; il ne permet certainement pas une conclusion aussi rapide et élégante que Thomas et Bean l'espéraient 24.

Dans l'absence d'un raccourci théorique, il me semble sage de prendre la route la plus directe pour mesurer les profits : l'examen empirique de ce qu'ils étaient. C'est ce qui est fait dans les deux méthodes que je vais présenter maintenant.

21. Les derniers travaux de Richardson portent d'ailleurs sur l'importance des réseaux dans l'activité économique : Pearson, R. & Richardson, D., « Business Networking in the Industrial Révolution », Economie History Review, 54 (2001). On pourra aussi se reporter à Pétré- Grenouilleau, 0., L'argent de la traite : milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle (Paris, 1996), 57-73.

22. Une critique similaire des conclusions de Thomas et Bean, mais portant sur les profits des intermédiaires de la traite en Afrique se trouve dans Evans, E. W. & Richardson, D., « Hunting for rents : the économies of slaving in pre-colonial Africa », Economie History Review, XLVIII (1995).

23. C'est-à-dire si chaque firme cherchait à capturer l'ensemble du marché en proposant un prix plus faible que celui pratiqué par les autres firmes. Cette concurrence s'oppose à une concurrence à la Cournot où les différentes firmes choisissent chacune leur offre et laissent le marché fixer le prix.

24. Pour avoir une idée de la multiplicité des modèles existants, on pourra se référer à n'importe quel manuel de micro-économie, par exemple Nicholson, W., Microeconomic Theory : Basic principles and Extensions (Fort Worth, 1998), chapitres 19 et 20.

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 7: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

48 G. DAUDIN

La reconstruction théorique des profits

Une de ces deux méthodes est celle d'Anstey 25. Elle cherche à calculer le profit dans le secteur de la traite dans son ensemble. Elle consiste à utiliser des sources diverses pour estimer les différents éléments qui intervenaient dans la rentabilité de la traite : ces éléments mis ensemble permettent de calculer le taux de profits pour l'ensemble du secteur.

Anstey utilise la formule suivante :

-1

Taux de profit de la traite =

Revenu du capital dans la traite Tonnage total utilisé dans la traite x Frais par tonneau de navire envoyé à la traite

où :

Revenu du capital dans la traite =

Nombre d'esclaves vendus aux Antilles x Prix des esclaves aux Antilles x (1-Frais proportionnels au prix) + (Valeur d'un tonneau de navire au retour x Tonnage total utilisé dans la traite)

Pour cela, il lui faut donc estimer six grandeurs :

— Le tonnage total des navires utilisés dans la traite : il l'estime comme le tonnage total des navires faisant commerce avec l'Afrique, réduit de 5 % pour prendre en compte l'existence d'un commerce direct.

— Les frais fixes par tonneau. - Le nombre d'esclaves vendus aux Antilles. — Le prix de vente des esclaves aux Antilles. - Le pourcentage du prix des esclaves qui partaient en frais : les

versées aux membres de l'équipage et à l'intermédiaire aux Antilles ; le prix de la remise des lettres de changes encaissées aux Antilles ; et divers frais comprenant une partie du salaire de l'équipage. Anstey estime que la plupart des esclaves étaient échangés contre des lettres de change sur deux ans qu'il convient donc d'escompter à 5 ou 6 % par an suivant la situation

- La valeur du tonneau de chaque navire à son retour en Angleterre.

Ces six estimations permettent à Anstey de calculer un profit pour chaque décennie s'échelonnant entre 1761 et 1807. Le profit global sur l'ensemble de la période aurait été égal à 9,5 %. Anstey augmenta ce chiffre à 10,2 % en

25. Anstey, R., « The Volume and Profitability of British Slave Trade, 1761-1807 », in S. L. Engerman & E. D. Genovese (eds.), Race and Slavery in the Western Hémisphère : Quantitative Studies (Princeton, 1975a), 3-31, 14-20 et 27-31, notamment table 6. Presque la même information est disponible dans Anstey, R., The Atlantic Salve Trade and British Abolition, 1760-1810, 1975b), 38-57.

Page 8: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

COMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 49

1976 pour prendre en compte une nouvelle estimation du nombre d'esclaves vendus dans les Antilles 26.

Comme l'affirme Inikori, ce calcul fait l'hypothèse que les navires utilisés pour la traite revenaient à vide des Antilles : mais elle semble justifiée par l'organisation du commerce anglais 27. Cette hypothèse n'a pas été reprise dans le débat 28.

Inikori a aussi émis des doutes sur deux des estimations d'Anstey : la première est l'idée que les estimations proposées par Anstey : le nombre d'esclaves vendus aux Antilles, le prix des esclaves aux Antilles 29. Darity a calculé l'effet de la prise en compte des critiques d'Inikori sur les estimations d'Anstey 30. Il montre qu'une modification du nombre d'esclaves introduits aux Antilles ou du prix des esclaves aux Antilles peut changer du tout au tout l'estimation des profits, les faisant passer à 23 % ou à 16 % . L'effet des deux modifications combinées est de faire monter les profits jusqu'à 30 %. Le rejet par Richardson (Anstey étant décédé avant les années 1980) des estimations de Darity dans un article centré sur un autre problème a conduit une

fois à un échange de vues sur le sujet 31. Plus récemment, les nouvelles estimations de Behrendt l'ont conduit à proposer selon cette méthode un taux de profit médian d'entre 7,1 % et 7,5 % entre 1783 et 1807 32.

Il est possible d'évaluer des grandeurs macroéconomiques pour le xviiie, siècle même si cela est difficile. Par contre mêler différentes estimations, venues de différentes sources, est hasardeux : l'estimation finale est très fragile car elle repose elle-même sur d'autres estimations. L'estimation

d'Anstey est beaucoup moins robuste que la moins robuste de ses six estimations. Elle repose en effet sur la comparaison de deux valeurs

: les revenus et les coûts : leur différence est comparée à la somme de capital investie pour mesurer le taux de profit. Il est difficile d'évaluer la marge d'erreur qui porte sur chacune de ces grandeurs, mais il est difficile de croire qu'elle est inférieure à 5 %. Cette marge d'erreur serait parfaitement acceptable si l'on examinait les grandeurs séparément. Mais la marge d'erreur sur la différence - c'est-à-dire sur les profits - est beaucoup

26. Anstey, R., « the British Slave Trade, 1761-1807 : A Comment », Journal of African History (1976), 606-607.

27. Sheridan, R. B., « The Commercial and Financial Organisation of the British Slave Trade, 1750-1807 », Economie History Review, XI (1958), 249-263, p. 254

28. Les autres hypothèses d'Inikori ont été reprises par Darity, « Number game ». Darity affirme dans cet article que cette critique ne conduit pas à une réévaluation importante. Il me semble toutefois qu'il confond le calcul fait par Anstey pour prendre en compte le fait que certains navires à destination de l'Afrique ne pratiquaient pas la traite et le calcul qu'il faudrait faire pour prendre en compte les possibilités de gains commerciaux portant sur les cargaisons de retour. Remarquons d'ailleurs qu'il était possible de gagner comme de perdre sur les cargaisons de retour.

29. Inikori, « English Trade to Guinea », 761-762, note 52. 30. Darity, « Number game », 695-702. 31. Richardson, D., « The Costs of Survival : The Transport of Slaves in the Middle Passage

and the Profitability of the 18th-Century British Slave Trade », Explorations in Economie History, 24 (1987), 178-196, 179 ; Darity, W. J., « Profitability of the British trade in slaves once again », Explorations in Economie History, 26 (1989) ; Richardson, « Accounting for profits ».

32. Behrendt, « British Slave Trade », 108, 283-285.

RFHOM, T.89,N° 336-337 (2002)

Page 9: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

50 G. DAUDIN

plus importante. Mettons qu'il soit possible d'évaluer la différence à 10 % des coûts. Une sous-estimation des revenus de 5 % conduit à sous-estimer la différence entre les coûts et les revenus de 5.5 points de pourcentage, soit de 55 % . Symétriquement, une sous-estimation légère des coûts conduit à une surestimation importante des profits. Dans le pire des cas, des erreurs de 5 % sur les revenus et sur les coûts peuvent conduire à une erreur de 100 % sur les taux de profit. La situation est en fait encore pire, puisque les estimations des coûts comme des revenus sont elles-mêmes des combinaisons

Une légère erreur sur les prix, combinée à une légère erreur sur le nombre d'esclaves vendus aux Antilles, combinée à une légère erreur sur la taille des navires envoyés à la traite, combinée à une légère erreur sur le coût des mise-hors, peut conduire à une erreur très importante sur le résultat final.

La méthode d'Anstey permet de vérifier que les estimations globales de coûts et d'entrées sont plausibles. Mais elle ne permet pas de mesurer avec quelque sûreté que ce soit ce que sont les profits.

L'examen des livres de compte

Après le rejet des deux méthodes examinées jusqu'à maintenant, il en reste une troisième : l'examen des livres de comptes et des profits des acteurs de la traite. Le débat autour des livres de comptes des acteurs de la traite s'est concentré en Angleterre sur l'utilisation des comptes de William Davenport et de ses partenaires. Parkinson a tout d'abord montré qu'ils étaient

sur le plan des techniques comptables 33, avant de s'associer à Hyde et Marriner pour une première approche de ce qu'ils nous apprenaient sur les profits de la traite 34. Richardson et Inikori ont chacun mené dans les années 1970 une étude statistique plus approfondie de ces comptes. Richardson a étudié 64 comptes d'investissements et de retours portant sur 74 voyages de traite. Sa conclusion est que Davenport avait un profit moyen par expédition de 17 %, et un taux de profit annualisé de 8,1 % 35. Inikori a cherché à rassembler l'ensemble des comptes disponibles : il a pu travailler sur 104 voyages 36. À propos de 79 expéditions de Davenport, il trouve presque le même profit moyen par expédition que Richardson : 17,9 % . Par contre, il conteste le mode de calcul du profit annualisé par Richardson et le place à 10,2 %. Les autres 25 expéditions qu' Inikori a pu étudier se sont soldées par

33. Parkinson, B. B., « A Slaver's Accounts », Accounting Research (1951), 144-50. 34. Hyde, F. E., Parkinson, B. B. & Marriner, S., « The Nature and Profitability of the

Liverpool Slave Trade », Economie History Review, 5 (1953), 368-77. 35. Richardson, D., « Profits in the Liverpool Slave Trade : The Accounts of William

Davenport, 1757-1784 », in R. Anstey & P. E. H. Hair (eds.), Liverpool, the African Slave Trade, and Abolition (Liverpool, 1976) et Richardson, D., « Profitability in the Bristol-Liverpool slave trade », Revue française d'histoire d'Outre-Mer, 62 (1975), 301-308. Le premier de ces articles est plus complet que le second.

36. Inikori, « English Trade to Guinea », 439-44. Les résultats sont dans Inikori, J. E., « Market Structures and the Profits of the British African Trade in the Late Eighteennth Century », Journal of Economie History, 41 (1981), 745-776, 767 et passim.

Page 10: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

COMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 51

des profits totaux de 27 % 37. Anderson et Richardson affirment que ce dernier résultat est fortement influencé par cinq expéditions ayant fait un profit total de 67 % - 48 % de profit annualisé 38. Ce thème est repris dans le « rejoinder » and le « rejoinder rebutted » qui ont suivi cet article 39.

Behrendt a découvert deux comptes supplémentaires d'expéditions qui montrent des profits importants 4fy. En ce qui concerne la France, les recherches de Meyer à partir des comptes de Bertrand de Cœuvre utilisent la même méthode. Il estime que son taux de profit annuel était de 6 % 41. Stein utilise la même méthode pour ses calculs, mais sur un nombre beaucoup plus réduit d'expéditions s'étant déroulées entre 1783 et 1792. Il conclut que les profits de la traite étaient d'approximativement 10 %, dont près de la moitié d'aides gouvernementales 42.

Les archives privées d'investisseurs ou d'armateurs du xviiie siècle ne nous sont parvenues qu'en petit nombre. Il ne subsiste ainsi que trois

commerciales nantaises pour l'ensemble du xvme siècle : celles de Delaville-Deguer 43, de Bertrand de Cœuvre et de la maison Chaurand

44. Diverses sources de qualité sur les négociants ne comprennent pas de données permettant de calculer des taux de profit. Ainsi, la correspondance de Benoît Lacombe — négociant bordelais — a été retrouvée par hasard chez un antiquaire. Mais rien ne nous y permet de calculer des taux de profit 45. C'est aussi le cas pour les Foache, négociants du Havre 4£>, ou de Gradis, grand armateur bordelais 47. Ou encore de Roux, négociant de Marseille sur lequel Carrière a écrit un ouvrage 48. Au total, il est possible de calculer une

37. En moyenne pondérée par la taille de l'investissement : Inikori, « Market structures », 773.

38. Anderson, B. L. & Richardson, D., « Market Structures and the Profits of the British African Trade in the Late Eighteennth Century : A Comment » Ibid., 43 (1983), 713-721, 715-718.

39. Inikori, J. E., « Market Structures and the Profits of the British African Trade in the Late Eighteennth Century : A Rejoinder » Ibid., 723-728 et Anderson & Richardson, « Rejoinder Rebutted ».

40. Behrendt, « British Slave Trade », 104, 281-282 41. Meyer, Armement nantais. 42. Stein, R. L., « The profitability of the Nantes Slaves Trade, 1783-1792 », Journal of

Economie History, xxxv (1975), 779-793 43. Retrouvées, sous un amas de vieux papiers, chez un chiffonnier en 1912. Ces livres avaient

apparemment longtemps servi d'herbier : 28 registres in-folio. Voir Rinchon, D., Les armements négriers au XVIIIe siècle d'après la correspondance et la comptabilité des armateurs et

nantais (Bruxelles, 1956), 21. 44. Retrouvée dans un grenier près de Nantes en 1937 : 80 registres in-folio. Voir Ibid., 22. 45. Cornette, J., Un révolutionnaire ordinaire : B. Lacoube, négociant 1750-1819 (Seyselle,

1986). 46. Bégouen-Demeaux, M., Mémorial d'une famille du Havre, t.l : les fondateurs. Choses

et gens du XVIIF siècle en France et à Saint-Domingue, t.2 Stanislas Foâche, négociant à Saint-Domingue, 1737-1806, t.3 : Jacques François Begouën (1743-1831), t.4 : Jacques

Begouën (1743-1831) (Paris, 1948-1958). 47. Maupassant, J. d., Un grand armateur de Bordeaux, Abraham Gradis (1699 ?-1780)

(Bordeaux, 1917). Quoique dans ce cas, Butel nous fournisse quelques taux de profit, mais pour des voyages en droiture : Butel, P., Les négociants bordelais, l'Europe et les îles au XVIIIe siècle (Paris, 1974), 261-262.

48. Carrière, C. & Goury, M., Georges Roux, dit de Corse : l'étrange destin d'un armateur marseillais, 1703-1792 (Marseille, 1990).

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 11: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

52 G. DAUDIN

centaine de profits portant sur à peu près 150 expéditions pour la France : il arrive en effet qu'il ne soit pas possible de différencier les différentes

d'un navire 49. Dans le cas anglais, 104 expéditions négrières sont documentées. La base de données éditée par Eltis, Behrendt et Richardson recense 8 314 expéditions de traite à partir de la Grande-Bretagne durant le xvme siècle dont 5 417 durant la deuxième moitié, et 3 262 à partir de la France dont 2 112 durant la deuxième moitié 50. Il est donc probable que nous ne connaîtrons jamais les profits de plus de 1 % à 5 % des expéditions de traite. Ce chiffre n'est pas faible dans l'absolu : de nombreuses études statistiques et de sondages reposent sur des échantillons plus réduits.

la grande variabilité des profits de la traite pose problème : on est en effet confronté à un problème de mean blur ; l'importance de la variance des observations rend l'intervalle de confiance très large. C'est d'ailleurs le cas même avec les mesures contemporaines de rentabilités 51. Obtenir une

statistique sur les profits est donc très difficile. Ce n'est pas une raison suffisante pour rejeter cette méthode : ce problème se posera pour toute tentative de mesure empirique des profits de la traite. Au moins n'est-on confronté qu'avec la variance d'une seule estimation plutôt qu'avec les variances combinées d'un grand nombre de estimations.

Le biais éventuel de l'échantillon dont on dispose est plus gênant. Thomas et Bean ont affirmé que « since the records of a bankrupt merchant are less likely to hâve been preserved, a Darwinian process should give a bias toward the préservation of successful voyages ». Cette affirmation est contestable. En cas de faillite, les comptes des armateurs étaient en effet souvent soustraits aux caprices de leurs possesseurs pour être placés dans des archives officielles : les chances qu'ils survivent dans ces dernières étaient plus importantes que les chances qu'ils survivent dans les archives privées. De plus, les expéditions heureuses n'ont pas d'histoire. Par contre, les

et les revers de fortune entraînent souvent la dissension entre les associés : ils provoquaient donc un accroissement des relations épistolaires et notamment des demandes et des envois de comptes. La reproduction et la dispersion des comptes augmentaient leurs chances de survie. Cela est d'autant plus important que les lettres envoyées étaient archivées par les expéditeurs. C'est peut-être grâce aux problèmes qu'a connus la société dont Dugard était le gérant que nous en savons tant sur elle 52. Une autre

inverse, vient de la tendance que peuvent avoir les succès à attirer le regard sur eux. Cependant, en n'utilisant que des sources privées, on s'assure que la curiosité du public du xviiie siècle ne joue pas de rôle dans la sélection de l'échantillon. Quant aux chercheurs des xxe et xxie siècles, la rareté des

49. Cf. Daudin, G., « Le rôle du commerce dans la croissance : une réflexion à partir de la France du xvme siècle » (Thèse de doctorat, Université Paris-I, 2001), chapitre 5 ou Daudin, « Quality of slave trade investment ».

50. Eltis, D., Behrendt, S. D. & Richardson, D., The trans- Atlantic slave trade : a database on CD-ROM (Cambridge, 1999).

51. Luenberger, D. G., Investment Science (New York, Oxford, 1998), 214-215. 52. Miquelon, D., Dugard of Rouen. French Trade to Canada and the West Indies, 1729-

1770 (Montréal and London, 1978).

Page 12: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

COMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 53

sources ne leur a probablement pas permis d'être très regardants : ils ont étudié tout ce qui était disponible. Je ne crois donc pas que les biais de sélection doivent nous inquiéter 53.

Le dernier problème est celui de la confiance que l'on peut accorder aux comptabilités du xviiie siècle. Ainsi, les comptes de la première société entre les frères Pellet présentent un profit de 42 000 livres Mais l'examen de la deuxième société — dont le capital est formé par le fonds capital de la première et par les bénéfices réalisés — montre que les profits avaient en fait été de 138 000 livres ! 54. L'explication de Cavignac est « le souci du secret des affaires » : il arrivait que les marchands désirent que ni leurs commis ni même leur famille ne soient au courant de leur activité. Guillaume Boutellier, le plus riche négociant de Nantes avant la Révolution, en est un exemple 55. Dans ce cas cependant, les profits avoués par les marchands dans leurs comptabilités seraient des sous-estimations des profits réels. Cette sous- estimation était cependant difficile lorsque les comptabilités portaient sur des affaires menées en association entre plusieurs agents II était en effet courant que chacune des parties ait des intérêts différents - ce qui assurait que les comptes seraient examinés par l'une ou par l'autre avec un œil critique. Il suffît pour s'en convaincre de consulter, par exemple, la

de la maison Romberg 56. Or la plupart des expéditions de traites étaient organisées par plusieurs associés : donc, lorsque l'on retrouve les comptes privés, je ne crois pas qu'il faille être très inquiet de la mauvaise foi des comptables.

Il n'y a pas de méthode idéale pour juger des profits de la traite. d'archives privées me semble cependant la méthode la plus prometteuse.

Je vais examiner plus en détail les difficultés qu'elle pose dans la section suivante.

L'utilisation des comptes privés

Les expéditions de traite comprenaient des opérations commerciales en Europe, en Afrique et dans l'hémisphère occidental. Les comptes privés sont organisés autour d'expéditions : il n'est pas possible de différencier les

faits, par exemple, sur la vente des esclaves de ceux faits sur les coloniales rapportées par le navire. Il faut traiter chaque expédition

comme une unité 57.

53. Au pire, il me semble que le seul à jouer serait celui lié à la multiplication de la correspondance en cas de problème : il pourrait conduire à une sous-estimation des profits de la traite.

54. Cavignac, J., Jean Pellet, commerçant en gros (1694-1772). Contribution à l'étude du négoce bordelais au XVHF siècle (Paris, 1967) 155.

55. Meyer, Armement nantais, 129. 56. Thésée, F., Négociants bordelais et colons de Saint Domingue : Liaisons d'habitations.

La Maison Henry Romberg, Bapst et de, 1783-1793 (Paris, 1972). 57. Richardson fait explicitement ce choix : Richardson, « Accounts of William Davenport »,

73. Il est différent de celui d'Anstey.

RFHOM, T.89,N° 336-337 (2002)

Page 13: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

54 G. DAUDIN

Les investissements et les revenus nets

Un premier mouvement serait de calculer tout simplement l'ensemble des coûts et l'ensemble des revenus liés à une expédition. Cette méthode est trompeuse : elle ne prend en effet pas du tout en compte le temps. Or celui-ci joue un rôle central dans la détermination de ce que sont les profits. Pour prendre en compte le temps, une première précaution est de comparer l'investissement à l'origine - ce qui ne comprend pas les frais d'escales et de désarmement - de l'expédition et l'ensemble des revenus nets, c'est-à-dire défalqués des frais d'escales et de désarmement. Cette pratique n'est par exemple pas respectée par Behrendt dans son calcul des profits du Han- nah 58. Il ajoute les frais de désarmement et le prix d'achat du sucre aux Antilles - soit 3 600 livres sterling (£) - à la somme de la mise-hors (6 789 £). Puis il compare ce total de 10 389 £ avec des retours de 14 384 £ pour conclure à un taux de profit de 40,4 % . Mais les frais de désarmement n'ont en fait jamais été déboursés, puisqu'ils ont été payés immédiatement par les retours. Le capital immobilisé depuis le début de l'expédition n'a été que de 6 789 £, qu'il faut comparer avec des retours nets de 10 784 £ pour conclure à un taux de profit de 58,8 % . Cette opération est le plus souvent possible à mener avec les données dont on dispose : d'autres difficultés se posent.

Les assurances

L'intégration des assurances dans la comparaison de l'investissement et des retours nets pose une difficulté. Il arrivait en effet que chaque associé assure individuellement sa part dans l'expédition plutôt que de laisser ce soin à l'armateur - dans le cas français - ou a ship's husband, purser ou agent - dans le cas anglais. Quand c'était le cas, les primes d'assurance n'apparaissent pas dans les comptes distribués aux associés : elles ne nous sont donc pas parvenues. Ce problème s'est notamment posé à Richardson dans son

des comptes de Davenport 59 : il a dû recourir à des hypothèses pour le taux des primes. Le problème est mentionné par Meyer ^ : il n'a pas à le résoudre, puisque les comptes de Berthrand de C œuvre sont les comptes d'un associé plutôt que ceux d'un armateur. Même lorsque les primes exactes versées pour une expédition sont inconnues, les taux des assurances étaient assez similaires entre les différentes expéditions : s'appuyer sur une

pour les calculer est donc possible. Il faut toutefois prendre garde que les primes d'assurances étaient souvent réglées après les expéditions 61 : il

58. Behrendt, « British Slave Trade », 281 59. Richardson, « Accounts of William Davenport », 71. 60. Meyer, Armement nantais, 148-149. 61. Cela apparaît pour la plupart des expéditions de Solier : Dermigny, L., Cargaisons

indiennes. Solier & Cie. 1781-1793 (Paris, 1960), t. 2, 13, 42, 117 et passim. Il ne s'agissait toutefois pas d'expéditions négrières. D'après Ducoin, c'était la pratique la plus courante, sauf pour les assureurs marseillais : Ducoin, J., Naufrages, conditions de navigation et assurances

Page 14: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

GOMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 55

convient dans ce cas-là non pas de les ajouter à l'investissement, mais de les défalquer des retours.

Le capital fixe

Une difficulté plus importante porte sur le traitement du capital fixe de l'expédition : le navire. Celui-ci peut servir à plusieurs expéditions. Il faut en effet l'intégrer dans le coût de l'expédition et, dûment amorti, dans les revenus de l'expédition. La prise en compte de ce capital dans les comptes d'expédition semble souvent incongrue. Meyer remarque par exemple que si le prix du navire — et de son radoub — est toujours compris dans le compte « d'achat, d'armement et entière mise-hors », il ne se présente pas toujours dans le compte de « désarmement et retours ». En conséquence, d'après Meyer, l'armateur trompait d'autant ses intéressés, car il ne leur reversait pas la valeur du navire mais « l'amortissait » dès le premier voyage. Il lui semble même que les armateurs recommençaient parfois le subterfuge à chaque nouvelle opération avec le même navire 62. Ce point a été éclairé par un historien de la comptabilité, spécifiquement dans les cas étudiés par Meyer 63. En fait, il n'y avait pas tromperie, car le compte de désarmement ne clôturait pas la société formée par les partenaires - c'est-à-dire

dont on cherche à calculer le rendement. Sauf si le navire avait été vendu pendant l'opération - par exemple aux Antilles - il reste la propriété des intéressés. Dans la mesure où le compte de désarmement ne

que les dépenses et les recettes de la société - et non pas son capital en cas de liquidation M —, il n'y avait pas de raison comptable d'ajouter sa valeur au compte de désarmement et de retours. Les modifications du partage de la copropriété du navire expliquent pourquoi la valeur du navire était reprise dans les investissements des expéditions suivantes. Dans ce cas, il était en effet d'usage d'une part de créditer tous les anciens copropriétaires de leurs parts dans l'ancienne copropriété dans un document comptable distinct du compte de désarmement ; et d'autre part de débiter tous les nouveaux

- qui étaient éventuellement les mêmes - de leurs nouvelles parts dans la nouvelle copropriété dans le compte d'armement. Tout cela a pour conséquence que si l'on connaît souvent la valeur du capital fixe investi dans une expédition, on connaît rarement la valeur amortie du capital fixe après l'opération.

Lorsque la valeur du navire n'est pas incluse dans les comptes de il existe trois solutions pour prendre en compte l'évolution de la valeur

dans la marine de commerce du XVIIF siècle. Le cas de Nantes et de son commerce colonial avec les îles d'Amérique (Paris, 1993), 1. 1, 166.

62. Meyer, Armement nantais, 154-155. 63. Toute l'analyse qui suit est tirée de Lemarchand, Y., « Les comptes d'armement

: les particularités comptables des sociétés quirataires à Nantes au xvme siècle », Revue d'histoire moderne et contemporaine (1995), 435-453.

64. La même conclusion ressort de la discussion faite par Miquelon à propos des comptes de Dugard : Miquelon, Dugard of Rouen, 199-201.

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 15: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

56 G. DAUDIN

du capital fixe. La première consiste à retrouver la valeur du navire dans les comptes d'armement du voyage suivant du même navire. Cependant il arrive souvent que les comptes ne précisent pas cette valeur : c'est le cas dans les comptes de Bertrand de Cœuvre, qui indiquent simplement les entrées et les sorties de capitaux. La deuxième solution consiste à traiter l'ensemble des différents voyages d'un navire comme un investissement unique plutôt que de chercher à distinguer les profits des expéditions individuelles.

les comptes des expéditions successives ne sont pas toujours En leur absence, on en est réduit à une troisième solution : faire des

hypothèses à propos de la dépréciation du capital. C'est ainsi que Richardson a traité les comptes de Davenport 65.

Lorsque la valeur du navire n'est pas incluse dans les comptes d'armement — comme c'est le cas pour certains des comptes de Davenport — il existe deux solutions. La première, lorsqu'on dispose d'informations sur plusieurs

pour le même navire, est soit de retrouver la valeur du navire dans l'expédition précédente, soit d'agréger les expéditions. Si les renseignements nécessaires à cette opération ne sont pas disponibles, il faut recourir à une deuxième solution, qui consiste à faire des hypothèses : ainsi Richardson a-t-il considéré que la valeur du navire augmentait les frais d'armement - au sens strict : non compris la cargaison par exemple — de 50 % 66.

L'agrégation des expéditions d'un même navire est la solution la plus élégante — même si elle fait perdre des observations. Elle permet de dépasser les problèmes comptables de calcul de l'amortissement en étudiant

depuis sa réalisation jusqu'à sa liquidation. De plus, même lorsque l'on connaissait parfaitement l'évolution du capital fixe, il n'est pas possible de traiter de la même façon un capital immobilisé dans un navire et une recette immédiate. Le taux de profit hypothétique de chacune des

individuelles est une construction artificielle : elle fait « comme si » le navire avait dû être acheté en début d'expédition et revendu en fin

Le taux de profit issu de l'examen des comptes d'armement d'un navire à partir de son premier voyage jusqu'à sa vente, sa mise au rebut, ou bien — pour un copropriétaire particulier - la cession de ses parts correspond de manière plus claire à un investissement réel. Les comptes de Berthrand de Cœuvre permettent d'agréger ainsi les expéditions successives : ce n'est malheureusement pas souvent le cas.

Distinguer les revenus du capital et du travail

Le profit désigne exclusivement la rémunération du capital. Pour son calcul, la rémunération du travail doit donc être considérée comme un coût et non comme un revenu. Ce n'est qu'en utilisant cette définition qu'on peut comparer le taux de profit des expéditions de traite aux taux de profits liés à

65. Richardson, « Accounts of William Davenport », 70-71. 66. Ibid.,70.

Page 16: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

COMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 57

des investissements alternatifs, comme les rentes privées ou les consols. Tout le monde s'accorde à exclure des profits les rémunérations du capitaine et des autres membres de l'équipage. Cependant, il ne faut pas négliger la nécessité de rémunérer le gestionnaire de l'expédition : l'armateur lui-même.

Une partie de la rémunération de l'armateur sert à le compenser pour son travail. Cela comprend aussi les frais liés au fonctionnement général de son comptoir. Cela couvre donc : sa correspondance ; le temps passé à superviser l'armement et le désarmement du navire ; la tenue des comptes ; l'achat des cargaisons et des provisions et les autres tâches indispensables à la réalisation de l'expédition. Lorsque l'on étudie un compte d'expédition, il est donc important de savoir si la rémunération du travail de l'armateur y est présente de manière explicite. Si ce n'est pas le cas, il convient de faire des hypothèses sur sa rémunération et de la considérer comme un coût qui obère les revenus revenant simplement au capital.

Comme souvent, le problème se pose différemment pour la France et pour l'Angleterre. En Angleterre, d'après Richardson, « They [c'est-à-dire les ship's husbands, pursers ou agents] certainly received no spécial privilèges or commissions ». Il suggère que l'avantage qu'ils en retiraient était

de pouvoir attirer des capitalistes passifs (« sleeping partners ») de manière à pouvoir disperser leurs propres risques 67. Ce système de

du travail mériterait d'être étudié plus précisément. En France au contraire, la rémunération du travail de l'armateur était

explicite. Elle se présentait sous forme de commissions. Il touchait un de toutes les activités qui se retrouvaient dans les comptes. Meyer

rapporte que les commissions étaient le plus souvent de 2 % 68. Ainsi — il ne s'agit malheureusement pas d'une expédition de traite, mais la pratique des différents commerces intercontinentaux était unifiée - Solier touchait « 2 % sur l'armement, la vente de la cargaison, etc., 4 % sur la construction du navire YHelvétienne ; 1 % sur les recouvrements d'assurances sur les navires pris » 69. Ces pourcentages étaient théoriques. Dermigny rapporte par ailleurs le total des commissions versées : l'on constate qu'il variait selon les différentes expéditions. Sur les navires qui avaient été pris, les commissions de l'armateur représentaient 1,38 % de la mise-hors et du produit brut : c'est le chiffre le plus faible. Elles représentaient 2,04 % de la mise-hors et du produit brut de certaines expéditions indiennes : c'est le chiffre le plus élevé. La moyenne pondérée de la taille des commissions était de 1,85 % 70.

Le gain apparent du capital d'un armateur français dépendait donc de trois éléments : le gain du capital dans l'expédition, l'importance des commissions et l'importance de l'autofinancement des expéditions par l'armateur 71.

67. Ibid.,68. 68. Meyer, Armement nantais, 155 ; Carrière, C, Négociants marseillais au XVIIF siècle

(Marseille, 1973) 385 ; Butel, Négociants bordelais 259. 69. Dermigny, Cargaisons indiennes 142. 70. Ibid., 142. 71. En effet, le taux de profit apparent de l'armateur est égal à [sa part dans les profits

généraux + ses commissions) /son investissement]-!.

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 17: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

58 G. DAUDIN

Ainsi, le taux de profit apparent des Solier dans leurs expéditions était de 16 %. Pourtant le taux de profit total distribué aux simples apporteurs de capitaux était de -5 %. La différence tient bien sûr aux commissions. Si aucune commission n'avait été payée, il aurait été de -0,72 % . De même, si on considère que les frères Chaurand touchaient 2 % de la mise-hors et du produit brut de chaque expédition, leur profit apparent sur leur

dans les navires dont ils ont été les armateurs entre 1776 et 1792 aurait été de 25,2 % ; alors que la rémunération de leurs investisseurs - et donc du capital - n'avait été que de 17,4 % 72. Lorsque le document dont on dispose est le compte personnel d'un armateur - plutôt que le compte d'un associé - ne pas prendre en compte la rémunération de son travail conduit donc à surestimer la rémunération du capital, et donc les profits.

Si l'on ne connaît pas la part de l'autofinancement, ni le mode formel de rémunération de l'armateur, peut-être est-il possible de calculer les profits du capital de l'armateur en défalquant de ses profits totaux les frais de

de son comptoir, y compris le prix de son travail ? La première difficulté est que la taille de ces frais est difficile à déterminer. La deuxième difficulté est que lorsqu'il est possible de comparer la rémunération du travail explicite - les commissions - et les frais, il apparaît que la

était supérieure aux frais : nous allons le montrer dans le cas de la maison Solier et Cie.

Parmi les frais de la maison Solier et Cie, le capital fixe, même sous la forme des bâtiments des comptoirs n'avait pas une grande importance par rapport aux sommes en jeu 73. La location annuelle du local de la société Solier et Cie en 1790 coûtait 1 650 livres par an : encore comprenait-elle la location des appartements privés de Solier 74. La rémunération directe du travail est mieux connue. Dans la première compagnie Solier, le « cousin de province », Antoine-Jean Solier était rémunéré 600, puis 800 livres par an 75. Mais cette rémunération est faible par rapport à ce que touchaient les commis à Marseille : ceux-ci étaient souvent rémunérés le double, entre 1 200 et 1 600 livres par an, parfois même 2 400 livres. Les employés les moins

étaient payés 600 livres 76. Nous n'avons pas trouvé référence à d'autres employés à part Antoine-Jean : il est possible que d'autres personnes à part lui et son cousin travaillaient dans le comptoir : elles n'étaient cependant probablement pas en nombre considérable. Nous avons des renseignements sur d'autres firmes : il y avait au moins cinq commis dans la maison Roux en 1749, sans compter les commis aux magasins. Mais la maison Roux était l'une des plus importantes du port. La maison Albouy, de bien moindre

employait pour elle trois commis. La maison suisse Blanchenay quatre salariés en 1758. Le seul comptoir pour lequel on connaisse

72. Ma source pour l'étude des expéditions des Chaurand est : Rinchon, Armement négriers. Les détails du calcul sont dans le cinquième chapitre de : Daudin, « Rôle du commerce ».

73. Carrière, Négociants marseillais 722. 74. Dermigny, Cargaisons indiennes 56. 75. Ibid.54. 76. Carrière, Négociants marseillais 727-729.

Page 18: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

GOMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 59

exactement la masse salariale était la société Perron Hasslaver de Marseille. Il disposait de cinq employés en sus des deux associés en 1787, payés en tout 4 800 livres 77. Mettons donc que la masse salariale de la maison Solier et Cie — y compris la rémunération théorique de son chef au prix d'un commis — était d'au plus 5 000 livres annuelles. Or la maison Solier et Cie avait touché 238 000 livres de commission et participation aux profits pour les

parties entre 1781 et 1791. Mettons donc douze ans d'activité. La masse salariale ne représentait donc que 25 % de la valeur des commissions. Nous ne connaissons pas le montant des « dépenses courantes ». Il semble toutefois qu'au total les frais de fonctionnement — y compris la rémunération

des dirigeants au prix du marché — de la maison Solier et Cie, devaient être largement inférieurs à leurs commissions.

Ce résultat ne porte que sur une seule maison d'armement — qui ne pratiquait d'ailleurs pas la traite. Il incite cependant à n'utiliser qu'avec prudence la méthode qui consisterait à déterminer les frais de l'armateur pour trouver — par défaut — la rémunération du capital. Le mieux est peut- être de n'utiliser que les comptes des investisseurs passifs, pour lesquels cette difficulté ne se pose pas.

Le calcul des taux de rendement interne

Supposons les difficultés précédentes résolues : c'est-à-dire qu'il soit de calculer l'ensemble de l'investissement et des rentrées nettes attri-

buables au capital exclusivement. La comparaison entre ces deux données forme le taux de profit total de l'expédition. Mais il convient encore de prendre en compte le rôle de la chronologie des rentrées. Celles-ci s'étalaient souvent sur de nombreuses années. Il y avait à cela une raison technique. La cargaison d'esclaves que pouvait contenir un navire avait bien plus de valeur que la cargaison qu'il pouvait contenir en produits coloniaux 78. Le produit de la vente des esclaves aux Antilles ne pouvait donc pas être rapatrié en denrées par le navire négrier lui-même dans son voyage de retour : il fallait donc acheter des créances sur les Antilles ou sur la métropole. La longueur des rentrées dépendait donc de l'organisation commerciale des rapports entre la métropole et les Antilles.

La situation française durant tout le siècle ressemblait à la situation anglaise avant 1750. Les marchands de la métropole dominaient les colons et se réservaient le profit éventuel sur le commerce de denrées coloniales : en conséquence, les rentrées de leurs expéditions de traite se faisaient en grande partie en marchandises coloniales. Dans les Antilles françaises, surtout dans la deuxième moitié du siècle, les colons étaient d'exceptionnels mauvais

77. Ibid.727. 78. La différence était d'un à quatre ou à six : Tarrade, J., Le commerce colonial de la France

à la fin de l'Ancien Régime : l'évolution du régime de l'exclusif de 1763 à 1782 (Paris, 1972) 113-5 et Saugera, Bordeaux, port négrier : chronologie, économie, sociologie, XVIF-XVIIF (Biarritz, Paris, 1995) 237-8.

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 19: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

60 G. DAUDIN

payeurs 79 : il était donc difficile de rapatrier les profits dont on disposait aux Antilles. Le vaisseau Le Monarque avait fait des voyages aux Antilles entre 1733 et 1739 : les dernières rentrées liées à ces expéditions ont été effectuées en... 1792 m ! Après 1750, le rapport de force dans les Antilles anglaises changea à l'avantage des colons. Ils prirent le contrôle du commerce des denrées coloniales, privant donc les négriers de marchandises de retour. En conséquence, les retours des expéditions de traite se firent en grande partie sous la forme de lettres de change auprès des agents des colons en Angleterre 81.

Le problème qui se pose est cependant conceptuellement le même dans le cas français et dans le cas anglais : comment calculer des taux de profits en prenant en compte la chronologie complexe des entrées ? Prenons un

tiré des comptes de Berthrand de Cœuvre : soit le négrier le Saint- René 82. Bertrand fils y avait investi 1 929 livres en 1764. Les rentrées furent de 980 livres en 1766, 287 livres en 1767, 1 000 livres en 1768, 100 livres en 1770, 105 livres en 1773 et 84 livres en 1775. La méthode de Meyer, comme nous l'avons présentée en introduction, est de remarquer que le profit global est de 32,5 % sur 11 ans, ce qui fait un profit annuel de 3 %, puisque les rentrées s'opèrent sur onze ans. Cette méthode est insuffisante, puisqu'elle ne prend pas en compte la répartition dans le temps des retours. Meyer s'en rend d'ailleurs compte et cherche à améliorer sa méthode en se bornant au bénéfice « utile » de manière à ne pas allonger de manière absurde le nombre d'années par lequel il divise le taux de profit total 83.

La méthode de Richardson prend en compte le temps d'une manière plus subtile : il calcule en effet la valeur actualisée m des investissements et des retours 85. Il a besoin pour cela de faire des hypothèses sur les taux d'intérêt : celles-ci ont d'ailleurs été contestées, notamment en ce qui concerne le taux utilisé pour actualiser la valeur des marchandises achetées à crédit 86. Puis il compare la valeur actualisée des investissements et celle des retours et affirme que la différence correspond à un taux de profit. Supposons que 5 % est le taux d'intérêt « normal » qu'il convient d'utiliser pour actualiser les différents flots d'investissement et de retour. Le négrier le Saint-René est alors associé à un taux de profit de 11,5 %. Cependant, cette méthode n'est pas justifiée non plus. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner une rente

79. — attitude renforcée par le fait que leur propriété aux colonies était légalement : Thésée, Liaisons d'habitations 209.

80. Meyer, Armement nantais 215. 81. Voir Wallerstein, I., The modem World System II : Mercantilism and the Consolidation

of the European World Economy 1600-1750 (New- York, 1980), 167-171, pour une discussion des différents systèmes. Le système anglais est décrit en détail dans Sheridan, « British Slave Trade ».

82. Meyer, Armement nantais 400 et 427. 83. Ibid. 221. 84. La valeur actualisée d'un retour est par exemple égale à la valeur divisée par la somme du

taux d'intérêt de référence plus 1 mis à la puissance du nombre d'années - s'il s'agit d'un taux d'intérêt annuel - qui se sont écoulées entre l'année de référence - le plus souvent, l'année de l'investissement — et l'année temps où se fait effectivement le retour.

85. Richardson, « Accounts of William Davenport », 71-74. 86. Inikori, « Market structures », 767.

Page 20: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

COMMENT CALCULER LES PROFITS DE LA TRAITE ? 61

perpétuelle à 5 % . Par définition, on s'accordera à dire que le profit qui y est attaché est de 5 %. Mais la valeur actualisée de la rente - si l'on choisit pour l'actualisation un taux de 5 % - est de 0, ce qui conduit donc à conclure selon la méthode de Richardson que le taux de profit annuel de la rente est de 0 % . Cette méthode permet de juger qualitativement si un investissement est rentable ou non. En effet, si la valeur actualisée de l'investissement est négative, on sait que son taux de rendement est inférieur au taux d'intérêt de référence. Symétriquement, si elle est positive, on sait que son taux de rendement est supérieur au taux d'intérêt de référence. Mais cette méthode ne permet pas de déterminer le taux de profit d'un investissement 87.

Pour déterminer le taux de rendement propre d'un investissement, il faut trouver la valeur du taux d'intérêt qui annule la valeur actualisée : le « taux de rentabilité interne » 88. Pour cela, il faut soit tâtonner, soit utiliser un simple de logiciel de tableur : la plupart disposent en effet de la fonction dans leur bibliothèque 89. Dans le cas du Saint-René, le taux de profit était de 8,4%. En effet:

980 298 1000 100 105 84 + + + + + = 1 929

il (l+0,084)2 (l+0,084)3 (l+0,084)4 (l+0,084)6 (l+0,084)9 (1+0,084)

Pour faire ce calcul, il faut disposer de la chronologie complète des sorties et des entrées de capital. C'est le cas pour les comptes de Berthrand de Cœuvre publiés par Meyer 90. Il semble que la chronologie complète des sorties et des entrées soit aussi disponible pour les comptes de Davenport ; mais elles n'ont pas été publiées.

Conclusion

Cet article a présenté les difficultés liées au calcul des taux de profit accrus au capital investi dans les expéditions de traite. Trois méthodes sont employées dans la littérature pour l'évaluer : le recours à la théorie

de la concurrence, la construction de comptes d'expédition théoriques et l'exploitation des comptes d'expédition qui nous sont parvenus. J'ai expliqué pourquoi cette dernière méthode me semble la plus fructueuse. Pour qu'elle soit appliquée, il faut toutefois dépasser certains obstacles. La prise en compte des entrées et des sorties nettes comme le traitement des assurances

87. À part par tâtonnement : cela revient alors à calculer le taux de rendement interne 88. Luenberger, Investment Science, pp. 24-27. 89. En ce qui concerne Microsoft Excel, il s'agit de la fonction TRI dans la version française,

IRR dans la version anglaise. 90. J'ai d'ailleurs fait le calcul dans le cinquième chapitre de Daudin, « Rôle du commerce ».

Voir aussi : Daudin, « Quality of slave trade investment ».

RFHOM, T. 89, N° 336-337 (2002)

Page 21: Comment calculer les profits de la traite ?spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/691/resources/article-outre-1631... · Comment calculer les profits de la traite ? In: Outre-mers, tome 89,

62 G. DAUDIN

et du capital fixe ne sont pas trop difficiles. Par contre, s'assurer que l'on prend bien en compte simplement la rémunération du capital et non pas la rémunération du travail de gestion nécessaire à la réalisation de l'expédition peut être ardu. Finalement, la prise en compte de la chronologie des entrées et des sorties de capitaux dans le calcul du taux de rendement du capital investi dans une expédition demande à être menée avec soin.

Remarquons finalement que le taux de rentabilité du capital n'est pas la seule chose qui caractérise la qualité de l'investissement. Dans un autre article 91, j'ai calculé que l'investissement dans la traite française au xvme- siècle avait un rendement approximatif de 6 % . Mais il faut aussi prendre en compte les risques liés à l'investissement, la liquidité des capitaux investis et la durée de leur immobilisation. Le commerce d'esclave était un

plus liquide, plus court et plus profitable que le crédit notarié sans être plus risqué. Il était moins risqué et plus court que l'achat de dette de l'état sans être moins profitable ou moins liquide. Ces conclusions peuvent être discutées. Mais il faut d'abord s'accorder sur la méthode utilisée : j'espère que cet article y aura contribué.

91. Daudin, « Quality of slave trade investment ».


Recommended