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Date post: 13-Sep-2018
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La socit contre nature

Serge Moscovici La socit contre nature57

Serge Moscovici

La socitcontre nature

Union gnrale ddition, Paris 1972Collection 10/18

Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole,professeur retrait de lenseignement de lUniversit de Paris XI-OrsayCourriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, ancien professeur des Universits, bnvole.

Courriel: [email protected]

partir du livre de

Serge Moscovici

La socitcontre nature

Collection 10/18

Union gnrale ddition, Paris, 1972,404 pages.

Polices de caractres utilises:

Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points.

Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 10 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition numrique ralise le 24 novembre 2007 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

Table des matires

Introduction

I.

II.

III.

IV.

Premire PartieVOLUTION ET HISTOIRE

Chapitre I. Les premiers primates, promoteurs de lhistoire

I. Mutation, adaptation et volution: rappel succinct de deux mcanismes essentiels

II. La socit adaptative

III. Lancien et le nouvel art de survivre

Chapitre II. Des socits sans paroles

I. Les hirarchies bien tempres

II. Les prescriptions de la vie en commun

III. Comment russir combler le foss qui spare les gnrations

Deuxime PartieLA NATURE DE LHOMME

Chapitre III. Le nouveau monde animal

I. Dans le no mans land: hominisation ou cyngtisation

II. Population, ressources et pressions sur lenvironnement

1. Description liminaire de deux tats stationnaires

2. Les mles surnumraires et le petit monde menac de la fort

III. La cueillette des animaux

Chapitre IV. Les deux naissances de lhomme

I. De la prdation la chasse

1. La barrire des ressources principales

2. Une sparation matresse

3. Les arts de la ruse et de la mort

II. Lhomme dnatur

1. A lcole des anthropodes artificiers

2. La naturalisation des artifices

III. Remarques finales: llment humain et la structure humaine

Chapitre V. De la slection la division naturelle

I. Sur linversion des rapports entre population et milieu

II. Faire des femmes, faire des hommes

1. Invention et croissance

2. Transmettre et conserver

III. Le processus de division est naturel

Troisime partieSOCIETE ANIMALE ET SOCIETE HUMAINE

Chapitre VI. Les scocits qui viennent de nulle part

I. La nature prise en dfaut

II. Du dsordre biologique et animal

III. Les socits avec et les socits sans

Chapitre VII. La chasse et la parent: premires constatations

I. Les trois dimensions de lentreprise cyngtique

II. Le problme du mle

1. Dcouverte de la paternit

2. Du clibat: le mariage et lgalit des hommes

III. Le principe du partage: don et rciprocit

1. Lexogamie conjugale

2. Lendogamie sociale et le pouvoir gnalogique

3. La gnralit du partage exogamique

Chapitre VIII. Les femmes dans la socit des hommes: le problme de linceste

I. Pourquoi les femmes?

II. Loi naturelle ou rgle sociale?

III. Le seul inceste vrai: celui de la mre

IV. Les rgles de parent, rgles de domination

Chapitre IX. La lutte des sexes

I. Deux socits en une seule

1. La socit du secret

2. Les discriminations sexuelles

II. Les hommes entre eux

1. Devenir homme

2. La ruse de la raison

Chapitre X. La moiti-nature et la moiti-culture

I. La diflrence fondamentale

1. Deux phnomnes universels

2. Le sexe avant la classe

II. La place de la prohibition de linceste dans le partage exogamique et la division naturelle

Chapitre XI. loge de lordre

I. Linceste, menace de la culture

1. La Grande Peur

2. dipe et Antigone

II. Lternel prsent

III. Conclusion

Chapitre XII. Rtrospective

I. Le paradigme en question

II. Le thme de la rupture et de la conqute

1. Lartifice social

2. La pollution par lhumain

III. Le thme du changement et de la cration

1. La nature historique

2. La socit positive et ngative

IV. Le retour dans la nature

INTRODUCTION

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I.

Pour se convaincre de sa singularit, le genre humain ou la partie du genre humain qui sarroge le droit de parler en son nom lve des barrires autour de soi, se pose par contraste avec le reste des tres anims. Certes, il a un mrite: celui dexister. Au vu des nombreux checs quenregistrent des organismes dsireux de vivre ou de survivre, ce mrite est grand. Il le renforce dans sa conviction davoir russi un exploit, dtre all plus loin que quiconque, doccuper une situation privilgie dans la longue chane des tres. Pourtant se penser unique et distinct nest pas une condition de tout repos. Aussi prouve-t-on continuellement le besoin de motiver cette unicit, daffirmer cette distinction, de sassurer quelles refltent le cours ncessaire de lunivers et quelles sont dfinitives. Lexploration des espaces lointains, par les rencontres quelle suscitera, modifiera peut-tre un jour cet tat de choses. En attendant les groupements humains ne cessent de se dfinir, de dire pourquoi ils sont ce quils sont, humains et non pas animaux ou vgtaux. Derrire le langage sobre des thories avances ce sujet, on pressent la fascination exerce par le problme des origines. La cause qui a dclench lruption du genre humain en le sparant du monde animal et matriel, lcart qui permet lhomme de se hausser au-dessus des autres espces ou dautres fractions de lhumanit, primitifs, femmes, enfants, etc., rputes plus proches de lanimalit sont les facettes de ce problme. La sortie de la nature, la formation dun ordre part, artificiel, reprsente maintenant la substance de sa solution, que lon sefforce de dmontrer de mille faons. En mme temps, la qute de ce qui est le propre de lhomme, la rupture de la socit et de la nature, le rapport dexclusion par lequel on dmarque leurs domaines exclusifs jouent un rle capital. La socit est le domaine des hommes, la nature, le domaine des choses. Notre civilisation, en particulier, sappuie fermement sur cette sparation. Elle la conoit intgre son armature, imprime dans la structure du monde, simposant lensemble du rel de manire permanente. L se dissimule la ligne de partage entre le suprieur et linfrieur, le spirituel et le matriel, le produit et le donn, ce qui existe avant lhomme et sans lhomme et ce qui existe aprs lui, avec lui. Ce rapport dexclusion qui est tout la fois diffrence et ngation, autonomie et extriorit, se retrouve au fondement de nos sciences, faonne et organise nos conduites politiques, conomiques et idologiques. Le passage de lanimal lhomme, de ltat de nature ltat de socit, y est un leitmotiv constant, signe dun dcoupage effectif des phnomnes ordonns dans lespace et engendrs dans le temps. Certes, des doutes sont mis priodiquement sur la ralit de lopposition tranche des deux tats. Le philosophe Hume conseillait de laccepter titre de fiction et soutenait quelle ntait rien dautre. Les rserves portant sur le dtail des observations, sur lenchanement des raisonnements, nont cependant pas entam les systmes dides qui lont toujours reprise en sous-uvre ou qui en dcoulaient, tant sa cohrence, son pouvoir de conviction et son usage sont grands. Il sagissait en effet de sauvegarder lessentiel: le caractre contre-nature de la socit, le caractre exceptionnel de lhomme.

Mais nous vivons dans un sicle o lesprance de vie dune vrit sest considrablement raccourcie et o des concepts que lon estimait devoir durer indfiniment portent les traces dune rosion qui les rend mconnaissables, quand ils nont pas purement et simplement bascul dans le nant. Mme les sciences qui nous sont familires sont appeles, plus ou moins brve chance, se combiner, changer ou disparatre. Les savants y contribuent sans relche, quand ils sefforcent de mettre rude preuve et de dmentir plutt que de confirmer et de prserver les vrits et les thories consacres. Les dcouvertes des sciences biologiques et prhistoriques font voir sous un clairage diffrent de celui auquel nous sommes accoutums le comportement et le monde animal, la chane des vnements qui ont conduit du primate notre prsente espce: par suite, il semble que soit considrable le volume de ce qui est dsapprendre. De leur ct, les forces historiques propres entraner les civilisations dans de nouvelles directions, produire de nouvelles pratiques conomiques, politiques, culturelles, minent les notions conues antrieurement en vue dautres pratiques, rendent caduc lesprit qui les a soutenues. La rencontre sur la scne de lhistoire de socits ayant probablement suivi un dveloppement divergent, rejetes par nos soins vers lextrmit nature de lchelle dont nous occupons doffice lextrmit culture est la plus manifeste de ces forces, et ses consquences sont profondes. Par ailleurs, ce qui touche au dsquilibre cologique, la croissance des populations et lamendement du milieu, bref notre question naturelle, nest pas moins significatif. Savoir comment gouverner les forces matrielles, comment rduire les carts entre lexpansion dmographique et les ressources de lenvironnement, quel rle assigner au progrs scientifique, suscite des mouvements sociaux et nous oblige rviser nos options fondamentales. Et notamment mettre en doute lide que lhomme est matre et possesseur de la nature, quil conquiert, de lextrieur, lunivers des choses. On en vient mme soutenir lhypothse contraire, cest--dire que lhomme intervient dans lunivers mais de lintrieur, en tant quune de ses parties. Last but not least, le plus souvent, thories, arguments, interrogations renvoient aux expriences, la sensibilit, aux phnomnes propres une poque et une socit, surviennent et sestompent avec elles. Ainsi la naissance de lindividualisme, avec lindividualisation des actes, des intrts et des rapports humains, a donn une impulsion vigoureuse lopposition de la socit et de la nature. Tout est alors taill sur ce patron: atome permanent inscable ou monade sans porte ni fentre, organisme luttant pour sa survie le plus fort vaincra! animal agrg une horde, acheteur ou vendeur sur le march, savant isol aux prises avec les nigmes de lunivers. En physique, en biologie, en conomie, en philosophie, partout lindividu est lunit de rfrence. Expression la plus complte de lessence des choses et de lhomme, il incarne la nature humaine et tmoigne de son tat originaire. En comparaison, la socit ne saurait tre rien dautre quun tat antagoniste, une association drive de volonts diverses et de molcules indpendantes, soumises des contraintes. Dduits de cet antagonisme, les principes des institutions et des lois politiques et sociales qui nous guident aujourdhui y sont fermement ancrs.

Pourtant la socialisation des intrts, des actes, des rapports humains est une tendance fondamentale de notre prsent. Cest une vidence laquelle on ne peut gure chapper, mme dans le domaine de la science. En physique: cest par paquets que les atomes se transforment, ont une dure de vie, se meuvent. En biologie: la survie de lespce est fonction de la population et non pas de lindividu; les groupements animaux sont organiss, connaissent la hirarchie et la convention. En philosophie: la communaut des savants en tant que telle est engage dans le travail de dcouverte des lois de la matire. Comme autrefois, dans la production, le travailleur collectif a remplac le travailleur individuel, on voit aujourdhui le penseur collectif se substituer au penseur individuel. Pntrant, sous la forme directe ou indirecte de population, de collection, densemble statistique, notre vie et nos catgories de pense, le social merge unit de rfrence, paradigme du rel. Il suffit de fort peu de chose pour que, par analogie et la place de lindividu, il aboutisse manifester lessence de lhomme, son tat naturel. Dans ces conditions, lopposition qui nous occupe, cessant petit petit de trouver un cho dans nos expriences, nos attitudes mentales, perd de son acuit et de sa pertinence. Il restera la tche de reformuler les principes des institutions, des lois politiques et sociales, partir dautres liens entre socit et nature, processus dj engag qui ira samplifiant.

Ainsi, dcouvertes scientifiques et forces historiques, la rencontre nest pas fortuite, nous amnent remiser les faits et la logique qui ont servi formuler le problme de nos origines, dissocier notre monde social de notre monde naturel en leur confrant des proprits antinomiques. Mais elles nous invitent aussi les rordonner dans un cadre diffrent. Nallons cependant pas trop vite. Nous touchons l en effet un systme dides et un langage qui, bien quayant perdu le pouvoir de critiquer et dclairer, pour ne garder quune physionomie fige et opaque, restent gravs dans les esprits, rsonnent aux oreilles, comme lexpression du vrai et du rel. Avant dexaminer leur valeur cet gard, pour sassurer de leur teneur, il convient de les rappeler encore une fois, comme on rejoue un disque, comme on repasse un film, sinon pour le plaisir, du moins pour tre sr que lon parle bien du mme morceau de musique ou du mme personnage. Au fil des indications et des commentaires se dgageront spontanment les perspectives qui motivent le prsent travail.

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II.

Dans quelles circonstances lhomme est-il sorti de la nature? Quels sont les facteurs dcisifs de la coupure avec lunivers biologique et matriel? Ceux qui posent ces questions et sefforcent dy rpondre aspirent fixer le seuil dun commencement absolu, rsoudre lnigme de notre singularit. A un moment du processus dhominisation, semble-t-il, un changement anatomique et physiologique a eu lieu dans lorganisme pratiquement stabilis. Ce changement cortical et soudain, du type du tout ou rien, analogue au saut dun niveau quantique un autre, a ouvert une brche dans lvolution. Pour le dcrire, les anthropologues emploient limage glorieuse de passage du Rubicon. La facult de parler, dabstraire, de combiner des moyens artifactuels sest introduite par la brche produite. De l, chez lhomme, son tonnante flexibilit, ses capacits dinventer qui laident profiter de la plupart des ressources existantes, accumuler et transmettre les savoirs, passer rapidement dun entourage un autre. Dans la plupart des espces, lorsquil sagit daccder des milieux diffrents, de sy dvelopper, des modifications gntiques, soumises aux lenteurs de lhrdit, sont indispensables. Pas plus quil ne dpend de telles modifications ou de telles lenteurs, le dveloppement spcifiquement humain nen connat ni nen entrane. Ses arts seuls, surajouts sa structure organique, sont affects. Certains y aperoivent mme une enveloppe, un vernis de surface appliqu sur un tre qui demeure organiquement, par de nombreux cts, un singe, vrai dire nu: Il y a une nature fondamentale, crivait Henri Bergson, et il y a des acquisitions qui se superposent la nature, limitent sans se confondre avec elle. Cest que, au cours du temps, les dterminismes gnraux se sont vus supplants par des dterminismes particuliers lhomme, lui permettant de crer son cadre de vie exceptionnel dans le milieu dorigine. La nature sest dpasse en loccurrence, le librant des servitudes communes, lui donnant la possibilit de se retrouver lextrieur dun monde quil a pu prendre pour objet, ny participant que de manire rsiduelle. Hors delle ou ct delle, la barrire de lanimalit franchie, sest instaure une relation, rsume dans et par lartifice ou lintelligence, quaucune autre espce ne connat ni na eu lavantage de connatre. Tel est du moins le schma auquel on se rallie en gnral.

Les conjectures qui laccompagnent sont valides aussi longtemps que lon conoit lorganisation biologique de lhomme comme une donne invariante, son action sur le monde extrieur, par drogation la loi gnrale, demeurant sans rpercussions anatomo-physiologiques sur elle, ses diverses oprations pratiques ou intellectuelles se bornant reproduire artificiellement le milieu sans intervenir dans sa constitution. Or il nen est rien. La forme du corps, du crne et des membres, les proprits spcifiquement humaines, la station debout, le volume du cerveau, le langage, nous en sommes aujourdhui certains, sont les consquences de lactivit de prdateur de lhomme, de son aptitude employer les ruses et les outils ncessaires pour y russir. Les modifications gntiques, sociales, qui lui sont propres, nont pas prcd cet tat de choses: elles lui ont succd. En gros, comme en dtail, on ne le rappellera jamais assez, lhomme est son propre produit. Depuis ses premires bauches comme entit autonome, sa ralit naturelle a toujours impliqu une connaissance, une habilet faire, associes un agencement finalis de gestes et dinstruments appropris. A aucune phase de son volution, cette ralit na t limite un quipement purement organique ou instinctuel. Les palontologues en conviennent qui interprtent de plus en plus sa biologie par sa technologie.

Il en est de mme en ce qui concerne le milieu matriel. Les thories anciennes avaient tendance le rapporter lindividu, le dfinir uniforme, constant, toujours semblable lui-mme, indpendant des influences exerces par les cratures qui lhabitent et lexploitent. Le milieu matriel se confondait avec sa dimension gographique et gologique, quoi se ramne la nature selon une opinion rpandue. Or lcologie dune espce, les tudes approfondies le montrent, lui est particulire. Elle est relative une population rpandue dans une aire dtermine, aux modes opratoires de cette population qui la conduisent sapproprier une ressource de prfrence une autre. Pour un observateur externe, la fort semble tre un milieu unitaire et distinct. Pour les animaux qui y cohabitent, elle est un univers structur, diversifi, dont seule une parcelle leur apparat familire et connue, le reste tant comme inexistant. Le milieu qui entoure ltre humain, compar celui qui entoure lanimal, nen diffre pas simplement par sa varit et sa surface, puisquil couvre lensemble de la terre. Il contient des espces physiques, vgtales et animales que nous avons produites et qui interfrent aussi bien entre elles quavec celles qui existaient dj. La biosphre qui lui correspond est spcifique, tant donn les processus qui laffectent et qui lont modele.

Quand on jette un coup dil sur les facteurs internes et externes qui ont contribu la gense de lhomme, force est de constater quavec lui se dgage un rapport diffrent, un cart qualitatif. Ce nouveau rapport, il faut y insister, inclut demble un faire et un savoir conus par lhomme. Il nen a pas connu dautre; il ny a pas de rapport de lhomme son milieu qui ne rsulte de linitiative humaine, non quil lait engendr, mais parce que lhomme sest constitu ce quil est, physiologiquement, psychiquement, socialement, en lengendrant. Dans un prcdent ouvrage, Essai sur lhistoire humaine de la nature, jai soutenu et dmontr quil tait possible de concevoir la coexistence et la succession de plusieurs rapports, tous galement naturels, dans lunivers. Celui qui nous concerne pose lhomme un ple et les forces matrielles lautre ple. Jai tay cette faon de voir par un examen de lactivit humaine qui engendre des lments physiques, chimiques, gntiques, des combinaisons indites de ces lments, et non seulement, comme on laffirme, des artifices. La diffrence classificatoire du naturel et de lartificiel, larrire-plan de la dichotomie dune nature organique qui nous contient et dune nature inorganique que nous conqurons et transformons en technique, na pas la solidit quon lui suppose. La lutte de lhomme seul contre la totalit de la nature prsumer quelle soit distincte de la lutte entre les hommes, et plus pre se laisse concevoir comme un affrontement dans la nature. A ce conflit, tout dabord, la socit, qui est une constituante dcisive de notre complexion vitale, prend part. Ensuite sy adjoignent, sans discontinuer, dautres puissances matrielles. Avec les plantes contre les animaux, avec llectricit contre les forces mcaniques, nous participons, dune diffrenciation rgulire du monde matriel, nous le mettons jour en tant que systme de relations. Lintervention de lhomme revt la signification dun rapport tabli dans le systme avec une de ses parties. Mieux encore, les principes qui le rattachent ses allis et lopposent ses ennemis sont ceux-l mmes qui unissent les tres physiques, biologiques, chimiques entre eux. Tout concourt prouver que le lien homme-nature est aussi un lien nature-nature. Lhumanit avec ses bras, ses nerfs, ses cerveaux samalgame aux puissances quelle pntre. Lhomme est donc cheval, gravit, lectricit, et rciproquement. Il y a longtemps quAntiphon a nonc cette vrit: Par notre habilet nous conqurons la matrise sur les choses dans lesquelles nous sommes conquis par la nature. Ce ne sont donc point des termes extrieurs lun lautre. La mythologie de leur mutuelle violence, reprise et rpte satit, savre tissu de notions vagues, dnues de signification, impropre jeter une lumire quelconque sur les faits historiques concrets. Le dilemme quelle rend plausible entre lhomme dissoci de la matire et lhomme enchan la matire, spectateur et acteur dont le seul recours serait la domination comme envers de son impuissance perd rapidement son pouvoir vocateur et ses vertus mobilisatrices. Et en particulier une poque o il est plutt question de dfendre la nature contre lhomme que de dfendre lhomme contre la nature.

Lapparence de clivage entre ce qui est produit par lhomme et ce qui est produit sans lhomme sestompe chaque jour davantage. Les machines et les outils conus en vue de prolonger directement le corps humain, dpendant pour leur fonctionnement de ses forces musculaires, ont t, pendant longtemps, les supports illustratifs de cette apparence. Les systmes automatiques modernes jouissent dune autonomie, dune facult dautorgulation, voire dautoproduction telles que les spcialistes les apparentent aux systmes dits naturels. Personne ne voit dobstacle ce rapprochement, du fait quils procdent de lintelligence, de lingniosit et de leffort humains. Les recherches physiques, chimiques, mathmatiques, de leur ct, dbouchent sur la production despces physiques ou chimiques sans quivalent dans la nature et ne se distinguant en rien des espces qui se sont formes hors de ces recherches. Le lecteur du tableau de Mendleff les retrouve chacune leur place, quelles soient nes dans lunivers ou au laboratoire. On abuserait du langage en les qualifiant dartefacts, tant donn que ces espces scientifiques ne reproduisent aucune structure matrielle prexistante, ni ne se substituent une telle structure. Dans le nombre des espces dcouvertes, il faudrait inclure la ntre, nos qualits biologiques, nos facults intellectuelles, nos organes et leurs fonctions devant tre compts, je lai dit, parmi les rsultats de nos pratiques. Les savoirs et les phnomnes quengendrent lart et les sciences (les exemples sont innombrables) vont de pair avec une conversion de nos capacits et des facteurs du milieu auxquels elles correspondent. Leur aboutissement nest pas un tat antinaturel ou artificiel, mais un progrs de la nature, en tant que lespce humaine en a mis profit, pour ses besoins et ses dsirs, les diverses manifestations.

Lhomme joint la matire, voil la dfinition concrte, le contenu vritable de notre tat de nature. Persister qualifier dartificiel le rapport qui sy manifeste, cela revient soutenir que notre espce na jamais exist et nexistera jamais que dans une nature laquelle elle ne devrait pour ainsi dire rien. Ce qui est assurment absurde et sans fondement. La singularit du rapport en question a trait uniquement ses modalits et ventuellement un de ses termes. Ses points dapplication, comme pour tout rapport analogue, touchent galement la biologie et lcologie. Certes, il diffre des relations correspondantes quentretiennent la plupart des espces; mais ces relations ne sont pas non plus identiques ce que lon observe dans linteraction des forces chimiques ou physiques. En dernire analyse, la qualification semble reposer surtout sur la confusion des changes naturels avec la manire dagir et dvoluer qui a cours dans le monde animal; on en dduit le caractre non naturel de tous les autres changes. On commet, en loccurrence, une erreur analogue celle des philosophes pour qui, la socit tant btie sur la proprit et la proprit assimile la proprit prive, tout ce qui lavait prcde tait tat de nature, de non-proprit, et non pas forme diffrente de proprit. Ou encore cest raisonner comme les socialistes pour lesquels la suppression de la proprit prive signifiait la suppression de toute proprit, et non pas lavnement dune de ses formes historiques, la proprit collective. Somme toute, le rabattement de la ralit sur une de ses figures explique pourquoi leffacement dun mode dexistence naturelle qui fut en partie celui de lespce ses dbuts a t considr comme la subversion de toute existence naturelle et non pas comme un renouvellement de celle-ci. Rien ne nous oblige prolonger la confusion; tout nous incite mettre fin la vision dune nature non humaine et dun homme non naturel. Aucune partie de lhumanit, vrai dire, ne saurait tre juge plus proche ou plus loigne que les autres dun tat pur, de nature, lui-mme en mouvement, ni dans le pass pr-hominien ou sauvage, ni dans le prsent volu. Ce qui a eu lieu une fois se recre continuellement, les modalits seules changent. Au pote il na pas chapp que

Au-dessus de cet art

Qui, dites-vous, ajoute la nature, il est un art

Que fait la nature.

Arts que nous avons repris ensemble, combins, substituant ce qui aurait pu tre, ce que lon aperoit avoir t une histoire naturelle amliore de lhomme, une histoire humaine de la nature. Lclosion dun trait critique signalant lirruption de notre espce, la distanciant des autres espces nindique pas une prtendue sortie de la nature: cette rupture na jamais eu lieu. Dans le passage, tant recherch, de lanimal lhomme, elle marque la transition de la premire histoire commune o celui-ci apparat en tant que produit, la seconde histoire, la sienne propre, o il se produit en tant que principe actif. Le problme des origines sestompe ainsi, puisque rien ne sest ajout qui ntait dj prsent, derrire le problme des transformations dans lchange avec le monde matriel. La direction nouvelle que prend lvolution cette occasion en est le tmoignage.

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III.

La ralit et le concept de cet tat de nature reprsentent, par bien des cts, quelque chose de neuf quoi il faut shabituer si lon veut y voir le lieu dun devenir dont nous sommes un facteur constitutif, ncessaire, et non pas le lieu des obstacles suscits par les puissances matrielles, nos partenaires convenus la suite dun accident biologique initial. Non moins important: ltat de socit coexiste avec lui, aux divers niveaux du rgne animal. Il est dsormais difficile dy voir seulement lexpression dun art de vivre de notre espce, subversion de lart de survivre qui suffit aux autres espces pour se nourrir et procrer. Ceci nous oblige prendre une vue diffrente du rapport qui dlimite ces deux tats. Le discours courant de notre culture et de notre science le dfinit, nous le savons, comme un rapport dexclusion. Afin de ltayer, il reprend le thme de la dmarcation entre socit et nature sur trois registres: technique, gntique et politique. Je vais les dcrire succinctement.

On note dabord un fait qui parat dobservation: la nature est un donn immdiat. Elle comprend les milieux o les individus se sentent lunisson avec les cratures qui les entourent, o les rythmes dactivit et la dpense dnergie expriment le fonctionnement spontan des sens, les normes immmoriales et le lent coulement du temps. Elle est peuple dtres familiers qui vivent au sein dune terre maternelle, en suivant leur impulsion. L le chien connat son matre, la cigale la fourmi; les fleurs et les arbres couvrent abondamment la surface du sol, lhomme possde instinctivement les gestes requis pour atteindre un but, accomplir une tche. La curiosit se nourrit de la rcolte apporte par la vue, le toucher, lodorat; les choses sont la mesure de lindividu, prtes se laisser dcouvrir sans rsistance et sans contrainte. Partout rgne lharmonie prtablie entre lorganisme et le milieu ambiant; la vie authentique est ponctue par la naissance, la maturit et la mort, dans la continuit visible des gnrations. Cette nature naturelle est libre, aise, positive, individuelle, et stable. Elle correspond troitement notre complexion biologique, rendant justice nos facults primordiales, tablissant des cycles spontans dchange entre nous et le monde. Nous sommes en elle et avec elle, dans une double relation dtre et dappartenance.

Sur son pourtour se dresse ldifice dune autre nature, contrarie vexe, disait Francis Bacon lointaine, difficile apprhender, objective, universelle, en perptuelle agitation. Dans le milieu quelle reprsente, nous instaurons une relation de faire, de conqute. Sa masse inerte et froide est laffaire du savant ou du technicien qui lenferme dans un systme de lois et la reproduit dans son laboratoire ou son atelier. Ayant t forcs dentrer en contact avec elle, les hommes la connaissent sans la percevoir, la manipulent sans sy intgrer. Les ressources leur faisant dfaut, ils sont alls les chercher l o elles se cachaient. Les moyens dont ils disposent ne sont videmment pas ceux dune espce ordinaire. Les animaux suprieurs, par exemple, sont parfaitement adapts leur cologie, grce un quipement biologique qui leur permet de rsister aux intempries, de se nourrir et de prserver la vie de leur progniture. Lespce humaine, fragile, dpourvue dun grand nombre de ces avantages a d ds le dbut combler ses lacunes. Les sciences, les arts, les techniques sont ns de cet effort: prothses sajoutant au corps et au cerveau, pour lui apporter ce dont les autres espces disposent normalement. Dans ce processus, sa tche essentielle consiste vaincre les obstacles internes et externes, a soumettre le monde ses exigences, afin dobtenir les matriaux ncessaires la vie. Les forces matrielles qui se sont opposes et sopposent encore ses entreprises viennent peu peu rsipiscence. La lutte contre la nature, contre les lments qui la composent est sans merci. Cest dans lintention de les vaincre que les individus sassocient, que la socit se forme. Aprs tant de succs, rarement remis en cause, lhumanit sest persuade que la victoire finale lui revenait de droit. A chaque tape, elle sest mancipe de son milieu en exerant sa domination sur une nouvelle puissance physique leau, le feu, llectricit, etc. et en acqurant un savoir qui rend ce milieu un peu plus artificiel. Labondance des ressources, lemprise totale sur lunivers sannoncent au terme de cette longue marche. De ltat naturel, de ses mystres et de son opacit, il ne restera plus quun souvenir ou une image floue, rfracte par un monde humanis, une nature technique.

La nature est double, scinde: originelle par son fondement, artificielle par les circonstances. Le dveloppement historique de lindividu et de la socit tmoigne de larrachement au cadre primitif et la tyrannie de la matire, origine dune dnaturation croissante qui a commenc il y a plusieurs millions dannes. A la lumire de cette stricte dichotomie et du mouvement qui la produite, les triomphes de la raison et de la science sont compts pour autant de dfaites dune humanit qui voit carteler la ralit dont elle procde et ne sait plus bien quel est son habitat vritable. Laction par laquelle elle tend un de ses empires dgrade lautre; la voix qui clbre son ascension hors des dterminismes universels vers la sur-nature quelle rige, rpond en cho une autre voix qui linstruit sur la dchance dans laquelle est tomb le terroir vgtal et animal initial, raval ltat de sous-nature. Pourquoi sen tonner? Le travail de la connaissance et de lart, ingrdients de la culture, a pour condition pareille rupture et pareille volution; il est dans lordre des choses quune fois commenc il continue sur sa lance, indfiniment.

Malgr tout, lhomme participe du monde animal. Les lois de lhrdit et de la slection naturelle ont prsid la transformation de ses organes, de la main et du cerveau, et lont prpar sadapter au milieu. Dans ce cadre gntique, lidentit entre les hommes est profonde; leur distinction davec les autres animaux suprieurs, les primates notamment, nest pas significative. Par le canal de cette parent, individus et collectivits ressentent lemprise de la nature qui subsiste en eux et les soumet aux rigueurs de la structure bio-psychique. La pression des instincts, des pulsions sexuelles et agressives, le dsir de satisfaction immdiate des besoins lmentaires, la faim, la soif, traduisent la prsence du fonds biologique, lien universel de tout ce qui est vivant. Il suffirait donc de peu pour rappeler la surface et la vie les comportements, les postures archaques.

Jusqu un certain point, la socit est ne et se conserve pour lever dans chacun dentre nous une dfense contre lincessante menace de la nature: menace de lanimalit contre lhumanit, de lindividualit biologique contre la collectivit police, du prsent qui ne sait pas attendre contre le pass et le futur qui mettent les choses leur place. Le prix que lhumanit paie pour construire son univers propre est souvent la guerre, la maladie, la folie, ct de bien des malformations de lesprit et du corps. Cest pourtant de ce pnible travail de rpression, et afin de lachever, que naissent les arts, les sciences, la littrature, les mythes ou les religions; incarnations dun lan naturel renvers, uvres domestiques canalisant une nergie qui se serait, sans cela, perdue dans les tnbres des temps sauvages. Leur domaine dlection est ce quon a appel dun terme fort vocateur le supra-organique. Il synthtise un ensemble dinteractions et de comportements appris qui ont rendu les individus plus aptes affronter la versatilit et lhtrognit du milieu physique, le matriser. Contrle et plasticit caractrisent les facults humaines, sopposant la dispersion et la rigidit des capacits animales. Leur dveloppement sous lgide de la culture est, on la relev, plus acclr; il est aussi plus efficace que le dveloppement naturel. On comprend que, layant sa disposition, lhomme ait renonc ladaptation archaque, par voie biologique, au bnfice dune adaptation minemment sociale. Du coup on saisit pourquoi les formes quont prises les socits sont si dissemblables. tant donn que, pour lhomme, les transformations organiques sont exclues, ou dprcies, ce sont les institutions et les instruments techniques qui se rajustent et se remodlent lorsquil sagit de sadapter des conditions nouvelles et des entourages multiples. Les savants ont hauss la dignit de principe mthodologique cette explication qui, jusqu plus ample inform, serait empiriquement fonde. Lorsque, dans le cadre de leurs travaux psychologiques, anthropologiques, ils isolent un trait ou une rgularit prsents dans toutes les collectivits, ils les dclarent naturels, gntiques, et les attribuent des causes innes. En revanche, les traits ou les rgularits nayant pas la mme constance sont dclars sociaux, et on en rend compte par des causes secondaires ou acquises. Lquation de lespce humaine pose, du ct biologique, la similitude et luniversel, et, du ct social, la varit et la particularit lintrieur et vis--vis du milieu extrieur.

Sur la carte du monde tel quil fut et tel quil est, le plein de la socit correspond au creux de la nature, la perce et les dimensions positives de la premire sont symtriques du recul et des dimensions ngatives de la seconde. Ayant rompu avec les pouvoirs infus, organiques, et les ayant dtourns, les hommes ont cart les obstacles levs de longue date devant la progression du rgne animal. Parce quils sont les seuls avoir russi, lordre social, dont larchitecture matrielle et spirituelle est unique, est considr comme leur lment naturel. Quant lordre naturel proprement dit, ses limites atteintes, il nest plus que le vestige dissimul et contingent dune association autrefois ncessaire. Il revient sporadiquement la surface, en profitant dune faille dans la surveillance de la culture, dans le dressage des individus, ou dune tolrance inaccoutume envers les dsirs par lesquels ceux-ci sont sollicits. La parent de lhomme avec le reste de lunivers vivant se dvoile lespace dun clair. Mais ds que lon retourne la ralit prsente, les ponts sont coups: alors cet ordre parat dplac parmi nous et artificiel.

Ltat de nature vient donc du pass. Ltat de socit tmoigne du mouvement dinclusion de lindividu dans le rseau des obligations collectives, dans une organisation dtermine de celles-ci. Lhypothse dun tat naturel de lhomme a t propose ds le XVIIe sicle pour dsigner les conditions primordiales partir desquelles sest forme la socit avec ses conventions forcment arbitraires, ses rapports de proprit et son pouvoir politique. On peut dire que cet tat symbolisait, en fait, une socit parfaite o rgnait lgalit entre individus, ayant un libre accs aux richesses et un statut personnel indiffrenci. Bodin dcrit ainsi la naissance du lien social: Alors la pleine et entire libert que chacun avait de vivre son plaisir, sans tre command par personne, fut tourne en pure servitude et du tout te au vaincu... Ainsi les mots de seigneur et de serviteur, de Prince et de sujet, auparavant inconnus, furent mis en usage. Locke a poursuivi cette rflexion, prsentant le pouvoir politique comme le gauchissement dune situation o chacun fait ce que lui dicte son bon plaisir, dispose de sa personne et de ses biens sa guise, sans demander lautorisation de quiconque ni dpendre dune volont trangre la sienne, les seules bornes connues et reconnues tant celles des lois de la nature. La juridiction est rciproque, et le pouvoir quitablement distribu ne prend pas la figure dune violence lgitime, car il est trs vident que des cratures dune mme espce et dun mme ordre, qui sont nes sans distinction, qui ont part aux mmes avantages de la nature, qui ont les mmes facults, doivent pareillement tre gales entre elles. Lorsque se sont introduites lingalit, la rapine, la servitude et la diffrenciation des classes, cette nature a t change en socit. La comparaison des communauts politiques europennes avec les communauts, plus simples, dAfrique et dAmrique, connues par les rcits des voyageurs, juges proches de ltat de nature, toffait ces analyses et rendait leurs conclusions vraisemblables. Jean-Jacques Rousseau les a synthtises de manire clatante. Aux origines, conjecture-t-il, les individus pourvoyaient paisiblement leurs besoins physiques et intellectuels, jouissaient de ressources indpendantes, sans se proccuper de ce qui est soi et de ce qui est autrui. Ils se sentaient suffisamment outills pour dcider seuls de ce qui leur convenait ou ne leur convenait pas sans rechercher constamment lapprobation de leurs congnres. Des mcanismes spontans veillaient lharmonie de leurs relations. Ltat de nature, dans lequel ils vivaient, connat laisance et non pas la contrainte, le partage et non pas lchange, laccord et non pas lopposition des intrts particuliers aux intrts gnraux, la confiance qui nat de la scurit et non pas la peur qui rpond la menace. Cependant le dsir de conservation lemportant sur les rsistances rencontres pour maintenir cet tat, et la limitation des forces que les individus peuvent employer pour se dfendre, les ont incits rechercher un arrangement contractuel collectif, faire les concessions mutuelles indispensables pour y arriver. Les hommes sont passs ltat de socit en renonant une libert prcaire, dangereuse, au profit dun joug salutaire. Leurs instincts, dment purs, se sont soumis aux exigences dun ordre o chacun se voit assigner une place, un espace de vie circonscrit. La loi y distingue les droits des forts et les devoirs des faibles, tempre les abus des premiers, amne lobissance les seconds, tient la balance gale entre les prestations quimpose le groupe et les protections que lindividu rclame. Son ombre stend constamment et avec elle la proprit prive, lautorit politique, pntrant chaque parcelle de lexistence humaine, larrachant la nature. La socit est un mal ncessaire, le philosophe ou le savant motivent la ncessit de ce mal.

Claude Lvi-Strauss a ajout une dimension anthropologique au problme de la dmarcation des liens sociaux. Son point de dpart est relativement simple. La nature biologique est le domaine du spontan et de luniversel chez les hommes et chez les animaux. La promiscuit qui se manifeste dans le choix des partenaires sexuels et les rencontres propres aux groupes biologiques, notamment les primates, donne la preuve dune grande versatilit, dune absence de normes susceptibles de guider slectivement le comportement. A loppos les processus culturels laissent voir, en permanence, laction des rgles, tayes par le langage et par les structures de lesprit, qui impriment une trajectoire prcise aux relations entre les membres dune collectivit et entre collectivits. Le contraste de la nature la culture est coextensif au contraste des rapports sexuels promiscus et des rapports sexuels codifis. La prohibition de linceste, du commerce sexuel avec ses gniteurs, ses frres et ses surs, leur sert de support et en garde les traces. Elle est universelle, a un champ dapplication instinctuel, comme tout phnomne naturel, et inaugure une classe de rgles particulires lhomme, comme tout phnomne culturel. Sa porte nest pas ngative. Car sa signification ne rside pas dans linterdit dpouser sa sur ou sa fille, mais bien dans lobligation de donner sa sur ou sa fille autrui. Les individus qui circulent, sous son empire, assurent lalliance de leur groupe avec un autre groupe, la communication des biens lintrieur du systme social et lquilibre de ses capacits productives. Les rgles de mariage prescrivent avec qui une communaut prfre changer richesses, prestations, personnes, ou avec qui elle est tenue de les changer. Parce que la famille est lunit constitutive dans toutes les socits, la prohibition de linceste, partout et toujours, accomplit les mmes fonctions: empcher leurs membres de retomber sous lemprise de linstinct, tmoigner du dpassement de la nature grce la prminence du collectif sur lindividuel, intgrer les organisations plus simples de la vie animale aux organisations plus complexes de la vie humaine. Mais la rgle prsuppose, perptue, une subordination des femmes aux hommes. Le mariage, en tant quchange, a lieu entre deux groupes dhommes; la femme est lobjet changer, lindice physique et symbolique mdiant la relation qui stablit ou se renouvelle cette occasion. Le jeu social comprend uniquement des acteurs masculins, la donne fminine offrant les matriaux dont il a besoin.

Nous ne somms pas trs loin des thories de Jean-Jacques Rousseau et des penseurs politiques qui lont prcd. Aux yeux de ceux-ci, ltat de socit met fin la discontinuit, labsence de discrimination, la libre dcision des individus et leur union accidentelle. La fortune, le rang, le savoir, instruments sociaux, crent, la place, la continuit, la diffrenciation, la conduite oriente par la pesanteur des traditions et les exigences collectives. Claude Lvi-Strauss, de son ct, pose, en sappuyant sur des observations, que la femme est un objet, vivant, certes, appropriable comme une ressource rare. Les donneurs et les rcepteurs de femmes les incluent dans leurs transactions, soit la place dautres biens, soit mles eux. La prohibition de linceste fixe les titres des changeurs (on ne se marie pas dans sa famille) et fournit sur le march les produits requis. La circulation de llment fminin dans les veines du corps social, chacune de ses stations, contribue fortement faire respecter lascendant du groupe des hommes sur la collectivit. Les rgles de mariage sont des rgles de rpartition de la proprit et du pouvoir selon un critre sexuel. Le sauvage comme le civilis souscrivent, sous des formes varies, la formule de James Boswell: La chastet des femmes a une importance primordiale, comme toute proprit en dpend. Ainsi sbauche dj le prototype du moins si lon entend ce que la thorie veut dire de la longue chane de matres et desclaves. Le signe qui les pose et les spare se confond avec le signe qui pose et spare ltat de socit de ltat de nature. Plus exactement, les hommes qui se rservent le premier et les hommes qui sont identifis au second sont inconciliables et souds comme la force et la faiblesse, la richesse et le dnuement, llment mle et llment femelle.

Je nai pas fait ces rapprochements cause de leurs rsonances thiques. Jai voulu souligner la permanence dun courant de pense pour lequel la ralit ultime de la vie naturelle est lgalit, et la ralit ultime de la vie sociale travers luniversalit de la proprit et du pouvoir, de la prohibition de linceste lingalit. Sans celle-ci, il ny a ni famille, ni classe, ni statut de seigneur et de serviteur, situation qui signifierait la fin de la culture et le retour la nature. Cest probablement afin de se prmunir contre une telle ventualit que lhumanit sest ingnie accumuler rgles restrictives, interdits et diffrences, au lieu den allger la charge et den diminuer le nombre. Le reste tant utopie, animalit ou archasme.

Quel que soit le registre technique, gntique, politique auquel elles ont recours, ces conceptions suivent un programme logique commun. Elles atteignent lexclusion quelles visent en combinant une complmentarit et une ngation. Lordre social sinscrit dans lespace o sourd le dsordre naturel raret des ressources, pousse des instincts, promiscuit sexuelle. Le principal est de garantir la stabilit en rintroduisant les uniformits. Cest le rle de lordre social, affirmant ses droits face au monde biologique, matriel, qui les reconnat pour siens, mais a cess dagir, ayant perdu son autonomie un certain niveau de dsquilibre ou dvolution. Dautre part, on dcouvre, et cest le plus important, les lignes de forces suivant lesquelles est pense, pour lhomme, la socit (ou la culture).

Par le faire, travail ou connaissance, elle complte son quipement organique, le distingue des pouvoirs matriels, lui donne le moyen de les soumettre. Par les systmes symboliques langages, rituels et lapprentissage, elle le prmunit contre les dangers que lui font courir son fonds animal et les lenteurs du dveloppement biologique, et elle introduit la diversit dans lidentit brute des tres vivants. Par linstitution loi ou rgle elle met un frein aux mouvements incontrls des individus et enchsse ceux-ci dans un rseau de droits et de devoirs collectifs.

La coupure provoque par la socit avec ce qui est rput demeurer hors de lhomme, elle la reproduit en lui. Ainsi le ddoublement de la nature qui lui est donne et de celle quil se donne; la division de lindividu en ce qui est contraint, interdit, civilis, et ce qui correspond la spontanit, la jouissance, la force indompte de ses pulsions affectives; la division, encore, mais entre les classes dhommes, les unes tant les piliers de lalliance communautaire les mles, les matres, les peuples den haut sur lchelle historique les autres les femmes, les esclaves, les peuples den bas sur lchelle historique voquant la menace dun dsordre et dune indiffrenciation possibles. Lopposition du monde social au monde naturel est alors opposition de lhomme la matire anime ou inanime, de lindividu soi-mme, tre de culture et tre bio-psychique, dune fraction de la collectivit entre les mains de laquelle sont dposes les cls de la parent, de la proprit et de ltat une seconde fraction des mains de laquelle on les a enleves par un contrat fondateur. Ce qui est dans lopposition se forme comme oppos. En se donnant ltat de socit, lhumanit sest donn le moyen dengendrer le milieu dartifices qui lui convient. Elle y a aussi trouv un substitut la nature qui se parachevait: la communication symbolique la place de lhrdit, ladaptation culturelle la place de ladaptation biologique. Mais surtout elle a imagin, construit cet tat linstar dun artifice, o tout ce qui tait sauvage est domestiqu. De chacune de ses composantes, on peut crire ce que Claude Lvi-Strauss crit au sujet de linstinct sexuel et de la famille: Si la socit a eu un commencement, celui-ci na pu tre que dans linterdit de linceste, puisque linterdit de linceste est en fait une sorte de remodelage des conditions biologiques de laccouplement et de la procration (qui ne connaissent pas de rgle, ainsi quil ressort de lobservation de la vie animale) les forant devenir perptuelles seulement dans le cadre artificiel des tabous et des obligations. La vie de lhomme est ainsi tout entire contenue dans son artifice suprme.

En dfinitive, par quelque bout quon la prenne indice de diffrenciation davec le monde animal et matriel, instance intriorise par les individus, terme dune opposition ou uvre dart la socit est radicalement une contre-nature. Je rsume dans cette proposition la quintessence des opinions qui ont t mises et r-mises maintes fois et qui sont devenues progressivement les catgories stables de notre entendement, de notre ducation et de notre action. Les philosophies, les sciences psychologiques, conomiques, anthropologiques ou naturelles, les ont incorpores leurs thories et leur ont ajout des preuves empiriques. Elles ont toutes coopr afin de mtamorphoser une croyance trs ancienne en un fait dobservation. A savoir que lespce humaine est le terme absolu o sarrte la nature et son couronnement, la forme suprieure de toute existence prsente, passe ou venir dans lunivers.

Aux attendus qui justifient cet vnement et cette conscration sopposent des constatations troublantes. Je ninsisterai gure sur toutes les raisons qui les rendent telles et me bornerai indiquer les plus remarquables du point de vue thorique.

La foi dans lexistence dune seconde nature, culturelle, surajoute au substrat intact dune premire nature, biologique, est des plus tenaces. On figure, en loccurrence, une substance organique, structure par des impulsions autonomes et strotypes, sur laquelle est appose, au cours de lducation, la matrice dactivits rgles, de normes rationnelles, de mouvements rythms par les outils ou les machines. Enleve, la matrice laisse voir la substance dans son tat originel. Toutefois, y regarder de plus prs, ce qui est suppos primitif, purement biogntique, demeure jamais inaccessible. Les analyses pousses et les comparaisons approfondies que lon a faites avec les enfants et les prhominiens nous permettent uniquement didentifier des adaptations un milieu, physique, social, devenu intrieur par rapport au milieu encore extrieur; adaptations impliquant des laborations dj secondaires. Les rflexes auxquels nous conditionnent les outils ou le raisonnement ne sont que des modifications de rflexes antrieurs, tablis dautres fins. Aussi loin que nous puissions remonter la chane des filiations, nous ne reconnaissons que des secondes natures succdant les unes aux autres, sans aboutir une nature vraiment premire. Lhomme sans art, sans technique gestuelle et mentale, nous est inconnu et inconnaissable. Les enfants nouveau-ns ou dits sauvages ne font pas exception. Certes, une organisation biologique prexiste partout; elle nest pas directement amliore ou remplace en tant que telle. On agit continuellement sur ses qualits transformes qui sont obligatoirement un produit. La seule tape authentiquement naturelle serait celle de lhomme-animal ou de lanimal-pas-encore-humain. Les spcialistes se demandent encore, par habitude, o se trouve la limite entre le dernier primate et le premier hominien. On a cru fermement son existence. Les dcouvertes des dernires dcennies dissipent tout espoir de lidentifier. Elles tmoignent de la grande anciennet, trois millions dannes, de notre branchement volutif. Plusieurs espces dhommes, ayant des traits anatomo-physiologiques distincts, se sont succd dans les mmes sites. Leur mode de vie et leurs occupations, les artefacts inclus, sont voisins. Des cratures analogues lhomme daujourdhui, sachant courir mais non pas marcher sur deux pattes, et au cerveau aussi gros, ou aussi petit, que celui des simiids actuels, communiquaient peut-tre au moyen dun langage lmentaire et se livraient la prdation armes doutils quelles avaient confectionns. Il en dcoule que ces formes simples de connaissance, de signalisation et dopration ont model notre corps et nos sens du point de vue somatique, et quelles ont provoqu des mtamorphoses biologiques visibles. Pour quelles aient eu de telles rpercussions, il nest pas indispensable que les caractres acquis aient t hrditaires. Ds linstant o elles produisaient une diffrenciation du milieu, influaient sur la capacit de reproduction des populations, elles avantageaient ou dsavantageaient la transmission de certaines combinaisons gntiques. Ainsi, lintrieur du genre humain, lhomo sapiens par rapport lhomo erectus, lhomo erectus par rapport laustralopithque, etc., apparaissent nature premire ou nature seconde, suivant le terme auquel on les compare. Chacune recle la fois une composante biologique et une composante culturelle, la superstructure technique dune phase de lvolution se manifestant dans linfrastructure biologique de la phase ultrieure. Ceci enlve toute vraisemblance lopinion si rpandue dun dveloppement organique complet des individus, auquel sont venus sajouter, rsultats dune invention brusque, les instruments, les artefacts, les savoirs et bien dautres prothses. Corrlativement, laxiome dune uniformit naturelle des hommes au cours de lhistoire naturelle contrastant avec leur varit sociale ne rsiste pas davantage lexamen des faits. Leurs origines sont multiples et se sont renouveles plusieurs reprises. Chaque espce signale moins une naissance quune volution, non pas lclipse de la nature et son dbordement par la socit, mais leur transformation conjointe. Les diffrences qui se sont dessines successivement ne furent jamais du ressort de lune sans tre du ressort de lautre. Le palontologue et lanthropologue de nos jours sont conduits reconnatre la simultanit des distinctions biologiques et culturelles par une comparaison de leurs sries dobservations dans le temps. Lorsquils regardent autour deux, moins dtre racistes, ils constatent, comme le veut la conception courante, lhomognit psychologique, physiologique et anatomique des individus et lhtrognit de leurs comportements sociaux. Le palontologue et lanthropologue dil y a six cent mille ans (il en existait sans quils fussent professionnels) pouvaient comparer leurs sries dans lespace et proposer leurs thories, pour expliquer le sens de lhtrognit qui existait sur les deux plans, puisque coexistaient alors plusieurs espces dhommes et plusieurs types de socits. Les conceptions les plus actuelles renouent donc avec les plus anciennes et contestent celles qui les ont prcdes immdiatement, parce que celles-ci se sont contentes de mettre en paroles ce que chacun croyait voir de ses yeux.

Alors la socit est une nature seconde lorsquelle carte lhumanit du rgne animal, et reprsente son signe distinctif. En dessous, elle laisserait subsister une communaut biologique, instinctuelle, avec les espces composant ce rgne. Si lart est lhomme ajout la nature, lhomme est la culture ajoute au primate. Malgr les apparences, les hommes, qui ont fait des progrs impressionnants pour ce qui est de quelques-unes de leurs techniques ou sciences, ne seraient que des singes prdateurs quant aux conduites essentielles qui sont demeures, depuis ces temps reculs, sous contrle gntique. Ces assertions les ouvrages qui les illustrent, dus la plume de savants minents, surabondent ont le clinquant de lindigence. Elles envisagent des qualits et des traits spars sans rapport avec la structure qui les englobe au moment o elles mergent. Or il est vident quun lment mme ancien dans un ensemble nouveau ne reste pas identique lui-mme, pas plus que ne le reste, par ses effets, un lment chimique dans les diverses combinaisons o il entre. Les sciences biologiques et anthropologiques sont des sciences de lorganisation; leurs praticiens ne pensent pourtant pas souvent en termes dorganisation. Sinon ils se seraient abstenus de conjecturer des changements de parties qui naffectent pas le tout ou vice versa. Pris dans le rseau de ses changes, de son dveloppement, lhomme ne descend pas du singe ainsi que le veut le fameux aphorisme, ni ne sen spare uniquement par la culture. Voici ce que nous savons ce sujet. La ligne hominienne sest dissocie de celle des anthropodes il y a environ vingt millions dannes. Ses caractres gntiques distinctifs, rsultat dune volution parallle, peuvent tre attribus des facteurs slectifs qui ont permis ladaptation et la survie. Les primates contemporains qui descendent dune autre ligne sont aussi loigns de leur souche naturelle que nous le sommes de la ntre. Pour atteindre le niveau qui est le sien, lhomme navait pas vaincre ou transformer ses pulsions, sa structure anatomo-physiologique de primate; il lui a probablement suffi de dvelopper la sienne qui tait devenue diffrente. Les circonstances sociales ont jou, mais il faut croire que les mutations successives sont intervenues, elles aussi. Aucune des espces passes qui ont lanc le mouvement ayant abouti nous na t ni plus animale cest--dire biologiquement identique aux espces de la branche voisine ni significativement moins humaine que lespce qui rgne prsent. La parent troite avec le singe est une parent de plaisanterie. Lcart qui spare les hommes du reste des anthropodes a, en dfinitive, autant de racines dans lordre organique que dans lordre social. Impossible de faire un choix cet gard, de dcider lequel est le plus important: il faut les garder tous deux, au mme titre.

Amalgams, lindividu, lanimal, linstinct, dun ct, le collectif, lhomme, la raison ou la loi, de lautre ct, rendent manifeste la cloison tanche qui spare la fonction biologique de la fonction sociale. Distinctes, antagonistes, exprimant des tendances divergentes, il semblerait premire vue que ces fonctions ne puissent coexister ni dans un mme temps, ni dans un mme tre, ni dans une mme volution. Prsente dans un ordre de ralit, chaque fonction manquerait dans lordre de ralit complmentaire ou y serait refoule. La fragilit de ce partage commence nous apparatre. Tant quon sintressait aux mcanismes physiologiques, aux appareils sensoriels, aux squelettes, en prenant lindividu pour unit danalyse, chez lhomme comme chez lanimal, les groupements tablis par ce dernier taient tenus pour curieux et ponctuels. Les ruches dabeilles et les colonies de fourmis ont davantage servi de thme des discours moraux que de matire des conclusions scientifiques. Nanmoins, les informations affluent, engranges et classes avec beaucoup de soin par de trs nombreux chercheurs. La recension des associations stables bnfice rciproque, dans de nombreuses espces, a montr la corrlation entre les exigences du milieu et les rgularits dun comportement minemment social. Bref, la socit existe partout o existe la matire vivante relativement organise: elle na pas commenc avec notre espce et rien ne laisse supposer quelle disparatra avec nous. Ces tudes ont galement fait voir que les cratures non humaines sont capables daccomplir des tches que lon croyait exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Primates, dauphins, oiseaux mme possdent des facults dapprentissage et de cration de conduites nouvelles, et en dpendent pour leur nourriture et leur reproduction. Contrairement au clich dune maturation biologique individuelle, les animaux, linstar des enfants, ltat sauvage, cest--dire seuls, isols, ne se dveloppent pas normalement, et le contact avec la mre et les congnres leur est indispensable. Il y a environ un sicle on recherchait de tels enfants-loups afin de prouver que, sans la socit, lindividu retombe dans lanimalit, incapable de parler, de penser ainsi quil le devrait. Des expriences bien menes ont dmontr quil en tait de mme pour les singes et les autres espces. Sans lappui du groupe et les soins de sa mre, lindividu jeune voit satrophier ses capacits de matriser les motions, de se dplacer, dinteragir. Il rechute dans son animalit, comme lhomme tait cens rechuter dans la sienne. Aussi bas et aussi loin que lon descende sur lchelle de lvolution, on narrive pas dceler lexistence dun individu biologique, totalement non social. On note en revanche, chez les mammifres suprieurs surtout, des comportements et des rles traditionnels transmis dune gnration lautre par une initiation individuelle et collective. La reproduction sexuelle des populations prolonge leur reproduction sociale ou est prolonge par elle. Phnomne capital, sur lequel je reviendrai, les structures des socits de primates varient lintrieur dune espce particulire, tmoignant dune indpendance possible envers le substrat gntique.

De grands efforts intellectuels ont t dpenss pour trouver les racines de la socit, systme exclusivement humain, dans la nature: on limaginait comme un ordre triomphant du dsordre, celui-ci animal, sentend. Les observations auxquelles je fais allusion nous informent que lhomme, sil est arriv autrement que la majorit des tres vivants instaurer un tel systme, na pas pour autant accompli un acte exceptionnel; il a suivi une tendance commune tous. La plupart des espces se donnent une organisation collective afin de rgler le volume de la population, la transmission de certains caractres spcifiques, ou de pallier les dsquilibres ventuels avec le milieu favorable la survie. Cette organisation est un facteur ncessaire et non pas une simple extension extrasomatique, un appendice artificiel surimpos aux mcanismes gntiques. Sa capacit de canaliser les interactions des individus pse sur le sens des adaptations, la reproduction des groupes, lemploi des ressources. Pour les primates et les hominiens, nous en sommes certains. De la sorte, ce qui se passe dans le domaine social a des rpercussions sur ce qui se passe dans le domaine naturel. On a conu le premier dans la dpendance stricte du second. Nous observons que le second dpend aussi du premier pour son volution et sa structure. Longtemps jugs incompatibles et non communicants, nous constatons quils sont compatibles et communiquent, par leurs lments et par leurs effets. La socit est vcue et pense comme dfense contre limptuosit du vivant, le dos tourn la nature. Voici quelle se dcouvre appui de la nature, partie indispensable son fonctionnement, appele prparer et provoquer ce qui advient dans le cours ordinaire des choses. On est en droit dy apercevoir une option biologique fondamentale au mme titre que dans la symtrie bilatrale par opposition la spcialisation du membre antrieur pour la prhension. Le constat entrane une consquence qui mrite mention. On a prtendu expliquer notre singularit et notre gense par un coup dclat extraordinaire, nous arrachant la nature pour nous enfermer compltement dans la socit, qui est aussi sa contrefaon. Ds linstant o celle-ci nest pas apparue avec nous, o elle se retrouve sur toute lchelle des tres vivants, le lien de succession postul, la justification de la csure qui aurait eu lieu, notre propos, une poque, dtermine, perdent leur raison dtre, scientifiquement parlant.

Enfin, les bons et les mauvais sauvages dAfrique, dAmrique ou dAustralie disparaissent. Les collectivits longtemps figes se mettent bouger. Dans le tableau de lhumanit, dessin grands traits, ces hommes occupaient une place part, symbolisaient son tat naturel. Hors du courant historique significatif, on les dcrivait menant une existence originelle et exotique, sans histoire. Ltat, la proprit, du moins ceux quils auraient d avoir pour tre semblables leur dcouvreurs, leur faisaient dfaut. Les individus composant ces communauts pensaient autrement que ne le stipulent la logique et la philosophie. Leurs institutions morales chappaient aux normes et aux lois puisque le code judo-chrtien ne sy appliquait gure. A tous gards ils paraissaient domins par une pr-pense sauvage, un ordre social rduit sa plus simple expression, et soumis aux alas de laffectivit et de linstinct. La distance les sparant de nous les fixait dans le statut dobjets dun dveloppement o leurs protecteurs, colons, scientifiques ou administrateurs, jouaient le rle de sujets. ompars au cadre de rfrence civilis, ils manifestaient une fracheur, une absence tonnante de disciplines et de valeurs indispensables un tre humain volu. En les rencontrant, les missionnaires et les voyageurs dabord, les anthropologues ensuite eurent limpression de toucher l un tat primitif, proche de celui de lanimal ou de lenfant, vis--vis duquel les nations du continent europen figuraient ltat social ou culturel, dans son clatante maturit.

Linassouvie intolrance laltrit, passion nourricire de notre pense, nous a pousss voir un nant dans ce qui ne nous reflte pas, restituer le diffrent comme lacunaire. Dmarches parfaitement justifies partir de lerreur initiale commise en identifiant les collectivits aborignes, par exemple, une bauche barbare du systme social son point de jonction avec le systme naturel, quand tout nous montre quelles ont suivi une volution remarquable, distincte de la ntre. Cette dernire, compare la leur, se rvle en fin de compte moins rsistante au temps qui lengendre et quelle engendre. Couverte par cette erreur, luvre de la culture a pu tre uvre de destruction, parce que ses protagonistes se sont toujours donn le droit dannihiler les dbris dun pass quelle estimait avoir mandat dassimiler et deffacer. Par ce moyen ltat de socit sest install partout o existait lhomme blanc.

La majorit des peuples qui habitent le globe se retrouve aujourdhui interdpendante, convergeant vers un cycle commun dchanges. Ceux qui taient parls, penss et tudis parlent, pensent et tudient. Ils abordent ce qui tait rserv une partie de lhumanit en tant que possibilit de vie, dorganisation sociale venir. La fonction de lespace (et de lespce) concde la primitivit sort de la claustration, les acteurs qui avaient pour rle dillustrer la nature cessent de le faire. On croyait tenir solidement les deux bouts de la chane, matrialisant les deux ples de toute existence. On se retrouve avec un seul, le ple social, mais diffrenci. Le contraste des deux mondes humains, auparavant htrognes, se vide de son contenu, tandis que lhistoire suniversalise. A la faveur de ce rapprochement, lautre de la socit nous instruit quil est une socit autre. Lchafaudage que nous avons lev sur des bases diffrentes est dsormais inutile et inutilisable.

Lhomme est un primate diffrent, et non pas une variante domestique de la biologie des primates; les carts entre hommes et ceux qui les sparent des autres animaux sont sociaux, mais aussi gntiques; lantinomie de lartificiel et du naturel parait sattnuer, et son caractre illusoire saffirme; la fonction sociale est gnrale et inhrente au rgne animal; le renouvellement du contexte historique nous oblige reconnatre combien est passagre et particulire notre culture occidentale lopposition tranche de la socit la nature; telles sont les constatations troublantes auxquelles jai fait allusion. Les sciences qui ont dcouvert les unes, et les vnements historiques qui ont provoqu les autres, nont pas, pour linstant, touch la terre ferme. Des incertitudes subsistent, il faudra du temps avant que les controverses sapaisent. Les vidences dhier ont toutefois perdu leur consistance et commencent rejeter les thories et les concepts, sinon le langage, qui, de par sa vocation, rsistera plus longtemps. Je nen veux pour preuve quune concidence qui ma frapp. Lors de la publication, en volume, environ quarante ans de distance, de son article sur le Supra-organique, Alfred Kroeber a fait machine arrire et a avou son doute quant la valeur dune sparation entre social et organique et des arguments qui la justifiaient. De mme, Claude Lvi-Strauss, loccasion de la rdition, prs de vingt ans aprs sa parution, de son ouvrage Les structures lmentaires de la parent, note quil est malais de dmarquer la culture de la nature. Il pense devoir ajouter que lopposition des deux termes ne serait probablement ni une donne originelle, ni une proprit inhrente lordre du monde, mais une cration artificielle des hommes.

Que deux savants de cette importance aient eu revenir sur des conclusions quils avaient formules avec vigueur et regardes comme fondamentales pour leur science ne saurait tre attribu quelque manque dinformation ou une erreur de dduction dcele par la suite. Les prmisses sur lesquelles ils se sont appuys semblent tre seules en cause et avoir t mises en question par lexprience et les connaissances qui sont les ntres en ce moment. Parmi celles-ci, lexistence antrieure suppose dindividus ou de groupes purement biologiques, devenus brusquement avec le langage, les institutions politiques, la prohibition de linceste, etc. des groupes culturels, sociaux, est des plus touches. Ces individus et ces groupes ont toujours eu une vie collectivement police, rgle. On la dcrite informe, chaotique. Ne nous tonnons pas: tout ordre est dsordre aux yeux des tenants dun ordre diffrent, humain, en loccurrence. Lopinion suivant laquelle notre espce a connu un tat bionaturel identique celui des animaux pour sinstaller dans son tat social do leur opposition rsulte dun effet doptique. Sil y a eu, indubitablement, une rupture, celle-ci porte les traces dun bouleversement de comportements dj sociaux, propres aux anthropodes. L encore il convient dtre circonspect. La socit dite humaine na pas dbut avec lhomme, ni vice-versa. Nous pouvons soutenir, sans risquer dtre contredit, que les premiers hominiens ont eu une organisation collective semblable celle des primates suprieurs et quils ont survcu, progress, grce elle. Dans la perspective dun dveloppement gnral, le lieu de naissance de notre socit est une autre socit. Nous tenons l un de ces constats dont jai dj fait mention. On a trop longtemps hsit ladmettre, sinon dans les travaux concrets, du moins dans la perspective de la rvision de concepts quil appelle. Le prenant pour acquis, notre enqute doit porter sur le devenir humain du social et non pas sur le devenir social de lhumain, vers quoi on tait conduit dhabitude lorsquon voulait trouver, dans la nature, le lieu de naissance de la socit.

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IV.

Nature et socit ne sexcluent pas mutuellement. La premire nous comprend, rsultant de notre intervention. La seconde existe partout: elle nest pas ne avec lhomme, et rien ne laisse supposer quelle mourra avec nous. Lhomme se situe la confluence de leur structure et de leur mouvement: biologique parce que social, social parce que biologique, il nest pas le produit spcifique de lune ou de lautre. Dgage du problme de ses origines, de lopposition de ses deux ordres de ralit, la discontinuit postule leur propos se dplace du plan horizontal au plan vertical. Elle nest plus entre nature et socit, elle est la fois dans celle-ci et dans celle-l, consquence des changements que nous y avons introduits. vnements, faits et phnomnes se disposent dune manire diffrente sur la grille ainsi dplace. La transition assidment recherche de la premire la seconde se dcouvre, en fait, transition parallle, solidaire, dun tat naturel commun un tat naturel propre lhomme, dun tat social commun un tat qui lui est particulier. Ces consquences simposent ds linstant o lon reconnat le caractre concomitant, historique, du lien que lon envisageait squentiel, statique, qui unit les processus sociaux et les processus bionaturels. Mais les matriaux sur lesquelles elles sappuient offrent un intrt supplmentaire: ils contiennent les lments dune solution aux questions souleves par la transformation, que je viens dindiquer, de ces processus. Mon travail est consacr llaboration de cette solution. Le lecteur qui ma suivi jusquici a cependant le droit de savoir o je veux en venir. Dabord, en ce qui concerne le passage dune nature qui nous a faits une nature que nous faisons, je montrerai la substitution, au cours de lvolution,

dune division naturelle des hommes, suivant les ressources et les savoir-faire quils engendrent par leurs activits, la slection naturelle dont elle reprend les fonctions;

de mcanismes de croissance aux mcanismes dadaptation de la population et des facults, en relation avec le milieu matriel.

Sur les traces de cette substitution a eu lieu ce quon appelle lhominisation: closion des proprits anatomo-physiologiques qui nous sont propres partir des proprits anatomo-physiologiques anthropodes. On lattribue dordinaire des mutations gntiques ou une modification dramatique, externe, de lenvironnement, en lui assignant des causes prcises dans la structure de lorganisme ou du milieu. Dans linterprtation qui prend corps ici, nous la verrons rsulter dun dveloppement du potentiel prdateur et fabricateur doutils des primates. Dveloppement d aux tensions provoques dans leur organisation sociale par la prsence de sous-groupes de mles surnumraires non-reproducteurs. La dcouverte de ces phnomnes a provoqu ces dernires annes la floraison dune littrature qui tend abuser des analogies partielles entre les groupements animaux et les groupements humains, jusqu assimiler les processus sociaux aux processus biologiques. Les rapports entre hommes et femmes, entre gnrations et entre socits, le contrat social, les pratiques cyngtiques, la guerre ou le mariage sont dcrits comme des effets de la slection naturelle, qui passe pour tre le principe explicatif de tout ce qui arrive l o il y a des tres vivants. Le zoomorphisme remplace lanthromorphisme comme cadre de pense. Un examen attentif de ces phnomnes bouleverse au contraire notre vision du biologique et nous amne accorder une importance plus grande au dynamisme social dans linteraction avec le milieu, mettant notamment en lumire ce que lhominisation prsente de particulier. Le fait capital, jy insisterai, nest pas la spciation des primates, lhomme descendu du singe, mais la sparation lintrieur dune population vivant de la cueillette, lruption hors dun groupe de collecteurs dun groupe de prdateurs-chasseurs ayant son mode propre dchange avec les forces matrielles. Les limites dapplication de la slection naturelle deviendront claires, la signification de ce qui lui est subrog aussi.

Ensuite, pour ce qui est de la socit humaine succdant la socit des primates, reprise et remodele lintrieur de ce nouveau mode dchange, je proposerai des claircissements bass sur la modification des rapports entre gnrations et entre sexes: lindividuation de la fonction paternelle, lavnement de la famille en tant quunit constitutive de lorganisation sociale traduisent cette modification des formes dassociation des adultes et des jeunes, des mles en particulier.

La prohibition de linceste rgle la position respective des hommes et des femmes, devenus groupes distincts quant leurs activits, leurs savoirs, leurs ressources. Elle na rien dun interdit contrlant le dbordement des instincts, mettant fin une promiscuit dont lexistence dans le monde animal est douteuse; elle est, comme la pense, loutil, le cerveau, le langage, etc., une invention que lhomme a labore pour articuler la socit dans laquelle il vit avec la nature quil se donne. Lindividuation de la paternit, lavnement de la famille, la prohibition de linceste sont les facettes dun mme passage des socits daffiliation propres aux primates et aux hominiens la socit de parent, la premire que nous ayons conue sur les dbris de celles qui lont prcde.

Lanalyse du jeu de ltat de nature et de ltat de socit, le premier reconnu son espce, le second accord aux autres espces, ouvre une brche dans leur concept. Cela na rien dtonnant; plus tonnant est le fait que lon y ait prt aussi peu dattention et moins encore cherch y porter remde. De mme quune notion physique est remise sur le chantier loccasion dun nouveau problme qui oblige rordonner les connaissances cet gard, lhistoire de latome est exemplaire de mme le concept en question appelle une refonte analogue. Tout ce quil nest possible de faire ici est de tenter de dfinir, de situer les deux ordres fondamentaux de ralit, den prciser la signification. Janticipe: dans la dlimitation de leurs domaines respectifs, ce que lon a cru qui obissait au rapport de ngation et de complmentarit savre tre le reflet partiel dun rapport de raffirmation et de rciprocit. A ltage au-dessus, contemplant un horizon plus vaste, lide largement rpandue, rsume dans le titre, apparat renverse: la socit nest pas hors nature et contre nature, elle est dans la nature et par la nature. Et tout le livre semploie dmentir son titre, dialogue quun contenu engage avec la vision, la chane de catgories dont il est la fois le prisonnier et le gardien.

Pour donner corps ces conjectures, il me faudra recourir des informations et des thories appartenant plusieurs branches de la science. Jen userai avec discrtion, ces informations et ces thories tirant leur solidit et leur valeur essentiellement de leur contexte dorigine. Hors de ce contexte, ce que javancerai et ce quon peut avancer a un caractre approximatif et spculatif. Les renseignements relevant de lvolution des primates, de la civilisation non occidentale, nont ainsi quune valeur potentielle; les dductions que jen tire ne prtendent rendre compte ni de lvolution, ni de ces civilisations, mais simplement des parents directes impliques par les conjectures que je dveloppe. Il ne saurait en tre autrement lorsquon dsire mettre contribution plusieurs ordres de connaissance pour les faire cooprer la solution de problmes communs. Les spcialistes seraient mal venus de slever contre pareille tentative, puisque, les premiers, ils se sont aventurs au-del du domaine de leur comptence, avec raison. On peut regretter quils laient fait dans la prcipitation, sans la prudence dont ils tmoignent en prsence de juges plus svres, et ce pour recueillir lapprobation dun public dont ils ont plutt fortifi qubranl les prjugs. Des travaux rvolutionnaires de palontologie, danthropologie ou dthologie ont ainsi manqu de produire leffet escompt.

Je veux esprer que, entre les opinions que je formulerai, un petit nombre pourra tre considr comme vrai et reprsentant un point de vue nouveau. Je prsenterai, dans chaque cas, les raisons qui me font adopter une conception et mloignent des autres. Je ne pense pas que ces raisons soient les seules ou quelles soient dfinitives. Le scepticisme serait, aprs tout, une raction saine, car il est normal de mettre lpreuve avec srieux ce qui risque de ne pas avoir une consistance suffisante, et de rserver son jugement devant ce qui nest qubauch. Ce scepticisme serait toutefois regrettable sil devait jaillir de la rencontre avec le non-familier, tre motiv par la non-conformit de ce que je propose et de la ralit immdiate. Le seul reproche que lon soit en droit de faire une construction thorique, ce nest pas de sloigner trop du rel mais de ne pas sen loigner assez; ce nest pas dabuser du pouvoir de limaginaire et du langage mais de ne pas en user pleinement. A mon grand regret, jestime ne pas lavoir fait, par respect pour les ides et les donnes empruntes aux divers champs du savoir que je sais tre dans un tat de transition. Cette situation nencourage pas une combinatoire trs pousse permettant de reculer aussi loin que possible les limites de nos conceptions habituelles et de surprendre les aspects les plus saisissants des phnomnes qui nous entourent. Ce sera un jour la tche dune science qui se proposera danalyser laltrit et non pas de justifier lopposition de laspect social laspect naturel des groupes humains, qui, mettant en pleine lumire ce quelle a touff htivement sous lappellation, ancillaire, de civilisation matrielle, rendra la place qui leur revient aux informations et aux processus par lesquels un groupe humain se constitue et constitue sa nature. Elle renoncera alors se concentrer uniquement sur les origines de la religion, de la famille et de ltat. Donc ce sera la tche dune telle science dtre rigoureuse l o je ne suis que spculatif, de pousser fond le travail de cration thorique, l o je mefforce surtout de faire converger quelques vues sur lvolution du comportement humain et ses relations avec le monde qui lenvironne.

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Premire partie: volution et histoire

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Pour comprendre lessence de la culture, il faudrait donc remonter vers sa source et contrarier son lan, renouer les fils rompus en cherchant leur extrmit libre dans dautres familles animales et mme vgtale. Finalement, on doit considrer peut-tre que larticulation de la nature et de la culture ne revt pas lapparence intresse dun rgne hirarchiquement superpos un autre qui lui serait irrductible, mais plutt dune reprise synthtique permise par lmergence de certaines structures crbrales qui relvent elles-mmes de la culture, de mcanismes dj monts mais que la vie animale nillustre que sous la forme disjointe et quelle alloue en ordre dispers.

Claude Lvi-Strauss, les Structures lmentaires de la parent, 2e d. Paris-La Haye, 1967, p. XVII.

Chapitre Ier. Les premiers primates, promoteurs de lhistoire

I. Mutation, adaptation et volution: rappel succinct de leurs mcanismes essentiels.

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Jai dj eu loccasion den avertir le lecteur: je me vois oblig, dans cette premire partie, douvrir une parenthse, afin de poser un certain nombre de faits et de notions dont lintrt apparatra plus tard. Jestime que sans cela il serait impossible davancer, et que leur expos constitue un solide point de dpart la rflexion sur les processus spcifiquement humains. Jajoute que faits et notions ne sont pas lexpression exacte ni la reconstitution scrupuleuse dune ralit qui aurait t, dans le pass, celle de notre espce. Pour linstant nous ne disposons cependant pas dautres moyens ni dautres informations nous permettant de peindre, avec plus de rigueur, de richesse et de verve un tableau qui doit demeurer incomplet jamais.

Les organismes se sont dvelopps dans le temps, ils ont chang et continuent changer. La mutation et la slection dterminent ce phnomne biologique universel, la premire en assurant la transmission des caractres particuliers dun tre vivant, la seconde en inflchissant ses relations avec le milieu ambiant. Les mutations reprsentent, on le sait, des variations brusques et hrditaires de lorganisme au cours des gnrations successives. Pour les comprendre, il faut se rappeler que lhritage biologique dun individu est constitu par des gnes quil a reus de ses parents. Lensemble des gnes qui se trouvent dans les cellules sexuelles forme un gnotype.

Le gne est une quantit de matire susceptible de se sparer du chromosome qui le renferme pour tre remplace par une fraction correspondante, et par aucune autre, du chromosome analogue des cellules sexuelles. Les chromosomes de tous les organismes, des plus simples aux plus complexes, ont une composition similaire. Par ailleurs les divers gnes dun mme organisme et les gnes dorganismes diffrents comprennent des substances chimiques faisant partie de la mme classe: les nuclo-protines. Leur partie acide nuclique se compose essentiellement dune substance trs remarquable, lacide dsoxyribonuclique (ADN). Les qualits de celui-ci lui permettent de faire une copie exacte et dtaille de la structure molculaire, partir des matriaux offerts par la cellule et le milieu ambiant. Lautoreproduction, il ne faut pas loublier, est la fonction fondamentale dun gne. Il a donc pour activit essentielle de confectionner une sorte de calque de lui-mme dans lintervalle sparant deux divisions de la cellule qui le porte. Sans cette opration, les cellules dun organisme ne seraient pas munies dun quipement gntique complet. La structure molculaire de lADN expliquerait comment a lieu cette duplication. Les molcules de lacide sont des doubles hlices de chanes polynuclotides. Chaque nuclotide est form dun phosphate, dun acide spcial du sucre (dsoxyribose) et dune base purine ou pyrimidine. Ces bases sont, pour les purines, ladnine et la guanine, et pour les pyrimidines la cytosine et la thymine. Les deux chanes de lhlice sont tenues ensemble par des liaisons hydrognes qui joignent les bases; les tudes exprimentales ont montr que la base adnine dune chane est associe la thymine de lautre chane, et que la guanine est associe la cytosine. Les deux chanes se compltent donc parfaitement. Lorsque la double hlice se spare en deux fils isols, chacun est capable de reconstituer une copie identique de la structure double initiale, en appariant les quatre bases de manire approprie. A laide de ces quatre bases, on spcifie, par permutation, les diffrences existant entre dinnombrables gnes, de mme que les vingt-six lettres de lalphabet, en se combinant, permettent de constituer une varit immense de mots, de phrases et des textes. Le code gntique, linstar du code linguistique, est en mesure de fabriquer un grand nombre de textes. Il ne produit pas, dans tous les cas, une succession de bases ayant pour rsultat un gne fonctionnel, pas plus que le code linguistique ne produit uniquement des mots ou des phrases ayant un sens. Concrtement, quand mme la plupart des permutations thoriquement concevables seraient extravagantes, il nen reste pas moins quune infinit de structures de gnes deviennent effectives, si le gne est une section de lhlice comprenant des milliers de nuclotides.

On voit comment les molcules dacide dsoxyribonuclique fonctionnent pour communiquer, dun organisme lautre, le matriel hrditaire. Le processus expos est conservateur, il assure le succs de lhrdit, qui est principalement une autoreproduction des gnes. Lvolution serait impossible si le processus ntait contrecarr de temps en temps par un rat: le gne produit une copie imparfaite. La mutation correspond un dfaut de fonctionnement. Elle aurait pour cause, suivant lhypothse de la double hlice, des substitutions, des suppressions ou des rarrangements portant sur une ou plusieurs paires de nucloprotides composant les chanes dADN des chromosomes A ct de ces mutations dues une erreur de dcodage, on rencontre des mutations structurelles conscutives la multiplication, llimination et la rorganisation de sries de chromosomes, de parties de chromosomes ou de chromosomes entiers. Une cellule sexuelle humaine contiendrait plusieurs dizaines de milliers de gnes. Ceux-ci mutent de nombreuses faons, mais mme sils ne mutaient que dune seule faon, on voit que des dizaines de milliers de mutations seraient possibles. Les mutations sont des vnements rares, car les gnes sautoreproduisent exactement. Toutefois, tant donn le nombre de ceux-ci, il y a constamment en prsence des gnes mutants qui nexistaient pas dans la souche qui les a produits et qui finalement se manifestent par une mutation. Celle-ci est souvent dltre et se traduit par des malformations ou maladies congnitales, mais ce nest pas toujours le cas. Les mutations reprsentent la source dernire des transformations qui prparent les tapes de lvolution organique, du fait quelles crent des alternatives partir desquelles soprent les choix dcisifs qui assurent la survie dune espce.

Le mcanisme dautoreproduction la mutation notamment est, on le remarque, un mcanisme alatoire ou non dirig. La raison de cet tat de choses est claire. Les copies et les erreurs de copiage obissent des principes inhrents. Les mutations ont lieu en fonction dune structure matrielle donne, indpendamment de leur utilit pour lorganisme, dans les circonstances o il se trouve. Lorsque, dans une population, la petite stature est un avantage biologique, les mutations inhibant la croissance de la taille ne seront ni plus ni moins frquentes que dans une population qui aurait intrt avoir une grande stature. De mme, si une population migre dans une zone plus chaude que celle o vivaient ses anctres, les mutations confrant une rsistance au froid ne seront pas moins frquentes quauparavant. Le caractre alatoire du mcanisme de transmission signifie, somme toute, que ses rsultats ne sont pas dtermins par une fin qui leur est extrieure; il ne veut pas dire que tous les rsultats possibles sont galement, probables. Les modifications chimiques qui ont leur sige dans un gne dpendent de la composition tablie du gnotype. Cest leur impact sur la facult de lorganisme sadapter qui est alatoire. Dans ce sens, on peut dire que lhrdit cre une population dindividus ventuels entre lesquels elle ne fait pas de tri pralable ou dfinitif.

La slection naturelle introduit une direction dans les changements organiques. Les tres vivants ont une tendance lexpansion. Ils procrent plus de descendants quil nen survit pour procrer leur tour la gnration suivante. Ils se propagent et colonisent les territoires et les milieux disponibles. Leur russite est fonction de leur rapport au milieu ambiant. Parmi les individus qui naissent dans


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