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Gilles Deleuze: Contribution aux sciences de l'organisation

Date post: 12-Sep-2015
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Il y a quelque chose de fondamentalement surprenant dans la manière avec laquelle l’œuvre du philosophe Gilles Deleuze a été reçue, jusqu’à présent, dans le champ des sciences de l’organisation: le fait qu'elle ne dise rien, ou presque, à propos des organisations.Deleuze et Guattari s’intéressent à l’Etat, à la famille, aux individus et à leurs subjectivités multiples, aux sociétés humaines au sens large, mais ils ne se soucient guère du rôle intermédiaire joué par les organisations dans le monde contemporain. Cet article suggère avant tout de prendre le temps de s’étonner : en quoi des travaux philosophiques ne s’intéressant pas particulièrement aux organisations pourraient-ils intéresser les sciences de l’organisation?La réponse à cette question sera développée en deux temps. En premier lieu, ce texte suggère que l’œuvre deleuzienne peut nous permettre de repositionner les travaux sur les phénomènes organisationnels dans un programme de recherche de grande envergure – celui d’une théorisation de l’évolution du capitalisme qui prend le parti de ne pas remettre à plus tard sa confrontation avec la sphère empirique. Deuxièmement, ce chapitre tentera de montrer en quoi les sciences de l’organisation peuvent, réciproquement, apporter un nouvel éclairage à Capitalisme et Schizophrénie en disséquant ce qui se situe dans l’angle mort de l’analyse deleuzo-guattarienne: l’organisation capitaliste elle-même.
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Electronic copy available at: http://ssrn.com/abstract=2370407 1 GILLES DELEUZE Contribution aux sciences de lorganisation Jean-Philippe Vergne* Ivey Business School, Western University [email protected] Forthcoming (2015) in O. Germain (ed.), Les grands inspirateurs de la théorie des organisations, Paris : Editions Management & Société Remerciements: L’auteur souhaite remercier Olivier Germain pour son soutien tout au long du processus d’écriture de ce texte, ainsi que Bénédicte Vidaillet, Hervé Dumez, Richard Sobel et Rodolphe Durand pour la pertinence de leurs commentaires. * JP Vergne est Assistant Professor à Western University au Canada. Ses travaux de recherche traitent de l’influence des organisations socialement contestées sur l’évolution des sociétés capitalistes. En 2012, avec le soutien du CRSH, il a produit un court-métrage d’animation intitulé What is the pirate organization ?, diffusé gratuitement sur le Web.
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  • Electronic copy available at: http://ssrn.com/abstract=2370407

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    GILLES DELEUZE

    Contribution aux sciences de lorganisation

    Jean-Philippe Vergne*

    Ivey Business School, Western University

    [email protected]

    Forthcoming (2015) in O. Germain (ed.), Les grands inspirateurs de la thorie des

    organisations, Paris : Editions Management & Socit

    Remerciements: Lauteur souhaite remercier Olivier Germain pour son soutien tout au long

    du processus dcriture de ce texte, ainsi que Bndicte Vidaillet, Herv Dumez, Richard

    Sobel et Rodolphe Durand pour la pertinence de leurs commentaires.

    * JP Vergne est Assistant Professor Western University au Canada. Ses travaux de recherche traitent de

    linfluence des organisations socialement contestes sur lvolution des socits capitalistes. En 2012, avec le soutien du CRSH, il a produit un court-mtrage danimation intitul What is the pirate organization ?, diffus gratuitement sur le Web.

  • Electronic copy available at: http://ssrn.com/abstract=2370407

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    GILLES DELEUZE

    AU COMMENCEMENT, UN ETONNEMENT

    Il y a quelque chose de fondamentalement surprenant dans la manire avec laquelle luvre

    du philosophe Gilles Deleuze a t reue, jusqu prsent, dans le champ des sciences de

    lorganisation. Notons en premier lieu que ce sont essentiellement des chercheurs bass au

    Royaume-Uni et se revendiquant du courant des Critical Management Studies qui ont cern la

    pertinence de luvre deleuzienne pour ltude des organisations (Linstead et Thanem, 2007 ;

    Srensen, 2005), notamment loccasion dun numro spcial de la revue Tamara : Journal

    of Critical Postmodern Organization Science, paru en 2005. Notons galement que ces

    chercheurs se sont tout particulirement intresss deux ouvrages de Deleuze, co-crits avec

    le psychanalyste Flix Guattari dans les annes 1970, et intituls Capitalisme et Schizophrnie

    (Deleuze et Guattari, 1972, 1980)1. Ces ouvrages empruntent aussi bien la philosophie qu

    la psychanalyse, mais aussi lhistoire, lanthropologie, lconomie et aux sciences

    politiques.

    Avouons-le aussi dentre de jeu : ces ouvrages, dun point de vue conceptuel, sont

    extrmement complexes, ils sont rdigs dans un style intentionnellement exprimental et

    constituent ce titre un objet littraire autant que thorique. LAnti-dipe souvre dailleurs

    sur une observation peu conventionnelle pour un philosophe : a fonctionne partout, tantt

    sans arrt, tantt discontinu. a respire, a chauffe, a mange. a chie, a baise. Quelle erreur

    davoir dit le a. Partout ce sont des machines, pas du tout mtaphoriquement : des machines

    de machines, avec leurs couplages, leurs connexions (Deleuze et Guattari, 1972, p.7). Ce

    style trs libre, parfois sarcastique, et bien souvent loign des canons acadmiques a

    dailleurs largement inspir ceux qui ont introduit les premiers luvre deleuzienne au cur

    des sciences de lorganisation, au risque de vhiculer lide selon laquelle Deleuze et Guattari

    auraient vocation rester des auteurs la marge2, en dehors du mainstream dont lAcademy

    1 Dans la suite de ce chapitre, ladjectif deleuzien servira donc de raccourci pour dsigner la fois luvre

    deleuzo-guattarienne et ses fondements ontologiques tablis auparavant dans les ouvrages crits seuls par

    Gilles Deleuze, notamment Diffrence et rptition (Deleuze, 1968), Logique du sens (Deleuze, 1969), Nietzsche

    et la philosophie (Deleuze, 1962), et Spinoza et le problme de lexpression (Deleuze, 1968). 2 Michel Foucault crit dans sa prface Anti-dipe que le livre donne souvent penser qu'il n'est qu'humour et jeux l o pourtant quelque chose d'essentiel se passe, quelque chose qui est du plus grand srieux .

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    of Management se porterait garante (Thanem, 2005). Les dbats, parfois un peu artificiels,

    cherchant tablir si Deleuze est, oui ou non, postmarxiste, poststructuraliste ou postmoderne

    ont peut-tre contribu faire miroiter le spectre dune contribution deleuzienne aux sciences

    de lorganisation qui serait radicalement novatrice, voire subversive, puisquelle serait

    clairement post--peu-prs-tout (Carter et Jackson, 2002).

    Mais ce nest pas dans ces quelques observations liminaires quil faut chercher la surprise

    annonce plus haut. Car le plus tonnant dans lintrt port par les chercheurs en sciences de

    lorganisation luvre deleuzienne, cest le fait que cette dernire ne dit rien, ou presque,

    propos des organisations3. Deleuze et Guattari sintressent lEtat, la famille, aux

    individus et leurs subjectivits multiples, aux socits humaines au sens large, mais ils ne se

    soucient gure du rle intermdiaire jou par les organisations dans le monde contemporain.

    Ce chapitre suggre avant tout de prendre le temps de stonner : en quoi des travaux

    philosophiques ne sintressant pas particulirement aux organisations pourraient-ils

    intresser les sciences de lorganisation? La rponse cette question sera dveloppe en deux

    temps. En premier lieu, ce texte suggre que luvre deleuzienne peut nous permettre de

    repositionner les travaux sur les phnomnes organisationnels dans un programme de

    recherche de grande envergure celui dune thorisation de lvolution du capitalisme qui

    prend le parti de ne pas remettre plus tard sa confrontation avec la sphre empirique.

    Deuximement, ce chapitre tentera de montrer en quoi les sciences de lorganisation peuvent,

    rciproquement, apporter un nouvel clairage Capitalisme et Schizophrnie en dissquant ce

    qui se situe dans langle mort de lanalyse deleuzo-guattarienne: lorganisation capitaliste

    elle-mme.

    APPROCHER LUVRE DELEUZIENNE SANS SE FAIRE (TROP) MAL

    Contrairement ce que son style irrvrencieux pourrait laisser penser, Gilles Deleuze est un

    philosophe franais de formation trs classique. Fin connaisseur et interprte de lhistoire de

    la philosophie, son uvre est trs difficile daccs pour le non-philosophe, qui pourtant se

    laisserait facilement piger par lattrait dune langue dbride qui prend ses aises avec les

    3 Un phnomne similaire sest produit avec luvre de Lacan, qui ne concerne pas spcifiquement les organisations, mais a nanmoins t introduite a posteriori en sciences de lorganisation (e.g., Lacan and Organization, C. Cerderstrm et C. Hoedemaekers (eds), MayFlower, 2011).

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    normes universitaires en vigueur (cest surtout le cas dans Capitalisme et Schizophrnie). Au

    demeurant, sans une connaissance pointue de Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Bergson, Marx ou

    Lacan, de nombreux passages de luvre deleuzienne sembleront arides et hermtiques au

    chercheur en qute dinterdisciplinarit4.

    Pour Deleuze, philosopher cest crer des concepts (Deleuze et Guattari, 1991), et une

    proportion significative de son uvre consiste btir une ontologie sappuyant sur la

    construction dun plan dimmanence , ce lieu sans au-del, en perptuel mouvement, o

    srigent simultanment le sujet, ses subjectivits multiples et ses expriences, rptes

    chaque fois en produisant de la diffrence. Tous les autres concepts labors par Deleuze

    doivent tre valus en relation avec ce projet de construction du plan dimmanence, en

    particulier ceux de rhizome (Chia, 1999 ; Lawley, 2005), de ritournelle , de corps

    sans organes , d agencement , de dterritorialisation , de coupure-flux , de ligne

    de fuite ou encore de machine . A ce stade, il est important de rpter ce que la citation

    ci-dessus annonait dj : ces concepts nont pas vocation tre employs comme des

    mtaphores cest dailleurs bien comprhensible du point de vue dune philosophie

    immanente qui refuse dtablir des correspondances linguistiques entre champs lexicaux,

    puisque cela rintroduirait une forme de transcendance quelle cherche prcisment conjurer.

    Deleuze et Guattari ritrent dailleurs cet avertissement quelques lignes plus loin, toujours

    dans le paragraphe douverture de LAnti-dipe : Cest ainsi quon est tous bricoleurs ;

    chacun ses petites machines. Une machine-organe pour une machine-nergie, toujours des

    flux et des coupures. Le prsident Schreber a les rayons du ciel dans le cul. Anus solaire. Et

    soyez srs que a marche ; le prsident Schreber sent quelque chose, produit quelque chose, et

    peut en faire la thorie. Quelque chose se produit : des effets de machine, et non des

    mtaphores .

    Premier enseignement, donc : il nest pas recommand dimporter lappareil conceptuel

    deleuzien en sciences de lorganisation sur un mode purement mtaphorique. Une

    organisation en rseau nest pas un peu comme un rhizome ( moins de caractriser

    prcisment le plan dimmanence sur lequel elle se dveloppe ainsi que ses lignes de fuite).

    Une dlocalisation dentreprise nest pas un peu comme une dterritorialisation ( moins de

    4 En plus de la lecture des ouvrages de Gilles Deleuze, un complment essentiel la comprhension de sa pense

    peut tre consult : la quasi-intgralit de ses cours donns lUniversit de Vincennes, retranscrits en dtail et disponibles en ligne aux adresses suivantes : www2.univ-paris8.fr/deleuze ou www.webdeleuze.com. Tous sont

    disponibles en franais, la plupart en espagnol, et certains en anglais.

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    prciser de quelle manire elle se reterritorialise et quelle diffrence interne cela produit).

    Rcrire tout ou partie de lappareillage thorique des sciences de lorganisation la manire

    de Deleuze, en utilisant ses concepts, naurait donc pas grand sens dans le meilleur des cas,

    on pourrait esprer viter le contre-sens et produire une lecture philosophique partielle du

    programme de recherche des sciences de lorganisation; dans le pire des cas, on ne ferait que

    substituer, sur un mode mtaphorique trs malvenu, des concepts dfinis dans le but de

    gnrer des thories testables empiriquement par une terminologie propre au domaine de

    lontologie, et nayant pas vocation se frotter la sphre empirique. Quaurait-t-on y

    gagner ? Probablement pas grand-chose, au-del dun effet de style ou de mode qui ferait

    sourire les philosophes de profession.

    Deleuze aime faire prolifrer les concepts (Zourabichvili, 2003) et nest pas particulirement

    rput pour en donner des dfinitions claires. Comme le note le philosophe DeLanda, le

    principale obstacle la comprhension de Deleuze, cest son style. Il crit comme sil voulait

    dlibrment tre mal interprt []. Dans chaque nouveau livre, la terminologie change (la

    dimension virtuelle sappelle le plan de consistance dans tel ouvrage, le corps sans organes

    dans tel autre, et le phylum machinique dans un troisime, etc.), et il ne donne jamais de

    dfinitions explicites (ou alors il les cache bien) (DeLanda, Protevi et Thanem, 2005:77).

    DeLanda note galement que lutilisation des concepts deleuziens en sciences humaines,

    notamment dans les cultural studies ou dans la critique littraire, se fait gnralement au prix

    dun contresens massif concernant la position pistmologique de Gilles Deleuze, qui cherche

    rhabiliter le ralisme contre le constructivisme social qui bien souvent domine ces

    disciplines soft. Deleuze est un philosophe la mode, parfois cit pour le plaisir daffirmer

    une certaine forme de radicalit (DeLanda, Protevi et Thanem, 2005:67). Mais limportant, du

    point de vue des sciences de lorganisation, a nest pas la terminologie deleuzienne

    proprement parler (peu importe quune organisation ressemble ou pas un rhizome ), mais

    les mcanismes sous-jacents que dcrit le plan dimmanence. Il nest pas question ici de

    rsumer la philosophie deleuzienne lauteur de ce chapitre ne serait dailleurs pas

    suffisamment comptent pour le faire mais il est essentiel de la situer dans lhistoire

    contemporaine pour mieux comprendre la pertinence de ses mcanismes pour les sciences de

    lorganisation. Do vient donc ce projet deleuzien de construction dun plan dimmanence ?

    Et en quoi nous intresse-t-il ?

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    QUEST-CE QUE LE CAPITALISME ?

    Dans lun de ses fameux cours prononcs lUniversit de Vincennes en 1971, Deleuze

    dtaille sa vision du capitalisme :

    Le phnomne le plus trange de l'histoire mondiale, c'est la formation du capitalisme

    parce que, d'une certaine manire, le capitalisme cest la folie l'tat pur, et d'une

    autre manire, cest en mme temps le contraire de la folie. Le capitalisme, c'est la

    seule formation sociale qui suppose, pour apparatre, l'croulement de tous les codes

    prcdents. En ce sens, les flux du capitalisme sont des flux dcods et a pose le

    problme suivant : comment une socit, avec toutes ses formations rpressives bien

    constitues, a-t-elle pu se former sur la base de ce qui faisait la terreur des autres

    formations sociales, savoir : le dcodage des flux. (14 dcembre 1971)

    Pour simplifier, prcisons demble que la notion de code chez Deleuze dsigne, au sens

    large, une norme sociale. Les codes voqus par Deleuze, ceux qui se sont prcdemment

    crouls pour faire place au capitalisme, sont les codes de la fodalit et des rgimes barbares

    ou despotiques (Deleuze et Guattari, 1972, chapitre III). Par exemple, dans un rgime fodal,

    tous les rapports socio-conomiques entre individus sont gouverns par leur relation la terre.

    Dans un tel systme, cest la terre qui constitue lincarnation du capital par excellence, et ce

    sont les propritaires terriens qui organisent la plupart des changes conomiques. Le travail

    lui-mme est rattach la terre par un code de vassalit qui restreint svrement les

    combinaisons possibles entre flux de capital et flux de travail. Souvent, un lopin de terre

    sachte ou se vend avec sa main-duvre, qui est littralement enracine vie dans un mme

    territoire gographique, quand bien mme ce dernier changerait de propritaire. La terre, et

    toutes les normes qui en dcoulent, introduisent donc une transcendance dans les socits

    fodales, puisque tous les rapports humains sont dtermins, calibrs, et catgoriss suivant ce

    code de la proprit terrienne, qui est lui-mme driv dun pouvoir divin se manifestant dans

    la figure du Roi.

    Le capitalisme se distingue de toutes les formations sociales qui lont prcd par le fait

    quaucun code transcendant tous les autres ne peut y prosprer. Une socit capitaliste est

    donc une socit dcode en des termes absolus aucune norme religieuse, impriale ou

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    fodale ne peut y servir de rfrent exogne. Dans un monde capitaliste, il ny a plus rien qui

    puisse contenir les flux de travail, de capital ou de connaissance afin de les rabattre sur un

    code dj-l. Il ny a plus de transcendance. Le capitalisme dcrit donc littralement un plan

    dimmanence . Partant de ce constat, Deleuze et Guattari sinterrogent longuement sur les

    stratgies mises en uvre par lappareil dEtat typiquement, un Etat-nation pour essayer

    dapprivoiser la folie des flux capitalistes, qui fusent dans toutes les directions sans aucun

    garde-fou. Cest ainsi quil faut comprendre cette exclamation de Deleuze et Guattari : On a

    parfois limpression que les flux de capitaux senverraient volontiers dans la lune, si lEtat

    capitaliste ntait pas l pour les ramener sur terre (Deleuze et Guattari, 1972, p.307).

    Gilles Deleuze ne cherche pas tant laborer une critique du capitalisme que sa topographie

    et son ontologie. Se satisfaire dune lecture marxiste ou postmarxiste de luvre deleuzienne

    est donc profondment rducteur, puisque tout le projet deleuzien consiste justement

    construire une ontologie immanente du capitalisme Deleuze rejette donc la proposition

    marxiste selon laquelle les rapports de production conditionneraient lmergence des ides,

    des thories et des concepts qui peuplent la superstructure dune socit. Le matrialisme

    deleuzien nest pas non plus dialectique et constitue ce titre une attaque philosophique en

    rgle contre tout ce que Marx doit Hegel (Deleuze et Guattari, 1972, chapitre II ; Garo,

    2003). Deuxime enseignement, donc : thoriquement, il ny a aucune raison de limiter au

    seul courant postmarxiste des Critical Management Studies la transmission de lhritage

    deleuzien vers les sciences de lorganisation. Le capitalisme, pour Gilles Deleuze, est un

    systme essentiellement ouvert et contingent. Son horizon est indtermin et son futur

    incertain. Dans une socit immanente, chacun peut usiner ses propres codes pour riger ses

    remparts contre la folie.

    DESIR, PRODUCTION ET FLUX DECODES

    La cause immanente de toute production sociale, chez Deleuze, est le dsir (Sibertin-Blanc,

    2010). Mais ce dsir est conu comme une quantit minemment positive alors que chez

    Lacan par exemple, le dsir surgit dun manque tre symbolique et ne peut se maintenir

    sans ce dernier. Le dsir deleuzien trouve ses origines dans la philosophie de Nietzche et son

    insistance sur la notion de volont, dfinie comme affirmation infiniment rpte de la vie.

    Chez Deleuze, tout dsir est production de quelque chose, et toute production est une

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    combinaison de flux. La topographie deleuzienne des socits capitalistes cherche donc

    dcrire les rapports entre des individus subjectivs par leur dsir et un Etat souverain qui tente

    de contenir ces flux incessants de dsir en les repoussant vers des catgories normatives

    prdtermines. Notons ce stade que lEtat joue un rle absolument essentiel dans

    lontologie deleuzienne du capitalisme, et quil est donc important de distinguer le capitalisme,

    dfini comme une structure sociale historiquement construite au fur et mesure de lvolution

    de la forme Etat , et certaines idologies trop souvent confondues avec le capitalisme par

    exemple le nolibralisme ou le noconservatisme lamricaine. Pour Deleuze, clairement, il

    ne peut y avoir de capitalisme sans Etat, alors que pour un nolibral forcen, la fin de lEtat

    pourrait constituer laboutissement du systme capitaliste. Et mme si Deleuze reprend chez

    Marx un certain nombre danalyses sur la question de lEtat, il apparat plus juste de qualifier

    Deleuze de philosophe marxien plutt que marxiste, tant les diffrences entre les deux

    penseurs dans le portrait quils dressent du capitalisme sont importantes.

    Pour Deleuze, lessentiel se joue dans les relations entre lEtat et des individus dcods, et

    Capitalisme et Schizophrnie ne nous dit rien, ou si peu, du rle intermdiaire des

    organisations dans les socits capitalistes. Mais Deleuze propose une conception trs fine de

    la notion de production, et cest une dimension de ses travaux qui est susceptible dintresser

    les sciences de lorganisation. Dans les canons de lconomie noclassique, la production est

    un processus rducteur ralis par des firmes conues comme de simples transformateurs

    dinput en output. Depuis toujours, les sciences de lorganisation ont cherch ventrer la

    bote noire , cette mtaphore de la firme chre aux noclassiques, afin dobserver ce qui se

    passe lintrieur : innovation, leadership, routines, culture, rputation, intrapreneuriat,

    imitation, accumulation de ressources, apprentissage organisationnel, etc. En dautres termes,

    les sciences de lorganisation, tout comme Deleuze, ont compris que la notion de production

    perue comme simple transformation des inputs en output tait insuffisante. Mais l o

    Deleuze cherche avant tout densifier le concept de production, les sciences de lorganisation

    sattachent surtout dcrire le lieu de cette production : lorganisation capitaliste. Il y a fort

    parier que les deux approches savrent complmentaires et que leur confrontation puisse

    nous aider mieux thoriser le capitalisme comme avnement dune socit organisationnelle,

    cest--dire une socit au sein de laquelle la mre de toutes les technologies de production

    nest pas la machine vapeur, mais lorganisation capitaliste elle-mme (Blau, 1966 ; Weber,

    1921/1995 ; March et Simon, 1958). Cest dans cet angle mort de lontologie deleuzienne que

    les sciences de lorganisation ont leur mot dire.

  • 9

    Le concept de production, dans LAnti-dipe, se dcline en trois moments simultans5. Sur le

    mode de la synthse connective, Deleuze et Guattari dcrivent tout dabord la production de

    production. Cette dernire procde par recombinaison de flux (de capital, de travail, etc.)

    prlevs dans dautres circuits faisant partie dun mme corps. Ces flux sont relativement

    indiffrencis, cest pourquoi Deleuze et Guattari prfrent parler de corps plutt que

    dorganisme, notion qui prsuppose lexistence dorganes spcifiques et obissant une

    instance suprieure transcendante (le cerveau). La production de production, dune certaine

    manire, est une production doutput gnrique partir dinputs eux-mmes gnriques, et on

    peut facilement imaginer comment toutes ces productions de productions enchevtres dans

    un monde sans code peuvent rapidement donner lieu lmergence de chanes de production

    imbriques les unes dans les autres lchelle globale. La construction de telles chanes de

    valeur globalises ncessite dans les faits lcroulement dun certain nombre de codes, comme

    le soulignent Deleuze et Guattari : disparition des normes imposes par les guildes, disparition

    des tarifs douaniers, disparition des contraintes sur lextraction des ressources minires, etc.

    Songeons un instant la structure de la chane de valeur dans une industrie comme la

    tlphonie mobile. Combien de lieux (indiffrencis), combien dacteurs (sans nom), combien

    de composantes (prleves dans dautres circuits) participent de ce processus invisible aux

    yeux des consommateurs ? Il suffit dliminer une norme ici ou l par exemple certaines

    contraintes imposes par le droit du travail pour que les flux de production sexilent

    lautre bout du monde. Au fur et mesure que les codes seffondrent, la production de

    production ressemble une srie de coupures-flux de plus en plus morcele, c'est--dire

    dcoupe en un nombre dtapes toujours plus important, traversant toujours plus de circuits

    distincts mais rendus quivalents au sein dun plan dimmanence en perptuelle mutation6.

    Cependant, cette production de production est toujours accompagne dune production

    denregistrement sur un mode disjonctif. Car lindiffrenciation rgissant la production de

    coupures-flux ne peut subsister sans ses potentialits sans cesse redfinies : telle organisation

    peut acqurir telle composante ici ou l, lassembler avec dautres soit en Asie soit en

    Amrique, et revendre le tout tel ou tel client. Chaque potentialit finalement actualise joue

    le rle dun marqueur conomique, et lensemble des marqueurs ainsi dfinis forme une

    5 Le lecteur intress par luvre deleuzienne lira srement, ici ou l, que LAnti-dipe est le plus mauvais livre jamais crit par Deleuze (voir par exemple Zizek, 2008, p.35 et DeLanda, 2005, p.67). Lanathme est gnralement lanc sans aucune justification. Deleuze dsamorce ces critiques dans Pourparlers (1991, p.11-23). 6 Toutes mes excuses, je suis tomb dans mon propre pige : jai frl la mtaphore.

  • 10

    topographie du circuit productif indissociable de loutput de ce dernier. Dans un tel contexte,

    il nest pas tonnant que certaines organisations capitalistes aient pour principal objectif

    lenregistrement des transactions : les cabinets davocats, les chambres de commerce, les

    cabinets daudit, les places boursires ou encore lOMC ne sont donc pas, dun point de vue

    deleuzien, improductives, car elles produisent des enregistrements, c'est--dire des normes

    immanentes au circuit productif lui-mme.

    Enfin, toute production capitaliste est galement production de consommation sur un mode

    conjonctif. Mais la consommation deleuzienne nest pas la consommation dun bien ou dun

    service au sens o lentendrait un directeur marketing. Il ny a dailleurs pas dobjet

    consommer dans lontologie deleuzienne du capitalisme, puisquil nexiste que des objets

    partiels, prlevs en de multiples points dun enchevtrement de circuits productifs. Il ny pas

    non plus de sujet capable de consommer des objets, puisque le sujet lui-mme est conu

    comme une srie de moments disjonctifs : je peux acqurir lobjet A ou lobjet B, ou ne rien

    acqurir du tout, mais cest la srie des possibles dans son ensemble qui dfinit le sujet, et non

    la production dun enregistrement en particulier. Deleuze et Guattari renversent donc

    doublement la logique communment admise du processus de consommation. Dun ct, ils

    rejettent la dialectique entre dsir et besoin satisfait, car le dsir est conu comme production

    et non comme manque. De lautre, ils rejettent lide quun sujet puisse consommer un bien

    ou un service et affirment au contraire que la construction (partielle) du sujet est la rsultante

    de lacte de consommation.

    Toute consommation est donc bel et bien une production celle du sujet capitaliste lui-mme.

    L encore, cette conception entre potentiellement en rsonance avec de nombreuses

    thmatiques chres aux sciences de lorganisation (du marketing exprientiel au

    management de limage de marque , en passant par la culture dentreprise et la

    gestion de la rputation ). Il nest pas question ici de faire de Deleuze un prcurseur

    philosophique de telle ou telle pratique managriale, car cela naurait aucun sens. Plus

    prosaquement, le fait que certains concepts deleuziens entrent en rsonance avec nos thories

    en sciences de lorganisation signifie quil existe une convergence dans les modlisations que

    les uns et les autres laborent pour dcrire et comprendre le capitalisme (et il ny a l, nen

    dplaise certains, ni subversion ni rcupration, simplement des analyses qui se rejoignent).

  • 11

    Mais quen est-il des organisations qui, justement, produisent production, enregistrement et

    consommation ? Deleuze et Guattari sintressent avant tout lorganisation politique et

    sociale du capitalisme, mais pas aux organisations capitalistes en tant que telles, que ce soit

    les entreprises, les banques, les associations professionnelles ou lOMC. Pourtant, dans le

    plan dimmanence quils dcrivent, ce sont bien elles qui produisent, enregistrent et

    consomment, et ce sont bien elles qui gnrent les normes temporaires ncessaires au

    fonctionnement de cette machine trois temps. Dans une socit o les codes sont au mieux

    phmres, o les connaissances et les technologies ncessaires la production sont de plus

    en plus coteuses et complexes, les marges de manuvre dun individu esseul sont trs

    limites. Les rapports entre lappareil dEtat et ce dernier se constituent donc ncessairement

    travers le prisme des organisations : celles o lon travaille, o lon milite, o lon pratique

    des activits sportives, culturelles ou cultuelles, celles en charge de nous reprsenter

    (syndicats, partis politiques) ou de nous dfendre (associations de consommateurs, ONG).

    Troisime enseignement, donc : une ontologie du capitalisme se doit dtre galement une

    orgologie du capitalisme.

    L o Guattari, psychanalyste de formation, puise chez Freud, Lacan ou Klein pour dfinir le

    sujet du capitalisme au niveau individuel, nous devons puiser chez March, Selznick ou Weick

    pour dfinir son sujet organisationnel. Deleuze et Guattari (1972 : 92) illustrent la multiplicit

    inhrente la notion didentit en citant ce passage du Journal de Nijinsky : Je suis Apis. Je

    suis Indien. Je suis Indien Peau-Rouge. Je suis Noir. Je suis Chinois. Je suis Japonais. Je suis

    ltranger [] . Mais la construction des subjectivits, dans les socits capitalistes du 21me

    sicle, passe bien souvent par le biais de nos appartenances organisationnelles. On pourrait

    donc dire : Je suis producteur chez Sony Music. Je suis membre de la Centrale des

    Syndicats du Qubec. Je milite Greenpeace. Je suis membre du parti libral canadien. Je suis

    membre de lassociation des anciens de lUniversit de Laval. Je fais partie du groupement

    dactivistes Anonymous. Je suis prsident de mon club de tennis et vice-prsident de mon

    club de yoga bikram. Je suis membre dune congrgation vangliste. Je suis .

    Lorganisation capitaliste, vue sous cet angle, produit non seulement des biens et des services,

    mais aussi des enregistrements identitaires et des consommations de subjectivits. Alors que

    seffacent tous les codes transcendants, dsir et production sexpriment la surface dun plan

    dimmanence peupl dorganisations juxtaposes sur un mode disjonctif aucune

    appartenance particulire ne semble en exclure dautres.

  • 12

    ETAT ET INSTITUTIONS CAPITALISTES

    Il y aurait beaucoup dire de la construction dun plan dimmanence en sciences de

    lorganisation. Les contributions institutionnalistes par exemple (Selznick, 1957 ; Meyer et

    Rowan, 1977 ; DiMaggio et Powell, 1983), pourraient tre relues la lumire dune ontologie

    organisationnelle du capitalisme. Lorsque lon affirme que les organisations ne peuvent tre

    isoles de leur environnement institutionnel ou, plus radicalement encore, quelles sont en

    ralit le produit de ce dernier, on affirme concrtement lexistence dun plan dimmanence

    propre aux sciences de lorganisation, et ce plan diffre sensiblement de celui quutilise la

    plupart des conomistes ou des sociologues.

    Le capitalisme tant conu par Deleuze et Guattari comme un systme ouvert et contingent,

    son volution est soumise lincertitude, limprvisibilit ainsi qu la surprise. Les

    trajectoires possibles du capitalisme se dessinent au fur et mesure que des sujets chappant

    au code promulgu par lEtat deviennent minoritaires en sengouffrant dans les lignes de

    fuite qui parcourent le plan dimmanence. Derrire ce vocable encore une fois complexe,

    Deleuze et Guattari cherchent dfinir les conditions rendant possibles lvolution du

    capitalisme. Le minoritaire nest pas le marginal ayant vocation devenir majoritaire en cas

    de victoire sur le systme ; cest un sujet qui se construit entre les mailles du rseau

    normatif, qui est littralement produit par des processus micropolitiques dont la diffusion peut

    modifier le code en vigueur, acclrer leffondrement de codes archaques, ou bouleverser la

    squence ternaire production-enregistrement-consommation. Le devenir-minoritaire sinscrit

    thoriquement contre lEtat, mais ce dernier trouve en permanence de nouveaux moyens pour

    normaliser les situations et les comportements, afin de les faire entrer dans des catgories bien

    connues et maintenues sous contrle. Si Deleuze et Guattari voient dans la figure du

    Schizophrne la principale menace pour lEtat capitaliste, cest que le Schizophrne est dcrit

    comme lindividu dcod par excellence, incapable quil est de se soumettre au jeu de la

    normalisation tatique. Ne nous tendons pas trop ici sur le concept de Schizophrne chez

    Deleuze et Guattari, qui diffre du schizophrne au sens mdical du terme, et remarquons

    simplement quencore une fois, cest lchelle de lindividu que se situe lanalyse. Deleuze

    et Guattari, dune certaine manire, se heurtent au mme problme que la plupart des

    chercheurs en sciences sociales en qute dune thorie holistique du rel. Une fois exprimes

    les conditions qui permettent de proposer une photographie instantane du rel une fois

  • 13

    dcrit le plan dimmanence le plus gros du travail reste faire puisquil faut alors

    pouvoir expliquer comment le rel change au cours du temps. En dautres termes, aprs avoir

    labor une description statique, il reste rintroduire les conditions dune dynamique du

    changement.

    En sciences sociales, nous utilisons tous, ou presque, le mme tour de passe-passe pour

    parvenir cette fin. Notre instantan du rel, nous le capturons gnralement laide de

    variables dites endognes, relies entre elles par des relations causales (qui peuvent tre

    bidirectionnelles, sujettes des boucles de feedback, etc.). Puis nous crons un film partir de

    ces instantans, que nous animons en faisant appel des variables exognes, qui provoquent

    des chocs dans notre modle du rel et nous permettent dexpliquer, en dernier recours,

    pourquoi et comment les choses changent. Un choc ptrolier qui affecte lquilibre de loffre

    et la demande dans plusieurs industries. Un choc psychologique, suite des attaques

    terroristes, qui prcipite lindustrie du voyage arien au bord du dpt de bilan. Un choc

    socital, suite une rvolution, qui bouleverse les structures socio-conomiques dun pays. Le

    problme de Deleuze et Guattari, cest que pour eux tout lunivers est contenu dans leur

    instantan du rel, puisque tout y est immanent et par consquent endogne. Pour expliquer le

    changement, ils recourent donc des notions complexes, tels que le devenir , les lignes

    de fuite , le pli ou encore la machine de guerre , qui permettent de penser la cration

    dune diffrence interne sans avoir besoin de convoquer ni chocs exognes ni causes

    transcendantes.

    Le devenir-minoritaire , cest la rponse deleuzienne la question du changement en tant

    que processus. Et le pli , cest la rponse deleuzienne au problme du changement durable.

    Imaginons un instant que lon veuille durablement altrer la surface dune feuille de papier

    sans faire intervenir dobjet extrieur cette feuille. Le seul moyen dy parvenir, cest de la

    plier. Il ny a donc rien de mtaphorique dans le concept de pli appliqu au plan dimmanence

    pour expliquer ses mutations. Les devenirs en mouvement crent des plis qui modifient la

    surface du rel sans influence transcendante ou exogne. Cest par ces devenirs que le code

    projet par lEtat sur les individus peut tre modifi ou dtruit. Mais comme le souligne Chia

    (1999) ou Linstead et Thanem (2007), la notion de devenir chez Deleuze est tellement

    omniprsente que le changement semble tre la rgle, et la stabilit des structures sociales

    plutt lexception. De ce point de vue, les organisations peuvent tre vues comme des lots de

    stabilit normative dans un monde en perptuel remous. Les organisations sont des zones

  • 14

    densment plies (des boulettes de papier, des origamis) qui usinent du code, elles constituent

    des machines produire des normes. Si Deleuze et Guattari ont raison daffirmer que le

    corps plein du capitalisme na pas dorganes il nest pas suffisamment diffrenci en

    interne pour former un organisme , cela nimplique pas pourtant que ce corps plein soit sans

    organisations (Durand et Vergne, 2010, 2013).

    Les chercheurs en sciences de lorganisation ont consacr beaucoup dnergie tenter

    dexpliquer le changement organisationnel, ou comment les organisations parviennent

    gnrer de la diffrence interne. En revanche, la question de la diffrence externe, ou

    comment les organisations parviennent changer leur environnement socital en crant des

    normes, en pliant le socius , na t pose que rcemment, notamment par la recherche sur

    les social movements7. Si lon sen tient lontologie deleuzienne, sintresser la diffrence

    externe gnre par une organisation, cela revient poser la question suivante : que cela

    signifie-t-il, pour une organisation, tre minoritaire ? La recherche sur les valuations sociales

    des organisations sest rcemment intresse tout un spectre dorganisations que lon na pas

    lhabitude dutiliser comme exemples dans les cursus des business schools. Hudson et

    Okhuysen (2009) sintressent aux stratgies de survie mises en uvre par des organisations

    socialement stigmatises, notamment dans le contexte des saunas gay situs dans les tats les

    plus conservateurs des Etats-Unis. Anteby (2010) examine en dtail comment des

    organisations impliques, parfois illgalement, dans le commerce de cadavres, cherchent

    tablir des normes professionnalisantes afin de lgitimer leurs transactions commerciales.

    Vergne (2012) analyse les facteurs cognitifs expliquant pourquoi certaines entreprises

    pourtant stigmatises, dans lindustrie des armes, ne sont jamais critiques publiquement dans

    les grands mdias internationaux. Jensen (2010) montre comment le cinma pornographique

    acquire une reconnaissance sociale dans le Danemark des annes 1970 en incorporant des

    lments comiques dans des scripts jous par des acteurs jouissant dj dun certain statut

    dans lindustrie du cinma traditionnel. Dans ces travaux, les organisations ne produisent pas

    seulement des biens et des services, mais aussi des normes et des identits qui dbordent

    largement les limites de leurs organigrammes.

    Deux concepts en particulier peuvent clairer notre comprhension du devenir-minoritaire

    organisationnel face lEtat capitaliste : lillgalit et lillgitimit. Les organisations illgales

    7 Mouvement social , en France, est devenu synonyme de grve , cest pourquoi lexpression anglaise non traduite est utilise ici.

  • 15

    et/ou illgitimes mnent une vritable guerre normative contre lEtat : elles produisent des

    normes formelles ou tacites qui diffrent davec les canons du lgalement autoris ou du

    socialement acceptable. Mais au cours de ces luttes dinfluence elles diffusent du code qui

    parfois modifie en profondeur les frontires du lgal et du lgitime. Combien dindustries

    aujourdhui parfaitement lgales et lgitimes ont-elles historiquement merg dun devenir-

    minoritaire ? Que serait lindustrie bancaire si le prt avec intrt tait toujours rprouv par

    les autorits religieuses, comme ce fut le cas plusieurs sicles durant dans lEurope fodale ?

    Que serait lindustrie des assurances si lassurance-vie tait toujours considre, comme ce fut

    le cas jusquau 19me sicle, comme contraire aux bonnes murs ? Quadviendra-t-il de

    lindustrie nuclaire dans un monde de plus en plus sensible aux problmatiques

    environnementales de long terme ? Pour illustrer le propos, la figure ci-dessous catgorise les

    organisations capitalistes suivant deux axes : lgitime/illgitime et lgal/illgal.

    LEGITIME ILLEGITIME

    LEGAL

    (1) Firmes capitalistes, monopoles

    dEtat

    Ex : General Motors, public utilities

    Disciplines: management, conomie

    (2) Organisations contestes,

    organisations corsaire

    Ex : Blackwater, Nachi

    Disciplines: sciences politiques, histoire

    ILLEGAL

    (3) Organisations pirate

    Ex : Anonymous

    Discipline: histoire

    (4) Organisations criminelles,

    organisations terrorristes

    Ex : Cosa Nostra

    Disciplines: droit, criminologie

    Les organisations de type 1 sont celles auxquelles sintressent les sciences du management et

    lconomie. Elles sont lgales et lgitimes, oprent sous lgide de lEtat capitaliste qui

    prlve des taxes sur les flux de revenus quelles gnrent, et emploient un certain nombre

    dindividus forms dans des business schools pour assurer leur dveloppement et leur

    croissance. Les trois autres catgories dorganisations sont engages dans un devenir-

    minoritaire. Celles de type 4, les organisations criminelles ou terroristes, sont la fois

    illgales et (trs largement) illgitimes. Elles se dveloppent localement l o lEtat capitaliste

    est faible, c'est--dire l o sa souverainet nest pas ou plus pleinement reconnue. Elles sont

    un objet dtude pour les chercheurs en droit et en criminologie. Les organisations pirates

    (type 3) jouissent dune certaine lgitimit auprs du grand public mais elles sont considres

    illgales par lEtat capitaliste (Durand et Vergne, 2010, 2013). Certains groupements de

  • 16

    pirates informatiques, comme Anonymous, constituent des organisations pirates car elles

    agissent au nom dune cause publique apparaissant lgitime aux yeux dun large pan de la

    socit par exemple la dfense des liberts numriques. Ces organisations cherchent

    influer sur la dfinition des normes dchange au sein de territoires cods par lEtat de

    manire seulement partielle. Le cyberespace est un exemple de territoire qui nest que

    partiellement cod lheure actuelle, car la plupart des normes socio-conomiques rgissant

    son fonctionnement restent dfinir. Les ondes lectromagntiques au dbut du 20me

    sicle

    (et leurs radios pirates ) se trouvaient dans la mme situation, de mme que les ocans et

    routes maritimes (et leurs flibustiers ) entre le 16me

    et le 19me

    sicle. Aucune discipline

    universitaire ne sintresse particulirement lanalyse des organisations pirates

    contemporaines, et ce sont donc les historiens qui permettent den savoir un peu plus sur les

    agissements de lquipage de Barbe-Noire ou du Capitaine Kidd. Finalement, les

    organisations de type 2 sont celles qui sont rendues lgales par lEtat capitaliste pour

    accomplir des tches perues comme largement illgitimes. Dans cette dernire catgorie, on

    peut distinguer les organisations contestes (Galvin, Ventresca, et Hudson, 2004), telles que

    les socits militaires prives qui rmunrent des mercenaires, et les organisations dites

    corsaires (Durand et Vergne, 2010, 2013), cres de toutes pices par lEtat capitaliste

    pour contrer la menace pirate. Les jeunesses nationalistes russes regroupes au sein de

    lorganisation Nachi, par exemple, furent charges en 2007 par le Kremlin de mener une srie

    de cyber-attaques destructrices contre les infrastructures gouvernementales estoniennes et les

    cyber-activistes anti-Poutine. En raison des liens entre organisations corsaires et Etat

    capitaliste, les historiens sont parfois pauls par des chercheurs en sciences politiques pour

    examiner ces entits de type 2.

    Cette typologie est un objet partiel : elle na pas vocation faire rentrer toutes les

    organisations possibles et imaginables dans lune des quatre cases. De mme, il existe

    srement des organisations que lon serait tent de placer cheval entre deux cases. Mais

    lintrt principal de cette typologie trs simplificatrice est de souligner la richesse du monde

    organisationnel, tout en traant les chemins possibles que peuvent emprunter les organisations

    pour gagner (ou perdre) en lgitimit ou en lgalit. Par exemple, on pourrait discuter de la

    trajectoire de lentreprise Apple, qui fut longtemps accuse, notamment par Bill Gates,

    davoir pirat du software dvelopp par dautres pour concevoir ses premires applications

    dans les annes 1970. Quoi quil en soit, cette typologie doit attirer notre attention sur le

    mouvement perptuel qui agite le monde organisationnel. Et sur le fait quil semble ncessaire

  • 17

    dlargir notre horizon au-del des seules organisations capitalistes de type 1 pour

    comprendre comment les organisations gnrent de la diffrence externe.

    A ce stade, il est tentant de contraster lobjectif des sciences du management ltude de la

    croissance et de la performance des firmes capitalistes de type 1 avec celui des sciences de

    lorganisation, que lon pourrait redfinir ainsi : expliquer les mutations du capitalisme

    partir des stratgies mises en uvre par les organisations (lgales ou illgales, lgitimes ou

    illgitimes) afin de modifier le tissu normatif produit par lEtat souverain. Ce projet des

    sciences de lorganisation, redfini dans la perspective dune comprhension volutionniste

    du capitalisme, aurait endogniser la plupart des variables que les conomistes considrent

    comme exognes. Et enrichir considrablement la conception noclassique de la

    production afin de rendre compte de lvolution des normes du capitalisme. La bonne

    nouvelle, cest que beaucoup de travaux publis ces dernires annes dans des revues comme

    Academy of Management Journal, Organization Science, Journal of Management Studies,

    Administrative Science Quarterly, Strategic Management Journal ou encore American

    Sociological Review pourraient sinscrire dans un tel projet.

    EPILOGUE : VERS UNE ORGOLOGIE DELEUZIENNE DU CAPITALISME

    Deleuze et Guattari ont compris, avec une lucidit dconcertante, que le capitalisme ntait

    pas un systme conomique tourn contre la notion mme dEtat, mais une formation

    sociale immanente contenue tant bien que mal dans les limites de lEtat, porte par la

    production non-dipienne de coupures-flux qui rduisent en miettes toute possibilit de

    norme stable et transcendante. Sil est intressant dimporter Deleuze et Guattari en sciences

    de lorganisation, ce nest donc pas tellement en raison du dialogue potentiellement subversif

    qui pourrait stablir entre une philosophie rvolutionnaire et le conservatisme qui

    caractriserait (soi-disant) le monde managrial et le microcosme mainstream de lAcademy of

    Management. Plutt que de se demander si une rfrence LAnti-dipe dans un article

    publi par lAcademy of Management Journal constituerait, oui ou non, une tentative de

    rcupration de la radicalit par le systme , nous prfrons suggrer une approche

    rsolument thorique plutt que politique des travaux de Deleuze et Guattari, qui

    partagent avec le projet mme des sciences de lorganisation une certaine vision du

  • 18

    capitalisme, en dpit du fait quils sous-estiment probablement limportance des organisations

    dans lvolution de ce dernier.

    La vacuit des querelles politiques concernant la postrit philosophique de luvre

    deleuzienne trouve son apoge dans la dmonstration, par Slavoj Zizek, que Deleuze et

    Guattari sont en ralit des dfenseurs du capitalisme (le postulat implicite tant, ici, que le

    capitalisme est une position politique stable plutt quune ralit sociale mouvante). Selon

    Zizek (2008, p.219-220) :

    plusieurs lments justifient [] que lon qualifie Deleuze didologue du nouveau

    capitalisme. Le clbre imitatio affecti spinozien, la circulation impersonnelle des

    affects qui dpassent les personnes, ne sont-ils pas la logique mme de la publicit, des

    clips, etc., o ce qui importe nest pas le message relatif au produit mais lintensit des

    affects et des perceptions communiqus ? [] Et lironie ultime nest-elle pas que,

    pour Deleuze, le sport par excellence tait le surf, sport californien emblmatique sil

    en est : un sport qui na pas pour principe le contrle de soi et la domination en vue

    dun objectif, mais qui consiste simplement sinsrer dans une vague.

    Lquation est limpide : affects impersonnels = publicit = capitalisme = surfeur californien.

    Aucun doute, donc : pour Zizek, Deleuze et Guattari dveloppent une pense pro-

    capitaliste (p. 229)8. Zizek recommande dailleurs la mfiance car Deleuze avance masqu,

    et il aurait tout bonnement tromp ceux qui, cits plus haut, voient en lui un marxiste, un

    postmarxiste, un radical, un rvolutionnaire ou tout simplement un auteur subversif anti-

    mainstream. Ainsi, Deleuze crirait tout en se dissimulant sous une sorte de chic radical,

    [mais] en ralit [il est] un idologue du capitalisme numrique daujourdhui (p. 12)9.

    Puisquil est impossible de concevoir un monde dans lequel un mme individu puisse

    apprcier le surf et dsirer renverser le capitalisme, Zizek se doit davertir le lectorat

    anticapitaliste de Deleuze et Guattari, car ces derniers, en ralit, pourraient bien leur insu se

    8 Zizek ne prcise pas do lui vient cette ide que Deleuze apprcie le surf. Dans Pourparlers, Deleuze crit ceci pour illustrer la transition des socits disciplinaires la Foucault vers les socits de contrle : Lhomme des disciplines tait un producteur discontinu dnergie, mais lhomme du contrle est plutt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu. Partout le surf a dj remplac les vieux sports (Deleuze, 1990, p. 244). 9 Boltanski et Chiapello (1999) montrent que Deleuze, par certains de ses propos, saccorde avec ce quils appellent le nouvel esprit du capitalisme . Bell (2009) conteste cette interprtation de la pense deleuzienne.

    Pour une lecture diffrente de lapport deleuzien lge de la marchandisation gnralise, voir Mengue (2003).

  • 19

    retrouver dans le rle inconfortable despions infiltrs la solde de LEmpire (celui de Hardt

    et Negri, 2000).

    Nous prfrons prendre le parti daffirmer une convergence apolitique entre lontologie

    dveloppe dans Capitalisme et Schizophrnie et le projet empirique des sciences de

    lorganisation, qui pourraient sortir du carcan du management et sintresser sans rougir

    tous types dorganisations et pas seulement aux firmes lgales, lgitimes et cotes en

    bourse. Cest ce prix-l que lon pourra comprendre comment les normes sociales en

    perptuelle tension dessinent les trajectoires possibles du capitalisme de demain.

  • 20

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