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I-
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES ETATS DE
LAFRIQUE DE LOUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A ABUJA AU NIGERIA
CE 13 JUILLET 2015
AFFAIRE NOECW/CCJ/APP/19/15
Jugement N ECW/CCJ/JUG/16/15
Congrs pour la Dmocratie et le Progrs (CDP) & Autres REQUERANT
CONTRE
LEtat du Burkina DEFENDERESSE
COMPOSITION DE LA COUR
- Hon. Juge Yaya Boiro Prsident
- Hon. Juge Hamye Foun MAHALMADANE Membre
- Hon. Juge Alioune SALL Membre
ASSISTES DE Me Aboubacar DIAKITE Greffier
COMMUNITY COURT OF JUSTICE,
ECOWAS
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE, CEDEAO
TRIBUNAL DE JUSTICA DA COMMUNIDADE DA CEDEAO
10, DAR ES SALAAM CRESCENT,
OFF AMINU KANO CRESCENT,
WUSE II, ABUJA NIGERIA
TEL/FAX: 234-9-6708210/09-5240781
www.eccj.net
http://www.eccj.net/
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I Les parties et leur reprsentation
1. La requte a t prsente au Greffe de la Cour le 21 mai 2015 par un
groupe de partis politiques et de citoyens de lEtat du Burkina.
Au titre des premiers, il ya :
- Le Congrs pour la Dmocratie et le Progrs (CDP), reprsent par son
prsident, Komboigo Wend-Venem Eddie Constance Hyacinthe ;
- Le Rassemblement pour le Sursaut Rpublicain (RSR), reprsent par son
prsident, Kabor Ren Emile ;
- LUnion Nationale pour la Dmocratie et le Dveloppement (UNDD),
reprsent par son prsident, Yamogo Hermann ;
- Le Rassemblement des Dmocrates pour le Faso (RDF), reprsent par son
prsident, Yamogo Salvador Maurice ;
- LUnion pour un Burkina Nouveau (UBN), reprsent par son prsident
national, Oudraogo Yacouba ;
- Nouvelle Alliance du Faso (NAFA), reprsent par son prsident,
Oudraogo Rasman ;
- LUnion pour la Rpublique (UPR), reprsent par son prsident, Coulibaly
Toussaint Abel.
Au titre des seconds, on relve :
- Kon Lonce ;
- Tapsoba Achille Marie Joseph ;
- Sampebre Eugne Bruno ;
- Sawadogo Moussa ;
- Nignan Frdric Daniel ;
- Sankara Sidnoma ;
- Yamogo Noel ;
- Daboue Badama ;
- Dicko Amadou Diemdioda ;
- Barry Yacouba ;
- Traor Amadou ;
- Sanogo Issa ;
- Kabor Sadou.
Les requrants sont reprsents par les avocats suivants :
- Matre Moussa Coulibaly, avocat au barreau du Niger ;
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- La Socit Civile Professionnelle dAvocats (SCPA) Ouattara-Sory et
Salambr, avocats au barreau du Burkina Faso ;
- Matre Flore Marie Ange Toe, avocat au barreau du Burkina Faso.
2. Le dfendeur est lEtat du Burkina reprsent par Matre Savadogo
Mamadou et par la SCP davocats Kam et Some , tous avocats inscrits
au barreau du Burkina Faso. LEtat du Burkina a produit un mmoire en
dfense enregistr au greffe de la Cour le 29 juin 2015.
II Prsentation des faits et procdure
3. A la suite de violentes manifestations qui ont eu lieu au Burkina Faso les
30 et 31 octobre 2014, qui se sont soldes par quelques morts et la
destruction de biens publics et privs, le prsident de la Rpublique jusque-
l en place, dont le projet de modification de la Constitution tait ainsi
dsavou par les manifestants, a dmissionn de ses fonctions. Des
tentatives de coup dEtat ont immdiatement suivi la vacance du pouvoir,
avant quune transition politique, appuye par la communaut
internationale en gnral et la CEDEAO en particulier, se mette en place,
pour pacifier le pays et conduire celui-ci des lections dmocratiques et
transparentes.
4. Le Forum national, qui a runi les forces vives de la nation burkinab, a,
dans cette perspective, adopt le 13 novembre 2014, une Charte de la
Transition politique, et mis en place un Conseil National de la Transition
(CNT). Ce Conseil, dot de pouvoirs lgislatifs, a alors engag un certain
nombre de rformes, dont celle de la loi lectorale. Cest dans ce cadre quil
a adopt, le 7 avril 2015, la loi n 0 05-2015 portant modification de la loi
n014-2001/AN du 03 juillet 2001 portant code lectoral. Au titre des
personnes frappes dinligibilit, cest--dire inaptes se prsenter aux
lections, le nouvel article 135 ajoutait, en sus des :
- Individus privs par dcision judiciaire de leurs droits dligibilit en
application des lois en vigueur ;
- Personnes pourvues dun conseil judiciaire ;
- Individus condamns pour fraude lectorale ;
une nouvelle catgorie forme par toutes les personnes ayant soutenu un
changement anticonstitutionnel qui porte atteinte au principe de lalternance
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dmocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats
prsidentiels ayant conduit une insurrection ou toute autre forme de
soulvement .
5. En pratique, ladoption dune telle modification de la loi a eu pour
consquence, semble-t-il, dexclure de la comptition lectorale les
partisans du pouvoir dchu, les dispositions prcites ayant t interprtes
comme les visant. Cest dans ces conditions que des formations politiques
et un certain nombre de citoyens du Burkina Faso ont saisi la Cour de
justice de la CEDEAO, leffet de voir celle-ci constater la violation de
leurs droits par les nouvelles autorits, et, en consquence, dordonner
labrogation de la disposition litigieuse.
6. Les demandeurs ont dpos deux requtes au Greffe de la Cour, la mme
date le 21 mai 2015 - : une requte principale et une requte aux fins de
soumettre laffaire une procdure acclre, conformment larticle 59
du Rglement de la Cour.
7. Une demande en intervention a t galement formule devant la Cour la
veille de laudience le 29 juin 2015-. Cette demande mane du cabinet
Falana and Falanas Chambers .
III Arguments des parties
8. Les requrants estiment que la nouvelle loi adopte par le Conseil de
Transition du Burkina Faso viole leur droit participer librement aux
lections. Ce droit est notamment prvu par les textes suivants :
- Article 2 alina 1er et 21 alinas 1 et 2 de la Dclaration universelle des
droits de lhomme de 1948, qui disposent respectivement : Chacun peut
se prvaloir de tous les droits et de toutes les liberts proclams dans la
prsente Dclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de
couleur, de sexe, de langue, de religion, dopinion politique ou de toute
autre opinion, dorigine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou
de toute autre situation ; Toute personne a le droit de prendre part la
direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par
lintermdiaire de reprsentants librement choisis ; Toute personne a
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droit accder, dans des conditions dgalit, aux fonctions publiques de
son pays ;
- Article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de
1966, adopt dans le cadre des Nations Unies : Toutes les personnes sont
gales devant la loi et ont droit sans discrimination une gale protection
de la loi. A cet gard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir
toutes les personnes une protection gale et efficace contre toute
discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, dopinion politique et de toute autre opinion, dorigine nationale
ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ;
- Articles 2 et 13 alinas 1 et 2 de la Charte africaine des droits de lhomme
et des peuples : Toute personne a droit la jouissance des droits et
liberts reconnus et garantis dans la prsente Charte sans distinction
aucune, notamment de race, dethnie, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, dopinion politique ou de toute autre opinion, dorigine nationale
ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ; Tous
les citoyens ont le droit de participer librement la direction des affaires
publiques de leur pays, soit directement, soit par lintermdiaire de
reprsentants librement choisis, ce, conformment aux rgles dictes par
la loi ; Tous les citoyens ont galement le droit daccder aux fonctions
publiques de leur pays ;
- Articles 3.7, 3.11, 4.2, 8.1 et 10.3 de la Charte africaine de la dmocratie,
des lections et de la gouvernance, qui disposent respectivement que les
Etats parties sengagent pour promouvoir la participation effective des
citoyens aux processus dmocratiques et de dveloppement et la gestion
des affaires publiques ; le renforcement du pluralisme politique,
notamment par la reconnaissance du rle, des droits et des obligations des
partis politiques lgalement constitus, y compris les partis politiques
dopposition qui doivent bnficier dun statut sous la loi nationale ;
Les Etats parties considrent la participation populaire par le biais du
suffrage universel comme un droit inalinable des peuples ; Les Etats
parties liminent toutes les formes de discrimination, en particulier celles
bases sur lopinion politique, le sexe, lethnie, la religion et la race, ainsi
que toutes autres formes dintolrance ; Les Etats parties protgent le
droit lgalit devant la loi et la protection gale par la loi comme
condition pralable fondamentale pour une socit juste et
dmocratique ;
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- Article 1er i) du Protocole sur la dmocratie et la bonne gouvernance adopt
en 2001 par la CEDEAO : Les partis politiques se crent et exercent
librement leurs activits dans le cadre des lois en vigueur.
Leur formation et activits ne doivent avoir pour fondement aucune
considration raciale, ethnique, religieuse, ou rgionale. Ils participent
librement et sans entrave ni discrimination tout processus lectoral. La
libert dopposition est garantie (...)
9. Dans son mmoire en dfense, lEtat du Burkina estime que la Cour est
incomptente pour connatre de laffaire, que la requte introduite est
irrecevable, et quelle est galement mal fonde.
10. Sagissant de lincomptence, lEtat dfendeur avance que la Cour nest
pas saisie dune violation concrte des droits de lhomme, mais tout au plus
dune violation ventuelle ou hypothtique, hypothse dans laquelle elle
sest toujours dclare incomptente.
11. Au titre de lirrecevabilit du recours, lEtat du Burkina Faso estime que
le droit en cause, qui est la participation la gestion des affaires publiques,
est un droit individuel et subjectif et non un droit collectif . Devrait alors
tre dclare irrecevable au moins la partie de la requte prsente par des
partis politiques.
12. Enfin, sur le caractre mal fond de la demande, le Burkina Faso fait valoir
que le droit participer des lections nest pas un droit de caractre
absolu et quun Etat peut y apporter des restrictions. Il rsulte de
largumentation de lEtat dfendeur que lexclusion dun certain nombre
dorganisations et de citoyens du processus lectoral en cours se justifierait
par le soutien quils auraient apport aux anciennes autorits du pays dans
leur projet de modification de la Constitution en vue de se maintenir au
pouvoir. Ce projet, peru comme anticonstitutionnel dans la loi du 7
avril 2015, a t lorigine des troubles ayant conduit la chute du
gouvernement.
IV Analyse de la Cour
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13. En la forme, la Cour a dabord statu sur lexception souleve par les
requrants, relativement au caractre prtendument tardif du dpt du
mmoire en rponse du Burkina. En effet, selon les demandeurs, lEtat du
Burkina, qui a reu la requte le 28 mai 2015, devait y rpondre au plus
tard dans les trente jours, soit, de leur point de vue, avant la date du 27 juin
2015. Cependant, en application des dispositions de larticle 75 alina 2 de
son Rglement, la Cour a estim que tous les dlais de procdure sont
francs, et que le dernier jour pour le dpt tant un jour non travaill, cest
bien au plus tard le lundi 29 juin 2015 que lEtat dfendeur devait dposer
son mmoire. Or, cest bien ce jour mme que le dpt a t effectu. Il en
rsulte que lexception tire de la tardivet du dpt du mmoire en dfense
doit tre rejete.
14. La Cour a galement statu sur la demande en intervention formule par le
cabinet Falana and Falanas Chambers . Elle a considr quen vertu de
larticle 21 du Protocole de 1991 relatif la Cour, le droit dintervention
nest ouvert quaux Etats. En consquence, elle a dclar irrecevable la
demande dintervention qui lui tait soumise.
15. Au sujet de lincomptence allgue par le Burkina Faso et tire du
caractre non effectif des violations prtendues, la Cour a toujours
considr quelle ne devait, en principe, sanctionner que des violations des
droits de lhomme effectives, relles, avres, et non des violations
possibles, ventuelles ou potentielles. Lon pourrait alors tre tent, dans le
cas prsent, de sinterroger sur le bien-fond de son intervention puisquau
moment o elle est saisie, aucune violation nest encore commise, aucun
cas de rejet effectif de candidature ne lui a t rapport, aucune candidature
individuelle na t carte en vertu des nouvelles dispositions, bref, il
nexiste aucun prjudice rel.
16. Ce serait oublier, comme elle a au demeurant eu le dire dans le pass,
quelle peut valablement se proccuper de violations non encore ralises,
mais trs imminentes. En lespce, la violation prtendue na pas encore t
accomplie, mais elle pourrait ltre trs prochainement. Le processus
lectoral, si lon se fie aux indications donnes la Cour, devrait souvrir
prs de soixante dix (70) jours avant la date du scrutin, soit, pour des
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lections prvues le 11 octobre 2015, la date fatidique du 1er aot 2015. La
Cour est donc saisie dans lurgence. Dans la configuration prsente, si elle
devait attendre que des dossiers de candidature soient ventuellement
rejets pour agir, si elle devait attendre lpuisement des effets dune
transgression pour dire le droit, sa juridiction dans un contexte durgence
naurait aucun sens, les victimes prsumes de telles violations se
retrouvant alors inexorablement lses dans la comptition lectorale.
17. Au demeurant, cette position de la Cour, relativement aux caractristiques
du prjudice allgu devant elle, a t clairement explique dans larrt
Hissne Habr contre Etat du Sngal , rendu le 18 novembre 2010. La
Cour y rappelle sa jurisprudence dans laffaire Hadidjatou Mani Koraou
c/ Etat du Niger o elle affirmait que sa comptence nest pas dexaminer
des cas de violation in abstracto mais des cas concrets de violations de
droits de lhomme (). Ainsi donc, en principe, la violation dun droit de
lhomme se constate a posteriori, par la preuve que cette violation a dj
eu lieu (48). La Cour a cependant ajout quil se peut que dans des
circonstances particulires, le risque dune violation future confre un
requrant la qualit de victime (49). Il existe alors des indices
raisonnables et convaincants de probabilit de ralisation dactions
susceptibles de violer les droits de la personne (53). Dans une telle
hypothse, quelle considre comme tant celle de lespce, la Cour peut
parfaitement connatre de laffaire.
18. Cest donc tort que lEtat du Burkina avance que la Cour ne peut se
prononcer faute de violation dj commise des droits en cause.
19. Au titre de sa comptence, la Cour doit galement prciser que sil est hors
de question quelle assure la police des lections que les Etats membres
organisent, elle peut tre valablement saisie lorsquil apparat que le
processus lectoral est entach de violations de droits de lhomme,
violations dont la sanction relve de sa comptence.
20. Au sujet de lirrecevabilit du recours, tire de ce que le droit en cause
droit de participer aux lections et la gestion des affaires publiques serait
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un droit de lindividu et non dune formation politique, la Cour doit dabord
rappeler quelle nest pas saisie que par des partis politiques, elle lest
galement par des citoyens. Mais mme si elle ntait saisie que par des
associations de type politique, la Cour estime que rien ne lempcherait
den connatre, pour la raison quune restriction dun tel droit peut
parfaitement lser une formation politique, structure dont la vocation
consiste prcisment solliciter le suffrage des citoyens et participer la
gestion des affaires publiques. Non seulement les textes qui rgissent la
Cour nexcluent pas que celle-ci puisse tre saisie par des personnes
morales la condition quelles soient cependant victimes- (article 10 d)
du Protocole de 2005), mais ce serait de faon purement artificielle et
draisonnable que la Cour refuserait des partis politiques le droit de la
saisir ds lors que des droits lis leur vocation de comptiteurs lectoraux
taient viols.
21. Il sensuit que la thse de lirrecevabilit, soutenue par lEtat du Burkina,
doit tre rejete.
22. Sur le fond, le problme soumis la Cour est relativement simple. Il sagit,
pour lessentiel, de savoir si la modification de la loi lectorale burkinab,
compte tenu de lapplication qui en est faite, mconnat le droit de certains
partis politiques et citoyens concourir au suffrage, participer aux
lections.
23. Pour rpondre cette question, la Cour doit dabord rappeler un certain
nombre de principes dgags des textes qui la rgissent ainsi que de sa
jurisprudence.
24. Le premier de ces principes, qui revt une porte singulire dans le cas qui
lui est soumis, est son refus de sinstituer juge de la lgalit interne des
Etats. La Cour, en effet, a toujours rappel quelle ntait pas une instance
charge de trancher des procs dont lenjeu est linterprtation de la loi ou
de la Constitution des Etats de la CEDEAO. Deux consquences en
dcoulent.
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25. La premire est quil faut carter du dbat judiciaire toute rfrence au droit
national, quil sagisse de la Constitution du Burkina Faso, ou de normes
infra-constitutionnelles quelles quelles soient. Dans leurs critures, les
requrants se sont en effet rfrs aussi bien la Constitution nationale
(article 1er) qu la Charte de la Transition (article 1er galement). La Cour
doit considrer de telles rfrences comme inappropries dans son prtoire.
Juridiction internationale, elle na vocation sanctionner que la
mconnaissance dobligations rsultant de textes internationaux
opposables aux Etats.
26. La seconde consquence est quil ne saurait tre question, dans la prsente
affaire, de spancher sur le sens quil faut donner au nouvel article 135 du
Code lectoral du Burkina Faso. La tentation peut exister, devant la relative
ambigut du texte incrimin, de se livrer lexgse de celui-ci, ou de lui
confrer un certain sens, dorienter son interprtation dans une direction
donne.
27. La Cour ne saurait bien entendu entreprendre une telle dmarche, qui serait
aux antipodes de sa position de principe qui a t rappele plus haut. Elle
continue considrer que, pas plus dans cette affaire que dans dautres qui
lont prcde, sa fonction ne consiste dcouvrir lintention du lgislateur
national, ou de concurrencer les juridictions nationales sur leur propre
terrain, qui est celui de linterprtation des textes nationaux prcisment.
Mais la Cour retrouve sa comptence ds lors que linterprtation ou
lapplication dun texte national a pour objet ou pour effet de priver des
citoyens de droits tirs dinstruments internationaux auxquels le Burkina
Faso est partie.
28. Pour la Cour, il ne fait aucun doute que lexclusion dun certain nombre de
formations politiques et de citoyens de la comptition lectorale qui se
prpare relve dune discrimination difficilement justifiable en droit. Il peut
certes arriver que dans des conjonctures particulires, la lgislation dun
pays institue des impossibilits daccder des fonctions lectives
lencontre de certains citoyens ou de certaines organisations. Mais la
restriction de ce droit daccs des charges publiques doit alors tre
justifie, notamment, par la commission dinfractions particulirement
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graves. Il ne sagit donc pas de nier que les autorits actuelles du Burkina
Faso aient, en principe, le droit de restreindre laccs au suffrage, mais cest
le caractre ambigu des critres de lexclusion, et lapplication expditive
et massive qui en est faite, que la Cour juge contraire aux textes. Interdire
de candidature toute organisation ou personne ayant t politiquement
proche du rgime dfait mais nayant commis aucune infraction
particulire, revient, pour la Cour, instituer une sorte de dlit dopinion
qui est videmment inacceptable.
29. Il convient donc de donner au droit de restreindre laccs la comptition
lectorale sa porte exacte. Un tel droit ne doit pas tre utilis comme un
moyen de discrimination des minorits politiques.
30. A cet gard, largument de lillgalit des changements anti
constitutionnels de gouvernement, que lon pourrait, sur la base du nouveau
code lectoral opposer aux requrants, ne tient pas. Sans entrer dans une
discussion sur la qualification mme des conditions dans lesquelles le
prcdent rgime a voulu modifier la Constitution, la Cour rappelle
simplement que la sanction du changement anticonstitutionnel de
gouvernement vise des rgimes, des Etats, ventuellement leurs dirigeants,
mais ne saurait concerner les droits des citoyens ordinaires. Ni lesprit des
sanctions des changements anti constitutionnels de gouvernement, ni
lvolution gnrale du droit international tendant faire des droits de
lhomme un sanctuaire soustrait aux logiques des Etats et des rgimes,
nautorise une application brutale et indiscrimine des mesures coercitives
que lon pourrait cet gard concevoir.
31. Si donc le principe de lautonomie constitutionnelle et politique des Etats
implique sans conteste que ceux-ci aient la latitude de dterminer le rgime
et les institutions politiques de leur choix, et dadopter les lois quils
veulent, cette libert doit tre exerce en conformit avec les engagements
que ces Etats ont souscrits en la matire. Or, il ne fait aucun doute que de
tels engagements existent, limpressionnante liste des textes invoqus par
les requrants en atteste amplement. Dans le cadre particulier de la
CEDEAO, on se contentera de renvoyer aux dispositions suivantes du
Protocole sur la dmocratie et la bonne gouvernance, conclu en 2001 :
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- Article 1er g) : LEtat et toutes ses institutions sont nationaux. En
consquence, aucune de leurs dcisions et actions ne doivent avoir pour
fondement ou pour but une discrimination () ;
- Article 1er i) : Les partis politiques () participent librement et sans
entrave ni discrimination tout processus lectoral. La libert dopposition
est garantie ;
- Article 2.3 : Les Etats membres prendront les mesures appropries pour
que les femmes aient, comme les hommes, le droit de voter et dtre lues
lors des lections, de participer la formulation et la mise en uvre des
politiques gouvernementales et doccuper et de remplir des fonctions
publiques tous les niveaux de lEtat .
32. La Cour est davis que lexclusion en cause dans la prsente affaire nest ni
lgale ni ncessaire la stabilisation de lordre dmocratique,
contrairement aux allgations du dfendeur. La restriction opre par le
Code lectoral na au demeurant pas pour seul effet dempcher les
requrants se porter candidats, elle limite galement de faon importante
le choix offert au corps lectoral, et altre donc le caractre comptitif de
llection.
33. Enfin, la thse avance par lEtat dfendeur, suivant laquelle la mesure
litigieuse ne serait pas discriminatoire eu gard au fait que des acteurs de la
Transition eux-mmes seraient concerns par cette restriction du droit de
participer aux lections, ne saurait videmment tre accepte par la Cour.
Il va de soi, en effet, que les raisons de la restriction ne sont pas les mmes
pour les uns et pour les autres. Alors quil sagit dviter que les acteurs de
la Transition mconnaissent le principe dgalit des candidats en usant de
leur prsence et de leur position dans lEtat pour prendre lavantage sur
leurs concurrents, il est question, sagissant des proches du rgime dfait,
de sanctionner leurs prises de position passes. Dans leur cas prcis, la
restriction revt un caractre quelque peu stigmatisant, infmant, qui
nexiste videmment pas pour les acteurs de la Transition. La dfense de
lEtat du Burkina Faso, sur ce point, ne peut donc tre accepte.
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34. La position dgage par la Cour semble, au surplus, tre celle dautres
instances juridictionnelles ou quasi-juridictionnelles, lorsquelles ont eu
traiter de cas similaires.
35. Dans son Observation gnrale 25, adopte au titre du paragraphe 4 de
larticle 40 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le
Comit des droits de lhomme des Nations Unies dclare : Lapplication
effective du droit et de la possibilit de se porter candidat une charge
lective garantit aux personnes ayant le droit de vote un libre choix de
candidats. Toute restriction au droit de se porter candidat doit reposer sur
des critres objectifs et raisonnables. Les personnes qui, tous gards
seraient ligibles ne devraient pas se voir prives de la possibilit dtre
lues par des conditions draisonnables ou discriminatoires. Nul ne devrait
subir de discrimination ni tre dsavantag en aucune faon pour stre
port candidat (publi le 27 aot 1996).
36. Quant la Cour europenne des droits de lhomme, elle a, dans un arrt du
6 janvier 2011 ( Aff. Paksas c. Lituanie ), rappel qu elle juge
comprhensible quun Etat considre quune violation grave de la
Constitution ou un manquement au serment constitutionnel revtent un
caractre particulirement srieux et appellent une rponse rigoureuse
lorsque son auteur est dtenteur dun mandat public (). Cela ne suffit
toutefois pas pour convaincre la Cour que linligibilit dfinitive et
irrversible qui frappe le requrant en vertu dune disposition gnrale
rpond de manire proportionne aux ncessits de la dfense de lordre
dmocratique. Elle raffirme cet gard que la libre expression de
lopinion du peuple sur le choix du corps lgislatif doit dans tous les cas
tre prserve (104 et 105, v. galement CEDH, 22 septembre 2004,
aff. Aziz c. Chypre).
37. Pour lensemble de ces raisons, et sans quil soit besoin de statuer sur le
caractre consensuel ou non du changement de la loi lectorale
intervenu avant les lections, la Cour estime que les formations politiques
et les citoyens burkinab qui ne peuvent se prsenter aux lections du fait
de la modification de la loi lectorale (loi n 005-2015/CNT portant
modification de la loi n 014-2001/AN du 03 juillet 2001) doivent tre
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rtablis dans leur droit. Elle prcise en outre que les instruments
internationaux invoqus au soutien de la requte lient bien lEtat du
Burkina Faso.
38. La Cour estime quil est logique, dans ces conditions, que lEtat du Burkina
Faso supporte les dpens.
PAR CES MOTIFS :
La Cour, statuant publiquement, contradictoirement en matire de violations
de droits de lhomme, en premier et dernier ressort,
En la forme
Rejette les exceptions dincomptence et dirrecevabilit souleves par lEtat
du Burkina;
Se dclare comptente pour examiner la requte qui lui est soumise ;
Dclare recevable la requte qui lui est soumise ;
Dclare galement recevable le mmoire en dfense de lEtat du Burkina;
Dclare irrecevable la demande en intervention prsente par le cabinet
Falana and Falanas Chambers ;
Au fond
- Dit que le Code lectoral du Burkina Faso, tel que modifi par la loi n 005-
2015/CNT du 07 avril 2015, est une violation du droit de libre participation
aux lections ;
- Ordonne en consquence lEtat du Burkina de lever tous les obstacles
une participation aux lections conscutifs cette modification ;
- Condamne lEtat du Burkina aux entiers dpens.
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Ainsi fait, jug et prononc publiquement par la Cour de justice de la
CEDEAO Abuja, les jour, mois et an susdits.
Et ont sign,
Hon Juge Yaya BOIRO
Hon Juge Hamye Foun MAHALMADANE
Hon Juge Alioune SALL
Assists de Me Aboubacar DIAKITE Greffier