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Gratuite, Don Et Optimisation Individuelle _derrida

Date post: 04-Nov-2015
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  • DOCH 34 Christian Arnsperger

    GRATUITE, DON ET OPTIMISATION INDIVIDUELLE :LEVINAS, DERRIDA ET LAPPROCHE ECONOMIQUE

    par Christian ARNSPERGERFNRS & Chaire Hoover

    Universit catholique de Louvain

    I

    Mais il ne suffit pas crit lanthropologue Marcel Mauss dans un passage maintes fois citde la section de conclusion de son Essai sur le don de constater le fait [de lexistence dudon dans de nombreuses civilisations], il faut en dduire une pratique, un prcepte de morale.Dabord, nous revenons, et il faut revenir, des murs de dpense noble 1. ( ) Il faut plus debonne foi, de sensibilit, de gnrosit dans les contrats de louage de services, de locationdimmeubles, de vente de denres ncessaires 2. De cet appel instaurer (comment ?) une sortede morale du don et du contredon, le philosophe Jacques Derrida dit ceci dans son livre Donnerle temps : Telle est la morale ou la politique qui organise la structure, voire le telos thorique decet Essai sur le don. Ce telos thorique est son thique, ce nest au fond rien dautre que sa moralepolitique 3. Ce qui, immdiatement, nous renvoie cette dclaration abrupte par laquelle unautre philosophe, Emmanuel Levinas, ouvre son ouvrage Totalit et infini : On conviendraaisment quil importe au plus haut point de savoir si lon nest pas dupe de la morale 4. Cestrois citations constellent la problmatique que nous voudrions dvelopper dans ces pages. Ilsagira de se demander si lappel moral de Mauss, fond sur une observation scrupuleuse demultiples pratiques conomiques effectives, peut trouver un fondement transcendantal dans lamanire dont la thorie conomique comprend le don interrogation qui nous obligera nousdemander dune part quel type de gratuit doit tre sousjacent une thorie conomique du don, et dautrepart quelle possibilit la thorie conomique a de rellement rendre compte de la gratuit.

    A la gratuit pragmatique de Mauss, fonde sur la rciprocit des obligations, et qui nousparat (en cela nous serons en accord profond avec Derrida) exclure la notion mme de don,

    1 Convention de prsentation : Les guillements pointus ( ) dsigneront dans tout notre texte des citations dautres

    auteurs, accompagnes de rfrences bibliographiques prcises. Les guillements ronds ( ), en revanche,seront utiliss pour toutes les emphases ou expressions figuratives.

    2 Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de lchange dans les socits archaques , in Sociologie etanthropologie, Paris : P.U.F., 1973, p. 262.

    3 Jacques Derrida, Donner le temps : 1. La fausse monnaie, Paris : Galile, 1991, p. 89.4 Emmanuel Levinas, Totalit et infini : Essai sur lextriorit, La Haye : Martinus Nijhoff, 1961, p. IX.

  • 2

    nous opposerons deux gratuits transcendantales : la gratuit levinassienne qui repose sur lidede la conscience non intentionnelle 5 et donc sur le refus radical de toute intentionnalit etla gratuit derridienne qui ne rejette pas lintentionnalit mais la purifie au maximum de toutlment autocentr en ayant recours une notion d interruption de soi par soi commeautre 6.

    Le don et donc la gratuit qui, selon nous, en fait partie intgrante au point quun dongratuit devrait tre un plonasme apparatra ainsi comme ressortissant de lthique plutt quede la morale (au sens levinassien dune thique horsvolont oppose une moralevolontariste). Le projet moral de Mauss rencontre donc, selon nous, une difficultfondamentale ce qui ne signifiera en rien que lintention qui lhabite ne soit pas cruciale et nedoive pas tre sauvegarde et reprise. Sans une reprise transcendantale, il ny a, selon nous, pasmoyend de fonder une morale. Le but de Levinas comme de Derrida est, nous le verrons, demontrer que lthique du don possde un fondemant phnomnologique capable de prsider lareprise transcendantale ncessaire. Cest aux traits de base dune telle reprise que,fondamentalement, sont consacres ces pages.

    II

    Lattitude thique, nous dit Levinas, serait essentiellement ouverture un enseignement : Lacontradiction entre lintriorit libre et lextriorit qui devrait la limiter, se concilie dans lhommeouvert lenseignement 7. Enseignement non pas prdtermin, structur lavance selon lescanons de la raison analytique ou mme transcendantale, mais plutt enseignement sans cesse en trainde se faire travers la rencontre, chaque fois unique, dautrui. La pense de Levinas est donc avanttout une pense de laction thique, de lagirpourlautre sur base du penserlautre mais uneaction thique qui ne serait jamais reconstructible en termes de principes qui seraient extrieurs la relation qui vient de se nouer ici, maintenant, relation dj noue et peuttre dj en train dese dnouer, fuyante et jamais thmatisable. Pour Levinas, laction, quand elle est thique, estdonc foncirement hors thme, ractive elle est une raction visvis dune relation nonchoisie. Non quelle soit mcanique, loin de l, puisque lacte adapt au besoin exprim parautrui est chaque fois un acte non prvu, pour ainsi dire immanent la situation ellemme.

    Ds lors, il semble vident quautrui ne m enseigne rien rien dautre que la ncessitdagir, et donc la ncessit dune disposition (non thmatisable) agir. En mme temps, pour Levinas,cest l un enseignement immense dans la mesure o ce qui y fait obstacle serait toute la tradition

    5 Emmanuel Levinas, La conscience nonintentionnelle , in Entre nous : Essais sur le penserlautre, Paris :

    Grasset, 1991, pp. 141151.6 Jacques Derrida, Adieu ( Emmanuel Lvinas), Paris : Galile, 1997, pp. 9697 et passim.7 Levinas, Totalit et infini, op. cit., p. 155.

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    philosophique occidentale (ou presque), et en tout cas les penses dHusserl et de Heidegger.Mais questce qui fait obstacle ? Selon Levinas, cest essentiellement le quantsoi constitutif delintentionnalit humaine et, corrlativement, labsence dun rellement autre pour moi doncaussi labsence dautrui. Il ne sagit bien sr pas dune absence physique (autrui est prsent), nimme dune absence cognitive (je sais quautrui est prsent), mais dune absence dautrui commedclencheur premier de mon action. Autrui est prsent, et je le sais, mais je me rserve linitiative derpondre ou non sa prsence donc dagir. Cest lanalyse de cette structure de responsabilitqui constitue le cur de leffort philosophique de Levinas non pas pour proposer une sorte dephnomnologie positive de lapparition dautrui, mais pour mettre le doigt sur ce que, parextrme provocation, on pourrait appeler une Verantwortungsvergessenheit (un oubli de laresponsabilit) l o Heidegger, quant lui, insistait sur la Seinsvergessenheit (l oubli deltre). Comme le souligne Levinas dans un de ses premiers articles publis 8, Heidegger prnela ncessit de laisser tre autrui, et plus gnralement de laisser ltre se dployer selon sespotentialits propres (ce qui mne invitablement une Gelassenheit, une srnit), sa pense lui appelle rpondre autrui. Rinstauration, dans les deux cas, dun oubli jug fatal. Il fautinterroger le statut de cette rinstauration de lthique chez Levinas instauration que, dans laphrase inaugurale de Totalit et infini cite plus haut, il contraste avec ce quil nomme morale. Aquel endroit dun processus de dcision se loge ce mouvement thique dont Levinas nous ditquil est absolument premier ?

    Nous construirons cette interrogation sur une thorie de laction qui nous est familire, et quitrouve actuellement beaucoup dcho en sciences sociales, tant en conomie pure quensociologie savoir la thorie qui explique le choix daction par loptimisation, ou lamaximisation. Selon une version faible de cette thorie, toute action x observe peut trereconstruite comme le rsultat de la maximisation dau moins une relation dordre, P, qui fournit unordonnancement des diverses actions possibles ; en dautres termes, il existe une relation P dontla maximisation donnerait laction x. Selon une version plus forte, la personne est demble dotedune relation dordre, P, et pour que son adoption de laction x soit dite rationnelle, il fautmontrer que x maximise P. Que lon adopte lune ou lautre de ces versions, on se situe de toutefaon dans la conception gnrale dune science tudiant la manire dont les individus oprentdes choix (selon une dfinition bien connue de la thorie conomique par WilliamDuesenberry 9). Se demander de quelle manire les individus oprent des choix, cest dans cetteoptique se demander quelle motivation soustend ces choix, ce qui son tour revient sedemander sil existe une relation dordre dont la maximisation donnerait ce choix (version faible) ou quelleest la relation dordre dont la maximisation a donn ce choix (version forte).

    8 Emmanuel Levinas, Lontologie estelle fondamentale ? , Revue de Mtaphysique et de Morale (1951), rdit dans

    Entre nous, op. cit., pp. 1324.9 Cit par Raymond Boudon, La logique du social : Introduction lanalyse sociologique, Paris : Hachette, 1979, p. 19.

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    Nous nous concentrerons dornavant sur la version forte de la thorie de loptimisation. Eneffet, cest elle seule qui nous semble adapte une vraie rflexion sur les ventuels fondementstranscendantaux du choix daction. Nous verrons donc dornavant la personne commepossdant pour ainsi dire davance une relation de prfrence lui servant dinstrument (ou deguide) de choix. Pour simplifier lexpos quitte luder des difficults thoriques trsimportantes mises en vidence par les conomistes dans les annes 30 et 40 nous supposeronsquil y a un nombre N fix dindividus dans la socit, et quil est possible didentifier, pourchaque individu i (o i est un compteur prenant toutes les valeurs naturelles entre 1 et N), unefonctionobjectif Fi. La valeur numrique de cette fonction dpend de la nature de laction adoptepar i et galement (dans le cas gnral) de la nature des actions adoptes par tous les autresindividus. Nous appellerons ai laction de lindividu i et ai la liste des actions de tous les autresindividus. En notation mathmatique, la fonctionobjectif de lindividu i, cestdire lobjetmathmatique quil maximisera pour choisir son action, scrira donc Fi(ai, ai). La rgle guidantce choix est alors la suivante : Pour une liste ai donne (connue ou estime), choisir laction a*iqui rend la valeur de Fi la plus grande possible.

    Afin de donner davantage de structure notre interrogation, nous supposerons quil estpossible didentifier, pour chaque personne i, une fonction bi qui mesure le degr de satisfactiondes besoins de lindividu i. Nous poserons que bi = bi(ai, ai) : le degr de satisfaction desbesoins dun individu dpend de son action et des actions de tous les autres. On pourra ds lorscrire les fonctionsobjectif des individus de la manire la plus gnrale possible : pour chaque i,on a

    Fi(ai, ai) = i [b1(ai, ai), , bi(ai, ai), , bN(ai, ai)].

    Cest dans le sens fondamental o chaque ti dpend des actions de tous quil y a, pourreprendre lexpression de Levinas, interessemement : la latitude qua chaque individu i depersvrer dans son tre (esse), latitude qui est mesure par bi, dpend des actions de tous (inter)les individus. En ce sens, les fonctions bi(ai, ai) relveraient du domaine ontologique au sens olentend Levinas, savoir le domaine trs vaste de la satisfaction en tant que jouissance 10.Comme lexplique trs bien Adriaan Peperzak dans son tude sur la pense de Levinas, Posantchaque tre comme un centre pour soi, cest dans l acte dtre, caractris par Spinoza commeun conatus essendi, que tous les tres participent une seule communaut dautoprservation.Ltre en tant quintressement universel rend tous les tres, et particulirement les tres vivants,mutuellement interdpendants. Leurs besoins les relient les uns aux autres et crent un systme

    10 Levinas, Totalit et infini, op. cit., pp. 82 sq.

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    conomique de satisfaction mutuelle de mme quun rseau politique de rsistance, tension,guerre et paix en vue de la satisfaction 11.

    Par jouissance, Levinas entend davantage que le simple hdonisme ; il y inclut les impressionsprocures par des biens culturels et immatriels ( spectacles , travail , ides ), et ilgnralise mme la notion de jouissance pour y inclure la souffrance (sorte de jouissancengative) 12. Une tude en soi serait ncessaire une modlisation conomique plausible de lanotion levinassienne de jouissance, et nous ne nous y essaierons pas ici ; mais il est certainementvrai que lconomie, en tant que discipline, tudie le plus souvent les moyens dassurer lasatisfaction matrielle des membres dune socit, et en ce sens elle est certainement unediscipline complice de lontologie au sens o lentend Levinas.

    Avanons prudemment, cependant. Le passage de Peperzak, troitement fidle Levinas luimme, ne passetil pas trop rapidement du fait de linterdpendance des besoins au fait de la lutte pourleur satisfaction cautionnant ainsi un peu htivement une vision de lconomie commeintrinsquement ontologique, et donc violente et guerrire ? Ny atil pas moyen, grce au hiatusque nous venons dintroduire entre les fonctions bi qui mesurent ltendue de satisfaction des besoinsdes individus, et les fonctions Fi qui mesurent ltendue laquelle sont atteints les objectifs desindividus, de penser une diffrence profonde entre jouissance et optimisation ? Ce ne serait, eneffet, que dans le cas trs particulier o

    (1) Fi(ai, ai) = bi(ai, ai)

    que lon pourrait parler dun rel conatus essendi : le seul objectif de lindividu, le seul guide de sonaction, est dans ce cas prcis la maximisation de ltendue de la satisfaction de ses propresbesoins.

    Mais rien, dans la notion doptimisation, ne nous force adopter cette hypothse restrictive.La fonctionobjectif de lindividu peut, par exemple, tre identifie aux besoins dun autreindividu k _ i, de sorte quon aurait un altruisme unipersonnel radical du type

    (2) Fi(ai, ai) = bk(ai, ai).

    Lindividu i oriente alors son action en fonction du seul objectif de contribuer autant quepossible (cestdire liste ai donne) la satisfaction des besoins dun autre. Uneconceptualisation plus complte encore consisterait dfinir, pour lindividu i, un altruismemultipersonnel radical faisant intervenir une fonctionobjectif indice flottant, cestdire se

    11 Adriaan Peperzak, To the Other : An Introduction to the Philosophy of Emmanuel Levinas, West Lafayette : Purdue

    University Press, 1993, pp. 1819.12 Pour une description de certains facteurs de la jouissance, voir Levinas, Totalit et infini, op. cit., pp. 8283.

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    modifiant au fur et mesure des rencontres que fait la personne. Chaque rencontre tant, dans lechef de Levinas, une situation unique et incomparable, lattitude thique consistera modeler safonctionobjectif au gr des rencontres et des faceface. Si on dfinit une squence de rencontresbilatrales pour lindividu i par une suite ordonne S(i) dindices correspondant aux N1 autresindividus, on pourra dfinir une suite de fonctionsobjectif

    (3) _S(i) = {Fi = bj | j S(i)}dont l indice flottant j change chaque rencontre. Lindividu se donne alors comme objectifde satisfaire tour de rle les besoins de tous les individus rencontrs 13. La maxime decomportement de lindividu est alors envisager comme possible nimporte quelle squence S(i)et ne priviligier aucune suite _S(i) par rapport une autre. Si lon fait ici abstraction deconsidrations de raret en ressources et en temps qui pourraient introduire la ncessit de fairedes arbitrages entre les individus rencontrs (cest ce que Levinas appelle la justice ) 14, onobtient ainsi par le passage de (2) (3) une reprsentation aussi complte que possible ducomportement dun agent altruiste : ne privilgiant personne, cet individu modifie son choixdaction au gr des faceface, dans le seul but de satisfaire maximalement les besoins de lapersonne qui, ce momentl, se trouve face lui. (On peut alors supposer, en accord sembletil aveclide levinassienne de la priorit d autrui sur moi, qu la fin de la squence des rencontres,lindividu satisfera ses propres besoins avec les ressources et le temps ventuellement trsrduits qui lui restent 15.)

    III

    Lquation (3) serait probablement le maximum quun conomiste pourrait proposer, dans lecadre dun modle doptimisation, en termes de gratuit. Si on compare (3) (1), on se rendcompte quune double gratuit a t introduite : passer de (1) (2) signifie faire abstraction de sespropres besoins pour se donner comme objectif la satisfaction des besoins dun autre, choisi lavance ; passer de (2) (3) signifie renoncer de surcrot ce choix prdtermin, et donc se

    13 Nous pouvons illustrer cette criture mathmatique, peuttre un peu aride, par un exemple. Supposons quil y

    ait N = 4 individus et que nous nous concentrions sur lindividu nomm 1. Envisageons par exemple la suitede rencontres S(1)={4, 2, 3}, selon laquelle lindividu 1 rencontrera dabord lindividu 4, ensuite lindividu 2, etenfin lindividu 3. Lindividu 1 va alors se donner la suite de fonctionsobjectif suivante, dfinies pour chaqueliste a1 donne : _S(1) = {F1 = b4(a1, a1) ; F1 = b2(a1, a1) ; F1 = b3(a1, a1)}. (Il ny pas de raison a priori pour que lesactions des autres individus restent identiques dune rencontre lautre.) Si lindividu 1 ne connat pas lasquence des rencontres lavance, ce qui semble plus raliste, il envisagera toutes les squences possibles S(1),S(1), S(1), etc.

    14 La question de la justice, dans son lien troit avec la notion levinassienne de responsabilit, est discute en dtaildans Christian Arnsperger, Action, responsabilit et justice : Pertinence et limites de la notion conomiquedaltruisme , Revue Philosophique de Louvain, paratre.

    15 Une variante de cette ide, mais fonde sur un ordonnancement lexical plutt que sur une squence temporelle,est discute en dtail dans Christian Arnsperger, Optimisation individuelle et engagement moral , in F.R. Mahieu, M. Koulibali et H. Rappoport (ds.), Analyses conomiques de laltruisme, Paris : Economica, paratre.

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    donner comme objectif la satisfaction des besoins de tous les autres, quels quils soient et au fur et mesure de leur apparition. Cest par cette autodonation de lobjectif que passencessairement, dans ce cadre analytique, le don : mtant donn comme objectif lquation (3), jendduis pour moimme linjonction de donner toute personne que je rencontre la parole, legeste, la somme dargent, le bien, etc. dont je sais que cette personne a besoin.

    Adopter comme rgle de choix daction la maximisation de (3) revient donc se formulerpour soimme ce que Derrida appelle lintentiondedonner 16. Au moment de la rencontrede lindividu k, lindividu i est amen, de par la fonctionobjectif quil sest luimme donne, couter la demande de k ou ce qui dans ce cadre analytique revient au mme calculer lactionqui maximisera bk. Lissue de cette coute ou de ce calcul sera la formulation, par i pour luimme, de lintention de mettre en uvre effectivement lacte demand ou calcul. Cest dans lapossibilit de rendre compte, en termes formels, de cette intention que rside le refus (du restelgitime) de nombreux conomistes de voir traiter leur discipline dintrinsquement oriente verslgosme ou l utilitaire 17. Mme si les besoins dautrui sont dordre utilitaire (une sommedargent, un coup de main pour transporter un objet lourd, un entretien pour recevoir durconfort et personne, Levinas pas davantage que les autres, ne nie la centralit du besoinmatriel ou utilitaire exprim par autrui), il nen reste pas moins vident que celui qui adopteeffectivement (3) renonce radicalement agir de manire utilitaire pour luimme.

    La cadre analytique de loptimisation est donc mme daller trs loin dans la modlisationdu don. Mais ce terme de modlisation ne posetil pas justement problme ? Le modledont il sagit ici, et que rsume (3), nest pas simplement un modle dans le chef dun thoricienpour ainsi dire extrieur ; pour produire une action effective de don, ce modle doit tre supposinterne lindividu : cest ce que nous entendions plus haut par lexpression d autodonation delobjectif. Nous pouvons entendre cette autodonation dau moins trois manires : de deuxmanires pragmatiques et dune manire davantage transcendantale. Ces interprtations nesont pas ncessairement mutuellement exclusives, mais il est utile de les distinguerconceptuellement. La premire acception pragmatique de lautodonation est drive duneinterprtation possible de Mauss : lintention de donner sinsre dans un cadre conventionnelplus large o rgne un systme de don et de contredon, avec obligation de donner et de rendre.La seconde acception pragmatique de lautodonation est drive dune vision de type J. S. Millo lintention de donner driverait dune ducation centre sur une morale du don (Il faut donner.Il faut faire passer autrui avant soi). Lacception plus transcendantale, quant elle, serait drivedune lecture particulire de la phnomnologie husserlienne : immerg dans la Lebenswelt, le sujet

    16 Derrida, Donner le temps, op. cit., pp. 2223.17 On notera que cette ide dobissance une intention fait de la soidisant rationalit instrumentale, qui

    consiste en une adquation entre lacte pos et lacte optimal calcul, une condition dintgrit morale : jagis avecintgrit si, aprs avoir calcul lacte qui rencontrerait maximalement les besoins de la personne rencontre, jemets effectivement en uvre cet actel (et non pas, par exemple, lacte qui maximise ma propre fonction bi).

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    reoit de sa culture une morale du don mais nassume cette morale reue qu travers unepokh (un dpouillement des contingences socioculturelles particulires dans lesquelles pourtantil vit) o il se donne luimme, en tant qu ego transcendantal, linstrument de sa propreaction. Les deux acceptions pragmatiques peuvent tre considres comme deux clairages dunmme principe : la morale du don comme drivant dun intrt bien compris. Elles nont pasrecours une telle assomption transcendantale ; elles prtendent au contraire plongerdirectement dans la pte du social vcu 18.

    Nous ne tenterons pas ici de dpartager les deux approches ; le dbat serait immense etncessiterait une tude approfondie des liens entre sociologie et phnomnologie. Mais nousnhsiterons pas expliciter comme suit le parti pris de notre prsente tude : sil est indiscutableque les observations empiriques de Mauss sur le don doivent tre acceptes comme signes delexistence dun phnomne important, le passage une morale du don ne peut pas faire lconomiedune dfinition eidtique du don dfinition laquelle sattache prcisment la thorieconomique de loptimisation que nous avons dcrite jusquici. Cest pourquoi nous nousrangerons du ct de JeanFranois Lyotard lorsquil crit que le problme sociologiqueproprement dit, du moins tel que le pose la phnomnologie, ( ) avant dtre un problme demthode est un problme dontologie : seule une dfinition eidtique adquate du social permetune approche exprimentale fconde. Cela ne signifie pas ( ) quil soit bon dlaborer a prioriune thorie du social, ni de forcer les donnes scientifiques jusqu en exprimer desconclusions concordant avec leidtique. En ralit cette eidtique indispensable doit seconstruire au cours de lexploration des faits euxmmes, et aussi sa suite. Elle est une critiquemais, comme disait Husserl, toute critique rvle dj son autre face, sa positivit 19. Objeteidtique, la formule (3) tente doprer cette construction la suite de lexploration ventuelledes faits (sociologiques).

    Il y a donc, sans doute, une parent profonde entre cette formule (3) et une visionhusserlienne du sujet. Lautodonation de lobjectif (3), dans la mesure o elle ne relve paspurement dun donn culturel qui, absorb sans aucun recul critique, ne serait mme pas modlisable outhmatisable, est le fait dun sujet transcendantal. Se donner une fonctionobjectif loppos de recevoir dautorit (seraitce sur le mode volontaire prn par Mauss) cettefonctionobjectif ncessite une capacit minimale dabstraction de soi. Cela ne signifie pas dutout que lintention de donner se rduise stricto sensu un objet mathmatique ; mais seulementque lintention de donner est susceptible, en tant prcisment quelle est une intention, de recevoir dudehors dellemme donc comme venant dun sujet qui se tient comme derrire lintention

    18 La question qui se pose ainsi est distincte, insistons sur ce point, de la question de savoir si, par ailleurs, ce que

    Mauss appelle le don peut rellement compter comme don. Mme si on accepte provisoirement que cela peuttre le cas, la question de savoir si lappel maussien une morale du don peut se passer dun fondementtranscendantal reste entire. Cest cette seconde question que nous nous attachons dabord ici, en dialogueavec Levinas. Celle du statut du don luimme chez Mauss sera aborde plus loin, en dialogue avec Derrida.

    19 JeanFranois Lyotard, La phnomnologie, Paris : P.U.F., 1986, pp. 7778 (nous soulignons).

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    une modlisation formelle. Cette modlisation, nous lavons vu, rend galement compte duncertain nombre de traits levinassiens de la gratuit, notamment la priorit absolue des autres, etde tous les autres, sur moi. Elle est donc nous lavons dit loppos dune visionutilitaire ou utilitariste de la dcision dagir. Cependant, une telle modlisation renvoiencessairement, de par sa structure formelle et sa vision sousjacente du sujetagent, une doublestructure de dcision : dcision du sujet dabord de se donner la formule (3) comme maxime decomportement, dcision du sujet ensuite de faire don de laction maximisant chaque fois unedes fonctions bk.

    Mais survient alors la critique de Levinas la phnomnologie eidtique de Husserl. Cettecritique, nous le verrons, va mettre le doigt sur un problme fondamental de la manire dontnous avons jusquici caractris la gratuit. Ce que va nous dire Levinas et il faudra prendre lamesure correcte de la profondeur de cette critique cest que l altruisme multipersonnelradical que nous avons dfini dans la formule (3), alors mme quil semble traduiredimportantes intuitions de Levinas luimme, pche par sa trop grande connivence avec lavision husserlienne du sujet. Voici le portrait que brosse Levinas de la vision husserlienne : Lajouissance comme faon dont la vie se rapporte ses contenus, nestelle pas une forme delintentionnalit prise au sens husserlien de ce terme, dans une acception trs large, comme faituniversel de lexistence humaine ? Tout moment de la vie (consciente et mme inconsciente, telleque la conscience la devine), est en relation avec un autre que ce moment mme. On connat lerythme selon lequel cette thse sexpose : toute perception est perception du peru, toute idedun idatum, tout dsir, dsir dun dsir, toute motion, motion dun mouvant ; mais touteobscure pense de notre tre, soriente, elle aussi, vers quelque chose. ( ) La thse husserlienne surle primat de lacte objectivant ( ) conduit la philosophie transcendantale, laffirmation ( )que lobjet de la conscience, distinct de la conscience, est, quasiment un produit de la consciencecomme sens prt par elle, comme rsultat de la Sinngebung 20. Ce terme allemand signifielittralement donation de sens : la critique fondamentale de Levinas est donc qu travers leconcept dintentionnalit, Husserl pose le sujet ou, ce qui revient au mme, suppose que lesujet se pose comme auteur de ses perceptions. Le sujet husserlien se reprsente leschoses et les tres autour de lui, de sorte que dans la reprsentation, le Mme dfinit lAutresans tre dtermin par lui 21. Un peu plus loin : [L]a structure de la reprsentation commedtermination non rciproque de lAutre par le Mme, est prcisment le fait pour le Mmedtre prsent et, pour lAutre, dtre prsent au Mme. Nous lappelons le Mme parce que dansla reprsentation, le moi perd prcisment son opposition son objet ; elle sefface pour faire

    20 Levinas, Totalit et infini, op. cit., pp. 9496.21 Ibid., p. 98.

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    ressortir lidentit du moi malgr la multiplicit de ses objets, cest dire prcisment le caractreinaltrable du moi. Rester le mme, cest se reprsenter 22.

    Cette critique, qui peut dj tre formule lgard de la description husserlienne de laperception des objets, prend toute sa force quand on en vient la Cinquime MditationCartsienne 23 o Husserl propose une description de la rencontre interindividuelle. Par lafameuse apprsentation analogique 24 procdant par accouplement 25 (Paarung :identification de lautre de par sa ressemblance avec moi), autrui mapparat comme un alter ego.En ce sens, il ny a chez Husserl que trs peu de diffrence (pour ne pas dire aucune) entre laperception dune chaise et la perception dun autre tre humain. Levinas dira que le sujethusserlien nest pas davantage drang par une chaise que par un autre tre humain ; pour cesujet, l autre devient moi par une sorte de phagocytage perceptif : Ce qui peut treprsent et justifi directement est moimme ou mappartient en propre. Ce qui, parcontre, ne peut tre donn quau moyen dune exprience indirecte, fonde, dune expriencequi ne prsente pas lobjet luimme, mais le suggre seulement et vrifie cette suggestion parune concordance interne, est lautre. On ne saurait le penser que comme quelque chosedanalogue ce qui mappartient. Grce la constitution de son sens, il apparat dune faonncessaire dans mon monde primordial, en qualit de modification intentionnelle de mon moi,objective en premier lieu. Au point de vue phnomnologique, lautre est une modification demon moi (qui, pour sa part, acquiert ce caractre dtre mien grce laccouplementncessaire qui les oppose). Il est clair que par l mme on apprsente dans une modificationanalogique tout ce qui appartient ltre concret de cet autre ego dabord en qualit de son mondeprimordial, et en qualit dego pleinement concret ensuite. Autrement dit, une autre monade seconstitue, par apprsentation, dans la mienne 26. Ce passage relve de ce que plus tard Derrida,interprtant la position levinassienne envers Husserl, appellera la violence transcendantale 27 :laltrit dautrui dans la rencontre est, selon Levinas, rduite chez Husserl un piphnomnedu moi.

    La critique de Levinas va ici extrmement loin, car elle touche jusqu la racine mme delanalyse que nous avons mene jusqu prsent. Le sujet se donnant pour maxime decomportement la formule (3), et se donnant de donner selon cette formule travers une dcisioncalculatoire ce sujet ne rsidetil pas entirement dans ce que Levinas appelle le savoir

    22 Ibid., pp. 9899.23 Cf. Edmund Husserl, Mditations cartsiennes, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Paris : Vrin, 1930.24 Husserl, Mditations cartsiennes, op. cit., p. 177 sq.25 Ibid., p. 182 sq.26 Ibid., pp. 187188.27 Jacques Derrida, Violence et mtaphysique : Essai sur la pense dEmmanuel Levinas , in Lcriture et la

    diffrence, Paris : Seuil, 1967, p. 173 sq.

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    thorique 28 ? Le fait que laction puisse tre dduite dune maxime semble demble nousplacer dans un cadre thorique au sens fort : la gratuit, le don deviennent travers (3) un thme depense, un concept modliser, et devient aussi proccupation personnelle pour qui veut se donner cettefameuse intentiondedonner . Ce geste thorique luimme, inhrent la dmarcheanalytique, scelle la violence transcendantale selon Levinas : Le psychisme du savoir thortiqueconstitue une pense qui pense sa mesure et, dans son adquation au pensable, sgale ellemme, sera conscience de soi. Cest le Mme qui se retrouve dans lAutre. Lactivit de la pensea raison de toute altrit et cest en cela, en fin de compte, que rside sa rationalit mme. Lasynthse et la synopsie conceptuelles sont plus fortes que la dispersion et lincompatibilit de cequi se donne comme autre, comme avant et comme aprs. Elles renvoient lunit du sujet et delaperception transcendantale du je pense 29.

    Ce qui se trouve mis en question ici, cest audel du seul Husserl lensemble de latradition philosophique doccident qui pose le sujet comme un tre rationnel se donnant luimme ses raisons. Et lapproche analytique que nous avons mise en place jusquici peut,effectivement, tre vue comme lune des excroissances de cette traditionl. Ce qui estfondamentalement problmatique pour Levinas, cest que dans cette optique lautodonation dusujet luimme (quelles quen soient les modalits particulires telles que dcrites par tel ou tel philosophe) estpremire. Le moi forme pour luimme une totalit et cest en ce sensl que la constitutiontranscendantale du monde par un sujet husserlien rejoint, fine finalis, une logique de la jouissanceen tant que cette jouissance est aveugle 30, cestdire pur quantsoi dun moi ne vivant sesrencontres avec autrui qu travers la reprsentation pour ainsi dire pralable quil sen fait. Ducoup, la formule (3) et tout le contenu profondment altruiste que nous pensions un moment luiavoir donn est rduite dans une optique levinassienne ntre quune modalit de plus delgotisme 31.

    Nulle gratuit ici, donc, si lon en croit Levinas. Ou plutt, une gratuit davance rcupredans le don que le sujet se fait soimme de ses propres raisons dagir. Voil un reproche quiparatra certes totalement abscons un conomiste ou un sociologue ; les sciences socialesnontelles pas pour tche dlucider la structure de motivation des agents ? Et si, comme cest lecas dans ces pages, elles se font normatives, nontelles pas malgr tout pour obligation de

    28 Levinas, La conscience nonintentionnelle , loc. cit., p. 144.29 Ibid.30 Insistons sur cette qualification : en tant quelle est aveugle. Car il est vrai, et il importe de le souligner pour

    viter les contresens, que dans Totalit et infini Levinas insiste fortement, au contraire, sur lopposition entre lajouissance et la reprsentation. La jouissance est plus innocente que la reprsentation en ce sens quelle restefondamentalement ouverte sur le monde ; elle est la fois condition de sparation (mtaphore de la demeure) etde sortie de soi vers autrui (cf. Totalit et infini, op. cit., p. 100 sq). Il faudra y revenir, car cest prcisment danscette distinction que rsidera la possibilit de concilier laltruisme radical avec une vision levinassienne dmentreformule.

    31 Que nous distinguons de lgosme, dont nous avons montr quil ntait, lui, en rien organiquement li unethorie conomique du don.

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    formaliser et systmatiser autant quil est possible les rapports qutablissent entre elles lespersonnes ? Ce que Levinas refuse, cest que la gratuit du don autrui puisse tre drive dunestructure de dcision intentionnelle de manire premire. Nous verrons plus loin que la penselevinassienne ne peut probablement pas se passer de toute notion de dcision mais ce nestpas en un sens proprement husserlien quil faudra lentendre. Quant lobjection plusphnomnologique selon laquelle la phnomnologie pense toute phnomnalit partir delintuition donatrice : pour apparatre, un phnomne doit essentiellement pouvoir se donner 32

    cette objection tombe, dans une perspective levinassienne, dans lanonymat de lil y a 33 (enallemand littralement : es gibt, cela donne). Sil est vrai que, comme lindique Marion, Husserlprtend tendre la donation certaines significations et essences, jusqu penser la constitutiondes objets comme une donation de sens (Sinngebung) 34, nous avons vu que ctait justement lefait que cette donation de sens soit donne par le sujet transcendantal qui pousse Levinas y voirlinverse dun don : au contraire, une mainmise 35. Dj la perception saisit ; et le Begriff [enallemand concept, mais littralement prise vers soi, driv du mot Griff qui veut dire prise]conserve cette signification demprise. Le se donner quels que soient les efforts quexige ladistance de la coupe aux lvres est lchelle de la pense pensante, lui promet, travers satranscendance, une possession et une jouissance, une satisfaction 36. On ne saurait tre plusclair : pour Levinas, lapparition dautrui devant moi dans la rencontre annule toute possibilit degratuit relle si on linterprte, comme dans la phnomnologie husserlienne, en tant quedvoilement dautrui dans lhorizon dune intentionnalit prconstitue.

    Pour le dire autrement : la gratuit du don qui mergerait de lapplication de la formule (3)serait, dans cette perspective levinassienne, une gratuit trompeuse, qui cacherait sa fondamentalenongratuit 37. La gratuit levinassienne serait au contraire une gratuit o il ne sagit pas desstructures de savoir conformes lintentionnalit que Husserl fait intervenir dans ltude de

    32 JeanLuc Marion, Esquisse dun concept phnomnologique du don , Archivio di Filosofia, 1994, n. 13, p. 75.33 Cf. Emmanuel Levinas, De lexistence lexistant, Paris : Vrin, 1947, p. 94 sq.34 Marion, Esquisse dun concept phnomnologique du don , loc. cit., p. 75.35 Levinas, La conscience nonintentionnelle , loc. cit., p. 143.36 Ibid., pp. 143144.37 Cette raffirmation de ce qui est ni dans cela mme qui prtend le nier est un schma de pense assez frquent

    chez Levinas, notamment quand il parle de ltat politique comme instauration dune violence de la nonviolence . Ainsi : La neutralisation de lAutre, devenant thme ou objet apparaissant, cestdire seplaant dans la clart est prcisment sa rduction au Mme. ( ) Connatre revient saisir ltre partir derien, ou le ramener rien, lui enlever son altrit. ( ) Telle est la dfinition de la libert [husserlienne] : semaintenir contre lautre, malgr toute relation avec lautre, assurer lautarcie du moi. La thmatisation et laconceptualisation, dailleurs insparables, ne sont pas paix avec lAutre, mais suppression ou possession delAutre. La possession, en effet, affirme lAutre, mais au sein dune ngation de son indpendance. Je penserevient je peux une appropriation de ce qui est, une exploitation de la ralit. Lontologie commephilosophie premire est une philosophie de la puissance. Elle aboutit ltat et la nonviolence de la totalit,sans se prmunir contre la violence dont cette nonviolence vit et qui apparat dans la tyrannie de ltat (Totalit et infini, op. cit., pp. 1216 passim).

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    lintersubjectivit 38. Par essence loge dans le procs mme de la rencontre et de ce qui, chaquefois imprvisible, en merge, cette gratuit en quelque sorte printentionnelle serait par essenceimpossible modliser. La gratuit levinassienne est certes une forme de ce que nous avionsannonc sous lexpression de gratuit transcendantale, car la pense de Levinas ne se dpartitpas de lambition de lpokh au contraire, on peut interprter Levinas comme reprochant laphnomnologie de ne pas avoir men cette pokh assez loin.

    La mener son juste terme implique, pour Levinas, dcouvrir (ou plutt souvrir , oumme : reconnatre son ouverture ) la structure non intentionnelle de linterpellation dautrui dansla rencontre. Pour Levinas, le dernier mot de la gratuit nest pas et ne peut pas tre lautodonation dune intentiondedonner, mais au contraire la reconnaissance dune obligationdedonner prcdant toute intention. Au lieu que la gratuit soit piphnomne du moi, chezLevinas cest au contraire le moi constituant des objectifs qui est piphnomne duneinterpellation venant radicalement du dehors. Laction thique nest, pour Levinas, jamais prcdedune action mentale dautodonation : Le savoir de la conscience prrflexive de soi saitil, proprement parler ? Conscience confuse, conscience implicite prcdant toute intention ourevenue de toute intention elle nest pas acte mais passivit pure 39. En ce sens, la gratuitlevinassienne ne relve pas de lintentiondedonner, mais dune sorte de printention do lemoi reoit pour ainsi dire sa fonctionobjectif (3). Disons plutt : pour Levinas, il ny a gratuitque sil y a en quelque sorte prinitialement 40 cette rception absolument passive de laformule (3) comme commandement. Voil qui, lvidence, subvertit radicalement la vision quonthabituellement les conomistes et les sociologues du sujet ou de l agent, mme quand celuici est soidisant altruiste. Lune des originalits de Levinas est de rester malgr tout rsolumentindividualiste et donc de ne pas ouvrir la porte un quelconque communautarisme, quil soitmaussien ou autre, selon lequel travers des valeurs communautaires (en loccurrencelobligation sociale de donner, dexercer la gratuit) il y aurait un moyen de retrouver des traitshumains fondamentaux cachs par une sorte de dsenchantement de la modernit. Lpokhmaussienne si on nous permet cette expression apparatrait, telle quexprime dans lesconclusions de l Essai sur le don , comme une sorte de retour aux sources partir duneobservation de pratiques archaques 41; Levinas, quant lui, lie aussi lpokh un 38 Levinas, La conscience nonintentionnelle , loc. cit., p. 142.39 Ibid., p. 147. Cf. aussi pp. 145146.40 Le langage est ici la limite de ses possibilits dvocation et ce sera encore le cas plus loin dans notre

    discussion de la gratuit au sens de Derrida. Le terme prinitial , qui dfie dessein toute logique, est utilispar Levinas luimme, notamment dans larticle Diachronie et reprsentation , in Entre nous, op. cit., p. 183.

    41 Mauss, Essai sur le don , loc. cit., p. 263 : Ainsi, on peut et on doit revenir de larchaque, des lments ;on retrouvera des motifs de vie et daction que connaissent encore des socits et des classes nombreuses : [suitune liste de pratiques diverses, micro et macrosociales]. ( ) Ce faisant, on reviendra, selon nous, au fondementconstant du droit, au principe mme de la vie sociale normale. ( ) Cette morale est ternelle ( ) . Par soucidquit, il importe cependant de remarquer la similitude formelle des approches de Mauss et de Levinas. PourMauss, comme il le dit aux pp. 148149 de son essai, le retour aux sources dont il sagit nest en fait que laraffirmation de pratiques encore prsentes en germe dans nos socits actuelles ; pour Levinas, la rgression

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    pass immmorial 42, donc un certain arch, mais il prtend le fonder dans la rgressiontranscendantale (et non ethnologique) en de mme de laperception husserlienne : Signifiance, partir de la responsabilit pour lautre homme, dun pass immmorial, venu de lhtronomiedun ordre. Ma participation nonintentionnelle lhistoire de lhumanit, au pass des autres, quime regarde. Au fond de la concrtude du temps qui est celui de ma responsabilit pour autrui[et non le temps historique de lethnographie], la diachronie dun pass qui ne se rassemble pasen reprsentation 43.

    Levinas insiste bien sur la radicalit de son entreprise : il ne tente pas simplement de montrerquil existe du printentionnel qui serait une sorte de prlude une venue soi delintentionnel ; le non intentionnel quil dcrit est log radicalement dans le processus de la consciencerflchissante ellemme. On est, ds lors, port peuttre trop vite considrer, enphilosophie, ce vcu [non intentionnel] comme savoir encore non explicit ou commereprsentation encore confuse que la rflexion amnera la pleine lumire. Contexte obscur dumonde thmatis que la rflexion, conscience intentionnelle, convertira en donnes claires etdistinctes, comme celles qui reprsentent le monde peru luimme. ( ) Que se passetil doncdans cette conscience nonrflexive que lon prend pour prrflexive et qui, implicite,accompagne la conscience intentionnelle visant dans la rflexion, intentionnellement, le soimme, comme si le moipensant apparaissait au monde et y appartenait ? 44. Le verdictconcernant la formule (3) semble donc trs abrupt : cette formule peut au mieux tre la facevisible dune interpellation beaucoup plus originelle, mais au pire et cela semble bien treinvitable si on sen tient aux crits de Levinas luimme la face invisible de la violencetranscendantale dont Levinas accuse toute la phnomnologie husserlienne. Hritire de lapense idaliste anglosaxonne et de lide dun sujet transcendantal autonome 45, la notiondoptimisation apparat dans la perspective levinassienne comme fondamentalementincompatible avec toute ide de gratuit et ce, indpendamment de la forme (ventuellementaltruiste) de la fonctionobjectif que sest donne lindividu.

    IV

    transcendantale dont il sagit opre galement une affirmation, dans ltre, dun autrement qutre. Les deux auteurspratiquent donc une sorte damphibologie : ils tentent de localiser au sein mme de llment mis en question (lasocit moderne pour Mauss, ltre et la jouissance chez Levinas) un lment qui le transcenderait (la pratique dudon/ contredon pour Mauss, le nonintentionnel et lextriorit pour Levinas). Cependant et cest ce quenous tentons de montrer dans ces pages les deux approches sont pistmologiquement trs distinctes.

    42 Cf. Diachronie et reprsentation , loc. cit., p. 189 sq.43 Ibid., pp. 189190.44 Levinas, La conscience nonintentionnelle , loc. cit., p. 146.45 Pour une excellente analyse du lien entre idalisme et sujet autonome, on se reportera louvrage de Charles

    Taylor, Sources of the Self : The Making of Modern Identity, Cambridge, Massachussetts : Harvard University Press,1989. (En cours de traduction en franais.)

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    Cette critique abrupte, que nous dduisons de la lettre de la pense levinassienne, estellejustifie ? Pour rpondre cette question, il faut tenter de saisir mieux encore lessence de lavision levinassienne de la rencontre dautrui. En quoi consiste prcisment la rencontre dautruiendehors de tout thme ? Nous allons voir quen suivant plus profondment la trace del accueil levinassien, on est amen relativiser au moins en partie la rejet de toute approchepar loptimisation altruiste et sacheminer vers une vision alternative (bien que toujourstranscendantale) de la gratuit.

    Nous procderons selon une double articulation : une articulation en quelque sortengative entre AUTRE et MORT ; et une articulation plus positive entre AUTRE et ACCUEIL.Cette double articulation partira de louvrage Le temps et lautre de Levinas 46 et nous amnerajusque dans la discussion du don par Jacques Derrida. Comme nous le verrons, il se peut bienque, dans la gratuit mme telle que la prsente Levinas, l autre comme mort ne soitpensable que comme accueil, cestdire certes comme dcision passive 47, mais tout demme et premirement comme dcision de sorte que la place de loptimisation propose dans laformule (3) sen trouvera peuttre, au moins en partie, rhabilite.

    Pour Levinas, un lien trs troit existe entre la mort et ce quil appelle lvnement : Cequi est important lapproche de la mort, cest qu un certain moment nous ne pouvons pluspouvoir ; cest en cela justement que le sujet perd sa matrise de sujet. Cette fin de matrise indiqueque nous avons assum lexister de telle manire quil peut nous arriver un vnement que nousnassumons plus, pas mme de la faon dont, toujours submerg par le monde empirique, nouslassumons par la vision. ( ) La mort, cest limpossibilit davoir un projet. Cette approche de lamort indique que nous sommes en relation avec quelque chose qui est absolument autre, quelquechose portant laltrit, non pas comme une dtermination provisoire, que nous pouvonsassimiler par la jouissance, mais quelque chose dont lexistence mme est faite daltrit 48. Lamort, nous montre Levinas, est la possibilit de lvnement 49, et [c]ette situation olvnement arrive un sujet qui ne lassume pas, qui ne peut rien pouvoir son gard, mais ocependant il est en face de lui dune certaine faon, cest la relation avec autrui, le facefaceavec autrui, la rencontre dun visage qui, la fois, donne et drobe autrui. Lautre assum cest autrui 50. Il y a donc bien, comme nous lavons dit plus haut, une radicale passivit face autrui dans la rencontre, que Levinas dcrit ici par un ne pas pouvoir pouvoir.

    Et cependant la connivence, au niveau de la phnomnologie de la conscience rflchissante,entre autrui et la mort va nous ouvrir progressivement un trange espace de dcision. Dans la

    46 Emmanuel Levinas, Le temps et lautre, ParisGrenoble, 1947. Rdition Montpellier : Fata Morgana, 1979.47 Jacques Derrida, Politiques de lamiti, Paris : Galile, 1994, p. 87 sq.48 Levinas, Le temps et lautre, op. cit., pp. 6263.49 Ibid., p. 65.50 Ibid., p. 67.

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    rencontre, autruilamort mest donn par la rencontre, nous dit Levinas, et cependant il y aune assomption : Lautre assum cest autrui (nous soulignons). Dans lvnementdautruilamort, jassume autruilamort dans la responsabilit pour autrui. Et assumer, nousallons le voir maintenant, renvoie ici invitablement une autodonation.

    En effet, si lon suit prsent la rflexion de Derrida dans son essai Donner la mort 51, onvoit que Levinas sinscrit, malgr tout ce qui par ailleurs le spare profondment dun Heidegger,dans le mme effort danalyse du se donner la mort dans la responsabilit 52. Derridamontre comment Levinas, alors mme quil reproche lide heideggerienne de l trepourlamort de rester trop ancre dans une ontologie, est cependant prcd par Heidegger danslanalyse de la constitution du moi par lapprhension interprtative de la mortautrui. En dautres termes,dans la notion mme de responsabilit et de sacrifice, si chre Levinas, se loge dj une subtileautodonation. Pour se donner la mort, au sens o tout rapport la mort est une apprhensioninterprtative et une approche reprsentative de la mort, il faut prendre la mort sur soimme. Ilfaut se la donner en la prenant sur soi, puisquelle ne peut tre que la mienne en propre,irremplaablement et cela alors mme que, nous le disions linstant, la mort ne se prend ni ne sedonne. Mais si elle ne se prend ni ne se donne, cest de lautre ou lautre et cest bien pourquoion ne peut que se la donner en la prenant sur soi mme. La question se concentre alors dans cesoimme, dans le mme ou le soimme du mortel ou du mourant. Qui, questce qui sedonne ou prend la mort sur lui ou sur ellemme ? ( ) Le mme du soimme, ce qui resteirremplaablement dans le mourir, nest pas ce quil est, le mme comme rapport soi dans lesoimme, avant ce qui le rapporte sa mortalit en tant quirremplaabilit. Dans la logiquedveloppe par Heidegger, il ny a pas un soimme, un Dasein qui, dans le souci, apprhende saJemeinigkeit et en vient ensuite trepourlamort. Cest dans ltrepourlamort que le soimme de la Jemeinigkeit se constitue, advient luimme, donc son insubstituabilit. ( ) LeDasein doit dabord rpondre de luimme, en effet, de la mmet de luimme, et ne reoitlappel de nulle part que de luimme. Cela nempche pas quil lui tombe pourtant dessus : il luitombe dessus du dedans, il simpose la lui de faon autonome, et ce serait l la racine delautonomie au sens kantien, par exemple 53.

    Largument de Derrida est subtil et, notre avis, extrmement profond ; il tente de montrerquaudel de la querelle philosophique qui oppose les penses de l autonomie (Hegel, Kant,Husserl, etc.) et de l htronomie (Levinas, Patocka, etc.) et sans jamais nier les profondsclivages entre elles quelque chose les unit peuttre davantage quelles ne le pensent : lideque toute responsabilit scelle une irremplaabilit du moi qui en fait le constitue comme moi, etqui, si elle loigne les idalismes extrmes et les penses du sujet souverain et possesseur de soi, 51 Jacques Derrida, Donner la mort , in J.M. Rabat et M. Wetzel (ds.), Lthique de don : Jacques Derrida et la

    pense du don, Paris : MtailiTransition, 1992, pp. 11108.52 Derrida, Donner la mort , loc. cit., p. 52.53 Ibid., pp. 4849.

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    nannulera cependant jamais tout mouvement dautodonation. Donner sa vie pour lautre,mourir pour lautre [choses qui, soulignonsle, ne sont pas exclues de la formule (3) si elle estapplique dans toute sa rigueur], Heidegger y insiste, ce nest pas mourir sa place. Au contraire,cest dans la mesure o le mourir, sil est, reste le mien, que je peux mourir pour lautre oudonner ma vie lautre. Il ny a, on ne peut penser un don de soi qu la mesure de cetteirremplaabilit. Heidegger ne le formule pas en ces termes, mais on ne le trahit pas, me sembletil, en traduisant ainsi sa pense qui sest toujours montre, autant que celle de Levinas,constamment attentive la possibilit fondamentale et fondatrice du sacrifice 54.

    Le parallle levinassien entre lautre et la mort, et donc entre autrui et la mortassume ceparallle nous permet dentrevoir non pas tant un retour possible lintentionnalit strictementhusserlienne 55, mais un paradoxal espace de dcision non gologique. La formule (3), critique en destermes strictement levinassiens parce quelle relevait au minimum dune autodonation, par lesujet, dune fonctionobjectif maximiser, ne deviendraitelle pas alors le lieu de cette dcisionnon intentionnelle. Se donner la formule (3), ne seraitce pas analogue (au sens fort) sedonner la mort en guise de sacrifice pour autrui, comme lanalyse ici Derrida ? Bien videmment(nous le signalions dj plus haut), le langage utilis ici devient de plus en plus hermtique ; cenest l ni de la part de Derrida, ni de la ntre un dsir de sophisterie, mais bien la reconnaissanceque lanalyse srieuse de la structure dcisionnelle du don analyse que nous menons ici avecun parti pris transcendantal souvre sur des notions difficiles traduire au sein de la simplelogique.

    Pour appuyer lintuition qui sest dessine avec larticulation quelque peu ngative entreAUTRE et MORT, tournonsnous prsent vers la seconde articulation annonce, celle pluspositive entre AUTRE et ACCUEIL. Nous allons voir que, dans cette articulation galement,lintuition dune dcision non intentionnelle se fait jour. Dans les sections I, II et III de son longessai Le mot daccueil 56, Derrida se consacre lanalyse de la microconomie, pourraiton dire, de laccueil dautrui. Or il y crit entre autres choses ceci : Une paraphrase interne, unesorte de priphrase aussi, une srie de mtonymies disent lhospitalit, le visage, laccueil : tensionvers lautre, intention attentive, attention intentionnelle, oui lautre. Lintentionnalit, lattention la parole, laccueil du visage, lhospitalit, cest le mme, mais le mme en tant quaccueil delautre, l o il se soustrait au thme 57. Louverture est donc demble opre par Derrida : ilenvisage la possibilit dun accueil du visage qui soit par ailleurs autodonation du moi soimme. Et effectivement, nous lisons un peu plus loin : [O]n ne comprendrait rien lhospitalit

    54 Ibid., p. 46.55 Mme si, comme nous lavons montr ailleurs travers dautres textes de Derrida, mme un tel retour pourrait

    savrer moins oppos la gratuit quil ny parat la lecture de Levinas. Cf. Arnsperger, Action,responsabilit et justice , loc. cit.

    56 Jacques Derrida, Le mot daccueil , in Adieu, op. cit., pp. 37211.57 Ibid., p. 51.

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    sans lclairer par une phnomnologie de lintentionnalit, une phnomnologie qui renoncenanmoins, l o il le faut, la thmatisation. Voil une mutation, un saut, une htrognitradicale mais discrte et paradoxale que lthique de lhospitalit introduit dans laphnomnologie. Lvinas linterprte aussi comme une singulire interruption, un suspens ouune pokh de la phnomnologie ellemme, plus encore et plus tt quune pokhphnomnologique. ( ) Cette interruption, la phnomnologie se limpose ellemme. Laphnomnologie sinterrompt ellemme. Cette interruption de soi par soi, si quelque chose de tel estpossible, peut et doit tre assume par la pense : cest le discours thique et cest aussi,comme limite de la thmatisation, lhospitalit. Lhospitalit, nestce pas une interruption desoi ? ( ) On ne comprendra rien lhospitalit si lon nentend pas ce que peut vouloir diresinterrompre soimme, et linterruption de soi par soi comme autre. ( ) Linterruption nesimpose pas la phnomnologie comme par dcret. ( ) Elle se dcide au nom de lthique,comme interruption de soi par soi. Interruption de soi par une phnomnologie qui se rend ainsiellemme sa propre ncessit, sa propre loi, l o cette loi lui commande dinterrompre lathmatisation, cestdire aussi dtre infidle soi par fidlit soi, par cette fidlit lanalyseintentionnelle que Levinas revendiquera toujours. Cette fidlit qui rend infidle, cest le respect dela consciencede comme hospitalit 58.

    Sil nest pas tout fait certain que ces dernires phrases sur Levinas cadrent pleinement avecla pense de Levinas ellemme (notamment telle que nous lavons prsente plus haut, danslaffirmation abrupte dune conscience radicalement non intentionnelle), il nen reste pas moinsque Derrida nous propose ici une conception trs stimulante de la gratuit : la gratuit commeaccueil et hospitalit, cestdire comme interruption de soi par soi comme autre . Se trouve icisingulirement renforce lintuition dj exprime dans larticulation prcdente, savoirlintuition selon laquelle une critique levinassienne lgard de loptimisation commeintrinsquement violente parce que lie la vision dun sujet qui se donne son propre objectif,tait peuttre excessive. En effet, dans lassomption de la responsabilit, tant commeassomption de la mort que comme lassomption de laccueil, repose une autodonation premireet non violente : le moi (transcendantal), en tant quagent irremplaable de la responsabilit, doitse donner la mort comme il doit sinterrompre soimme dans laccueil. La notion de dcisionnest donc pas ncessairement vacuer au nom dune thique de la gratuit.

    Encore fautil bien comprendre de quel genre de dcision il sagit, et de quelle manire ellepeut valider une approche du don par loptimisation telle que celle exprime par (3). Il ne sagiten effet pas, pour Derrida, daffirmer un pur dcisionnisme souverain comme on pourrait ledduire dune vision du sujet telle que celle que Levinas reproche Husserl ; il y a quelquechose qui rend la dcision passive en quelque sorte. Dans Politiques de lamiti, Derrida utilisepour dcrire cette passivit et ce nest certainement pas fortuit prcisment les mots

    58 Ibid., pp. 9597.

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    d vnement et d autre que nous avons vus au centre de la description levinassienne de larencontre dautruilamort. [Dans le dcisionnisme,] la dcision fait vnement, certes, maiselle neutralise aussi cette survenue qui doit surprendre et la libert et la volont de tout sujet,surprendre en un mot la subjectivit mme du sujet, laffecter l o le sujet est expos, sensible,rceptif, vulnrable et fondamentalement passif, avant et audel de toute dcision, avant mmetoute subjectivation, voire toute objectivation 59. Et il va mme extrmement loin dans ladnonciation, puisquil affirme qu [u]ne thorie du sujet est incapable de rendre compte de la moindredcision. ( ) Car rien narrive jamais un sujet, rien qui mrite le nom dvnement, le schme dela dcision tend rgulirement, du moins dans son acception commune et hgmonique ( ), impliquer linstance du sujet, dun sujet classique, libre et volontaire, donc dun sujet auquel riennarrive ( ) 60. Suit alors la description de la dcision au sens derridien (quon nous pardonnela longueur de la citation, mais elle est cruciale) : Faudraitil se montrer hospitalier pourlimpossible mme, savoir ce que le bon sens de toute philosophie ne peut quexclure comme la folieou le nonsens, savoir une dcision passive, une dcision originairement affecte ? Un hte aussiindsirable ne peut savancer dans lespace clos ou le chezsoi du sens commun quen remettanten mmoire, en quelque sorte, pour sen autoriser, une vieille invitation oublie. Il rappelleraitainsi le type ou la silhouette du concept classique de la dcision : celleci doit interrompre, ellemarque un commencement absolu. Elle signifie donc lautre en moi qui dcide et dchire. Ladcision passive, condition de lvnement [en loccurrence, pour nous, le faceface avecautrui], cest toujours en moi, structurellement, une autre dcision, une dcision dchirantecomme dcision de lautre. De lautre absolu en moi, de lautre comme absolu qui dcide de moien moi. Absolument singulire en principe, selon son concept le plus traditionnel, la dcisionnest pas seulement toujours exceptionnelle, elle fait exception de moi. En moi. Je dcide, je medcide, et souverainement, cela voudrait dire : lautre de moi, lautremoi comme autre et autrede moi, fait ou fais exception du mme. Norme suppose de toute dcision, cette exceptionnormale nexonre daucune responsabilit. Responsable de moi devant lautre, je suis dabord etaussi responsable de lautre devant lautre. Sans doute rebelle la conception dcisionniste de lasouverainet ou de lexception ( ), cette htronomie ne contredit pas, elle ouvre pluttlautonomie ellemme, elle figure le battement de son cur. Elle accorde la dcision au don,sil y en a, comme don de lautre 61. Ce que montre ce long passage, cest quil y a dans la visionderridienne de la dcision une subversion de la souverainet, mais qui ne nie pas lide dautonomie etprtend au contraire la fonder.

    Ainsi, l o Levinas semblait vouloir exclure toute intentionnalit et surtout toute autodonation, Derrida pense et nous marquons notre accord avec lui sur ce point crucial quilest possible de penser une autodonation qui ne soit pas violence transcendantale contre autrui. 59 Derrida, Politiques de lamiti, op. cit., p. 87.60 Ibid.61 Ibid., pp. 8788.

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    Dcision passive comme interruption de soi par soi comme autre le langage est, cest lemoins quon puisse dire, forc et pouss dans ses derniers retranchements ; mais cestprobablement le seul langage qui soit la hauteur du dfi de librer la thorie conomique deloptimisation et de l altruisme multipersonnel radical de la critique levinassienne qui jusquicitenait cette thorie prisonnire avant mme quelle ait pu prendre son envol. Le grand mrite deDerrida est de montrer quon peut dfendre lide dune autodonation de lobjectif, et donclide dune autodonation de la dcision, qui ne soit pas un repli du sujet transcendantal sur soimme. Pour Derrida, dcider de sa fonctionobjectif puis dcider de ses actes par maximisation de cette fonction,cela nest pas incompatible avec un passivit prinitiale qui dicte en quelque sorte la nature decette fonctionobjectif. L o une perspective trop troitement levinassienne nous interdirait dedistinguer entre les types de fonctionobjectif parce que, au fond, toute autodonation dun objectifrelve de la mme violence de lintentionnalit, Derrida permet une heureuse disjonction entre lefait de lautodonation et ce que cette autodonation comporte : dans la perspective derridienne,je puis sans violence me donner moimme une fonctionobjectif qui guidera mes choix, maisle caractre passif quest cens revtir cette dcision fait que je ne pourrai me donner nimportequelle fonctionobjectif. Seule la formule (3), avec son ouverture absolue sur autrui quel quil soitet donc avec son implication radicale en termes de responsabilit envers autrui, rpond rellement la vieille invitation oublie . Les formules (1) et (2), nous lavons vu, resteraient loin en de dece que Levinas exige en termes dattitude thique et quoi Derrida, bien videmment,souscrit.

    Dune notion levinassienne de la gratuit do toute rfrence lintentionnalit devait trebannie tout prix, nous passons ici une gratuit derridienne o lintentionnalit est, peuton dire,ramene son fondement le plus fondamental l o en fin de compte elle se confond avecune passivit dun genre particulier. L o je ny peux rien, o je dcide de ce que je ne peux pasne pas dcider, librement, ncessairement ( ) , crit Derrida 62. Nous voici donc arrivs laseconde notion de gratuit transcendantale annonce. Il ne faudrait pas opposer les formeslevinassienne et derridienne de la gratuit, telles que nous les avons analyses ; elles sontfondamentalement diriges vers le mme objectif, savoir celui de donner un fondementtranscendantal au don de soi autrui. Leur seule diffrence mais elle est de taille rsidedans le statut quaccorde chacune delles lintentionnalit et lautodonation qui en dcoule.En fait, et on pourrait le montrer en dtail 63, la diffrence profonde rside en ce que Derrida neconsidre pas la vision husserlienne du sujet comme incompatible avec une vision thique de la

    62 Ibid.63 Cf. Arnsperger, Action, responsabilit et justice , loc. cit. Cet article se base sur la discussion de luvre de

    Levinas par Derrida dans son essai plus ancien, Violence et mtaphysique , loc. cit.

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    responsabilit. On peut montrer que cette nonincompatibilit se fonde sur lide de conversiontranscendantale qui, du reste, existe chez Levinas luimme 64.

    Puisque nous avons fait de Derrida une sorte d alli de la notion conomiquedoptimisation, il nous reste nous assurer que notre formule (3) ne succombe pas un autrerisque quil met en vidence dans son livre Donner le temps, savoir le risque dautoannulation dudon.

    V

    Lobjection aura de quoi agacer le plus patient des sociologues ou des conomistes, cestdire par exemple celui qui aurait dj eu la patience de nous suivre jusquici travers les mandresdune pense tout de mme assez ardue. Voici : Nous prendrons notre dpart dans ladissociation, dans laveuglante vidence de cet autre axiome : il ny a de don, sil y en a, que dansce qui interrompt le systme ou aussi bien le symbole, dans une partition sans retour et sansrpartition, sans ltreavecsoi du doncontredon. ( ) A la limite, le don comme don devrait ne pasapparatre comme don : ni au donataire, ni au donateur. Il ne peut tre don comme don quen ntantpas prsent comme don. Ni l un, ni l autre. Si lautre le peroit, sil le garde comme don,le don sannule. Mais celui qui donne ne doit pas le voir ou le savoir non plus, sans quoi ilcommence, ds le seuil, ds quil a lintention de donner, se payer dune reconnaissancesymbolique, se fliciter, sapprouver, se gratifier, se congratuler, se rendresymboliquement la valeur de ce quil vient de donner, de ce quil croit avoir donn, de ce quilsapprte donner. ( ) Pour quil y ait don, il ne faut pas seulement que le donataire ou ledonateur ne peroive pas le don comme tel, nen ait ni conscience ni mmoire, nireconnaissance ; il faut aussi quil loublie linstant et mme que cet oubli soit si radical quildborde jusqu la catgorialit psychanalytique de loubli. Cet oubli du don ne doit mme plustre loubli au sens du refoulement 65.

    Voil qui apparat comme lultime prcaution conceptuelle contre le faux don ou, commedit Derrida, contre la fausse monnaie 66 : que tout dabord il ny ait pas rciprocit, et quensuiteil y ait oubli du geste non rciproque luimme. Et cest une prcaution qui peut apparatreabusive, trop extrme peuttre juste titre, mais nous ne nous y attarderons pas outremesure. En effet, la formule (3) savre ne pas tomber sous le coup de la double critique que faitDerrida du faux don. Tout dabord, loptimisation squentielle que nous avons propose nefait intervenir aucune symtrie : lindividu i adopte sa fonctionobjectif indpendamment de laquestion de savoir si ses visvis successifs (dont il ne connat dailleurs en rien lordre de 64 La notion de conversion transcendantale occupe une place centrale dans Arnsperger, Action, responsabilit et

    justice , loc. cit.65 Derrida, Donner le temps, op. cit., pp. 2429 @passim.66 Ibid., p. 48 sq.

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    passage) adopteront comme fonctionobjectif sa propre fonction bi, que ce soit sur le momentou ultrieurement. Aucune attente de contredon nest donc inscrite dans le modle. Maislindividu i ne saitil pas quil donne, et lindividu k dont la fonction bk figure, une certainerencontre, comme objectif de i, ne saitil pas quil reoit un don de i ? Cest fort possible, mais ilne nous semble pas que ce soit le savoir ou la connaissancede que craigne Derrida ; il craintbien plus la captation, la rtention du don comme don par le donataire, et la jouissance tire du donpar le donateur. Quoiquon pense en dernire analyse de cette ventualit, elle nest pasncessairement inscrite dans la formule (3) : rien ne contraint lquation Fi = tk dans le contextede la rencontre de i et de k interprter Fi comme un indice de satisfaction hdonique oumme de gratification morale ; et rien ne force la maximisation de bk par i revtir uncaractre d inscription permanente qui ferait que k valoriserait laction pose par i de par soncaractre altruiste.

    En fait, tout le modle sousjacent (3) peut tre analys sans jamais mentionnerexplicitement lide de don. En accord avec la pense levinassienne et mme en acceptantlide quil y ait une autodonation premire de (3) par lindividu dcid agir de manire thique , (3) modlise une rponse de i la rencontre de divers individus k dont il ne connat mme pas lavance lordre de passage. Certes, comme nous lavons indiqu ailleurs 67, il est ncessaire quedans la rencontre i rponde verbalement k en disant : Me voici ; de quoi astu besoin ?, caron voit mal sinon comment il pourrait tre inform de la fonction ou au moins de laction qui lamaximiserait. Mais endehors de cet lment de dialogue minimal (o chacun change aveclautre la parole), aucune rfrence explicite au don en tant que tel nest prsente dans (3).

    Nen reste pas moins la question du statut ultime de la rflexion mene aussi bien par Levinasque par Derrida. Quelque chose comme (3) peutil avoir force de loi ? Peuton dire plus quede dire que (3) serait la manire la plus fondamentale de guider laction si on acceptait le fondementultime de la dcision tel que mis en vidence par Derrida ? Quand Derrida parle de se remettre enmmoire une vieille invitation oublie, que faitil de diffrent de Mauss qui prne un retouraux sources archaques ? Un commentateur en effet, Bruno Karsenti, indique trs clairementque lentreprise maussienne relve de la recherche du processus par lequel loubli du don seconstitue au sein de sa propre culture 68. Et navonsnous pas nousmme signal en dbutdarticle que Levinas aussi fonde sa pense sur ce quil considre comme un oublidommageable de la responsabilit ?

    Voyons encore une fois ce quen dit Mauss luimme quand il introduit son analyse : [Par lamise en vidence de la structure du doncontredon dans les socits primitives et archaques,]nous croyons avoir trouv un des rocs humains sur lesquels sont bties nos socits ( ). Cettepage dhistoire sociale, de sociologie thorique, de conclusions de morale, de pratique politique et

    67 Cf. Arnsperger, Action, responsabilit et justice , loc. cit.68 Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris : P.U.F., 1994, p. 114 (nous soulignons).

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    conomique, ne nous mne, au fond, qu poser une fois de plus, sous de nouvelles formes, devieilles mais toujours nouvelles questions 69. Et dans la section finale de son essai, le langage deMauss se fait presque phnomnologique : Ainsi, dun bout lautre de lvolution humaine, ilny a pas deux sagesses. Quon adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours t unprincipe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pasde se tromper 70. La discussion de la thorie conomique du don que nous avons propose,avec son recours systmatique Levinas et Derrida, dbouche donc sur deux questions distinctes(et peuttre, elles aussi, vieilles mais toujours nouvelles). Premirement, peuton oprer unclivage entre lpokh phnomnologique laquelle, chacun sa manire, Husserl, Levinas etDerrida se sont livre, et lpokh sociologique prne par Mauss 71 ? Deuximement, estillgitime dexiger, comme le fait Derrida, une puret absolue et radicale du don travers uneexigence damnsie totale ?

    Nous venons de voir quil ne nous tait pas absolument ncessaire de statuer sur cetteseconde question ; il suffit de voir que mme la notion forte de don prne par Derridatrouverait sa place dans lapproche par loptimisation utilise ici. Mais il est vrai que notreapproche exclut a priori la possibilit du contredon : la formule (3) dcrit une gratuit unilatraleet non symtrique (et en ce sens toute notre discussion du don a t initialement tributaire deLevinas). Pour ce qui est de la premire question, en revanche, une tude entire serait ncessairepour bien y rpondre ; il faudrait en particulier traiter de manire systmatique la question du lienentre le transcendantal et lanthropologique. Mais de manire plus spcifique, nous avons oppos la gratuit pragmatique de Mauss deux gratuits transcendantales : la gratuit levinassienne qui reposait sur lide de la conscience non intentionnelle et donc sur le refus radical de touteintentionnalit et la gratuit derridienne qui ne rejette pas lintentionnalit mais la purifie aumaximum de tout lment autocentr en ayant recours une notion d interruption de soipar soi comme autre . Dans ce cadre philosophique, nous nous sommes demand quel type degratuit devait tre sousjacent une thorie conomique du don. Nous avons constat, en trouvant pourcette constatation du soutien dans les textes de Derrida, que la notion doptimisation nest pas(contrairement ce que pourrait laisser penser une lecture stricte de Levinas) antinomique parrapport la gratuit.

    Nous esprons ainsi avoir contribu une juste vision de la place de lapproche conomiquedans le dbat sur le don et la gratuit. Si cette place nous semble devoir tre limite (des notionspar trop utilitaires du don comme intressement mutuel sont, bien entendu, galement

    69 Mauss, Essai sur le don , loc. cit., pp. 148149.70 Ibid., p. 265.71 Clivage quopre Derrida luimme quand il crit la chose suivante : Bien que toutes les anthropologies, voire

    les mtaphysiques du don, aient, juste titre et avec raison, trait ensemble, comme un systme, le don et la dette, ledon et le cycle de la restitution, le don et lemprunt, le don et le crdit, le don et le dontredon, nous nousdpartissons ici, de faon vive et tranchante, de cette tradition. Cestdire de la tradition ellemme (Donner letemps, op. cit., p. 25).

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    modlisables en termes doptimisation), elle nous semble en mme temps pouvoir accommoderde nombreux cas de figure o prsence dune dcision individuelle nimplique pas ncessairementabsence de gratuit. Il nous semble opportun de souligner dans ce contexte qu la limite, la notionmaussienne de don appelant une restitution (mme symbolique) est beaucoup plus proche dela rationalit conomique (sousentendu : goste) si souvent critique par sociologues etanthropologues, que ne lest la notion de don non rciproque dcrit dans la formule (3). Le seulfait de formaliser mathmatiquement le processus de dcision ne le rend pas goste cest ceque toute notre discussion sur les fondements transcendantaux de la thorie du don a tent demontrer. Il ne faudrait donc pas lire notre tude comme un rejet pur et simple du projet moral deMauss. Lintention qui lhabite est cruciale, sans quoi aucune tude des fondementstranscendantaux du don naurait apparu ncessaire ; cependant, ce projet moral maussien requiertselon nous dtre repris phnomnologiquement pour que leur intention ellemme puisse tresauvegarde contre les critiques intellectualistes qui dnonceraient lappel maussien comme une pureptition de principe partir dobservations empiriques non gnralisables.

    Au lecteur de juger si, en fin de compte, la proposition de reprise phnomnologiqueconstruite dans ces pages est convaincante. Notre pari est que sans un approfondissement de lanotion derridienne de dcision passive, aucune thique du don ne peut prendre son envol.


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