+ All Categories
Home > Documents > Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii...

Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii...

Date post: 20-Jan-2020
Category:
Upload: others
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
295
Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony Gatlif et Farid Boudjellal by Ramona Mielusel A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto © Copyright by Ramona Mielusel, 2012
Transcript
Page 1: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony Gatlif et Farid

Boudjellal

by

Ramona Mielusel

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy

Graduate Department of French University of Toronto

© Copyright by Ramona Mielusel, 2012

Page 2: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

ii

Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de

Mehdi Charef, Tony Gatlif et Farid Boudjellal

Ramona Mielusel

Doctor in Philosophy

Graduate Department of French University of Toronto

2012

Abstract

My dissertation critically assesses the evolution of Beur productions (1980s - 21st century) with

reference to the socio-cultural and economic conditions of their development. I am interested in

identity (re)construction in the work of three Algerian origin artists in France: Mehdi Charef,

Tony Gatlif and Farid Boudjellal. I examine texts and films like Le thé au Harem d’Archi Ahmed

(1983), Petit Polio (1999), Je suis né d’une cigogne (1999) and Exils (2004). My interest lies in

analyzing the impact that these “minor” artists and their chosen art genres have on mainstream

cultural productions.

Besides focusing on the second generation immigrants in France (the Beurs), the authors

challenge also the canonical “Frenchness” or “Europeanness” beyond borders, thus promoting

the concept of cultural hybridity. I argue that constant displacement, change of political, social

and cultural contexts have significantly transformed the dynamics between the center and the

periphery. Furthermore, I provide evidence that “French” identity has undergone a continuous

transformation over time and has become a substantially diverse and lively construct. I stand for

a new approach to the fixed French identities, one that includes a pluriethnic and multilingual

francophone body, and for a redefinition of cultural boundaries reshaping the relationship

between self and otherness.

My thesis has two major sections (language and space) divided respectively into four chapters.

The first two chapters look at different ways in which the Franco-Maghrebi literature and cinema

forge new ways of expression within French language and culture. The first chapter is mainly

Page 3: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

iii

focused on the importance of mastering French by the Beur artists, while in the second chapter I

insist on more elaborate stylistic dimensions such as postcolonial irony in the given texts. The

last two chapters critically analyze how the artistic productions of Charef, Gatlif and Boudjellal

situate themselves in the French socio-cultural context by trespassing borders of a cultural,

literary, linguistic and geographical order. This multiple border crossing leads to a movement of

these texts to different locations within the main culture. At the esthetic level, this movement

between different borders promotes the innovation and the creativity that the Beur artists bring to

France.

Page 4: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

iv

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier très chaleureusement mes directeurs de thèse : le

professeur Maroussia Ahmed, le professeur Julie LeBlanc et le professeur Alexie Tcheuyap pour

leur soutien professionnel et moral ainsi que pour leurs suggestions et conseils irremplaçables.

Leur expertise dans le domaine de la littérature francophone, leur rigueur intellectuelle et leur

générosité ont été une source de motivation et d’inspiration pour moi. Leurs encouragements,

leur confiance en mes capacités intellectuelles, leur patience et leur optimisme ont fortement

contribué à l’achèvement de ce projet. Nos échanges intellectuels lors de toutes ces années de

recherche et d’écriture m’ont été très précieux.

Je n’ai pas assez de mots pour remercier Dr. Alaeddine Ben Abdallah de l’Université

d’Ottawa pour sa relecture attentive de ma thèse et pour ses suggestions précieuses. Merci

beaucoup!

Je remercie aussi vivement les autres professeurs du département comme le professeur

Pascal Michelucci et le professeur Angela Cozea pour l’intérêt qu’ils ont porté à ma recherche et

à mon travail. Leurs suggestions et leurs commentaires ont permis de clarifier mes idées et de

faciliter la rédaction de la thèse. Leurs questions ont inspiré de nouvelles réflexions et ont

indiqué des pistes de recherche à explorer.

J’aimerais également remercier mes amis de partout, de Toronto et d’ailleurs, pour leur

soutien constant pendant la rédaction de la thèse, pour leur persévérance à écouter mes idées et

pour leurs suggestions précieuses. Je veux remercier particulièrement Patrick, Aurélie, Elena,

Adina et Sean pour la patience qu’ils ont démontré lors de la lecture et la relecture de ma thèse.

Finalement, et non sans moins d’importance, je remercie de tout mon cœur ma famille

qui habite en Roumanie et qui a fait toujours preuve d’une foi aveugle dans la réussite de mon

projet et qui m’a constamment encouragé et aidé dans les moments les plus difficiles. Cette thèse

n’aurait jamais été possible sans leur soutien.

Page 5: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

v

À ma famille

Page 6: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

vi

Table des Matières

REMERCIEME�TS ................................................................................................................................................. II

TABLE DES MATIÈRES........................................................................................................................................ VI

1 I�TRODUCTIO�............................................................................................................................................. 1

2 CHAPITRE PRÉLIMI�AIRE. CO�TEXTUALISATIO� DES ÉCRITURES BEURES E� FRA�CE

ET LEUR ÉVOLUTIO� DA�S LE TEMPS......................................................................................................... 30

2. 1. QUI SO%T LES BEURS? ...................................................................................................................................... 30

2.2. VISIBILITÉ DES BEURS. LEUR IMPORTA%CE DA%S LE PAYSAGE CULTUREL FRA%ÇAIS ............................................. 32

2.3. L’ÉMERGE%CE DE LA LITTÉRATURE ET DU CI%ÉMA BEURS ET LEUR ÉVOLUTIO%. PERSPECTIVE HISTORIQUE ......... 34

2.4. PERSPECTIVE THÉORIQUE SUR LES PRODUCTIO%S BEURES. LITTÉRATURE DÉCE%TRÉE ET CI%ÉMA ACCE%TUÉ...... 38

Littérature décentrée ......................................................................................................................................... 38

Cinéma accentué ............................................................................................................................................... 42

2. 5. CO%CLUSIO%.................................................................................................................................................... 50

PARTIE I. LA LA�GUE DA�S LES TEXTES BEURS ...................................................................................... 52

3 CHAPITRE I. ÉCRITURE ET LA�GUE CHEZ CHAREF, GATLIF ET BOUDJELLAL................... 53

3.1 I%TRODUCTIO%.......................................................................................................................................... 53

3.2 LA LA%GUE DE L’ÉCRITURE. ÉCRITURE DE LA LA%GUE ................................................................................ 54

3.3 LA%GUE. PLURILI%GUISME ET CO%TEXTUALISATIO% ................................................................................... 58

3.4 LA%GUE : ÉCRITURE ET I%TERPRÉTATIO%................................................................................................... 80

4 CHAPITRE II. IRO�IE DU LA�GAGE POSTCOLO�IAL .................................................................... 87

4.1 I%TRODUCTIO%.......................................................................................................................................... 87

4.2 (RE)DÉFI%ITIO% DU CO%CEPT D’IRO%IE. L’ÉVOLUTIO% SÉMA%TIQUE DU CO%CEPT...................................... 88

4.3 L’IRO%IE POSTCOLO%IALE OU LE DISCOURS ARTISTIQUE AMBIVALE%T.......................................................... 95

4.4 L’IRO%IE DES TECH%IQUES DISCURSIVES COMME MOYE% DE SUBVERSIO% ET DE RÉSISTA%CE POSTCOLO%IALE

99

4.5 A%ALYSE TEXTUELLE DES %IVEAUX D’I%TERPRETATIO% POLYVALE%TE ET DE L’IRO%IE POSTCOLO%IALE...... 107

4.5.1 L’ironie postcoloniale chez Charef ................................................................................................... 107

Le thé au harem d’Archi Ahmed...................................................................................................................... 107

Le thé au harem d’Archimède (1985).............................................................................................................. 120

4.5.2 L’ironie postcoloniale chez Boudjellal ............................................................................................. 126

Petit Polio (1999) ............................................................................................................................................ 127

4.5.3 L’ironie postcoloniale chez Gatlif..................................................................................................... 143

Page 7: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

vii

Je suis né d’une cigogne (1999) ...................................................................................................................... 143

Exils (2004) ..................................................................................................................................................... 158

4.6 CO%CLUSIO% ........................................................................................................................................... 165

PARTIE 2. LA REPRÉSE�TATIO� DE L’ESPACE DA�S LE TEXTE BEUR ........................................... 167

5 CHAPITRE III. LE DÉPASSEME�T DES FRO�TIÈRES..................................................................... 168

5.1 I%TRODUCTIO%........................................................................................................................................ 168

5.2 TRA%SDISCIPLI%ARITÉ. LE DÉPLACEME%T DES FRO%TIÈRES TEXTUELLES : L’E%TRE-DEUX DU TEXTE .......... 170

5.3 LE DÉPLACEME%T DES LIMITES CULTURELLES........................................................................................... 179

5.3.1 Le déplacement des frontières territoriales....................................................................................... 180

5.3.2 Le déplacement transnational des frontières .................................................................................... 187

5.3.3 Le dépassement des limites identitaires ............................................................................................ 196

5.3.4 La limite entre la légalité et l’illégalité............................................................................................. 205

5.4 LIEUX ET ÉLÉME%TS DE DÉPLACEME%T..................................................................................................... 207

5.4.1 Les lieux mobiles de déplacement ..................................................................................................... 209

5.4.2 Lieux fixes de transition/ de passage................................................................................................. 215

5.4.3 Des espaces de résidence provisoire................................................................................................. 222

5.5 CO%CLUSIO% ........................................................................................................................................... 223

6 CHAPITRE IV. TRA�S�ATIO�ALISME. U�E �OUVELLE PERSPECTIVE SUR LA FRA�CE

PLURIELLE ........................................................................................................................................................... 225

6.1 I%TRODUCTIO%........................................................................................................................................ 225

6.2 TRA%S%ATIO%ALISME. CO%CEPT GÉ%ÉRAL................................................................................................ 228

6.2.1 Transnationalisme en littérature....................................................................................................... 231

6.2.2 Transnationalisme au cinéma ........................................................................................................... 235

6.3 ÉLÉME%TS TRA%S%ATIO%AUX DA%S LES PRODUCTIO%S ARTISTIQUES DE CHAREF, GATLIF ET BOUDJELLAL . 241

6.3.1 La diversité ethnique......................................................................................................................... 242

6.3.2 Multiculturalisme en France............................................................................................................. 249

6.3.3 La Différence. Comprendre l’hybridation identitaire ....................................................................... 252

6.3.4 Les grandes villes en tant qu’espaces transnationaux ...................................................................... 256

6.4 CO%CLUSIO% ........................................................................................................................................... 260

7 CO�CLUSIO�.............................................................................................................................................. 261

8 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................................ 273

9 COPYRIGHT ACK�OWLEDGEME�TS ....................................ERROR! BOOKMARK NOT DEFINED.

Page 8: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

1

1 INTRODUCTION

L’histoire coloniale française et ses conséquences toujours présentes en Afrique du Nord,

plus particulièrement en Algérie1, rendent le débat sur l’immigration maghrébine en France ainsi

que celle sur les descendants de la première génération délicat. Dans les années 80, sous la

présidence de François Mitterrand, une génération d’auteurs d’origine maghrébine se fait

remarquer dans le monde artistique et culturel en France. Ils sont les représentants des premiers

immigrés venus du Maghreb dans les années soixante et soixante-dix, plus particulièrement des

régions kabyles de l’Afrique du Nord. Cette immigration maghrébine massive en France est

fortement liée aux conséquences de la colonisation forcée de ces territoires en 1830 et aux

longues années d’exploitation de ces pays par l’État français.

La grande majorité des premiers immigrés ne sont pas venus en France avec l’intention

d’y rester. Pourtant, une fois que leurs familles sont arrivées, les autorités françaises se sont

retrouvées face à une croissance inattendue de la population immigrée d’origine maghrébine.

Leurs enfants sont nés ou ont vécu une partie significative de leur vie en France. Ils ont fait des

études dans les écoles françaises, ils parlent la langue couramment avec leurs amis et à la maison

au désespoir de leurs parents.

1 L’Algérie, contrairement aux autres pays du Maghreb, a été une colonie qui a été sous l’influence directe de la

France (gérée comme un département français). Après une longue période durant laquelle la France a imposé son pouvoir et a dominé la vie sociale et politique de la colonie, l’Algérie s’est retrouvée dans une situation de guerre qui a détruit la stabilité du pays. Des milliers de personnes ont dû chercher du travail en France pour nourrir leurs familles, une autre partie a été convoquée par l’armée française pour lutter avec la France dans la Seconde Guerre mondiale en échange de la citoyenneté française. Cela a représenté le début de l’immigration algérienne en France.

Page 9: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

2

Dans ce contexte socio-politique, les auteurs beurs ont commencé à s’affirmer dans

plusieurs domaines de création tels que la littérature, le cinéma, les bandes dessinées, la musique,

etc. Ce fait prouve qu’ils sont là pour rester et pour s’exprimer dans l’espace artistique français

ainsi que pour représenter la situation sociale et culturelle de leurs proches et des autres habitants

issus de leur milieu : la banlieue.

Il est facile de comprendre pourquoi la réaction des institutions culturelles françaises est

si lente. Les premières critiques de la littérature beure ont été publiées au début des années 90

avec les premiers livres théoriques d’Alec Hargreaves, Voices from the %orth African Immigrant

Community in France. Immigration and Identity in Beur Fiction2, et de Michel Laronde, Autour

du roman beur. Immigration et identité3. Pourquoi y a-t-il eu ce silence sur cette littérature?

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de critiques français sur cette œuvre? Même les deux volumes

collectifs publiés sous la direction de Charles Bonn (Littératures des immigrations. Un espace

littéraire émergent et Exils croisés) sont parus chez l’Harmattan assez récemment, en 1995. Ces

volumes sont des actes de colloques sur la littérature beure au Maroc et en Tunisie plutôt qu’en

France. Ces recueils mettent en évidence le fait que les auteurs ne sont pas d’origine française.

Ces publications ont eu un tirage assez restreint et leur diffusion a été malheureusement limitée

au milieu académique. A notre connaissance, seulement Azouz Begag a réussi à percer dans

l’enseignement public. Azouz Begag figure sur le programme scolaire avec son premier roman

Le gone du Chaâba.

2 Alec Hargreaves. Voices from %orth African Immigrant Community in France. Immigration and Identity in Beur

Fiction. New York : Berg Publishers Limited, 1991.

3 Michel Laronde. Autour du roman beur. Immigration et identité. Paris : L’Harmattan, 1993.

Page 10: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

3

Un autre aspect important à signaler est la perspective adoptée dans l’analyse des œuvres

beures dans les ouvrages théoriques publiés. Dans ses travaux, Hargreaves se penche sur le côté

sociologique de la parution de ces œuvres littéraires dans le cadre de la culture française. Les

productions des auteurs beurs comme par exemple celles de Farida Belghoul, Azouz Begag,

Mehdi Charef, etc. sont analysées à partir de leurs expériences vécues dans les métropoles

comme Paris et Lyon. Leurs conditions sociales modestes ainsi que leurs problèmes identitaires

par rapport aux autres Français apparaissent souvent comme des points de repère dans l’analyse

des œuvres beures. Les écrivains sont perçus comme les représentants d’une génération de jeunes

d’origine « étrangère », voire distincte de l’identité nationale française (en d’autres mots les

Français de souche). Selon Hargreaves, ces écrivains sont perçus comme étant différents et

marginaux par rapport à la culture française.

Ces mêmes auteurs prennent la parole pour raconter l’histoire de leurs familles en toute

connaissance de cause. Ils mentionnent dans leurs œuvres les problèmes sociaux auxquels la

première génération d’immigration maghrébine s’est heurtée une fois arrivée en France et leur

difficulté à accepter ce sort. Ils démontrent aussi que leurs parents étaient prêts à tout faire pour

que la deuxième génération ait une meilleure chance de réussite dans l’Hexagone.

Michel Laronde insiste aussi sur la différence entre les jeunes d’origine franco-

maghrébine et les habitants ainsi-dits « de souche » de France. Son étude se penche plus

spécifiquement sur une analyse identitaire de ces adolescents. Dans son livre, il parle aussi de la

place que les Beurs occupent sur le territoire français et de leur difficile, voire impossible

définition identitaire. Leur double provenance française et maghrébine, leur vacillement entre la

culture française enseignée à l’école et la culture maghrébine inculquée par leurs familles situent

Page 11: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

4

les Beurs dans une position identitaire atypique. Ils détiennent, d’après Laronde, une « identité

en creux » car ils se sentent (et ils le sont) à la fois « et Français, et Maghrébins »4.

Même dans les publications les plus récentes de Katryn Lay-Chenchabi, et de Martine

Delvaux, Mireille Rosello et Farid Laroussi, les problématiques identitaires et sociales

reviennent. Ces études traitent aussi de la place de la littérature beure au sein de la littérature

française, de l’identité des auteurs, de la langue d’expression, etc. Kathryn Lay-Chechabi dans

“Breaking the Silence : Beur Writers Impose their Voice”5, analyse la place que les textes et les

auteurs beurs occupent par rapport à la culture française. Elle souligne la position ambiguë des

Beurs dans l’espace interstitiel créé entre les frontières linguistiques, figuratives, géographiques

et culturelles. Son article porte sur l’idée de prise de parole de la deuxième génération

d’immigration qui, à travers la langue, réussit à s’imposer dans la culture française et à exprimer

son point de vue sur l’intégration. Cette littérature de la deuxième génération est une littérature

qui établit un passage d’une culture à l’autre ainsi que d’une langue à l’autre.6 Dans le même

ordre d’idées, Martine Delvaux, dans son article « L’ironie du sort : le tiers espace dans la

4 Michel Laronde. Op. cit., p. 21.

5 Kathryn Lay-Chenchabi. “Breaking the Silence: Beur Writers Impose their Voice”, Contemporary French and

Francophone Studies, vol. 10, n° 1, 2006, pp. 97-104.

6 Il importe de signaler aussi les articles de Crystel Pinçonnat, « La langue de l’autre dans le roman beur », The

French Review, vol. 76, n° 5, 2003, pp. 941-951; Nadia Elia, “In the Making : Beur Fiction and Identity Construction”, World Literature Today, vol. 71, n° 1, 1997, pp. 47-54 et Sylvie Durmelat, « Belle histoire du mot beur : ou comment prendre la parole quand on vous la prête », French Cultural Studies, vol. 191, n° 9, 1998, pp. 191-207. L’article de Pinçonnat se concentre sur la créativité dans l’utilisation des situations de diglossie et de plurilinguisme dans la communauté d’immigrés dans la banlieue. Pour Nadia Elia, la langue est vue comme un moyen d’expression de soi et un désir de s’auto-affirmer. Ils prennent la parole pour souligner dans les textes leur différence culturelle par rapport aux Français de souche. L’article de Nadia Elia signale aussi un aspect très important de la littérature beure : le passage de la polyglossie (des langues différentes utilisées dans le même texte) à l’hétéroglossie (aux variations sémantiques dans la même langue). Sylvie Durmelat considère la prise de parole des Beurs à travers les années comme une manifestation de la légitimation de leur position dans la société française.

Page 12: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

5

littérature beure »7, mentionne l’utilisation de l’ironie en tant que stratégie discursive qui

participe à la formation de leur nouvelle identité culturelle. A la fin de son article elle suggère

que les Beurs ont réussi à parler, à faire entendre leur voix, et à offrir leur propre point de vue sur

leurs positions identitaires ambiguës dans la société française en faisant appel à la langue de

l’Hexagone.

Pour Farid Laroussi8, l’apparition de la littérature beure constitue une interruption de

l’eurocentrisme français dans le domaine culturel. Cette production littéraire établit une rupture

par rapport aux canons français et francophones. Ce processus est réalisé à l’aide de la création

verbale qui s’affirme à travers une nouvelle esthétique littéraire. À l’aide d’intentions

idéologiques précises, la littérature beure transforme la langue française dans un processus de

création permettant de générer une nouvelle forme de pouvoir. L’aisance de s’exprimer en

français devient un outil qui contribue à la visibilité de cette population dans la société française

et leur permet de se créer une place à l’intérieur de cette culture.

Mireille Rosello adopte une approche socio-culturelle dans son article “ The ‘Beur

Nation’: Toward a Theory of ‘Departenance’ ”9. Elle caractérise la génération des jeunes beurs

comme une génération qui ne comprend pas l’intégration à la culture française comme un acte de

fusion avec l’identité française. Elle insiste au contraire sur leur désir de représenter leurs

7 Martine Devaux. « L’ironie du sort: le tiers espace dans la littérature beure », The French Review, vol. 68, n° 4,

1995, pp.681-693.

8 Farid Laroussi. “Literature in Migration”, The European Legacy, vol. 7, n° 6, 2002, pp. 709-722 et « France-

Maghreb: L’Orientalisme dans tous ses états », LittéRéalité. Accent sur le Maghreb, vol. XII, n° 2, 2000, pp. 11-18.

9 Mireille Rosello. “The ʻBeur Nationʼ: Toward a Theory of ʻDepartenanceʼ”, Research in African Literatures, vol.

24, n° 3, 1993, pp. 13-24.

Page 13: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

6

différences par rapport à l’identité française par la « déppartenance »10. En d’autres mots, les

jeunes beurs n’ont aucune intention de devenir comme les autres Français, mais ils tiennent à

garder leur individualité tout en faisant partie de la vie sociale et culturelle du pays d’accueil.

Par conséquent, dans leurs articles, tous les théoriciens susmentionnés accentuent la

nécessité de problématiser l’identité nationale française remise en cause par l’existence de ces

communautés migrantes dans l’espace culturel français. La banlieue est traitée comme un espace

d’échanges interculturels. La définition identitaire de ces jeunes doit se faire à partir d’une

dialectique spatiale et linguistique. Le travail de la culture franco-maghrébine a cherché à créer

un dialogue interculturel dans lequel il est moins question de définir ce que c’est que d’être

français, mais d’être conscient de la nature hétérogène de la nation française dans sa diversité.

Dans les débats sur le cinéma beur, les perspectives théoriques sont les mêmes. Une des

premières grandes études, Reframing Difference. Beur and Banlieue Filmmaking in France11 de

Carrie Tarr, a été publiée en 2005. Cela semble étonnant puisque les premières productions

cinématographiques beures ont été conçues peu après l’apparition des premières œuvres

littéraires d’origine beure, voire au début des années 80. Il est vrai que l’année 1986 est

considérée comme étant cruciale dans l’histoire du cinéma franco-maghrébin, car le film Le thé

au harem d’Archimède de Mehdi Charef a gagné le prix Jean Vigo en attirant ainsi l’attention du

public de spécialistes sur la culture beure. Pourtant, il y a eu des tentatives de courts-métrages

avant cette date.

10

Art. cit., p. 23.

11 Carrie Tarr. Reframing Difference. Beur and Banlieue Filmmaking in France. New York: Manchester University

Press, 2005.

Page 14: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

7

L’œuvre de Tarr suscite l’intérêt du lecteur sur la problématique beure en France et sur

les diversités ethniques qui existent dans les banlieues. Son étude mentionne également la prise

de conscience de ces adolescents aux identités multiples, mais pour qui le mélange identitaire ne

constitue plus un souci ou un manque, mais un atout. Carrie Tarr a aussi attiré l’attention sur un

aspect très important des films beurs : la difficulté de les classer au sein de la production

cinématographique. Elle fait une distinction entre le cinéma beur et le cinéma de banlieue pour

montrer la diversité des thèmes que les films abordent. Les cinéastes ont des histoires identitaires

complexes et leurs intérêts sont multiples. Si dans les années 80 ils se penchaient surtout sur la

vie des jeunes banlieusards d’origine beure par rapport aux représentants d’autres communautés

culturelles en France, les films des années 90 accentuent des thèmes inattendus comme la

marginalisation d’autres groupes sociaux : les homosexuels, les femmes prisonnières, les

immigrés illégaux. Les films problématisent aussi le racisme, le voyage de quête identitaire, le

dépassement des frontières, etc.12

Depuis quelques années, Carrie Tarr s’est penchée dans ses publications sur le

phénomène transnational. Dans un article récemment publié, “Transnational Identities,

Transnational Spaces : West Africans in Paris in Contemporary French Cinema”13, Carr

s’intéresse aux récits filmiques qui parlent du dépassement des frontières de différentes sortes

pour montrer la ville de Paris (qui dans son opinion constitue une image en miniature de la

12

Pour une analyse plus détaillée de l’évolution du cinéma beur au long des années, consulter aussi les articles de Will Higbee. “Re-presenting the Urban Periphery: Maghrebi-French filmmaking and the Banlieue Film”, Cinéaste, vol. 33, n° 1, 2007, pp. 38-46; Alison J. Murray Levine. “Mapping Beur Cinema in the New Millenium”, Journal of Film and Video, vol. 60, n° 3-4, 2008, pp. 42-59 et Christian Bosséno. “Immigrant Cinema. National Cinema. The Case of Beur Film” dans Popular Eurpean Cinema édité par Richard Dyer et Ginette Vincendeau, Routledge, 1992, pp. 47-57.

13 Carrie Tarr. “Transnational Identities, Transnational Spaces: West Africans in Paris in Contemporary French

Cinema”, Modern & Contemporary France, vol. 15, n° 1, 207, pp. 65-76.

Page 15: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

8

France d’aujourd’hui) comme un espace où les identités se négocient. Paris est, d’après elle, un

espace transnational où la mondialisation est présente comme dans le cas de la banlieue, ainsi

qu’un espace de séparation identitaire entre le centre-ville et les marges. Tarr poursuit cette

recherche dans un autre article publié la même année, “The Porosity of the Hexagon : Border

Crossings in Contemporary French Cinema”14. Elle se penche sur la porosité des frontières

nationales et culturelles pour différents types d’individus et elle attire l’attention sur les relations

asymétriques entre les habitants du pays d’accueil et les « étrangers ». La théoricienne observe

un phénomène très intéressant : à l’ère de la mondialisation et donc du transnationalisme, la

France présente plutôt une attitude de fermeture culturelle envers les immigrés au lieu d’une

ouverture à l’idée du multiculturalisme et du mélange identitaire.

Les ouvrages théoriques consacrés à cette question sont plus nombreux : on retrouve au

sein de ce répertoire de textes les noms de Will Higbee, Peter Bloom, etc. Depuis la fin des

années 1980-début des années 1990, le cinéma beur commence déjà à jouer un rôle important sur

la scène artistique en France et ailleurs, et il est donc irréfutable que tout ouvrage qui concerne le

cinéma actuel en France, le cinéma francophone ou du monde, doit consacrer une partie

importante aux productions cinématographiques beures.

Dans son article “Beur Cinema and the Politics of Location: French Immigration Politics

and the Naming of a Film Movement”15, Peter Bloom définit le cinéma beur comme une

référence significative dans la culture métropolitaine d’aujourd’hui tout en montrant l’image

14

Carrie Tarr. “The Porosity of the Hexagon: Border Crossings in Contemporary French Cinema”, Studies in European Cinema, volume 4, n° 1, 2007, pp. 7-21.

15 Peter Bloom. “Beur Cinema and the Politics of Location: French Immigration Politics and the Naming of a Film

Movement”, Social Identities, vol. 5, n° 4, 1999, pp. 469- 487.

Page 16: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

9

d’une identité française « fracturée ». Bloom trouve fascinant le fait que cette forme de cinéma

soit apparue à la rencontre de la vision française contemporaine sur l’immigration avec la culture

populaire, voire la culture de la banlieue. Tout comme Carrie Tarr, Peter Bloom considère aussi

que le terme beur a une résonance transnationale par le fait d’avoir comme référence l’hybridité

identitaire qui est sensible aux transformations dans la société républicaine. Pour Bloom, les

jeunes banlieusards constituent le lien de l’intégration des communautés sociales à la société

française actuelle. Ces jeunes créent une certaine continuité entre la première génération

d’immigration et la société française qui s’ouvre lentement aux nouvelles réalités

transculturelles.

Will Higbee s’intéresse également à l’évolution de certains cinéastes d’origine beure à

travers le temps. Il définit ce type de cinéma comme un cinéma de transvergence vu en tant que

moyen d’exprimer la relation complexe entre les données nationales, transnationales et le

postcolonialisme ou le cinéma diasporique. Selon sa perspective, ce type de cinéma

transvergeant occupe parfois une position centrale et, d’autres fois, marginale en fonction du

contexte de son apparition et de son interprétation. Il s’agit d’un cinéma en transition vers le

(trans)national traversant et traversé par les différentes cultures et traditions qui le composent.

Le domaine de la bande dessinée dont la thématique porte sur la question « migrante »

n’est pourtant pas aussi populaire selon les critiques que les deux autres formes artistiques.

Beaucoup d’études sont consacrées à l’analyse des livres illustrés d’Hergé comme par exemple

celles de Serge Tisseron sur Tintin et des études sur Astérix et Obélix. Mais les publications sont

presque inexistantes sur les bandes dessinées créées par des artistes beurs tels que Farid

Page 17: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

10

Boudjellal.16 Bien que Boudjellal soit connu et apprécié par une petite communauté d’auteurs de

bandes dessinées et de fans, ses textes ont été plus ou moins négligés par les critiques. Depuis

que nous avons commencé la rédaction de notre thèse, nous n’avons trouvé que des articles

isolés sur les sites Internet et un seul article publié dans le volume collectif dirigé par Alec

Hargreaves et Marc McKinney, Post-Colonial Cultures in France17.

Notre approche ici est différente des productions théoriques antérieures. Nous avons

l’intention d’utiliser des idées privilégiées par les critiques sus-mentionnées, tout en adoptant une

autre façon d’aborder les œuvres beures. Nous étudierons la dualité identitaire des jeunes

banlieusards de provenance maghrébine comme un avantage. Le mélange de cultures et d’ethnies

conduit à une hybridité langagière qui offre une nouvelle perspective sur la société française

actuelle. La non-définition identitaire ou la « départenance » selon les termes de Rosello

équivaut à une vision différente sur le monde contemporain et à une nouvelle définition des

concepts de nation et de culture française.

Notre intention est de montrer que les œuvres artistiques beures enrichissent le paysage

culturel français. À travers leurs créations, les représentants des communautés sociales et

16

À vrai dire, le domaine de la bande dessinée n’est pas aussi populaire pour les auteurs franco-maghrébins, et migrants en général, que la fiction et le cinéma. Ce genre connaît un grand développement dans la culture française ou belge et comprend des séries qui ont nourri l’imagination de beaucoup de génération de Français. Suite à nos recherches à la bibliothèque du musée de la Cité de l’Immigration, nous n’avons trouvé que sept livres de bandes dessinées portant sur des sujets migrants dont seulement trois traitent des sujets beurs : Riad Sattouf. Ma circoncision. Bréal Jeunesse, 2004; Maximilien Le Roy Hosni. La boîte à bulles, Contre Cœur, 2009; Farid Omri, Goupil, Marmou. Couscous aux Lardons, Jungle, 2009; Denis Pessin, Pierre Dumayet. Les aventures du Petit-Beur, Liana Levi, 2005; Kamel Khétif. Ce pays qui est le vôtre. FRMK (Mourad), 2001; Kamel Khétif, Nabile Farès. Les exilées, Amok Editions, 1999; Alessandro Tota. Terre d’accueil. Serbacane, Amnesty International, 2010. Cependant, aucun livre théorique sur ces bandes dessinées n’a été publié jusqu’à présent, ce qui donnera lieu à une recherche plus vaste à l’avenir.

17 Alec G. Hargreaves and Marc McKinney. Post-colonial Cultures in France. New York: Routledge, 1997.

Page 18: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

11

culturelles contribuent ainsi à une redéfinition des valeurs françaises et européennes tout en

apportant une nouvelle perspective artistique.

La littérature et le cinéma beurs, genres considérés marginaux par rapport à une longue

tradition culturelle européenne, sont devenus de nos jours une réalité sociale et politique et ont

acquis un statut privilégié au cœur du public français et francophone. Nous nous intéressons plus

particulièrement au contexte artistique français. Autrement dit nous privilégions dans notre thèse

une perspective transnationale qui tient compte de tous les éléments culturels qui renouvellent la

culture française, mais qui conservent en même temps les traits de la culture d’accueil. La

perspective transnationale que nous venons de mentionner est issue des changements qui ont eu

lieu sur le plan international. Ces changements proviennent des modifications de paradigmes

nationaux survenus suite à l’ouverture des frontières territoriales. Les pratiques industrielles et

économiques, les facteurs historiques et identitaires ainsi que les développements médiatiques

ont apporté dans les grandes métropoles de nouvelles communautés avec une culture, des

traditions et des langues diverses. Ces perspectives ont aussi donné lieu à une nouvelle façon de

voir le cinéma et la littérature dans cette nouvelle société qui vient de se créer. La perspective

transnationale adoptée dans la littérature et dans le cinéma ne signifie pas une opposition à la

culture nationale. Le transnationalisme encourage plutôt une nouvelle vision de la culture

républicaine, voire une innovation. La perspective transnationale est issue de leur réaction à

l’eurocentrisme utilisé dans l’interprétation de la culture en général. Ainsi, les éléments

novateurs apportés par les artistes transnationaux dans la culture d’accueil constituent sans aucun

doute une nouvelle approche face au concept d’identité nationale ou culturelle néocoloniale.

Cette dernière se voit par conséquent obligée de se décentraliser et de s’adapter aux

transformations culturelles actuelles.

Page 19: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

12

Nous sommes fascinés par l’amalgame de différentes créations culturelles qui se sont fait

une place dans le cadre de la culture française actuelle. Nous nous intéressons également à la

culture française qui, d’une part, accepte et promeut ces nouvelles œuvres et, d’autre part, les

définit en tant que différentes et mineures. D’ailleurs, ce choix de popularité de certains artistes

par rapport aux autres n’est pas tout à fait compréhensible. Certains cinéastes et auteurs franco-

maghrébins se sont frayés un chemin dans la culture française actuelle, mais d’autres ont perdu

leur visibilité après la publication d’un ou deux romans. On note le même phénomène dans le

domaine du cinéma. Prenons pour exemple Rachid Bouchareb. Ses deux derniers films Indigènes

(2006) et Hors-la-loi (2009) ont atteint des millions de spectateurs. Bouchareb a participé avec

les deux films aux festivals de Cannes en 2006 et 2009. Les thèmes traités dans les films sont

très controversés (le film Hors-la-loi a donné lieu à de nombreuses manifestations dans les rues

de Cannes). Cette controverse démontre l’impact que la deuxième génération d’origine franco-

maghrébine a réussi à avoir dans la société française et francophone. À travers leurs productions,

les cinéastes issus de l’immigration arrivent à mettre en avant la politique de la France durant les

années de guerre et à la problématiser par rapport à la situation coloniale.

Un autre exemple de « réussite » artistique est Malik Chibane. Il a connu un succès

croissant avec son premier film Hexagone en 1994. Ce film a été produit avec des fonds du

Centre National de la Cinématographie (CNC) qui offre aux jeunes cinéastes un comité d’avance

sur recettes (une forme de financement pour produire leurs premiers films). Le succès de son

premier film lui a permis de continuer sa carrière cinématographique avec son deuxième long

métrage Douce France (1995). Il a depuis servi comme membre du jury du CNC. De nos jours,

Chibane enseigne à l’École Nationale Supérieure des Métiers de l’Image et du Son (FEMIS). Les

deux postes qu’il occupe montrent son intégration au monde cinématographique contemporain

en France.

Page 20: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

13

Mehdi Charef a connu un succès inattendu avec son premier livre et avec son film Le thé

au harem d’Archimède respectivement en 1983 et en 1986. Il a même gagné le prix Jean Vigo

et le film a été présenté à Cannes hors compétition cette année-là. En 2008, vingt-deux ans plus

tard, il a sorti son dernier film Cartouches Gauloises qui a été aussi présenté à Cannes. Sa

présence constante sur la scène culturelle française et francophone témoigne de sa valeur. Tony

Gatlif même est devenu une figure marquante dans le cinéma diasporique/migrant en France et il

est internationalement reconnu de nos jours. Son dernier film Liberté a été déjà promu aux

festivals internationaux comme à Montréal et à Cannes. Cannes a représenté et représente encore

une étape dans la promotion et dans la reconnaissance publique de ces cinéastes. D’autres noms

de cinéastes issus de la communauté beure sont à présent très productifs et très originaux :

Abdellatif Kechiche, Yamina Benguigui, etc.

Dans le domaine littéraire, Azouz Begag semble un cas de réussite totale. Non seulement

il est chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et à la Maison des

Sciences Sociales et Humaines de Lyon, mais il continue en parallèle son activité de romancier.

Il fait partie du programme de l’Éducation Nationale et il est aussi très actif dans la vie politique

et sociale tout en promouvant la culture issue de l’immigration en France.

Toutefois, en dépit de cette visibilité des auteurs et cinéastes d’origine migrante en

France, la critique littéraire et cinématographique semble toujours se heurter à certaines

appellations et catégorisations. Ces productions ne sont pas encore perçues comme faisant partie

du patrimoine culturel national français.

Page 21: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

14

Dans cet ordre d’idées, pour mieux comprendre le développement du discours artistique

beur18 depuis les années 80 jusqu’à présent, nous faisons appel aux théories postcoloniales, ainsi

qu’aux théories sur le transnationalisme. Nous remarquerons tout au long de notre thèse que

quelques concepts postcoloniaux d’Homi Bhabha comme ceux d’hybridité, de nouveauté, de

tiers-espace et de moquerie19 sont tout à fait pertinents à notre analyse de l’écriture des écrivains

et des cinéastes d’origine franco-algérienne comme Mehdi Charef, Farid Boudjellal et Tony

Gatlif20 dans le contexte français. Pour exploiter les idées de Bhabha et pour les relier au

contexte culturel français, nous allons également faire référence à d’autres théories plus récentes

comme celles de Martine Delvaux et Kathryn Lay-Chenchabi. Nous nous permettons également

de faire appel aux théories identitaires et à celles sur le nomadisme des féministes Inge Böer et

Rosi Braidotti. Pour ce qui est des théories sur le transnationalisme nous nous servons des

ouvrages de Françoise Lionnet, Carrie Tarr et Mireille Rosello. Ces nouvelles approches

critiques vont nous aider à mieux théoriser la relation de la deuxième génération d’immigrés à

18 De façon générale, le mot discours a une certaine signification pour nous. Il s’agit d’une suite de mots et de

phrases employées pour exprimer sa pensée et pour exposer ses idées. Par le terme de « discours beur » dans la présente thèse nous nous référons à l’ensemble des œuvres littéraires et filmiques des écrivains et des cinéastes d’origine franco-maghrébine. Ces artistes, même s’ils créent des productions artistiques très diverses, sont reliés par l’intermédiaire des idées exprimées, les thèmes utilisées et par la façon qu’ils construisent leur récit. 19

Par moquerie nous faisons référence au terme mimicry de Bhabha. Nous avons retrouvé plusieurs traductions de ce concept en français comme mimésis ou mimétisme. Quand nous pensons à mimésis, le sens grec donné par Aristote, celui d’imitation de la réalité, nous vient en tête. Il en est de même pour le sens du mot mimétisme, il fait allusion à une stratégie adaptative d’imitation. Pourtant, face au sens que Bhabha donne à ce terme, nous trouvons que la meilleure traduction qui ne mène pas à beaucoup de confusion quant à son interprétation est le mot moquerie.

20 Nous devons à ce point apporter une petite précision : nous avons inclus Tony Gatlif dans notre analyse du

discours beur même si sa production ne s’inscrit pas dans une définition pertinente de la culture « beure ». Il n’est ni né en France de parents maghrébins comme Farid Boudjellal, ni n’y est venu suite au regroupement familial comme dans le cas de Charef. Pourtant, les thèmes dont il traite dans les deux films ayant un sujet beur Je suis né d’une cigogne et Exils sont très proches de ceux du cinéma beur. Même si Gatlif en tant que cinéaste ne fait pas partie de la deuxième génération d’immigration de provenance maghrébine, nous trouvons dans ses œuvres beaucoup de similarités avec la production cinématographique beure.

Page 22: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

15

l’espace culturel français21 et à analyser la place que ces individus occupent dans ce même

espace. Nous nous interrogerons surtout sur la position de ces individus appartenant aux

communautés marginales en France au sein de la nation française. Nous analyserons également

leur définition en relation avec ce qu’on appelle les « Français de souche »22. En dernier lieu,

nous nous pencherons sur le rapport de ces individus avec les frontières territoriales, culturelles

et langagières. Nous ferons également une analyse de la perception des auteurs privilégiés dans

notre thèse vis-à-vis la société française, perception vue dans une perspective transnationale.

Outre la valeur esthétique de leurs œuvres, nous avons choisi d’analyser ces trois

écrivains et cinéastes pour plusieurs raisons. D’abord, ils ont connu l’évolution du « problème

beur » en France depuis les années 80 jusqu’à présent. Ils y ont vécu en tant qu’enfants et

immigrés d’origine maghrébine. Par ailleurs, ils ont aussi ressenti la marginalisation et les défis

qu’une vie dans la cité implique. Ils ont pourtant réussi à dépasser les frontières territoriales et à

obtenir une éducation qui leur a permis d’être les porte-parole de la communauté beure et peut-

être un exemple pour toutes les autres communautés culturelles qui vivent en banlieue. Ensuite,

leur visibilité dans le paysage culturel français devient de plus en plus prégnante. Mehdi Charef a

toujours été reconnu comme étant un des écrivains/cinéastes beurs les plus populaires. Sa

21

Quand nous faisons référence à l’espace culturel français, nous entendons par cela les institutions culturelles, les médias et tous les autres établissements qui ont du pouvoir dans les décisions financières d’ordre culturel en France comme les universités, l’Académie Française, les prix littéraires, les possibilités de financement pour des divers projets culturels, etc. C’est par rapport à cet espace que la reconnaissance publique de certains auteurs d’origine migrante comme Charef, Gatlif et Boudjellal est perçue.

22 Même si, à notre avis, la distinction entre « Français de souche » et les enfants des immigrés de différentes

origines, enfants nés en France, nous paraît désuète, pour clarifier notre propos nous allons garder cette distinction dans notre thèse. Ainsi, nous nous servons du terme « Français de souche » en suivant la définition d’Hervé Le Bras : démographe, Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales dans son article « Les Français de souche existent-ils? », Quaderni, vol. 36, 1998, pp. 83-96. La notion est apparue, dit-il, pour la première fois au XIXe siècle pour désigner les Français nés en France de parents nés en France. Pourtant, de nos jours, les « Français de souche » seraient : « des Français dont la majeure partie de l’ascendance, sinon toute, est française, par opposition à d’autres Français dont au contraire une fraction importante de l’ascendance serait étrangère. » (p. 83).

Page 23: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

16

première œuvre Le thé au harem d’Archi Ahmed (1983) (adaptée au cinéma deux ans plus tard) a

marqué le début de la littérature beure en France. Les deux autres écrivains/cinéastes ont

commencé à attirer l’attention du public plus récemment, dans les années 90. Gatlif est devenu

très connu avec sa trilogie sur la vie gitane : Latcho Drom, Gadjo Dilo et Transylvania. Avec sa

production Exils en 2004, il a connu un grand succès à Cannes, où il a gagné le prix du Meilleur

Réalisateur. En 2010, son film le plus récent, Liberté, est sorti et a fait le tour des cinémas en

France et dans d’autres pays. Avec Liberté, Gatlif a aussi participé au Festival du Film de

Montréal en décembre 2009. Son succès au sein des publics23 français et francophones est

illustré par un long entretien retrouvé dans Le %ouvel Observateur de février 2010. Boudjellal,

quant à lui, est très connu et apprécié dans le cercle des réalisateurs de bandes dessinées. Il a reçu

plusieurs prix : le prix Résistance en 1988 pour Ramadan, le prix Actualité en 1991 pour

Intégristes et Conférence internationale et un prix au Festival de Hyères en 1995 pour Jambon -

Beur.

La tendance des auteurs beurs à mélanger les genres littéraires (la fiction et

l’autobiographie pour la littérature, le documentaire et le film artistique pour le cinéma), ainsi

que leur désir de dépasser les contraintes linguistiques et culturelles imposées, nous ont

également incitée à entreprendre une étude comparative. Leur écriture est novatrice en ce qu’elle

ne respecte pas les traits de productions canoniques telles que pratiquées par certains membres de

l’Académie française. Nous avons aussi remarqué un changement esthétique dans la création des

trois écrivains/cinéastes privilégiés dans notre thèse depuis leurs premières œuvres jusqu’à

23

Quand nous faisons mention au public qui commence à s’intéresser aux productions d’art de la deuxième génération franco-maghrébine, nous nous référons au public spécialisé comme les critiques littéraires/de films et les chercheurs universitaires, mais aussi au public amateur français ou francophone, ou bien au public transnational, qui suivent l’actualité politique et culturelle.

Page 24: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

17

présent. Leurs œuvres changent constamment sur les plans formels et thématiques. Elles sont

enrichies par l’introduction de nouveaux éléments tels que l’ajout d’images statiques comme des

cadres de photos, des scènes contenant des intrusions et des coupures inattendues de cadres dans

les films. On remarque aussi la fusion de mots provenant de différents registres langagiers et des

changements fréquents de voix narrative.

Dans le présent travail, nous nous servons donc d’exemples de productions artistiques

appartenant à plusieurs genres : de la fiction romanesque dans le texte Le thé au harem d’Archi

Ahmed de Charef, de la trilogie de bandes dessinées Petit Polio de Boudjellal et du genre

filmique de Charef au début des années 80 avec Le thé au harem d’Archimède, et de Gatlif avec

des exemples de deux de ses films Je suis né d’une cigogne et Exils. Nous avons choisi

d’incorporer dans l’analyse des œuvres appartenant à des styles différents et qui suivent des

approches artistiques diverses, car elles rassemblent des thèmes et des éléments langagiers

communs à l’écriture beure depuis les années 80 jusqu’à présent. Nous avons aussi trouvé que

les textes mentionnés se prêtent facilement à l’analyse des notions de langue et d’espace selon un

angle postcolonial et transnational tel que présenté dans notre thèse.

L’originalité des œuvres choisies pour notre analyse consiste aussi dans la façon dont

elles ont été conçues. Mehdi Charef a choisi comme moyen d’expression la littérature où l’accent

est mis sur le mot écrit, voire le langage artistique. La littérature joue avec la richesse de la

langue, mais aussi avec la graphie des mots comme nous allons le voir plus tard dans notre

première partie de la thèse. De surcroît, le texte littéraire utilise le langage métaphorique qui peut

se développer et acquérir des significations diverses comme l’exemple de la métaphore du béton

sur laquelle nous allons faire une référence plus précise plus tard. Bien que la fiction soit axée

sur la langue, il ne faut pas discréditer la valeur esthétique des images mentales qui sont aussi

Page 25: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

18

puissantes que les images filmiques. En effet, l’image mentale détient même un avantage par

rapport à l’image filmique ou celle des bandes dessinées, car elle permet à l’imagination des

lecteurs de se donner libre cours et de prendre le temps de réfléchir à ce qui leur est présenté.

Pour l’image-mouvement, comme Deleuze appelle l’image cinématographique24, l’image ne

peut renvoyer qu’à des références culturelles précises. Il est de même pour l’image dans les

bandes dessinées.

Ainsi, le médium choisi par Farid Boudjellal, celui des bandes dessinées, met l’accent sur

d’autres éléments de la fiction. L’originalité des bandes dessinées de Boujellal consiste dans

l’emploi des dessins qui sont des caricatures de divers types d’individus ayant certains traits

caractéristiques. L’emploi des couleurs (dans les tonalités chromatiques, dans les choix

vestimentaires et la façon de les peindre et dans les traits physiques, etc.) est aussi important dans

l’analyse des bandes dessinées. Les bulles de texte, la graphie, ainsi que la séquence des

maquettes et la pagination représentent un choix conscient de la part des auteurs afin de

communiquer leur message. Tous ces éléments témoignent de la complexité compositionnelle

des bandes dessinées qui sont malheureusement encore perçues en tant que genre mineur.

La spécificité du cinéma (et nous faisons référence ici au cinéma de Tony Gatlif) consiste

principalement, mais non pas exclusivement, dans l’emploi d’images et de sons. Comme

l’exprime Deleuze dans le livre susmentionné, l’image cinématographique représente les

paysages et les décors de façon dynamique. Le cinéma est la représentation du mouvement, du

24

Comme notre projet n’est pas de nature filmique et ne se concentre pas entièrement sur la relation du texte à l’image, nous avons décidé de laisser de côté les théories spécifiques à l’analyse du cinéma de Gilles Deleuze, Christian Metz, André Bazin, Michel Chion, etc. et nous entreprenons plutôt une étude culturelle et esthétique des trois mediums d’expression : la littérature, le cinéma et les bandes dessinées issues des cinéastes et des écrivains représentatifs de l’immigration franco-maghrébine. Pour en savoir plus sur le concept de Deleuze d’image-mouvement et image-temps dans le cinéma, voir les livres L’image-mouvement, Paris : Éditions de Minuit, 1983 et L’image-temps, Paris : Éditions de Minuit, 1985.

Page 26: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

19

continuum passé-présent-futur dans le déroulement de l’action. Les sons de fond, les répliques

des acteurs, la musique dans le film contribuent à la création de l’unité d’espace, de temps et

d’action. Le langage est également important dans la transmission du message du film tout

comme le montage. Il ne faut pas oublier de mentionner les jeux de la caméra, le cadrage, la

façon de filmer les scènes en suivant différents angles de prises de vue qui par leur complexité

expriment des images et des sensations très spécifiques.

La fiction littéraire, les bandes dessinées et le cinéma sont trois médiums artistiques

différents que les trois artistes franco-maghrébins de notre thèse utilisent. Même si la production

de chaque artiste présente des milieux avec des traits caractéristiques spécifiques, nous avons

constaté qu’à la fin, ils renvoient au même univers. Nous cherchons à montrer tout au long de

notre thèse comment et pourquoi nos trois écrivains et cinéastes parviennent à présenter une

image cohérente de la deuxième génération d’immigration en France.

Dans la pluralité des visions artistiques, la relation des personnages à la langue et à

l’espace, le dépassement des frontières, le transnationalisme et le plurilinguisme sont présentés

de façon identique chez Charef, Boudjellal et Gatlif. Le statut des auteurs au sein de la culture

française nous intéresse aussi, de même que leur perception de l’identité nationale française.

Toutes leurs œuvres accentuent le contexte de leur production et l’ouverture vers l’hybridation

identitaire et ethnique. Elles insistent aussi sur le phénomène de la mondialisation qui facilite la

circulation des idées et des cultures. Les productions des trois auteurs soulignent l’aspect

important de la relation à la langue et à l’espace culturel français des générations issues de

l’immigration ainsi que le changement de perspective sur la francité, voire sur l’identité

nationale. De plus, malgré la popularité croissante des œuvres des trois auteurs privilégiés dans

notre thèse, nous avons constaté lors de notre recherche qu’il existe peu d’études publiées sur les

Page 27: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

20

thèmes susmentionnés et sur les œuvres qui sont privilégiées dans notre thèse. Ce fait nous a

incitée à faire appel à diverses théories que nous avons, par la suite, adaptées au contexte beur.

Nous avons aussi fait référence aux études culturelles et au transnationalisme au cours de notre

analyse des trois auteurs.

Ainsi, à notre connaissance, aucune étude des trois médiums (littérature, bande dessinée

et cinéma) traitant des sujets beurs n’a été entreprise jusqu’à présent. Certaines des œuvres des

trois auteurs étudiés dans notre thèse ont fait l’objet d’articles : ceux-ci sont peu nombreux.

Jusqu’à date aucun ouvrage n’a été publié dans la perspective comparatiste que nous avons

adoptée dans notre thèse.

L’analyse des textes et des films suivra une perspective synchronique. Ce travail ne porte

pas strictement sur le cinéma algérien ou sur le cinéma transnational25, donc il ne peut pas être

considéré comme une critique cinématographique proprement dite. La matière filmique est

analysée dans cette thèse en tant qu’œuvre de fiction pourvue d’une fonction esthétique, comme

tout objet d’art. Notre intérêt dans ce présent travail est de montrer la relation du texte (littéraire,

filmique, bandes dessinées) à l’image (mentale, caricaturale, filmique) ainsi que le rapport que

ces auteurs entretiennent avec leur public. Notre étude est de nature interdisciplinaire. Notre

intention est aussi de renouveler la « lecture » de la littérature et du cinéma selon un autre angle,

25 Le cinéma transnational est un nouveau concept utilisé dans les études filmiques qui inclut des théories concernant les effets de la mondialisation sur les aspects culturels et économiques de la société et de la culture actuelles. Il est aussi une conséquence de l’ouverture des frontières des pays occidentaux après la période coloniale et donc de l’immigration massive des continents du sud vers l’Europe et l’Amérique du Nord et des pays de l’est de l’Europe vers l’ouest. Ce genre cinématographique est influencé, entre autre, par divers courants artistiques tels le post-nationalisme, le post-colonialisme, le consumérisme et le Cinéma (du Tiers) Monde. Ce nouveau mouvement artistique examine le développement du cinéma et ses effets non seulement entre les frontières territoriales d’une certaine nation, mais dans l’aspect plus large de la représentation mondiale de ces produits artistiques.

Page 28: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

21

celui de la perspective transnationale.26 Le texte et l’image occupent un rôle important dans la

société française contemporaine. Comme moyens d’expression du texte artistique, ces deux

éléments (texte/image) contribuent à la définition identitaire et ethnique entrant en jeu dans le

processus d’immigration.

Les contextes dans lesquels ces textes sont nés ne peuvent pas être ignorés. Nous ferons

référence, quand il sera nécessaire, à différentes théories littéraires pour tenir compte des climats

socio-culturels et de leurs enjeux. Pour ce qui est des œuvres analysées, une perspective

interdisciplinaire s’impose pour rendre compte des implications des concepts de

multiculturalisme, de pluralisme et d’hybridité.

Ainsi, notre thèse se propose de répondre à la problématique suivante : si au début cette

génération d’auteurs se trouvait à la périphérie de la culture traditionnelle française, comment a-

t-elle fait pour non seulement arriver au centre de l’intérêt du public français et francophone mais

aussi pour déstabiliser la culture normative française27 et l’obliger à se redéfinir et à s’adapter

aux exigences transnationales? Quelle est l’importance de la langue et de l’espace de production

dans leurs créations artistiques et quel est le rapport des écrivains/ cinéastes à ces deux éléments?

Notre thèse, divisée en deux parties, analyse les concepts théoriques de langue et

d’espace séparément sans pour autant négliger les rapports qui existent entre eux. Nous allons

26

Cette modalité de lecture des textes littéraires et filmiques d’une perspective transnationale doit être vue en forte connexion avec la distribution, donc la visibilité à l’échelle internationale de ces productions artistiques. Ce qui va nous intéresser dans notre thèse est la relation de ces œuvres au public transnational qui les perçoit en fonction de son vécu personnel dans leur communauté, mais en relation aussi avec le pays d’où les productions sont sorties.

27 Par culture normative française nous comprenons la culture étudiée dans le système d’enseignement français,

dans les académies et dans les départements de français à l’échelle mondiale et qui définit les études françaises en tant que canoniques et représentatives pour la pensée européenne et universelle.

Page 29: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

22

voir que la langue et l’espace se trouvent dans un processus d’interdépendance. Avant de nous

pencher davantage sur ces deux concepts, nous avons trouvé pertinent de présenter le contexte

dans lequel les œuvres de Charef, Gatlif et Boudjellal ont été produites. Ainsi, dans le préambule

de notre thèse, nous expliquons la signification du terme « beur » et l’importance de l’étude de la

deuxième génération d’immigration dans le contexte culturel français des années 80 jusqu’à nos

jours. Nous allons parler du moment où la littérature beure a émergé et de son évolution

historique en montrant deux vagues de création distinctes : la première période couvre les années

80-jusqu’au début des années 90 et la deuxième s’étend des années 90 jusqu’à aujourd’hui. Ce

qui nous intéresse à la fin de cette partie sur la contextualisation de nos écrivains et cinéastes,

c’est le développement de ces genres artistiques. Nous discuterons notamment de leur place

actuelle dans la culture française ainsi que leur rapport aux créations du même genre

(romanesque et filmique) dans d’autres cultures. Nous voulons souligner par là qu’on ne peut pas

comprendre le contenu des œuvres mentionnées antérieurement sans connaître le contexte

théorique et historique de leur production et de leur développement.

Dans le premier chapitre intitulé Écriture et langue chez Charef, Gatlif et Boudjellal,

nous allons insister sur l’importance que la langue joue dans l’écriture littéraire ou filmique de

Charef, Gatlif et Boudjellal. Leur position (reliée au contexte colonial) ainsi que leur prise de

parole afin de rendre visible la communauté sociale beure de la première et de la deuxième

génération posent une relation ambivalente, mais en même temps enrichissante, à la langue

d’origine, mais aussi à la langue d’écriture. Grâce à l’avantage de connaître les deux cultures et

d’être exposés aux deux langues : le français et l’arabe (ou le berbère pour certains d’entre eux),

ils se trouvent dans un contexte privilégié. Le positionnement des auteurs entre les deux langues,

leur permet de l’utiliser pour créer une identité complexe de la deuxième génération. Mais la

langue sert aussi de moyen subversif d’expression de leurs idées afin de créer un nouveau

Page 30: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

23

discours nationaliste et identitaire. A travers les exemples que nous donnerons dans ce premier

chapitre de la multitude de langues, d’expressions et de langages artistiques, nous montrerons la

créativité linguistique des auteurs beurs et la richesse culturelle qu’ils mettent en lumière dans

leurs œuvres.

Un autre aspect qui nous intéresse dans l’analyse de la langue utilisée dans les textes

beurs est la relation de cette écriture à son interprétation. Les niveaux d’écriture variés créent

dans les productions littéraires et filmiques une ouverture de l’œuvre qui, dans les termes

d’Umberto Eco28, se traduit dans une possibilité interprétative multiple. Nous allons voir que ces

différents niveaux d’interprétation de l’œuvre laissent percer une continuelle ambivalence et

même une ambiguïté dans le texte d’où l’ironie ressort. Toutefois, il faut faire attention à ne pas

confondre ce terme avec sa conception primaire. Nous n’adoptons pas une définition de l’ironie

dans le sens de « forme rhétorique qui dit le contraire de ce qui a été exprimé »29, mais on

explique ce terme plutôt dans le sens de moquerie (mimicry) théorisé par Bhabha qui perçoit ce

phénomène d’appartenance et en même temps de « désappartenance » de la langue à la norme

sociale. Le message du texte est toujours ambigu et entraîne souvent des interprétations

28

Umberto Eco. Les limites de l’interprétation. Paris : Livre de Poche, 1992.

29 L'ironie est une forme d'humour qui consiste, au sens strict, à dire le contraire de ce que l'on pense, tout en montrant bien qu'on n'est pas d'accord avec ce que l'on dit. Si quelqu'un dit « Quelle belle journée !... » alors qu'il pleut à verse, il fait de l'ironie. Le contexte a évidemment son importance. Plus généralement, ce mot est utilisé pour désigner différentes formes de moquerie. Au sens figuré, le mot peut également désigner une moquerie mesquine que l'on attribue au mauvais sort et qui se manifeste par un contraste entre une réalité cruelle et ce que l'on pouvait attendre (l'ironie du sort). Le registre ironique fait appel à l'ironie. On y trouve un effet de décalage laissant penser que celui qui s'exprime, dit le contraire de ce qu'il veut faire comprendre en réalité. Par exemple il pourra donner de l'importance à ce qui ne devrait pas en avoir et vice versa. Ce registre est souvent utilisé dans les textes polémiques et dénonciateurs (il permet la critique). Il utilise les antiphrases, les exagérations inattendues (éventuellement hyperboles) ou au contraire les atténuations étonnantes (euphémismes) et déconcertantes. LEXIQUE DES TERMES LITTERAIRES http://www.lettres.org/lexique/, consulté le 10 mars 2010.

Page 31: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

24

divergentes, d’où la possibilité de le lire à plusieurs niveaux et de le percevoir en tant

qu’ironique ou moqueur, parfois seulement humoristique ou comique, en fonction du vécu

personnel de chaque lecteur, mais aussi en conformité avec le contexte de production.

Dans le deuxième chapitre, Ironie du langage postcolonial, nous étudions la

déstabilisation de la langue française et la création d’une nouvelle forme artistique, qui ajoute à

la langue littéraire d’autres éléments tels que le langage argotique et des mots du verlan, langage

parlé dans la banlieue, mais aussi des mots, des expressions, des traditions et éléments

ethnographiques maghrébins qui mènent à l’enrichissement de la langue d’expression. Par

l’intermédiaire de ce chapitre, nous ouvrons la voie à une réinterprétation du concept d’ironie

dans le contexte franco-maghrébin qui changera la signification de ce terme. Comme simple

objet rhétorique, l’ironie devient un outil essentiel de l’œuvre qui permet aux auteurs beurs

d’envoyer à leur public un énoncé ambivalent. La littérature beure constitue en même temps un

moyen de subversion du pouvoir normatif français et l’élément linguistique qui permet le

changement de perspective sur la définition de la francité dans le contexte actuel. L’originalité de

la nouvelle forme littéraire est soutenue par l’interconnexion des cinq niveaux narratifs qui

mènent à l’interprétation multiple d’une phrase ou d’un passage en laissant toujours une

ambiguïté dans la réception du message exprimé. Les bandes dessinées de Boudjellal ainsi que

les productions cinématographiques de Charef et de Gatlif apportent certaines nouveautés à ces

cinq niveaux interprétatifs : l’utilisation de l’image qui ajoute à la subversion du message et qui

permet donc une lecture plurivalente. La littérature franco-maghrébine apporte une certaine

visibilité aux auteurs qui l’ont créée, comme pour les auteurs que nous analysons, et témoigne de

la redéfinition de la place qu’une telle forme d’art occupe actuellement en France. La relation de

la langue qui compose ces textes à l’espace qui la produit est dorénavant évidente. Ce type de

Page 32: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

25

texte ne peut être produit que par une génération qui s’est trouvée à la limite entre la périphérie et

le centre et en mouvement constant à travers des frontières diverses.

Dans le troisième chapitre, Le dépassement des frontières, nous montrerons que le

processus de migration, la mondialisation et les médias ont déterminé le déplacement des gens

d’un territoire à l’autre en créant ainsi des espaces de rencontres et d’échanges qui ont mené à

des mélanges culturels. Ces lieux de transition d’un espace à l’autre ont été théorisés par Bhabha

en tant que tiers-espace, par Pratt par le terme de zone de contact et par Böer par le concept

d’espace fonctionnel ou interstitiel. Indépendamment de leur dénomination, ces zones de transit

se modifient sans cesse et constituent le point de départ des phénomènes transnationaux et

transculturels qui rapprochent les productions culturelles à un public universel, mais aussi

national. Ces zones de rencontres culturelles remettent aussi en question les valeurs ou les

normes nationales et établissent des contacts permanents entre les individus qui se trouvent dans

ses espaces, les obligeant à se re(dé)centrer.

Dans notre chapitre sur le dépassement des frontières, nous allons nous concentrer sur

deux grandes catégories : les frontières linguistiques et les frontières culturelles. Dans un premier

temps, nous allons nous pencher sur le passage de la frontière langagière pour montrer la richesse

linguistique du texte. Ensuite nous examinerons la transgression des genres dits classiques (du

biographique à la fiction et du fictionnel au documentaire) qui contribuent à l’originalité des

œuvres de Charef, Gatlif et Boudjellal. Dans un deuxième temps, nous analyserons le

dépassement des frontières culturelles en commençant par les limites territoriales comme par

exemple de l’espace intime à l’espace public et de l’espace de la banlieue au centre-ville. Nous

continuerons notre étude des limites transnationales pour analyser à la fin les déplacements des

personnages de la ville de Paris, et puis les dépassements des douanes. Nous allons parler

Page 33: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

26

également du dépassement des limites identitaires tout en donnant un sens positif à l’identité

franco-maghrébine dont l’hybridité est perçue comme un problème au lieu d’être traitée comme

un phénomène susceptible d’enrichir la culture française. Finalement, nous arriverons au

dépassement de la limite entre la légalité et l’illégalité pour montrer le déséquilibre de forces

créé par les problèmes sociaux et politiques en France qui trouvent une justification dans la

politique assimilatrice française et dans la ségrégation des groupes ethniques pendant les années

70 et 80. Les auteurs ne présentent pas cette situation pour renforcer les stéréotypes sur la

population d’origine maghrébine, mais pour briser ces stéréotypes et essayer de les prendre en

charge.

Toutes ces formes de dépassement de la frontière mentionnées ci-dessus servent

d’exemples à notre hypothèse d’hybridation langagière et culturelle perçue en tant que

phénomène transculturel ou comme une façon de percevoir le transnationalisme. L’aisance du

déplacement de ces personnages dans l’espace est confirmée par la multitude d’éléments et de

lieux qui facilitent le passage des frontières. Nous avons divisé ces éléments en espaces mobiles

(les moyens de transport tels que la voiture, le train, le bus, le bateau, etc.), espaces fixes (la gare,

le port, le métro) et espaces d’habitation provisoire comme les caves et les habitations

improvisées. La multitude de ces espaces de transition et celle des modes de franchissement des

frontières mettent en relief l’importance que les trois auteurs accordent au mouvement. Ce

mouvement est vu comme une remise en question de la stabilité locale et une ouverture vers le

phénomène transnational. Nous soulignons donc que les frontières dans les œuvres des trois

écrivains ne représentent plus des limites, au contraire, ce sont des zones de contacts et

d’échanges interculturels et identitaires qui enrichissent la culture française, et qui contribuent

aussi au multiculturalisme et aident à la redéfinition du système de pensée européen universalisé.

Page 34: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

27

Cela nous conduira à mieux théoriser l’espace transculturel et le monde « pluriel » dans lesquels

le multiculturalisme et le plurilinguisme se sont fait une place.

Notre thèse s’achèvera avec un dernier chapitre qui cherche à expliquer où se placent les

œuvres littéraires et cinématographiques de Charef, Gatlif et Boudjellal dans la continuité du

courant transnational. En partant d’une définition généralement acceptée par certains théoriciens

du transnationalisme, le concept de transnationalisme représente l’interaction des idées et des

pratiques culturelles au niveau local, global et national. Dans le chapitre Transnationalisme. Une

nouvelle perspective sur la France plurielle, nous nous proposons de montrer la transition de la

littérature que nous avions théorisée au début de notre thèse en tant que littérature décentrée de la

marge vers le centre. Elle arrive ainsi à relativiser l’importance de la culture dominante en

parlant du multiculturalisme et du dépassement des frontières. Cette nouvelle forme de littérature

est également représentative du pouvoir symbolique de la langue française et de son

enrichissement avec des mots tirés de l’argot, de l’arabe et des éléments ethniques. À travers les

procédés mentionnés, il se produit ce que Dominic Thomas a appelé une

« colonisation inversée »30 ou bien une nouvelle perspective sur l’intégration des étrangers de

lieux (Kristeva) à l’espace français. Les nouveaux textes littéraires remettent en question la

marge et le centre, leur relation réciproque ainsi que l’idée d’appartenance ou d’assimilation

forcée des marginaux, des étrangers, des immigrés donc de l’Autre (le non-Français) à la culture

majoritaire. Ces textes parviennent, en fait, à décentrer cette perspective et à la rendre vulnérable

face aux changements culturels et politico-sociaux et pousse cette même culture à s’adapter aux

30

Dominic Thomas. Black France. Colonialism, Immigration, and Transnationalism. Bloomington: Indiana University Press, 2007.

Page 35: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

28

nouvelles réalités dans le paysage culturel français et à se redéfinir en accord avec les

transformations d’ordre multiculturel et plurilingue.

Le même phénomène se développe dans le domaine cinématographique. La présence du

cinéma accentué de provenance franco-maghrébine crée une déstabilisation de la « souveraineté

nationale » française. Pourtant, il est important de souligner que le nouveau cinéma expérimental

franco-maghrébin n’est pas situé hors de la tradition française. Il se trouve dans sa continuité

ayant l’avantage d’ajouter des éléments novateurs tels que des éléments multiculturels, des

techniques narratives et des langages divers. Il ajoute également un regard différent sur la

France.

En retrouvant des éléments transnationaux dans les œuvres des trois auteurs et en les

analysant dans le contexte de leur production, nous montrerons l’importance capitale de la

relecture de ces créations dans une nouvelle perspective en concordance avec les tendances

actuelles dans le domaine culturel. Nous retrouvons des éléments transculturels tantôt dans la

forme, tantôt dans le contenu des œuvres des trois auteurs. Au niveau de la forme, nous nous

pencherons sur la transdisciplinarité des formes artistiques qui les situe en dehors d’un contexte

national et qui leur permet une ouverture à la polyglossie afin qu’elles puissent s’adresser à

plusieurs types de public : de tous âges et orientations culturelles et nationales. Au niveau du

contenu, nous retrouvons des exemples exposant la diversité ethnique et le multiculturalisme en

France, ainsi que des apologies de la différence et de la perception des grandes villes en tant

qu’espaces transnationaux.

Nous résumerons le bien-fondé des idées exprimées jusqu'à présent et l’importance de

l’utilisation de la langue française dans les créations artistiques des trois auteurs dans les

chapitres qui suivent. D’un côté, ils démontrent, la pertinence de l’emploi des termes de

Page 36: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

29

polyglossie et de dialogisme dans l’analyse des textes littéraires et filmiques beurs. Les auteurs

mettent en relation la langue avec les normes artistiques canoniques. Une attention privilégiée est

accordée aux relations transculturelles, souvent transnationales entre la littérature, le cinéma

canoniques et la littérature et le cinéma transnationaux. De l’autre côté, ces auteurs contribuent

au développement de la langue, car celle-ci est utilisée en tant que moyen non seulement

rhétorique, mais aussi stylistique et culturel. Ils vont transformer cet atout, qui est de maîtriser la

langue, en un nouveau langage31 analysable à plusieurs niveaux.

31

Quand nous faisons référence au terme « langage », nous entendons par cela ce que Michael Riffaterre, dans Essais de stylistique structurale, Paris : Flammarion, 1971 définit en tant que « sociolecte ». Dans sa conception, le sociolecte représente une compréhension sociale du langage, voire le langage d’un groupe social. Riffaterre perçoit le sociolecte en tant que langage vu non seulement comme structures grammaticales et lexicales, mais aussi comme un repositoire de mythes, rites et expressions sociales. Les mêmes idées ont été reprises par Mikail Bakhtine pour parler d’hétéroglossie dans le texte romanesque.

Page 37: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

30

2 Chapitre préliminaire

Contextualisation des écritures beures en France et leur évolution dans le temps

« Je sais pas pourquoi ils disent Radio-Beur ; pourquoi ça Beur, c’est le

beurre des Français qu’on mange sur le pain? Je comprends pas. Pour la

couleur? ils sont pas comme ça, c’est pas la couleur des Arabes…[…]

Peut-être c’est le Pays… El Ber, chez nous, en arabe, ça veut dire le

pays, tu le sais, mon fils, c’est ça ou non? – Le fils apprit à la mère que

le mot Beur avait été fabriqué à partir du mot Arabe, à l’envers. Il eut

du mal à la convaincre que Arabe à l’envers, en partant de la dernière

syllabe, donnait Beur; où étaient passés les a, on ne les entendait plus

alors qu’il y en avait deux… Le fils ajouta que Beur n’avait rien à voir

avec le mot pays. On disait aussi Rebeu pour Arabe… là il n’y avait

plus de a et à l’envers, on obtenait facilement Beur. Elle ne croyait pas

qu’on ne retrouvait pas le pays dans Beur… » (Leïla Sebbar)

2. 1. Qui sont les Beurs?

Les Beurs constituent la deuxième génération d’immigrés d’origine maghrébine qui

habitent en France. Ils sont nés en France dans une de ces familles d’immigrés venus d’Algérie,

de Tunisie ou du Maroc. Ils sont aussi connus sous l’appellation de « seconde génération » bien

qu’ils n’aient jamais quitté le territoire français au cours de leur majorité. Michel Laronde, dans

Page 38: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

31

Autour du roman beur, opte pour l’expression « génération de jeunes issus de l’immigration

maghrébine en France »32.

L’appellation « Beur » vient du mot « Arabe » qui, en verlan (le langage de la

banlieue)33, donne « reubeu » et qui, inversé de nouveau, donne « beur ». Le terme Beur a

d’abord désigné les jeunes immigrés de la région parisienne, mais il a été largement diffusé dans

les médias comme une forme d’identification de tous les jeunes de deuxième génération

d’origine maghrébine en France. C’est Nacer Kettane, co-fondateur et animateur de Radio-Beur,

qui l’a fait découvrir au grand public en 1981. Le terme a été repris par la presse en janvier 1982

en faisant référence à Radio-Beur dans un article de Mustapha Harzoun et Edouard Waintrop

intitulé : « Un petit Beur et des youyous » et publié dans le quotidien Libération. Depuis les

années 80 le mot s’emploie couramment pour définir ces jeunes. Michel Laronde parle de son

utilisation fréquente dans la critique et dans la théorie littéraire, ce qui a mené à sa dérivation. De

nos jours, on parle de littérature beure, de cinéma beur, de musique beure, de génération beure,

un Beur - une Beurette (pour parler d’une fille de deuxième génération d’origine maghrébine),

etc.34

32

Michel Laronde. Autour du roman beur. Immigration et identité. Paris : L’Harmattan, 1993, p. 5.

33 Le terme verlan, qui à ses débuts était écrit « vers-l’en » (l’inverse du mot « à l’envers »), est une forme de

langage appartenant aux jeunes des banlieues. C’est un argot codé par les banlieusards à l’aide de l’inversion des lettres dans le mot de base, comme par exemple femme devient en verlan « meuf », noir « renoi », flic « keuf », etc.

34 Il existe plusieurs graphies du terme « beur ». Certains théoriciens l’écrivent avec majuscule « Beur », d’autres le

considèrent comme un nom commun et l’écrivent comme n’importe quel autre nom « beur ». En tant qu’adjectif, le problème est similaire. Nous avons remarqué différents types d’écriture, comme par exemple : « cinéma Beur », « littérature Beur », etc. Mais nous allons suivre la convention de Michel Laronde, qui a décidé de faire l’accord du mot « beur » et de ses dérivés avec le nom qui le précède. Nous utiliserons donc les syntagmes : « littérature beure », « cinéma beur », « génération beure », etc.

Page 39: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

32

2.2. Visibilité des Beurs. Leur importance dans le paysage culturel français

Les Beurs ne sont pas les seuls immigrés dans les banlieues françaises. Ces dernières

années, l’immigration africaine sub-saharienne et même celle de l’Europe du Sud-Est et du

Moyen-Orient prennent de l’ampleur dans le paysage français. Pourtant, les Beurs ont représenté,

et représentent toujours, la communauté sociale la plus visible en France à cause de leur nombre

et de leurs traits physiques distinctifs ainsi que de leur médiatisation. Leur histoire peut remonter

à la période coloniale où la France a transformé les pays maghrébins en colonies. À la suite de la

colonisation, des paysans pauvres de la région kabyle de l’Algérie35 décident de partir pour la

Métropole et d’y chercher du travail.36

Au fil des années, les travailleurs algériens (qui représentent la majorité), tunisiens et

marocains déplacent leurs familles avec eux. Sur une période assez courte, leur nombre s’accroît

considérablement. À la fin des années 70 et au début des années 80, la population d’origine

maghrébine en France représente 40% de la communauté des immigrés. À cause de leur

condition sociale, dans les années 50-60 ils doivent s’installer à la périphérie des grandes villes

comme Paris, Lyon, Marseille. Ces endroits sont connus sous le nom de bidonvilles. C’est dans

35

Il est ironique de parler des Maghrébins d’origine algérienne en France en tant qu’Arabes, car la majorité des immigrés proviennent de Kabylie (une province du Nord de l’Algérie) et ils constituent une autre ethnie que les Arabes. Les Kabyles ont toujours vécu dans les montagnes et parlent une autre langue, le berbère.

36 L’Algérie, contrairement aux autres pays du Maghreb, a été sous l’influence directe de la France (le pays est

devenu colonie française en 1830). Après une longue période pendant laquelle la France a imposé son pouvoir et dominé la vie sociale et politique de la colonie, l’Algérie se retrouve dans une situation de guerre (1954-1962) qui détruit la stabilité du pays. A cause de la crise politique et sociale du pays, nombreux sont ceux qui doivent chercher du travail en France pour nourrir leurs familles, une autre partie rejoint l’armée française (les harkis) et lutte avec la France durant la Seconde Guerre mondiale en échange de la citoyenneté française. Cela a constitué le début de l’immigration algérienne en France.

Page 40: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

33

la misère et dans la pauvreté de ces « habitations » improvisées que les immigrés vivent et que

leurs enfants naissent et grandissent. Au milieu des années 60, le gouvernement conduit par de

Gaulle décide, en invoquant des motifs d’hygiène et en vue de l’intégration de ces populations à

la société française, de reloger les travailleurs immigrés et leurs familles dans des quartiers

d’immeubles en dehors de la ville. Ces quartiers composés de nombreuses tours de béton

constituent ce qui est connu aujourd’hui sous le nom de cité de transit ou ce qu’on appelle plus

fréquemment par le terme générique de banlieue. C’est dans la périphérie des grandes villes que

bon nombre de Beurs vivent encore et c’est dans ce contexte que des intellectuels, comme les

écrivains et les cinéastes que nous analysons, ont grandi et où ils ont décidé d’écrire.

Ce contexte social les a marqués pour toujours, d’où le besoin de « parler » de la situation

de cette génération en utilisant de multiples moyens artistiques. La position sociale de ces jeunes

Maghrébins en France implique bien évidemment d’autres thèmes récurrents tels que les

questions identitaires ainsi que le problème de la marginalisation. Bien que la deuxième

génération ait vécu la plus grande partie de sa vie en France, il a toujours existé dans l’opinion

publique une distinction entre eux et les Français dits « de souche » à cause de leur

différence d’ethnie et de religion. Ils ont été stigmatisés par la société française du fait de leur

statut social inférieur (car ils habitent pour la plupart en banlieue), de leur religion musulmane,

parfois de leur accent ou de leur traits physiques. Les Beurs, alors qu’ils sont nés et habitent en

France depuis bien des années, ne semblent pas entièrement réussir à s’y faire accepter comme

citoyens français d’après les autorités françaises et les médias. En même temps, même s’ils

proviennent d’une famille aux racines arabes ou berbères, les Beurs ne réussissent pas pour

autant à s’identifier à la tradition maghrébine. Ils se retrouvent, par conséquent, à la rencontre de

deux cultures (française et arabe) et de deux langues (le français et la langue de leurs parents :

l’arabe et/ou le berbère). Ils n’essaient pas de se définir d’une façon catégorique, et leur position

Page 41: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

34

sociale toujours à la limite territoriale et psychologique, ne facilite pas leur coexistence

harmonieuse avec la société française. Ils sont considérés par les théoriciens comme des

individus hybrides « ni Français, ni Maghrébins », mais en même temps, « et Français, et

Maghrébins »37. Ainsi le souci vis-à-vis de leur « intégration » dans l’espace culturel français

devient depuis les années 80, et reste même aujourd’hui, un sujet sensible. Il semble que plus

qu’aucune autre communauté en France et ailleurs, les Beurs soient « marginalisés » par rapport

à deux lieux : le pays d’accueil et le pays d’origine. Leur rapport à la francité (mais aussi à

l’arabité) est constamment mis en cause. Pour cette raison, la situation des Algériens de

deuxième génération en France est peut-être l’histoire la plus déconcertante de la vague

d’immigration aux XXe et XXIe siècles en Europe.

2.3. L’émergence de la littérature et du cinéma beurs et leur évolution. Perspective historique

Il n’existe pas de cultures supérieures ni inférieures, il n’y a que des

cultures différentes qui, chacune à sa manière, satisfait les nécessités et

les attentes de ceux qui les partagent. (Malinovski)

Nous devons prendre en compte ce contexte socio-politique et culturel afin de pouvoir

mener une analyse complète des productions des auteurs de la génération beure en France. Le

37

Pour plus de détails voir Michel Laronde, Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris : L’Harmattan, 1993.

Page 42: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

35

milieu dont les artistes sont issus a été essentiel au développement de leur propre vision sur la

politique nationaliste française et sur l’ouverture vers le multiculturalisme. Il est vrai que leur

approche a graduellement changé depuis les premières apparitions publiques des Beurs

jusqu’aux années 90 et 2000.

Nous pouvons ainsi établir deux étapes distinctes dans l’évolution des œuvres issues de la

deuxième génération de l’immigration maghrébine en France. La première étape, au début des

années 80, coïncide avec les mouvements beurs contre le racisme et contre l’islamophobie.38 Ce

fut une période bénéfique pour les auteurs d’origine maghrébine pour communiquer leurs points

de vue et faire avancer leur cause. La seconde période commence dans les années 90, quand

l’intérêt des intellectuels se porte sur le multiculturalisme et le plurilinguisme dans la société

française et sur la représentation artistique de la marginalité et de la différence. Ces intellectuels

perçoivent les Beurs comme des individus bien intégrés dans leur milieu banlieusard et vivant en

bonne entente avec les autres communautés voisines : les Africains de l’Afrique sub-saharienne,

les Antillais et même les Français qui habitent la banlieue. Cet endroit devient un monde

multiculturel en soi, l’espace où la politique assimilationniste française réussit parfois à créer de

la coopération et du dialogue entre les diverses populations. Les productions artistiques les plus

récentes (depuis la fin des années 90 et le début des années 2000) deviennent plus complexes que

celles des années 80, dépassant le contexte beur et l’espace fermé de la banlieue. Elles ouvrent

même des voies vers le transnationalisme par l’apport d’éléments culturels qui sont

caractéristiques des communautés sociales. Au cours de cette dernière période, les écrivains et

38

Sous la présidence socialiste de François Mitterrand dans les années 80, les Beurs de France réussissent à s’organiser en différentes associations (la plus importante étant SOS Racisme) et engagent des campagnes contre le racisme. Grâce à des slogans forts comme « Touche pas à mon pote! », « J’y suis, j’y reste », les Beurs de France commencent à briser le silence de leurs parents contre la discrimination et militent pour leur droit à la différence.

Page 43: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

36

les cinéastes issus de l’immigration maghrébine s’intéressent de plus en plus au problème du

dépassement des frontières et au plurilinguisme.

Pour revenir aux années 80, une génération d’écrivains d’origine maghrébine apparaît

dans le paysage culturel et littéraire français. Parmi ces écrivains, citons Azouz Begag, Mehdi

Charef, Akli Tadjer, Farida Belghoul, Sakinna Boukhedenna, Leïla Houari, Leïla Sebbar, pour

n’en mentionner que quelques-uns. Voici, des livres représentatifs de ces auteurs, parmi tant

d’autres : Le gone du chaâba (1986) (porté à l’écran en 1998 par Christophe Ruggia) et Béni ou

le Paradis Privé (1989) d’Azouz Begag. Mehdi Charef est connu pour Le thé au harem d’Archi

Ahmed (1983) et Le Harki de Meriem (1989) ; Akli Tadjer a publié Les A%I de «Tassili» (1984) ;

le livre le plus cité par la critique de Farida Belghoul est Georgette! (1986); Sakinna

Boukhedenna a publié Journal :“%ationalité immigré(e)” (1987) ; Leïla Houari a écrit Zeida de

nulle part (1985), et finalement Leïla Sebbar Shérazade (1982).

Le cinéma de provenance maghrébine s’est développé parallèlement. Ses débuts sont

marqués par la parution de l’adaptation au cinéma du premier roman de Mehdi Charef : Thé au

Harem d’Archimède (1985).39 Un autre nom marquant dans le cinéma beur de l’époque est

Rachid Bouchareb (connu pour son film Bâton rouge sorti la même année que le film de Charef,

mais qui n’a pas eu autant de succès). Comme il est plus difficile de trouver des investisseurs

dans le cinéma (une production filmique demande un grand budget) que des éditeurs pour les

livres, cela prend des années aux cinéastes beurs pour trouver les fonds nécessaires pour tourner

39

Précisons que d’autres court-métrages (des productions indépendantes) ou de courts documentaires sont parus avant le film de Charef en 1986. Par exemple retenons les films indépendants de Farida Belghoul (C’est Madame la France que tu préfères? (1981) et Le Départ du père (1983)) et d’Aïssa Djabri avec La Vago (1983). Pour les documentaires, la compagnie de Mohamed Collective a produit quelques documentaires sur des sujets beurs comme Zone immigrée et La Mort de Kader au début des années 80. Pourtant son film est le premier long-métrage à avoir été acclamé par le public français et maghrébin, mais aussi par la critique spécialisée, ce qui lui a rapporté le prix Jean Vigo l’année de sa sortie, en 1986.

Page 44: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

37

d’autres films. Charef met deux ans avant de sortir son deuxième film Miss Mona et Bouchareb a

passé six ans sans produire de long-métrage jusqu'à l’apparition du film Cheb (1991).

Comme nous l’avons précisé précédemment, la deuxième période, qui commence au

cours des années 90, marque un changement dans l’expression romanesque et médiatique. Cette

période se distingue par la création de la voix d’une « génération », mais une génération où

chaque écrivain ou cinéaste individuel trouve sa propre voix. Chacun d’entre eux propose sa

vision de l’immigration et de la situation politique, sociale et culturelle des Maghrébins en

France. Nous pouvons inclure dans cette catégorie des écrivains comme Rachid Djaïdani avec

Boumkoeur (1999), Paul Smaïl, qui a publié jusqu’à présent Vivre me tue (1997), La passion

selon moi (1999) et Ali le magnifique (2001) et Mounsi, qui est aussi chanteur et a publié en

2005 son roman Territoire d’outre-ville.

Dans la catégorie des cinéastes intéressés par les sujets beurs et de banlieue, nous

pouvons mentionner Tony Gatlif, avec son film Exils (2004) ; Mahmoud Zemmouri, qui a

produit deux films depuis les années 90 - 100% Arabica (1997) et Beur Blanc Rouge (2006) ;

Abdellatif Kechiche qui est connu pour La faute à Voltaire (2000), L’esquive (2003) et une

production de 2007, La graine et le mulet, qui a obtenu 18 prix et 4 nominations en 2008, les

plus importants étant les Césars du Meilleur réalisateur, du Meilleur film français, du Meilleur

scénario original et du Meilleur jeune espoir féminin. Karim Dridi a produit un nombre

impressionnant de films, comme par exemple, Fureur (2003), Khamsa (2008) et son dernier film

sorti en France le 16 décembre 2009, Le dernier vol de Lancaster. Mehdi Charef est également

un représentant de ce cinéma avec ses derniers films, le plus récent étant Cartouches gauloises

en 2007.

Page 45: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

38

2.4. Perspective théorique sur les productions beures. Littérature décentrée et cinéma accentué

Littérature décentrée

L’apparition de la littérature beure dans le paysage culturel français a suscité beaucoup de

controverses quant à son statut par rapport aux productions françaises. La langue de la littérature

de provenance maghrébine de deuxième génération est le français, mais les sujets dont elle traite

sont différents des ouvrages centrés sur la littérature française et portent sur l’immigration, la

marginalisation, la différence, le problème identitaire, le racisme, le multiculturalisme, le

plurilinguisme, etc. Le public visé est aussi distinct du grand public qui s’intéresse à la littérature

française. De par sa complexité stylistique, mais aussi thématique, le texte de la littérature beure

touche plusieurs types de lecteurs : ceux issus des banlieues, le public francophone, mais aussi le

public international intéressé par les problématiques globales mentionnées ci-dessus.

Le problème qui se pose alors est celui de classer cette littérature et de la dénommer.

Définie par certains théoriciens par les termes de littérature maghrébine, appelée par d’autres

littérature beure ou littérature migrante, ou bien même littérature nomade, elle paraît ne pas

avoir réussi à traverser très facilement la frontière de la littérature francophone pour se faire

accepter comme partie intégrante de la littérature française. Il existe d’ailleurs le même problème

pour toutes les littératures ainsi dites migrantes ou mineures qui, même si elles sont écrites par

des personnes qui vivent depuis longtemps dans un certain pays et dans une certaine culture et

écrivent dans la langue du pays aussi bien qu’un natif, ne sont pas reconnues comme faisant

partie de la littérature canonique, universellement acceptée comme telle. L’appellation qui nous

Page 46: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

39

paraît la plus appropriée au contexte de notre étude, en l’absence d’autres termes, est le syntagme

utilisé par Michel Laronde d’« écriture décentrée ».40

Avec l’entrée en scène de la nouvelle vague de la littérature issue de la communauté

beure dans les années 80, se produit un renversement de point de vue face à la littérature

traditionnelle française. Il ne s’agit plus d’une thématique centraliste ou bien d’un narrateur

omniscient qui décrit une vision monolithique du monde romanesque et de son personnage. La

narration subjective s’implante à travers les voix diverses des personnages qui présentent leur

perception des événements.

Dans les œuvres représentant l’écriture décentrée, c’est précisément l’Autre (le marginal,

l’étranger) qui parle et non plus la voix collective de la majorité. Avant l’apparition de la

génération beure en France dans les années 80, par exemple, la littérature ne connaissait que la

position du Français, le point de vue de celui qui détient le pouvoir d’imposer la norme sociale41.

Avec le processus de mondialisation et l’ouverture des frontières, l’image de la littérature change

également. Celui qui était jusqu’à ce moment-là perçu comme le colonisé, donc l’exclu de la

norme, ou le marginal qui n’avait pas de voix, réussit à se faire une place dans le paysage

littéraire français.

A l’aide de la « positivité aveugle de la délégitimation » selon les termes de Lyotard42, la

marge se déplace vers le centre et reçoit l’attention du public. La critique ne parle plus d’une

40

Michel Laronde. L’écriture décentrée. La langue de l’Autre dans le roman contemporain. Paris : L’Harmattan, 1996.

41 Par norme sociale nous entendons l’ensemble de valeurs sociales et culturelles représentant le patrimoine d’une

nation et la distinguant des autres nations et cultures environnantes. Dans notre cas, la norme ou la culture centrée fait référence à la longue tradition de la culture française.

42 François Lyotard. La condition postmoderne. Paris : Éditions de Minuit, 1979, p.8.

Page 47: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

40

seule perspective euro-centriste sur le sujet et sur le contexte socio-politique, mais d’une pluralité

de perspectives et de langues d’expression. Cette pluralité de récits donne naissance à une

pluralité de points de vue. Le terme même de délégitimation dans l’acception de Lyotard

implique un subjectivisme de la perspective et une relativisation de la vérité, qui perd donc sa

singularité.

Dans ce contexte de l’« hétérogénéité des jeux de langage »43, les représentants de

l’écriture décentrée se frayent leur chemin. Michel Laronde considère l’émergence de ce

nouveau type de littérature comme le moment important d’un écart par rapport à la littérature

française contemporaine. L’écriture décentrée rend compte des changements à l’intérieur de la

culture française, changements clairement marqués par des différences linguistiques et

culturelles. Ces changements proviennent, en grande partie, de l’origine étrangère de certains

écrivains. L’écriture est « décentrée » seulement par rapport à une langue et une culture

canonique normatives. Autrement dit, elle ne suit pas entièrement les repères de la langue

légitimée par l’Académie française comme utilisée dans les écritures françaises classiques, mais

elle se décentralise et introduit un autre langage, celui parlé dans les banlieues, le langage de la

périphérie de la culture. L’écriture décentrée produit ainsi un texte qui cultive les décalages

linguistiques et idéologiques par rapport à la littérature française:

L’Écriture […] produit le « décentrage » du Message dans sa valeur en attaquant la Langue (la forme) mais le « décentrage » du Message dans sa valeur produit une Écriture qui reconstruit la Langue autrement; d’où le bien fondé de la métaphore optique: il y aura double réfraction de l’une sur l’autre - de la forme sur la valeur et de la valeur sur la forme - et cette biréfringence des deux parties du Message causée par l’Écriture

fonde le « décentrage ». 44

43

Jürgen Habermas. Cité par Lyotard dans La condition postmoderne. Paris : Éditions de Minuit, 1979, p.8.

44 Michel Laronde. Op. cit., p.10.

Page 48: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

41

Laronde souligne cependant que cette nouvelle écriture n’est pas contraire à la norme

littéraire française, mais qu’elle englobe, d’une part, la tradition française et, d’autre, son

renouvellement à l’aide d’éléments qui tiennent du multiculturalisme : traditions littéraires,

langages, procédés stylistiques, croyances et éléments de nature culturelle liés à une

communauté.45 Ainsi, l’écriture décentrée réussit à transmettre un nouveau message tout en

reconstruisant la langue autrement. Cet « autrement » prend souvent la forme de l’ironie.46 Celle-

ci devient une modalité utilisée par les écrivains pour instiller subtilement leurs messages cachés

entre les lignes, tout en brisant les stéréotypes attachés à la communauté beure :

Plus l’écriture s’attache à la forme, plus l’ironie se glisse subtilement dans les failles du canon de la Langue par laquelle passe la Culture. L’identité de l’Écriture décentrée est peut-être le mieux marquée lorsque l’Écriture s’attache à infiltrer le canon par le biais du stéréotype porteur de tout un système de valeurs

remises ainsi en question par un décentrage interne aux unités linguistiques et culturelles. 47

Grace à la mise en vedette de stéréotypes, l’ironie dans les textes beurs parvient à

remettre en cause des concepts comme ceux de communauté ethnique, de nation monolithique et

d’identité nationale. Ces concepts prennent une autre signification dans le contexte de l’écriture

décentrée. Nous allons faire appel aux propos de Laronde en analysant les exemples d’éléments

transnationaux dans les textes des trois auteurs, et montrer l’importance que joue l’ironie dans les

œuvres « décentrées ».

45

Michel Laronde. Op.cit., p.12.

46 L’ironie dans les textes décentrés doit être entendue en tant que moyen linguistique subversif qui arrive par

l’ambivalence et l’ambiguïté recherchées dans le texte à renverser le sens des mots et à briser les stéréotypes sur la communauté beure tout en recréant le langage autrement.

47 Michel Laronde. Op.cit., p.13.

Page 49: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

42

Cinéma accentué

Outre la littérature, le cinéma migrant connaît un grand développement depuis les années

60. Du fait de la promotion des films dans les festivals internationaux ainsi que de l’intérêt du

public académique pour ce genre artistique, ce cinéma se popularise et comprend diverses

ramifications, dont le cinéma beur. L’émergence du cinéma beur dans les années 80 représente

un moment important de contestation de l’eurocentrisme du cinéma traditionnel produit en

France. Peu de cinéastes de pays colonisés avaient réussi à se frayer un chemin dans la

cinématographie française. Cependant, des producteurs tels que Claire Denis, Alexandre Arcady,

Margueritte Duras, Jean-Jacques Annaud ou Gillo Pontecorvo, se sont penchés sur des sujets

reliés à la période (post)coloniale française, mais ils l’ont fait dans une perspective européenne.

Celui qui parle dans ces films, c’est le personnage dominant, l’homme blanc ou bien le

colonisateur qui détient le pouvoir économique et culturel sur les représentants de la population

colonisée. La voix de l’Autre reste presque inaudible, sa perspective n’apparaît que d’une façon

ponctuelle dans le film. Les lieux périphériques ou la marginalité ne sont pas problématisés.

L’apparition des intellectuels issus de la communauté beure en France dans le domaine

cinématographique s’accompagne d’une prise de parole de ces derniers. Ils parviennent à attirer

l’attention du public sur la perspective de l’Autre, du marginalisé qui présente sa façon de voir

les changements d’ordre politique et culturel en France. Ce type de cinéma a provoqué

également des discussions sur son positionnement par rapport au cinéma français de l’époque

moderne, et sur sa définition. Appelé par certains théoriciens cinéma beur, par d’autres cinéma

exilique ou cinéma issu de l’immigration, il n’a tout simplement pas vraiment trouvé sa place

dans le cinéma français contemporain. Pour expliquer le dilemme du choix de dénomination,

Page 50: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

43

nous pensons que les explications données par Hamid Naficy sur le cinéma exilique qu’il appelle

cinéma accentué, sont très proches de la définition du cinéma de Charef et de Gatlif.

Hamid Naficy, dans son livre An Accented Cinema…48, s’intéresse aux cinéastes

provenant des lieux en marge du cinéma national français49 au début de leur carrière dans les

années 80. Il donne l’exemple de représentants du cinéma exilique iranien, russe, indien, de

réalisateurs provenant de l’ex-bloc communiste de l’Europe du Sud-Est, et finalement le cinéma

beur en France. Des noms comme Mira Naïr, Tony Gatlif, Atom Egoyan, Mehdi Charef, Abbas

Kiarostami, Raul Ruiz ou Fernando Solanas deviennent emblématiques dans la représentation de

leur culture et de leur vision différente du cinéma. À cause du déplacement continu des cinéastes

d’un pays à l’autre et du fait qu’ils s’exilent souvent pour des raisons politiques ou sociales, ce

cinéma privilégie des thèmes comme l’exil, le voyage, la quête identitaire, le plurilinguisme, le

retour, la solitude, l’aliénation, mais aussi l’immigration.

Naficy tient à préciser que l’accent dans les films ne vient pas nécessairement de l’accent

dans le langage spécifique des personnages que l’on retrouve dans le film, mais plutôt de la

dislocation des cinéastes de leur milieu d’origine ainsi que de leurs modes de production

artistique plurilingues. Cette dislocation n’est pas seulement remarquée dans les structures

discursives de leurs productions, mais, comme Naficy l’affirme, elle se retrouve aussi dans la

construction plurivalente de leurs personnages qui parfois font écho, d’une façon métaphorique

48

Hamid Naficy. An Accented Cinema. Exilic and Diasporing Filmmaking. New York: Princeton University Press, 2001.

49 Le cinéma canonique français appelé aussi cinéma national contient des grands noms tels Godard, Truffaut,

Renoir, noms qui sont devenus emblématiques pour les théoriciens du cinéma moderne.

Page 51: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

44

évidemment, à leurs propres traits biographiques ou à des personnes réelles que ces cinéastes ont

croisées au long de leur existence dans le pays d’origine ou lors de leurs voyages ou de leur exil :

Accented filmmakers are not just textual structures or fictions within their films; they also are empirical subjects, situated in the interstices of cultures and film practices, who exist outside and prior to their

films.50

Les films, ainsi que leurs auteurs, sont originaux de plusieurs points de vue, d’où la

difficulté de les enfermer dans une tradition filmique, comme dans le cas de Tony Gatlif ou de

Mehdi Charef. Il se produit même une grande distinction d’un auteur à l’autre, sans mentionner

l’écart entre les productions du même cinéaste à différentes périodes de sa vie. Leur déplacement

continu ainsi que leur déterritorialisation sont des facteurs constants de transformation de leurs

traits identitaires et de leur vision artistique. De plus, ce cinéma est un produit vivant, car les

cinéastes n’ont pas encore dit leur dernier mot et donc il est constamment en train de se

transformer.

Ce qui est mis en évidence dans des films tels que Le thé au harem d’Archimède de

Charef ou dans Exils ou Je suis né d’une cigogne de Gatlif, c’est une esthétique où sont

juxtaposés certaines images et événements, apparemment sans liens, afin de perturber la

représentation linéaire de l’action. Nous nous intéressons également aux structures binaires qui

remettent en question l’ordre des choses dans l’univers créé et qui comparent les deux mondes et

les lieux co-présents: le passé et le présent, l’ici et le là-bas, le pays d’origine et le pays

d’accueil, etc.

Leur style cinématographique ne représente pas seulement un périple de la dislocation

politique et sociale des individus de notre époque, mais, d’après Naficy, ce style permet aussi un

50

Hamid Naficy, Op. cit., p. 4.

Page 52: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

45

positionnement des réalisateurs dans un continuum passé-présent-futur en leur accordant

l’originalité et la place qui leur reviennent dans le cinéma actuel51 :

The style not only signifies the endemic dislocation of our times in general and of these filmmakers in particular but also serves to locate the filmmakers as authors of their films and to some extent of their own

destiny. 52

Leur ancrage dans le politique et dans le social peut créer des controverses dans la

réception de ce type de cinéma, c’est ce qui leur donne parfois un point de vue biaisé. Les films

accentués ont comme sujets des événements marquants de l’histoire récente tels que les guerres

civiles en Arménie et en Turquie, la guerre d’Algérie, la politique d’immigration des États

occidentaux, les régimes totalitaires dans les pays de l’Est et dans les pays africains, les

populations exilées du tiers monde ou des zones en conflit, etc. Les personnages sont parfois les

alter ego des cinéastes qui trouvent à travers leurs productions artistiques une façon de parler

d’événements qui ont déterminé le parcours de leur vie. C’est pour cette raison que les drames

personnels des auteurs ne trouvent de réponses qu’à l’aide de leur transposition en œuvre d’art.

Le cinéma accentué explore les points de vue individuels, et en même temps, il constitue

la voix d’une génération d’auteurs qui se situent dans le même contexte ou dans un contexte

similaire. De plus, ce cinéma crée un lien avec les cultures transnationales où plusieurs groupes

sociaux (les travailleurs, les immigrés, les Français de classe pauvre) ainsi que plusieurs groupes

ethniques s’entremêlent ou interagissent. Bien que ce type de cinéma montre la vision de l’exilé

au sein de la culture occidentale ainsi que tous les malheurs et les angoisses que sa position

51

La même idée se retrouve chez Bhabha dans son acception du terme « nouveauté » (newness) que nous discutons dans le dernier chapitre.

52 Hamid Naficy. Op. cit. , p.6

Page 53: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

46

entraîne, les artistes en reviennent toujours à la représentation de la culture d’origine, celle qui

les définit en tant que cinéastes et porte-paroles d’une certaine communauté culturelle.

Ce type de cinéma est lié à l’exil de ces réalisateurs et c’est un cinéma produit en exil.

C’est en même temps un cinéma indépendant qui, à ses débuts, a eu des difficultés à

s’autofinancer. La majorité des cinéastes ont obtenu des budgets infimes pour leurs premières

productions, ce qui se voit à la qualité de l’image, du son ainsi que dans les plans. Par exemple,

la majorité des scènes sont tournées dans la rue ou dans les banlieues, et sont figées, car les

producteurs n’ont pas eu les moyens d’utiliser les caméras mobiles qui leur auraient permis de

faire usage de diverses techniques cinématographiques plus complexes. Pour cette raison, les

plans d’ensemble sont prédominants et il y a peu de mouvements de la caméra. Pour les

personnages de leurs films, plusieurs cinéastes ont fait appel à des groupes d’amateurs. Ils ont

même joué des rôles dans leurs propres films, comme par exemple Gatlif dans sa production Les

princes (1983). Pourtant, après un certain temps, leurs films ont gagné en notoriété, leur

financement a augmenté, ainsi que la complexité de leur diégèse. Par exemple, Tony Gatlif est

perçu de nos jours comme un cinéaste dont l’œuvre se concentre plutôt sur la représentation de la

culture gitane et ses particularités, exprimées à travers la musique. Les films de Mehdi Charef

montrent la marginalité (sans papiers, homosexuels, délinquants, etc.) et leur relation à la norme

sociale. Les films s’intéressent aussi à la différence culturelle, aux conséquences de la

colonisation sur les pays du Maghreb et à ses effets de nos jours sur la nation française (comme

par exemple la guerre d’Algérie dans Cartouches gauloises, son dernier film).

Le cinéma accentué n’est pas une catégorie de production qui se superpose sur le modèle

classique européen. Il ne se situe pas non plus en opposition au cinéma français, mais en

continuité avec celui-ci tout en utilisant de nouvelles thématiques, des techniques diverses ainsi

Page 54: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

47

que des éléments culturels spécifiques. Naficy emploie le terme de « politics of hyphen »53 pour

définir ce type d’approche cinématographique. Ce positionnement interstitiel et la subjectivité

liminale qui résultent de leurs productions artistiques mettent ces films non seulement en marge

de la société, mais aussi au centre de l’intérêt de la culture actuelle. Ils sont marginaux à cause de

leur thématique et de la localisation de leurs personnages, mais c’est aussi ce sujet marginal qui

attire de plus en plus l’attention du public.

La mondialisation et le libre mouvement ont permis aux cinéastes issus de ces lieux de

colonisation ou de dictature de s’exprimer et d’exprimer leurs idées sur ce phénomène d’exil

pour des raisons politiques et sociales. Ainsi, ils sont entrés au centre des préoccupations de

théoriciens et de critiques culturels:

Accented filmmakers are the products of this dual postcolonial displacement and postmodern or late modern scattering. Because of their displacement from the margins to the centers, they have become subjects in world history. They have earned the right to speak and have dared to capture the means of representation. 54

Cette position « entre les deux » les incite à maintenir une relation ambivalente entre leur

lieu d’origine, qu’ils idéalisent dans leurs productions filmiques (et l’art devient alors un espace

du fantasme de retour), et leur pays d’accueil où ils se sont « ancrés », au moins de façon

provisoire, et où ils sont reconnus et respectés :

They maintain an ambivalent relationship with their previous and current places and cultures. Although they don’t return to their homelands, they maintain an intense desire to do so – a desire that is projected in potent return narratives in their films. In the meantime, they memorialize the homeland by fetishising it in the form of cathected sounds, images, and chronotopes that are circulated intertextually in exilic popular culture, including the film and music videos. 55

53

Hamid Naficy. Op. cit. , p. 15.

54 Hamid Naficy. Op. cit. , p. 11.

55 Hamid Naficy. Ibid.. , p. 12.

Page 55: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

48

La position liminale dans leurs films, ainsi que dans leurs visions politiques, fait toujours

osciller les cinéastes d’un point de vue à l’autre. Ils n’offrent jamais un seul point de vue, une

seule clé de « lecture » pour leurs films. Les auteurs évoluent au fil de leurs œuvres, qui elles-

mêmes dévoilent de nouvelles interprétations. Leur situation à la limite des genres (documentaire

versus artistique) et entre deux territoires auxquels ils n’appartiennent plus entièrement les

transforme en sujets hybrides. Ils donnent naissance, à travers l’histoire de leurs personnages, à

des « identités syncrétiques, hybrides et virtuelles »56, comme les qualifie Hamid Naficy :

As partial, fragmented and multiple subjects, these filmmakers are capable of producing ambiguity and doubt about the taken-for-granted values of their home and host societies. They can also transcend and transform themselves to produce hybridized, syncretic, performed or virtual identities. None of these

constructed and impure identities are risk-free […]. 57

Naficy parle également dans son livre d’une approche qui pourrait s’appliquer d’une

façon collective aux créateurs de cinéma accentué, même si leurs créations sont très diverses,

tant dans la conception que dans la forme. En effet, du point de vue stylistique, l’hybridité

narrative caractérise les productions du cinéma accentué par la problématisation intentionnelle

des limites du genre cinématographique traditionnel : entre documentaire et film artistique, entre

fiction et non-fiction, entre social et psychique, entre autobiographie et collectif.

Pour exprimer la différence propre aux caractères des films accentués, les cinéastes

utilisent le code langagier spécifique aux communautés culturelles en France qui dévoile le

bagage culturel du personnage/des personnages qui s’y retrouvent. Ce qui fait peur aux cinéastes

en question n’est pas seulement la déterritorialisation et une possible perte des repères, mais

56

Hamid Naficy. Ibid. , p.13.

57 Hamid Naficy. Ibid. , p. 13.

Page 56: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

49

aussi l’angoisse de perdre l’aisance de parler leur langue maternelle. Comme ils veulent rendre

leurs films accessibles à un large public, ils se voient mis en situation de choisir entre les langues

de circulation internationale, comme le français et l’anglais, et leurs langues d’origine. Pour eux,

la langue représente non seulement un marqueur identitaire, mais aussi une appartenance à une

communauté et à l’histoire des peuples, dont ces cinéastes sont issus. À cause de ce défi

linguistique, beaucoup de films accentués sont soit réalisés directement dans la langue première

de leurs créateurs et doivent recourir à des traductions, soit bilingues ou même multilingues.

Nous pouvons aussi retrouver des voix différentes provenant d’individus ayant des accents

divers. Ce choix peut avoir un impact négatif sur ces films accentués quant à leur distribution et à

leur notoriété.

Cependant, le cinéma accentué introduit de façon graduelle, par le biais de l’image et du

langage filmique, une nouvelle forme d’expression identitaire et postcoloniale qui donne une

nouvelle perspective aux minorités et un moyen d’exprimer leur marginalisation. Cela

n’implique pas un refus d’intégration dans la tradition, au contraire; cela ouvre la possibilité à

une légitimation de ces auteurs et de leurs films au sein de la culture du pays d’accueil, car leurs

films apportent quelque chose de nouveau, d’inédit. Leur cinéma devient, comme Naficy l’a très

bien remarqué, « un des dialectes de notre langage cinématographique » :

The accented cinema is not an oppositional cinema […] the accented films […] act as agents not only of expression and defiance but also of assimilation, even legitimization, of their makers and their audiences. As such, accented cinema is one of the dialects of our language of cinema. 58

Depuis la publication du livre de Naficy, beaucoup de théoriciens se sont intéressés aux

productions filmiques des représentants du cinéma beur : Will Higbee, Peter Bloom et Carrie

58

Hamid Naficy. Op. cit. , p. 26.

Page 57: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

50

Tarr entre autres59. La critique fait référence à leur héritage postcolonial, mais elle commence

aussi à les analyser aussi selon d’autres perspectives, telles que la perspective nationale et la

perspective globale. L’expression qui a été véhiculée ces dernières années pour parler du cinéma

exilique ou accentué est celle de « cinéma transculturel ». Cette nouvelle approche dans la

théorisation des productions accentuées selon un angle transculturel, donc selon un ensemble

d’éléments nationaux, locaux et mondiaux, n’est, à notre avis, qu’une extension des idées

énoncées par Naficy sur le cinéma accentué et ses caractéristiques mentionnées précédemment.

Pourtant, ce que cette vision du cinéma ajoute à la théorie précédente, c’est l’emphase mise sur le

contexte culturel – la culture française pour ce qui est de nos cinéastes – dans lequel les

productions accentuées sont apparues, sans pour autant oublier la spécificité culturelle d’origine

de chaque cinéaste.

2. 5. Conclusion

La présentation du contexte culturel nous suggère la voie à suivre dans l’analyse des

textes et des films de Charef, Gatlif et Boudjellal afin de comprendre la relation des auteurs et de

leurs personnages à la langue et à l’espace. Nous pensons que ce contexte est également

important pour connaître la scène socio-politique et culturelle à partir de laquelle les

59

En fait, même le terme de cinéma beur est très controversé dans sa définition. D’après Carrie Tarr il existe une distinction entre le cinéma beur et le cinéma de banlieue en fonction de la perspective de réception de ces films. Si on les analyse de la perspective auctoriale, le cinéma beur est le cinéma lancé par les cinéastes d’origine maghrébine et qui traite de sujets beurs. Si on s’intéresse à la thématique, le cinéma de banlieue est le cinéma qui a comme centre d’intérêt la vie banlieusarde et les personnages issus de ces milieux, mais les metteurs-en-scène ne sont pas nécessairement des cinéastes appartenant à la communauté beure. (Carrie Tarr, Reframing Difference. Beur and Banlieue Filmmaking in France. New York, Manchester University Press, 2005.)

Page 58: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

51

significations de certains mots ou de certaines expressions des œuvres de notre analyse

s’enrichissent et prennent plusieurs sens.

Dans les pages qui suivent nous allons, dans un premier temps, procéder à l’explication

de l’importance de la langue dans un tel contexte et de la prise de parole d’une génération qui se

sent responsable d’écrire l’histoire d’une communauté sociale qui, jusque là, n’avait pas de voix.

Dans un deuxième temps, nous allons présenter la stylisation que l’usage de la langue a connue à

travers le temps. Par l’exagération intentionnelle des stéréotypes sur la banlieue et sur ses

habitants, et par l’interprétation multiple des textes, la langue devient un élément innovateur pour

la deuxième génération d’immigration franco-maghrébine qui arrive à donner une autre

conceptualisation de l’ironie.

Ensuite, nous procéderons à une analyse de l’espace d’apparition et de production de la

littérature décentrée et du cinéma accentué. Nous essayerons de montrer que la position des

auteurs dans l’espace français, à la frontière entre le centre et la périphérie, constitue un élément

essentiel dans le processus de création artistique. Le contexte culturel dans le pays d’accueil, la

France, ainsi que l’héritage maghrébin, favorisent une transposition de ces valeurs et de ces

cultures d’un milieu à l’autre. Cet enrichissement de thèmes, d’éléments littéraires et de

traditions culturelles conduit à une perception de ces formes de création, que sont la littérature et

le cinéma beurs, d’une perspective transculturelle et même transnationale.

Page 59: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

52

Partie I

LA LANGUE DANS LES TEXTES BEURS

Page 60: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

53

3 Chapitre I

Écriture et langue chez Charef, Gatlif et Boudjellal

3.1 Introduction

La langue dans les œuvres beures occupe une importance capitale d’où la place que nous

lui avons consacrée dans notre thèse. Elle représente l’outil artistique qui aide les auteurs beurs à

promouvoir leurs idées artistiques sur le transculturalisme et sur la politique de l’intégration

identitaire. Elle constitue en même temps une façon d’exprimer leur différence et leur

individualité face au groupe de référence représenté par les Français de souche. Ayant la

compétence de maîtriser la langue française étant formés dans cette culture d’adoption, les trois

auteurs de notre corpus peuvent saisir toutes les nuances sémantiques et les manipuler pour

rendre ambigu le message et pour y ajouter d’autres significations.60 Le français est une langue

véhiculaire internationale, mais aussi une langue très riche en nuances et en expressivité. A cette

langue, ils ajoutent des mots et des expressions de leur milieu de provenance, à savoir la

banlieue. Nous allons également discuter dans leurs œuvres des influences de la langue et de la

60

Le problème de la maîtrise de la langue française par les écrivains et les cinéastes migrants, dans notre cas ceux d’origine franco-maghrébine, nous ramène au livre de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs. Paris : Éditions du Seuil, 1952. L’auteur démontre dans son livre comment les jeunes intellectuels issus des colonies françaises ont une très bonne connaissance de la langue de l’ex-colonisateur, meilleure que celle des Français de souche possédant une éducation moyenne. Ils sont capables d’utiliser toutes les nuances de la langue comme un locuteur natif jusqu’au point de devenir d’une certaine façon « comme les Blancs », sans jamais devenir les Mêmes. Comme Bhabha le saisit très bien dans son livre Location of Culture. London : Routledge, 2004, ils ne peuvent pas être tout à fait comme les Blancs, car leur apparence physique les différencie des habitants du pays d’accueil ou comme Bhabha dit ils sont : “not quite, not White”.

Page 61: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

54

culture de leurs parents, qu’ils ont connues en parallèle à la culture et à la langue française.

Ainsi, dans un premier temps, nous allons nous pencher sur la variété des langues et des

expressions utilisées dans les textes de Charef, Gatlif et Boudjellal, qui témoignent d’une

ouverture vers le transculturalisme et vers le plurilinguisme. Dans un deuxième temps, nous

définirons cette créativité langagière qui ouvre le texte et multiplie les interprétations possibles,

donnant lieu à une ironie subtile que nous qualifierons de postcoloniale.

Nous tenterons de démontrer plus tard dans notre thèse que, vu leur position au carrefour

de deux cultures, les écrivains franco-maghrébins ainsi que les personnages qu’ils créent, ne se

sentent plus dépaysés dans la culture actuelle, mais perçoivent cette hybridité langagière comme

un atout et comme une nouveauté qui contribue à l’originalité de leurs créations artistiques.

3.2 La langue de l’écriture. Écriture de la langue

Pour un écrivain ou un cinéaste, la langue est plus qu’un instrument de communication,

elle est l’essence même de son œuvre. Ce qui distingue l’écrivain ou le cinéaste de tous les autres

artistes, c’est la façon dont il maîtrise la langue dans l’écriture.61 De manière générale, personne

n’a le choix de sa langue maternelle, mais on peut choisir sa langue d’écriture, sa manière

individuelle de s’exprimer et d’exprimer son identité. Pour Charef et pour Boudjellal, la

littérature est un espace essentiel car elle représente l’unique voie d’expression de leurs idées et

61

Nous tenons tout de même à apporter une précision. A part la langue qui représente un outil essentiel d’expression artistique, les cinéastes et les auteurs de bandes dessinées ont un autre élément qui leur facilite la tâche : l’image. Nous allons montrer tout au long de notre thèse l’importance de l’image et sa place dans l’œuvre, mais pour le moment nous nous concentrons sur la langue.

Page 62: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

55

de leurs pensées. Elle constitue aussi le lieu d’une possible (re)composition identitaire afin

d’arriver à une re-création constante de soi à chaque étape de leur œuvre. Pour Gatlif ainsi que

pour Charef (en tant que cinéaste), la création filmique joue le même rôle. La littérature et le

cinéma peuvent certes avoir une fonction documentaire et éducative, mais les deux médiums

remplissent surtout une fonction esthétique. La littérature et le cinéma créent donc un espace des

possibles.

La langue offre à Charef, à Boudjellal et à Gatlif une double révélation: celle de soi-

même en relation avec l’Autre, qu’il soit Français ou d’une autre nationalité, et que l’on pourrait

dire sociologique; et celle de soi-même en tant qu’Autre qui relève du registre psychologique.

L’écrivain ou le cinéaste dépasse évidemment le premier niveau de la langue comme moyen de

communication pour aller plus loin dans sa démarche artistique. Il produit une écriture, un

langage et un monde à lui. Le langage artistique est pour l’auteur un espace essentiel, un endroit

dans lequel il peut (re)construire l’identité, un espace où il peut maîtriser la réalité et la plier à

son imaginaire par l’intermédiaire du langage. Du fait de leur position identitaire, Charef, Gatlif

et Boudjellal se trouvent toujours entre deux forces: d’une part la culture, le savoir, l’histoire

qu’ils ont connus grâce à leur expérience en tant que fils d’immigrés (leur arabité dans le

contexte français de leur communauté d’origine) et, de l’autre, la langue qui cherche, à travers

une plurivocité voulue, à réinventer un nouveau langage vu en tant que sociolecte62. La « lutte »

a lieu entre ces deux forces qui à la fois décomposent et recomposent leur identité, suscitant en

62

Nous voulons rappeler ici que le terme de sociolecte doit être entendu dans le sens de langage spécifique à un certain groupe social (dans notre cas le langage des jeunes de la banlieue). Ce langage doit être perçu en tant qu’hétéroglossie selon le terme de Bakhtine. Ce dernier soutient que le discours social et culturel d’un groupe distinctif est composé de mots plurivoques qui se trouvent en interaction constante (dialogisme) avec le contexte linguistique, social, historique et idéologique qui les produit. Nous trouvons que c’est clairement le cas des mots dans les textes des auteurs privilégiés dans notre thèse.

Page 63: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

56

même temps un sentiment d’appartenance et de dés-appartenance. C’est leur écriture qui leur

permet de « se négocier » une place dans la société à l’aide de toutes les stratégies linguistiques.

Ils veulent comprendre l’existence d’une communauté à laquelle volens-nolens ils appartiennent,

mais aussi l’existence d’autres formes de marginalisation telles celles des sans-papiers, des

homosexuels, des gitans, etc. Ils mettent également en récit leur histoire personnelle, en parallèle

à l’Histoire de leur communauté dont ils témoignent. Ils s’attachent aussi à la langue française

qui est la seule langue qu’ils aient vraiment connue et la langue qu’ils se sont appropriée pour

mieux faire passer leur message, mais aussi pour pouvoir la subvertir à l’aide de l’ironie. Dans ce

cas, la langue ainsi transformée devient l’outil qui leur permet de passer du registre social au

registre esthétique et culturel, de la problématique identitaire et de l’immigration à la littérature

ou au cinéma. C’est l’élément qui leur donne le pouvoir de renverser le statu quo dans la société

actuelle, de problématiser la situation de ces individus dans le paysage culturel français et de leur

trouver une place à l’intérieur du système tout en remettant implicitement en question les notions

de nationalisme et d’identité nationale française, telles qu’elles sont actuellement véhiculées en

France.

La langue leur permet de survivre à travers la reconstruction de la mémoire. Leurs écrits

et leurs films sont une tentative de récupération de la mémoire de leur communauté qui,

autrement, pourrait s’oublier et que les nouvelles générations ne pourront plus reconstruire. Ils

créent des œuvres pour témoigner, mais aussi pour se débarrasser du poids ancestral qui pèse sur

leurs épaules, pour pouvoir « vivre avec ». Dans une telle situation, la langue acquiert une

fonction thérapeutique. En dernier lieu, ils écrivent pour se réinventer, pour devenir

constamment un Autre et le Même à la fois et pour problématiser les notions du « Même » et de

l’« Autre ».

Page 64: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

57

Par le biais du message exprimé, interprété différemment par les divers lecteurs et

spectateurs en fonction de leur propre vécu, l’écriture et le cinéma dépassent le style et

l’utilisation du mot dans son sens propre. Le produit artistique devient une traduction du langage

commun en langage métaphorique qui représente pour l’auteur un « signe total », selon les

termes de Barthes.

L’écriture leur permet donc de redéfinir constamment l’identité franco-maghrébine par

rapport à l’identité française et de transformer cette hybridation ethnique, perçue jusqu’alors

comme négative. Elle apporte un renouveau culturel dont bénéficient la culture française et la

culture maghrébine, et engendre ainsi un monde transculturel. Cette redéfinition constante de

l’identité ainsi que la complexité de l’écriture franco-maghrébine offrent aux lecteurs la

possibilité de s’y identifier à différents degrés, en fonction de leur vécu, et à comprendre dans le

texte des messages divers.

Par conséquent, nous pouvons comprendre pourquoi une discussion plus détaillée sur

l’importance de la langue dans l’écriture beure est essentielle. Pour saisir les subtilités de la

langue et pour être capable d’expliquer la présence de l’ironie à différents niveaux

d’interprétation des œuvres de Boudjellal, Charef et Gatlif, il a fallu aller à l’origine de la

question identitaire. Pour cette raison, nous avons jugé important de mentionner le contexte et

l’histoire de cette communauté sociale en France et d’insister sur le rapport de ses auteurs à la

langue française.

Page 65: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

58

3.3 Langue. Plurilinguisme et contextualisation

La langue dans le roman beur rend compte d’une situation culturelle plus complexe

qu’elle n’y paraît au premier abord. Charef, Boudjellal et Gatlif sont conscients de leur avantage

linguistique et ils utilisent cet outil de façon délibérée. Pour le distinguer de la langue standard

qui peut être retrouvée dans les textes des auteurs centrés ou d’autres écritures migrantes, les

trois écrivains issus de l’immigration maghrébine adoptent leur propre style d’écriture. Dans ce

contexte, nous sommes d’avis, avec Crystel Pinçonnat qui affirme dans « La langue de l’autre

dans le roman beur »63, que la langue usitée dans les textes issus de la génération beure n’est pas

une simple reproduction socio-linguistique du langage banlieusard, mais plus que cela. L’emploi

de cette forme d’écriture a aussi une valeur esthétique, dans les œuvres beures avec un caractère

humoristique évident:

Comme pour rendre compte de cette situation langagière complexe, les romanciers les plus inventifs, issus de l’immigration maghrébine, refusent d’adopter un modèle linguistique préétabli. Ils repoussent la solution de facilité qui consisterait à copier platement la langue des banlieues. Quand ils le font, c’est de façon

humoristique.64

Nous dirons même que la présence de mots de la banlieue constitue plus qu’un élément

humoristique, plus qu’une transposition de ce sociolecte d’un registre à l’autre (de la vie

quotidienne à la littérature). L’apparition prégnante de ces termes et expressions à des moments

clés de la narration constitue une subversion des stéréotypes français qui portent sur la vie dans

les périphéries des grandes villes, ainsi qu’une déconstruction des canons littéraires français et

européens, sur laquelle nous reviendrons dans cette thèse.

63

Crystel Pinçonnat. « La langue de l’autre dans le roman beur ». The French Review, Volume 76, nº 5 (avril 2003), pp. 941-951.

64 Crystel Pinçonnat. Art. cit., p. 942.

Page 66: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

59

Dans les romans des trois auteurs, la langue est aussi représentative de la situation

culturelle en France depuis les années 80. Les textes représentent plusieurs couches sociales (la

première génération d’immigrés, la deuxième génération, la classe ouvrière française ou

provenant d’autres nationalités), mais aussi diverses situations de diglossie (français et arabe) et

même de polyglossie (les personnages peuvent parler le français standard ainsi que celui de la

banlieue et le verlan, ils comprennent l’arabe quand leurs parents s’adressent à eux dans cette

langue, ou bien le kabyle, et parfois ils font preuve de leurs compétences dans des langues

étrangères comme l’anglais, l’allemand ou l’espagnol). Cette riche représentation témoigne de la

diversité culturelle en France et de l’inévitabilité du mélange de ces langages et des individus

provenant de multiples communautés culturelles.

Dans son article, Pinçonnat commente les stratégies des auteurs issus de la communauté

maghrébine qui mettent en relief leur créativité dans le domaine de la (des) langue(s)

d’expression. Par rapport au domaine littéraire, Charef et Boudjellal ont trouvé plusieurs façons

de mettre en valeur l’intrusion de divers langages. Dans le roman Le thé au harem… de Charef,

nous retrouvons à plusieurs reprises des mentions indiquant que le passage est prononcé en arabe

par l’un des personnages, mais pour des raisons pratiques l’auteur a décidé de l’écrire en

français. Ceci indique que Charef vise le lectorat français ou francophone et non une minorité

arabophone qui pourrait s’intéresser à ses œuvres.

Ainsi, dans le contexte d’une dispute entre Madjid et sa mère Malika, après un rapide

échange de courtes phrases en français (un français approximatif pour Malika), Charef ajoute :

« Là, vexée, comprenant à moitié ce qu’il vient de dire, elle se met en colère, et dans ces cas-là

Page 67: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

60

ses origines africaines prennent le dessus, elle tance en arabe »65. Ou bien, au moment où elle

parle du pays ou d’une situation plus grave et veut gronder son enfant, le vocabulaire approprié

en français lui fait défaut. Dans une telle situation, Charef insiste sur cet aspect en ajoutant que le

passage est prononcé en arabe, mais qu’il le « transcrit » en français :

Je vais aller au consulat d’Algérie, elle dit maintenant à son fils, la Malika, en arabe, qu’ils viennent te chercher pour t’emmener au service militaire là-bas! Tu apprendras ton pays, la langue de tes parents et tu deviendras un homme. Tu veux pas aller au service militaire comme tes copains, ils te feront jamais tes papiers. Tu seras perdu, et moi aussi. Tu n’auras plus le droit d’aller en Algérie, sinon ils te foutront en

prison. C’est ce qui va t’arriver! T’auras plus de pays, t’auras plus de racines. Perdu, tu seras perdu.66

De même, à la page 19 du roman, l’auteur sent le besoin de préciser que Malika parle

toujours en arabe quand elle est énervée ou irritée :

Madjid ne bouge pas de la chaise. Pour bien montrer à sa mère qu’il ne l’écoute pas, il fait des grimaces à sa petite sœur, qui en rit. La mère explose, crie en arabe :

- Tu veux quand même pas que ce soit moi qui aille chercher ton père, hein?67

D’autres séquences dans lesquelles elle s’exprime en arabe sont reliés au vocabulaire

religieux. Quand elle se plaint ou quand elle prie, donc dans des situations de désespoir, c’est sa

langue maternelle qui lui offre un soutien moral :

Elle parla au Bon Dieu en arabe. Elle se plaignait en arabe. Elle n’en pouvait plus.

Madjid ferma les yeux, essayant de trouver le sommeil.

Il avait l’habitude d’être reçu de cette façon. Et il pensait à autre chose quand sa mère continuait à le tancer,

à hurler, à se plaindre de son fils à Allah.68

65

Mehdi Charef. Le thé au harem d’Archi Ahmed. Paris: Éditions Mercure de France, 1983, p. 13. Nous soulignons.

66 Mehdi Charef. Op. cit., p. 14. Nous soulignons.

67 Mehdi Charef. Op. cit., pp. 18-19. Nous soulignons.

Page 68: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

61

Par ailleurs, Boudjellal trouve une autre façon d’introduire des passages provenant d’une

autre langue. Pour montrer qu’il s’agit de l’arabe, il emploie les caractères graphiques

spécifiques à cette langue. À la page 50 de son deuxième tome de Petit Polio, nous retrouvons

des immigrés maghrébins du quartier en train de se parler entre eux.

Fig. 1. Des hommes en train de parler en arabe, Petit Polio de Farid Boudjellal, Tome 2, p.

50 © Futuropolis, 2006

68

Mehdi Charef. Op. cit., p. 153. Nous soulignons

Page 69: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

62

Il n’existe nulle part une traduction en français ou une transcription de ce qu’ils disent.69

Boudjellal insère cette scène non pour les phrases arabes mentionnées, mais pour leur fonction

émotive, à savoir pour traduire la rage que le jeune homme ressent envers les Arabes après les

massacres en Algérie70. Dans le troisième tome, nous pouvons remarquer un signe religieux. Il

s’agit de l’écriture du nom d’Allah en arabe. En effet, dans cette scène, Abdel et Salima, les

parents de Mahmoud, se réveillent tôt pour manger avant le lever du soleil car ils sont en plein

Ramadan.

Boudjellal retranscrit aussi phonétiquement l’arménien dans son livre. À titre d’exemple,

nous pouvons choisir la scène dans laquelle la grand-mère de Mahmoud, une Arménienne

chrétienne de Turquie, fait sa prière avant de se coucher.

69

« -Est-ce que la situation est bonne en Suède?/-La pluie tombe même en été./-Une vie de débauche./-En Algérie, il pleut des balles. Si la situation continue, je rentre dans mon pays. Maudite soit la guerre! », traduction du texte en arabe par Dr. Alaeddine Ben Abdallah, Université d’Ottawa.

70 Pendant la Guerre en Algérie, de nombreux massacres ont eu lieu dans les grandes villes du pays Nord-Africain à

Alger et à Constantine.

Page 70: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

63

Fig. 2. La grand-mère de Mahmoud en train de faire ses prières en arménien, Petit Polio

de Farid Boudjellal, Tome 3, p. © Futuropolis, 2006

Ce n’est pas la seule scène où l’arménien apparaît dans le troisième tome de Petit Polio. La

vieille femme rencontre un docteur arménien et essaie de lui parler dans leur langue commune.

Alors Boudjellal décide d’écrire la phrase « Parlez-vous arménien? »71 en alphabet arménien.

71

Farid Boudjellal. Petit Polio. Toulon: Éditions du Soleil, 2003, Tome 3, p. 23.

Page 71: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

64

Fig. 3. Rencontre entre la grand-mère de Mahmoud et le docteur arménien. Petit Polio de

Farid Boudjellal, Tome 3, p. 23 © Futuropolis, 2006

Les mentions d’autres langues faites dans les textes de Charef et de Boudjellal ne sont

pas les seules preuves de l’existence d’une polyglossie dans les écritures beures. Un autre

procédé employé par Boudjellal et par Charef pour enrichir leurs œuvres de divers registres de

langue, est la retranscription phonétique du parler des représentants de la première génération

d’origine maghrébine. Les écrivains franco-maghrébins ont pris l’initiative d’écrire non

seulement sur leur statut marginal dans la société française depuis les années 80, mais aussi sur

la génération de leurs parents, c’est-à-dire la première génération d’immigration maghrébine en

France. Comme ces derniers sont venus en tant que travailleurs et qu’ils sont, dans leur majorité,

illettrés dans leur propre langue aussi (surtout les mères), ils rencontrent de grandes difficultés à

Page 72: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

65

apprendre le français correctement et à le parler sans accent. Ainsi, les passages dans lesquels les

auteurs reproduisent l’accent des Maghrébins de première génération ne sont pas nécessairement

des scènes humoristiques ou ironiques, mais ils sont représentatifs de la description des réalités

sociales vécues par cette communauté immigrée.

A maintes reprises dans Le thé…, Malika parle « un mauvais français avec un drôle

d’accent et des gestes napolitains en plus »72. Elle essaie de faire un effort afin de prononcer des

mots dans la langue du pays d’accueil et comme elle ne sait ni lire ni écrire, elle le fait dans un

français approximatif, comme elle l’entend :

- Ji ti li trouve di travail, moi, Chousette, ji ti li trouve…à la cantine de l’icole…serveuse, ti seras!... Ya! Chousette ya Allah a Rabbi… […]

- Ci une bien place...Chousette...ti tranquille à la cantine, travail pour toujours...et ti seras content, ya Chousette...si ti pli...Demain Chousette...ji dimande l’embauche pour toi...ci une place propre, i bien

piyi...demain!73

Pour elle, les « e, è, é » ne se différencient pas, elle les remplace toutes par des « i ». Ses

connaissances en grammaire sont limitées. Pourtant ce ne sont que des petits détails, car, en fin

de compte, les autres sont capables de la comprendre même sans faire beaucoup d’efforts. Bien

qu’elle prononce « icole » au lieu de « école », « si ti pli » au lieu de « s’il te plaît »,

« Chousette » à la place de « Josette », « grive » pour « grève », etc., Charef montre l’empathie

de la femme pour ses voisins et pour les autres personnes avec lesquelles elle entre en contact.

Cette scène montre l’humanité des habitants de la banlieue qui s’établit au delà de

l’approximation linguistique.

72

Mehdi Charef. Le thé..., p. 13.

73 Mehdi Charef. Le thé..., p. 161.

Page 73: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

66

En dépit de leur analphabétisme, ces personnages sont dépeints comme des individus très

intelligents et très capables, parfaitement intégrés dans la société française, et non comme les

présentent les médias en France. Dans Petit Polio de Boudjellal, nous ne trouvons pas de

transcriptions phonétiques du parler de la première génération. Cependant le texte comporte des

tournures de phrases un peu maladroites, ou bien l’auteur insère des petites fautes de grammaire

comme dans les exemples suivants : « Descendez vite les enfants... Pour César et pour moi, la

journée elle est pas finie... on en a encore beaucoup du travail!... »74; « Ici on est pas chez nous

mais il y en a beaucoup le travail!... »75; « Rémy se fait beaucoup les soucis pour sa mère,

docteur. »76. Ce sont des caractéristiques de la langue parlée et des erreurs communnes aux gens

qui ne sont pas très instruits, donc que l’on ne retrouve pas seulement dans l’expression des

immigrés. Par l’emploi de cette façon de parler, Boudjellal cherche à situer ses personnages dans

le contexte social modeste pour pouvoir mieux familiariser le public avec les conditions de vie

des Maghrébins en France. Ceci démontre aussi que la langue est avant tout un phénomène social

et un instrument de communication.

Un élément original de la littérature franco-maghrébine est sans conteste la créativité au

niveau du langage parlé en banlieue et dans le cas de Boudjellal il s’agit de la reproduction du

langage du sud de la France. Ce langage pourrait très bien être défini comme un genre de

discours propre au Sud selon la théorie des genres de discours de Mikhail Bakhtine.77 Nous

74

Farid Boudjellal. Petit Polio. Tome 1, p. 11. Nous soulignons.

75 Farid Boudjellal. Petit Polio. Tome 1, p. 53. Nous soulignons.

76 Farid Boudjellal. Petit Polio. Tome 2, p. 34. Nous soulignons.

77 Pour en savoir plus sur ce sujet, voir Mikhail Bakhtine. Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard,

1984, la partie sur les genres du discours.

Page 74: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

67

pouvons établir plusieurs groupes de mots et expressions dans les textes beurs: des mots en

verlan, des termes venant de l’arabe, des expressions argotiques, des interjections spécifiques,

des synonymes divers pour un certain syntagme et même des mots manouches (un groupe

communautaire gitan) comme « chouraver » (voler).

Nous rencontrons ces mots à chaque page des récits de Charef et de Boudjellal sans que

ce mélange ne coupe la cadence des phrases, ou que cela ne pose problème à la lecture. Les

raisons pour lesquelles nous pouvons comprendre le sens de cet éventail de mots et d’expressions

sont : l’habitude du public à entendre des termes du langage argotique, car ce langage est devenu

fréquent dans le parler courant, la répétition de certains syntagmes dans le récit, la

contextualisation de ces expressions qui appelle aussi une implication directe du lecteur dans le

texte.

Beaucoup de ces mots argotiques retrouvés chez Charef sont connus du public français

car ils apparaissent dans leur quotidien tels « mec, crever, pote, filer, bagnole, broncher, être

bourré, gosse, engueuler, flic, bosser, piquer quelque chose à quelqu’un, faire chier, louper

quelque chose, cramer, s’arracher, se marrer, clops » et la liste pourrait continuer. Pour tous ces

termes il n’est pas nécessaire de donner leur équivalent dans le français standard. De même pour

le texte de Boudjellal, nous avons retracé une longue liste de mots qui sont familiers aux

Français, jeunes ou adultes, comme : « en avoir marre, piquer quelque chose, truc, enfiler, être

embêté par quelque chose, canon dans le sens de « beau » dans le contexte, comme par exemple

" la couverture est canon" (Tome 1, p. 18), tronche », etc.

La fréquence de vocables et d’expressions comme « avoir marre », « piquer quelque

chose (à quelqu’un) », « (avoir) que dalle » (n’avoir rien), « la tronche » (la tête), « la godasse »

Page 75: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

68

(la chaussure), « la bagnole », « les flics » etc. chez les deux auteurs témoigne de leur emploi

usuel dans la langue, surtout dans les milieux populaires.

Beaucoup de termes caractéristiques du langage populaire et banlieusard deviennent plus

connus au fur et à mesure de la lecture des deux textes. Nous pensons aux vocables suivants :

clébard (chien), bouffi (ivre), plumard (lit), peinard (personne sans soucis), piaule (chambre), se

barrer (s’en aller), mettre des trempes (battre quelqu’un), frimer (être orgueilleux), chercher la

cogne (chercher une raison à se bagarrer), brêle (bon à rien), se faire lourder ou lourder

quelqu’un (chasser quelqu’un ou se faire chasser), le stick (le joint), à la bourre (en retard),

griller une sèche (fumer une cigarette), rempiler (se faire réengager), des ronds (de l’argent),

esquinter (critiquer quelqu’un de façon très dure), cent balles (cents francs), se faire tabasser (se

faire taper par quelqu’un).

Mis à part cette richesse linguistique de l’argot familier et des banlieues, les récits de

Boudjellal et de Charef sont parsemés de mots en verlan, tels que : « keuf » (pour flic ou

policier), « le renoi ou le kebla » (le noir ou le black), « le darron » (le père, mot provenant du

vieux français par l’intermédiaire du vieux anglais), « la gonzesse » (la fille), « la némo » (la

monnaie), « le taf » (le travail à faire), « le kefri » (le fric, l’argent). Nous relevons également de

nombreuses formes familières de certains mots comme : « avoir l’air dégueu » (déguelasse), « la

Sécu » (la Sécurité sociale), « la polio » (la poliomyélite), « le mécano » (le mécanique),

« le bob » (bobsleigh – chapeau rond en toile), « d’acc » (d’accord). Tous ces niveaux de langue

contribuent au changement de registre entre le ton sérieux et la langue bigarrée de la banlieue.

Ces différents niveaux langagiers ont des implications esthétiques comme nous allons le voir

plus tard dans les œuvres de Boudjellal et de Charef. C’est à travers ces divers niveaux

Page 76: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

69

linguistiques que les deux auteurs créent une ambiguïté dans le message ce qui nous mène à une

analyse plus approfondie de l’emploi de l’ironie.

Pour revenir à la familiarité et à l’oralité de la langue dans les écritures de Boudjellal et

de Charef, mentionnons aussi l’usage d’interjections (représentatives du sud de la France pour

Boudjellal) et d’expressions locales ou avec un ajout culturel (comme les mots arabes qui

recouvrent le texte de Charef). Dans Petit Polio, la majorité des interjections et des expressions

sont celles des habitants du sud de la France, de Toulon, par exemple. Mahmoud et ses amis, ses

parents et même le docteur français qui déménage dans la banlieue enrichissent leur parler avec

les mots suivants : « Bonnard », « Pétard », « Fan des pieds », « Peuchère », « Fatche de con »,

« Garri », « Zou », « Boudiou », « Pardi », « Té » (tu sais), « Vé » (tu vois) et complètent leurs

phrases avec des régionalismes comme : « empégué », « kesako », « bisquer », « être fondu »,

« bâcler », « adieu », « escagasser », « y a dégun » ( il n’y a personne). La présence de ces

syntagmes n’est pas aléatoire. Elle ne veut pas seulement traduire la richesse linguistique de la

région toulonnaise, mais aussi le fort enracinement des immigrés en France qui se manifeste par

leur adaptation au style de vie et au parler du lieu.

Boudjellal démontre au long de son texte que du point de vue communautaire, il existe

une véritable intégration des immigrés, et que les « problèmes » du manque d’assimilation

évoqués dans le discours social en France dans les années 60 ou 70 n’ont pas de fondement.

À son tour, Charef souligne la même problématique de l’intégration de ces gens par la

riche gamme de niveaux de langue. Nous retrouvons aussi des mots qui font allusion à l’arabe,

très peu d’ailleurs dans le texte, comme : « macache » (rien, de l’arabe makanch (il n’y a pas)), «

le dab » (le père), « la chorba » (soupe), « djebel » (montagne, métonymie pour « pays »), « le

haïk » (vêtement féminin porté en Afrique du Nord), « la chéchia » (le couvre-chef des hommes

Page 77: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

70

musulmans), « le jerrican » (un bidon), « le bendir » (instrument musical, une sorte de tambour),

etc. Ces mots nous sont soit expliqués, soit nous pouvons les comprendre dans le contexte, ils

font référence à des traditions religieuses, au vocabulaire culinaire ou aux habits spécifiques à la

culture maghrébine. L’intention de Charef est claire. Il ne veut pas élargir le fossé entre le texte

et ses lecteurs, mais il désire le réduire par la familiarisation de son public avec le milieu qu’il

décrit et avec ses habitants.

Tous les exemples de mots de diverses catégories tirés des textes de Boudjellal et de

Charef sont la preuve non d’une situation bilingue (le français et l’arabe), mais d’un « métissage

linguistique »78 qui mène non à un éparpillement linguistique, mais à un « mélange apprivoisé » :

« Loin de donner lieu à une guerre des mots, la pratique des insertions relève plutôt d’un

'mélange apprivoisé' »79. Ce métissage dont parle Pinçonnat confirme les transformations qui ont

eu lieu dans la société française depuis les premières vagues d’immigration dans les années 60

jusqu’à présent. Le plurilinguisme dans les livres de Charef et de Boudjellal certifie, d’une

certaine façon, le passage de la société républicaine française à une autre étape, celle du

transculturalisme et du mélange linguistique. Nous allons essayer de prouver cela tout au long de

notre thèse. L’endroit où ce phénomène se développe et prend de l’ampleur n’est pas le centre de

la société, mais la périphérie, donc la banlieue. Maintenant nous allons regarder les productions

cinématographiques des auteurs que nous étudions ici comme Charef et Gatlif. Il importe

d’examiner les stratégies dont ils se servent pour montrer l’alternance des divers registres

langagiers ainsi que de différentes langues.

78

Crystel Pinçonnat. Art. cit., p. 973.

79 Crystel Pinçonnat. Art.cit., p. 944.

Page 78: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

71

Comme les films constituent des images en mouvement, les interférences du langage écrit

ne se retrouvent pas en abondance. Il serait difficile d’insérer des digressions ou d’apporter des

précisions sur qui a prononcé telle phrase ou quelle scène est parlée en arabe ou dans une autre

langue. Pour combler cette absence du texte écrit, les cinéastes ont parfois choisi de recourir aux

sous-titrages pour montrer ce changement de langue. Afin d’assurer une compréhension totale du

message transmis, Gatlif et Charef ont décidé de mettre la traduction de toute réplique des

personnages, des chansons ou autre sur l’écran.

Le film de Charef, Le thé au harem d’Archimède, respecte plus ou moins dans le même

ordre les épisodes du livre. Les passages en arabe que nous avons présentés précédemment,

prononcés par Malika dans le livre, apparaissent dans le film en version originale, c’est-à-dire en

arabe, avec des sous-titres pour le public qui ne comprend pas cette langue. Mis à part ces

passages qui présentent les discussions entre Malika et Madjid, les seuls mots dans une langue

autre que le français sont insérés au moment où Pat et Madjid conduisent Solange (la prostituée)

chez les travailleurs illégaux qui se trouvent à la marge de la périphérie. La scène présente un

homme d’origine musulmane en train de faire sa prière. Parce qu’on l’a dérangé dans le moment

le plus sacré de la journée pour une raison humiliante, l’homme s’énerve et chasse Solange, Pat

et Madjid à coups de pierres. L’usage de l’arabe dans ce contexte indique, d’une part, une

pratique religieuse et la sacralité de cet acte dans l’Islam et, de l’autre, l’ignorance quelques fois

volontaire des jeunes gens en France envers ces pratiques culturelles.

A travers tout le film, la langue à laquelle Charef a recours est, comme dans le livre, la

langue parlée dans le quartier : un mélange de mots de l’argot, du verlan, des termes de

provenance arabe ou même créole comme la référence à la musique créole : « la biguine ». Nous

n’allons plus les rappeler car nous les avons déjà bien expliqués antérieurement dans la partie

Page 79: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

72

concernant les œuvres littéraires de Charef et de Boudjellal, dont le texte Le thé au harem

d’Archi Ahmed.

Maintenant, dans les deux films de Gatlif analysés, nous pouvons observer un emploi de

la langue plus complexe. Les productions du cinéaste franco-maghrébin ont comme centre

d’intérêt la polyglossie. Les personnages de ces deux films sont multilingues et, de par leurs

déplacements d’un pays à l’autre, ils peuvent mettre à profit leurs connaissances langagières.

Dans ces circonstances, le public visé par Gatlif ne se restreint pas au public français, qui est

censé être plus informé sur la crise dans les cités. L’ouverture vers les autres langues de

communication, ainsi que la présence des personnages non-français et non-maghrébins, signalent

l’importance accordée par le cinéaste au plurilinguisme, mais aussi à la globalisation du

phénomène d’immigration en Occident et dans le monde entier.

Même si le mélange des langues est plus évident dans Exils que dans Je suis né d’une

cigogne, nous trouvons suffisamment d’épisodes dans ce dernier film pour montrer l’usage d’une

gamme variée de sociolectes (le langage argotique, le langage banlieusard). Déjà par rapport à la

production de Charef où il n’y avait que deux personnages principaux, un Arabe et un Français

de condition modeste, le film de Gatlif met en scène l’histoire de trois personnages, dont une fille

d’une origine autre que française ou maghrébine, Louna. Elle est allemande et vient de

l’Allemagne de l’Est. Ce détail n’est pas anodin si nous pensons à la situation politique et sociale

dans la République démocratique allemande (RDA) avant la réunification du pays, le 4 octobre

1990.80Ainsi, elle fait appel à maintes reprises à son avantage linguistique, comme dans cette

80 A cette époque beaucoup d’habitants de la RDA cherchaient désespérément refuge en dehors du pays, en République fédérale allemande (RFA) ou ailleurs. Si c’est aussi le cas de Louna, alors son destin d’immigrée (ou

Page 80: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

73

scène significative où les trois protagonistes ont décidé d’aider un sans-papiers symbolisé par le

personnage de la cigogne81. Ils se trouvent en Alsace, dans une ville modeste où les résidents

sont très peu exposés au multiculturalisme et refusent de leur servir un repas. Les connaissances

en allemand permettent à Louna de joindre par téléphone l’oncle du sans-papiers qui se trouve à

Francfort et qui ne parle qu’allemand. C’est le seul moment du film avec des sous-titres en

allemand qui transcrivent la discussion qui a lieu en français :

Bonsoir. Je veux parler à monsieur Slimane. [...]

Ah, monsieur Slimane, bonsoir. Je suis avec votre cousin Mohamed. Il est en France. Il est venu sous un

camion. Il veut venir vous voir à Francfort. Comment ça, impossible? Impossible n’est pas algérien!82

Près de la frontière, ils demandent des renseignements à une vieille dame qui leur répond

en dialecte alsacien et qui s’avère à la fin pouvoir aussi comprendre l’allemand, mais pas le

français. Dans ce cas-ci, la discussion entre les deux femmes n’est pas traduite, car le sens est

évident du fait du contexte de locution. De temps en temps, elle « jette » en l’air des expressions

comme « bruderschaft » ou « Ich bin ein Berliner » ou des mots péjoratifs tel « scheiβe », mais le

cinéaste les considère comme universellement connues et il ne prend pas la peine de les traduire.

Ali est un deuxième personnage qui peut facilement se servir de sa maîtrise de deux

langues : le français et l’arabe. Il a les compétences requises dans les deux cas et il est même en

droit de corriger le français des autres, comme dans la situation où Otto écrit sur un mur avec un

plutôt d’(auto)exilée) et de différente se rattache à celui d’Otto et d’Ali qui, eux, se trouvent en France pour d’autres raisons. 81

Le fait que Gatlif a choisi comme personnage dans son film une cigogne, n’est pas aléatoire. La cigogne symbolise, dans ce contexte et par extrapolation, la migration des gens provenant de la Méditerranée en France ainsi que le manque d’un lieu d’habitation fixe.

82 Tony Gatlif. Transcription du film Je suis né d’une cigogne (1999). Nous transcrivons.

Page 81: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

74

spray « Cassez tout, dit-il » et Louna inscrit « Volez tout, dit-elle », mais elle fait l’erreur de

mettre deux l dans l’orthographe du verbe au lieu d’un seul. Le jeune maghrébin s’intéresse aussi

à la lecture de livres philosophiques comme La société du spectacle de Guy Debord, Le

manifeste du parti communiste de Karl Max, un livre sur Che Guevara ou le journal Le Monde.

Gatlif crée ainsi, par l’intermédiaire de cet adolescent pauvre issu des banlieues, un contre-

exemple de ce qu’on croit trouver dans les cités : uniquement des gens qui manquent d’éducation

et pour lesquels « l’école de la vie » est plus importante que ce que leur savoir académique leur

offre.

Plus tard, dans le film, il entretient des conversations en arabe avec le sans-papiers,

Mohamed, dans lesquelles il est capable de faire des commentaires sur la situation politique en

Algérie ou de parler du trouble identitaire des Maghrébins en France :

(Ali) : - N’aie pas peur! Ils vont te trouver des faux papiers. Tu es d’où en Algérie?

(Mohamed) : -D’Alger. Et toi?

(Ali) : - Ma famille est d’Oran. Mon frère veut retourner vivre au pays.

(Mohamed) : -Il y a beaucoup de misère, là-bas. Le pays est cassé.

(Ali) : - Pourquoi t’es pas resté pour lutter avec eux?

(Mohamed) : - Lutter avec qui? Contre qui? Dis-moi… 83

(Ali) : - Qu’est-ce que tu vas faire en Allemagne? Ils ne nous aiment pas… [phrase prononcée en français et ensuite répétée en arabe]. Tu serais mieux au pays.

(Mohamed) : - Au revoir, mon frère.

(Ali) : - Au revoir, mon frère.84

83

Tony Gatlif. Transcription du film Je suis né d’une cigogne (1999). Nous transcrivons.

84 Tony Gatlif. Transcription du film Je suis né d’une cigogne (1999). Nous transcrivons. �ote : Les mots entre

parenthèses sont nos commentaires.

Page 82: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

75

À la fin de la production cinématographique, la chanson de clôture est bilingue. Nous

entendons d’abord les vers en arabe avec traduction, qui sont immédiatement suivis d’une

version française. Cela représente un message évident de cohésion des langues qui, en fin de

compte, expriment la même idée de coalisation, de compréhension mutuelle entre les peuples et

les communautés sociales.

Toutefois, la production de Gatlif ne se différencie pas trop de celle de Charef du point de

vue de la multitude de langages qui paraissent à divers moments du film : du vocabulaire

argotique aux termes en verlan et aux expressions idiomatiques. Nous pouvons mentionner des

mots que nous avons déjà retrouvés dans les exemples littéraires de Charef et de Boudjellal, mais

aussi dans l’adaptation cinématographique Le thé au harem d’Archimède comme : « mec,

bagnole, flic, nana, bouffer, piaule, connard, bicot, traîner, se casser, être dingue, être bronché,

costard, balles (pour argent) et le mot du verlan « meuf ».

Dans Exils, le choix des langues tout au long du film est même plus impressionnant que

dans Je suis né… . En commençant par la chanson sous-titrée qui ouvre la première scène, nous

sommes introduits à l’anglais et à l’espagnol. Ce sont deux langues de circulation mondiale et,

même si les deux personnages principaux Zano et Naïma ne les parlent pas couramment, ils ont

une connaissance suffisante pour se débrouiller dans des circonstances ponctuelles. Par exemple,

Zano est mis face à une conjoncture très drôle dans laquelle il doit se faire comprendre par une

Page 83: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

76

vieille femme espagnole dans une épicerie. Il se sert plutôt des mots en français qu’il essaie de

« rendre » en espagnol, mais au final il réussit à expliquer à la vendeuse ce dont il avait besoin :

(Zano): - Chaussuros, vandares pour my?

(La vendeuse): -Yo, es que non le entiendo, eh?

(Zano) : - Chaussuros comme les tiennas? Chaussuros?

(La vendeuse) : (rit) Estos essen babuchas.

(Zano) : - Babuchos pour my. Vandares?

(La vendeuse): - Babuchas. De taille 40.

(Zano) : - Et la taillas?

(La vendeuse) : (toujours en riant) 40.

(Zano) : 40? Ah… Quarente e dos? (Elle les lui donne.) Ah, muchas gracias! Et, por chicos? (Il montre ses dents.) Brossos? (La femme rit encore). Shampoones? Vandares? Combien? Combien euros?

(La vendeuse) : Dineros?85

Par contre, Naïma se sent plus à l’aise pour répondre en espagnol à plusieurs reprises

dans le film. À la question d’un fermier espagnol qui veut savoir s’ils cherchent du travail au

champ, elle lui répond : « No, nosotros viajamos. »86 et quand un jeune homme d’ethnie rom la

rencontre dans un café gitano à Séville et lui demande « De donde eres? Paresces gitana. », elle

lui répond avec fierté et décision : « Soy argerina, argerina de Francia. »87 Les deux jeunes

personnes sont la preuve que la nouvelle génération issue de l’immigration n’est plus limitée

dans ses choix linguistiques ou territoriaux. Ils ont eu accès à l’éducation et se trouvent donc au

85

Tony Gatlif. Transcription du film Exils(2004). Nous transcrivons.

86 Tony Gatlif. Transcription du film Exils (2004). Nous transcrivons.

87 Tony Gatlif. Transcription du film Exils (2004). Nous transcrivons.

Page 84: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

77

pôle opposé des jeunes banlieusards des productions artistiques des années 80 qui sont expulsés

de l’école très jeunes ou qui refusent la formation républicaine. Les personnages d’Exils sont

plus exposés à l’utilisation de l’Internet et à la culture de masse. Ce sont des citoyens de l’Union

Européenne, d’où leur aisance à se déplacer sans contraintes légales dans les États membres de

l’Union, mais aussi en dehors de cet espace. Ces facilités leur offrent une ouverture langagière

plus significative que dix ans auparavant et leur permet de communiquer avec des personnes hors

de leur espace de vie.

L’arabe est assez souvent employé tout au long du film aussi, mais, contrairement aux

attentes du public, non pas par les deux personnages principaux, mais par les personnes avec

lesquelles ils entrent en contact. Bien que Naïma provienne d’une famille maghrébine ou mixte

(car nous apprenons dans le film qu’au moins son père vient du Maghreb, mais qu’il ne leur a

jamais appris l’arabe et qu’il ne voulait plus le parler à la maison), elle ne comprend rien quand

on s’adresse à elle dans cette langue à plusieurs reprises. Zano est fils de Pieds-Noirs né en

France, alors que son grand-père et ses parents ont vécu une grande partie de leur vie en Algérie.

Mais ils ne lui ont rien transmis de cette culture et de la langue du pays. Les premières phrases

qu’ils apprennent, c’est à l’aide du couple de jeunes Algériens qu’ils rencontrent dans les champs

à Séville : « Nous allons en Algérie. Nous faisons une marche à pied jusqu’à Alger ». Cependant,

cet épisode n’est pas le seul moment dans le film où des gens parlent arabe. La jeune Algérienne

écrit une lettre dans sa langue qui sera plus tard remise à sa famille en Algérie au moment où

Zano et Naïma rejoignent la ville d’Alger. Tandis que le grand-frère lit la lettre en arabe devant

toute la famille et que les spectateurs peuvent en lire la traduction en français, Zano et Naïma ne

comprennent rien de ce qui se passe, ce qui met la jeune française très mal à l’aise. Le malaise

provient non de l’incompréhension du message en arabe, car ils peuvent deviner le contenu de la

Page 85: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

78

lettre, mais de cette expérience, ce voyage qui amplifie le sentiment d’étrangeté de Naïma qui

avait espéré retrouver ses racines et régler son problème identitaire dans ce voyage.

Toutefois, le message du film reste positif avec l’usage de plusieurs langues qui

enrichissent l’expérience culturelle des deux personnages et, à travers eux, celle du public qui

s’intéresse à cette production. Pour donner de la crédibilité à ce propos, mentionnons la scène

dans laquelle Zano et Naïma passent à côté de la tente d’une famille gitane, se lient d’amitié avec

eux et se font même inviter à rester pour la nuit. Même s’ils ne communiquent pas dans la même

langue, ils n’ont pas de soucis de communication. Même le premier dialogue avec les deux

jeunes Algériens est difficile à établir, car la sœur doit constamment passer du français à l’arabe,

le français quand elle traduit ce que son frère leur demande et l’arabe pour dire à celui-ci ce que

les deux Français ont répondu comme dans l’exemple suivant :

(La fille algérienne en arabe) : - Tu veux du thé, mon frère?

(Le garçon lui fait signe de la tête que oui et ensuite lui demande) : - D’où viennent-ils? Quelle est leur nationalité?

(La fille) : - Il est Français.

(Le garçon en arabe en s’adressant à Naïma qui se trouve à côté de lui) : - Tu fumes?

(La fille traduit à Naïma ce que son frère a dit) : - Tu fumes? (La même question se répète pour Zano.) Toi, tu fumes?

(Le garçon demande à sa sœur) : - Quel est leur nom?

(Naïma) : - Qu’est-ce qu’il dit?

(La fille) : - Nom. Comment tu t’appelles?

(Naïma) : - Naïma.

(Le garçon) : - Habib?

(La fille) : - « Habib » c’est…

(Zano) : - Zano.

(La fille) : - Naïma, c’est arabe. Tu es arabe, toi?

Page 86: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

79

(Naïma) : - Eeeuh, c’est Naïma, quoi.

(Le garçon à sa sœur) : - Qu’est-ce qu’ils font par ici?

(La fille) : - Qu’est-ce que vous faites par là?

(Zano) : Nous, on va à Alger.

(La fille traduit à son frère qui rit de bon cœur) - Qu’est-ce que vous allez faire en Algérie?

(Zano) : - On fait une marche à pied jusqu’à Alger.

(La fille) : - Une marche à pied? (Ils rient).88

Dans une autre perspective, nous retrouvons des termes d’argot comme « connerie, se

gonfler, fric, se faire bouffer, bouffer, galérer, gueule (pour une personne qui parle beaucoup) »

que nous avons trouvés dans les autres productions analysées dans notre thèse. Les abréviations

« bio, écolo, p’tit-déj » sont une autre preuve de l’emploi d’un langage parlé dans les répliques

des personnages. Ces diverses manières de s’exprimer dans les textes et dans les films des trois

auteurs ne font que renforcer les arguments du début de notre chapitre qui soulignent

l’importance d’une analyse de la (des) langue(s) et du (des) langage(s).

Les exemples que nous avons donnés sont une preuve très claire de la créativité des

écrivains et des cinéastes beurs. Non seulement ils transposent diverses situations de diglossie et

même de polyglossie en un langage artistique, mais ils rendent aussi compte d’une complexité

langagière et culturelle qui existe dans les banlieues en France, donc d’une hétéroglossie89. Ils

88

Tony Gatlif. Transcription du film Exils (2004). Nous transcrivons.

89 Nadia Elia dans “In the Making : Beur fiction and identity construction”. World Literature Today. Winter 1997,

vol. 71, n°. 1, voit ce passage de la polyglossie (le français et l’arabe qui apparaît dans les textes beurs) à une hétéroglossie à l’intérieur de la même langue (le français) comme un moyen d’expression très originel des représentants de la deuxième génération d’immigration franco-maghrébine : “Being neither Arabic nor French, Beur is a natural vehicle of expression for second-generation immigrants and constitutes a shift from polyglossia, which Bakhtine saw as ʻthe interanimation of major national languages…each of which was in itself already fully formed

Page 87: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

80

ont recours à ces différents langages et langues pour détruire une image erronée qui s’est créée

autour des cités et de leurs jeunes habitants. Ils réussissent aussi à se frayer un chemin vers les

nouveaux genres artistiques et à trouver leur propre voie d’expression.

Nous passons maintenant à la discussion sur l’ouverture du texte à de multiples

interprétations en fonction de divers contextes culturels et politiques. Cette partie ne constitue

qu’une transition vers le deuxième chapitre qui développe, d’une manière plus détaillée, l’emploi

d’un mimétisme linguistique ayant pour but de relativiser le message du texte et de le

transformer en un avantage culturel des écrivains beurs en France. L’usage de ce que nous allons

théoriser plus tard par moquerie (mimicry dans les termes de Bhabha), ou par ironie dans le

contexte postcolonial, offre aux auteurs de la deuxième génération d’immigration franco-

maghrébine (comme c’est le cas des trois écrivains et cinéastes dans notre thèse) un pouvoir

d’expression unique. Cela leur permet de changer leur statut minoritaire dans la société

contemporaine et de s’imposer sur la scène culturelle actuelle dans l’Hexagone.

3.4 Langue : Écriture et Interprétation

Les intérêts des écrivains et des cinéastes analysés sont parfois divergents, mais cette

divergence est celle-là même qui attire le public et le fait se tourner vers ce type d’œuvres. Les

thèmes abordés sont ceux de l’évasion faisant appel au mythique ou à l’imaginaire. Les œuvres

and unitaryʼ(66), to heteroglossia , the coexistence of a number of voices ʻ within a language, that is… internal differentiation, the stratification characteristic of any national language ʼ(67)” (p. 51).

Page 88: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

81

parlent de l’errance, du voyage, du vagabondage et du rêve. Pourtant, ce qui leur attire la

controverse, c’est leur tournure fortement politisée. Nous avons pu voir dans le chapitre

préliminaire que la littérature et le cinéma contemporains ne peuvent pas être compris sans

connaître leur contexte politique et social. L’œuvre littéraire ou cinématographique n’a plus

seulement une existence en elle-même, elle peut ne pas être lue d’une perspective unique. Elle

impose une lecture à plusieurs niveaux.

Eco traite, dans Les limites de l’interprétation, cette idée d’ambiguïté vue comme

possibilité interprétative illimitée. Il affirme que : « L’œuvre d’art est un message

fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant. »90

Autrement dit, l’œuvre cherche une signification au-delà du texte même. Cette polysémie dans

différents contextes, suscite une pluralité d’interprétations. Eco établit ensuite trois niveaux

interprétatifs: l’intention de l’auteur (intentio auctoris) ou ce que l’auteur a voulu dire ;

l’intention de l’œuvre (intentio operis) ou, en d’autres termes, ce que l’œuvre exprime, et

finalement l’intention du lecteur (intentio lectoris) : son interprétation de l’œuvre. Une fois

écrite, l’œuvre n’appartient plus à son auteur, elle a une existence en elle-même. Elle ne cesse de

multiplier ses significations.

En tenant compte de cette perspective structurée sur trois niveaux, Eco introduit le terme

« d’ouverture » représentant alors la possibilité d’interprétations multiples d’un récit littéraire ou

cinématographique. Tous les mots font référence à des situations vécues, à des principes et topoi

(lieux communs) qui ouvrent l’horizon d’attente du lecteur. Mais comme l’expérience

individuelle est essentielle dans ce cas, il y a une multitude de points de vue, de significations

90

Umberto Eco. Les limites de l’interprétation, Paris: Livre de Poche, 1992, p. 5.

Page 89: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

82

des expressions utilisées dans le texte. Eco ajoute encore que la lecture (l’interprétation) est une

ré-interprétation d’une œuvre, donc même les œuvres classiques, « closes » d’un point de vue

formel, sont ouvertes à l’interprétation linguistique, littéraire, culturelle. Par conséquent, l’œuvre

littéraire ou filmique détient en elle-même tout le pouvoir linguistique et culturel de l’individu et

de sa génération en comprenant en même temps toutes les générations, celles qui l’ont précédée

et celles à venir. Chaque mot détient plus d’un sens, ce qui crée l’ambiguïté et parfois le comique

de la situation. De plus, l’œuvre artistique reste toujours « ouverte »91, ce qui peut suggérer au

moins deux perspectives. Elle est ouverte au sens où elle n’offre jamais de fin précise, car elle ne

cherche pas à donner une « réponse » définitive à la problématique posée. Et, d’une autre

perspective, elle est ouverte, car en rapport constant avec les œuvres de mêmes thématiques ainsi

qu’avec d’autres textes qui font référence à la problématique identitaire.

Si, dans la littérature canonique française, le marginal ou l’Autre était un objet d’analyse

dans le texte et qu’il était décrit de l’extérieur, dans la littérature de ces dernières décennies, c’est

le sujet marginal même qui parle et les points de vue se multiplient. Ce qui attire l’attention dans

ce sens, c’est le fait que ce sujet n’essaie pas de se justifier ou de se créer une identité légitimée.

Au contraire l’œuvre devient une recherche infinie de ce sujet. Cela ne veut pas dire que

l’écriture beure se distancie ou renie catégoriquement la linéarité de la tradition littéraire.

D’ailleurs, elle adopte plutôt deux perspectives qui ne s’excluent pas, mais qui, en fait,

cohabitent dans la même œuvre : la perspective des immigrés et celle des Français qui habitent

en banlieue.

91

Umberto Eco. L’œuvre ouverte. Paris : Éditions du Seuil, 1965.

Page 90: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

83

Dans une première étape, celle de la voix narrative, nous pouvons parler dans les textes

beurs d’une intériorisation ou d’une prise en compte du message. Le narrateur, connaît tout sur

son personnage et adopte donc une perspective omnisciente en racontant les événements. Il est,

dans l’acception de Genette (Figures III 1972), un narrateur hétérodiégétique. En d’autres

termes, le narrateur n’est pas impliqué dans la narration, mais il peut mettre à nu la raison des

personnages et juger leurs comportements. Dans ce cas, le texte s’inscrit évidemment dans la

linéarité du récit, dans la tradition romanesque classique, ou bien, nous pouvons le classer dans le

mode narratif de la diégésis (telling) de Genette. Du point de vue de la focalisation, il s’agit donc

d’une focalisation zéro (Genette) ou, autrement dit, d’une vision par derrière dans laquelle le

narrateur voit et analyse le comportement des personnages.

Par exemple, au début du roman de Charef, Le thé au harem, le narrateur décrit l’état

d’âme de Madjid tout en parlant de ses traits psychologiques. De même, en parlant de la situation

des jeunes habitants de la banlieue, il s’identifie à leur sort et devient même sentimental dans ses

paroles :

Faut surtout pas chialer, parce que la faiblesse est alors reconnue, citée, criée, répandue. Faut pas pleurer. Faut pas, petit!

Emmagasiner encore et toujours en attendant, avec l’espoir peut-être de se réconcilier avec soi-même et avec sa vie. Sinon c’est l’explosion, ça se réveille comme un volcan qui a longtemps ruminé sa vengeance contre tout ce qui lui a été bourré dans la gueule. Il évacue l’énergie somnolente en ses tripes. De bonne elle est devenue mauvaise, dévastatrice et c’est la violence. Le refus. Le refus de se laisser étouffer. Contre la récupération de soi.92

Boudjellal respecte aussi la chronologie des faits en exposant dans son œuvre les

événements passés dans la vie de Mahmoud et de sa famille de juillet 1958 à août 1962.

92

Mehdi Charef. Le thé…, p. 58.

Page 91: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

84

L’histoire suit le destin d’un seul personnage principal et des personnages avec lesquels il entre

en contact.

De même, dans le film Je suis né d’une cigogne de Gatlif introduit à la quatrième minute

le narrateur dans la voix off, qui présente le personnage principal Otto et ses activités

quotidiennes, de la même façon qu’un narrateur omniscient le ferait. La description, même si elle

est sommaire, apporte des informations essentielles sur le personnage et sur son parcours. Le

narrateur présente Otto comme suit :

Et ainsi, chaque matin, à peine sorti de ses rêves de chômeur, Otto plonge dans un monde logique et sans pitié. Urine : trois quarts de litre environ. Café soluble : lyophilisé, soi-disant décaféiné : 20 centilitres.

Toilettes : trois à quatre décilitres.93

Dans une deuxième étape, à un certain moment dans le récit, c’est le personnage qui agit

et qui parle. D’une perspective narrative, il n’y a aucun jugement de valeur qui transparaît dans

le récit. Le personnage raconte son histoire, pense, crie, se justifie, tout cela sans qu’aucune autre

instance extérieure n’intervienne. Nous utiliserons pour cela le terme de Genette : focalisation

interne. Dans le film Le thé au harem d’Archimède, le spectateur situé derrière la caméra,

regarde ce qui arrive à Pat et à Madjid, leur périple dans la banlieue et dans les rues de Paris, tout

comme la description du quartier, les autres personnages qui entrent en contact avec eux et leurs

perspectives. Dans le film Exils de Gatlif, nous avons trouvé le même procédé. Le début du film

Exils montre le dos d’un homme qui se trouve être Zano, un des deux personnages principaux.

Le plan s’ouvre et avec lui la perspective du spectateur qui voit, en même temps que le

personnage, l’image de la périphérie : l’autoroute, les bâtiments entassés aux alentours.

93

Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif (Nous transcrivons).

Page 92: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

85

Dans Petit Polio, la scène de la caricature faite par Mahmoud, nous montre les angoisses,

et même la peur, éprouvées par l’enfant et sa façon de réagir. Le temps employé est le présent et

il n’y a nulle part un discours rapporté, ce qui prouve que le narrateur laisse le champ libre à son

personnage. Ces deux plans dont la narration va du discours direct au discours rapporté,

coexistent et se succèdent dans le type d’écriture décentrée et dans le cinéma accentué en tant

que moyen de construction narrative de l’œuvre.

Les points de vue multiples et polyvalents qui ressortent des écritures beures engendrent

la polyglossie et la polyphonie de l’œuvre, lui conférant ainsi sa valeur artistique. Dans

l’intention de donner une perspective selon différents angles, les auteurs de notre corpus créent

des voix multiples aux personnages. Ces personnages donnent souvent leurs avis sur certaines

problématiques sociales et culturelles à travers leurs histoires. Par exemple, à la fin du film

Le thé au harem, Madjid se fait embarquer par la police sans opposition. Pat le rejoint dans la

voiture en signe d’amitié profonde. Cette fin nous laisse en suspens, sans offrir de solution à

l’action déroulée. C’est au lecteur/ spectateur d’interpréter ce dénouement en fonction de son

point de vue. Gatlif procède de la même manière dans Exils. La dernière scène présente Zano et

Naïma qui partent main dans la main hors du cadre du cimetière où le grand-père de Zano était

enterré. Nous ne savons pas où ils vont et quelle est leur future destination. La fin reste ouverte à

différentes interprétations.

Le terme de « polyglossie » et son dérivé « polyglotte » sont utilisés aussi par Rosi

Braidotti pour parler du sujet postmoderne et fragmenté de nos jours. En empruntant ce terme à

Braidotti, nous l’utiliserons dans notre thèse dans le sens de « polyvalence linguistique » des

personnages lors de notre troisième chapitre. Dans ce sens, Charef montre dans son récit que la

vie en France offre à Madjid, de même qu’aux autres fils d’immigrés, une ouverture d’esprit, la

Page 93: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

86

possibilité de rencontrer d’autres personnes issues de cultures différentes et d’apprendre à vivre

dans une société multiculturelle. Cela pose un défi au lecteur car il faut avoir une connaissance

assez vaste du Maghreb pour percevoir cette ambiguïté dans les œuvres et pour identifier et

comprendre toutes les nuances du langage subversif.

Nous entendons donc la construction plurielle de l’œuvre comme le résultat de la

fragmentation recherchée par l’auteur, de la superposition des plans, des genres et des récits. Le

but de cette ouverture du texte dans le sens que lui prête Eco n’est pas de trouver des réponses à

des questions précises, mais d’exposer des situations complexes, des cas individuels cherchant

seulement à se libérer d’une charge émotionnelle et psychologique. À travers l’usage de

l’ouverture textuelle, les œuvres offrent la possibilité d’une recréation constante et ménagent un

espace de liberté au lecteur.

Maintenant nous allons passer à la discussion sur l’importance rhétorique et esthétique de

cette ouverture du texte qui se manifeste à travers les divers niveaux d’interprétation qui

ressortent de la lecture des œuvres de Mehdi Charef, Farid Boudjellal et Tony Gatlif. Nous

porterons notre attention surtout sur les significations que les diverses expressions et scènes

peuvent prendre à travers une lecture faite selon une perspective transnationale. Ce qui nous

intéresse en particulier, c’est de souligner l’ironie subtile qui ressort du texte ou de la lecture

entre les lignes, et qui renverse la signification de ce qui est compris au premier niveau

d’interprétation. Nous voulons mener plus loin le sens de l’ouverture textuelle et saisir

l’ambivalence textuelle qui donne lieu à un message ironique. En d’autres mots, nous voulons

souligner l’idée que l’ironie dans les textes beurs doit être entendue en tant qu’autre forme

d’ouverture textuelle analysable à plusieurs niveaux.

Page 94: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

87

4 Chapitre II

Ironie du langage postcolonial

4.1 Introduction

Nous avons déjà mis l’accent sur l’importance de l’étude des œuvres artistiques de

Charef, Gatlif et Boudjellal d’un point de vue contextuel et linguistique. Par endroits, nous avons

touché, même si c’est d’une façon tangentielle, la problématique de l’emploi de l’ironie, ou bien

de la moquerie, utilisée dans ces écritures. Dans le présent chapitre, nous allons explorer la

dimension esthétique de la langue et ses niveaux d’interprétation avec pour objectif, de signaler

le développement d’une nouvelle forme d’ironie et de moquerie, entendue comme technique

artistique qui ressort entre les lignes afin de déstabiliser le système de pensée dominant. La

moquerie et le comique de situation selon les concepts émis par Hutcheon, Bhabha et Delvaux,

tels qu’ils apparaissent dans les textes à l’étude, nous démontreront que Charef, Boudjellal,

Gatlif réussissent à subvertir la langue de l’intérieur, en déconstruisant l’écriture traditionnelle.

Le langage dans leurs textes est fortement politisé. Pourtant, le fait que les trois auteurs

emploient ce langage pour ironiser sur les idées intégrationnistes françaises ne signifie pas que

les textes sont des textes de propagande ou ont une fonction pamphlétaire. Au contraire, Charef,

Boudjellal et Gatlif prennent la parole, non pas pour dénoncer les normes françaises, mais pour

montrer l’importance des changements d’ordre culturel qui se sont produits dans la société à la

suite de la migration et au développement des médias. Ils donnent une image cohérente du

transculturalisme à travers des moyens discursifs, tels que le changement de voix narrative, le

double langage, la moquerie et le comique de situation. L’ironie dans les textes littéraires et

Page 95: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

88

filmiques de provenance franco-maghrébine, est construite par le biais de l’ambiguïté du

langage, par l’ambivalence, le plurilinguisme et l’ouverture du texte et, parfois, par des moments

de suspens et par le silence ou le sous-entendu qui donnent libre cours à l’interprétation.

Dans les pages qui suivent, nous allons examiner comment cette forme d’ironie devient

une manifestation essentielle dans la prise de parole et du pouvoir d’expression des écrivains et

des cinéastes de la nouvelle vague d’immigration. Notons d’abord que les idées sur l’ironie de

Linda Hutcheon font écho à celles sur la moquerie (mimicry) de Homi Bhabha. Nous retrouvons

chez les deux théoriciens la même perception de l’ironie (postcoloniale) conçue en tant

qu’ambiguïté et ambivalence du texte. La même idée apparaît dans les théories d’Inge Böer et de

Martine Delvaux. Dans une deuxième étape, nous allons analyser les niveaux d’interprétation de

l’ironie dans les textes et dans les films de Charef, Boudjellal et Gatlif en nous concentrant sur

chaque œuvre individuellement et non sur chaque niveau interprétatif séparément. Nous avons

choisi ce procédé non par manque d’exemples révélateurs, mais par défi d’ordre formel. Dans

chaque exemple, nous avons distingué un entrecroisement de plusieurs niveaux d’interprétations,

et nous avons considéré qu’il est plus pertinent de les discuter contextuellement.

4.2 (Re)définition du concept d’ironie. L’évolution sémantique du concept

As philosophers claim that no true philosophy is possible without doubt, so by

the same token one may claim that no authentic human life is possible without

irony. (Kierkegaard, Concept of Irony)

Page 96: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

89

Une œuvre ouverte sur le multiple crée l’ambigüité, le doute, l’ouverture sur les

possibles. Il en va de même pour l’ironie qui subvertit et ouvre le sens premier ou apparent d’une

énonciation. Afin d’arriver à la théorisation du terme d’ironie dans le contexte postcolonial,

signalons d’abord les caractéristiques de la définition générale. Étymologiquement, le mot vient

du grec eironeia qui signifie « ignorance feinte ». Cette étymologie fait référence à la ruse d’une

énonciation qui exprime le contraire de ce qui est dit. L’ironie suggère donc un renversement du

sens primaire qui évoque une chose, mais qui veut en dire une autre : “praising in order to blame

and blaming in order to praise”94. Définir l’ironie devient ainsi une tâche difficile si on fait

référence seulement au niveau sémantique car elle dépend du contexte d’énonciation, du ton et

de l’évolution de la langue. L’ironie est une forme subversive. Commençons par le travail de D.

C. Muecke qui opère un bref survol des différentes façons par lesquelles l’ironie est exposée

dans les textes littéraires. Il distingue au moins une quinzaine de formes d’ironie. Ces divers

procédés de construction de l’ironie, pertinents à notre thèse, peuvent se retrouver également

dans les textes littéraires et filmiques postcoloniaux, comme par exemple : l’ironie de soi, la

moquerie, l’ironie non-verbale, l’ironie événementielle, la double ironie, etc.

Néanmoins, ces catégories d’ironie ont toutes en commun l’usage du langage ainsi que le

choix des mots (parfois l’emploi d’un silence est aussi révélateur dans ce sens) qui laissent sous-

entendre le ton ironique. Le contexte qui les produit et leur fournit un sens ironique est essentiel

dans la compréhension du concept95. Dans son livre, Muecke en arrive à la conclusion que

94

D. C. Muecke. Irony and the Ironic. Londres et New York: Methuen, 1982, p. 29.

95 Nous allons voir par la suite dans notre thèse que les choix de la langue et le contexte constituent un atout de la

littérature et du cinéma beurs et qu’ils contribuent à la création d’un nouveau discours. Ce discours représente plus

Page 97: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

90

l’ironie devient un style d’écriture qui donne lieu à des séries infinies d’interprétations

subversives :

Irony (is) a way of writing designed to leave open the question of what the literal meaning might signify: there is a perpetual deferment of significance. The old definition of irony is suspended; irony is saying something in a way that activates not one but an endless series of subversive interpretations.96

A ce niveau, nous rencontrons un autre problème relié à l’ironie : son décodage, sa

perception en tant qu’ironie. Car, en fait, l’ironie ne devient ironie qu’au moment où le lecteur la

perçoit comme telle. La linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni, dans « Problèmes de l’ironie »,

parle de l’importance contextuelle d’une certaine époque qui permet de percevoir l’ironie dans

un texte ou dans une performance linguistique. Elle soutient que la compétence linguistique du

lecteur/ du récepteur est très importante pour établir le même réseau conceptuel, mais, en même

temps, l’interprétation d’un texte en tant qu’ironique est fortement liée au contexte culturel et

idéologique dans lequel l’énoncé ironique a été émis : « L’interprétation de l’ironie implique, à

part la compétence linguistique, la compétence culturelle et idéologique du public qui reçoit cette

ironie ».97

Tout cela permet de souligner l’importance capitale que les auteurs en général, les beurs

en particulier, donnent au choix de leurs mots dans les textes, et combien le contexte de

production et d’interprétation est essentiel à la création d’un langage ironique. L’ironie dans les

qu’une prise de parole dans la littérature et dans le cinéma postcolonial. Il montre une nouvelle vision sur la société globale contemporaine. A l’aide de l’ironie (et ce terme signifie plus qu’une figure de style), le système eurocentriste et culturel entier est mis en cause, provoqué et redéfini suivant d’autres paramètres.

96 Op. cit. , p. 31.

97 Catherine Kerbrat-Orecchioni. « Problèmes de l’ironie » dans Linguistique et sémiologie. Travaux du Centre de

recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon, 1976, vol. II, p. 30.

Page 98: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

91

textes que nous analysons n’est pas une chose évidente. Elle ne se produit qu’au moment où le

public est capable de décoder le premier niveau littéral du texte et quand l’auteur réussit à le faire

participer à l’interprétation de l’œuvre en tant qu’ironique. Le mérite des écrivains et des

cinéastes beurs dans ces circonstances est d’avoir assez de talent pour préparer le lecteur à une

lecture plus approfondie de leur production artistique et de transformer le lecteur en complice

dans l’acte énonciatif ironique. Le paradoxe de l’ironie postcoloniale réside dans le fait que le

texte n’est pas ironique en soi, mais qu’il faille connaître le contexte culturel et le vécu de

l’auteur pour pouvoir en interpréter les nuances ironiques qui ne sont pas perceptibles par une

lecture non avisée.

Dans les pages qui suivent, nous allons voir ce rapport entre les trois auteurs et la façon

dont la perception active du public visé s’enchaîne. Les textes et les films de Charef, Gatlif et

Boudjellal sont élaborés selon plusieurs niveaux d’interprétation : ceux-ci permettent une lecture

de l’ironie ou de la moquerie postcoloniale telle que l’entend Homi Bhabha. Ce qui est fascinant

dans les œuvres de Charef, de Gatlif et de Boudjellal, ce sont les différents éléments stylistiques

que ces œuvres emploient pour attirer l’intérêt de publics divers et hétérogènes : le public

français, celui d’origine maghrébine et le public francophone en général, qui lui n’est pas

nécessairement lié à l’histoire franco-algérienne ou à la réalité sociale et culturelle en France des

années 80 jusqu’à présent.

Les idées précédentes sur la conceptualisation de l’ironie nous ont donc fourni les

éléments théoriques essentiels pour comprendre les approches de Hutcheon, de Bhabha et de

Delvaux. Les perspectives similaires sur l’ironie, bien que vues selon des angles différents

(Hutcheon s’intéresse à la littérature anglaise et nord-américaine, Bhabha théorise la moquerie

dans le contexte postcolonial anglais et Delvaux applique ses concepts sur l’ironie dans les textes

Page 99: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

92

beurs de la francophonie), nous mènent à défendre notre point de vue sur les niveaux

d’interprétation ironique et sur leur impact dans le cinéma et dans les œuvres de Charef, de Gatlif

et de Boudjellal. A notre avis, dans leur ensemble, les textes analysés, sont construits sur une

pluralité interprétative basée sur l’utilisation de la plurivocité du signe linguistique et sur la

contextualisation de l’énoncé.

Les écritures de Boudjellal, Charef et Gatlif, par la signification multiple des mots,

entraînent une ambiguïté du texte car l’ironie représente « le signe d’une double articulation »

(the sign of a double articulation)98. De ces écritures émane une ironie subtile ou une moquerie

dans le sens de « compromis ironique » (ironic compromise)99 donnant ainsi lieu à un jeu sur la

double signification des mots. Cette double signification des mots peut être lue dans le sens

littéral, mais aussi dans le sens littéraire, caché.

Dans son livre The Irony’s Edge. The Theory and the Politics of Irony100, Linda

Hutcheon mentionne une dimension affective de l’ironie qu’elle nomme “irony’s edge”. Pour

elle, l’ironie est un phénomène fort politisé qui implique des rapports de pouvoir basés sur une

communication constante entre les auteurs et leur public. La pratique discursive et sa

compréhension sont inter-connectées dans le sens où elles dépendent à la fois de l’auteur et de sa

perception du contexte, mais également du public qui identifie le message en tant qu’ironique

selon son contexte à lui. Pour Linda Hutcheon, le rôle du lecteur est même plus important que

celui de l’auteur, car c’est à lui de décider si l’intention de l’auteur est ironique ou pas.

98

Homi Bhabha. Location of Culture. Londres: Routledge, 1994, p. 86.

99 Homi Bhabha. Location of Culture. Londres: Routledge, 1994, p. 86.

100 Linda Hutcheon. The Irony’s Edge. The Theory and the Politics of Irony. New York and London: Routledge,

1995.

Page 100: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

93

Par conséquent, Hutcheon suggère qu’afin de définir l’ironie, il faut la percevoir dans

deux optiques différentes : celle de l’ironiste et celle de l’interprète. Ainsi, pour le lecteur,

l’ironie représente un acte d’interprétation et de recherche de l’intentionnalité du message, ce qui

se trouve derrière ce qui est déjà exprimé : " [Irony is] an interpretative and intentional move : it

is the making of inferring of meaning in addition to and different from what is stated, together

with an attitude toward both the said and the unsaid. "101 Du point de vue de l’ironiste, l’ironie

est un acte de transmission intentionnelle du message ironique tel quel, mais dépend aussi des

outils d’évaluation qui rendent cette écriture ironique : "[Irony is] the intentional transmission of

both information and evaluative attitude other than what is explicitly presented. "102

Outre le rapport de pouvoir entre les personnages représentés dans le texte (français et

immigrés) produit par l’utilisation de l’ironie dans les textes littéraires, Linda Hutcheon insiste

également sur l’intention ironique de l’auteur qui veut transmettre un certain message à divers

lectorats. La théoricienne nomme cette intention “oppositional rhetoric”. Elle insiste sur le fait

que l’ironie détient à la fois une dimension sémantique et une dimension évaluative; les deux

mènent à une vision entre le dit et le non-dit : "Irony “happens” […] It happens in the space

between (and including) the said and the unsaid, it needs both to happen."103

Toutefois, il serait légitime de se demander ce qui provoque cette ironie dans l’écriture

postcoloniale? D’après Linda Hutcheon, l’ironie provient de l’angoisse existentielle, de la haine

et de la violence, comme une réponse à quelque chose qui a fortement influencé la vie de

101

Linda Hutcheon. Op. cit. , p. 11.

102 Ibid ., p. 11.

103 Ibid. , p. 12.

Page 101: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

94

l’auteur. En nous appuyant sur cette idée de Hutcheon, si nous considérons les œuvres de Charef,

de Gatlif et de Boudjellal de ce point de vue, nous pouvons désormais comprendre la nécessité

d’utiliser le concept d’ironie dans leurs textes pour parler des événements marquants de leur

existence et pour pouvoir, par la suite, les transposer en langage artistique. Hutcheon affirme

aussi que l’expression ironique aide les écrivains minoritaires, comme, par exemple, les

représentants de la littérature féministe, de la littérature migrante, de la littérature queer, etc. à se

déplacer de la périphérie au centre à travers la déconstruction de la langue et de la subversion de

cette dernière de l’intérieur du système normatif français. En effet, ils réussissent, à travers le

langage artistique, à se « politiser en se dépolitisant »104. Ce que nous voulons dire par là, c’est

que les écrivains tels Charef, Boudjellal et Gatlif transmettent leurs messages fortement politisés

à l’aide de leurs œuvres en tant que langage ironique. Ils démantèlent de cette façon les

stéréotypes sur la marginalité et sur la vie en banlieue, tout en remettant en question la politique

nationaliste française et en construisant une autre facette de la mondialisation et du

multiculturalisme. Il s’agit d’un véritable pouvoir que les écrivains postcoloniaux détiennent en

tant que seul procédé ironique et artistique : le pouvoir de revanche de la parole et de leur

écriture.

Les créations artistiques de Charef, Gatlif et Boudjellal font preuve d’une excellente

maîtrise de la langue française, voire d’une hypercorrection de la langue française, ce qui permet

à ces derniers d’entamer un nouveau discours105. Nous allons maintenant parler de la moquerie

104

Linda Hutcheon, Op. cit. , p. 17.

105 À propos de l’hypercorrection de la langue dans le discours migrant, voire Frantz Fanon. Peau %oire, masques

blancs. Paris : Éditions du Seuil, 1952. Il fait référence au désir des Antillais d’appartenir à la Métropole qui pensent que par la maitrise parfaite de la langue, ils peuvent devenir un Blanc comme les Autres : «Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture. L’Antillais qui veut être blanc le sera d’autant plus qu’il aura fait sien l’instrument

Page 102: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

95

dans le contexte des œuvres des trois auteurs et nous allons l’illustrer à travers l’analyse textuelle

et les différents niveaux d’interprétation. Ainsi, la moquerie dans le contexte postcolonial

francophone et dans les productions de Charef, Boudjellal, Gatlif devient peut-être la seule

manière de parler des choses qui ont marqué l’histoire française et l’histoire de l’immigration des

années 60-70 jusqu’à présent.

4.3 L’ironie postcoloniale ou le discours artistique ambivalent

Selon Katryn Lay-Chenchabi106, c’est à travers la langue que l’écrivain postcolonial

francophone renverse la tradition eurocentriste du discours romanesque. La langue est toujours

un moyen d’expression de ce qui n’est pas dit directement, mais inter-dit ou parfois sous-

entendu. La maîtrise de la langue « de l’Autre », le Français, offre à Charef, à Boudjellal ou à

Gatlif la possibilité de « jouer » avec la pluralité ou avec l’ambiguïté de l’expression

romanesque. Martine Delvaux107 parle d’une ambivalence discursive qui représente un

mouvement d’éloignement et de rapprochement, d’appartenance et de désappartenance dans

l’acte interprétatif. Ce procédé discursif est intentionnellement créé par Charef, par Boudjellal et

par Gatlif en utilisant l’ironie (Delvaux) ou la moquerie (Bhabha). Dans l’acception de ce

culturel qui est le langage.» (p. 50). Cette affirmation semble être pertinente dans le cas des écrivains franco-maghrébins également.

106 Katryn Lay-Chenchabi. “Breaking the Silence: Beur Writers Impose Their Voice”. Contemporary French and

Francophone Studies, vol. 10, n°1, pp. 97-104.

107 Martine Delvaux. « L’Ironie du sort: le tiers espace de la littérature beure ». The French Review, vol. 68, n°4

(Mars 1995), pp. 681-693.

Page 103: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

96

dernier, la notion de moquerie est vue en tant que tactique qui sert à déjouer le regard du

colonisateur (le Français) et à le renverser sur le colonisé. En recentrant ce regard, cette tactique

du discours le rend stéréotypé. De cette façon, le colonisé (l’écrivain migrant) devient d’une

certaine manière le personnage dominant, celui qui détient le pouvoir sur le colon :

I want to turn to this process by which the look of surveillance returns as the displacing gaze of the disciplined, where the observer becomes the observed and “partial” representation rearticulates the whole notion of identity and alienates it from its essence.108

Ainsi l’ancien colonisateur français, dans notre cas le « Français de souche », se voit

représenté à l’écrit par celui qu’il avait jusqu’alors dominé. Cette représentation textuelle du

colonisateur français, et du colonisé maghrébin et des autres exilés, se trouve être en fin de

compte une image trompeuse qui déstabilise les rapports de pouvoir préétablis et qui sera

transformée à travers le récit à l’aide des différents niveaux interprétatifs. Dans ce « tissage »

textuel qu’est cette écriture postcoloniale, le personnage dominant (le Français) est caricaturé

pour susciter la moquerie. En même temps, le personnage dominé (le marginal ou l’exilé) est

ironisé par le narrateur qui se substitue au personnage en reprenant sa voix et s’auto-ironise.

En expliquant le concept d’ironie, Delvaux décrit la dualité d’un tel moyen d’expression

linguistique dans les textes beurs :

L’ironie, qui dit toujours autre chose que ce à quoi le lecteur/ auditeur s’attend, joue double jeu : elle joue le jeu de l’ambivalence en tant que symptôme d’une désappartenance. A la fois « mention » et « usage », l’ironie accepte et rejette, prend à son compte et renvoie à l’autre, les énoncés du discours hégémonique.109

108

Homi Bhabha. Location of Culture. New York: Routlegde, 2004, p. 89.

109 Martine Delvaux. Loc. cit. , p. 683.

Page 104: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

97

D’après Delvaux l’ironie opère un double jeu : le jeu d’un discours linéaire, canonique

qui raconte une histoire vraisemblable en faisant mention d’un certain langage, et le jeu d’un

renversement du discours hégémonique. Ce renversement du discours se fait à travers

l’ambivalence du langage dans les répliques des personnages ou parfois même dans la voix du

narrateur dans le texte.

Par exemple Bergston, dans Le thé au harem d’Archi Ahmed réagit immédiatement

quand un voisin demande au groupe d’amis de parler plus bas ou d’aller ailleurs pour ne pas

déranger le sommeil des habitants de l’immeuble. Il réplique : « Ben, quoi, on n’a plus le droit de

causer dans cette putain de cité? »110. Les mots de Bergston peuvent s’interpréter comme une

réaction violente envers le voisin et comme un comportement insolent envers les personnes plus

âgées (les banlieusards sont perçus dans les médias de l’époque comme étant violents dans leurs

actions et dans leur langage). Pourtant, d’un autre côté, la réplique fait référence à la peur qui

règne dans la cité et à la situation marginalisée de ces jeunes gens qui se trouvent privés de leurs

droits à la réplique, au travail, à une vie meilleure. Parfois même leurs familles ne les soutiennent

pas. Mais un autre événement plus violent arrive pour arrêter leur bonne humeur et pour rendre

la scène ambiguë. Un des voisins en état d’ébriété avant même l’heure du dîner, jette sa bouteille

vide par la fenêtre pour disperser les jeunes et pour faire cesser la musique. C’est en décollant

l’étiquette de la bouteille que ces jeunes trouvent le « coupable ». La personne qui a fait cela

s’avère être le père d’un des jeunes Français du groupe. En guise de revanche, ils s’empressent

de retrouver sa voiture pour y mettre le feu. Cette scène renforce le stéréotype principal que les

Français de souche propagent sur les banlieusards : à savoir celui de vandales. En fait, l’auteur

110

Mehdi Charef. Le thé…, p. 28.

Page 105: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

98

souligne l’aspect que la violence provient d’abord des Français qui habitent en banlieue, qui

incitent à une réaction violente de la part des jeunes de la cité. Cette réaction violente devient

graduellement un moyen d’expression à travers lequel ces jeunes essaient de se rendre visibles.

La scène susmentionnée relève le fait que, ce qui est perçu dans les médias comme un conflit

culturel, n’est autre chose que le résultat d’un fossé entre les générations.

Pareillement, dans le même roman Pat répète la réplique suivante : « Sont cons les

jeunes, maintenant »111 et parfois il affirme « Si on ne peut plus rigoler maintenant, avec les

jeunes!... Pffff…»112. Le texte est parsemé de ses répliques comme un leitmotiv dans le récit,

pour montrer la désolation et le désespoir des jeunes qui vivent en banlieue, mais aussi pour se

moquer de la perception que les gens de l’extérieur ont des banlieusards. Dans d’autres

contextes, les mots des personnages sont repris par l’auteur qui continue leurs répliques à l’aide

du discours indirect libre. Par exemple, la phrase de Pat dans Le thé au harem d’Archi Ahmed de

Charef « Sont cons les jeunes maintenant » revient plusieurs fois dans le texte et elle est reprise

par l’auteur. Si ce n’est pas lui qui la répète, c’est sûrement son meilleur ami ou, bien encore, elle

apparaît dans la voix du narrateur :

-T’es con, des fois, tu sais! dit Madjid à Pat.

-Oh! Répond Pat, en levant les bras au ciel, si on ne peut plus rigoler maintenant, avec les jeunes!... Pffff…

Ça c’est sa phrase favorite. Des fois il rajoute : « Sont cons les jeunes maintenant! »113

Madjid se gratte la tête :

111

Mehdi Charef. Le thé…, p. 41.

112 Mehdi Charef. Le thé…, p. 41.

113 Mehdi Charef, Le thé…, p. 41.

Page 106: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

99

-Bon, ben, d’accord… Hein, Pat, sont cons les jeunes maintenant, savent plus rigoler, pas comme dans le temps.114

Pat lâche prise.

« Même les vieux savent plus rigoler… Où va-t-on! » soupire-t-il. Et il lève les bras au ciel.115

Ce procédé induit une ambiguïté du message qui renverse la situation dans le récit et

transforme ces individus en détenteurs du pouvoir sur la majorité et non pas l’inverse. Chacun dit

cela à propos de l’autre, annulant la cible et brouillant les barrières linguistiques en rendant la

phrase plurivoque. L’auteur la met dans un contexte drôle, mais, en fait, par sa réapparition à

certains moments du récit, cette phrase attire l’attention sur la fatalité du destin de ces gens.

4.4 L’ironie des techniques discursives comme moyen de subversion et de résistance postcoloniale

Comment utiliser cette langue pour donner aux Beurs le pouvoir d’établir plusieurs

niveaux discursifs? Par quels moyens Charef, Gatlif ou Boudjellal vont-ils réussir à faire

« parler » leurs personnages tantôt au public français, tantôt à leurs confrères maghrébins?

Comme tout écrivain et cinéaste post-colonial, ils ont inventé certaines

« tactiques de résistance » selon les termes d’Ashcroft qui leur permettent de subvertir le langage

en leur faveur pour détruire les stéréotypes qui affectent la population maghrébine en France et

pour essayer de représenter les intérêts d’une certaine communauté à laquelle ils appartiennent.

114

Mehdi Charef, Le thé… , p. 118.

115 Mehdi Charef, Le thé… , p. 119.

Page 107: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

100

Pour parler des tactiques de résistance utilisées par Charef dans son œuvre − et elles

peuvent très bien s’appliquer à Boudjellal et à Gatlif également − Martine Delvaux emploie

l’expression de Ross Chambers “oppositional narratives” (récits opposés) qui fait écho à la

notion d’Ashcroft de “metaphor of reversal” (métaphore de renversement). Ce procédé narratif

devient parfois une tactique de « résistance » de l’écrivain ou du cinéaste maghrébin face au

discours central français. Ils se servent des caractéristiques du pouvoir de la langue, le français

(langue du colonisateur), pour le subvertir afin de répondre à leurs propres intérêts : parler de la

situation des Beurs dans les banlieues et montrer l’indifférence et le racisme des habitants du

pays d’accueil.

Nous pouvons distinguer dans le roman de Charef et dans les bandes dessinées de

Boudjellal, ainsi que dans les films de Gatlif, au moins cinq niveaux d’expression artistique

polyvalente à travers lesquels perce l’ironie. L’ironie doit être comprise comme la subversion du

langage selon une contextualisation et une intention précise.

Mentionnons d’abord, les calques de l’arabe, qui situent l’écriture beure au carrefour des

cultures française et arabe. L’aisance dans l’usage des mots arabes adaptés au langage parlé dans

les quartiers parisiens montre la dualité culturelle des auteurs qui est transmise à leurs

personnages. L’emploi de mots qui ne sont pas saisis par toutes les couches sociales, crée une

ambiguïté du message fourni. Afin de comprendre le sens ironique de ces expressions, il est

nécessaire de trouver, puis de « déchiffrer le code », de percer le premier niveau des mots, le

niveau littéral pour en découvrir les significations cachées. Par exemple, à des endroits précis,

Charef introduit les mots arabes tels que chorba, haïk, khôl, rassoul, souak. Parfois ces mots sont

définis ou traduits, d’autres fois l’auteur considère qu’ils sont déjà populaires dans la langue

française et qu’il n’est nul besoin de les expliquer davantage. Boudjellal connaît très bien les

Page 108: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

101

mots spécifiques du Sud de la France comme la cade et le pastaga qui apparaissent à la fin du

premier tome de Petit Polio, cependant son texte est parsemé ça et là de mots arabes ou de

traditions arabes.

En deuxième lieu, mentionnons la facilité de « jongler » avec les divers registres

langagiers : du ton grave et sérieux du narrateur à la moquerie et au langage « bigarré » des

jeunes de la cité. Ce jeu narratif permet aux auteurs de « semer » l’équivoque afin de mieux

pouvoir faire une critique de la société actuelle et de présenter la situation marginale des

étrangers ou des « hors-norme » en France. Cette incertitude entre le sérieux et la moquerie

déstabilise et remet en cause la « morale » que le texte/ le film développe. D’où l’ouverture de la

perspective à la fin de leurs œuvres, ce qui offre une liberté d’interprétation de la part du

récepteur. En fonction de ses intérêts, de son milieu et de sa formation, ce dernier peut lire entre

les lignes la moquerie du message en interprétant autre chose que ce qui est écrit/dit. Par

exemple, dans le film Je suis né d’une cigogne de Gatlif, les paroles d’un des personnages

principaux, Otto, renversent le ton comique dans lequel la scène avait commencé. Ils ont trouvé

sur la route une cigogne blessée et ils sont allés chez le premier médecin de la ville la plus

proche. Les personnages veulent la sauver à n’importe quel prix. Quand ils effrayent le docteur

avec un pistolet et qu’ils lui demandent de guérir la cigogne, le suspens augmente. La scène

pourrait à tout moment mal tourner pour les deux partis. En attendant que le médecin panse l’aile

de l’oiseau, Otto trouve un atlas botanique et lit la définition de la cigogne : « Oiseau migrateur

qui amène les enfants de l’autre côté de la Méditerranée »116. Après avoir réfléchi un peu, il

116

Tony Gatlif. Transcription du film Je suis né d’une cigogne (1999). Nous transcrivons.

Page 109: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

102

ajoute : « Alors, si je comprends bien elle apporte les enfants africains et nord-africains »117.

C’est une référence claire à l’immigration maghrébine en France ainsi qu’à la situation de la

deuxième génération, les enfants des immigrés. Le ton change constamment, comme nous

pouvons le remarquer, pour permettre au spectateur de tirer ses propres conclusions et de lire le

message plus ou moins caché entre les lignes en donnant une nouvelle signification à la cigogne.

En troisième lieu, l’ambiguïté et l’ambivalence des mots utilisés dans certains

paragraphes laissent libre cours à plusieurs interprétations de la phrase en fonction du regard du

lecteur. Le choix de certains mots dans des contextes spécifiques requiert une interprétation à

plusieurs niveaux. D’abord, il y a le sens propre du mot, son sens primaire. Mais au deuxième

niveau, en tenant aussi compte de la situation décrite dans une certaine scène, le même mot ou la

même expression peuvent renverser le sens de la phrase ou de la scène. Un exemple d’ambiguïté

dans les répliques se retrouve dans les mots que Pat aime parfois prononcer dans l’œuvre de

Charef comme dans la célèbre phrase : « Si on ne peut plus rigoler avec les jeunes

aujourd’hui…»118. Cette phrase n’est jamais expliquée nulle part dans le texte, donc son

interprétation est intentionnellement laissée ouverte au gré de l’interprète. Pourtant, le sens qui

peut être saisi dans ce contexte est que la situation sociale de ces jeunes est triste et qu’ils ne se

sentent plus en mesure de rigoler. Les jeunes sont préoccupés pour leur avenir et ils ne voient pas

d’issue sûre dans cette impasse.

117

Tony Gatlif. Transcription du film Je suis né d’une cigogne (1999). Nous transcrivons.

118 L’ouverture de la phrase établit une certaine complicité entre l’auteur et le lecteur, qui comprend d’après le

contexte la fin que le narrateur veut donner à la phrase. Ainsi, cela permet à la personne qui lit le texte de participer activement à la création de l’ironie et au renversement des stéréotypes.

Page 110: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

103

En quatrième lieu, le langage exprimant la violence contient toujours un sens voilé qui le

rend parfois ironique, mais qui montre aussi la mentalité collective des Français de souche par

rapport aux Maghrébins habitant les cités ou par rapport aux autres marginaux. Ce ne sont pas

seulement les Français qui sont dépeints comme des êtres enragés qui menacent les jeunes de

banlieue ou même leurs femmes quand ils ont bu un peu trop. Les jeunes banlieusards (ou les

marginaux) emploient aussi dans leur langage courant des mots du vocabulaire scatologique ou

de l’argot de banlieue. Mais l’auteur renverse la valeur de cette violence verbale, qu’il justifie

implicitement chez les jeunes banlieusards, et qu’il dénonce chez les Français. Pour les Français,

la violence du langage est ironisée par l’auteur afin de montrer leur manque de flexibilité dans la

communication avec l’autre. Pour les jeunes « révoltés », le langage argotique devient, d’une

certaine façon, une manifestation et une représentation de leur situation précaire dans les cités et

une tentative de se rendre visibles. Ils sont différents, mais les stéréotypes et la péjoration qui

accompagne cette différence dans le milieu français sont déconstruits. Par exemple, Madjid dit à

sa mère : « fais pas chier la bougnoule » et dans la rue avec ses amis nous pouvons trouver

beaucoup de jargon : con, connard, avoir la gale (être contagieux), se faire lourder (se faire

chasser), frimer (être arrogant), être des brêles (être nuls, des manque-rien), balancer les vannes

(plaisanter). Ce sont des mots de l’argot, d’un registre vulgaire, mais qui, en même temps, étant

prononcés par les banlieusards, rapprochent le spectateur/lecteur du texte et des réalités sociales

de ces jeunes qui sont meurtris comme l’est leur langage. La reprise mimétique du terme de

« bougnoule » par un personnage d’origine maghrébine a pour effet de mettre en valeur l’insulte

ainsi renvoyée à la face du locuteur qui l’emploie habituellement : le Français moyen.

En dernier lieu, le silence qui ressort de certaines répliques des personnages ou les

phrases laissées en suspens, transmettent parfois aux différents lecteurs/spectateurs des messages

Page 111: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

104

plus profonds qu’il n’y paraît en surface. Le non-dit va au-delà de ce qui a été dit auparavant. Ce

procédé stylistique produit un effet comique et laisse entrevoir une amertume inexprimée à

travers les mots. A plusieurs reprises dans le livre et dans le film de Charef, Pat et Madjid

communiquent à travers le regard. Ils ne disent rien, mais leur silence est lourd de significations.

Quand ils veulent faire leurs petites escapades en ville et commettre de petits actes de

délinquance, il existe toujours un sous-entendu entre eux et une coordination parfaite. Quand

Madjid drague un homosexuel dans la rue à Paris dans le film, il ne se produit aucun échange de

paroles entre lui et l’homme qui le suit dans la forêt. Pat les attend derrière un arbre. Le comique

de la scène vient de la simplicité des gestes et de la facilité avec laquelle l’homosexuel tombe

dans le piège et se fait voler son argent. Parfois le silence est aussi très lourd de signification

comme à la fin du film de Charef lorsque Madjid se fait arrêter par la police et lorsque Pat, par

esprit de solidarité avec son ami, sort de sa cachette et se rend tout seul. Ou bien, lorsque, à la fin

d’Exils, Naïma et Zano, s’en vont main dans la main en dehors du cadre du cimetière catholique

d’Alger où le spectateur avait assisté à la présentation de l’histoire du grand-père de Zano, un

instituteur qui avait lutté pour l’indépendance de l’Algérie. L’ironie douloureuse vient de la

juxtaposition des deux scènes qui n’avait point besoin de paroles explicatives.

A ces cinq niveaux d’expression de ce qu’on pourrait appeler ironie postcoloniale dans le

sens de moquerie théorisée par Bhabha, et du comique de situations, nous devons ajouter des

éléments narratifs et descriptifs qui apportent un surplus de subversion aux moyens artistiques

des œuvres de Gatlif, Charef et Boudjellal. Ainsi, les bandes dessinées de Boudjellal et les films

de Gatlif et de Charef emploient l’image et les couleurs pour ajouter plus de moquerie à leur

expression artistique. Il n’y a pas que les mots qui peuvent créer une ambiguïté ou une

ambivalence dans l’acte interprétatif. L’image apporte une information supplémentaire, elle

complète le texte. Dans son livre Introduction à l’analyse de l’image, Martine Joly décrit l’image

Page 112: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

105

en tant que : « quelque chose qui, bien que ne renvoyant pas toujours au visible, emprunte

certains traits au visuel, et en tout état de cause, dépend de la production d’un sujet imaginaire ou

concret, l’image passe par la personne qui la produit ou la reconnaît »119.

L’image ne peut exister que grâce à sa réception et à son interprétation en tant que

message visuel. Elle fait appel à la mémoire. Elle est reliée à l’image mentale et visuelle qu’elle

évoque dans notre conscience. Elle dépend aussi du contexte culturel qui l’a produite et du

bagage culturel de la personne qui l’interprète, d’où la possibilité d’une pluralité interprétative.

Pourtant, il est important de mentionner qu’elle constitue aussi un moyen de communication, elle

établit une complicité entre le récepteur et l’auteur s’ils partagent le même code culturel. Martine

Joly conclut que l’importance de l’image dans un texte est de relier le textuel au visuel afin de

mieux conceptualiser le sujet en ajoutant des informations supplémentaires. L’image offre

également une information extradiégétique complexe par rapport au texte. Pour Joly, l’image en

général représente une réécriture du texte, un prolongement de l’image textuelle, de l’imaginaire

dans le sensoriel et dans l’auditif.

Pour Boudjellal, les représentations dans les bandes dessinées montrent l’ambiguïté du

message autant que les paroles ou même plus. Chaque personnage est dessiné avec des traits

spécifiques comme dans les caricatures qui attirent l’attention sur des éléments descriptifs très

pointus. Par exemple, les Maghrébins sont dépeints avec le visage foncé, les yeux foncés et les

cheveux noirs tandis que les Français sont blonds aux yeux bleus, et ils sont maigres. La mère de

Mahmoud a les cheveux longs, noirs et bouclés, tandis que les femmes françaises ont les

119

Martine Joly. Introduction à l’analyse de l’image. Paris : Nathan, 1993, p. 8.

Page 113: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

106

cheveux blonds. La grand-mère de Mahmoud est dessinée comme une vieille femme avec une

écharpe sur la tête, costaude et de mœurs traditionnelles.

Dans le cas de Gatlif, les angles des prises de vue, le comportement des personnages,

leurs gestes et leur façon de s’habiller contribuent à l’interprétation ironique de certaines scènes

et moments-clés de la narration. Par exemple, Naïma porte des bas colorés, une jupe et des

tennis. Elle est non-conformiste. Ses kleenex sont imprimés avec le visage de Che Guevara.

Quand elle arrive à Alger, sa tenue n’est pas tout à fait appropriée à la norme sociale dans une

ville musulmane. Preuve en est qu’elle est brusquement arrêtée dans la rue et apostrophée par

une croyante. Dans la scène qui suit, on retrouve Naïma à l’autre extrême, couverte de la tête aux

pieds, habillée de burqa noire et portant une écharpe rouge sur la tête. Son comportement et sa

liberté de bouger changent d’une scène à l’autre. Sa réaction devient comique (elle se « cache »

dans un cimetière où elle se déshabille immédiatement de sa burqa et de l’écharpe), mais en

même temps nous pouvons sentir la fine ironie de l’auteur qui critique implicitement la fermeture

de la société algérienne par rapport au monde occidental. En invoquant la religion musulmane en

Algérie, certaines croyantes imposent même aux femmes étrangères de se voiler comme nous

avons pu le remarquer dans la scène évoquée du film de Gatlif. Ce « déguisement » qui est

imposé à Naïma la rend incapable de courir et elle a l’impression d’être incarcérée dans son

propre corps.

Passons maintenant à l’illustration de ces niveaux de polyvalence d’interprétations semés

d’ironie et de moquerie dans le livre Le thé au harem d’Archi Ahmed et dans son adaptation

cinématographique par Mehdi Charef. Nous allons également établir un parallèle entre le texte

littéraire et le texte filmique et réfléchir sur les transformations dans la construction de

l’ambiguïté ironique ou moqueuse d’un médium artistique à l’autre. Pour illustrer la pertinence

Page 114: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

107

des théories sur l’ironie dans le cinéma postcolonial, nous analyserons les niveaux d’ouverture

interprétative multiples dans les deux films de Gatlif : Je suis né d’une cigogne et Exils. Et enfin,

pour le domaine de la bande dessinée, nous nous pencherons sur trois tomes de Petit Polio de

Boudjellal.

4.5 Analyse textuelle des niveaux d’interprétation polyvalente et de l’ironie postcoloniale

Après avoir expliqué ce que nous entendons par ironie et quelles sont ses caractéristiques,

nous allons passer à l’analyse textuelle proprement dite pour donner des exemples qui réclament

une lecture plurielle des textes de Charef, Gatlif et Boudjellal. Les éléments de polyvalence

textuelle s’entrecroisent constamment, ce qui rend le travail d’analyse assez complexe. Bien que

les genres artistiques soient différents : livres, bandes dessinées, films, la même analyse peut

s’appliquer dans tous les cas. De plus, on retrouve dans l’ensemble les cinq niveaux interprétatifs

mentionnés dans la partie théorique à travers les productions filmiques et littéraires. Il reste une

seule distinction : la diminution de la voix ironique de l’auteur dans la narration, que nous

observons à travers l’analyse du film le plus récent de Gatlif, Exils qui va clore ce chapitre.

4.5.1 L’ironie postcoloniale chez Charef

Le thé au harem d’Archi Ahmed

Page 115: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

108

Le premier livre de Charef est un exemple devenu classique de l’emploi des cinq niveaux

d’interprétation du texte et de son ambiguïté qui tisse une subversion du langage eurocentriste

français pour le renverser et pour le transformer en ironie moqueuse du pouvoir centraliste.

L’usage de l’ironie et de l’ambiguïté ainsi que la théâtralisation de certaines scènes pour en

souligner le caractère moqueur ne sont que quelques procédés dont Charef se sert dans son

œuvre pour créer un nouveau langage artistique, donc un nouveau discours.

Le texte littéraire de Charef débute dans la tradition canonique européenne. Une telle

construction romanesque montre une vaste connaissance du domaine littéraire et la capacité de

l’écrivain à s’inscrire dans une tradition française, tout en gardant intactes ses origines

maghrébines. Le roman semble écrit sur un modèle réaliste qui raconte l’histoire du personnage

principal, Madjid, et de sa famille dans la banlieue parisienne. Le livre est structuré en chapitres,

chacun décrivant une scène quotidienne de la vie de Madjid et de ses amis ou de sa famille.

L’auteur semble avoir le contrôle sur le monde qu’il crée et qu’il décrit. Après une lecture

linéaire du récit, le texte ne pose aucun problème de logique. Cependant, si nous tenons compte

du contexte dans lequel il a été produit et de la situation politique et sociale au début des années

80, ainsi que du milieu dont Charef est issu, nous avons immédiatement une autre perception du

texte. Nous avons décelé l’optique postcoloniale dans laquelle le texte a été conçu, comme

d’ailleurs beaucoup de textes des écrivains qui font partie de la génération beure. Dans ce texte,

nous avons retrouvé les niveaux de l’ironie mentionnés auparavant comme procédés de

subversion de la langue française en vue d’exprimer une nouvelle vision sur les banlieues et leurs

habitants.

Dès le début du roman, Charef parvient à faire des transitions du langage écrit, donc

littéraire, au langage parlé, moins soigné, à l’aide de l’ambiguïté du message transmis à travers le

Page 116: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

109

double sens des mots et des registres de lecture. Par exemple, le roman adopte tout d'abord le ton

grave et sérieux du narrateur omniscient qui nous présente le personnage principal, Madjid :

Madjid, agenouillé devant sa moto, s’essuya les mains, pleines de cambouis, dans un chiffon.

La vieille moto, une Norton, dorénavant s’essoufflait à chaque difficulté. Il fallait presque la pousser pour qu’elle monte une côte comme celle de la Défense, et sur l’autoroute de Pontoise. Madjid avait paniqué le soir où il s’était fait doubler par un camion. Elle n’en voulait plus, sa vieille mécanique. Pour la réparer, fallait des sous, et Madjid n’en avait pas.120

Les difficultés quotidiennes de Madjid sont présentées dès les premières phrases du

roman. Ce paragraphe nous donne déjà une idée de sa condition sociale. Cependant, la phrase :

« Elle n’en voulait plus, sa vieille mécanique » détient, en fait, un double sens. Elle qualifie bien

sûr la motocyclette qui se trouve sur le point de craquer, mais pourrait également représenter une

métaphore de l’état de Madjid qui est dans une situation critique, sur le point de craquer lui aussi.

De plus, il n’arrive pas à monter sur « la Défense », et se fait doubler « par un camion » (plus fort

que sa moto!).

Le ton du début du roman ne donne aucun espoir et semble introduire une histoire triste

de la vie dans la cité. Toutefois, trois pages plus loin, le ton change pour faire place à la jovialité.

Même si la situation en soi n’est pas drôle, les répliques du narrateur créent un effet ironique qui

fait sourire le lecteur. En sortant de la cave où il réparait sa moto, Madjid arrive à l’ascenseur et

rencontre un de ses voisins français, Monsieur Levesque. Ce dernier est en état d’ébriété. Son

regard est méchant et il sent très fort l’alcool. Le narrateur en fait une description sommaire,

mais elle devient très moqueuse par la force de l’image:

Madjid le salue, Levesque répond de son sourire difficile à sortir, regard flou. Il a sa dose de Ricard dans la gueule, rentre bourré comme chaque soir après le turbin.

120

Mehdi Charef. Le thé.... , p. 9.

Page 117: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

110

Madjid ne se souvient pas de l’avoir vu un seul jour à jeun, ou seulement en état de se conduire.121

Cette scène est un bel exemple pour montrer la capacité de l’auteur non seulement à jouer

avec le ton grave et le ton moqueur pour décrire son personnage mais aussi, à insister sur ses

traits « grotesques » qui transforment le personnage français de souche de dominant en dominé.

Il est très clair qu’il n’a aucun contrôle sur lui-même ou sur les autres. De plus, la familiarité du

registre et l’utilisation d'un vocabulaire argotique comme « gueule » (bouche), « turbin »

(emploi) et l’expression « être à jeun » (être sobre dans ce contexte) donnent un ton jovial,

familier à la description. Dès leur rencontre et dès le premier regard, nous pouvons saisir le

rapport social qui existe entre eux. Car, dans la majorité des cas, l’auteur utilise le style indirect

libre. Les commentaires du narrateur ne sont autres que la prolongation des pensées ou des

répliques des personnages. Dans cette situation, nous avons l’impression d’entendre les

réflexions de Madjid sur les sentiments de son voisin français envers lui-même, en tant que

représentant d’une famille d’origine maghrébine. Il s’agit ici d’un discours implicite pour

plusieurs raisons. En premier lieu, nous pouvons remarquer un contraste entre le comportement

de Madjid et celui de Monsieur Levesque. Normalement, dans la perception d’une grande

majorité des Français, ce sont les jeunes qui ne savent pas se conduire devant les adultes et qui

manquent de respect. Pourtant, dans cette scène, c’est Monsieur Levesque qui utilise des jurons,

qui est ivre et intolérant envers Madjid. En deuxième lieu, sauf dans un ou deux épisodes du

roman, Madjid ne boit pas. Ce détail montre que les jeunes Algériens de la banlieue sont des

personnes sobres qui respectent leurs traditions et leurs familles. Toutefois, les portraits des pères

de familles français les décrivent comme ivrognes tel Monsieur Levesque, le père de Jean-Marc,

121

Mehdi Charef. Le thé.... , p. 12.

Page 118: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

111

etc. En dernier lieu, cette situation fait appel au sens des responsabilités des gens de condition

modeste. Quoi qu’on dise des jeunes de la cité, ils ont beaucoup de respect pour leurs familles et

pour la communauté dans laquelle ils vivent. Madjid en est un bon exemple car il aide sa mère

quand elle lui demande de ramener son père malade à la maison. Une autre fois, il empêche sa

voisine Josette de se suicider, alors que son voisin français frappe sa femme chaque fois qu’il est

en état d’ébriété. Le père de Pat a quitté sa femme et ses enfants pour sa voisine. Le mari de

Josette l’a quittée aussi en la laissant seule avec un fils de six ans et chômeuse.

En revenant au passage évoqué plus haut, si, jusque-là, la « communication » tenait plutôt

au langage corporel, à partir du moment où le voisin entre dans l’ascenseur et met les pieds dans

l’urine, il commence à émettre des jurons sur les Maghrébins, bien qu’il ne s’adresse pas

directement à Madjid. Ce dernier se sent visé et tient à répondre, pourtant, sans le regarder

directement, mais en regardant par terre : « C’est les mômes et les clébards qui pissent! ».122 En

d’autres termes, Madjid veut défendre les jeunes d’origine arabe dans la cité qui sont accusés par

M. Levesque, car ce dernier pense que, parce qu’ils viennent d’une autre culture, ce sont eux qui

ne sont pas civilisés. Par contre, Madjid « incrimine » les petits enfants et les chiens des Français

qui habitent dans l’immeuble123. A cette réplique de Madjid, le voisin français répond par un

silence ou comme Charef le dit « ne pipe commentaire ». Ce silence est lourd de significations. Il

peut représenter le calme avant la tempête, voire le conflit entre les générations qui n’est pas

122

Mehdi Charef. Le thé.... , p. 10.

123 Il est intéressant de souligner cet aspect culturel à ce point. Les crottes de chiens ne peuvent provenir que des

chiens des Français parce que les Maghrébins ne détenaient pas d’animaux à la maison à ces temps-là. Cela constitue non seulement une différence culturelle implicite car pour eux, les animaux sont supposés rester en dehors de la maison, mais aussi un problème de confort. Les familles maghrébines étaient nombreuses et les membres de la même famille vivaient tous ensemble dans le même espace, un petit appartement. Il n’y aurait pas eu assez d’espace pour un chien. Ce non-dit dans les répliques des personnages ainsi qu’une connaissance sociologique du contexte banlieusard dans les années 80 renforce l’interprétation ironique des textes beurs.

Page 119: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

112

encore remonté à la surface. Il peut aussi refléter la haine et le racisme enracinés dans l’âme

d’une catégorie de Français qui se sentent menacés par le nombre croissant d’immigrés dans leur

pays.

Toutefois, le ton sérieux utilisé précédemment change à l’aide de petits détails ironiques.

L’auteur ironise sur les propriétaires de chiens qui se croient plus protégés lorsqu’ils les tiennent

en laisse pour se « défendre des Arabes », au lieu de s’occuper de leurs animaux qui restent à

l’intérieur d’un petit appartement de banlieue. Cette description des propriétaires qui semblent

être tenus en laisse par leurs chiens plutôt que le contraire renverse le message initial en

ridiculisant ces « maîtres »:

Pauvres bêtes de chiens, enfermés toute la sainte journée dans un appartement, attendant que Maîmaître rentre du boulot pour les emmener à la pissette : à peine dans l’ascenseur, ils urinent déjà, leur vessie ne tient plus. Et ça sent fort, le pipi de bête. Et ça fait partie de la vie de la cité.124

La majorité des Français qui habitent en banlieue possèdent des chiens, appelés « pauvres

bêtes » par Charef, pour se « protéger » des Arabes du quartier et pour empêcher les voleurs

d’entrer chez eux. Les jeunes sont agacés par ces animaux car, non seulement ils font beaucoup

de bruit pendant la journée – étant seuls dans les appartements –, mais ils sont aussi agressifs

quand les propriétaires les sortent en laisse pour la promenade. Souvent, ils aboient et sautent sur

les locataires qui sortent de l’ascenseur (ce qui arrive à Madjid plusieurs fois à sa sortie de

l’ascenseur), ou ils font leurs besoins partout dans le quartier : dans l’ascenseur, les escaliers, la

rue, etc. Les chiens deviennent d’une façon plus ou moins évidente une métaphore de

l’intolérance de la culture française envers les étrangers et de leur propre « saleté ». Les bêtes

124

Mehdi Charef. Le thé…, p. 12.

Page 120: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

113

représentent une forme d’arme de défense sociale des Français qui réussissent par ces

« menaces » à tenir loin d’eux tout ce qui pourrait « attenter » à leur intégrité. Cette exagération,

d’une certaine façon, du rapport des chiens avec leurs maîtres, mais surtout avec les autres

habitants d’ethnies différentes, rend le comportement raciste et les mentalités françaises

ironiques. Les exemples tirés du texte montrent, à la fois, leur manque de fondement. Cela

implique un renversement de comportements attribués aux Maghrébins : la saleté, l’urine,

l’agressivité.

Pour ajouter du sens à la subversion et à la moquerie, l’auteur recrée l’accent des

immigrés de première génération à l’aide des sons écrits phonétiquement. Cela rend la

prononciation de certains mots en français plus drôle et plus stéréotypée dans le parler des

Maghrébins sans éducation. Sont aussi introduites dans leurs répliques des expressions arabes

qui leur paraissent plus suggestives plutôt que de se servir des expressions françaises avec

lesquelles ils ne sont pas entièrement familiers. Malika, la mère de Madjid, un des personnages

principaux du livre, fait de grands efforts pour reproduire certains sons en français, ce qui

provoque le rire de Madjid. Quand elle perd son calme et veut parler plus vite à son fils, elle se

sert d’expressions qui sont difficiles à comprendre pour ce dernier, car elle ne prononce que des

bouts de phrases et non des séquences logiques :

Fatigui, moi, malade. Ji travaille li matin, li ménage à l’icole et toi ti dors. Ji fi li ménage dans li bureau li soir et à la maison. Fatigui moi, fatigui. Hein finiant, va. Et ji cours à la mairie, à l’ide sociale, à l’assistance sociale… j’ai mal à mes jambes… et ti promènes… Ah! Mon Dieu…125

Cependant, cette transcription d’une élocution difficile a un double sens. Par cette

moquerie à l’égard des immigrés de première génération venus en France dans les années 60-70,

125

Mehdi Charef. Le thé…., p. 19.

Page 121: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

114

l’auteur ne veut pas seulement attirer l’attention sur leur différence positionnelle par rapport aux

Français de souche, sur la nouvelle diversité culturelle de la France, mais insister aussi sur la

coexistence possible entre plusieurs ethnies, langues et classes sociales. Les parents des jeunes

Beurs font beaucoup d’efforts pour s’intégrer au pays d’accueil ou, du moins, pour offrir cette

possibilité à leurs enfants pour qu’ils aient une vie meilleure. Et ces premiers immigrés font des

efforts considérables pour faire passer leur message de la meilleure façon possible dans une

langue qui leur est totalement étrangère, mais qu’ils apprennent tant bien que mal afin de

permettre à leurs enfants de la parler correctement. 126

Les jeunes Beurs, eux, au contraire, peuvent facilement recourir à différents niveaux

langagiers, car non seulement ils ont une très bonne maîtrise du français, mais ils peuvent parfois

comprendre des mots et des expressions arabes que leurs parents emploient avec eux. C’est le cas

de Madjid qui peut à tout instant jouer sur les deux registres. Dès le début du roman il se trouve

en position d’écouter les plaintes de sa mère en arabe quand elle se voit impuissante face à sa

situation sociale. Quand il s’agit de se plaindre de sa famille, elle trouve avec difficulté des mots

français qui puissent bien exprimer ses soucis. Au tout début, elle essaie de parler dans la langue

du pays d’accueil pour lui demander d’aller chercher son père au bar. Il fait semblant de ne pas

l’écouter en prétendant ne pas comprendre ce qu’elle dit en français et joue l’ignorant. Elle le

suit dans la maison et lui parle en utilisant un « mauvais français avec un drôle d’accent et des

gestes napolitains en plus », comme Charef le mentionne : « Ti la entendi ce quou ji di? ».127

Pour la provoquer davantage et pour se distraire en utilisant ses vastes connaissances

126

L’utilisation de la reproduction de l’accent algérien en français par Charef renvoie de nouveau à l’image que les Français se sont fait de la première génération de Maghrébins et insiste sur cette différence pour ensuite la détruire en lui renversant le sens.

127 Mehdi Charef. Le thé..., p. 13.

Page 122: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

115

linguistiques, Madjid lui dit dans l’argot des banlieues de le laisser tranquille car il ne la

comprend pas : « Fais pas chier la bougnoule! »128. A son tour, Madjid cherche à se « venger »

de sa mère en utilisant un langage qu’elle ne va certainement pas comprendre et pour insister sur

leur différence dans le contexte social et culturel. Comme la mère « se défoule » en faisant appel

à son arme à elle, l’arabe, car celle-ci est sûrement plus expressive et lui permet de mieux

exprimer ses sentiments et ses frustrations, Madjid, lui aussi, « se défend » en faisant appel à son

langage, le langage des jeunes de la cité que les parents ne peuvent pas comprendre. Le terme

« bougnoule » dans ce contexte constitue donc un mot au sens subversif129. Il constitue

l’appellation péjorative que les Français donnent aux individus d’ethnie maghrébine. Le fait que

Madjid se définisse lui-même en tant qu’Arabe ou immigré est évidemment une ruse pour faire

comprendre au récepteur la conscientisation du positionnement des jeunes banlieusards dans le

paysage français. Charef réussit à travers cette réplique à subvertir ce terme raciste en le vidant

de son sens négatif et à ridiculiser la critique des Français sur le verlan, tandis qu’eux-mêmes

emploient l’argot. Cet échange de répliques entre les deux personnages devient d’une certaine

manière un langage parallèle. Il fait penser aux dialogues des personnages dans le théâtre de

l’absurde d’Ioneso, d’où le renversement constant des significations.

De plus, la maîtrise du verlan (qui signifie « à l’envers ») est un élément qui rapproche

les personnages jeunes dans le roman. Le verlan est un langage codé, inventé par les jeunes de

banlieue. Il se caractérise par l’inversion des syllabes dans les mots comme dans les exemples

suivants : « keuf, renoi, kebla, némo, taf, kefri ». Le verlan est pour les personnages une façon

128

Dans ce contexte, le terme « bougnoule », renvoie aux Français l’image de leur langue et de leur attitude envers les immigrés de deuxième génération. C’est pour cette raison que nous le considérons plus loin dans notre thèse en tant que mot subversif.

129 Voire note précédente pour plus de clarification.

Page 123: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

116

plus ou moins voilée d’avoir un langage à eux et de pouvoir communiquer leurs idées sans que

les parents, la police ou les gens hors de leur groupe, puissent les comprendre. Dans le livre de

Charef, les termes et expressions appartenant au registre oral et familier de la langue sont

nombreux, par exemple: clébards (chiens), téloche (la télé), la piaule (la chambre), bougnoule

(Maghrébin), la taule (le bar), la caisse (la voiture), triquard (débrouillard), bougre (individu),

etc. D’autres termes viennent des mots arabes comme : macache (ancienne interjection qui

provient de l'arabe exprimant la négation, le refus, signifie rien du tout, rien à faire), faire le

zouave (faire l’idiot), daron (père), hagar ou « tu t’es fait hagar» (tu t’es fait taper).

Ce langage ne crée pourtant pas de division au niveau stylistique ou dans la cohésion du

récit. Les dialogues, ainsi que les passages descriptifs dans lesquels la voix narrative se fait

entendre, s’enchaînent avec aisance pour donner une certaine cohérence au texte. Ce langage a

pour but de répandre le parler banlieusard, ainsi que d’attirer la curiosité du lecteur sur la

signification de ces expressions. Ce procédé stylistique nous implique dans l’histoire racontée

afin d’arriver à sympathiser avec ces jeunes et à essayer de comprendre leur comportement. Par

la reproduction de ce langage dans les créations artistiques, Charef, ainsi que les autres écrivains

et cinéastes, diminuent l’écart entre la langue littéraire, soignée et la langue familière, plus axée

sur le scatologique et sur le concret. Cette langue rapproche la littérature de la culture française

de tous les jours. Elle montre aussi la richesse ethnique et culturelle existant dans cet espace au

bord de la ville parisienne, espace qui a été pendant longtemps marginalisé, et dont on n’a pas

reconnu jusqu’à présent la valeur de son expression culturelle.

Une représentation textuelle de l’utilisation de ce langage se trouve dans la rencontre de

la bande d’amis devant un immeuble de la cité. Un ton grave se fait entendre lorsqu’on nous fait

comprendre que tous ces jeunes avaient eu autrefois des aspirations, mais que leurs espoirs se

Page 124: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

117

sont évanouis. Par exemple, Bibiche avait rêvé d’être pianiste, il n’a même pas fini l’école,

comme tous les autres d’ailleurs. Il s’est contenté de jouer de la guitare et de rester parmi ses

amis, car, comme la voix du narrateur le mentionne, « il ne rêve plus ». Pourtant le registre

change pour donner lieu à la théâtralisation et au jeu. La scène devient une reproduction comique

d’un possible échange de répliques sans importance pour faire passer le temps dans un endroit où

les jours se suivent et se ressemblent. Au moment où Madjid salue les amis qu’il n’avait pas vus

dans la journée, Bengston, le « joker » du groupe, lui dit sur un ton moqueur : « Alors, on va

chercher son papa? »130. Madjid ressent l’ironie de son ami qui ridiculise son activité

quotidienne et répond par un juron : « Ta mère! »131. Bengston, pour trouver motif de dispute,

enchaîne sur la réaction de Madjid et le taquine davantage: « Ma mère, elle t’emmerde! »132.

L’intervention de Bibiche, le musicien du groupe, sur un ton sérieux, ajoute au registre moqueur

de la situation : « Arrêtez de gueuler, merde! Je n’entends plus! »133 (il fait référence à la

musique qu’ils écoutent pour cultiver leur propre sens artistique).

On a l’impression que ces jeunes n’ont pas de respect les uns envers les autres, sont mal

éduqués, et que leur conversation est parsemée de jurons. C’est probablement de cette manière

qu’un lecteur non avisé apprécierait cet échange de répliques. Mais, il ne faut pas sous-estimer le

pouvoir subversif du langage dans le texte de Charef. Il fait parler ses personnages de cette façon

pour montrer un certain échange culturel entre eux. Il montre aussi leurs préoccupations

d’autodidactes comme par exemple l’enrichissement de leurs connaissances musicales tout en

130

Mehdi Charef. Le thé…, p. 24.

131 Mehdi Charef. Le thé…, p. 24.

132 Mehdi Charef. Le thé…, p. 24.

133 Mehdi Charef. Le thé…, p. 24.

Page 125: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

118

insistant en même temps sur un certain pouvoir qu’ils détiennent sur la langue française. Ils

peuvent gérer les deux registres de la langue à égale mesure et leur choix linguistique est fait

consciemment pour contribuer à leur propre divertissement. D’une certaine façon leur

incarcération dans un espace « limité » au périmètre de la banlieue ainsi que dans un langage

divers engendre une différence positionnelle134 entre eux et les Français de souche. Par

l’itération de ce langage dont ils sont les détenteurs, et par la présentation de leur espace de

confort, le rapport de pouvoir est renversé. L’Autre, le différent, n’est plus l’immigré (le

colonisé), mais le Français de souche (le colonisateur) qui n’est pas familier avec leurs pratiques

ni avec leurs expressions.

Cependant, Charef change de ton assez souvent et souligne par endroits que ces jeunes

sont également des êtres humains très créatifs et intelligents. Ils ont des rêves et des talents

potentiels pour se créer un avenir. Au contraire de ce que la société pense d’eux, ils sont des

individus responsables sur lesquels leurs familles peuvent compter. Par exemple, Madjid

s’occupe de son père et de ses frères. De plus, il doit donner un coup de main pour sortir la

voisine des mains enragées de M. Levesque, ce qui prouve que la violence réside aussi dans les

maisons des Français. Par ailleurs, il empêche son autre voisine Josette, chômeuse française qui

habite en banlieue, de se suicider dans un moment de désespoir.

Dans certaines situations, les répliques des personnages ne sont qu’une représentation

des idées et des pensées de leur auteur. Les messages transmis par les personnages peuvent

également trouver un écho dans la conscience de toute une génération de lecteurs qui perçoivent

l’expression de leurs idées et de leurs angoisses à travers les créations littéraires et

134

Pour plus de détails sur l’emploi de ce terme voire Éric Landowski. Présences de l’autre : essais de socio-sémiotique. Paris : Presse Universitaire de France, 1997.

Page 126: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

119

cinématographiques d'auteurs provenant du même milieu social et culturel qu’eux. Comme nous

l’avons mentionné auparavant, Bengston réagit d’une façon bizarre à la réplique d’un voisin

français qui leur demande de quitter l’endroit devant le bâtiment car ils dérangent ses enfants qui

dorment déjà, en disant : « Ben quoi, on a plus le droit de causer dans cette putain de cité,

hein? »135. Pourtant, ce qui est transmis, c’est une réaction longtemps étouffée par leur muselage

social et par leur position isolée dans le quartier. Ils sentent que leurs droits n’ont pas été

respectés et que leur liberté d’expression a toujours été ignorée. Ainsi, pour Bengston,

l’admonestation du voisin représente une autre preuve de leur position en tant que boucs

émissaires de l’histoire postcoloniale française. De même, la réplique de Pat déjà expliquée

antérieurement quand il lève les bras au ciel en disant : « Sont cons les jeunes, maintenant! »136,

devient très suggestive dans le texte. Elle constitue aussi une généralisation de la situation des

jeunes de la banlieue, qui selon la majorité dominante, n’espèrent plus un avenir meilleur et

n’arrivent même plus à se sentir à l’aise pour se parler quand ils se rencontrent. Ils sont, aux yeux

des personnages dominants, des marionnettes qui ne rient plus et qui ne pensent plus à l’avenir,

et sont donc inutiles à la société.

En jouant le jeu de l’ambivalence et de l’ironisation dans un contexte plurilingue, Charef

juxtapose plusieurs niveaux langagiers. Il produit ce mélange de langages, non pas pour montrer

l’incohérence et l’impossibilité d’une définition identitaire des Beurs en France à cause des

écarts entre les niveaux linguistiques et culturels. Au contraire, l’auteur veut insister sur la prise

de conscience de la part d’une génération de jeunes d’origine maghrébine, de leur position

135

Mehdi Charef. Le thé…, p. 28.

136Mehdi Charef. Le thé…, p. 41.

Page 127: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

120

privilégiée dans la société française, car ils ont la possibilité de vivre dans un milieu

multiculturel et plurilingue dont ils font bon usage dans leur communication et dans l’écriture de

l’auteur.

Ces mêmes procédés linguistiques se retrouvent dans l’adaptation cinématographique du

livre. Le plurilinguisme est renforcé par la présence de l’image filmique qui met en lumière la

plurivalence du message transmis par l’auteur. Dans le texte, l’accent est mis sur les mots que le

lecteur peut interpréter et sur les actions des personnages qu’il peut s’imaginer mentalement.

Dans le film, les gestes et les répliques des personnages sont illustrés par la présence de l’image

mobile et ils se concrétisent à l’aide de la visualisation de certains caractères et socio-types.

Le thé au harem d’Archimède (1985)

L’adaptation du roman préserve la même intrigue que le texte littéraire, avec les mêmes

personnages. Quelques épisodes respectent les chapitres du livre tels qu’ils sont. Mais le film

change leur ordre de déroulement assez souvent. Contrairement au roman, le film ne débute pas

par la scène où Madjid répare sa moto, mais par un plan panoramique qui montre l’image de la

cité, les bâtiments gris, identiques et nombreux pendant les premières heures de la matinée.

Grâce à cette technique cinématographique, nous sommes guidés visuellement vers le cadre de

l’action. Le silence règne dans le quartier. Les travailleurs se préparent pour aller à l’usine. Dans

cette atmosphère de calme matinal, Josette amène Stéphane chez Malika sans dire un mot. Ce

silence peut aussi représenter un signal qui augure un changement ultérieur, quand le rythme du

film va graduellement s’accélérer. Les gros plans sur les bâtiments en béton montrent

Page 128: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

121

l’immensité de ce conglomérat d’HLMs qui uniformise les destins des gens qui y habitent. Le

suspens augmente quand Josette et son fils apparaissent dans le cadre et semblent écrasés par les

immeubles en béton du fait de la différence de proportion.

Déjà à la troisième minute du film, le comique de situation se fait sentir. À travers ses

gestes et ses réactions Pat devient un vrai comédien. Au café du coin de la rue, Café de Maguy,

le lieu habituel de rencontre des jeunes du quartier, Pat cherche sa revanche contre les

propriétaires de chiens. Pat regarde le chien d’un vieillard d’une façon méfiante et quand le

maître du chien ne fait pas attention, il donne du sucre à l’animal. Cette scène montre déjà le

conflit caché entre les générations et l’irritation des jeunes contre les chiens des voisins français.

Cela nous rappelle la scène de l’ascenseur dans laquelle Madjid est menacé du seul fait d’être

différent. Finalement, le temps de la « vengeance » contre les maîtres est venu et il est intéressant

que ce soit Pat, un Français, qui, par solidarité avec ses amis maghrébins, se moque du soin

exagéré des autres Français pour leurs petits chiens en contraste avec le but de leurs propriétaires

de se protéger de la proximité des « étrangers » dans le quartier.

Page 129: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

122

Fig. 4. La rencontre entre le vieillard et les deux jeunes dans Le thé au harem… de Mehdi Charef

© KG Productions 1986

Quand Pat retrouve Madjid dans la rue, il est toujours de bonne humeur. Il se moque de son ami

qui a une expression très sérieuse et qui est probablement en train de réparer sa moto pour la

millième fois, car Pat lui dit : « Elle est morte ta tire! Te fatigue pas! Elle est bonne pour la

casse! »137. Madjid ne lui répond pas, l’air préoccupé, ce qui prépare mieux la continuation de la

scène. La moto est tout ce qu’il possède et elle n’est plus fonctionnelle. Le silence de Madjid

encourage Pat à persister dans ses blagues. Il affirme, en regardant vers le haut : « Mais ils sont

tous partis ces cons-là [référence aux voisins]… Il ne reste plus que nous. »138. Les « cons »,

comme il les appelle, sont les voisins qui partent au travail chaque matin. Les seuls à rester dans

le quartier sont ceux qui sont au chômage, notamment les jeunes qui viennent de finir leurs

études au collège et qui ne peuvent pas trouver de travail à cause de la crise économique qui a

frappé la société française dans les années 80, quand le film est sorti. En tenant compte de cet

aspect, les mots de Pat (qui fait partie des jeunes chômeurs) se chargent d’une double

signification. Il est libre d’errer dans le quartier toute la journée, mais, comme Charef le

souligne, il existe beaucoup d’individus comme lui qui sont contraints de rester dans la

banlieue à « vagabonder ». Cette scène comprend plusieurs niveaux d’interprétation que nous

avons mentionnés dans la partie théorique du chapitre. En incluant un Français dans le groupe

137

Extrait du film Thé au Harem d’Archimède (1985) réalisé par Mehdi Charef. Nous transcrivons.

138 Extrait du film Thé au Harem d’Archimède (1985) réalisé par Mehdi Charef. Nous transcrivons.

Page 130: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

123

des jeunes chômeurs maghrébins, Charef ajoute une dimension de classe à la dimension ethno-

culturelle du texte.

Cette ambiguïté est aussi soutenue par le silence de Madjid qui confirme la véracité des

mots de Pat. Mais dès qu’il ressent que son ami va changer de registre et qu’il passe du ton

sérieux à la moquerie envers les voisins, il lui dit : « Je te vois venir avec tes conneries! »139.

Toujours pour se divertir mais aussi pour provoquer, Pat excite les chiens dans les appartements

afin de les énerver. C’est sa façon de se venger contre eux et contre leurs propriétaires. Madjid,

avec un fin sourire au coin de la bouche, joue le sérieux. Mais en réalité, il a les mêmes

sentiments envers les chiens que son ami et par son comportement et son langage corporel, il

approuve la réaction de Pat.

Les sentiments entre les jeunes et les générations plus âgées du quartier sont réciproques.

Le vieillard lui-même les appelle : « jeunes cons », « voyous » et « salopards » quand il les

rencontre dans la rue. Ces appellations montrent le conflit « camouflé » entre les répliques des

personnages. Une autre scène qui appuie ce malaise dans la communication entre les générations

est celle où Madjid se trouve devant l’ascenseur pour monter chez lui. Quand il s’approche de

l’ascenseur, il appuie sur le bouton, mais la lumière rouge s’allume. Le mécanisme est en panne.

Le voisin qui est coincé à l’intérieur crie désespérément en demandant de l’aide quand il entend

des mouvements. Pour le punir, Madjid fait semblant de ne pas l’entendre et il s’en va prendre

l’escalier. Cette situation souligne le manque de coopération et d’amitié entre les jeunes et la

génération de leurs parents.

139

Extrait du film Thé au Harem d’Archimède (1985) réalisé par Mehdi Charef. Nous transcrivons.

Page 131: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

124

Le langage et les gestes des jeunes de la cité sont plus expressifs à l’écran que dans le

livre, car il est plus facile de percevoir le sens caché de certaines réactions et de certains mots par

l’ajout de l’image. Les prises de vue en gros-plans et la familiarité des personnages avec leur

milieu créent une complicité entre les protagonistes et le public. Le spectateur arrive ainsi, de

séquence en séquence, à sympathiser avec eux et devient plus réceptif à leurs problèmes.

A titre d’exemple, prenons la scène du métro dans laquelle Madjid et Pat volent le

portefeuille du Français et dans laquelle le comique de situation se construit graduellement. Le

jeu des regards entre les deux protagonistes et leur attente en vue de trouver la cible de leur vol

montrent une certaine complicité entre eux. Aucun mot n’est prononcé. Ils font mine de rien,

tranquillement assis sur les quais de la station de métro. Pat vise en premier une jeune fille avec

une petite pochette. Pourtant Madjid désapprouve d’un signe discret de la tête. Ils sont de petits

délinquants, mais il semble qu’ils aient quand même une conscience. Madjid ne trouve pas que

c’est une bonne idée de voler une jeune personne comme eux qui n’a pas beaucoup d’argent. Ils

attendent un meilleur coup. La victime parfaite ne tarde pas à arriver. C’est un Français de plus

de quarante ans et sa femme qui sortent du métro pour changer de ligne. L’homme traîne une

grande valise, signe qu’ils partent en vacances et qu’ils ont suffisamment d’argent sur eux. En

plus, quand il sort son mouchoir pour effacer sa sueur, le portefeuille apparaît de sa poche arrière

de pantalon comme pour inviter au vol. D’un seul coup, Pat et Madjid se lèvent de leur place et

commencent à suivre leur cible. On retrouve toujours le même air conspirateur entre les deux

jeunes hommes. Il n’y a encore aucune réplique, toute communication se fait à travers les gestes

et les regards, ce qui révèle une compréhension tacite.

Il serait difficile de regarder une telle scène sans avoir une réaction de réprobation devant

leur geste. Mais suite au réflexe violent du Français qui se rend compte qu’il n’a plus de

Page 132: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

125

portefeuille et à son geste de se tourner vers Madjid et de l’incriminer sans preuve, la situation se

renverse. Le comportement violent et raciste du Français, ainsi que la réaction des autres

voyageurs qui ne réagissent pas, le font passer de victime à bourreau et suscitent un sentiment de

compassion envers les deux jeunes banlieusards. Ils deviennent l’objet de discrimination des

Français et ainsi leur vol devient bénin et n’est plus condamné. Au contraire, cela met en

évidence la différence de statut social entre le centre et la périphérie, et invite la sympathie du

public envers les deux jeunes qui réussissent par leurs propres moyens à se venger du personnage

qui détient le pouvoir social.

Nous avons proposé seulement quelques exemples de multiples niveaux interprétatifs de

certaines séquences du film et du livre de Charef. Il existe beaucoup de similitudes entre le

roman et le film, mais il y a aussi des éléments ajoutés à travers l’image cinématographique.

Pourtant, le message reste le même : Charef transmet, à l’aide du langage ironique et de l’image

cinématographique, sa vision de la politique intégrationniste française des années 80, ainsi que la

place des jeunes Maghrébins dans ce schéma social. À travers ses personnages, l’auteur montre

que l’intégration de cette deuxième génération de jeunes de banlieue est possible, qu’ils peuvent

s’adapter à une nouvelle culture et à une nouvelle société (ils sont éduqués et manient plusieurs

niveaux de langue), mais que cela doit se faire selon leurs propres termes (l’auteur leur donne la

parole et les valorise).

Même si la période présentée dans le texte de Boudjellal ne coïncide pas avec celle de

l’œuvre de Charef, l’opinion publique des Français et leur attitude envers les Maghrébins ne sont

pas très différentes. Boudjellal montre le destin du jeune Mahmoud et de sa famille dans les

années 50-60 sur fond de la guerre d’indépendance de l’Algérie et de l’accroissement du nombre

d’immigrés maghrébins en France. L’attitude raciste et discriminatoire des gens de la Métropole

Page 133: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

126

envers les Maghrébins (vus comme « les Arabes » alors que ces jeunes sont nés en France et sont

français) rencontre une résistance chez les jeunes de la deuxième génération d’immigration du

début des années 80. Charef fait partie de cette génération qui, par la parole, réussit à développer

un nouveau discours culturel et social, mais aussi à attirer l’attention du public sur la

problématique qu’est la présence maghrébine en France. Les mêmes niveaux discursifs et les

mêmes défis culturels se posent dans les deux œuvres, mais ce qui distingue le Petit Polio de

Boudjellal du texte ou du film Le thé… de Charef est le support artistique différent : les bandes

dessinées. Pour mieux présenter le contexte socio-historique et pour traiter des sujets de la

marginalité et de la différence plus significativement, Boudjellal recourt à une intersection de

l’image caricaturale et du langage, lui aussi plein de significations. La perspective sur les choses

est aussi différente : le narrateur-personnage est Mahmoud, un enfant de huit ans. Cette tactique

discursive ajoute un peu plus d’individualité et d’originalité à la création artistique de Boudjellal.

Il est plus facile de mettre certains mots dans la bouche d’un enfant, qui semble naïf et ne

comprend pas tout à fait ce qui arrive dans la politique du temps, que de parler de la perspective

d’un jeune homme et d’un adulte comme Charef et Gatlif le font. Évoquer les différences de

perspective, entraîne nécessairement divers niveaux interprétatifs qui ressortent de l’analyse du

texte de bandes dessinées de Boudjellal et de la valeur artistique que ce texte apporte.

4.5.2 L’ironie postcoloniale chez Boudjellal

Boudjellal ajoute de la matière aux cinq niveaux d’interprétation qui se retrouvent chez

les trois auteurs. Mis à part la portée stylistique du langage parsemé de teintes ironiques, son

texte ajoute un autre élément : l’image. Ses dessins sont faits avec l’intention d’être des

Page 134: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

127

caricatures désignant certaines catégories d’individus. Boudjellal peint les personnages

maghrébins d’une certaine façon en insistant sur les différences spécifiques qui les ont

stigmatisés dans la société française ainsi que les personnages français stéréotypés pour marquer

la différence entre les deux groupes sociaux. Ces traits physiques typiques (couleur des cheveux,

des yeux, de la peau, moustache, façon de s’habiller, etc.) ajoutés aux sens multiples des mots,

offrent des pistes de lecture à plusieurs niveaux et ouvrent la voie à une interprétation plurielle

du texte.

Petit Polio (1999)

Un des mérites de Farid Boudjellal est sa capacité de parler de manière comique des

choses sérieuses qui ont marqué l’histoire contemporaine en France. Il y a d’ailleurs assez peu

d’auteurs en France qui ont le courage d’évoquer des thèmes considérés comme tabou sur le ton

de l’ironie. Ces thèmes sont passés plus ou moins sous silence en France à l’heure actuelle

comme, par exemple, le racisme envers les Maghrébins et les différentes façons péjoratives de

les appeler, la guerre d’Algérie, la politique de la France pendant la guerre d’Algérie, et les

différences culturelles.

La moquerie selon les termes de Bhabha est identifiable dans Petit Polio à différents

niveaux du texte et de l’image artistique. Tout d’abord, Boudjellal crée une caricature de

l’univers banlieusard à travers son dessin très suggestif. Ensuite, il attire l’attention sur le détail

visuel par le choix des couleurs. Enfin et surtout, la langue utilisée joue un rôle primordial pour

se subvertir elle-même à des fins ironiques.

Page 135: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

128

Sur un premier plan, l’aspect caricatural et le visuel illustrent de façon convaincante, le

concept de Bhabha. Pour ce dernier, comme nous l’avons vu, l’ironie moqueuse est un

positionnement de l’auteur entre deux perspectives : textuelle et culturelle. Bhabha affirme que

cette technique narrative est un effet stylistique volontaire. Boudjellal représente dans ses bandes

dessinées ce côté ludique et moqueur tantôt dans une perspective textuelle, tantôt dans une

perspective culturelle. Son intention consiste évidemment à accentuer les traits grossiers de

certains personnages afin de mieux les ridiculiser, joignant ainsi le texte au dessin.

Pour bien montrer la différence qui caractérise le petit Mahmoud, le personnage central

du texte de Boudjellal, l’auteur emploie plusieurs détails techniques et visuels. Les traits

physiques de Mahmoud sont montrés dans la bande dessinée dès la couverture.

Fig. 5. Couverture du Tome I du livre Petit Polio de Farid Boudjellal.

© Futuropolis, 2006

Page 136: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

129

La description physique du personnage est édifiante et elle le positionne dans un certain contexte

politique et socio-culturel. L’enfant est différent, il représente l’Autre par la couleur de sa peau.

Ses cheveux sont plus noirs que ceux de ses amis. Même sa façon de s’habiller évoque son statut

social modeste. Son prénom, ainsi que ceux des membres de sa famille, sont des noms étrangers

typiquement utilisés dans la communauté de Maghrébins : Mahmoud, Latifa, Abdel, Djamillah,

etc. En plus, son handicap est souligné par la représentation d’une prothèse et d’énormes

chaussures qui lui montent jusqu’aux genoux. Sa mère a l’air d’une femme algérienne, avec de

longs cheveux noirs et bouclés et un teint un peu plus foncé, portant de longues jupes et des

bijoux. Le père est dessiné avec des traits maghrébins et avec une moustache épaisse. Ses trois

sœurs ont aussi des cheveux noirs et bouclés et des visages de filles du Maghreb.

Par contre, le portrait des Français diffère de celui des Maghrébins. Presque tous les

Français ont les cheveux blonds et les yeux bleus dans ce volume.

Fig. 6. Les amis de Mahmoud. Petit Polio de Farid Boudjellal, Tome I, pg. 36

© Futuropolis, 2006

Page 137: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

130

L’auteur insiste délibérément sur les stéréotypes des deux côtés pour marquer cette distinction

entre la façon dont les deux groupes sociaux sont perçus dans le discours social. Le camarade de

travail du père de Mahmoud est français. Au début, la différence ethnique entre lui et son copain

maghrébin ne compte pas du tout. Mais après une expérience marquante sur le front en Algérie

où le jeune Français a été recruté, il commence à voir cette différence entre lui et son ami

maghrébin et à la nommer. Une expérience choquante comme la mort de son camarade français

pendant la guerre en Algérie change radicalement l’attitude du personnage français, qui ne peut

plus supporter d’entendre l’arabe dans la rue ou de voir des Maghrébins autour de lui.

Le meilleur ami de Mahmoud est Rémy, le fils d’un médecin français. Le petit Français

est un enfant sensible et timide. Il n’a pas d’amis, donc il est content de faire la connaissance du

protagoniste avec lequel il s’entend très bien sans même se soucier de leurs ethnies respectives.

Le médecin a des soucis financiers et des problèmes émotionnels, ce qui explique son

déménagement dans un immeuble de banlieue. Mais le temps montre que sa situation n’était que

temporaire et qu’il peut toujours se remettre et recommencer à zéro. Pourtant avec un regard plus

attentif porté sur les signes visuels propres aux Français, il est aisé de remarquer que le comique

des traits les transforme en une sorte de caricature. Le docteur est rondelet et ivrogne, et parfois,

il devient même ridicule par son comportement140.

140

Cela nous rappelle le portrait de M. Lesveque qui se trouve fréquemment en état d’ébriété. L’ivresse devient un trait caractéristique et moqueur des Français d’un certain âge. D’un autre côté, les pères de famille et les femmes maghrébines sont pauvres, mais travailleurs et sérieux et ils sont toujours prêts à aider leur prochain en cas de besoin. Les rapports de pouvoir sont ainsi renversés et le dominant (le Français) devient victime de ses propres vices, tandis que celui qui semble être le dominé (l’immigré), gagne le contrôle de la situation.

Page 138: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

131

Fig. 7. L’image avec le docteur ivre. Petit Polio de Farid Boudjellal, Tome I, pg. 43

© Futuropolis, 2006

Quand il rentre au milieu de la nuit, il n’a pas d’empathie pour les autres habitants de

l’immeuble. Il crie continuellement : « Vive la cinquième! ». Tous les voisins sont réveillés par

ses cris. Pourtant, ils lui manifestent toujours du respect et Abdel, le père de Mahmoud, l’aide

même à entrer dans son appartement et essaie de le mettre au lit. Sa réplique semble être une

phrase patriotique car il fait référence à la 5e République française. Mais à travers cette double

tournure du message, ainsi qu’à travers sa contextualisation dans un moment inapproprié, la

réplique prend une tournure ironique. Boudjellal montre le ridicule de la politique nationaliste

française qui discrimine les autres cultures et montre la fierté des Français qui défendent leurs

Page 139: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

132

idées républicaines. Par cette scène, Boudjellal suggère que ces idées ne sont pas fondées et

qu’elles ne peuvent être prononcées que dans des moments d’ivresse et de perte de raison.

Une autre scène, qui dénonce et ridiculise implicitement le nationalisme exacerbé des

Français est celle où les enfants provoquent un voisin du quartier, Antoine. Fervent partisan de la

politique nationaliste, Antoine est dépeint avec les mêmes traits que le Général de Gaulle. A

travers les traits caricaturés d’Antoine, double du général, ce dernier est clairement ridiculisé

dans le premier tome de Petit Polio.

Fig. 8. La ridiculisation d’Antoine. Petit Polio de Farid Boudjellal, Tome I, pg. 14

© Futuropolis, 2006

Page 140: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

133

Par exemple, Antoine a un long nez semblable à celui du Général de Gaulle, mais le nez est

constamment rouge à cause de la consommation régulière de pastaga141. Il fait également preuve

d’une attitude de supériorité envers les autres. Le Français est également ultra-nationaliste et il

refuse d’accepter les transformations culturelles survenues dans le nouveau contexte politique en

France. Il ressemble parfaitement au Président comme sur la photo qu’Antoine garde sur le mur

de sa maison. Antoine a les mêmes traits et la même attitude que de Gaulle, mais ne pense jamais

aux concepts de liberté, d’égalité et de fraternité par rapport à ses voisins d’origine étrangère. Il

est clair par l’attention qu’il accorde aux traits d’Antoine ainsi qu’à sa conviction politique, que

Boudjellal ironise sur la situation de l’époque ainsi que sur les slogans anti-racistes comme « La

France aux Français! », « Immigration = Chômage. Votez Front National. Les Français

d’abord », etc. Néanmoins, Boudjellal n’exclut pas l’échange entre les deux groupes dans lequel

se créent des liens entre les enfants et les jeunes susceptibles d’attribuer à l’amitié une valeur

plus grande qu’à l’appartenance ethnique.142

Un procédé relié également à la technique du visuel est l’intertextualité utilisée par

l’auteur quand il présente les couvertures de bandes dessinées que Mahmoud et les garçons de

son âge aiment lire : Blek le Rock, Kiwi, Fox, Rodeo, Pepito, Pipo, Totem et d’autres. Cette

141

Le pastaga est une boisson traditionnelle alcoolisée du sud de la France.

142 Le choix de parler de la ressemblance d’Antoine au Général n’est pas aléatoire dans le récit. De Gaulle est un

personnage très controversé de l’époque. Il était en plein pouvoir politique (1959-1969) pendant la guerre d’Algérie et même avant, pendant la présidence de René Coty (1954-1959), il a joué un rôle important dans la politique extérieure de la France. De Gaulle a eu une attitude duelle face à la guerre en Algérie : d’un côté il a organisé des unités militaires qui ont été envoyées en Algérie pour « gérer » les mouvements extrémistes algériens, de l’autre côté, il a été un des premiers à comprendre la nécessité de donner l’indépendance aux anciennes colonies comme l’Indochine et l’Algérie et d’arrêter les conflits armés dans ces pays. L’action dans le livre de Boudjellal se passe entre 1959-1962 et reflète cette ambiguïté dans la politique française à travers la réaction des immigrés maghrébins en France à cette époque ainsi que l’attitude des habitants français envers les conséquences visibles du conflit en Algérie comme l’immigration. Les enfants, dans cette situation, constituent le lien entre les nationalistes français qui sont racistes envers les Maghrébins qui vivent dans leur communauté et la première génération d’immigration nord-africaine qui n’a pas le pouvoir de s’opposer à la politique française contre les anciennes colonies et qui est tout aussi impuissante à influencer la politique algérienne.

Page 141: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

134

référence textuelle montre que des individus de diverses nationalités, ethnies et religions

s’intéressent aux mêmes histoires et qu’ils essaient de s’expliquer les décisions politiques par le

biais des aventures des personnages des bandes dessinées.

L’histoire de la caricature faite par Mahmoud à propos du Général de Gaulle qui montre

son dos, constitue un épisode intéressant par son ambiguïté.

Fig. 9. L’image du Général de Gaulle, Petit Polio, Tome 1, p. 27.

© Futuropolis, 2006

Page 142: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

135

La situation n’est pas seulement comique de par la réelle ressemblance de la caricature avec les

traits de la vraie personne, elle est aussi carnavalesque car elle dénude le bas du corps du général

et renverse donc son autorité, et de plus comique aussi à cause de la suite du parcours de cette

feuille. Emportée par le mistral des mains des amis de Mahmoud lors de la cérémonie fastueuse

quand de Gaulle défilait à travers Toulon, elle arrive presque au visage de de Gaulle, mais elle

est attrapée à temps par le maire de la ville, Bellegou. Ce qui augmente l’aspect comique de la

situation est le fait que de Gaulle sollicite d’urgence une entrevue personnelle avec le maire. Ce

dernier croit qu’il s’agit de la grave situation en Algérie qui bouleversait Français et Algériens.

Toutefois, ce qui inquiète le chef des armées, c’est la caricature qui s’est envolée jusqu’à lui lors

du défilé. Même après avoir vu la maladresse du trait du dessin, ce qui dénote qu’il a été fait par

un enfant, de Gaulle le prend très au sérieux, en le considérant comme offensant. C’est une façon

ironique par laquelle Boudjellal fait la critique de la politique de de Gaulle et de son attitude

envers la guerre en Algérie, ainsi que la crédulité des gens qui acceptent sans trop réfléchir ses

décisions stratégiques pour résoudre le conflit. L’ironie vient justement de l’ambiguïté du

dialogue entre les deux personnages avant que l’on connaisse les vraies raisons de l’inquiétude

du Général. Ce comique de situation montre le retard de la pensée politique française concernant

l’affrontement entre le Front de Libération Nationale (FLN) et l’armée française vers la fin de la

guerre d’Algérie, affrontement dont la politique française ne percevait pas la portée ni l’issue

inévitable.143

143

Le Front de Libération Nationale est un groupe armé constitué par les nationalistes algériens qui a été fondé en 1954 au début du conflit en Algérie avec l’intention de lutter contre l’armée française qui avait débarqué en Algérie pour « maintenir l’ordre » dans la colonie suite à des conflits civils dans le pays, en particulier à Constantine.

Page 143: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

136

Fig. 10. La discussion entre Bellegou et de Gaulle, Petit Polio, Tome 1, p. 31.

© Futuropolis, 2006

Le commentaire de de Gaulle en fin de page est intéressant, car il fait référence aux traits

biographiques de l’auteur : « Ce Mahmoud a un brillant avenir de caricaturiste devant lui! ».

Cette réplique prononcée par de Gaulle contient, d’après nous, une teinte ironique suggestive. De

Gaulle ne pense pas vraiment qu’un caricaturiste puisse avoir un grand impact sur le public dans

des livres pour enfants. Il prend ce dessin comme une petite farce qu’on lui a jouée et ironise sur

son créateur. Par ces mots, Boudjellal veut souligner l’importance du rôle joué par les bandes

dessinées dans cette période-là. Boudjellal fait référence ici également à son enfance (l’enfant

c’est lui aussi) et à sa perception de la société française à cette époque-là, mais il ajoute aussi sa

vision du présent, sa capacité à dévoiler des événements marquants de l’histoire à travers

Page 144: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

137

l’innocence du regard de l’enfant-personnage. Mahmoud détient des traits en commun avec

l’auteur (Boudjellal l’a affirmé à plusieurs reprises dans ses déclarations) et donc les réactions du

personnage peuvent contenir ses propres idées et sentiments d’enfance.144 L’ironie du

personnage de de Gaulle dans le texte, à travers la caricature faite par l’enfant Mahmoud, dévoile

l’opinion de l’auteur sur la politique du chef de l’état, et constitue son témoignage sur la guerre

d’Algérie qui sévissait alors. Le message transmis par Boudjellal est certainement un message à

double signification, d’où vient sa perception ironique subversive. La même perspective

ironique, entendue dans le sens de subversion moqueuse, se retrouve aussi dès la première page

du volume 1 de Petit Polio, cette fois-ci sur le plan linguistique.

144

Pour en savoir plus sur le pouvoir subversif de la bande dessinée et son importance dans la compréhension de la politique actuelle dans le monde francophone voir le livre On the Postcolony by Achille Mbembe. Berkley : University of California Press, 2001. Dans le chapitre « The Thing and its Doubles », Mbembe souligne l’importance du double langage et de l’image dans la bande dessinée camerounaise pour exprimer la violence dans la politique africaine. Il adopte une perspective très intéressante vis-à-vis de l’emploi des signes visuels comme figure de style afin de persuader le public de la véracité des faits exprimés. Nous avons cependant considéré que l’œuvre de Boudjellal ne s’inscrit pas nécessairement dans la même ligne de pensée que les productions camerounaises, car l’auteur franco-algérien n’adresse pas d’une façon évidente la problématique de la violence postcoloniale. C’est pour cette raison que nous avons décidé de faire peu de référence à Mbembe dans notre thèse.

Page 145: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

138

Fig. 11. L’image du Mourillon sur la carte postale. Petit Polio, Tome I, p. 5.

© Futuropolis, 2006

Le Mourillon à Toulon est le symbole de la ville, mais c’est aussi le lieu où se retrouvent

beaucoup d’immigrés. Dès les premières lignes, il est facile de remarquer l’ironie chez

Boudjellal à travers les répliques des personnages. La mère demande aux enfants de choisir une

carte pour l’envoyer à leur famille en Algérie. Mais chacun des enfants choisit un endroit

différent : le Port, la Place de la Liberté, le Faron, etc. La mère propose la carte postale avec le

Mourillon. Une des sœurs de Mahmoud affirme avec la sincérité d’un cœur d’enfant que le

Mourillon est l’endroit où ils se trouvent à présent et c’est l’image centrale de Toulon. Comme

d’habitude, Mahmoud émet des commentaires drôles, mais qui cachent une vérité assez amère. Il

dit à propos du lieu: « Nous, on a la couleur! ». Cette phrase s’interprète de façons différentes :

au sens littéral, cela veut dire qu’ils peuvent voir le paysage tel qu’il est en réalité, ou bien, dans

un sens figuré, Mahmoud suggère qu’ils sont des individus de couleur et viennent de cet endroit

d’immigration. Comme il y a beaucoup d’immigrés maghrébins à Toulon, la couleur de peau

prédominante est la peau olive des Maghrébins, au moins dans la perception collective des

Français. La réplique de Mahmoud semble aussi faire référence à leur couleur de peau et à leur

position minoritaire dans l’espace français. Pour créer l’ambiguïté du message afin d’y attacher

un sens ironique, Boudjellal revient toujours avec une réplique qui contrecarre la gravité des faits

exprimés. La sœur lui dit : « Il est empégué c’ui-là! »145.

145 Empégué d’après la définition de Boudjellal à la fin du livre, signifie : « Quand on a bu un peu trop de PASTAGA ». Pour Pastaga sa définition est : « Attention, ça saoule ».

Page 146: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

139

Une autre scène témoigne du double jeu d’ironie à travers l’attitude de certains

personnages envers le général de Gaulle. César, le copain de travail du père de Mahmoud, l’imite

pour faire rire les enfants dans le camion.

Fig. 12. Scène où César imite le général de Gaule. Petit Polio, Tome I, p. 11.

© Futuropolis, 2006

Le Français parodie la façon de parler de de Gaulle et il imite ses traits physiques. Il montre ses

grandes oreilles qui apparaissent aussi dans le portrait accroché au mur dans la maison

Page 147: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

140

d’Antoine. Ces mêmes oreilles ainsi que le long nez deviennent les traits caricaturaux du portrait

de de Gaulle. L’ironisation du président est révélatrice d’une attitude générale des gens, de

certains Français aussi, envers la politique de de Gaulle. Même les enfants sont au courant du

discours nationaliste du Général et ils se moquent de son autorité. Par exemple, aux pages 13-14,

quand ils vont sous la fenêtre d’Antoine pour lui chanter leur chanson carnavalesque sur le chef

d’État : « Je suis le Général de Gaulle! Qui pue, qui pète, qui prend son cul pour une trompette. »

ou « Le général de Gaulleu, tout tordu, tout poilu/ On lui voit la raie du cul! ». Cette scène fait

d’Antoine, la personnification de de Gaulle, un personnage carnavalesque qui détrône l’autorité

du chef d’État par l’usage d’un vocabulaire scatologique.

Fig. 13. Les enfants en train de se moquer d’Antoine. Petit Polio. Tome I, p. 13

© Futuropolis, 2006

Page 148: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

141

La réaction d’Antoine est comique : il leur jette un seau d’eau sur la tête par la fenêtre ouverte.

Ses commentaires sont également drôles :

Galapians! Vous ne respectez donc rien!? Celui qui insulte de Gaulle il insulte aussi Un, la France!... Deux, Toulon! Pasque sans lui on dirait pas putain-con, mais Pétain con!... Trois, moi Antoine qui ai hérité de la noblesse de ses traits!... Mêmes oreilles, mêmes yeux, même nez... 146

La référence à l’insulte contre le Président et contre la France rappelle le slogan : « La

France aux Français! » qui circulait dans les années 70-80 dans la Métropole et qui a des échos

même aujourd’hui147. Il fait référence à l’opposition entre le Marechal Pétain et le Général de

Gaulle pendant la Deuxième Guerre mondiale en la carnavalisant, Pétain devenant « putain ».

Le glossaire des régionalismes du Sud de la France à la fin du premier tome transmet

également un message plurivoque. Un « inter-dit », selon l’expression de Delvaux, ressort entre

les lignes. Les « définitions » de certains mots ou les explications concernant certains moments

historiques ou personnalités politiques montrent à la fois un sentiment d’appartenance et de

désappartenance à un certain discours postcolonial. Pour le mot « Arreckx » la définition est : «

Ancien maire de Toulon. Succède à Le Bellegou en 1959. Arreckx occupera ce poste pendant 27

ans. Il aura ainsi passé une partie de sa jeunesse à l’Hôtel de ville et une partie de sa vieillesse à

l’Hôtel de police! »148. Boudjellal renverse le message en montrant que le maire a commis des

illégalités et qu’à la fin de sa vie il a été emprisonné. Pour le juron « fatche de con » nous avons

l’explication suivante : « Le Maire actuel l’entend Facho de Con! ». « Boudiou, bastardon, fatche

146

Farid, Boudjellal. Petit Polio. Toulon : Éditions du Soleil, 1999, Tome 1, p. 14.

147 Nous allons voir cette scène répétée dans le film Je suis né d’une cigogne de Tony Gatlif quand un perroquet

dans un café d’ultranationalistes est entraîné à dire la même réplique mentionnée plus haut (passage expliqué à la page 159 de notre thèse).

148 Farid, Boudjellal. Petit Polio. Toulon : Éditions du Soleil, 1999, Tome 1, glossaire.

Page 149: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

142

de con, con, bougnoule, petit blouson noir », ce ne sont que quelques-uns des mots utilisés pour

parler des jeunes d’origine maghrébine en France.

Nous remarquons le grand nombre de calques sur l’arabe ou des mots du verlan ou de

l’argot du Sud qui donnent au texte sa saveur en montrant aussi la spécificité locale, la culture du

Sud. Par exemple, les mots du registre culinaire, comme « chorba » ou « cade » sont des mots

provenant de l’arabe. Pour chacun de ces mots, Boudjellal donne sa propre définition. Pour une

« chorba » l’explication de Boudjellal est donnée sous forme de question : « Faut-il mettre des

pois chiches dans cette soupe du Maghreb? ». L’explication de la « cade » est : « Crêpe de purée

de pois chiche. A Toulon, quand vous entendez les vendeurs hurler : La cade, la cade!, vous

salivez déjà. ». Les champs sémantiques du Sud et de l’arabe sont mêlés à l’argot, dénotant

l’ancrage identitaire des jeunes Maghrébins dans trois espaces socio-culturels : le Midi de la

France, la communauté arabe et les jeunes défavorisés.

Nous retrouvons chez Boudjellal les cinq niveaux d’interprétation multiple du texte, ainsi

qu’une nouvelle dimension narrative : celle de l’image dans les bandes dessinées qui apporte une

perspective novatrice au discours sur l’ironie ou à la moquerie postcoloniale avec l’intention

claire de provoquer une déstabilisation du système de pensées dominant. Dans les pages qui

suivent nous allons poursuivre l’analyse de l’image filmique et de son apport à l’œuvre de Gatlif.

Même s’ils sont des créations relativement plus récentes, de la fin des années 1990 et 2000, les

sujets traités sont les mêmes que dans les autres productions artistiques de Charef et de

Boudjellal, à savoir la marginalité et l’exclusion des immigrés, particulièrement celle des

Maghrébins, la relation entre le centre et la marge (l’espace de la banlieue) et le problème

identitaire dans la société actuelle. Nous trouverons également les cinq niveaux d’interprétation

de l’œuvre d’où ressort parfois l’ironie postcoloniale. Nous remarquerons un changement du ton

Page 150: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

143

narratif parallèle à une diminution des tactiques de subversion du langage par rapport aux

productions littéraires et filmiques des années 80. Ce nouvel aspect discursif témoigne aussi d’un

changement d’ordre culturel dans la société qui devient de plus en plus multiculturelle et où la

marginalité n’est plus aussi contestée qu’auparavant. L’ironie existe encore et nous pouvons la

percevoir dans le texte et dans l’image à des moments distincts, mais elle est plus voilée et plus

élaborée.

4.5.3 L’ironie postcoloniale chez Gatlif

Je suis né d’une cigogne (1999)

Le film Je suis né d’une cigogne n’est pas une des premières productions de Gatlif. C’est

un long métrage réalisé dans les années 90 quand le nom de Gatlif a commencé à être reconnu

dans le contexte du cinéma exilique ou du cinéma accentué (Naficy)149. Ce n’est pas

nécessairement un événement dont la critique a beaucoup parlé à l’époque de sa sortie, mais c’est

un film très riche en exemples de moquerie, de politisation de l’histoire des immigrés en France

et de leur rapport aux Français de souche. Grâce au pouvoir de la parole et de l’image, le cinéaste

transmet un message ambigu qui s’adresse à la fois au public maghrébin, mais aussi au public

français et même extérieur à la France et qui déchiffre le code du film en fonction de son

expérience personnelle ou culturelle.

149

Pour mémoire, rappelons que nous avons déjà expliqué le terme et discuté l’éventail de ses aspects dans l’introduction de notre thèse. Nous y ferons référence de façon épisodique dans certaines parties de notre analyse.

Page 151: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

144

Nous percevons le film en tant que texte, donc en tant qu’unité homogène de sens, tout

comme le texte littéraire, et c’est cette perspective que nous allons adopter dans notre analyse.

Comme dans l’ouverture du roman (et de l’adaptation cinématographique de Charef), la première

scène du film débute sur un ton sérieux. A partir de gros-plans qui se fixent sur des détails

spécifiques (les visages des gens, des pancartes sur lesquelles est écrit en rouge « Résistance »,

« Vivre », « Chômage ») les premières images du film montrent une manifestation d’ouvriers

mécontents de leur situation sociale. Cela se produit sur fond de la crise économique des années

80 en France qui a mis au chômage un nombre important de travailleurs non-qualifiés.150 En

regardant cette scène, même si les individus qui apparaissent à l’écran forment un groupe mixte

de communautés et de classes sociales, la référence aux Maghrébins et, avec eux, aux autres

immigrés qui se trouvent dans la même situation est évidente. Le film établit déjà ses paramètres

temporels et spatiaux dans lesquels l’action va se dérouler et il nous introduit à la

problématisation de la place des minoritaires sur le territoire français.

Dans cette atmosphère tendue, Otto (Romain Duris) et Louna (Rona Hartner), deux des

personnages principaux du film, se rencontrent et se parlent. Il semble que dans une situation

pareille, il n’y ait pas d’espoir de dialogue paisible ou celui de trouver des opportunités de

détente. Mais, à travers le dialogue entre Otto et Louna, le sérieux se transforme en un ton plus

paisible. Au début, le même ton sérieux et les mêmes problèmes sociaux du livre et du film de

Charef réapparaissent : le chômage, la pauvreté, le désespoir et la violence. Mais ce ton change

pour laisser place à l’ironie et à la moquerie. Otto demande à Louna si elle est allemande.

Pourquoi Louna, une Allemande, se trouve-t-elle en France dans une situation sociale précaire et

150

Comme à ce moment-là, en France, il y avait un grand nombre de travailleurs dans l’industrie et que la majorité d’entre eux étaient des immigrés, la crise économique a affecté très fortement les couches pauvres de la société, couches dont les Maghrébins font partie.

Page 152: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

145

participe-t-elle aussi à la manifestation avec les chômeurs, avec les habitants pauvres des

banlieues? À une telle question, Louna répond à Otto par une phrase bien construite qui laisse

sous-entendre plus que ce qu’elle ne dit. Elle affirme qu’elle est allemande, mais de mère

autrichienne et de père italien. Elle détient donc, dès sa naissance, une identité multiple. Elle

n’est allemande que formellement grâce à sa naissance à Berlin, mais ses parents viennent

d’ailleurs. Non seulement était-elle fille d’immigrés à Berlin, mais elle est immigrée elle-même

en France, car elle se trouve maintenant à Paris. Par la suite, elle raconte à Otto la situation dans

laquelle elle se trouve à présent en utilisant un langage très savoureux. Elle habite chez une

vieille dame (qui va s’avérer être juive) et qui a « des problèmes de fric », selon les mots de

Louna. La vieille dame a aussi des problèmes avec les autorités, et par conséquent, la jeune

femme avoue franchement à Otto qu’elle « est dans la merde » et qu’elle ne sait plus comment

procéder. Nous pouvons percevoir plusieurs aspects subversifs qui déstabilisent le langage

dominant des Français dans ce court passage.

En premier lieu, Louna n’utilise pas le mot « argent » pour parler de ses problèmes

financiers, mais le mot « fric » (qui désigne « l’argent » en argot français). Cela montre sa

capacité d’intégration dans le milieu périphérique et même une certaine assimilation de la culture

de masse française. En deuxième lieu, c’est un renversement ironique qu’une Allemande vive en

location chez une femme juive si on tient compte de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

En plus, la vieille femme est expulsée de son appartement et ses meubles sont confisqués par les

autorités sans que le procureur et le policier ne s’inquiètent de sa survie. L’ironie du sort fait

qu’elle va mourir des causes de ce malheur. Une dernière éviction lui est fatale et la tue après

qu’elle a survécu à la déportation et à la dislocation. Nous n’avons pas de renseignements sur son

passé dans les camps, mais sa présence dans les quelques scènes du film n’est pas aléatoire. La

vieille femme juive est l’image métaphorique de la résistance de ce peuple à travers toute

Page 153: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

146

l’adversité politique et culturelle que ce dernier a connue. Gatlif se sert du cas juif pour le

comparer aussi à celui d’autres peuples et groupes ethniques qui se sont constamment déplacés et

se trouvent déracinés sur le territoire d’autres pays, tels que les Gitans et les Maghrébins en

France. À l’aide de cet exemple, Gatlif montre également l’importance des leçons que l’histoire

nous a apprises et le don du pardon. Louna se lie d’amitié avec la femme juive en dépit de leur

histoire, de leur provenance ethnique et de leurs différentes cultures. Voilà pourquoi nous avons

considéré ce fragment en tant que subversif et nous avons tenu à l’expliciter pour souligner son

aspect caricaturisant de la culture dominante.

Dans notre analyse, le changement de ton en tant que stratégie narrative utilisée par les

cinéastes établit une modalité subversive du langage. Cela explique comment le ton du film a

changé d’une scène à l’autre. Grâce à cette tactique, le public commence déjà à ressentir de

l’empathie pour les personnages et saisit la complicité du ton moqueur du cinéaste vis-à-vis de la

situation des minoritaires en France, de la situation des représentants de la deuxième génération

et de la politique intégrationniste française.

Une autre scène, qui mise sur l’ambiguïté et sur l’ambivalence discursive dans le film,

donc sur l’aspect double du langage est celle qui montre la cohabitation entre Otto et sa mère.

Otto vit dans un petit appartement de banlieue avec sa mère. Il a 23 ans, il a fini l’école depuis

longtemps et il se trouve, comme il dit, « au chômage de longue durée, de looongue durée ».151 Il

tient à répéter sa situation et non seulement à reprendre le syntagme, mais aussi à accentuer le

son « o » en le prolongeant et en attirant l’attention sur le fait qu’il en a assez de sa situation

sociale et qu’il aimerait pouvoir faire quelque chose pour la changer. Cette scène sous-entend

151

Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) réalisé par Tony Gatlif. (nous transcrivons)

Page 154: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

147

qu’Otto n’a pas beaucoup d’éducation, malheureusement aucune spécialisation, ce qui ne l’aide

pas du tout dans la situation de crise de l’époque. Son statut n’est pas unique, il y a des milliers

de gens (surtout des jeunes gens) qui se trouvent dans la même situation que lui, cela dure depuis

un certain temps et sa/ leur position ne semble pas s’améliorer.152 Le seul choix qui lui reste est

de se réveiller chaque matin, de boire du café, d’accomplir ses besoins physiologiques, de

partager la très petite salle de bain avec sa mère qui lui reste toujours « collée au dos » et

finalement de se débrouiller à gagner un peu d’argent en vendant L’itinérant 153 dans la rue.

152

Ici nous pouvons faire un parallèle avec la situation de Pat et de Madjid dans le roman/ l’adaptation de Mehdi Charef Le thé… ainsi qu’avec les œuvres de Boudjellal. Eux non plus ne trouvent pas de travail, eux non plus n’ont aucune spécialisation ni aucune chance de réussite.

153 L’Itinérant est un magazine d’annonces de travail ou de publicité, mais aussi une publication qui offre des

informations à un prix modique aux personnes qui se trouvent dans des situations désavantagées. Le but de la publication est, d’après leur site internet (http://www.litinerant.fr/itinerant-votre-journal) de réveiller dans les citoyens des valeurs de solidarité et d’entraide. Le magazine lutte aussi contre la misère et l’exclusion. Le terme même « itinérant » signifie une personne qui voyage d’un endroit à l’autre sans avoir de point fixe, de maison. Donc, comme on peut le voir, le fait que Gatlif a choisi de montrer ce magazine dans son film et de le relier au destin d’Otto est tout à fait intentionnel pour montrer son statut dans la société ainsi que la réaction d’indifférence de la part des citoyens dans la rue qui ignorent l’existence du magazine ainsi que les problèmes sociaux du protagoniste.

Page 155: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

148

Fig. 14. Otto en train de vendre L’Itinérant sur les Champs Élysées. Cadre tiré du film Je

suis né d’une cigogne de Tony Gatlif © Princes Films, 1999

Quand il est en train de se réveiller de ses « rêves de chômeur » selon l’expression du narrateur,

nous y reviendrons, Otto est plongé dans la pure réalité en entendant sa mère crier dans la salle

de bain parce que la prise disjoncte. Sa paix intérieure est interrompue par la misère quotidienne

à laquelle sa mère et lui doivent faire face.

Une fois qu’il se retrouve dans la rue, il répète la phrase : « Jamais de soleil pour

Otto »154. Cette phrase nous paraît ambiguë et nous fait penser à l’affirmation de Pat dans Le thé

154

Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 156: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

149

au harem d’Archi Ahmed : « On ne peut plus rigoler avec les jeunes »155. De la même façon,

cette phrase prononcée par Otto nous fait comprendre que sa vie est malheureuse et qu’il

n’entrevoit aucun changement de perspective.

Fig. 15. Otto quittant le quartier pour aller vendre l’Itinérant au centre-ville. Cadre du

film Je suis né d’une cigogne de Tony Gatlif © Princes Films, 1999

On entend Otto prononcer ces mots sur fond d’une image typique de la banlieue et des

immeubles en arrière plan, avec l’autoroute (le périphérique) au premier plan, dans l’atmosphère

grise et épaisse qui contribue à la surdétermination métaphorique de l’image. L’image exprime

son état émotionnel. Le gros plan le montre au milieu du cadre. Il semble écrasé par les objets

155

Mehdi Charef. Le thé.... , p. 41.

Page 157: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

150

alentour : les immeubles sont immenses, les nuages gris et pesants. Cet encadrement le rend

encore plus petit et traduit son manque de pouvoir pour changer son statut social.

La phrase même peut-être prise au sens propre : il fait toujours gris dans la banlieue, car

en France il n’y a pas autant de soleil que dans les pays d’Afrique. Mais elle a aussi une autre

signification de nature figurée. Il n’y a pas beaucoup d’espoir d’une vie meilleure : cette situation

concerne Otto et d’autres jeunes, peu importe leurs origines ou la couleur de leur peau156.

Nous avons mentionné une technique qui a été abandonnée par la suite par Gatlif dans ses

films. Il s’agit de l’utilisation de la voix narrative (voix-off) qui présente, à des moments-clé du

texte, les pensées des personnages ou qui décrit le cadre de leur action. A notre avis, l’emploi de

la voix narrative est essentiel pour la perception de l’ironie dans les films de Gatlif. Elle énonce

non seulement des phrases à titre d’explication qui sont vouées à donner une certaine cohésion

au récit filmique, mais elle fait allusion à des idées qui seront reprises plus tard dans le film par

les personnages. Le ton de la voix n’est donc pas du tout neutre, au contraire, il trahit le message

subversif de l’auteur qui parle de choses sérieuses et dérangeantes de façon comique pour

atténuer leur gravité.

Pour insister sur la situation financière modeste des gens qui habitent la banlieue, Gatlif

introduit la voix du narrateur dans la scène où Otto s’en va « travailler ». Chaque jour, il sort

dans la rue pour vendre ses journaux, il monte dans le RER qui le conduit au centre-ville où il

rencontre les mêmes personnes. C’est dans le train qu’il voit Louna et qu’il tombe amoureux

d’elle. Quand elle peut se le permettre, elle lui donne un peu d’argent, mais dans la voix du

156

Cette description de la banlieue nous rappelle également la réplique d’un enfant des pieds- noirs qui se trouve en Algérie et qui doit rentrer en France avec sa famille à la fin de la guerre dans Cartouches gauloises (2007) de Charef : « N’y va pas, David, en France il fait froid et les gens sont toujours tristes! ».

Page 158: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

151

narrateur on comprend qu’elle n’a pas une meilleure situation financière, car « parfois elle lui

donne juste un sourire »157. Cette réplique sous-entend que le travail de coiffeuse de Louna ne lui

apporte pas un meilleur salaire que la vente de l’Itinérant pour Otto. Tous ces gens se trouvent

dans une situation similaire, ils essaient de s’entre-aider car il existe toujours une solidarité entre

pauvres.

Otto, Louna et Ali se lient pour faire justice « à leur propre façon ». La voix-off semble

approuver leurs « actes d’héroïsme ». Car, pour venger la vieille dame juive qui a été dépossédée

par les huissiers et par la police de ses biens et expulsée de sa maison, ils vont dans le bureau de

l’officier ministériel et y mettent le feu. Alors que le bureau est en flammes et que le représentant

du Ministère et sa secrétaire sont effrayés, nous pouvons entendre la voix du narrateur qui fait

référence à cet acte de vandalisme d’une manière ironique : « Les actes d’héroïsme ne sont pas

remboursés par les assurances! Ohhh! Pauvre huissier… une vie brisée en quelques

secondes…une femme et des enfants qui vont se retrouver SDF…peut-être…»158. Exclamation

fort ironique, car il est très clair que le narrateur ne ressent aucune compassion pour l’huissier et,

qu’il ne s’inquiète pas pour son avenir ni celui de sa famille. Tout le monde sait qu’ils ne

risquent pas de se retrouver dans la rue ou devenir SDF. A travers le geste des trois jeunes, Gatlif

veut seulement donner une leçon au fonctionnaire du Ministère et le faire réfléchir à la possibilité

de se trouver l’espace d’un instant sans abri et dépossédé de ses biens, comme il avait fait pour la

vieille dame juive qui a été expulsée de sa maison. Il attire également l’attention sur la situation

d’inégalité entre les classes sociales et l’inflexibilité du système juridique français.

157

Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

158 Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 159: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

152

À d’autres moments dans le film, les commentaires du narrateur contiennent des

messages subversifs envers le système républicain qui témoignent d’un certain état de fait en

France. Par exemple, dans une scène du début du film, Otto rencontre Ali dans le quartier et ce

dernier lui fait part d’un secret : il lui montre un pistolet qu’il avait trouvé dans la poubelle de la

cité. Quand Otto lui conseille de le cacher ou de le jeter car il peut s’attirer des ennuis, le jeune

d’origine maghrébine lui dit : « Ça fout la merde ça, non, ça change la vie. Qu’est-ce que tu

gagnes, qu’est-ce que tu perds? Provoque le destin! »159. C’est à ce moment que la voix-off entre

en scène et déstabilise le rapport de pouvoirs sur la situation : « La philosophie est foutue,

bordel. Pistolet : 765, 4 balles. 3 ont déjà été tirées. Une à Paris, la deuxième à Toulon, la

troisième à Oran. »160. Même si les mots d’Ali semblent être des clichés qui incitent à la violence

et renforcent les préjugés des Français sur les jeunes des cités, nous pouvons percevoir le

message caché entre les lignes. L’ambiguïté de cette phrase laisse ouverte à l’interprète la

possibilité de déchiffrer le message de l’auteur concernant la violence contre les Maghrébins en

France. Dans ce cas, le silence d’Otto et l’intervention de la voix-off produisent une sorte de

distanciation ironique de l’auteur par rapport au personnage d’Ali qui ne comprend pas les vraies

implications de la possession d’une arme à feu dont l’usage pourrait engendrer un nouveau

conflit. Ali semble ne pas saisir l’histoire des relations violentes entre la France et l’Algérie,

histoire qui se résume dans la présence de cette arme.

Malheureusement il existe cependant des actes de violence dans les banlieues causés par

les armes à feu. La réalité, c’est que les confrontations entre les gens qui vivent dans la banlieue

159

Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

160 Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 160: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

153

et les autorités sont parfois très conflictuelles. De nombreux exemples transmis par les médias ou

qui apparaissent dans les œuvres artistiques comme dans le film de Mathieu Kassovitz, La

Haine, confirment que le conflit est souvent provoqué par la police et non par les banlieusards.

Mais, Gatlif évoque des lieux emblématiques où les balles ont été tirées : Paris, Toulon et Oran.

Ces villes, sont des endroits très connus reliés à l’immigration d’origine maghrébine. Oran est

une des villes d’Algérie d’où beaucoup d’immigrés sont venus en France. Toulon est situé de

l’autre côté de la Méditerranée et c’est un point de passage pour les immigrés venus du Maghreb.

Et bien sûr, la banlieue parisienne est une des plus grandes agglomérations urbaines où logent les

étrangers. Par l’évocation de ces trois villes, Gatlif attire l’attention sur un possible échec de la

politique d’intégration des immigrés ainsi que sur le manque de mélange entre le centre et la

périphérie. Les jeunes de la banlieue veulent à tout prix « provoquer leur destin » car ils sentent

qu’ils ont besoin d’un changement dans leur vie. Même si la violence n’est pas une solution, elle

semble devenir un moyen d’expression et une façon d’attirer l’attention publique sur leurs

problèmes. Cette scène signale de manière plus ou moins indirecte la gravité de la situation

sociale en France et une possible inflexibilité du système politique républicain et donc, justifie

implicitement le recours à la violence.

Outre l’utilisation de la voix-off, le langage moqueur joue un rôle primordial dans la

critique du cinéma de l’époque et situe aussi le cinéma exilique dans le contexte national et

international. Ce que Gatlif réalise dans Je suis né… est une double mise en abyme. La première

est de mettre en scène dans un cadre atypique, donc informel, des concepts et des moments de la

cinématographie française. Par exemple, pendant leur voyage vers la Suisse, Otto, Louna et Ali

trouvent un festival de film qui s’appelle Le festival des Différences. Comme le titre-même le

suggère, cet événement est organisé pour promouvoir des films produits par des metteurs en

scène en exil, c’est-à-dire des Différents, ceux qui ne font pas partie de l’élite française. La

Page 161: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

154

festivité peut facilement passer inaperçue car il n’y a d’autre promotion qu’une bannière devant

la salle de spectacles. En assistant à la remise des prix, nous n’entendons aucun nom français.

Tous les films primés sont ceux appartenant à la nouvelle vague du cinéma, la vague des

metteurs en scène migrants qui ont commencé leur activité artistique dans les années 80, période

que le film dépeint. La deuxième mise en abyme vient de la création d’une critique filmique

nationale. Par exemple, la « critique de la critique » métadiscursive est faite par Gatlif à travers

un personnage : l’oncle d’Otto, un employé de bistrot du quartier. Ce dernier se prononce d’une

façon catégorique sur des films qu’il n’a jamais vus et en ne suivant aucun critère de valeur.

A travers cette scène, Gatlif montre la faiblesse des jugements posés sur la

cinématographie nationale et transnationale produite au cours des années 80. Il essaie également

de ménager un lieu propice à la promotion des films diasporiques et du cinéma expérimental qui

commence à émerger dans les années 80. Ce festival, qui insiste sur « la différence », fait penser

au message politique de la marche des Beurs du début des années 80 contre le racisme et contre

l’intolérance des Français envers les étrangers, ainsi que contre la politique d’intégration du

gouvernement français. Le message que les Beurs transmettaient était un appel à la convivialité

et à l’acceptation de la différence ethnique et culturelle. Ils promouvaient une politique de

décentralisation de l’identité nationale française et une ouverture au multiculturalisme. Une

preuve dans ce sens est le fait que les films qui ont obtenu des prix dans le festival mentionné

étaient créés par des cinéastes africains : des Algériens, mais aussi des représentants de l’Afrique

sub-saharienne.

Mais revenons à la scène de la critique de films. Otto rend visite à son oncle et, quand le

neveu entre dans le café où son oncle a son « bureau », ce dernier est au téléphone. Pour montrer

le sérieux de sa démarche, Gatlif utilise des répliques entre les clients habituels du café et Otto.

Page 162: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

155

Quand il leur demande où se trouve son oncle, un Africain lui montre du doigt « le critique » qui

est au téléphone. La réplique du personnage africain vient comme un persiflage du « spécialiste »

du cinéma : « Hey, la Critique, il y a ton neveu! ». Nous saisissons immédiatement l’ironie –

comme expression contraire au signifié – envers le critique de films car il n’est pris au sérieux

par personne, pas même par un public non-averti, par les gens ordinaires. L’oncle dit à la

personne à l’autre bout du fil qu’il est débordé de travail et que poser un verdict critique sur dix

films par semaine c’est trop pour lui. Mais le comique de situation s’accroît quand il arrive avec

les annonces des films et leurs titres ainsi qu’avec une boîte d’estampilles. A son sens, des films,

comme, par exemple, %euf ans au %épal sont considérés « Franchouillard et amerloch » et un

film tel que Hamesa-bi est catalogué d’« Asiatique et snobinard ». Mais pour lui, une

rétrospective sur Godard est caractérisée de « Dieu Absolu » ou le film Henriette et Jeannot de

« Chef d’œuvre ».

Comme nous pouvons le remarquer, la critique de l’oncle d’Otto ne trouve aucune place

pour le cinéma transnational ou le cinéma diasporique. Il préfère se cantonner aux canons

classiques français. Quand le neveu lui demande : « Tu as vu tous ces films, tonton? ». Il ne

donne aucune réponse, mais si nous relions tout cela à sa discussion au téléphone d’auparavant,

il est clair qu’il n’a vu aucune de ces productions artistiques, mais qu’il se prononce néanmoins

sur leur valeur. Il a également des idées préconçues et normatives qu’il applique à tous les films

migrants sur lesquels il donne son « verdict ».

Cet épisode représente évidemment une scène comique qui se construit sur la mise en

abyme et sur l’ambiguïté des mots et de leurs sens pour tourner cette situation en dérision. Gatlif

essaie de renverser le jugement de valeur sur la critique filmique et d’attirer l’attention sur les

nouvelles tendances du cinéma contemporain. Il ridiculise également les personnalités

Page 163: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

156

marquantes de la critique qui sont censées faire ce travail avec une certaine ouverture, mais qui

en fait manquent de vision.

Le film fait aussi des références moqueuses à la problématique de l’intégration des

immigrés à la culture française en la réduisant à une forme sans fond. Une scène révélatrice en ce

sens est celle où toute la famille d’Ali se trouve à table. Ils sont en train de manger des mets

algériens cuisinés par la mère: du couscous et de la viande. L’atmosphère semble être celle d’une

famille maghrébine traditionnelle, assez nombreuse, avec un père sévère qui impose la discipline

aux enfants, une mère soumise qui respecte son rôle de femme au foyer et qui s’occupe des repas

et de l’éducation des enfants. Mais au moment où Ali refuse de manger la viande de porc en

répondant qu’il est musulman, son père s’énerve et lui demande à maintes reprises de manger.

En plus, il l’appelle Michel. Ali lui répond d’un ton très sérieux qu’il s’appelle Ali et qu’il ne

veut pas aller contre sa religion. Alors le père lui répond en colère : « Michel, tu t’appelles

Michel. Michel depuis l’intégration. Nous vivons dans un pays où tout le monde s’appelle

Michel et toi, tu veux te faire remarquer ».161 Nous pouvons immédiatement saisir le ton ambigu

de cette phrase. Ali, et avec lui sa famille, sont censés être « intégrés » dans la société française.

Ils devraient se comporter « à la française », manger toutes sortes de viande, s’habiller comme

les Français et avoir des noms français. Avec le nom d’Ali, il est impossible de ne pas se faire

remarquer et d’être considéré comme un Français de souche. Ainsi était la politique d’intégration

de Mitterrand et de son gouvernement socialiste. Pourtant, le père d’Ali, dans une scène

antérieure, se répète à lui-même en rentrant du supermarché : « Dieu ne nous aime pas, il ne nous

161

Et, en fait, pour renforcer cette affirmation ironique et pour continuer cette moquerie, les personnages français ainsi dits « de souche » et que Louna, Otto et Ali retrouvent pendant leur voyage en voiture pour aller en Suisse s’appellent Michel.

Page 164: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

157

aime pas. On n’est pas chez nous, on n’est pas chez nous… »162. Et au moment où la sonnette

retentit, toute la famille panique, ils passent de la musique d’ambiance arabe à une musique

classique européenne et retournent le tableau qui porte un verset du Coran de l’autre côté qui

montre un paysage de région française.

Cela montre clairement le comique de la situation et l’échec de la politique intégrationiste

française qui, au lieu d’encourager la différence et le multiculturalisme, essaie d’uniformiser

toutes les cultures et ethnies qui se trouvent sur le territoire français, sans tenir compte des traits

spécifiques de chaque groupe étranger qui vit en France. Une deuxième scène qui ridiculise la

tentative d’assimilation des minoritaires en France, est celle où les personnages s’arrêtent dans

un petit bistrot pour manger un sandwich et ils y trouvent un perroquet qui répète inlassablement

les quelques phrases qu’il connaît : « La France aux Français! » et « Vive le Pen! »163.

L’apparition du perroquet et de ses mots sont révélateurs de l’atmosphère ségrégationiste et

même du manque de flexibilité de certains Français envers l’immigration. L’oiseau devient, au

niveau symbolique, une métaphore des discours politiques de l’époque qui sont réduits à des

slogans nationalistes.

Le film Exils a comme protagonistes des jeunes provenant toujours de la banlieue, mais

ils sont présentés selon une autre perspective, celle des années 2000. L’action du film a lieu de

nos jours et elle est plus proche de la situation actuelle dans les banlieues. Les sujets d’intérêt

restent plus ou moins les mêmes, pourtant nous percevons un changement de ton narratif, comme

nous l’avons déjà mentionné. Il s’agit aussi d’un nouveau contexte culturel, la France des années

162

Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

163 Extrait du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 165: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

158

90, ce qui offre une perception différente des divers niveaux d’interprétation. Pourtant, à travers

ces niveaux discursifs nous pouvons toujours saisir une fine ironie centrée sur le personnage

dominant.

Exils (2004)

Exils est le film de Gatlif le plus populaire et le plus analysé qui traite de l’immigration et

de « la deuxième génération ». C’est peut-être un des meilleurs films sur un tel sujet que Gatlif

ait réalisé jusqu’à présent. Après la sortie de ce film, Gatlif s’est penché plutôt sur le sort des

Gitans et sur leur rapport à la société et à l’Autre, comme par exemple dans Transylvania (2006)

et dans son dernier film Liberté (2008), en insistant sur leur « différence positionnelle »164 et sur

leur liberté d’expression.

L’originalité de la composition filmique et l’intérêt de Gatlif pour la musique en tant que

partie intégrale du film, inscrivent Exils dans l’optique du cinéma accentué, ce qui rend possible

son analyse selon une perspective postcoloniale. Le contexte historique représenté dans le film

ainsi que le langage utilisé invitent une analyse similaire à celle des autres productions artistiques

selon les niveaux d’ironie postcoloniale.

Comme les autres œuvres analysées, le film Exils (2004) débute sur un ton sérieux. Le

commencement du film est choquant. Nous entendons un fort coup de marteau en hors-plan qui

nous fait tressaillir, mais qui, en même temps, attire notre attention. Le premier plan s’attarde

quelques secondes sur le dos d’un homme. Venant de la voix-off, nous entendons une musique

164

Eric Landowki. Présences de l’autre : essais de socio-sémiotique. Paris : Presses Universitaires de France, 1997.

Page 166: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

159

techno au volume maximal. L’image est en contre-plongée pour donner une vision de l’intérieur

et pour créer une distinction entre le monde extérieur et la chambre où se trouvent les

personnages. Ensuite, le plan s’élargit à l’aide d’un travelling arrière sur le cadre de la fenêtre.

La vue qui nous est présentée est la ville de Paris. A travers ces images directes, le metteur en

scène nous introduit peu à peu au contexte spatial du film. Les personnages se trouvent à la

périphérie de la métropole parisienne, là où il y a des HLM165, dans les quartiers bâtis en béton.

Zano jette son verre en signe de dégoût. Le verre tombe d’une certaine hauteur. L’image du

bâtiment est suggestive : il vit dans un immeuble quelconque d’un quartier de la périphérie. Les

personnages ont un nom (qui va être révélé plus tard), ils vivent en banlieue, mais cette scène

pourrait se passer n’importe où dans le monde. Cette spatialisation des personnages ainsi que

leur aspect physique font référence à leur situation marginale et à leur ethnicité. La scène du

début offre la clé d’interprétation du film en tant que produit de la nouvelle vague dans le cinéma

actuel, voire dans le cinéma transnational qui mondialise la situation.

Zano se retourne vers Naïma. Elle est nue sur le lit en train de manger du camembert

fondu (un des symboles de la culture française) et elle écoute de la musique d’ambiance avec

attention. Les mouvements de sa tête sont violents, elle semble comme possédée, émerveillée par

cette musique. Le silence des personnages et leur relation à l’espace intime sont un signe de leur

« trouble » identitaire. Tout d’un coup, le jeune homme lui propose : « Et si on allait en

Algérie? »166. Naïma éclate de rire. Elle trouve l’idée de Zano ridicule. Ils sont nés en France, ils

n’ont jamais quitté le pays, peut-être même pas leur quartier. Ils ne connaissent rien à la situation

165

HLM est un acronyme pour « habitations à loyer modéré ».

166 Extrait du film Exils (2004) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 167: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

160

en Algérie. De plus, ils n’ont pas de travail et pas d’argent non plus. Mais apparemment, ces

obstacles ne les font pas changer d’avis.

La scène qui suit les montre dans le train vers Alméria, d’où ils vont prendre un bateau

pour l’Algérie. Le sérieux est remplacé par le comique quand ils aperçoivent un contrôleur

s’approcher de leur compartiment. Ce sont des non-conformistes, mais aussi de petits délinquants

qui se situent intentionnellement hors de la norme sociale. Non seulement ils sont montés dans le

train sans billets, mais ils sont assis en première classe. Cette scène révèle leur décision de faire

ce voyage ainsi que leur débrouillardise, mais d’une certaine façon, elle exagère les stéréotypes

sur les jeunes provenant des quartiers, des jeunes qui volent, qui commettent de petites

délinquances, qui trichent contre le système. À la dernière minute, ils réussissent à descendre du

train, après s’être échappés d’un wagon à l’autre, et se retrouvent dans une petite gare du sud de

l’Espagne, en Andalousie.

Ils seront ridiculisés à plusieurs reprises dans le film, mais en dépit de tout cela, ils

verront leur rêve devenir réalité. Par exemple, ils rencontrent sur la place centrale du village

deux jeunes Algériens, une fille et un garçon. Malgré leurs difficultés de communication au

début (ils ne comprennent pas l’arabe dans lequel les personnages s’adressent à eux), il s’avère

que la fille algérienne parle français. Elle joue le rôle de « traductrice » pour son frère. Quand les

deux frères parlent en arabe, Naïma et Zano les regardent étonnés. Ils ne comprennent aucun mot

en dépit de leur « bagage identitaire » maghrébin. Leur audace et leur inconscience font encore

rire les deux Algériens. Ils ne peuvent pas comprendre pourquoi des Français s’intéressent à aller

de l’autre côté de la Méditerranée quand eux, et beaucoup d’autres individus comme eux, veulent

faire le trajet inverse.

Page 168: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

161

En fait, le film joue sur les changements de registre entre le sérieux et l’ironique, sur le

langage violent et sur les moments de silence. Nous avons remarqué que les personnages ne

connaissent pas de mots arabes et, comme ils l’affirment plusieurs fois, ils n’ont pas eu

l’opportunité de l’apprendre. Le père de Naïma ne voulait plus parler de son pays et de sa langue.

Le cas du père de Naïma n’est pas un cas isolé. Beaucoup d’immigrés de première génération qui

sont restés en France, et qui y ont eu des enfants, ont mal vécu leur déracinement. Afin de mieux

pouvoir s’enraciner en France et afin de donner à leurs enfants une chance d’intégration dans la

communauté française, des parents de provenance algérienne ont décidé de ne plus parler de leur

pays à leurs enfants et de ne pas leur apprendre l’arabe. Le père de Naïma a compris que pour ses

enfants il valait mieux qu’ils soient élevés comme les Français et qu’ils parlent la langue sans

accent. Zano, par contre, provient d’une famille de pieds-noirs qui ont été forcés de rentrer en

France. Ses parents ne sont plus jamais retournés en Algérie et ils sont morts lors d’un voyage

vers leur pays d’origine. Zano n’a donc eu aucun contact avec la culture et la langue arabes.

Le film, étant une production de la période de maturité artistique (des années 2000), ne

joue plus excessivement sur l’ironie postcoloniale, car l’œuvre a dépassé le niveau de

composition du film beur des années 80 et même des productions plus tardives des années 90. Il

n’est plus à la recherche d’un langage voilé qui donne lieu à l’interprétation ambiguë des

personnages. Gatlif ne s’intéresse pas seulement à l’espace fermé de la banlieue et au contraste

entre les immigrés et les Français de souche. La production filmique devient plus un produit

transculturel et post - « postcolonial », donc il n’est plus nécessaire de jouer sur les niveaux

linguistiques et sur l’ambivalence des mots pour rendre le film subversif. Car, comme on l’a

mentionné plus haut, le langage du film change avec le contexte culturel dans lequel il est

produit. Dans la perspective actuelle, la différence n’est plus forcément considérée comme un

élément négatif. La banlieue ne constitue plus un espace fermé d’où les jeunes ne sortent que

Page 169: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

162

rarement. Vu le mouvement de gens de la périphérie vers le centre et le dépassement constant

des frontières territoriales et culturelles, la liberté d’expression du Différent s’accroît. Ainsi, ce

dernier ne doit plus recourir au langage subversif afin de promouvoir ses productions artistiques

à l’extérieur d’un cercle restreint de connaisseurs. De nos jours, le cinéma accentué devient de

plus en plus un domaine d’intérêt de la critique actuelle et il s’inscrit graduellement dans le genre

canonique.

Pourtant, il reste des éléments qui signalent les niveaux d’ironie et d’interprétation

comique du cinéma post-colonial établis au début du chapitre. Des changements de ton ponctuent

le film, et nous avons pu le remarquer grâce aux exemples précédents. Le langage utilisé par les

deux protagonistes est chargé de mots du registre scatologique ou de jurons qui font partie du

langage des jeunes : « putain », « merde », « fait chier », « baiser comme une chienne », etc.

Dans un moment de désespoir ou de jalousie (car Naïma l’avait trompé auparavant avec un Gitan

dans un café flamenco), Zano explose dans une tirade de jurons:

Naïma : - Qu’est-ce qui te prend de faire la tête comme ça en pleine galère? Va te faire foutre!

Zano : - Tu ne penses qu’à ta gueule. Moi je crois vraiment que tu es une folle, vraiment. Maintenant j’en ai marre, ok? La route, c’est fini. Tu es invivable, tu n’es pas fiable. Tu sors avec des cons qui débarquent avec n’importe quelle décapotable. Il faut que tu arrêtes de penser que tous les hommes sont des enculés. Putain, qu’est-ce qu’on lui a fait à celle-là?

Naïma : - Je t’emmerde. Tu ne sais pas à qui tu parles. Toi, tu as dormi dans le coton? Moi, depuis l’âge de quatorze ans, je galère. Je vais à droite et à gauche, je n’ai pas de maison.167

Cet échange dissimule une certaine ambiguïté. Il souligne la différence de classes :

Naïma montre la distinction entre les enfants des immigrés venus du Maghreb, d’une part, et les

enfants des pieds-noirs, d’autre part. Si, pour les premiers, le déracinement de leurs parents et

167

Extrait du film Exils (2004) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 170: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

163

leur déplacement continu sans jamais retrouver de « chez soi », les transforment en immigrés ou

déracinés, pour Zano la situation est totalement différente. Les enfants des pieds-noirs n’ont pas

eu de troubles identitaires ou de soucis d’argent, car leurs parents faisaient partie de la classe

moyenne. Ils ont été avantagés par rapport aux Maghrébins.

Le langage peut à juste titre sembler violent, mais il est lié à tout un contexte social et

culturel qui pousse les personnages à l’utiliser. Par exemple, pendant qu’ils travaillent dans les

champs avec les immigrés illégaux pour gagner un peu plus d’argent pour le voyage, Zano prend

son rôle très au sérieux, tandis que Naïma ne s’en soucie pas trop. La discussion entre les deux

est comique, mais en même temps elle montre l’utilisation du langage non-soigné, presque

violent :

Zano : -Hey, mais qu’est-ce que tu fais? Il n’a pas dit toutes les bouteilles dans un arbre. Il a dit une seule bouteille par arbre.

Naïma : - Je trouve ça beau.

Zano : - Attends, ce n’est pas l’arbre de Noël. On n’est pas ici pour faire beau. Arrête avec tes conneries ou on va se faire virer.

Naïma : - Je ne suis pas piégeuse de mouches, moi, merde.

Zano : - Tu fais chier là.

Naïma : Naïma Tahrouni, Fidahna Tarouni… piégeuse de mouches.168

Naïma est évidemment inexpérimentée pour le travail agricole. Elle trouve sans doute le

travail assez répétitif et elle cherche à être créative. Zano respecte les consignes minutieusement.

Comme il est soucieux du travail bien fait (ce qui détruit le stéréotype de la paresse des jeunes

banlieusards), et comme il est fort motivé pour arriver en Algérie, il se fâche contre Naïma et

168

Extrait du film Exils (2004) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 171: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

164

commence à la gronder. Il y a dans son langage des mots argotiques tels que: « conneries »

(bêtises), « se faire virer » (dans ce contexte, être licencié), « faire chier quelqu’un » (énerver

quelqu’un). Ces expressions ne sont pas utilisées ici pour montrer la violence du langage des

jeunes provenant des banlieues ou leur mauvaise éducation. Au contraire, cette manière de parler

établit une sorte de lien entre les personnages et le jeune public qui retrouve sa situation sociale

et son langage dans leurs répliques. Aux yeux des spectateurs, ces personnages deviennent, ainsi,

plus humains et comiques à la fois.

Comme nous avons pu le remarquer à travers notre analyse d’Exils, les films parus dans

les années 90 sont beaucoup plus complexes sur le plan de leurs structures narratives et de leurs

techniques cinématographiques que ceux conçus autours des années 80. Le contexte social et

culturel est différent, ce qui influence les modalités de production du film, ainsi que sa réception

par le public. Les personnages traversent les frontières, retournent au pays de leurs parents,

rencontrent des personnages aux origines multiples. Ainsi, dans un sens figuré nous pourrons

dire même que, dans le film de Gatlif, le pied-noir se réconcilie avec le Maghrébin arabe.

À l’époque de la parution du film Exils, Gatlif et Charef s’étaient déjà affirmés comme

cinéastes indépendants. Ils avaient déjà un nom connu, ce qui leur a facilité la tâche artistique et

a mené à une œuvre cinématographique plus diverse et ouverte au mélange entre le local, le

global et le transnational. Pourtant, on ne saurait ignorer que le film garde malgré tout certaines

nuances d’ironie ou de moquerie postcoloniale qui font écho à la voix de l’autre, voire du

marginal, et à la place qu’ils occupent dans le paysage socio-culturel actuel.

Page 172: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

165

4.6 Conclusion

À la suite de la théorisation des différents niveaux d’interprétation d’où l’ironie

postcoloniale (vue en tant que déstabilisation du système de pensées dominant) ressort, et après

l’analyse de ces éléments dans les textes et les films de nos trois auteurs, nous pouvons tirer la

conclusion que la langue occupe une importance capitale dans l’écriture (littéraire et filmique)

postcoloniale. A travers la langue française, langue du dominant, les représentants de l’écriture

décentrée et du cinéma accentué tels que les trois auteurs de notre thèse créent un nouveau

discours. Ce dernier, par sa force suggestive, repousse les frontières de la tradition française par

l’innovation et l’apport d’éléments culturels. Il se place également entre le national et le

transnational. Au moyen de cette forme artistique, les représentants de la deuxième génération

d’immigration maghrébine en France réussissent à se (re)situer dans la tradition d’un nouveau

discours politique et culturel et même à redéfinir cette tradition française qui doit dorénavant

s’adapter aux changements imposés par le développement du phénomène transnational.

Le dépassement des frontières, les informations des médias qui facilitent les échanges

culturels et finalement les réalités sociales du pays sont conscientisés et explorés dans les textes

littéraires et dans les productions filmiques. Ils constituent une partie intégrale de la culture

française qui est forcée de s’adapter à ces changements et de se repositionner. Ainsi, les œuvres

analysées dans la présente thèse tentent également de changer le rapport de pouvoir établi entre

les personnages dominants (qui sont la représentation des Français de souche) et les personnages

dominés (les jeunes de diverses ethnies qui habitent la banlieue). Par ce renversement de rôles,

l’Autre ˗ donc le Différent ˗ prend la parole et arrive à se faire entendre, ce qui mène

graduellement à sa compréhension par le grand public dans le contexte actuel en France.

Page 173: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

166

La localisation des auteurs que nous analysons est également importante dans la

production de ce nouveau discours. Leur langue n’aurait pas été tellement suggestive et

vraisemblable s’ils ne s’étaient pas trouvés dans cet espace de transition et de connexion entre la

culture française et la culture maghrébine qu’est la banlieue.

Sans une compréhension du contexte de production de ce nouveau langage dans le texte

beur, nous ne pourrions pas dégager le sens ambigu des mots ni interpréter les textes comme

subversifs et ironiques. Cette idée est fortement liée à la possibilité de se déplacer de nos jours. Il

se produit dans les œuvres de Charef, de Boudjellal et de Gatlif une évolution de cette idée de

mouvement des individus et des éléments ethniques et culturels. Par la chance qu’ils ont de se

trouver en même temps dans le contexte français et en dehors de la société de souche

traditionnelle, mais à la rencontre d’autres formes de culture, les personnages mis en œuvres des

trois auteurs sont capables d’apprendre et d’enrichir la langue du pays d’accueil. Leur

mouvement continu entre les deux cultures (française et maghrébine) autant que leur

déplacement de l’espace clos du quartier au centre-ville, et ensuite leur ouverture au monde

entier représente un aspect fondamental de cette production littéraire et filmique. Il mène à une

redéfinition de ces frontières territoriales, langagières et culturelles et à leur perception en tant

qu’espaces fonctionnels.

Dans la deuxième partie de notre thèse nous allons nous pencher sur l’analyse de

l’importance de l’espace dans la production du nouveau discours créé par les trois auteurs. Nous

allons achever le présent travail avec l’ouverture de cet espace sur une perspective transculturelle

et examiner quels aspects linguistiques ont contribué à cette ouverture culturelle et quel est son

impact sur la culture française.

Page 174: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

167

Partie 2

LA REPRÉSENTATION DE L’ESPACE DANS LE TEXTE BEUR

Page 175: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

168

5 Chapitre III

Le dépassement des frontières

5.1 Introduction

Il est impossible d’étudier les questions de l’espace et de l’immigration par rapport aux

œuvres franco-maghrébines sans faire référence aux frontières. Ces dernières occupent une place

centrale dans la littérature et le cinéma migrants actuels et, donc, dans les créations des trois

auteurs ici analysés. Cet état de fait nous a amené à leur consacrer un chapitre entier, afin de

mieux comprendre la multitude de frontières possibles et leur fonction dans la construction

identitaire contemporaine. De bons exemples de fonctionnalité du dépassement des frontières se

trouvent dans l’écriture littéraire ou filmique de Charef, Gatlif et Boudjellal. À travers l’écriture

et le déplacement d’un espace à l’autre, les frontières sont transgressées, remises en question et

redéfinies.

Dans un premier temps, le présent chapitre explore la problématique du dépassement des

frontières sous deux angles: textuel et culturel. Dans la perspective textuelle, nous allons discuter

de la forme dans laquelle les œuvres des trois auteurs sont construites. Leurs œuvres sont situées

intentionnellement à la limite des genres considérés comme canoniques afin de créer une écriture

nouvelle et complexe. Nous avons remarqué une hybridation de leurs créations ou, autrement dit,

une « transdisciplinarité ». Cette transdisciplinarité entraîne un mélange entre la tradition et

l’innovation, entre le local et le global. Pour ce qui est de la limite culturelle, le dépassement des

frontières se fait de deux façons : du centre vers la marge et de la marge vers le centre. Les

Page 176: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

169

œuvres des trois auteurs offrent un dépassement des frontières à plusieurs niveaux : le

dépassement des limites transnationales ou spatiales soit de l’extérieur vers l’intérieur, soit à

l’intérieur du même espace comme, par exemple, l’espace poreux des grandes villes; mais aussi

le dépassement des limites identitaires et ethniques. Nous entendons par cela la déconstruction de

l’hégémonie européenne et l’apologie de la « créolité »/ du métissage ou de la « départenance »

des communautés culturelles issues de la diversité dans l’espace français (francophone) que

Rosello a théorisée dans son article “The ʻBeur Nationʼ : Toward a Theory of

ʻDepartenanceʼ ”169. Il s’agit aussi dans les productions de Charef, Gatlif et Boudjellal d’un

métissage qui implique des transformations identitaires constantes dans la perception des

personnages. Nous allons montrer dans les textes des trois auteurs que le métissage au niveau

identitaire prend une tournure positive afin de souligner la spécificité des personnages et des

auteurs beurs dans le contexte culturel français. Ils se trouvent même dans une position

privilégiée au carrefour de deux ou plusieurs cultures dont ils peuvent tirer profit. Cela va nous

mener à la fin de notre thèse à proposer une nouvelle signification à la notion de métissage dans

la société contemporaine.

Dans un deuxième temps, nous allons nous pencher sur les divers éléments et lieux qui

facilitent le dépassement des frontières des personnages dans les films et dans les œuvres de

notre analyse. D’abord, nous nous intéresserons aux moyens de transport tels que les trains, les

bus, les voitures, le métro et le bateau. Puis, nous investiguerons les lieux de passage d’un espace

à l’autre tels que le port, la gare, les quais du métro, les douanes et le mur. En dernier lieu, nous

parlerons des espaces transitoires de résidence comme, par exemple, les caves dans les

169

Mireille Rosello. “The ʻBeur Nationʼ: Toward a Theory of ʻDepartenanceʼ”. Research in African Literatures, vol. 24, No. 3 (Automne, 1993), p. 23.

Page 177: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

170

immeubles des banlieues et les habitations provisoires et même improvisées dans une famille

gitane ou dans des bâtiments décrépits à la frontière entre l’Espagne et le Maghreb.

5.2 Transdisciplinarité. Le déplacement des frontières textuelles : l’entre-deux du texte

“A boundary is a space that separates worlds of difference, but is itself a world

of difference”. (Böer)

En nous penchant sur la théorie d’Inge Böer dans Uncertain territories. Boundaries in

Cultural Analysis, la frontière de tous types n’est plus perçue comme étant stable, comme une

ligne de démarcation entre deux espaces distincts. Mais elle est plutôt mobile, elle s’est

transformée en un lieu de négociation où les oppositions ne paraissent plus catégoriques170.

L’écriture et la traduction, d’après Böer, deviennent un exemple de la production des frontières

comme espaces fonctionnels. Autrement dit, le genre littéraire et, dans notre cas, le genre

cinématographique, transgressent les frontières pour établir un dialogue. Dans l’espace littéraire,

l’écriture, par sa nature, est un lieu du possible. Par son ouverture vers une négociation constante

vers une interaction des genres et des thèmes, elle réussit à devenir un espace fonctionnel. Le

genre artistique qui émane de cet espace où les limites littéraires et filmiques sont transgressées

pour être reconstruites sur d’autres coordonnées serait représenté par ce que Böer appelle la

170

Inge Böer. Uncertain Territories: Boundaries in Cultural Analysis. Amsterdam : Rodopi, 2006, p. 4.

Page 178: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

171

« fiction autobiographique »171. Mais nous allons montrer que les productions des auteurs dans

notre thèse représentent bien plus que cela. Elles englobent des éléments autobiographiques

entremêlés à la fiction. Elles dépassent l’autobiographie en utilisant les expériences individuelles

comme matériel artistique, pour en faire une autofiction.

La littérature décentrée et le cinéma accentué se caractérisent par l’utilisation de ce que

Braidotti appelle la transdisciplinarité. Ces textes filmiques et littéraires sont fortement politisés,

et ils ne peuvent se comprendre qu’à travers la contextualisation préalable des événements

décrits d’un point de vue socio-politique et culturel. A cela s’ajoute le mélange de genres

littéraires et de techniques filmiques qui les distinguent des autres textes normatifs, sans s’y

opposer. L’idée de dépassement ou déplacement des limites artistiques traditionnelles se retrouve

non seulement au niveau linguistique, où le langage commun est transposé en langage créateur,

mais aussi au niveau de la forme des représentations créatrices de Charef, Boudjellal et Gatlif.

Par exemple, dans les textes de Charef, le fictif se superpose à l’autobiographique. Beaucoup

d’éléments dans les textes de Charef ainsi que dans les récits beurs sont inspirés de la vie réelle,

de l’expérience des auteurs qui ont vécu dans la cité et qui connaissent ce monde dans les détails.

Grand nombre de scènes dans le livre ou dans le film font référence à la situation précaire des

jeunes gens dans la banlieue. Charef même y a vécu depuis son arrivée en France à l’âge de dix

ans. Si nous nous référons pour l’instant seulement au film, nous remarquons que les décors sont

familiers (le film est en effet tourné dans la banlieue parisienne et à Paris). Dans beaucoup de

scènes du film Le thé au harem d’Archimède nous pouvons découvrir la pauvreté dans laquelle

vivent les familles d’immigrés ou les Français de banlieue. Chez Madjid, les membres de la

171

Inge Böer. Op. cit. , p. 17.

Page 179: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

172

famille sont nombreux : les cinq enfants et les parents vivent dans un appartement de trois

chambres. Charef insiste sur cet aspect dans le texte littéraire ainsi que dans une des scènes du

début du film. La table du salon, où la grande famille se réunit pour manger, sert aussi de table

de travail aux plus jeunes qui vont à l’école. Le même espace est aussi employé comme dortoir.

Si l’on compare ces scènes du film de Charef avec des scènes des documentaires sur les habitants

de la banlieue, on remarque immédiatement leur forte ressemblance172.

L’épisode de l’ANPE173 qui se retrouve dans le livre et dans le film de Charef est aussi

basé sur l’expérience de vie de Charef qui, avant de devenir écrivain et producteur de films, a

travaillé à l’usine et dans d’autres petits emplois mal payés. La scène rélève l’inégalité sociale et

le racisme qui existaient dans les années 80 en France. La séquence attire l’attention sur la

construction d’un contraste entre les jeunes Beurs, parfaitement aptes à travailler et les jeunes

Français qui sont toujours prioritaires. Dans cette scène, on empêche Madjid de s’inscrire à des

cours de mécanicien ou de moniteur d’auto-école pour lesquels il faut soit avoir une excellente

vue, soit être français. L’inspecteur social lui dit : « Il n’y a rien pour vous, mon vieux. Je suis

désolé »174. L’institution n’a rien à lui offrir car ayant des parents maghrébins, il n’a pas la

nationalité française même s’il est né en France. Il a donc, par défaut la nationalité algérienne

comme ses parents, en conformité avec la loi française de l’époque. Mais apparemment, les

autres stages sont aussi réservés aux Français, car le jeune Français qui attend dehors, même s’il

a des lunettes avec des verres épais, trouve une place pour le stage de moniteur d’auto-école.

172

Cette scène nous fait penser au documentaire de Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, paru en 1997 où l’on présente la vie des diverses générations d’habitants d’origine maghrébine dans les banlieues françaises.

173 Les acronymes d’ANPE signifient Accueil National de Pôle d’Emploi, l’office de poste d’emploi pour les

chômeurs en France. (L’ANPE correspond aujourd’hui au Pôle Emploi).

174 Mehdi Charef, le film Le thé…. Nous transcrivons.

Page 180: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

173

A travers cette scène, Charef présente d’une manière fictionnelle les réalités sociales en France,

tout en se basant sur son expérience personnelle. Il arrive ainsi à entrecroiser la fiction avec la

réalité et l’autobiographie.

La théâtralité (représentée par le jeu, le déguisement, le masque, le mensonge) constitue

un autre élément important dans la construction des textes de Charef. Certaines scènes sont

réalisées à l’aide de nombreux éléments théâtraux et, par conséquent, peuvent facilement être

adaptées au cinéma. Un bon exemple est la scène où Pat et Madjid emmènent Solange (la

prostituée) chez les travailleurs clandestins qui se trouvent à la marge du quartier. La femme les

suit volontiers. Ils arrivent à la porte de la première cabine et Madjid s’adresse aux travailleurs

désireux d’un peu de compassion et d’amour sur un ton moqueur : « Elle plaît, ma sœur? »

D’après l’état déplorable de la jeune femme et du contexte où la discussion a lieu, les intentions

de Pat et de Madjid sont claires. Quelques heures après, elle se sent dégoûtée par l’animalité des

hommes et commence à se plaindre de sa vie. Madjid est ému par ses larmes et lui donne sa part

d’argent, qu’en fait elle avait gagné. Mais Pat vient toujours contrecarrer la scène et affirmer :

« Eh, c’est du cinoche qu’elle nous fait là! Tu t’es encore fait avoir »175. Cette affirmation joue

encore davantage sur l’aspect théâtral de l’épisode par l’ajout d’un ton comique dans une scène

qui autrement aurait été dramatique.

Cela explique la transposition du roman Le thé au harem en film et son succès marquant

dans les années 80. Ces scènes jouent sur le mimétisme tel que l’entend Bhabha, non seulement

pour déjouer le regard et le pouvoir du dominant, de celui qui détenait jusqu’alors le contrôle de

la hiérarchie artistique, mais encore pour manifester le refus d’appartenir à un groupe artistique

175

Mehdi Charef, le film Le thé…. Nous transcrivons.

Page 181: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

174

particulier. Pourtant, si nous regardons les œuvres de Charef du point de vue des éléments

structuraux, nous pouvons remarquer le positionnement de ses productions artistiques dans la

continuité des traditions littéraires canoniques. Il crée ce lien avec les autres créations littéraires

et même cinématographiques grâce à la linéarité du récit, à l’emploi de la tradition littéraire et

filmique dans l’histoire racontée, à l’utilisation d’une longue pratique littéraire pour établir une

ambivalence textuelle qui est transposée dans l’usage de l’ironie.

A la différence de Charef, Boudjellal se sert des textes de jeunesse, les bandes dessinées,

pour exprimer la réalité à laquelle les immigrés d’origine maghrébine ainsi que leurs enfants

doivent faire face en France. Il le fait d’une manière voilée sous les traits d’un enfant de huit ans

atteint de polio. Il utilise le ton moqueur et les stéréotypes sur la population maghrébine en

France dans les années 60 pour, en fait, se moquer de la réalité politique et sociale de l’époque.

De plus, le personnage principal a beaucoup de traits en commun avec l’auteur, d’où peut être

tirée la conclusion que Mahmoud n’est que son alter-ego. Le pictural éclaire le textuel, les mots

argotiques sont mélangés au français standard, le politique et le social s’ajoutent au fictionnel et

finalement on comprend que le texte de Petit Polio n’essaie pas d’éduquer les enfants mais plutôt

de permettre aux adultes de s’interroger sur des problèmes politiques et culturels. Boudjellal

réussit aussi à passer d’un ton comique et caricatural à un ton sérieux comme dans les deux

derniers tomes de Petit Polio où il parle de la guerre d’Algérie et de ses fortes conséquences des

deux côtés: du côté des soldats français partis en Algérie pour lutter contre le FLN176 et des

Algériens qui se trouvent alors en France en tant qu’immigrés. Ils sont victimes du racisme des

Français et en même temps sont considérés comme des traîtres par leurs compatriotes restés au

176

Le FLN (Front de Libération Nationale) est le mouvement séparatiste algérien qui a lutté contre l’armée française et pour la libération du pays du pouvoir métropolitain.

Page 182: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

175

pays. Boudjellal instruit aussi ses lecteurs sur l’histoire des Arméniens, par l’intermédiaire de la

grand-mère de Mahmoud, qui est décrite comme un personnage ayant survécu au génocide des

Arméniens en Turquie.

Bien que ce soit un livre de fiction, plusieurs personnalités politiques de l’époque

apparaissent dans le récit comme, par exemple, le Général de Gaulle et le maire de Toulon, M.

Bellegou. La figure du Général de Gaulle est dépeinte de façon ironique non seulement quand le

petit Mahmoud montre à ses amis la caricature qu’il a faite lors de la visite du Général à Toulon

dans les années 60, mais aussi quand le dessin est emporté par le vent jusqu’à la voiture

présidentielle et que le chef de l’État demande une entrevue en tête-à-tête avec le représentant de

Toulon. Tous les habitants de la ville pensaient que les deux hommes politiques se rencontraient

pour débattre du problème de la Guerre d’Algérie afin de décider d’arrêter ce conflit (un vrai défi

à cette époque-là). Pourtant le Général est plus préoccupé par la caricature naïve faite par

l’enfant. Ce n’est qu’un des éléments « référentiels » employés par Boudjellal dans son texte.

Toutefois, cet exemple est révélateur de l’interdépendance entre le réel et le fictif. Par la

fictionalisation et l’ironisation des épisodes politiques marquants de l’histoire coloniale et de

l’histoire de l’immigration en France, Boudjellal réussit à les rendre plus accessibles aux divers

publics tout en ajoutant son expérience personnelle et son point de vue par rapport à la guerre

d’Algérie et à l’intégration de sa famille et de ses proches à la culture française.

Dans les films de Gatlif, nous pouvons aussi parler d’une hybridité dans la création

artistique. C’est un réalisateur original, car ses films dépassent constamment la limite du

fictionnel, se trouvant ainsi entre l’artistique et le réel. Ses œuvres se situent au passage des

frontières interdisciplinaires. A titre d’exemple, le début du film Je suis né d’une cigogne est très

suggestif. Les premières minutes nous présentent des gens lors d’une manifestation contre le

Page 183: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

176

chômage et contre le racisme. Cela crée l’impression d’un reportage filmé dans la rue sans

trucages ou des sons ajoutés en studio. Nous pouvons entendre les bruits de voitures qui passent

dans la rue et le souffle du vent. Les deux personnages principaux, Otto et Louna, font partie du

groupe sans être mis en évidence en aucune manière. C’est seulement au moment où ils se

séparent de la foule et commencent à dialoguer, que l’on comprend qu’il s’agit d’une œuvre de

fiction. Pourtant ce passage de la réalité à la fiction est très subtil et il existe toujours un va-et-

vient entre les deux.

Ce mouvement constant entre le documentaire et le film est aussi valable pour le film

Exils de Gatlif. Par exemple, la rencontre de Zano et Naïma (les deux protagonistes du film) avec

les Gitans n’a rien d’artistique, elle présente un intérêt purement sociologique. Dans les

interviews que Gatlif et même Romain Duris (qui joue Zano dans le film) et Leiba Azabal (qui

joue Naïma) ont accordées à Cannes en 2004, ils affirment que dans cette scène il n’y avait rien

de planifié, aucune direction technique. Les deux acteurs ont été encouragés à se comporter

naturellement et à se lier d’amitié avec la famille nomade. Il en est de même pour les scènes aux

champs d’Alméria où les deux personnages rencontrent les immigrés illégaux. Ces derniers ne

« jouent » pas, mais ils se comportent d’une manière naturelle tout en sachant qu’ils étaient

filmés. Ainsi, il y a des passages entiers qui apparaissent comme des fragments de la vie réelle

des individus qui se trouvent sur un certain territoire. On y retrouve également des scènes

statiques ou des cadres qui peuvent être interprétés comme des photographies ou des fragments

en soi, hors du cadre du film. Un exemple concluant est représenté par une scène filmée à travers

un mur décrépit en Alméria qui donne l’impression d’un encadrement naturel du paysage.

Page 184: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

177

Fig. 16. Le paysage d’Alméria, le retour des travailleurs illégaux des champs. Exils de

Tony Gatlif © Princes Films, 2004

De même, dans la scène du passage illégal de la frontière entre le Maroc et l’Algérie dans le film

Exils, Zano et Naïma dépassent une femme et un enfant qui restent immobiles tout au long de la

scène tandis que les deux protagonistes s’approchent du paysage/ cadre.

Page 185: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

178

Fig. 17. Scène statique du film Exils de Tony Gatlif © Princes Films, 2004

Néanmoins, les autres scènes juxtaposées, les ellipses, les voix-off, les coupages, les angles de

prise de vue inattendus et tous les autres éléments techniques utilisés par Gatlif dans ses films

mettent l’accent sur la création artistique. Voilà quelques arguments qui soutiennent l’idée du

dépassement des frontières linguistiques afin de créer une hybridité des formes artistiques. Dans

ce lieu de transition entre les genres artistiques, des échanges entre les éléments culturels de toute

sorte se produisent. Dans la partie suivante de notre thèse nous allons parler des différentes

formes de déplacement des limites culturelles telles que les illustrent les œuvres analysées.

Page 186: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

179

5.3 Le déplacement des limites culturelles

Selon Appadurai177, le boom médiatique a facilité la propagation des idées et des

éléments culturels. Les frontières entre les cultures s’effritent facilement sous l’empire de la

mondialisation. Ce contact entre les coutumes et les traditions différentes produit une hybridation

des genres et des cultures et provoque aussi un déplacement constant des frontières culturelles

préétablies. Alors qu’auparavant il fallait traverser la frontière pour rencontrer l’Autre, symbole

de la diversité, dans la société mondialisée à laquelle les personnages appartiennent, l’Autre est

partout. Il faut seulement entrer en dialogue avec lui pour communiquer et (se) connaître

mutuellement.

L’attention accordée à la mondialisation et au multiculturalisme dans les illustrations

artistiques de Charef, Gatlif et Boudjellal donne naissance à une fluctuation des frontières

identitaires et culturelles. Dans leurs productions, les populations ainsi que les cultures se

déplacent constamment d’un espace à l’autre. La « zone de contact » où ces cultures co-existent

et s’entrecroisent dans les textes littéraires et filmiques analysés est un espace d’échanges

artistiques où la culture dominante et la culture postcoloniale se trouvent en rapport

d’(inter)dépendance. Pour parler de cet espace du milieu, Bhabha emploie également

l’expression d’« espace hybride », non pas pour donner au mélange un sens négatif, mais pour

créer un espace de « translation » et de négociation entre les diverses communautés culturelles

qui « habitent » le même territoire. Cet endroit devient dans la conception de Bhabha un espace

177

Arjun Appadurai. Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1996.

Page 187: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

180

d’« articulation des différences culturelles »178. Ainsi, le déplacement des limites culturelles

prend, dans les œuvres des trois auteurs analysés, des formes différentes. Nous allons étudier

dans les pages qui suivent les différentes limites qui sont dépassées par les personnages tout au

long des productions artistiques des trois auteurs : les frontières territoriales, les frontières

transnationales et les frontières identitaires. Nous allons également nous pencher sur le

dépassement des limites de la légalité versus l’illégalité, et sur la fine démarcation qui transforme

les personnages de victimes en délinquants et vice versa.

5.3.1 Le déplacement des frontières territoriales

Les créations artistiques de Charef, Boudjellal et Gatlif évoluent de « l’incarcération »,

dans l’univers fermé de la banlieue, dans les œuvres des années 80, à la mobilité comme mode

de vie qui apparaît dans les productions des années 90 et 2000. Pour les personnages, franchir la

frontière représente leur désir d’exister en soi. Les limites territoriales réapparaissent

constamment dans les créations artistiques des trois auteurs. Cela est dû au mouvement continu à

travers l’espace. Le déplacement à l’extérieur de la maison et les rencontres quotidiennes entre

les membres de la communauté constituent un dépassement répété des frontières puisque pour

rencontrer l’autre et les autres cultures, il n’est plus nécessaire de voyager à l’étranger, il suffit

seulement de franchir le seuil de la demeure pour entrer en contact avec l’autre. Le mouvement

d’un espace à l’autre devient l’essence même de l’existence des personnages. Le déplacement

constant d’un endroit à l’autre constitue le thème central autour duquel l’identité se construit.

178

Homi Bhabha, Op. cit. , p. 38.

Page 188: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

181

Nous avons aussi retracé une évolution dans le déplacement des jeunes individus dans les

productions artistiques de notre analyse. D’une part, il existe une transition des personnages de

l’espace fermé de la maison à l’extérieur ou de l’espace clos de la banlieue à l’espace ouvert du

centre-ville et, plus tard, de leur déplacement des frontières territoriales vers les possibilités de

mouvement illimité. L’hybridation des espaces de rencontre entraîne une hybridation des

cultures et des identités, déterminant aussi une translation identitaire qui ne problématise plus la

définition de l’identité des Beurs ou des marginaux, mais la rend multiple et perméable aux

changements de contexte socio-politique et culturel. D’autre part, il s’agit d’un changement dans

la perspective sur l’espace. Les personnages se déplacent de l’espace limité de la banlieue vers

l’espace plus vaste du centre-ville, mais aussi de la marge au centre. Dans les pages suivantes

nous allons montrer comment cette perspective artistique sur l’espace change avec la

transformation de la littérature décentrée et du cinéma accentué des années 80 aux années 90.

a) Déplacement de l’espace intime à l’espace public

Nous pouvons retrouver un mouvement constant entre l’intimité de la demeure et

l’extérieur dans les productions des trois auteurs. Pourtant, ces deux espaces n’ont pas été

suffisamment explorés par la critique. Il se produit toujours une métamorphose des personnages

entre leur comportement au sein de la famille et leur manière d’agir hors de cet espace. Par

exemple, hors de sa maison, Malika, la mère de Madjid dans Le thé… , s’est adaptée tant bien

que mal à la culture française. Elle s’habille de façon plus ou moins modérée pour ne pas se

démarquer du reste de la population autour d’elle. Elle fait des efforts pour parler français, même

si elle a un accent et qu’elle fait des erreurs en s’exprimant. Mais une fois de retour dans son

Page 189: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

182

espace de confort, elle y règne. Elle se retire dans son petit coin de la maison pour faire ses

prières en bonne musulmane, elle prépare des repas traditionnels, éduque ses enfants suivant les

valeurs algériennes qui lui ont été inculquées par ses parents. Elle peut ainsi s’adapter à chaque

situation en fonction du contexte culturel où elle se situe. Le narrateur mentionne que cela n’était

pas ainsi quand elle est venue pour la première fois en France. Au moment du dépassement de la

frontière de son petit village pour arriver en France, Malika a dû se sentir dépaysée. Elle était

voilée et elle n’était pas habituée à rester assise sur une chaise et à manger à une table dans le

style occidental. Le dépassement de la frontière territoriale a impliqué pour elle une translation

de sa culture vers une nouvelle culture. Même si elle a changé de maison, son espace intime, sa

demeure a aussi changé d’aspect. Charef mentionne son soulagement une fois que les enfants

partaient faire une promenade avec leur père pendant le weekend. Ces quelques heures de

solitude et de calme où elle ne devait plus se sentir responsable de rien représentaient sa liberté.

Même si elle restait toujours enfermée dans le cadre immobile de la maison, elle pouvait

dépasser la limite territoriale et à l’aide de l’imagination et de ses souvenirs, transgressait

l’espace français pour revenir en arrière et pour penser à l’Algérie.

Madjid et Pat doivent se comporter différemment une fois qu’ils se trouvent à la maison

par rapport à leur comportement dans la rue. Pour eux, l’appartement de banlieue où habite leur

famille n’est qu’un arrêt dans leur mouvement continu entre les espaces. A la maison, Madjid

respecte les traditions de la famille, les moments de prière de sa mère sans faire de même, prend

soin de son père. Il ne s’oppose pas aux règles de conduite imposées par sa mère. Pat aime

discuter avec les jeunes filles et faire des blagues, mais il n’aime pas quand Madjid se moque de

sa sœur, Chantal. La mère de Pat interdit à Madjid de boire de la bière chez elle sous prétexte

qu’il se trouve dans leur famille comme chez lui et, comme elle sait qu’il est musulman et que

Page 190: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

183

les musulmans ne boivent pas, elle le lui interdit. Dehors ils sont libres de faire ce qu’ils veulent,

mais à la maison il faut changer de comportement.

Tout comme Pat et Madjid, Mahmoud, dans Petit Polio de Boudjellal, doit obéir aux

règles de la maison et tout partager avec ses frères et sœurs. Leur mère reste à la maison et prend

soin des enfants. Même s’ils se trouvent en France, loin de leur culture d’origine, le père de

Mahmoud respecte toujours le Ramadan et ils font circoncire Mahmoud au moment opportun. Le

fait de respecter les traditions musulmanes dans leur maison n’empêche pas la famille de

Mahmoud d’être une famille respectée dans la communauté et d’être très hospitalière envers les

étrangers ou envers leurs amis français. Ils passent facilement la limite entre la vie à l’intérieur

de la maison et la vie avec les autres, hors de leur espace familial. Ils sortent en ville pour voir le

défilé du général de Gaulle et ensuite ils vont avec leurs amis à une terrasse pour socialiser.

Par le fait de s’être enracinés en France, les personnages peuvent aisément dépasser les

limites territoriales et culturelles entre le dedans et le dehors, et ils peuvent s’adapter à n’importe

quel contexte culturel. Un autre exemple révélateur de cette situation est la scène du repas chez

la famille d’Ali dans Je suis né d’une cigogne de Gatlif. L’intérieur de leur maison est décoré

pour les deux contextes. Le tableau sur le mur a, inscrit d’un côté, un verset du Coran, mais

quand la sonnette retentit, ils le retournent et de l’autre côté un paysage français apparaît. La

musique qu’ils écoutent pendant le repas est une belle musique traditionnelle algérienne, mais

elle se transforme en un instant en musique classique. Ils sont tous assis à table, ils mangent de la

nourriture traditionnelle algérienne : du couscous aux légumes et de la viande. Si à l’intérieur de

la maison ils peuvent suivre leurs coutumes et leurs traditions, hors de cet espace ils ne se

distinguent plus des autres Français. Le père fait les courses au supermarché comme tous les

autres individus de la communauté et il est habillé dans le style européen. Son fils Ali, même s’il

Page 191: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

184

revendique des racines maghrébines, porte des T-shirts et des pantalons de sport ainsi qu’une

casquette Nike comme tous les jeunes de son âge. Tout cela revient à notre idée initiale de

déplacement et de négociation constants entre les cultures, et de mouvement entre les espaces qui

créent des points de rencontres entre les personnages et facilitent la cohabitation avec l’autre et

les autres cultures.

b) Le déplacement de l’espace clos de la banlieue à l’ouverture du centre-ville

Dans le livre Le thé au harem et dans son adaptation cinématographique, les personnages

sont d’une certaine façon « incarcérés » dans l’univers fermé de la cité. Pat, Madjid et leurs

camarades se sentent très à l’aise dans leur circuit journalier : le café du coin où ils passent une

bonne partie de leur temps, le bar « Chez Hamid » où les Maghrébins de première génération

« noient » leur mal du pays, les rues de la cité pleines de voitures garées, les toits des bâtiments,

les caves, etc. Dans ces espaces ils ont une personnalité, ils sont connus et acceptés par les

autres, ils se sentent comme faisant partie d’une communauté. Ils partagent avec les autres les

mêmes éléments de la culture banlieusarde, mais aussi un même langage qui les unit : le verlan.

Pourtant, ils n’ont pas le même statut une fois qu’ils transgressent cette limite territoriale

de la banlieue. Chaque fois qu’ils dépassent le territoire de la cité pour se retrouver au centre-

ville de Paris, ils sont stigmatisés. Ces jeunes ne représentent plus le Même (l’individu habituel

de la banlieue), mais le Différent à cause de leur apparence physique et du fait de leur place dans

la hiérarchie sociale et à cause de leur territorialisation. Dans la majorité des cas, Pat et Madjid

sont repérés et exclus du centre. Par exemple, dans la station du RER, Pat essaie désespérément

Page 192: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

185

de draguer une jeune Française qui est en train de lire un magazine. Elle ne lui accorde aucune

chance et lui tourne le dos car elle a probablement des idées stéréotypées sur les jeunes de

banlieue. Une fois au centre-ville, ils passent inaperçus quand ils se promènent sur Saint-Denis

ou dans les Jardins des Tuileries. Pourtant quand il s’agit d’un vol dans le métro, ils (surtout

Madjid à cause de son apparence maghrébine) sont visés immédiatement et sont traités de façon

très violente. Bien qu’ils arrivent à s’échapper de la banlieue, Pat et Madjid ne retrouvent leur

jovialité qu’une fois de retour dans leur espace de confort, la cité. Même si la frontière entre les

deux territoires (banlieue vs. centre-ville) peut être facilement dépassée par l’intermédiaire des

transports en commun, ce passage d’un espace à l’autre ne représente pas nécessairement une

transition facile entre les deux espaces et les deux cultures. Les productions de Charef montrent

plutôt l’écart qui existait dans les années 80 entre les deux mondes qui ne se superposent jamais

même s’ils se sont entrecroisés.

Pour les personnages de Boudjellal, le monde qui leur est familier est toujours le quartier

où ils vivent. Mahmoud ne connaît aucun autre endroit qu’il puisse appeler son « chez soi ».

L’environnement de la banlieue de Toulon constitue sa demeure et le territoire dans lequel il est

heureux avec sa famille. Ses amis aussi ont les mêmes préoccupations que lui et vivent dans les

mêmes immeubles. En tant qu’enfants, il n’est pas question de se déplacer hors de leur lieu de

confort sans être accompagnés par leurs parents. Mahmoud transgresse les frontières de son

espace de confort seulement pour aller au Mourillon avec sa mère et ses sœurs et pendant la

visite du général de Gaulle à Toulon. Dans chacune de ces situations, le déplacement d’un lieu à

l’autre lui est imposé de l’extérieur. De plus, il ne communique alors qu’avec les membres de sa

famille, les amis de ses parents et ses amis à lui. Pour Mahmoud, se déplacer hors de son espace

familier n’est pas du tout envisageable. Quand il doit dire au revoir à son ami Rémy qui

déménage à Marseille (qui ne se trouve pas très loin de Toulon) il pense qu’ils ne vont jamais se

Page 193: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

186

revoir, car il ne conçoit pas de quitter sa demeure et de se déplacer dans un autre espace qui ne

lui est pas familier.

Par contre, l’apparition des films de Gatlif dans les années 90 change la perspective du

dépassement de la frontière territoriale. Les personnages de Je suis né… et d’Exils sont nés et ont

vécu dans la banlieue, mais cela ne les empêche pas de sortir de cet espace et de découvrir

d’autres territoires. Compte tenu de leur ouverture vers les autres et vers les autres cultures avec

lesquels ils sont entrés en contact dans l’espace cosmopolite de la cité, ils possèdent une certaine

facilité à transgresser les limites territoriales et à se déplacer.

Otto, Louna et Ali dans Je suis né… sortent de leur zone de déplacement habituel pour

poursuivre le voyage en auto afin d’aider la cigogne qu’ils ont vue dans la rue par hasard et qui

s’avère être la figuration d’un déserteur maghrébin qui a besoin de faux papiers pour rejoindre un

parent de sa famille en Suisse. Le voyage vers la Suisse n’est qu’un prétexte pour sortir de la

routine quotidienne dans laquelle ils se trouvent depuis longtemps. Louna est chômeuse après

avoir perdu son travail en tant que coiffeuse. Otto est aussi au chômage, il n’a pas de perspective

d’avenir, mais il est ouvert à l’aventure. Dépasser la frontière de leur espace familier représente

aussi une transgression de leurs limites identitaires et une recherche de la nouveauté. Leur trajet

en voiture n’est pas seulement une aventure, mais devient aussi un voyage de découverte de

l’amitié et de l’amour.

Zano et Naïma dans Exils décident de faire un voyage à rebours de la France vers

l’Algérie à la recherche de leurs racines. Ils trouvent l’espace de la banlieue hostile et pesant à

force d’y avoir habité. Le début du film montre le malaise de Zano et son isolement dans un

espace restreint à travers sa vision de la cité. Nous ne le voyons que de dos, un dos nu et musclé,

mais un dos tendu. Au fur et à mesure que le cadre s’ouvre, on perçoit l’image typique de la

Page 194: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

187

banlieue : de hauts bâtiments anonymes et gris, l’autoroute où fourmillent les voitures qui se

déplacent de la périphérie vers le centre et inversement. Pour sortir de cet anonymat et de cette

uniformisation du destin des banlieusards, Zano propose à Naïma d’entreprendre un voyage en

Algérie avec lui. Dans leur cas, plusieurs limites et frontières vont être dépassées afin d’atteindre

leur but. A la perspective de son voyage de découverte de soi, Zano laisse tout derrière sans

aucun regret. Il cache les clefs de son appartement dans un mur désert. Il sait qu’après son retour,

il reviendra transformé et qu’il ne s’enfermera plus dans le même espace. Il laisse derrière lui la

banlieue pour dépasser la frontière vers l’ouverture sur le monde entier. C’est le mouvement

d’un lieu à l’autre qui devient son mode de vie.

5.3.2 Le déplacement transnational des frontières

La majorité des œuvres produites par les écrivains/cinéastes issus de l’immigration

franco-maghrébine ont au centre de leurs préoccupations les sujets migrants ou les minoritaires.

Ces transpositions créatrices se concentrent sur le rapport entre ce type de personnages et de

ceux de la nation où ils se trouvent. Dans un grand nombre de cas, les minoritaires se trouvent

dans une situation où ils doivent se déplacer d’un lieu à l’autre et donc ils doivent traverser des

frontières. La représentation du dépassement de la frontière dans la littérature décentrée et dans

le cinéma accentué réussit à mettre en relief, selon Carrie Tarr179, la porosité des frontières

nationales et culturelles afin de montrer l’inégalité dans les relations de pouvoir entre les

179

Carrie Tarr. “The Porosity of the Hexagon: Border Crossings in Contemporary French Cinema”, Studies in European Cinema. Volume 4, N° 1, 2007, pp. 7- 20.

Page 195: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

188

communautés nationales et les minorités. Nous sommes d’accord avec Carrie Tarr quand elle

affirme que le cinéma français de la deuxième moitié des années 90 devient fortement politisé.

De même, les œuvres littéraires sont une façon artistique d’exprimer un certain discours politique

et social actuel.

La littérature et le cinéma beurs, bien qu’ils soient produits par des metteurs-en-scène

migrants indépendants, sont apparus comme les moyens d’expression de la deuxième génération

d’immigration pour situer leur position sociale et culturelle par rapport aux Français « de

souche ». Leur impact dans la culture contemporaine met en cause l’image de la France en tant

que « terre d’accueil » et sa politique intégrationniste. Ils montrent pourtant que la société

française est devenue plurielle suite au phénomène d’immigration. Volens nolens la France est

devenue un territoire multiculturel où différentes cultures entrent en contact et lentement

redéfinissent la francité (ou l’identité nationale). Des scènes dans les films montrent les

problèmes légaux et socio-culturels que les personnages doivent affronter afin de pouvoir rester

sur le territoire français. Un fossé sépare la réalité humaine mouvante et pluriculturelle de la

politique du pays et de son discours assimilationniste. Nous allons nous pencher sur la perception

des limites transnationales dans la représentation de la métropole, plus spécialement de la ville

de Paris considérée comme l’image symbolique de la nation française en général.

a) Les limites transnationales de la ville de Paris

Paris n’est pas seulement la capitale de la France ou la ville de l’amour, des lumières et

du bien-être telle qu’elle a été dépeinte dans les œuvres d’art et représentée dans la littérature

Page 196: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

189

ainsi qu’au cinéma. Paris est également la terre d’accueil des immigrés venus de tous les coins

du monde : Maghrébins, Africains d’Afrique Centrale, habitants des îles ex-colonies de l’Empire

Français, Vietnamiens, etc.180 Elle est la métaphore de la richesse et de l’élégance dans la mode

et dans l’architecture urbaine et également l’espace de transition entre la périphérie et le centre.

Paris est la ville des pauvres provenant des banlieues qui habitent dans les HLM tout en étant le

lieu d’habitation de nombreux artistes, intellectuels et gens riches. La ville représente la tradition

française, l’innovation et le mélange des cultures. Elle est un lieu d’accueil et un espace de

ségrégation identitaire, mais il y a toujours une nouvelle dynamique qui se crée entre les

habitants. Cela nous mène à l’idée de Carrie Tarr qui perçoit la ville de Paris en tant qu’espace

transnational de dépassement des frontières, comme un espace poreux où les frontières

identitaires et territoriales changent constamment.

L’image de la vie parisienne apparaît assez souvent dans les productions décentrées et

dans le cinéma accentué. Comme la majorité des artistes se trouvent à Paris depuis longtemps,

les images de la ville et les réalités sociales transparaissent dans leurs œuvres. A l’opposé de

Boudjellal, qui décrit l’atmosphère du Sud de la France, les deux autres auteurs/cinéastes

prennent la ville parisienne comme lieu d’action. Les créations artistiques de Charef et de Gatlif

montrent, parfois, des endroits dans le centre-ville où les personnages se promènent pendant

leurs sorties, mais ces créations sont plutôt axées sur le paysage et la vie banlieusards, le lieu

familier des protagonistes. Pourtant, Charef et Gatlif insistent sur le dépassement constant de ces

limites territoriales jamais clairement définies, jamais les mêmes. Bien que géographiquement

180

Pour en connaître plus sur les statistiques avec les pourcentages d’immigres en région métropolitaine en France, voire le lien http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=immigrespaysnais ou consulter le site de l’INSEE (www.insee.fr).

Page 197: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

190

elles ne soient pas strictement tracées, psychologiquement et socialement elles sont très bien

connues.

A titre d’exemple, dans Le thé… de Charef, Pat et Madjid changent d’attitude et de

comportement une fois sortis de leur milieu familial. Même s’ils habitent à Paris, ils ne se sentent

pas tout à fait à l’aise au centre-ville. Leur espace de confort, c’est la banlieue. Ils s’y sentent

protégés de tout danger que le dépassement de cette frontière territoriale vers le centre peut

engendrer. Charef montre cette distinction centre-périphérie à travers la description détaillée du

positionnement du quartier, qui est séparé de la ville par l’autoroute ou par ce que les Parisiens

appellent le Périphérique. La distinction n’est pas clairement définie territorialement, mais nous

pouvons l’identifier à partir d’une analyse « ethnique » de ce lieu. Dans la cité on retrouve un

grand mélange identitaire : des immigrés d’origines diverses et bien sûr des Français aussi, mais

ils ne sont pas majoritaires et ils sont pour la plupart d’entre eux de classe pauvre ou moyenne.

Une fois passée l’autoroute et arrivé au centre, l’allure des gens et la couleur de peau changent

également. Dans cet espace, les Blancs (Européens) sont majoritaires et ceux d’autres

provenances que la France sont des gens de classe moyenne. Néanmoins, les habitants de la

banlieue s’y trouvent également, mais seulement en transit comme dans le cas de Pat et de

Madjid. On pourrait parler d’une migration quotidienne, car beaucoup d’entre eux se déplacent

chaque jour de la cité vers le centre en raison du travail. Mais ils n’y restent que temporairement,

car le soir ils rentrent chez eux en banlieue. Ce mélange social n’est qu’aléatoire et fragmenté et

les interactions entre les groupes sociaux sont limitées. Par exemple, les seuls contacts avec les

gens du centre-ville pour Pat et Madjid sont lors de l’épisode où ils séduisent l’homosexuel pour

le dévaliser et quand ils utilisent cet argent pour aller au restaurant et puis en boîte de nuit. Dans

la discothèque, le dialogue est plus facile à établir entre les jeunes, car cet endroit est un espace

Page 198: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

191

de communication plus relâchée où les frontières ethniques et les classes sociales ne comptent

pas. Cela montre la porosité de tels espaces qui, à des moments différents, peuvent être vus en

tant que lieux d’accueil et d’interactions entre des gens provenant de catégories sociales diverses,

mais aussi des endroits de séparation identitaire.

De la même façon, les personnages de Gatlif dépassent les frontières transnationales et

territoriales dans leur déplacement du centre vers la périphérie et au-delà de l’espace de la ville.

Dans Je suis né… nous retrouvons la même image que dans le film Le thé… de Charef.

Les prises de vue sont toujours des plans de grand ensemble où nous pouvons observer la

distinction nette entre la cité et le reste de la ville. Entre les deux il y a l’autoroute qu’il faut

traverser pour aller au centre d’achats ou pour aller prendre le bus qui mène au centre. Elle est la

représentation du dépassement des frontières entre les deux mondes qui ne se superposent pas,

même si les gens de la périphérie se rendent très souvent au centre. Tout comme le film de

Charef, la production de Gatlif montre la diversité communautaire de la banlieue. Nous avons

déjà mentionné les divers groupes auxquels les personnages appartiennent (Maghrébins, Italo-

autrichiens, Français, Africains, etc.). Ils circulent de leur espace familier vers le centre et vice-

versa. Mais une fois en ville, leur contact avec les autres cultures peut aussi être restreint ou

carrément violent. Un exemple révélateur est l’image où Otto se trouve figé dans la foule de gens

dans le RER, dans le métro parisien, mais aussi sur les grands boulevards. Il se sent dépassé par

le vacarme d’une grande ville telle que Paris, aux heures de pointe, quand les gens se dépêchent

d’aller d’un lieu à l’autre sans entrer en dialogue avec personne.

Page 199: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

192

Fig. 18. L’immobilité d’Otto dans le paysage mouvant au centre de Paris, tiré du film Je

suis né d’une cigogne de Tony Gatlif © Princes Films, 1999

Les réalités de la vie quotidienne où chacun est préoccupé par son propre destin ainsi que le

manque de personnalisation des relations humaines dans le monde actuel sont parfaitement

dépeints dans ce cadre du film. Car au milieu d’une des villes les plus grandes et les plus

cosmopolites, Otto se sent dépaysé et seul.

Dans l’autre film de Gatlif, Exils, la porosité des frontières transnationales est représentée

par le franchissement des douanes, par les rencontres et les amitiés qui s’établissent dans ces

lieux de passage. La ville de Paris n’est représentée qu’au début du film pour mettre en évidence

des précisions sur les personnages principaux de Zano et de Naïma. La métropole constitue le

point de départ de l’aventure de dépassement transnational des limites territoriales et identitaires.

Il est intéressant d’observer que la vision de Gatlif se modifie au fil de sa carrière

Page 200: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

193

cinématographique. Si dans les premiers films tels Les Princes et Je suis né… l’action se passe

dans le cercle restreint d’abord de la banlieue ensuite de la ville de Paris, dans les films des

années 2000 il s’interroge plus sur le dépassement des limites citadines et leur implication dans

l’évolution identitaire des jeunes provenant de l’immigration et des exilés de lieu. Gatlif

commence à être de plus en plus fasciné par les lieux de passage, par les espaces frontaliers

d’interactions entre les cultures et les ethnies qui peuvent en fin de compte être perçus en tant

qu’espaces transnationaux. Les lieux de passages sont devenus plus importants que les espaces

qu’ils délimitent.

b) Lieux de passage. Les douanes

Tel que nous l’avons mentionné auparavant, le dépassement des frontières territoriales ou

géographiques et le choix d’adopter le mouvement, permettent un déplacement permanent à

l’intérieur de nouveaux espaces. Suite au déplacement continu, les personnages ne se sentent

plus déracinés et ils n’ont plus besoin de se définir du point de vue identitaire. Cela ouvre la voie

également à l’interprétation de ce déplacement en tant que rite d’initiation au transnationalisme

et à la rencontre de diverses cultures. Même si dans les autres films de Gatlif, comme dans Je

suis né…, les personnages transgressent les frontières dans leurs voyages, ces scènes passent

presque inaperçues dans la narration. Pour cette raison donc, nous considérons alors essentiel de

nous arrêter sur ce point et d’analyser le passage des douanes et la description des lieux de

passage dans la production plus récente de Gatlif.

Page 201: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

194

Pour Zano et Naïma dans Exils, le départ du lieu d’origine représente un écart identitaire

et ce sans retour. Ils vont essayer, au cours de leur voyage, de reconstituer l’image du point de

départ qui ne coïncidera plus avec le point d’arrivée qui, lui, va constituer un nouveau départ

pour une nouvelle expérience. L’image du passage de la frontière territoriale par Zano et Naïma

démontre la perception et l’importance de la frontière et ses interprétations des deux côtés : de la

France vers l’Algérie et réciproquement. L’espace de rencontres et d’échanges situé entre les

frontières de l’Espagne et de l’Algérie et dans un sens plus générique du Maghreb, représente un

lieu de convergences et de divergences culturelles et identitaires. Les réalités et les libertés des

deux côtés de la migration sont différentes. Si, pour Zano et Naïma, le passage de la frontière

territoriale est une simple formalité car ils détiennent un passeport européen qui leur facilite cette

tâche, la situation n’est pas si facile pour ceux qui viennent des pays d’Afrique ou du Maghreb.

Dans le film, ce sont ceux qu’on appelle des « illégaux » ou des « sans-papiers ». Ils ne doivent

pas seulement cacher leur identité et même changer de pays, de culture, de tradition pour

« immigrer » et pour se créer une vie meilleure à l’étranger, mais ils doivent aussi cacher leur

corps, se cacher en dessous d’un camion pour ne pas se faire remarquer par la police. Car se faire

remarquer dans ce cas, montrer leur différence, implique une déportation dans leur pays et une

menace à leur sécurité sociale et économique.

Une rencontre de ce genre entre les deux groupes sociaux est vraiment possible dans cet

espace du milieu défini par Bhabha comme un tiers-espace (Third Space). Zano et Naïma sont

partis à l’aventure, à la découverte d’un autre monde ou de ce que Bhabha appelle la nouveauté

(newness). C’est un monde qu’ils ne connaissaient que par des histoires racontées par d’autres.

Ils font la rencontre de jeunes comme eux, des Algériens qui sont partis en Europe pour faire des

études, mais qui se retrouvent comme travailleurs illégaux dans les champs en Espagne pour

Page 202: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

195

gagner un peu d’argent afin de pouvoir avancer dans leur voyage. Pourtant leur différence

culturelle ne les empêche pas de se lier d’amitié avec les Français ni même n’empêche-t-elle

Zano et Naïma de les apprécier, de devenir leurs amis et d’essayer de les aider.

Leur moyen de communiquer, même s’ils ne parlent pas toujours la langue de l’autre,

démontre cette ouverture au dialogue et l’importance du partage interculturel. L’autre n’est pas

perçu comme le différent dont on a peur, mais il devient « une face cachée de notre identité »

comme Kristeva l’appelle, donc il devient l’autre individu par rapport auquel le « je » se

définit.181 La jeune fille algérienne enseigne quelques phrases en arabe à Naïma; le garçon

algérien leur montre son hospitalité en leur offrant du thé, des cigarettes et même un abri. En

échange, Naïma donne à la fille le numéro de téléphone de sa famille ou de ses ami(e)s pour

qu’ils puissent être logés à Paris s’ils y arrivent. Zano leur donne des informations sur Paris. À la

question : « Pourquoi êtes-vous partis de Paris? Ce n’est pas bien la France? ». Zano répond :

« Nous on est partis parce qu’on n’avait rien de rien. Il y a tout en France, mais on ne vous fera

aucun cadeau. » Zano leur suggère que la France n’est pas le Paradis, contrairement à ce que

beaucoup d’immigrés s’imaginent. De même, Naïma essaie de briser leurs stéréotypes sur la

France. Quand la fille algérienne lui demande si Paris est dangereux, Naïma lui répond que ce

n’est pas dangereux ou, du moins, elle veut suggérer que ce n’est pas aussi dangereux que

d’autres endroits. Ce rapprochement des individus provenant de cultures différentes, mais qui

sont ouverts à la communication et à des rencontres, nous mène à la théorie de Bhabha sur

l’hybridation des cultures et des lieux pour créer ensuite un espace multiculturel. Ces lieux de

passage, cette marge, arriveront peu à peu au centre de l’attention des individus et serviront de

181

Pour plus de détails sur la notion de l’autre ou de l’étranger vu en tant que partie intégrante du même, voir le premier chapitre du livre Étrangers à nous-mêmes de Julia Kristeva. Paris : Éditions Fayard, 1988.

Page 203: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

196

terrain à un nouvel humanisme ainsi qu’à une nouvelle (re)construction de l’identité. Le

dépassement des limites culturelles entraîne également un dépassement des limites identitaires

pour les personnages qui entrent en contact. Nous allons voir dans les pages qui suivent que cette

interconnexion des cultures dans l’espace intermédiaire signifie aussi un mouvement identitaire

constant. Pour les personnages de notre analyse, le rapport à l’identité change une fois que le

contexte culturel se modifie. Nous serons ainsi en mesure de parler prochainement d’une identité

multiple de ces jeunes en transit traversée par de nombreuses frontières identitaires.

5.3.3 Le dépassement des limites identitaires

En faisant référence aux personnages de Charef du livre Le thé au harem d’Archi Ahmed,

dans le cadre d’une perspective de la théorie des frontières et du tiers-espace, Katrine Lay-

Chenchabi fait allusion au positionnement de ceux-ci “on the borders literally, figuratively,

geographically, culturally”182. D’après elle, les jeunes Beurs se trouvent littéralement entre deux

mondes, à la rencontre de deux espaces, sur la frontière. Ils ne sont ni dehors, ni dedans; ni dans

le pays d’accueil, ni dans le pays d’origine; ils ne se sentent ni entièrement français, ni

entièrement maghrébins. Ces jeunes créent la « translation » / « traduction » des cultures, ils sont

le lien entre deux générations (la génération de leurs parents et les Français de leur âge) et deux

sociétés (la société française et la société algérienne).

182 Kathryn Lay-Chenchabi. “Breaking the Silence: Beur Writers Impose their Voice.” Contemporary French and

Francophone Studies. Vol. 10, no. 1. (janvier 2006), p. 99.

Page 204: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

197

Pour Böer, le voyage de découverte identitaire n’est pas un simple départ suivi d’un

retour, donc un trajet linéaire, mais un mouvement en spirale. Dans le cas des personnages de

Charef, Boudjellal et Gatlif, il s’agit d’une liberté de mouvement, d’une route parsemée de

situations identitaires multiples. Elle appelle le déplacement continu et la rencontre des cultures

et ethnies dans l’espace mobile situé au milieu, un “utopian free exchange of ideas”183. Cette

idée renvoie aux théories de Bakhtine et de Saïd. Bakhtine parle de dialogical identity184. Le

théoricien russe affirme que l’identité est une construction dialogique, c’est-à-dire qu’elle se

forme par le langage comme processus d’interaction sociale avec l’Autre. En effet, l’identité

d’un individu ou d’une communauté ne peut pas se définir sans relation à une autre identité par

rapport à laquelle elle se positionne comme différente. Pour qu’une comparaison et une

différence existent entre les identités, affirme Bakhtine, il faut accepter que ce processus soit

relationnel, contextuel et construit à l’aide d’un réseau d’interlocutions. Bakhtine entend par

relationnel le fait de se rapporter à une autre personne afin de définir l’identité d’un individu. S’il

n’y a pas d’autre entité avec des traits distinctifs, il n’y a pas de comparaison et donc pas de

différence ethnique ou culturelle. L’identité est aussi une construction car elle est sujette à des

modifications graduelles en fonction de l’évolution du contexte d’interlocution. Ceci est illustré

quand les personnages des deux auteurs/cinéastes redéfinissent leur position identitaire chaque

fois que le contexte change pour mieux s’adapter ou s’intégrer au nouveau milieu. Par exemple,

Ali, un des trois personnages du film Je suis né d’une cigogne, se définit en tant que musulman

lors du dîner à la maison et prétend respecter les règles religieuses : il ne mange pas de porc et il

ne boit pas d’alcool. Bien qu’il soit né en France de parents maghrébins, il se sent attaché à la

183

Inge Böer. Op. cit. , p. 8.

184 Mikhail Bakhtine. The Dialogic Imagination. Austin : University of Texas Press, 1981.

Page 205: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

198

culture d’origine de sa famille. Pourtant, quand il pense qu’Otto et Louna s’adressent à lui pour

lui dire de rentrer au pays (ils suggéraient cela au sans-papiers en fait), il leur réplique

immédiatement « Mais, moi je suis né en France, j’ai la double nationalité, moi. »185. Ali a

probablement vécu toute sa vie en France, et même s’il se sent plus proche des valeurs

algériennes, il serait incapable de s’adapter à l’Algérie. Donc, il se sent en même temps Français

et Algérien, mais pourtant ni entièrement français, ni entièrement algérien. Il peut facilement

changer d’identité dans des contextes différents. Pareillement, Mahmoud décide de son identité

en fonction du contexte. Quand un ami de son père lui demande s’il est Français ou Maghrébin,

il répond avec conviction qu’il est Maghrébin. Mais avant ces situations où il doit s’interroger

sur son identité, il n’a jamais remis en question son identité française. La conclusion de Bakhtine

est que le dialogisme représente le moyen communicationnel qui aide à « apprivoiser » la

différence et à faire cohabiter les deux parties : le soi et l’Autre/ les Autres.

Edward Saïd reprend les mêmes idées d’échanges culturels et d’interactions entre les

différentes communautés culturelles. D’après lui, pour pouvoir définir l’identité d’un individu, il

faut premièrement le rapporter à l’Autre : “no identity can ever exist by itself and without any

array of opposites, negatives, oppositions”186. Les rencontres avec l’Autre ne sont pas toujours

paisibles. Quand les individus se rencontrent, ils font face à leurs différences, ils découvrent ce

qui les lie, mais aussi ce qui les oppose. Par exemple, pour Zano et Naïma, les deux

protagonistes du film Exils, la rencontre culturelle de l’autre est rendue possible par leur style de

vie nomade, qui les aide à retrouver leurs origines en Algérie et à se définir. Le film de Gatlif,

Exils, est un « road movie qui avance au rythme du cœur » (Gatlif). Les deux personnages

185

Transcription du film Je suis né d’une cigogne de Tony Gatlif (1999). Nous transcrivons.

186 Edward Saïd. Orientalism. Harmondsworth: Penguin, 1991, p. 52.

Page 206: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

199

décident de prendre la route, ce cheminement à rebours vers leurs origines, pour se (re)trouver.

Le seul bagage qu’ils ont, c’est la musique qui les accompagne tout au long de ce voyage. La

musique vient remplacer le dialogue entre les personnages. La musique de Gatlif, dans ce cas,

devient un langage poétique anthropologique, la manière de dire les choses autrement pour

mieux les exprimer. Comme Gatlif l’explique dans une conférence de presse à Cannes en 2004,

la musique est « un langage universel, relaie celui du corps, lorsque les mots échouent, butant sur

la barrière de la langue ». La musique devient ainsi le langage transnational par excellence.

Exils représente également un voyage musical et une redécouverte du sens primordial de

la musique. Les rythmes changent à chaque étape du trajet de Zano et de Naïma : de la chanson

« Manifeste » au début du film, une musique techno espacée de coups violents de marteau aux

sons de flamenco, des chansons tsiganes au rituel soufi extatique. La musique remplace parfois le

dialogue direct entre les personnages et les autres individus qu’ils rencontrent sur le chemin.

Mais elle est aussi un autre moyen d’expression lorsque la langue ne le permet pas à cause de la

différence d’idiome. Les films de Gatlif et même les productions de Charef contiennent des

chansons dans des langues différentes comme l’espagnol, l’arabe, ou encore l’anglais. Le

flamenco chanté dans les cafés de Séville émerveille les personnages du film Exils. Le rythme

musical, plus que les paroles, fascine ces individus engagés dans ce voyage de découverte.

Pendant le rituel soufi, Zano et Naïma ne comprennent rien à l’ésotérisme des paroles

incantatoires exprimées par les initiés, mais le pouvoir guérisseur de la musique les met en

transe, qui conduit à la fin à une purification du corps et de l’âme.

Pour eux, comme pour tous les jeunes qui ont choisi le voyage de découverte, ce

déplacement ne s’est pas arrêté et ne s’arrêtera jamais, car ils ne l’entreprennent pas pour

s’établir dans un lieu, mais pour se connaître. Ces individus deviennent des nomades au sens

Page 207: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

200

moderne du mot. Ils promeuvent le nomadisme comme mode de vie, car ils sont toujours à la

rencontre de la nouveauté (newness comme Bhabha l’appelle)187. Cette recherche de nouveauté

s’accompagne du dépassement de la « frontière » entre le présent et le passé pour aller au-delà,

dans un autre espace, l’espace de la nouveauté, de la translation culturelle. La nouveauté réside

aussi dans son étrangeté (foreignness), dans l’imprévu de l’existence. Ce qui caractérise le

nomade, ce n’est pas seulement le fait de ne pas avoir de demeure, mais aussi la capacité de

recréer sa maison partout où il va. Comme il n’a pas beaucoup de biens matériels en sa

possession, il lui est plus facile de se déplacer et de recréer son environnement familier ailleurs.

Son mouvement d’une zone à l’autre vient aussi comme une forme de résistance à une possible

assimilation dans une culture dominante qui imposerait des règles et des normes sociales strictes.

Il s’oppose à ces normes qui l’empêcheraient de changer, de s’adapter, donc de devenir. Par

exemple, dans Exils de Tony Gatlif, Zano et Naïma s’adaptent facilement à la vie nomade et

peuvent improviser une maison ou un espace de refuge où qu’ils aillent. Ils s’endorment sur une

couverture sous le ciel, à l’ombre du chariot des gitans qui avaient installé leurs tentes

provisoirement quelque part en Alméria. Ils enfreignent toutes règles d’hygiène ou de confort qui

sont considérés comme des conditions primaires d’existence dans la société moderne. Pourtant,

ils ne se sentent pas dépaysés ou mal à l’aise dans un tel cadre. Ils sont en fait heureux de se

trouver dans la nature et de vivre certaines expériences que la ville ne leur aurait pas offertes. Le

style de vie sans attache et en totale liberté dans la nature leur donne la chance aussi de s’adapter

aux nouvelles conditions de vie et à être créatifs. Toujours dans Exils, Zano confectionne « une

douche » pour Naïma en installant une grande bouteille d’eau dans un arbre dans la forêt. Leur

« maison » est une tente improvisée entre deux arbres et une couverture par terre. Le milieu,

187

Nous allons expliquer ce terme plus en détails en début du quatrième chapitre de notre thèse.

Page 208: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

201

même si au début ne leur était pas connu, devient un lieu familier où ils se sentent bien. De façon

similaire, les personnages de Charef se créent leur coin de repos dans les caves des bâtiments de

la cité. Ils y mettent des affiches avec des chanteurs et des acteurs, ils y apportent de vieux

matelas pour le confort, parfois ils y écoutent de la musique, fument ou boivent de l’alcool.

N’ayant pas leur propre espace dans la maison familiale, étant toujours obligés de partager leur

chambre avec des frères ou des sœurs ou même à dormir sur le canapé dans le salon, les endroits

d’évasion que nous avons mentionnés représentent un « chez eux » tranquille et où ils peuvent

oublier leurs soucis même si ce n’est que de façon provisoire.

Pour revenir à la situation des personnages des œuvres de Charef, de Boudjellal et de

Gatlif, ceux-ci se trouvent dans une situation de refus d’enracinement. Une ambivalence

fondamentale domine les œuvres des auteurs/cinéastes de notre étude en ce qui a trait aux

rapports d’identité multiple, mais elle doit être perçue dans le sens d’un enrichissement

identitaire. Il s’agit d’une dualité qui semble constituer le noyau de l’identité des personnages et

engendre une identité multiple et polyvalente. Du fait d’avoir dû incessamment se déplacer d’un

espace à l’autre : du pays d’origine de leurs parents, l’Algérie, en France et même en France,

d’un espace à l’autre, des bidonvilles à la banlieue, ils ont pris des éléments culturels et

identitaires de tous les espaces par lesquels ils sont passés. Les frontières de tout type ont

toujours changé pour ces jeunes, ce qui a déterminé des « écarts d’identité » d’après l’expression

de Begag et Chaouite. Les « écarts d’identité », correspondent à des « écarts entre des individus

ou des groupes qui sont sujets à des changements appréciés par chacun selon sa propre notion du

temps, des distances et de la place qu’il occupe dans le monde »188. Se définir remet en cause la

188

Begag et Chaouite. Écarts d’identité. Paris : Éditions du Seuil, 1990, p. 24.

Page 209: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

202

perception que les individus se font de l’Autre qu’ils côtoient dans leur vie quotidienne. Vus dans

cette perspective d’une identité multiple, les Beurs n’appartiennent entièrement à aucune culture,

mais aux deux à la fois. Ainsi leurs déplacements constants entre les frontières identitaires

engendrent aussi la création d’une identité transculturelle qui n’impose plus une origine unique

et ne demande plus de contextualisation fixe. Le fait d’avoir opté pour « l’inadaptation » sociale,

dans le sens de « départenance » (Rosello) à la norme sociale imposée par la société française,

constitue pour les personnages de Charef, Gatlif et Boudjellal leur façon de survivre. Ils

choisissent, en dernière instance, de redéfinir leur place dans la communauté et de créer leur

propre mode de vie à l’intérieur de l’espace culturel français. Leur « inadaptation » ou, mieux,

leur recul vis-à-vis de l’ordre social dominant établi par le système républicain donnent à ces

derniers le pouvoir de continuer leur vie.

Il est intéressant d’observer que, même si le problème de la départenance est traité de la

même façon chez les artistes que nous analysons, leur présentation visuelle est totalement

différente. Chez Charef et Boudjellal, les personnages désirent s’adapter à la société française et

aux exigences qu’elle leur impose. Pat et Majid dans Le thé au harem d’Archi Ahmed font des

efforts pour trouver un emploi et pour changer leur mode de vie. Pourtant, compte tenu de leurs

conditions précaires (manque de travail, manque d’argent, manque de choix), ils ne réussissent

pas à se sortir de leur situation. La résignation tacite de Majid à la fin du roman et du film quand

la police l’emmène, est la preuve de son apathie envers la politique d’intégration. Il se résigne à

être mis en prison, il renonce à la lutte pour l’intégration communautaire. Par ce dénouement,

Charef montre l’impossibilité de réconciliation entre les autorités et les personnes qui se trouvent

hors-la-norme préétablie. Le contexte social empêche ces derniers de devenir des Français de

Page 210: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

203

souche de la société dans laquelle ils vivent. La métaphore du béton nourrit l’idée d’une

« impossibilité d’adaptation » 189:

Le refus de se laisser étouffer. Contre la récupération de soi. Contre l’autodestruction, le silence, c’est la violence qui prend le dessus et on devient irrécupérable. On ne se remet pas du béton. Il est partout présent, pesant, dans les gestes, dans la voix, dans le langage, jusqu’au fond des yeux, jusqu’au bout des ongles.190

La problématique de l’intégration sociale est traitée un peu différemment dans Petit Polio

de Boudjellal. Les parents de Mahmoud ainsi que toutes les autres familles d’immigrés mènent

leur vie à la française tout en respectant leur culture d’origine. Ils sont respectés par les voisins

et par les autres habitants de la banlieue. Les Français cohabitent avec eux sans aucun conflit. Le

docteur français, le père de Rémy, est vraiment impressionné par l’attitude des parents de

Mahmoud devant les moments difficiles et quand la famille maghrébine montre un grand esprit

civique. Il est vraiment révolté et fait appel à son ami avocat pour faire sortir Abdel de prison, où

ce dernier avait été mis par les autorités françaises lors d’un moment d’instabilité sociale. Le

docteur dénonce les malaises que la société française cause aux immigrés et fraternise avec le

sort des Maghrébins contrairement à beaucoup de citoyens français de l’époque. Mahmoud est le

représentant de la deuxième génération d’immigration, telle que Madjid, mais il n’est pas

confronté aux mêmes problèmes que ce dernier. En tant qu’enfant, il ne pense pas aux

différences dans les communautés culturelles et il ne perçoit pas le racisme des Français envers

lui. Boujellal joue sur l’innocence de l’enfant pour montrer le manque d’importance de la race.

Quand Mahmoud voit les policiers en train de frapper un Arabe, il se rend compte qu’il a les

189

Pour une explication plus complète de la métaphore du béton qui représente le dur, la civilisation capitaliste et celle de la boue qui représente le mœlleux et la misère des bidonvilles où les premiers immigrés maghrébins se sont installés voir le livre de Michel Laronde. Autour du roman Beur. Différence et identité. Paris : L’Harmattan, 1993.

190 Mehdi Charef. Op. cit., p. 58.

Page 211: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

204

mêmes traits que son père ; que, donc, il est également de provenance maghrébine et que sa

famille et tous ceux comme eux peuvent être à n’importe quel moment dans la même situation.

La réplique de Rémy est révélatrice de l’avis de l’auteur sur l’attitude raciste des Français dans

les années 60-70 : si ce sont les Français qui ont fait ça, le petit enfant dit : « Je ne veux plus être

Français »191 .

Pour ce qui est de Gatlif, l’inadaptation vue en tant que non-assimilation des valeurs

culturelles diverses est valorisée. Le non-conformisme est la voie vers la liberté. Être sur la route,

voyager, découvrir d’autres cultures, rencontrer d’autres individus contribue à la notion de liberté

absolue. Comme les jeunes des banlieues, la deuxième génération comme on les appelle, n’a pas

d’origine précise : ses membres proviennent d’une famille nomade ou décentrée dans la majorité

des cas, ils n’ont d’attachement à aucun lieu particulier. Il leur est plus simple d’abandonner un

endroit, de quitter une région, des amis, etc. pour commencer une autre étape dans leur vie. Leur

bonheur se trouve dans l’absence de contraintes sociales, voire dans la possibilité d’être libres de

bouger. Comme l’affirme Gatlif à propos de son film Exils : la nouvelle génération d’immigrés

se trouve toujours en mouvement, prête à prendre la route. La nouvelle génération d’aujourd’hui

veut consciemment franchir la frontière territoriale ou ethnique pour « fusionner » avec d’autres

cultures :

Ce film [Exils n.a.] parle d’une nouvelle génération qui fait partie de ce mixage, de cette fusion en mouvement. Cette jeunesse, d’origine maghrébine, africaine ou issue d’Amérique du Sud, est en train d’amener une richesse extraordinaire à tous points de vue ; ces jeunes du XVIème arrondissement de Paris qui écoutent de la musique arabe sans parler la langue… Je trouve formidable cette fusion de cultures.192

191

Farid Boudjellal. Petit Polio, Toulon: Éditions du Soleil, 1999, tome 2, p.47.

192 Fragment tiré de la déclaration que Tony Gatlif a fait pendant la Conférence de presse pour le film Exils lors du

Festival de Cannes en 1994. (http://www.festival-cannes.fr./films/fiche-film.php?; vérifié le 6 novembre 2006)

Page 212: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

205

5.3.4 La limite entre la légalité et l’illégalité

Les personnages des trois auteurs analysés ne dépassent pas seulement des limites

strictement territoriales, mais aussi des limites sociales. Leur situation incertaine dans l’espace et

leur appartenance à la classe pauvre des travailleurs non-qualifiés les situent également à la

limite de la légalité. Les actions qu’ils entreprennent ne sont pas toujours légales, mais elles ne

les transforment pas en criminels non plus. C’est plutôt le besoin financier qui les pousse à de

tels gestes s’écartant de la norme sociale.

Les protagonistes de Charef ne font pas exception à la règle. Leurs actions quotidiennes

peuvent être interprétées dans une perspective négative si l’on se met du côté de la loi. Pat et

Madjid ne travaillent pas. Pour se faire un peu d’argent de poche, ils commettent de petites

infractions : ils volent des petits goûters du magasin du coin, ils ne paient pas le billet de métro,

ils volent les gens riches du centre-ville. Pourtant, leurs petites infractions ne peuvent pas être

considérées comme étant très dangereuses, car ils ne les font pas d’une manière violente. Ce sont

par ailleurs des jeunes responsables qui aident leurs familles et qui ne se mêlent pas aux trafics

de drogues. Avec l’argent gagné ils réussissent à peine à se nourrir et à s’acheter des cigarettes.

Ils sont en négociation constante de ce passage de la légalité vers l’illégalité. Dans la scène du

métro où ils volent le portefeuille d’un Français, il s’avère qu’ils l’ont fait afin de se venger, à

leur façon, du racisme dont ils sont victimes. A notre avis, Charef montre les petits « délits » des

protagonistes de ses œuvres non pour renforcer les stéréotypes sur la délinquance banlieusarde

comme tous les médias le font, mais au contraire pour questionner une situation existante dans

les cités attachées aux grandes villes et pour essayer de la clarifier. Cette image de la délinquance

esquissée d’une façon artistique par Charef avec une forte intentionnalité moralisatrice attire

évidemment l’attention sur les problèmes politiques et sociaux auxquels la société française se

Page 213: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

206

trouve confronté suite à la politique intégrationiste, à la migration maghrébine en France.

Maintes études prouvent que la localisation de ces jeunes dans l’espace social de la périphérie

ainsi que leur échec scolaire (qui fait augmenter par la suite le grand nombre de chômeurs dans

les années 80) riment avec absence de débouchés pour des citoyens qui tombent facilement dans

l’illégalité à force de devoir se battre pour survivre et aider leurs familles.

De la même façon, Mahmoud dans Petit Polio est traité de délinquant quand il veut voler

le pourboire qu’un Français avait laissé à une terrasse. L’enfant essaie par n’importe quel moyen

de trouver de l’argent pour s’acheter le dernier numéro de sa bande dessinée favorite : le Kiwi.

Normalement, s’il avait eu de l’argent de poche de ses parents, il n’aurait même pas pensé à

voler cet argent. Rémy son ami français, qui vient d’une famille plus riche, n’est jamais exposé à

ce genre de problèmes, car il est abonné à tous les magazines. Mahmoud, qui est en fin de

compte un enfant comme les autres, n’a pas la chance de venir d’un bon milieu social, pourtant a

les mêmes désirs que n’importe quel garçon de son âge, et pour réaliser ces désirs la tentation de

dépasser la limite de la légalité est très grande.

Zano et Naïma du film Exils décident d’entreprendre le voyage en Algérie même si les

moyens financiers leur manquent. Le voyage à pied serait inimaginable, alors ils essaient de se

débrouiller comme ils le peuvent. Si, normalement, n’importe qui s’achèterait un billet de train

ou d’avion pour aller en Espagne et puis par bateau en Algérie, eux décident d’économiser leur

argent pour d’autres besoins et de voyager dans l’illégalité. Le risque est grand et la situation

peut mal tourner. Ils sont presque à la limite d’être pris par le conducteur et de recevoir une

amende ou d’être emmenés à la police. Cela pourrait également signifier la fin de leur aventure,

mais, dans les conditions données, ils sont disposés à tout faire pour accomplir leur tâche. De la

même façon, ils prennent encore un risque quand ils se cachent dans un camion pour accéder au

Page 214: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

207

bateau qui doit les conduire en Algérie. Pourtant leurs petites délinquances ne nuisent à

personne, et ce que Gatlif prouve par ces scènes est la liberté et la facilité de dépassement des

frontières entre la légalité et l’illégalité, et le piège dans lequel non seulement les jeunes

banlieusards peuvent tomber, mais aussi n’importe quel adolescent désireux d’aventure. Par

exemple, leur halte chez les Gitans d’Alméria constitue une leçon de vie pour eux quand ils se

réveillent le matin et qu’ils se rendent compte que le chien a senti l’odeur de l’argent dans les

bottes de Zano et le leur a volé. Ainsi, dans ces circonstances, ils sont forcés de travailler

illégalement comme journaliers dans les champs en Espagne pour gagner un peu d’argent. Pour

beaucoup de sans-papiers qui sont partis des pays d’Afrique pour chercher une vie meilleure en

Occident, dépasser la limite de la légalité représente leur seule option. Mais pour Zano et Naïma

cette fluctuation entre les limites de la délinquance n’est qu’un choix momentané.

5.4 Lieux et éléments de déplacement

Dans la première partie du chapitre nous avons parlé des différentes formes de

dépassement de la frontière : territoriale, culturelle, identitaire, etc. Nous avons aussi remarqué la

limite fragile entre la délinquance et la pauvreté dans le contexte banlieusard décrit dans les

œuvres des trois auteurs. Maintenant nous passons à la discussion plus détaillée sur les lieux de

passage et les moyens de dépassement de la limite territoriale. Nous allons aussi analyser chez

Charef, Gatlif et Boudjellal les espaces transnationaux de résidence qui offrent un abri

temporaire aux personnages avant qu’ils ne reprennent la route.

Page 215: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

208

La littérature décentrée tout comme le cinéma accentué sont des productions artistiques

issues d’une certaine claustrophobie de leurs auteurs qui se trouvaient dans des espaces clos et

marginaux, ainsi que d’une angoisse existentielle due à leur déracinement et à leur mouvement

constant d’un lieu à l’autre. D’après Naficy, cette claustrophobie se transpose dans les

productions exiliques sous une multitude de formes de déplacement et de lieux de passage qui

aident les personnages à « s’évader » de l’espace fermé de leur demeure, et à se resituer dans le

contexte socio-politique et culturel actuel. En faisant référence au cinéma accentué, Naficy

présente dans son livre deux catégories d’espaces : d’un côté, des lieux fixes de transition tels

que les aéroports, les ports, les tunnels, les hôtels et les motels et, de l’autre, les espaces mobiles

de transition tels que les véhicules, les valises et les autres bagages. Nous avons pourtant établi

trois catégories d’endroits de transition que nous trouvons pertinentes pour notre analyse. Dans la

première catégorie, il s’agit des lieux mobiles qui facilitent le déplacement des personnages d’un

espace à l’autre : le train, la voiture, le bateau, le métro, le bus et la marche à pied. Dans la

deuxième catégorie, les espaces fixes de transition déterminent le mouvement des personnages

d’un lieu à l’autre, comme par exemple : le port, la gare, les quais du métro, les douanes, le

tunnel, le mur décrépit, etc. Pour relier ces deux catégories, nous avons trouvé important de

parler aussi des lieux de résidence temporaire, des espaces où les personnages se reposent

temporairement seulement entre deux passages tels que les caves des HLM et les haltes

provisoires comme l’arrêt chez les Gitans, le repos chez les sans-papiers d’Alméria, les visites

chez des individus que les personnages rencontrent par hasard. Dans les pages qui suivent, nous

allons parler de ce que chaque espace de transition telle la frontière symbolise dans le contexte

des œuvres littéraires et filmiques de notre analyse et nous allons illustrer notre propos avec des

scènes ou des situations concrètes tirées des productions de Gatlif, Charef et Boudjellal.

Page 216: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

209

5.4.1 Les lieux mobiles de déplacement

Afin de se déplacer, les personnages de Gatlif, Charef, Boudjellal font usage de différents

moyens de locomotion. Ces modes de transport tels que le train, la voiture, le bateau, le bus, le

métro et même la marche à pied ne constituent pas seulement de simples modes de déplacement,

mais ils se transforment également en espaces mobiles de performativité de leurs actions. Les

formes de déracinement ne sont pas seulement des manières de se mouvoir d’un point de départ à

un point d’arrivée, mais symboliquement parlant elles constituent des lieux de passage de la

périphérie au centre et vice-versa, du nord au sud et de l’est à l’ouest ou des espaces de

découverte de rencontres avec les autres cultures. Un des moyens de transport le plus populaire,

le train assure le déplacement d’une façon confortable et bon marché entre des destinations assez

lointaines. Il représente aussi un moyen de locomotion de masse pour faciliter l’accès des

populations pauvres aux villes les plus proches ou pour accéder à leur travail au centre-ville.

Pour Zano et Naïma, les deux protagonistes dans Exils de Tony Gatlif, le train est un

endroit confortable qui leur facilite le passage de la France en Espagne, mais il est aussi l’espace

d’où ils peuvent contempler le paysage et découvrir d’autres environnements que ceux qu’ils

percevaient de leur fenêtre en banlieue. Le trajet dans le train constitue pour eux une découverte

de la nature, du végétal par rapport aux bâtiments gris et au béton qui se trouvent partout en

banlieue et qui symbolisent la civilisation. Nous pourrions dire que le train devient leur lieu de

contact avec l’immatériel, l’espace de transition vers la vie sans destination précise, donc de ce

que nous définirons plus tard comme nomadisme moderne.

Contrairement au voyage en train, le déplacement en voiture peut-être considéré comme

un moyen de locomotion « de luxe », car il offre au voyageur la flexibilité de décider de son

Page 217: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

210

itinéraire et de son horaire. Cela ajoute une liberté de mouvement ainsi qu’une certaine

individualisation de l’action, car celui qui entreprend un voyage en voiture se trouve plus ou

moins à l’abri des autres gens autour. C’est un moyen de transport personnalisé, semi-détaché du

monde extérieur, car il doit toujours y avoir un contact entre le chauffeur et les autres voyageurs

autour de lui.

Pour Otto et Louna qui sont aussi accompagnés par Ali, la voiture est un moyen de

transport rapide qui leur donne la liberté de se déplacer d’un endroit à l’autre. Dans tous les cas,

ils volent les voitures et ensuite ils les abandonnent comme des déchets. Elles ne représentent

que des espaces de mobilité provisoires qui deviennent facilement inutiles si l’essence vient à

manquer ou s’ils doivent échapper à une situation dangereuse. Pourtant, ces espaces mobiles

représentent aussi des lieux de rencontres et d’échanges culturels. Par exemple, chaque intérieur

de voiture est un espace unique qui caractérise le propriétaire du véhicule. Le « dialogue »

qu’Otto, Louna et Ali entretiennent avec le propriétaire de l’automobile se fait par

l’intermédiaire de la musique. Dans chaque voiture, ils découvrent des styles de musique

différents qui peuvent révéler les goûts de certaines catégories sociales. Dans une voiture, il y a

de la musique classique, dans une autre de la musique gitane. Il existe également d’autres signes

qui leur font comprendre que la voiture appartient aux Manouches : la croix et la guitare. Otto

gare la voiture dans le parking d’un centre commercial et demande aux autres de sortir. D’après

lui, il ne faut pas forcer son destin et causer du mal aux Gitans car « Il y a des gens qu’il vaut

mieux ne pas chatouiller »193.

193

Citation du film Je suis né d’une cigogne (1999) de Tony Gatlif. Nous transcrivons.

Page 218: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

211

Leur trajet en voiture à Paris constitue également la représentation du chaos moderne qui

est constitué par les embouteillages, le stress des chauffeurs, le bruit infernal et la pollution

causés par le nombre élevé de voitures. Le paysage qui nous est présenté de la voiture est l’image

du monde moderne dans lequel les gens se pressent de toutes parts et dans lequel nous sommes

bombardés d’informations, mais nous oublions d’établir des contacts avec les autres gens et nous

nous enfermons dans nos voitures comme dans des bulles qui nous protègent de l’extérieur.

Dans d’autres situations, la voiture est un outil de travail dont on se sert quotidiennement.

Par exemple, le père de Mahmoud, dans Petit Polio, se déplace dans la ville avec un grand

camion car cela fait partie de son métier. L’arrière est utilisé pour transporter le matériel de

construction, mais la remorque est aussi un moyen de locomotion pour Mahmoud et pour sa

famille quand ils reviennent d’un endroit éloigné en ville ou quand ils rentrent de la plage. Dans

ce cas, la voiture remplit sa fonction première de se déplacer entre certaines limites à l’intérieur

d’un espace clos et non une source d’évasion du quotidien.

A l’opposé du train et de la voiture qui constituent un moyen de transport à l’intérieur du

même continent, le bateau relie deux mondes et deux continents différents. Auparavant, le

voyage de longue distance entre le nord et le sud se faisait par bateau. Il représentait un rite de

passage d’un état social à un autre. Dans la majorité des cas, les voyageurs étaient à la recherche

du nouveau : un nouveau monde, une nouvelle civilisation ou du travail. Pour les personnages de

notre analyse, le transport en bateau reste encore une option symbolique et d’ordre social plus

que toute autre option. Zano et Naïma dans Exils font le trajet à rebours de la France vers

l’Algérie, le même chemin que leurs parents et leurs ancêtres avaient emprunté dans les années

suivant la Deuxième Guerre mondiale pour venir chercher du travail en tant que travailleurs non-

qualifiés en France. L’arrivée des premiers ouvriers d’origine maghrébine dans les années 50-60

Page 219: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

212

constitue le début de l’immigration nord-africaine en France. Zano et Naïma sont les enfants

venus de la post-colonie ou bien, de ce qu’on appelle la « deuxième génération d’immigration ».

Ils n’ont jamais quitté la France et ils sont stigmatisés en tant qu’Arabes sans rien connaître de la

culture maghrébine et de l’histoire de l’Afrique du Nord. Pour eux, entreprendre le voyage de

découverte de leurs racines signifie la reconstitution du trajet fait par les premières générations,

avec les risques que cela entraîne. Le couple d’Exils prend le bateau en sens inverse pour

découvrir l’Algérie, terre de départ de leur famille, mais qui devient terre d’accueil pour eux afin

qu’ils puissent, dans un sens métaphorique, effacer leurs cicatrices culturelles et identitaires. Il se

produit, dans les termes de Dominic Thomas, une « colonisation renversée »194. Au sens figuré,

c’est l’Algérie qui devient la culture dominante pour Zano et Naïma, qui absorbent avec une

vitesse incroyable les traditions et les coutumes du pays d’où ils tirent leurs origines. Dans Petit

Polio de Boudjellal, le bateau constitue le moyen de locomotion possible pour réunir la famille

de Mahmoud. C’est le bateau qui relie le continent nord-africain à la France et qui emmène la

grand-mère du petit garçon pour qu’elle vienne vivre avec sa famille à Toulon. Son arrivée en

Métropole n’est qu’un des multiples cas de regroupement familial qui ont bouleversé la situation

démographique en France d’après les statistiques officielles195.

Un autre moyen de locomotion qui apparaît très souvent dans les films et dans les livres

beurs est le métro. Si, pour les habitants des grandes-villes le métro est le moyen de transport

quotidien qui les amène à leur travail, pour les habitants de la banlieue, il représente la seule

connexion entre la périphérie et le centre. Il devient un lieu de passage d’un monde à l’autre, de

194

Dominic Thomas. Black France. Colonialism, Immigration, and Transnationalism. Bloomington: Indiana University Press, 2007, p. 2.

195 Pour plus de références sur les statistiques de l’immigration maghrébine en France, voir le livre d’Alec

Hargreaves. Immigration, ʻRaceʼ and Ethnicity in Contemporary France. London, New York: Routledge, 1995.

Page 220: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

213

l’espace clos de la banlieue à celui plus vaste de la ville. Le métro constitue également l’endroit

qui leur permet des échanges verbaux avec les autres passagers. Par exemple, Otto prend le

métro pour aller au centre-ville de Paris où il vend des copies de L’Itinérant. C’est dans ce même

train qu’il rencontre Louna qui, à la même heure que lui, prend le métro pour aller au travail. Le

même endroit peut devenir un lieu de délinquance et aussi celui de l’anonymat. Par exemple,

quand Otto se sent impuissant face à sa situation de chômeur, la foule se meut avec la même

rapidité que d’habitude, insensible à ses problèmes. Il reste alors immobile au milieu du cadre

tandis qu’il y a une fourmilière autour de lui.

Chez Charef, le métro − ou plutôt le RER − qui établit la connexion entre les banlieues et

les principales lignes de métro est le lieu propice pour Pat et Madjid pour trouver les victimes de

leurs petites délinquances. C’est la reproduction à une échelle plus petite de la société urbaine où

on trouve de tout : toutes les races et les couches sociales. A cause de cette circulation constante

de gens, leur présence passe normalement inaperçue ou, du moins si cela n’affecte pas la sécurité

et le confort des autres gens, ils n’incommodent pas. Mais, au moment où le Français s’aperçoit

qu’il n’a plus son portefeuille, leur présence dans le moyen de transport devient visible. A cause

de sa différence (la couleur de sa peau), Madjid est visé et regardé bizarrement par les passagers.

Le métro ne représente plus dans ce cas un espace de libre passage d’un endroit à l’autre, mais

un espace clos, presque carcéral qui, parfois, empêche la liberté de mouvement au lieu de la

faciliter.

Le bus est, comme le métro, un autre mode de transport en commun, signe distinctif de

déplacement de la classe pauvre et moyenne qui ne se permet pas le luxe d’avoir une voiture ou

pour laquelle prendre le bus est bon marché. L’image du bus n’apparaît que dans le livre de

Charef, et cela dans la mémoire de Madjid qui se rappelle le temps où le père se trouvait en

Page 221: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

214

bonne santé et où il les emmenait faire une ballade en ville chaque dimanche. Pour lui, le voyage

en bus constituait le passage d’un monde où s’instaurait la routine à un autre, celui du

divertissement du week-end. Charef appelle le bus qui emmène les enfants d’un espace à l’autre,

l’endroit du « grand voyage »196. Pour lui, cela représente le progrès, la vitesse, mais aussi

l’espace d’égalisation des individus qui suivent leur routine quotidienne.

Bien qu’ils ne soient pas une façon de se déplacer proprement dite, symboliquement, la

valise ou les bagages constituent un élément clé dans la représentation de la subjectivité nomade

et exilique. Les bagages représentent la collection de souvenirs et d’éléments qui renvoient à la

culture d’origine, l’attache matérielle au lieu de départ. En même temps, ils représentent aussi

une contrainte et une diminution de choix matériels dans le monde, car la quantité de bagages

qu’un individu prend avec lui ne peut être que limitée en fonction du voyage et des

circonstances. Les bagages symbolisent notamment une façon de se délester des souvenirs et des

poids ancestraux une fois qu’une autre étape a été accomplie dans la vie. Par exemple, Zano et

Naïma commencent leur voyage avec quelques petits bagages. Mais au fur et à mesure qu’ils

avancent dans leur trajet, ils s’en débarrassent et arrivent à la fin à se déplacer sans aucun poids.

Le voyage les a transformés et leur retour à la maison ne sera plus dans le même contexte et leur

attitude par rapport aux choses matérielles ne sera plus la même. De même, pour Otto, Louna et

Ali, les bagages ne sont pas indispensables. Ils font le voyage en voiture pendant des jours et ils

ne changent pas d’habits. Ils ont quitté leur demeure sans rien emporter, sans aucune attache. Ali

est le seul à changer d’objets matériels en s’achetant toujours de nouveaux livres dont il se

« nourrit » et à l’aide desquels il médite sur le sort de l’humanité.

196

Mehdi Charef, Op. cit. , p. 39.

Page 222: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

215

5.4.2 Lieux fixes de transition/ de passage

Dans les films et les œuvres littéraires de notre corpus, nous avons remarqué non

seulement des éléments mobiles de déplacement des frontières, mais aussi des lieux de transition

d’un espace à l’autre tels que le port, la gare, les quais du métro, les douanes, le tunnel et le mur.

Ces espaces sont également chargés d’une connotation métaphorique. Dans les œuvres migrantes

en général et celles de Gatlif, Charef et Boudjellal en particulier, ces lieux de passages

représentent un monde en soi, un espace entre les frontières, une sorte de tiers-espace selon le

terme de Bhabha, où les destins des divers personnages s’entrecroisent et où un dialogue peut

s’établir. Dans les pages suivantes, nous allons identifier la signification de ces lieux de passages

tout en nous appuyant sur des exemples révélateurs de notre corpus d’étude.

Le port est, par définition, le lieu de la marge, situé au bord du continent et ouvert sur la

mer. C’est l’espace de transition, l’entre-deux, le lieu d’attente avant un départ. Il engendre l’idée

de mouvement, de progression, de voyage vers l’inconnu, vers la nouveauté selon le terme de

Bhabha. Il représente aussi un espace de déplacement et de liberté de toute contrainte sociale et

culturelle. C’est un espace liminal qui facilite les rencontres et le mélange des langues. Dans

Exils de Gatlif, le port constitue même un espace d’accueil et de repos pour ceux qui se trouvent

en transit. Par exemple, Zano et Naïma transforment un banc sur le port d’Alméria en lieu

d’hébergement et ils y passent la nuit en attentant le bateau qui va les emmener en Algérie. La

sirène du bateau les réveille, pareille au son du réveil-matin. Donc, par une transposition

symbolique, le banc devient le lit et le son du bateau devient le moyen de se lever, comme si déjà

ce lieu leur devenait un endroit familier et accueillant. Pour les deux personnages, Alméria est

Page 223: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

216

l’espace de transit où ils ont fait la rencontre des gens venant de l’autre côté de la mer, des

travailleurs illégaux dans les champs en Espagne. Cet espace constitue donc le lieu de rencontre

de l’Autre où ils se familiarisent peu à peu avec la culture maghrébine. Cet espace de transition

devient un lieu transnational et multiculturel où les différences identitaires ou ethniques ne

constituent aucune barrière culturelle. Zano et Naïma se familiarisent avec cet espace d’une

façon tout à fait naturelle et en passant par cet endroit, ils accomplissent le rituel de la translation

d’un monde à l’autre en vue d’une purification de l’âme et de la recherche d’une nouvelle vie.

Pour Rémy et Mahmoud dans Petit Polio, le port est leur maison, c’est l’endroit qui leur

est le plus familier à force d’y avoir vécu. C’est leur lieu de recréation et de repos. Mais il

devient aussi leur cachette quand ils se fâchent contre leurs parents. Comme ils connaissent tous

les coins et les subterfuges, ils peuvent facilement s’y réfugier dans les moments de tristesse ou

de colère. Par exemple, Rémy veut fuir la réalité quand il revoit sa mère qu’il croyait morte. Il a

tellement peur d’affronter la situation qu’il s’enfuit à la fin de l’école quand sa mère vient le

chercher. Après de longues recherches, les parents de Rémy demandent à Mahmoud de les aider

à le retrouver. Mahmoud est évidemment capable de retrouver son ami sur le port, en train de

contempler les bateaux et de penser à s’en aller loin de Toulon et de la situation. Nous pourrions

même dire que les personnages qui vivent à côté d’un port sont des sujets en transit qui se

trouvent dans un espace de passage qui change constamment d’aspect.

Un des lieux de passage les plus usuels dans les films accentués et dans la littérature

décentrée est la gare. Elle représente un autre lieu de transit pour les personnages qui se trouvent

constamment en route vers d’autres endroits ou d’autres territoires. C’est un espace de rencontres

entre diverses catégories sociales. La gare est aussi un endroit d’attente qui s’associe à l’angoisse

du départ, mais aussi à la peur de l’imprévu. Elle représente aussi une sorte de non-lieu à se

Page 224: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

217

réapproprier. Ainsi elle peut devenir un endroit à posséder dans le sens où elle peut se

transformer en lieu familier peuplé usuellement par des gens et des histoires spécifiques qui

viennent littéralement l’habiter. Ainsi, la gare, d’un lieu anonyme de passage devient un lieu de

vie où l’on rit, pleure, mange et dort, c’est le lieu anthropologique des pauvres, tout comme la

cité.

Par exemple, dans Le thé… de Charef, Pat et Madjid attendent dans la station du RER de

prendre le train en direction de la Gare du Nord. Le lieu ne leur est pas inconnu, l’environnement

leur est familier. Ils s’y abritent maintes fois avant de faire leur voyage au centre-ville. C’est

aussi un endroit où ils essaient de draguer des filles. Pour le plaisir de l’acte, Pat vise une jeune

Française aux cheveux blonds et aux yeux clairs. Elle se trouve à l’intérieur de la gare tandis

qu’eux sont positionnés à l’extérieur, sur les quais. Pat frappe sur la vitre pour attirer l’attention

de la fille, elle l’ignore et lui tourne même le dos. Ce manque d’ouverture vers le dialogue est

joué dans le film d’une manière comique ou moqueuse, mais si nous l’analysons plus en

profondeur, nous pouvons en tirer d’autres conclusions. La scène est révélatrice de la description

de l’état des faits dans la société française de l`époque. Elle montre le manque de contact

physique et langagier entre les jeunes de banlieue perçus comme dangereux et sans manières

d’une part, et les « Français de souche » qui se sentent menacés par ces derniers, de l’autre. La

gare dans ce cas ne représente qu’un des endroits de rencontres entre les deux parties et elle se

transforme en lieu de ségrégation identitaire.

Pour les personnages de Gatlif dans Exils, la gare représente un lieu de transition entre les

villes. Zano et Naïma n’y restent que quelques instants. Ils y sont de passage, car leur voyage ne

s’arrête pas là, il continue en utilisant d’autres moyens de transport, et même la marche à pied.

Cet espace est aussi un espace clos, car les deux protagonistes risquent de s’y faire prendre,

Page 225: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

218

n’ayant pas acheté de billets auparavant. Donc au moment où le contrôleur vient pour vérifier les

billets, ils s’enfuient d’un wagon à l’autre et finalement l’arrêt du train dans une gare quelconque

dans un petit village en Espagne arrive comme leur salut. C’est un salut provisoire car ils doivent

se dépêcher de le quitter pour ne pas avoir à payer d’amende.

La station de métro est, tout comme la gare, un endroit de passage quotidien des

personnages dans les films et dans la littérature exilique. C’est l’endroit de transit d’un lieu à

l’autre, une intersection de plusieurs lignes qui vont dans des directions diverses. Cela signifie

symboliquement la possibilité de déplacement illimité ou bien de multiples choix de mouvement

sur une certaine étendue urbaine. Dans le cas des personnages de Charef, les quais du métro

deviennent l’endroit de conquête où ils identifient les « victimes » parfaites de leurs petites

délinquances. Pat et Madjid s’y procurent par le vol l’argent qui sert ensuite à se nourrir et à

s’amuser en ville. A force de répéter cet acte à intervalles réguliers, les quais deviennent un

espace familier, tout comme leur quartier ou leur demeure. Ils savent quand sont les heures de

pointe et ils connaissent le moment et les endroits opportuns pour commettre l’infraction. Ils font

alors d’une certaine façon partie intégrante du paysage et ils ne ressortent d’aucune manière de la

foule.

D’un autre côté, pour Otto dans le film Je suis né…, les quais de métro deviennent un lieu

d’aliénation. Par la façon dont Gatlif tourne la scène, il présente le jeune homme en tant qu’objet

statique, étranger au paysage. L’angle de prise de vue montre son statut mineur par rapport à

l’environnement. La caméra se trouve en plan grue et comprend un gros plan dans lequel, la

foule de gens bouge continuellement et de plus en plus vite, tandis que le personnage principal

reste immobile et absent par rapport à ce qui se passe autour de lui. Ce rajout d’immobilité à

l’image mobile suggère l’inconfort et le malaise d’Otto de se trouver dans un tel espace où il se

Page 226: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

219

sent étranger et différent. Les quais du métro, la gare et les rues du centre-ville de Paris lui sont

impersonnels et même hostiles. Par extrapolation, les espaces de transit et les moyens de

déplacement sont des endroits de rencontres et d’échange culturel, mais aussi des espaces de

solitude et de désespoir au quotidien.

Les lieux de passage légal de la frontière, comme par exemple les douanes, représentent

des non-espaces, mais aussi des zones de contact, voire des espaces d’interaction avec l’autre.

Pour les personnages migrants, ces zones représentent l’imposition d’un rapport de pouvoir et un

endroit où se manifeste la peur. D’après Lefebvre, cité par Anna Ma Manzanas dans Border

Transits. Literature and Culture across the Line, la représentation des douanes reproduit

« l’ordre » qui assure une certaine continuité et une stabilité nationale et territoriale par

l’utilisation de signes graphiques qui délimitent le territoire de transition. Pour Anna Ma

Manzanas197 la frontière est “a border that has become a set of public images that have in turn

become the material inscription of a particular reality”. En fonction de la position des

personnages migrants ou exiliques, les douanes représentent également un espace d’interdiction

et d’illégalité. Elles deviennent un obstacle dans leur transition d’un espace à l’autre et elles

peuvent constituer un but de leur trajet s’ils sont arrêtés et soit emprisonnés, ou renvoyés dans

leur pays d’origine. Par exemple, le dépassement des frontières dans Exils de Gatlif est vécu de

manière différente par divers groupes de personnages qui se trouvent en transit. D’un côté, pour

les Maghrébins et les Africains de l’Afrique sous-Saharienne, leur rapport aux douanes est un

rapport d’interdiction et de pouvoir légal. Cela est transposé dans le passage illégal des frontières

et dans leur changement de statut de sujet d’immigration en objet d’immigration. Ce que nous

197

Anna Ma Manzanas. Border Transits. Literature and Culture across the line. Sous la direction d’Anna Ma Manzanas. Amsterdam: Rodopi, 2007, p. 36.

Page 227: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

220

entendons par cela est la nécessité de cacher leur identité et de se cacher physiquement par le

biais de divers subterfuges afin de passer d’un espace à l’autre. D’un autre côté, pour Zano et

Naïma, les douanes ne représentent qu’un arrêt provisoire et une formalité légale. Leur passeport

européen leur facilite le passage des frontières. Les douanes deviennent donc des lieux de

passage chargés de multiples significations et qui peuvent changer en fonction du statut de ceux

qui les traversent.

Le mur peut aussi constituer un lieu de passage d’un monde à l’autre. D’après Jean

Chevalier et Alain Gheerbrant, le mur ou la muraille représente traditionnellement l’enceinte

protectrice qui clôt un monde et protège des influences néfastes d’origine inférieure198. Le mur

symbolise également la séparation entre les frères exilés et ceux qui sont restés de l’autre côté. Il

indique la séparation frontière-propriété entre les individus, nations, tribus, mais aussi la

séparation entre les autres et soi. Pour Chevalier et Gheerbrant, le mur symbolise la

communication coupée. Cette distinction détermine une double incidence psychologique : d’une

part elle peut signifier la sécurité, une cachette ou un abri, mais, d’autre part, le mur peut

constituer l’emprisonnement et la claustrophobie ou bien le manque de contact avec l’extérieur.

Le mur est une frontière ou un espace de transition constante d’un endroit à l’autre qui peut

établir une conjonction des espaces qu’il sépare, mais aussi une disjonction entre les deux. En

suivant cette logique, Anna Ma Manzanas parle de la transformation du mur en un espace de

l’entre-deux ou bien en “third element”, en un lieu d’interactions entre le dedans et le dehors :

198

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, costumes, gèstes, formes, figures, couleurs, nombres. Paris : Éditions Robert Laffont et Éditions Jupiter, 1969.

Page 228: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

221

Following de Certeau’s reasoning and Frost’s representation of the wall, it is possible to argue that boundaries function as a “third element”, a “middle place, composed of interactions and inter-views, a sort of void, a narrative symbol of exchange and encounters” (de Certeau 1984: 127)199

Zano dans Exils, casse un mur pour y mettre son violon et les clefs de son appartement

avant de commencer le long voyage à rebours vers l’Algérie. Par l’acte de cacher dans le mur les

objets qui sont les plus précieux pour lui, Zano clôt un monde entier, une histoire et un destin qui

est sur le point de changer. Symboliquement parlant, cette scène représente un tournant dans la

découverte de soi. Elle se révèle la fin d’un parcours identitaire et d’une histoire personnelle et le

début d’une quête des origines qui peut guérir les cicatrices causées par les expériences de la vie.

L’image du mur revient constamment dans le film. La caméra surprend les détails dans les murs

en décomposition des baraques où les illégaux logent « temporairement » avant d’avancer dans

leur voyage vers les destinations désirées. Pourtant, par l’attention accordée aux détails et par

l’emplacement de la caméra de l’autre côté de la muraille, nous percevons le mur comme un

obstacle contre le dépassement de la frontière, et cet angle de prise de vue nous positionne à

l’extérieur de cet espace où se trouvent les personnages. Ils se trouvent d’une façon symbolique

de l’autre côté, en dehors de l’espace montré par la caméra comme pour montrer leur

« incarcération » dans cet espace de la marge. Gatlif souligne une certaine claustrophobie des

personnages ainsi que leur angoisse qui les pousse au mouvement. Les murs sont même atteints

par la décrépitude, ils sont en ruines, fissurés, marqués par l’histoire tout comme les

personnages. D’après les mots du metteur-en-scène, ces jeunes sont des martyrs, des personnages

en fuite ou en quête de quelque chose et ils entreprennent ce voyage afin de soigner leurs

blessures internes. Le mur devient de cette façon une matérialisation de la frontière.

199

Anna Ma Manzanas, Op. cit. , p. 22.

Page 229: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

222

5.4.3 Des espaces de résidence provisoire

Dans la littérature décentrée et dans le cinéma accentué, outre les lieux de passage

mobiles ou immobiles où les personnages s’abritent, il y a également dans ces productions

artistiques des espaces de résidence provisoire. Ces endroits de pseudo-demeure sont des lieux

non-conventionnels tels que les caves des bâtiments dans les cités ou les habitations improvisées,

comme par exemple les endroits où les travailleurs illégaux se cachent ou bien en plein air dans

les champs chez les Gitans. Ces endroits leur offrent une cachette, mais aussi le sentiment d’une

certaine évasion. Donc dans ces espaces ils ne doivent plus suivre des règles sociales préétablies.

Par exemple, pour le groupe d’amis du livre Le thé… de Charef, les caves représentent un endroit

de calme et de loisir. Ils s’y rencontrent pour bavarder et pour écouter de la musique, quelquefois

pour fumer des drogues et pour boire un peu. C’est leur façon de s’évader un instant de la réalité

sociale dans laquelle ils vivaient et d’oublier leurs problèmes financiers, même provisoirement.

Car ce même endroit devient un piège pour eux quand les parents descendent dans les caves pour

les punir en pensant qu’ils sont des vauriens. Les caves sont donc un espace autre, ni public, ni

privé, mais un espace où ils se rencontrent pour échanger des idées et des opinions, et où ils

partagent le même destin. L’arrêt n’est que provisoire et ne met pas fin à leur besoin de

mouvement continu et à leur changement constant d’identité culturelle.

Pour les personnages de Gatlif, ces espaces de transit sont des lieux non-familiers et plus

lointains et ce sont des haltes temporaires et inattendues. Par exemple, ils passent une nuit dans

une famille gitane qui les accueille de tout cœur bien qu’ils n’aient pas grand-chose à leur offrir.

Ils s’endorment en plein air, à côté de la voie ferrée et à proximité d’un village, sur une

couverture et rien d’autre. C’est une aventure pour Zano et Naïma, mais c’est aussi une

Page 230: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

223

expérience de vie sans attaches et sans contraintes d’ordre social ou politique. Une autre

expérience de la vie nomade ou du logement provisoire est celle d’habiter chez les travailleurs

illégaux d’origine africaine qu’ils ont rencontrés dans les champs. Ils demeurent dans des

constructions en ruines ou qui se trouvent dans un état avancé de décrépitude. Les « meubles » et

les autres objets dans la maison sont des improvisations, ce qui montre la précarité de cette

demeure et sa définition en tant que non-lieu ou lieu de transit.

Tous ces espaces de résidence sont évidemment des lieux de passage où chacun laisse sa

trace d’une certaine façon, mais d’où ils repartent vers une destination inconnue. Ils représentent

des espaces de rencontres et d’échanges culturels, mais aussi de séparation de la société

d’accueil, d’un pays ou d’une nation dans lesquels les personnages de notre analyse ont du mal à

s’intégrer.

5.5 Conclusion

Le processus de mondialisation, à travers l’immigration et les médias, détermine le

mouvement constant des individus et des idées, ce qui mène à un échange culturel et ethnique. Il

implique également une remise en question de la culture nationale d’une certaine région ou d’un

pays, ce qui provoque une transnationalisation de la culture, voire un dépassement des frontières

territoriales, culturelles et identitaires. Nous avons remarqué à l’aide de nos analyses des trois

auteurs de notre thèse et en suivant les théories de Bhabha, Boër et Braidotti que, de nos jours,

les frontières ne sont plus perçues en tant que limite ou ligne de démarcation entre deux lieux,

mais en tant qu’espace intermédiaire ou zone de contact où une négociation et un échange entre

Page 231: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

224

les cultures sont possibles. Nous pouvons donc parler dans ce sens d’un espace entre les limites

culturelles qui se redéfinit constamment en fonction du contexte socio-politique.

Néanmoins, nous tenons à revenir sur l’expression de Boër qui affirme que l’espace entre

les frontières est un « espace utopique de libres échanges culturels ». Il n’y a pas de libre

dépassement sans rien donner en échange. Par le fait de dépasser les frontières, les gens

provenant de différentes communautés culturelles y trouvent des avantages, mais ils doivent

aussi contribuer quelque chose, laisser une partie d’eux-mêmes. Ainsi, les frontières sont

constamment remises en question et redéfinies dans ce tiers-espace culturel, tel que le définit

Bhabha. Donc, dans la société moderne où les gens se retrouvent toujours en mouvement, les

frontières de toutes sortes sont facilement dépassées, et même si les échanges ne sont jamais

libres de conséquences, ils entraînent un changement constant de perspective culturelle.

Page 232: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

225

6 Chapitre IV

Transnationalisme. Une nouvelle perspective sur la France plurielle

6.1 Introduction

La mondialisation et ses effets sur la population déterminent un mouvement, un libre

déplacement des individus, des idées et des traditions. Dépasser la frontière, qu’elle soit

territoriale, culturelle, sociale, psychologique ou imaginaire, produit un phénomène de mobilité

comme mode de vie. La mouvance constitue une déstabilisation de la norme idéologique et

culturelle, entre autres, mais elle permet aussi une plurivocité et une ouverture au

multiculturalisme, au progrès, donc à ce qu’Homi Bhabha appelle « la nouveauté ». Bhabha

explique dans son livre The Location of Culture200 que: “The borderline work of culture

demands an encounter with ‘newness’ that is not part of the continuum of past and present. It

creates a sense of the new as an insurgent act of cultural translation”. En d'autres termes, l’idée

de nouveauté chez Bhabha équivaut au mouvement entre les frontières rhétoriques et culturelles

dans le contexte d’un espace de négociations et de rencontres.

À la suite de la rencontre avec ce qui est nouveau (le concept de Bhabha de newness),

une hybridation des genres et des idées émerge. Cette hybridation représente aussi une

opportunité de mélange culturel qui rapproche les cultures. Cela fait que les termes d’hybridité

200

Homi Bhabha. Location of Culture. New York : Routledge, 2004, p. 7.

Page 233: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

226

ou de multiculturalisme sont perçus de nos jours dans un sens positif201, car ils font référence à

un gain dans la société actuelle et non à une perte du centre de repère, de la norme culturelle

européenne.

Dans le cas des auteurs qui sont analysés dans le présent travail, cet espace de rencontres

et d’échanges, que Bhabha a défini comme un « tiers-espace », est représenté dans les œuvres par

l’image textuelle et visuelle. La reconnaissance des théoriciens d’une nouvelle littérature et d’un

nouveau cinéma, ou bien l’intérêt de plus en plus prononcé d’un public universitaire pour ces

productions artistiques, confirme la place que les œuvres de Charef, de Gatlif et de Boudjellal

occupent dans la culture actuelle. Comme nous vivons tous dans un monde en transformation

continue, et comme le mouvement d’un endroit à l’autre est devenu inévitable, le « nomadisme »

moderne, ainsi que le problème du devenir constant202 trouvent leur plein développement

artistique et culturel dans les productions analysées. Dans le contexte transnational dans lequel

les textes littéraires et filmiques de Charef, Gatlif et Boudjellal sont produits, la diversité et la

différence sont valorisées et promues au rang de mode de vie au sein de la société actuelle.

Cela est aussi vrai pour les barrières langagières, comme les textes choisis le démontrent.

La trajectoire dans le déplacement entre des limites diverses n’est pas linéaire. Le trajet des

protagonistes n’est plus unidirectionnel, ni même circulaire, car ces individus − ces « nomades

modernes » − ne se déplacent pas avec un but précis. Il ne s’agit plus pour eux de retourner au

201 A ses origines, le terme hybride faisait référence au monstrueux, donc à l’anormal à cause du mélange que cela impliquait et donc il était vu dans un sens négatif. La signification du terme a progressivement changé. Pour plus de détails sur l’évolution du terme, lire Marwan M. Kraidy Hybridity or the cultural logic of globalization. Philadelphie, Temple University Press, 2005.

202 Ce syntagme de « devenir constant » doit être entendu dans le sens de redéfinition permanente de l’identité de

l’individu moderne qui est infiniment influencé par le contexte socio-politique et culturel.

Page 234: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

227

même point de départ. Et si cela arrive, aucun personnage ne retrouve jamais la même réalité

sociale ou historique à partir de laquelle il a commencé son périple. Comme Jacques Attali

l’affirme dans le livre L’homme nomade203, le voyage constitue pour les nomades de notre

époque − tels les jeunes des films et des livres de Gatlif, Charef et Boudjellal − « l’essence de

leur existence »204. Pour les écrivains et les cinéastes beurs tout autant que pour leurs

personnages, l’incertitude dans la définition de leur origine précise représente un écart identitaire

par rapport à la culture de naissance sans qu’ils soient jamais totalement capables de s’identifier

à la culture du pays d’accueil ou à aucune autre culture. Ils vont essayer dans leur écriture de

reconstituer dans l’espace fictionnel l’image du point de départ identitaire qui ne coïncidera plus

avec le point d’arrivée, mais qui va constituer un nouveau départ pour une nouvelle expérience

artistique et identitaire.

Pour mieux comprendre le développement du terme de transnationalisme et l’usage que

nous en faisons dans ce dernier chapitre de notre thèse nous allons expliquer son évolution en

premier lieu dans la littérature et ensuite au cinéma. Après une théorisation préalable, nous

pourrons comprendre plus facilement l’intention et le but de la littérature décentrée et du cinéma

accentué et évidemment la contribution de Charef, de Gatlif et de Boudjellal à ce nouveau genre

dans le paysage culturel français.

203

Jacques Attali. L’homme nomade. Paris : Fayard, 2003.

204 Jacques Attali. Op. cit. , p. 5.

Page 235: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

228

6.2 Transnationalisme. Concept général

Le mot transnationalisme est actuellement très en vogue. Il est apparu dans les années 90

et a été relié aux concepts de postmodernisme, de postcolonialisme et de mondialisation en leur

ajoutant d’autres significations. Ce nouveau concept est le résultat du développement et de la

diffusion mondiale des moyens d’information médiatique (télévision, radio, Internet), ainsi

qu’une suite du déplacement des individus qui franchissent les frontières territoriales suite au

processus d’immigration. Le préfixe « trans » suggère l’acte de traverser les frontières et les

territoires culturels existants pour arriver ainsi à un métissage linguistique et culturel. Françoise

Lionnet insiste sur les connotations spatiales du préfixe qui décrivent un mouvement constant

entre les éléments qui composent la culture et l’endroit où ces échanges se produisent. Dans ce

cas, elle parle plutôt d’une notion d’« appropriation » d’une nouvelle identité nationale et de la

relation à une culture traversant les contextes politiques et culturels passés et présents et

traversée par eux :

Its specifically spatial connotations demarcate a pattern of movement, across cultural arenas and physical topographies, that corresponds more accurately to the notion of ʻappropriationʼ, a concept more promising than those of acculturation and assimilation, and one that implies active intervention rather than passive victimization.205

Selon Nancy Morejón206, on peut parler d’un processus de « transculturation »

(tranculturación), donc d’un échange culturel qui se produit non seulement à l’échelle mondiale,

mais aussi même à l’intérieur de la même culture. La transculturation est interprétée par Lionnet

205

Françoise Lionnet. “Logiques métisses. Postcolonial Appropriation and Postcolonial Representations”. Postcolonial Subjects. Francophone Women Writers. Mary Jean Green, Karen Gould, Micheline Rice-Maxim, Keith L. Walker, Jack A. Yeager editors. University of Minnesota Press, 1996, p. 326.

206 Nancy Morejón. %ación y mestizaje en %icolás Guillén. Havana : Union, 1982.

Page 236: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

229

en tant que “process of cultural intercourse and exchange, a circulation of practices that creates a

constant interweaving of symbolic forms and empirical activities among the different cultures

that interact with one another”207. Les points communs entre les deux définitions du

transnationalisme et de son acception en tant que transculturalisme sont, d’un côté, le contexte

socio-politique dans lequel ce mouvement dans l’espace se produit et, de l’autre côté,

l’interaction des idées et des pratiques culturelles au niveau local, mais aussi global. Ce

changement idéologique et la redéfinition du contexte culturel peuvent entraîner une disparition

ou une occultation des relations de pouvoir établies pendant la colonisation et qui restent

prégnantes longtemps après la décolonisation. Pourtant, il ne faut pas oublier l’importance d’un

activisme culturel, la prise de parole d’une génération d’intellectuels issus du contexte de

l’immigration. Des écrivains ou des cinéastes comme Charef, Boudjellal et Gatlif ont été

influencés par les transformations socio-politiques et culturelles dans la société mondiale suite à

l’immigration et au développement des médias. Dans son livre Modernity at Large208, Appadurai

considère que, du point de vue transnational, la relation entre les médias et l’immigration détient

un rôle essentiel dans les productions de l’imaginaire, voire dans les créations artistiques

migrantes.209 Autrement dit, les œuvres artistiques, qui entrainent des transformations culturelles

et qui s’adaptent au contexte socio-politique d’une société, se trouvent dans un processus de

207

Françoise Lionnet, Art. cit. , p. 325.

208 Arjun Appadurai. Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis: University of

Minnesota Press, 1996.

209 En suivant la même ligne de pensée, Benedict Anderson, dans son livre Imagined Communities : Reflections on

the Origin ans Spread of %ationalism, London : Verso, 1983, parle de l’importance des phénomènes comme l’immigration, les médias et la production de textes écrits à l’échelle mondiale en rapport avec la création d’une image cohérente de ce que le terme de « nation » veut dire dans la société contemporaine. Il insiste aussi sur l’aspect imaginaire de ce que représente pour une communauté sociale d’établir des valeurs communes ainsi que des pratiques politiques et sociales qui forment une nation et qui rendent possible la définition d’une « identité nationale».

Page 237: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

230

recréation, ce qui est le cas des productions artistiques des trois auteurs. Elles établissent de

nouveaux liens entre le postcolonialisme et la modernité, entre la tradition et la mondialisation

ou bien, entre le spécifique national et l’ouverture transnationale :

[…] the work of imagination […] is neither purely emancipatory nor entirely disciplined but is a space of contestation in which individuals and groups seek to annex the global into their own practices of the modern210.

D’après la définition du transnationalisme de Lionnet et Shih dans « Thinking Through

the Mirror » :

The transnational designates spaces and practices acted upon by border crossing agents, be they dominant or marginal. The logic of globalization is centripetal and centrifugal at the same time and assumes a universal core or norm, which spreads out across the world while pulling into its vortex other forms of culture to be tested by its norm.211

Pour Lionnet et Shih donc, le transnationalisme n’est pas seulement relié au dépassement

des frontières par les immigrés suite à la période postcoloniale, mais il représente également la

relation de tout sujet « en transit » à l’espace (espace où ils se trouvent à présent, mais aussi celui

d’où ils tirent leurs origines), et aux pratiques culturelles (leurs croyances, leurs langues

d’origine et leurs différences ethniques). Le transnationalisme englobe le nationalisme, tout

comme d’autres éléments multiculturels. Ces derniers incluent une diversité culturelle au sein de

la culture euro-centriste.

Selon la ligne de pensée de Lionnet et d’Appadurai, nous nous apprêtons à affirmer que

les transpositions artistiques produites dans ce contexte, dans lesquelles s’inscrivent également

les représentations créatrices de Charef, Boudjellal et de Gatlif, constituent de nos jours non

210

Arjun Appadurai. Op. cit. , p. 4.

211 Françoise Lionnet et Shu-mei Shih. « Thinking Through the Mirror », dans Minor Transnationalism, Durham

and London, Duke University Press, 2005, p. 5.

Page 238: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

231

seulement un espace d’évasion et de divertissement, mais un lieu d’activisme politique et

culturel. Ces productions dépeignent les transformations survenues dans la société

contemporaine, faisant ainsi le portrait d’individus modernes : des sujets en transit, qui se

trouvent confrontés au multiculturalisme, au plurilinguisme, au franchissement des frontières, et

parfois, au racisme.

6.2.1 Transnationalisme en littérature

Selon Lionnet, l’intégration dans la littérature française des écrivains migrants qui se

trouvent sur le territoire français depuis les années 80, entraîne une nouvelle étape dans

l’évolution de la littérature métropolitaine. A ses débuts, une telle littérature est apparue, et a pris

forme dans la périphérie de la culture dominante franco-européenne remettant en question la

notion même de culture dominante et celle de pouvoir qu’elle charrie. Elle se trouvait dans une

zone à la limite de la culture entre la norme et la nouveauté créatrice. Les lieux culturels à la

marge de la société ont produit, tel que Renato Rosaldo le définit, des “border zones” (zones

frontalières) d’hétéroglossie des discours culturels. Dans son article Lionnet soutient que ces

milieux artistiques sont ceux à partir desquels les normes culturelles et linguistiques ont été

redéfinies par un processus de réécriture de la langue et par une reconstruction d’une nouvelle

identité dans le contexte postcolonial devenu transnational :

In border zones, all of our academic preconceptions about cultural, linguistic, or stylistic norms are constantly being put to the test by creative practices that make visible and set off the processes of

Page 239: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

232

adaptation, appropriation, and contestation that govern the construction of identity in colonial and postcolonial contexts212.

Ce nouveau type de littérature est le point de départ de la représentation de la culture

globale et du transnationalisme. Les productions créatrices problématisent ces aspects sans

vraiment proposer une solution, mais plutôt une meilleure compréhension de la situation :

These processes are the ground upon which contemporary global culture begin to be understood, defined, and represented, and postcolonial writers encode the everyday realities and subjective perceptions of a numerical majority whose cultural contributions are still considered to be products of minority voices.213

Progressivement, la littérature appelée transnationale, décentrée, francophone, migrante,

etc. s’est frayée un chemin dans le discours dominant, offrant en même temps une nouvelle

vision de la société française et encourageant la perception du multiculturalisme et du

dépassement (et en fait du déplacement) des frontières d’un point de vue universel. Toujours

selon Lionnet, la particularité de cet espace est constituée par le pouvoir symbolique de la langue

dans l’écriture. La langue singularise ces écrivains dans cet espace de séparation. C’est

également la langue qui leur permet aussi le contact avec la culture dominante. Les productions

artistiques des représentants des communautés issues de la période postcoloniale en France qui a

commencé dans les années 80 et qui s’est développée jusqu’à présent, ont engendré de nouvelles

structures sociales et culturelles remettant ainsi en cause la notion de francité jusque là stable. A

travers la vision de l’Autre sur le nationalisme, le multiculturalisme et sur la diversité culturelle,

la valorisation de la notion de frontière nationale et le point de vue sur la politique

intégrationniste commencent à être revus et reformulés. Paradoxalement, ces formes créatrices

apparues dans les trente dernières années produisent un effet inattendu sur la Métropole. En

prenant le pouvoir à travers la création artistique, passant ainsi de « dominés » à « dominants »,

212

Françoise Lionnet. Art. cit. , p. 321-322.

213 Françoise Lionnet. Ibid. , p. 322.

Page 240: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

233

ces nouveaux artistes, tels que Charef ou Boudjellal, ont produit ce que Dominic Thomas appelle

une « colonialisation inversée » (reversed colonization)214. Ce que Thomas suggère par cette

expression est que, de nos jours, les artistes provenant des communautés d’immigrés se sont

frayé un chemin dans la culture contemporaine et ils ont trouvé une place qui ne peut plus leur

être contestée. Les sujets dont ils traitent se trouvent à présent au centre de l’attention du public

français et international. L’existence de ces œuvres, de plus en plus nombreuses, qui mettent en

cause des valeurs socio-culturelles et politiques jusqu’alors stables et incontestables, détermine

un changement d’optique culturelle. L’émergence des sujets comme la polyglossie, le

multiculturalisme, l’hybridité dans la vie quotidienne française d’aujourd’hui constitue une

relativisation de la culture française républicaine qui soutenait les valeurs nationales laïques. Par

la croissance de la présence « étrangère » dans la Métropole française, d’autres valeurs

culturelles et religieuses ainsi que d’autres langues et traditions s’imposent. Ces valeurs sont

apportées par les communautés sociales qui se sont peu à peu installées en France et qui y

perdurent. Par l’installation de ces diverses communautés culturelles en France, les traditions et

les coutumes françaises développent un caractère multiculturel. Un nouveau rapport de pouvoir

s’instaure. Ainsi, les « étrangers » à la Métropole semblent « coloniser » l’Hexagone de la même

manière que les colonisateurs français avaient imposé leur culture aux colonies pendant la

période coloniale. Les immigrés provenant des pays colonisés ont graduellement initié de

nouvelles traditions, apporté de nouveaux plats et ajouté de nouvelles expressions à la langue

française. C’est ainsi que nous pourrions percevoir la signification de l’expression de Thomas

lorsque ce dernier parle de « colonisation inversée ».

214

Dominic Thomas. Op. cit., p.2

Page 241: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

234

Dans son article sur le contexte transculturel de l’immigration maghrébine en France et

de la deuxième génération, Mireille Rosello ne parle pas d’une appartenance de cette génération

dans le paysage culturel français, voire de ségrégations identitaires, mais d’une « départenance ».

Ce concept renvoie à la place des artistes d’origine maghrébine au sein de la tradition française,

tout en apportant leur particularité, c’est-à-dire leur différence culturelle afin d’enrichir le

patrimoine culturel français. Par leur double bagage culturel, Charef et Boudjellal se distinguent

des écrivains français par l’apport d’éléments socio-culturels dans le texte tels que :

l’enrichissement de la langue française par l’ajout de mots en arabe, en verlan, l’ajout d’éléments

culturels arabes. Ils introduisent aussi le point de vue de l’Autre. Leurs productions font

l’apologie du multiculturalisme et du plurilinguisme, et offrent une théorisation d’une identité

transnationale ou hybride. Suite au mélange des races (comme résultat de la mobilité des

personnes et des éléments culturels), l’identité nationale n’est plus constituée uniquement

d’individus nés sur le même territoire que leurs parents.

Une autre problématique traitée au sein de la littérature transnationale, et donc présente

dans les œuvres de Charef et de Boudjellal, est celle de « seconde génération ». En France nous

avons l’exemple des Beurs. Dans la plupart des cas, les jeunes appartenant à la deuxième

génération n’ont aucun lien avec l’immigration, car ils sont nés ou ils ont grandi sur le territoire

français. Ils sont des citoyens français ou élevés dans la tradition française. Abdourahman A.

Waberi215 suggère d’appeler ces jeunes « les enfants de la post-colonie ou la génération

transcontinentale » du fait qu’ils ne s’associent que d’une façon partielle à la culture de leurs

parents. Ils épousent des valeurs de la culture française, du moins en partie, sans pourtant y

215

Abdourahman A. Waberi cité dans Culture postcoloniale 1961-2006. Traces et mémoires coloniales en France. Sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire. Paris : Éditions Autrement, 2006, p. 63.

Page 242: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

235

adhérer entièrement. C’est comme s’ils inventaient leur propre culture et leur position dans la

société : il s’agit pour eux d’une façon de s’adapter à la culture hégémonique, tout en préservant

leur individualisation. Ils sont ceux qui apportent de la nouveauté dans la culture française et qui

offrent une nouvelle vision de la société dans le processus de mondialisation. Cette

individualisation empêche que la génération d’écrivains et de cinéastes beurs qui se définissent

par rapport à leurs traits ethniques communs soit homogène. Nous avons voulu montrer que les

écrivains de notre corpus appartiennent à un groupe plus étendu d’intellectuels comme Leïla

Sebbar, René Dupestre, Régine Robin, Salman Rushdie, Danny Laferrière etc. Ils constituent

tous une génération d’artistes qui dépeignent d’une façon universelle les minoritaires de partout,

y compris les immigrés et leurs descendants. Pour les écrivains beurs, tels que Charef et

Boudjellal, issus de la deuxième génération d’immigration beure en France, le syntagme de

« deuxième génération » est évidemment problématisé, non seulement dans leurs ouvrages, mais

souvent aussi dans les entretiens qu’ils donnent. Ils soutiennent la perception de ces générations

de jeunes en tant que Français ou même citoyens universels du monde transnational.216

6.2.2 Transnationalisme au cinéma

Les événements survenus en France depuis la fin des années 80- début des années 90 et

jusqu’à présent ont engendré beaucoup de changements sur la scène cinématographique.

L’ouverture des frontières nationales en France et dans d’autres pays occidentaux a donné lieu à

une grande vague d’immigration. Cela a aussi entraîné des changements géopolitiques sur le plan

216

A maintes reprises, Charef affirme, dans des interviews écrites ou télévisées, qu’il ne veut pas être catégorisé en tant qu’écrivain beur ou bien cinéaste maghrébin, mais en tant qu’écrivain/cinéaste tout simplement. Ceci marque le passage d’une créativité basée sur l’identité communautaire à une créativité transnationale. C’est ainsi qu’il faut comprendre la boutade de l’écrivain haïtien, prix Médicis 2009, Dany Laferrière, lorsqu’il clame : « Je suis un écrivain japonais ».

Page 243: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

236

international. Le libre déplacement des individus et des biens a déterminé aussi une plus grande

distribution des produits artistiques. Les nouvelles technologies comme les vidéos, les DVD et

l’Internet, la télévision par satellite, etc. ont contribué à une distribution massive de produits

filmiques issus des milieux migrants aux quatre coins du monde.

Dans “General Introduction : What is Transnational Cinema?”217, Elizabeth Ezra and

Terry Rowden suggèrent que le transnationalisme doit être perçu comme un élément de cohésion

entre les nations et les individus à l’échelle mondiale :

[…] the transnational can be understood as the global forces that link people or institutions across nations. Key to transnationalism is the recognition of the decline of national sovereignty as a regulatory force in

global coexistence.218

Un autre aspect qu’ils soulignent dans leur étude est la question de relativisation du

centralisme politique européen ou de délégitimation dans les termes de Lyotard.219 Ainsi, la

mondialisation et la distribution des pouvoirs politique, social et culturel deviennent un élément-

clé dans le développement des productions artistiques transnationales.

En suivant cette perspective critique, Will Higbee et Song Hwee Lim dans “Concepts of

Transnational Cinema : Towards a Critical Transnationalism in Film Studies”220, soulignent

l’importance du développement d’un appareil critique qui analyserait le concept de transnational

217

Elizabeth Ezra and Terry Rowden. “General Introduction: What is Transnational Cinema?”, Transnational Cinema: The Film Reader. London: Routledge, 2007.

218 Elizabeth Ezra and Terry Rowden. Op. cit., p. 1.

219 Pour en savoir plus sur le terme de délégitimation et sur la dissémination des sens, langues et vérités dans la

société informationnelle du XXe siècle, lire François Lyotard. La condition postmoderne. Paris: Éditions de Minuit, 1979, Arjun Appadurai. Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1996 et Paul Gilroy. Post-Colonial Melancholia. New York: Colombia University Press, 2005.

220 Will Higbee and Song Hwee Lim. “Concepts of Transnational Cinema: Toward a Critical Transnationalism in

Film Studies”. Transnational Cinemas. Vol. 1, n° 1, 2010, pp. 7-21.

Page 244: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

237

dans les études cinématographiques qu’ils appellent “critical transnationalism”221. Cette nouvelle

perspective est issue du besoin de déplacer le centre d’intérêt du public de l’approche euro-

centrique. Marsha Kinder avait parlé dès 1993 de la nécessité de déplacer le regard critique de la

dichotomie local/global et de relativiser les concepts utilisés dans la critique des films qui ne

faisaient pas entièrement partie du cinéma national consacré tel que le cinéma français, le cinéma

italien ou encore le cinéma américain. Pour cette raison, l’expression d’Hamid Naficy de

“independent transnational cinema”222, qui attire l’attention sur les différences culturelles au sein

de la même culture par l’apparition de certains cinéastes « accentués », ouvre une voie novatrice

sur la perception du transnational en tant que phénomène régional également. Naficy souligne

également que le cinéma exilique (issu des cinéastes qui ont dû fuir leurs pays pour des raisons

politiques sans pouvoir y retourner) et le cinéma post-colonial (cinéma paru après la période

coloniale produit par les cinéastes issus des pays ex-colonisés qui se retrouvent en Métropole ou

qui parlent de la période post-coloniale dans les pays colonisés) représentent une nouvelle forme

d’identité culturelle qui problématise la construction néocoloniale de nation et de culture

nationale en l’Occident. C’est dans ce contexte que le concept de Higbee et Hwee Lim doit être

perçu. Car pour effectuer une analyse transnationale d’un film, affirment-ils, il faut tenir compte

des données globales, locales et transnationales de la production:

[…] interpret more productively the interface between global and local, national and transnational, as well as moving away from a binary approach to national/transnational and from a Eurocentric tendency of how

such films might be read.223

221

Will Higbee and Song Hwee Lim. Art. cit., p. 10.

222 Hamid Naficy. “Phobis Spaces and Liminal Panics: Independent Transnational Film Genre”, in Rob Wilson and

Wimal Dissanayake (eds), Global-Local: Cultural Production and The Transnational Imaginary, Durham and London: Luke University Press, 1996, p.121.

223 Will Higbee and Song Hwee Lim. Art. cit., p. 10.

Page 245: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

238

Il est vrai que le cinéma transnational est un cinéma issu d’un certain contexte culturel et

social et, par conséquent, il demande une certaine « éducation » culturelle pour pouvoir être bien

« interprété ». Il est pourtant axé sur les thèmes récurrents dans la société actuelle qui permettent

à un public plus large de l’interpréter convenablement. Comme l’expriment Elizabeth Ezra et

Terry Rowden:

However, transnational cinema imagines its audiences as consisting of views who have expectations and types of cinematic literacy that go beyond the desire for and mindlessly appreciative consumption of

national narratives that audiences can identify as their ʻownʼ.224

La prolifération des festivals de films internationaux ainsi que les formes alternatives de

distribution et de présentation où ses films sont montrés (festivals underground, You Tube, sites

Internet, DVD) augmentent la possibilité de promotion de ces productions en les rendant trans-

nationales.

Outre le cinéma national, le cinéma transnational doit se différencier aussi du concept du

cinéma du Tiers-Monde (Third Cinema)225, car ce terme devient périmé dans un monde où les

divisions politiques entre pays dominant et pays dominé n’existent plus de façon catégorique. Le

cinéma transnational ne s’oppose pas au cinéma national. Il ne s’offre pas non plus comme une

alternative au cinéma post-colonial. Il englobe le spécifique national comme point de départ tout

en ajoutant d’autres éléments qui tiennent de la spécificité culturelle et ethnique de certaines

communautés sociales qui, à un moment ou à un autre de l’histoire, se sont trouvées dans une

position de dominés, dans une politique postcoloniale ou, tout simplement, hors du rapport

224

Elizabeth Ezra and Terry Rowden. Op. cit., p. 3.

225 Toujours dans Transnational Cinema: A Film Reader, Elizabeth Ezra et Terry Rowden donnent une définition

du Tiers-Cinéma: “Thrid Cinema was first meant as a discursive resistance to cultural imperialism . Than it became equal to all the cinema made in the Third World.” (p. 4)

Page 246: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

239

Occident/Orient. Ainsi peut-on dire que le cinéma transnational serait plutôt le résultat artistique

des individus “caught in the cracks of globalization”226. Les personnages qu’on pourrait appeler

transnationaux ou des sujets nomades ou « en transit » provenant de tous les niveaux sociaux se

trouvent dans le cinéma transnational comme faisant partie du centre de préoccupation de

beaucoup de cinéastes contemporains, eux-mêmes issus de ces milieux.

Comme résultat, beaucoup de films qui s’inscrivent dans la catégorie du cinéma

transnational traitent les thèmes de l’immigration et des problèmes subis par la diaspora dans les

pays d’accueil. A ces thèmes-ci, nous pouvons ajouter ceux de l’exil et du dépassement des

frontières. Nous trouvons ainsi que les films créés par les cinéastes franco-maghrébins, comme

ceux de Charef et Gatlif, peuvent être considérés comme transnationaux. Nous basons nos

propos aussi sur l’affirmation de Will Higbee, présentée dans son article “Concepts of

Transnational Cinema : Towards a Critical Transnationalism in Film Studies”. Il entrevoit

l’introduction du cinéma diasporique et postcolonial dans le courant transnational :

Such a cinema can be defined as transnational in the sense that it brings into question how fixed ideas of national film culture are constantly being transformed by the presence of protagonists (and indeed film-makers) who have a presence within the nation, even if they exist on its margins, but find their origins quite

clearly beyond it.227

Cependant, dans l’extrait suivant tiré du même ouvrage, il mentionne le cinéma franco-

maghrébin en faisant référence à l’emploi de la comédie qui constitue un genre important dans le

cinéma arabe, un genre très populaire dans le cinéma français aussi:

Here we might point to the extensive use of popular comedy by Algerian émigré film-makers in France during the 1990s and 2000s to explore questions of migration, integration and multiculturalism; drawing on

226

Op. cit., p. 7.

227 Will Higbee and Song Hwee Lim. Art. cit., p. 11.

Page 247: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

240

the traditions of Arab cinema, while simultaneously acknowledging comedy as pre-eminent popular genre

in France by excellence.228

Par le mélange de traditions artistiques étrangères (dans ce cas le cinéma arabe) et la

connaissance approfondie du cinéma français, les cinéastes franco-maghrébins comme Charef et

Gatlif, réussissent à appartenir à la fois à l’imaginaire national français (à l’espace où ils mènent

leur activité) et à l’imaginaire maghrébin (à leur culture de départ ou à leurs origines

identitaires).

Dans le même ordre d’idées, Peter Bloom, dans son article “Beur Cinema and the Politics

of Location : French Immigration Politics and the Naming of the Film Mouvement”, affirme que

le cinéma franco-maghrébin constitue en premier lieu une référence culturelle métropolitaine de

l’identité nationale fracturée229. D’après lui, ce genre de cinéma se trouve à l’intersection de la

politique française sur l’immigration et de la culture des communautés sociales en France. Il est

le produit des représentants d’une communauté qui voudrait résoudre la problématique de

l’intégration et de l’intolérance de la politique républicaine française. Même si le cinéma franco-

maghrébin est issu d’« un contexte transnational où les notions d’appartenance culturelle entrent

en conflit avec les symboles nationaux français »230, il dépend des institutions culturelles

françaises. La Nouvelle Vague du cinéma migrant existe entre une éthique du Tiers Monde

politisé et les variations d’une esthétique propre au cinéma français. Leurs productions ne se

trouvent pas hors de la tradition filmique européenne, mais en continuation avec celle-ci. Ce

nouveau type de cinéma ajoute toutefois des éléments culturels spécifiques qui contribuent à

228

Will Higbee and Song Hwee Lim. Art. cit., p. 11.

229 Peter Bloom. “Beur Cinema and the Politics of Location : French Immigration Politics and the Naming of a Film

Movement”, Social Identities, Volume 5, N° 4, 1999, pp. 469-487.

230 Peter Bloom, Art. cit., p. 475.

Page 248: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

241

positionner des jeunes de deuxième génération au sein de la société française actuelle. Certains

films constituent une parodie politique sous forme d’action sociale qui contraste avec le sérieux

de la situation contemporaine. En conclusion, le terme de transnationalisme représente une autre

façon de définir un phénomène plus large qui regroupe plusieurs éléments culturels à l’échelle

nationale et locale, mais aussi au niveau international. En outre, dans le domaine du cinéma, ce

terme inclut les productions cinématographiques qui sont issues de certaines zones

géographiques, mais qui, parfois, partagent certains traits linguistiques et culturels avec la culture

dominante.

A l’aide d’exemples concrets tirés des textes et des films de Charef, Gatlif et Boudjellal,

nous tenterons de démontrer les rapports étroits qui existent entre les idées et les pratiques

culturelles nationales et ethniques. Ce recoupement d’idées est visible non seulement dans un

contexte international ou transculturel, mais aussi à l’intérieur d’une culture particulière. Nous

montrerons également les formes de colonisation inversée dont parle Dominic Thomas comme

re-conceptualisation et appropriation d’une nouvelle identité nationale et d’une nouvelle culture

traversant les contextes politiques et culturels passés et présents.

6.3 Éléments transnationaux dans les productions artistiques de Charef, Gatlif et Boudjellal

Au cours de notre analyse, le transnationalisme apparaît au niveau littéraire tantôt dans le

contenu, tantôt dans la forme des productions artistiques. Sur le plan du contenu, l’aspect

transnational se retrouve dans les éléments culturels mentionnés dans les textes littéraires et

filmiques, et dans les éléments et traditions arabes qui définissent et localisent les habitants

d’origine maghrébine en France. Nous nous penchons dans ce chapitre sur les éléments qui

Page 249: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

242

composent la diversité ethnique et le multiculturalisme en France dans les textes mentionnés

auparavant, ainsi que les marqueurs de la différence positionnelle des étrangers ou de la seconde

génération par rapport aux Français de souche au sein de la société. Nous allons étudier les

concepts d’identité fracturée et d’hybridation, et nous allons aussi analyser la place que les

grandes villes jouent dans la promotion du multiculturalisme et du plurilinguisme et ses effets à

l’échelle mondiale. Les grandes villes deviennent des espaces transnationaux : des lieux où le

mélange identitaire se produit.

Du point de vue de la forme, nous avons consacré un chapitre entier aux procédés

stylistiques qui contribuent à une redéfinition de la langue française et à la création d’un nouveau

langage. Nous avons considéré l’importance des structures narratives qui se recoupent et des

ajouts de la langue arabe et du verlan dans les textes qui renversent les points de vue afin de

produire une nouvelle optique transnationale.

6.3.1 La diversité ethnique

La diversité ethnique occupe une place importante dans les productions artistiques de

Charef, Boudjellal et Gatlif. Ces derniers montrent que ce n’est pas seulement la France (dans

ses grandes villes comme Paris, Marseille et Lyon), mais aussi le monde entier qui est devenu un

“melting pot” où la diversité se retrouve partout. Le groupe d’amis de Madjid et de Pat dans Le

thé au harem de Charef est très divers : des Algériens comme James et Bibiche (nés en France) ;

des Français, tels que Thierry, Jean-Marc et Pat ; Bengston qui est Antillais, Anita qui est moitié

française, moitié algérienne, et Madjid qui est Algérien né en Algérie, venu en France très jeune.

Page 250: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

243

Fig. 19. Les amis de Madjid sur la plage dans les dernières séquences du film Le thé au harem

d’Archimède (1986) de Mehdi Charef

© KG Productions 1986

Considérons pour commencer les deux amis. Madjid est algérien né en Algérie de parents

algériens, venu en France quand il avait sept ans pour rejoindre son père. Pat est français de

souche, mais un Français qui habite en banlieue et qui, par conséquent, partage le même destin

que tous les banlieusards. L’un est chrétien, l’autre musulman, mais cela ne les empêche pas

d’être de bons amis. Leur aspect physique les distingue malgré tout : Madjid a les cheveux noirs

et la peau un peu plus foncée, tandis que Pat a les cheveux bruns très clairs, presque blonds et

des yeux clairs. L’amitié qui lie les deux jeunes est révélatrice du mélange culturel qui se produit

Page 251: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

244

dans l’espace de la banlieue qui ne représente qu’une image miniature de la société urbaine en

général.

Fig. 20. Pat et Madjid sur le toit du l’HLM avec l’image de la banlieue en arrière-plan tiré du

film Le thé au harem d’Archimède (1986) de Mehdi Charef

© KG Productions 1986

Leurs groupes d’amis sont également diversifiés. Leurs parents sont venus en France de tous les

coins du monde, mais les enfants ont vécu toute leur vie en France. Leurs seuls soucis financiers

et difficultés sociales sont liés à la société française. Ils n’ont jamais rêvé de retourner « au

bled » (au pays d’après un syntagme beur) contrairement à leurs parents. Pour eux, la Métropole

Page 252: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

245

est la seule maison qu’ils connaissent. Le mélange des races et des ethnies ne les dérange pas, au

contraire, ils se sentent attirés par l’Autre. Madjid est amoureux de la sœur de Pat, Chantal, qu’il

aime d’un amour sincère. Tous les garçons de la bande sont amoureux d’Anita, la seule fille

parmi eux. Ils l’apprécient et la protègent. Dans ce contexte, la politique intégrationniste

française fonctionne à merveille, ce qui prouve que les gens peuvent vivre ensemble sur le même

territoire avec leurs différences, et peuvent établir un lien, un sentiment d’appartenance à une

communauté nationale métissée. Le message est clair : si au niveau global, plutôt politique, dira-

t-on, l’immigration massive de personnes provenant des anciennes colonies inquiète les autorités,

au niveau local, elle est possible et même souhaitable par la majorité de la population, surtout par

les jeunes.

Il est aussi vrai que Charef montre une distinction entre les générations, ainsi qu’entre la

périphérie et le centre-ville. La majorité des pères de famille français sont dépeints comme des

alcooliques et des racistes qui parfois tiennent de gros chiens en laisse pour se « défendre » des

autres « minoritaires » de la banlieue. Les Français, que Pat et Madjid rencontrent dans leurs

petites escapades sur Paris, ne leur adressent presque jamais la parole, et s’ils communiquent

avec eux ce n’est que pour les dénigrer. Il fait ce portrait des Français pour souligner le contraste

entre eux et la deuxième génération de jeunes Maghrébins sur laquelle beaucoup de stéréotypes

ont été inventés. Charef veut signaler que ce sont les riches du centre-ville ou les autorités qui

nourrissent les stéréotypes reliés à l’Autre, sur la violence de son comportement et sur son échec

scolaire et social. Mais, il introduit dans ses créations des Français qui se trouvent dans la même

situation que les immigrés. Josette est une femme d’à peine trente ans qui est au chômage et qui

doit élever son fils Stéphane seule car son mari l’a laissée. Ce n’est pas son mari qui lui offre le

Page 253: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

246

soutien moral ni sa famille ni les institutions sociales, mais Malika, la mère de Madjid, qui prend

soin de son fils pendant la journée.

De même, les amis de Mahmoud dans Petit Polio de Boudjellal ne sont pas

nécessairement des immigrés maghrébins. Dans la banlieue de Toulon, il n’y a pas que des

« bougnoules » (terme insultant qui désigne les Beurs, présent dans le texte de Boudjellal). Les

meilleurs amis de Mahmoud sont Paulo et Pignole et plus tard dans le récit, Rémy, le fils d’un

docteur français qui emménage dans la banlieue. D’après leurs noms et prénoms, leur aspect

physique et leur couleur de peau par rapport à Mahmoud, ils semblent être soit portugais, soit

espagnols, ou bien, à la rigueur, Français. Le contraste est bien marqué par leurs yeux bleus et

verts et leurs cheveux blonds, tandis que Mahmoud a un visage olive, des yeux foncés et des

cheveux noirs.

En dépit de leurs différences, ils jouent ensemble, ils échangent des magazines, des

bandes dessinées, ils se moquent des voisins ultranationalistes, etc. Boudjellal souligne ainsi que,

pour les enfants, les « obstacles » raciaux ou ethniques ne posent aucun problème. Au contraire,

lors d’une « ratonnade »231 dans les rues de Toulon, Mahmoud apprend avec stupeur que la

personne qui a été battue était très similaire à son père et que l’individu était maghrébin. Dans la

communauté banlieusarde où la famille de Mahmoud vit, la différence n’est pas stigmatisée. Les

voisins s’entre-aident, les enfants mènent leur vie sans soucis. Boudjellal, ainsi que Charef,

exposent le pluralisme des sociétés modernes et louent les avantages de l’immigration et ses

effets sur le cosmopolitisme actuel.

231

La ratonnade est une action d’agression de la police française envers les Maghrébins qui se trouvaient en France pendant les années 60-70. C’était une période où le racisme se faisait ressentir partout dans les rues et où beaucoup de Maghrébins ont souffert de fortes humiliations. Cette appellation nous fait penser à la métaphore utilisée par Charef dans son premier roman Le thé pour dénommer les jeunes habitants de la banlieue, celle de « rats de béton ».

Page 254: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

247

Dans les illustrations de Charef et de Boudjellal, à part les immigrés d’origine

maghrébine ou les Africains et les Antillais, d’autres personnages apparaissent, comme les

Gitans et les Arméniens. Boudjellal introduit dans son texte des références à l’histoire du peuple

arménien par l’intermédiaire de la grand-mère de Mahmoud. Elle a perdu toute sa famille

pendant le génocide en Turquie, elle s’est réfugiée en Algérie où elle a épousé le grand-père de

Mahmoud et finalement après la mort de son mari elle est venue vivre en France. A force de

s’être déplacée d’un endroit à l’autre, elle s’habitue facilement à la vie dans la banlieue française

et elle est très bien reçue au sein de la communauté. Les Gitans, quant à eux, se trouvent à la

périphérie des villes, en dehors même de la banlieue comme Charef le décrit dans un passage du

texte Le thé au harem. L’auteur montre leurs habitudes et leur mode de vie nomade. Madjid est

fasciné par les femmes gitanes qui lui paraissent belles dans leurs habits colorés et qui semblent

danser en marchant. La fascination des personnages envers les traditions gitanes va constituer un

thème central dans les films de Gatlif. Même dans Exils, les deux personnages principaux, Zano

et Naïma, s’arrêtent dans leur voyage dans un campement où les Gitans leur offrent leur

hospitalité et où ils passent la nuit.

Les films de Gatlif plus que les autres productions analysées explorent la diversité

ethnique et établissent des liens entre tous les « exilés » du monde. Même Zano et Naïma sont un

couple mixte. Zano est fils de pieds-noirs vivant en France et Naïma fille d’immigrés algériens,

donc elle représente la deuxième génération. Pendant leur voyage vers l’Algérie, ils font la

rencontre de gens d’ethnies et de cultures différentes : de travailleurs illégaux venus d’Afrique,

de jeunes Maghrébins, de Gitans andalous, d’Espagnols, etc. Dans Je suis né d’une cigogne, le

couple Otto et Louna aussi est mixte. Elle est Allemande « de père italien et de mère

Page 255: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

248

autrichienne » et vit à Paris, et Otto est un jeune Français habitant en banlieue. Leur meilleur ami

est Ali, un jeune beur d’origine algérienne.

Après avoir fait un simple survol de la diversité ethnique dans les ouvrages analysés dans

notre thèse, nous relevons une similitude avec la multitude d’origines ethniques qui composent la

France depuis les années 60-70. Les frontières territoriales et ethniques ont été depuis longtemps

transgressées, les identités sont de plus en plus difficiles à cerner. C’est de ces communautés

multiethniques que le phénomène du transnationalisme tire sa sève.

Dans l’optique de la théorie transnationale et dans la vision des artistes de notre thèse,

nous pouvons considérer les jeunes banlieusards comme des individus transnationaux qui

constituent la liaison entre le national, le transnational et le postcolonial. Du point de vue

national, ils représentent la nouvelle vision sur la société et la culture française, car ils sont le

produit d’une telle société dans laquelle ils ont grandi et dans laquelle ils ont été éduqués suivant

les normes françaises. Sous un autre angle, ils sont aussi les produits de la post-colonisation étant

nés de parents immigrés sur le territoire français ou bien vivant dans une ère où les conséquences

de la colonisation se font toujours sentir dans la société française, dû à l’écart entre la première

génération d’immigrés venus du Maghreb et les Français de souche. Cependant, au niveau

culturel actuel, ils représentent la génération de transition vers le transnationalisme, par les

mariages inter-ethniques, par l’ouverture des frontières territoriales et culturelles, par le recours

au libre accès à l’information médiatique, ainsi que par la facilité de parler plusieurs langues et

de pouvoir s’adapter où qu’ils aillent.

Page 256: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

249

6.3.2 Multiculturalisme en France

Un autre aspect qui s’inscrit dans la caractérisation des transpositions artistiques des trois

auteurs en tant que transnationales est celui du multiculturalisme. Ce qui distingue les créations

artistiques transnationales des productions nationales, c’est l’introduction de la spécificité

culturelle qui individualise les auteurs. La mention de certaines traditions et coutumes ethniques

ajoute une couleur locale aux textes et introduit le public français aux traditions culturelles de

celui qu’ils avaient jusqu’alors considéré comme l’Autre, le Différent.

Le texte de Charef présente les habitudes quotidiennes de Malika qui essaie de garder

quelques traits de sa culture d’origine et des coutumes algériennes. Au début, lorsqu’elle était

venue en France pour rejoindre son mari, elle sortait toujours couverte d’un voile et habillée de

son haïk (habit traditionnel). Après un temps, elle renonce à son voile, elle garde pourtant un

foulard coloré, avec lequel elle couvre ses cheveux, et des jupes colorées, « comme au pays ».

Elle fait la prière dans sa petite chambre dans la direction « supposée » de la Mecque avant de

retourner à ses travaux ménagers. Charef présente le grand choix de produits alimentaires, de

fruits et de légumes au marché arabe de Gennevilliers, le marché où tous les immigrés vont pour

retrouver un peu de l’ambiance du pays qu’ils ont quitté :

Malika préfère, comme tous les immigrés, le marché de Gennevilliers, où l’on compte trois rangées exclusivement de marchands arabes. On se croirait au pays. Ça sent la menthe fraîche, encore mouillée de rosée, la menthe sauvage. En Algérie on voit des gens parfois qui se baladent souvent avec une feuille de menthe qu’ils portent souvent à leur nez, ça sent bon et ça rafraîchit. Il y a du rassoul, du vrai khôl, du souak (c’est de l’écorce de châtaignier, châtaigne ovale, et non ronde), ce souak que les femmes, après leur bain, mâchent pour s’embellir les gencives, qui prennent alors une couleur hennéique, et il blanchit les

Page 257: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

250

dents. Il y a de la chhiba, petite plante gris-vert qu’on trempe aussi dans le thé. Oui, toutes les épices, tous les aromates d’Afrique du Nord sont au marché de Genneviliers.232

Ce passage suscite notre curiosité à l’égard de certains mots en arabe dans le texte, et qui

ne sont pas expliqués par Charef. Par exemple : il mentionne le rassoul233 et le khôl234 sans les

expliquer, car ils sont déjà entrés dans le vocabulaire français contemporain, mais il donne une

description détaillée des termes souak et chhiba. Parfois, les termes sont expliqués explicitement,

par exemple, dans le cas de la chorba : « soupe chaude bien relevée qui tue tous les microbes de

l’hiver »235. Ces détails d’ordre culturel ne sont pas mentionnés pour montrer la différence entre

les Arabes et les Français, et ainsi, créer un fossé entre les deux cultures, mais, au contraire, ils

sont expliqués pour faire connaître ces traditions et la culture maghrébine au public français et

francophone.

Dans une autre perspective, Charef mentionne également des éléments culturels français

qui ont un impact sur la vie des banlieues. Par exemple, les jeunes Maghrébins s’habillent « à la

mode » avec des jeans et des t-shirts à la mode, ils écoutent de la musique rock et pop populaire

dans les années 80, les enfants font leurs devoirs en regardant les émissions télévisées et les

dessins animés très connus à l’époque. Quand Madjid et Pat sortent en ville, ils mangent des

baguettes et des repas français dans les restaurants et ils boivent du champagne. Ces épisodes

232

Mehdi Charef. Le thé au harem d’Archi Ahmed. Paris: Mercure de France, 1983, p. 128.

233 Le rhassoul (rassoul) ou ghassoul est une argile minérale naturelle utilisée par les femmes maghrébines pour

leurs soins capillaires et corporels. Cette argile est extraite des seuls gisements connus dans le monde, situés en bordure du Moyen Atlas au Maroc. (http://www.alterafrica.com/rassoul.htm; vérifié le 14 octobre 2009)

234 Le khôl, kohol ou kohl est une poudre minérale composée principalement d'un mélange de galène (ou de

malachite), de soufre et de gras animal, utilisée pour maquiller les yeux. Le khôl peut être noir ou gris selon les mélanges. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Kh%C3%B4l; vérifié le 14 octobre 2009)

235 Mehdi Charef, Op. cit. , p. 60.

Page 258: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

251

témoignent d’une adaptation de la jeune génération aux normes de la vie française et de leur

pouvoir d’adaptation à des contextes culturels différents.

Boudjellal, par contre, présente non seulement un glossaire détaillé à la fin du premier

tome de Petit Polio où il donne des définitions drôles de différents termes de la culture

maghrébine, mais il introduit aussi des scènes dans son récit, qui montrent l’émergence de ces

pratiques dans la vie courante des habitants de la communauté banlieusarde d’origine

maghrébine. La mère de Mahmoud cuisine de la nourriture algérienne qui est aussi appréciée par

les amis de la famille. De temps en temps, pendant les weekends, Salima prépare un grand plat

de couscous que la famille Slimani (la famille de Mahmoud) offre au collègue de travail du père.

Au marché, les habitants de la cité peuvent trouver de tout : des fruits, des légumes, de la viande,

du fromage, mais aussi de la cade (un gâteau traditionnel maghrébin qu’ils aiment bien).

Mahmoud et son groupe d’amis sont des collectionneurs de Bleck le Rock, Kiwi et

d’autres bandes dessinées de cette époque-là. Ils attendent leur parution comme un grand

événement chaque mois, et ils feraient tout pour avoir un peu d’argent et pouvoir se les acheter.

Si dans le texte de Charef, la télévision représentait pour les enfants un moyen médiatique de

promotion de la culture française, dans les livres de Boudjellal, les bandes dessinées jouent le

même rôle pour les jeunes. La culture des bandes dessinées en France est perçue comme une

forme d’apprentissage de la langue, de la culture, de l’histoire et de la civilisation française.

Chez Boudjellal l’intérêt des garçons pour ce type de texte montre leur attachement à la norme

française et leur connaissance de la culture du pays dans lequel ils vivent.

Chez Gatlif, le multiculturalisme est plus évident, car l’espace dans lequel les

personnages se déplacent est plus vaste. Otto apprécie beaucoup la tarte au fromage achetée à la

Page 259: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

252

pâtisserie marocaine, qu’il partage avec sa mère lors de la Fête des Rois. Pourtant, il est Français

et les produits pâtissiers français sont très variés. La musique accompagne les personnages dans

Exils tout au long de leur voyage vers l’Algérie. Elle constitue un déplacement à travers

différents espaces, mais aussi à travers diverses cultures. Le voyage musical commence avec la

musique techno occidentale, suivie du flamenco de l’Andalousie, des chansons traditionnelles

algériennes et s’achève avec les incantations du rituel soufi à la fin du film. A travers la musique

qu’ils découvrent et les rencontres que Zano et Naïma font dans leur périple, ils enrichissent leur

connaissance d’autres cultures.

L’ouverture des textes littéraires et filmiques de Charef, Boudjellal et Gatlif vers les

échanges culturels et vers l’attachement des personnes à diverses communautés culturelles qui

habitent ensemble sur le même territoire, se traduit dans ce que Bhabha appelle la nouveauté. La

nouveauté n’est autre chose que le positionnement de ces individus au carrefour des cultures et

des courants de pensée nationaux, postcoloniaux et transnationaux.

6.3.3 La Différence. Comprendre l’hybridation identitaire

Beaucoup de termes tels qu’ « écarts d’identité », « identité transparente », « identité en

creux », « identité nomade » ont été utilisés pour essayer de définir les Beurs au sein de la société

française à travers les différentes périodes. Les écrivains et les cinéastes ont souvent mentionné

leurs troubles identitaires à travers leurs personnages, mais sans jamais établir une seule identité

stable et unique. En faisant une analyse des textes qui composent notre corpus, nous avons

Page 260: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

253

remarqué une évolution du concept identitaire depuis les ouvrages de Charef jusqu’aux

productions de Gatlif.

Dans le livre Le thé au harem de Charef, pour Madjid, la définition de l’identité se

caractérise par ce que Bhabha appelle un “trouble”. Pour les personnages de Gatlif dans Exils,

l’identité hybride n’est plus considérée comme négative; au contraire, il s’agit d’un mélange des

races et des identités. L’idée d’hybridation de Madjid apparaît dès la page 14 du roman de

Charef. Madjid est un jeune de dix-huit ans d’origine maghrébine qui vit avec sa famille

nombreuse en banlieue parisienne. Comme la majorité de ses copains qui proviennent soit de

familles d’immigrés, soit de familles mixtes, il est incapable de trouver un repère identitaire dans

le pays d’accueil où il a été « jeté » par ses parents lors de leur immigration en France dans les

années 60-70. Il se sent perdu, entre deux mondes, deux cultures et deux langues; incapable de

choisir sa nationalité :

Madjid se rallonge sur son lit, convaincu qu’il n’est ni arabe, ni français depuis bien longtemps. Il est fils d’immigrés, paumé entre deux cultures, deux histoires, deux langues, deux couleurs de peau, ni blanc ni noir, à s’inventer ses propres racines, ses attaches, se les fabriquer. 236

Si pour la mère de Madjid, Malika, il n’y a aucun doute qu’elle est algérienne et que son

fils l’est également, même s’il vit dans un autre pays, pour la génération de ce dernier la question

identitaire est plus complexe. Selon nos remarques précédentes, ces jeunes sont élevés dans

l’esprit de la culture de leurs parents car appartenant à une famille d’immigrés, mais ils sont

également éduqués dans la société française, et donc, ils se sentent plus en droit de s’adapter aux

règles sociales du pays dont ils sont citoyens. Pourtant, dans les situations de crise, quand ils sont

236

Mehdi Charef, Op. cit. , p. 14.

Page 261: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

254

confrontés au racisme et au chômage, ils ne sentent plus qu’ils font partie de cette culture qui les

a éduqués. Pat, par contre, n’a pas les mêmes soucis que Madjid, car il n’a pas de parents

immigrés, il ne connaît aucun autre pays et aucune autre culture que celle française, mais, par

son positionnement à la périphérie de la ville, comme le reste des immigrés, il vit le même

phénomène d’inadaptation ou de ce que Rosello appelait départenance. Il peut être perçu par les

représentants de la culture-mère comme inadapté ou marginal, mais il est parfaitement intégré

dans son contexte social et culturel, où il se fond dans le paysage.

Madjid et Pat ne sont pas les seuls à ne pas pouvoir définir leur identité et à être des

individus hybrides. C’est à juste titre que Mahmoud de Petit Polio de Boudjellal peut se sentir

différent. Il provient d’une famille d’immigrés maghrébins et, par conséquent, il est perçu en tant

qu’immigré de deuxième génération même s’il est né en France; mais il est trahi par son aspect

physique et par son handicap. Il est atteint de polio, il boîte et il doit porter des chaussures

orthopédiques. Dans de telles circonstances, il pourrait être exclu et seul, sans amis et sans

compassion de la part des autres. Pourtant sa différence le rend plus sympathique et drôle aux

yeux des autres enfants du quartier, ainsi que dans la perception des adultes qui le protègent plus

que d’autres enfants. Dans son milieu banlieusard, il est bien intégré au groupe social et il n’a

aucun besoin de remettre en question son identité. Il a fallu un événement choquant dans sa vie

quotidienne (la violence de la police envers un individu d’origine maghrébine qui, dit-on, avait

pris le bus sans billet), pour que Mahmoud se rende compte qu’il appartenait à la communauté

maghrébine, et donc, qu’il était algérien en France.

Il peut également changer son statut identitaire en fonction du contexte. Par exemple, il

répond qu’il est algérien quand un ami de son père le lui demande. Cela lui fait gagner la somme

d’argent nécessaire pour s’acheter le nouveau numéro de Kiwi. Pour lui, décider de se situer du

Page 262: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

255

côté maghrébin ou français est très simple, car il n’a aucune attache particulière à aucune des

deux cultures ou bien il assume les deux comme parties de son identité. Les jeunes de la seconde

génération, ainsi que les nouvelles générations qui ont suivi, se situent « en équilibre » entre les

deux cultures, appartenant en même temps aux deux sans se soucier d’avoir une identité unique.

Les personnages des films de Gatlif peuvent aussi se pencher vers une des deux

composantes de leur double identité. Par exemple, Ali, dans le film Je suis né d’une cigogne

refuse catégoriquement de manger du porc sous prétexte qu’il est musulman. Mais au moment de

sa rencontre avec Mohammed, le sans-papiers d’origine maghrébine, déserteur de l’armée

algérienne, Ali commence à douter de sa nationalité. Quand Ali suggère à Mohammed de rentrer

au pays, car la situation en France n’est pas meilleure, ce dernier rétorque avec la même

proposition. Il répond alors : « Moi je suis français, j’ai la double nationalité ». Ali a vécu toute

sa vie en France, il serait incapable de s’adapter en Algérie. Donc, il se sent en même temps

français et arabe, pourtant, ni entièrement français, ni entièrement arabe. Il se trouve dans un

statut d’« a-identité ». Michel Laronde définit et explique ce statut identitaire duel des Beurs

dans son livre Autour du roman Beur. Immigration et identité en employant un autre syntagme

aussi, celui « identité en creux ». Même situation pour Naïma du film Exils de Gatlif : au

moment où elle doit passer la frontière au sud de l’Espagne où des centaines d’immigrés illégaux

essaient chaque jour de passer en Europe, elle montre son passeport français au douanier et lui

dit: « Je suis française, Nuke Head! ». Mais quand un Gitan lui demande dans un café flamenco à

Séville quel est son pays et si elle est tsigane, elle lui répond fièrement : « Je suis algérienne,

algérienne de France ». En conclusion, il est impossible pour cette deuxième génération de

jeunes d’origine maghrébine d’affirmer catégoriquement s’ils sont français ou maghrébins. Le

mélange incessant des races et des ethnies aboutit à des hybridations identitaires. Le poids d’un

trait identitaire ou d’un autre change avec la transformation des contextes socio-politiques et

Page 263: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

256

culturels. De nos jours, le métissage identitaire fait partie des éléments qui composent le

transculturalisme et devient l’emblème de la mondialisation.

6.3.4 Les grandes villes en tant qu’espaces transnationaux

Les grandes villes telles que Paris, Lyon, Marseille sont devenues depuis les années 60-

70 de grandes agglomérations urbaines suite à la vague d’immigration. A cette étape, en succède

une autre issue de la loi du regroupement familial et par conséquent s’accélère la croissance

démographique de la population d’origine étrangère.237 Le grand développement économique

entraîne une mouvance des populations des petites villes et des villages français ainsi que des

pays plus pauvres vers les métropoles. D’après Carrie Tarr, Paris devient l’image emblématique

de la France dans les productions beures. La ville semble englober la fragilité de l’histoire

coloniale qui fait encore sentir ses effets à travers les sujets migrants et diasporiques qui se

trouvent sur le territoire du pays d’accueil. Ces individus sont également en train de négocier une

identité entre différentes cultures. Suite à ce déplacement constant de gens et de cultures de

l’extérieur vers ces espaces, mais aussi à l’intérieur des grandes villes de la périphérie vers le

centre et vice versa, ces endroits urbains deviennent des espaces transnationaux où les individus

et les idées se mélangent dans un processus de mondialisation.

Nous avons remarqué au moins deux thématiques qui se retrouvent dans les productions

des trois auteurs : d’un côté, la distinction établie entre le centre-ville et la banlieue et la façon

237

Alec G. Hargreaves. Immigration, ‘Race’ and Ethnicity in Contemporary France. Londre et New York: Routledge, 1995.

Page 264: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

257

différente de les présenter, et de l’autre la différence de races et de classes sociales entre le centre

et la périphérie. Par exemple dans le livre et son adaptation au cinéma, Charef nous montre le

centre-ville de Paris en tant qu’espace étendu et ouvert à la liberté de mouvement, où les

individus restent dans l’anonymat d’une grande métropole. Chaque fois que Pat et Madjid se

trouvent à Paris, ils se promènent toujours dans un endroit différent, ils passent à travers les parcs

et les allées couverts de végétation. La ville semble accueillir tout le monde, des gens qui s’y

trouvent en transit, ou qui y habitent.

Par rapport à l’espace du centre-ville qui offre des possibilités illimitées de mouvement et

qui montre une architecture diversifiée, la périphérie devient un espace carcéral qui ne permet

pas beaucoup de mobilité et le paysage est uniformisant dans son aspect architectural. Le destin

des habitants de banlieue, quelle que soit leur ethnie ou leur parcours, se reproduit entre les

limites territoriales de leur quartier, sans beaucoup d’espoir de dépassement de cette frontière.

Pourtant, la cité avec ses immeubles gris et impersonnels est l’environnement familier des

personnages. Parler des HLM (habitations à loyer modéré) c’est parler de la misère, des caves,

des graffiti, des appartements minuscules où vivent beaucoup d’individus, des chiens, du

remugle, des « flics », des voitures garées partout, etc. Voilà l’image de la banlieue dans le livre

de Charef :

La Cité des Fleurs, que ça s’appelle!!!

Du béton, les bagnoles en long, en large, en travers, de l’urine et des crottes de chiens. Des bâtiments hauts, longs, sans cœur ni âme. Sans joie ni rires, que des plaintes, que du malheur.

Une cité immense entre Colombes, Asnières, Gennevilliers et l’autoroute de Pontoise et les usines et les flics. Le terrain de jeux, minuscule, ils l’ont grillagé!

Les fleurs! Les fleurs!...

Page 265: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

258

Et sur les murs de béton, des graffiti, des slogans, des appels de détresse, des S.O.S. en forme de poing levé. 238

Le nom du quartier est évidemment ironique compte tenu de la description de la cité faite

par Charef. Les fleurs et la verdure sont absentes, même les terrains de jeux pour les enfants sont

presque inexistants, ou ont été clôturés de grillages. Cette description crée un contraste entre

l’image du centre-ville où il y a des espaces verts partout, où les gens peuvent se déplacer

librement à l’aide des moyens de transport, et l’image de la banlieue où le béton règne partout.

Même les habitants s’appellent eux-mêmes des « rats de béton »239.

La métaphore du béton nourrit l’idée d’une « impossibilité d’adaptation »240 en dehors de

l’espace restreint de la périphérie. Le béton devient également le symbole de l’immobilité dans

un espace carcéral qui n’offre que des évasions temporaires à ceux qui l’habitent, mais qui y

replongent à chaque fois :

Le refus de se laisser étouffer. Contre la récupération de soi. Contre l’autodestruction, le silence, c’est la violence qui prend le dessus et on devient irrécupérable. On ne se remet pas du béton. Il est partout présent, pesant, dans les gestes, dans la voix, dans le langage, jusqu’au fond des yeux, jusqu’au bout des ongles.241

Dans Petit Polio, la distinction centre-ville versus périphérie n’est pas aussi marquée que

dans Le thé au harem. Boudjellal commence le premier tome par l’image du Mourillon, les

plages situées à l’est de la ville de Toulon (ville portuaire), zones touristiques très renommées

dans la région. Zone de transit et de libre échange, Toulon est situé dans le sud de la France, dans

238

Mehdi Charef, Op. cit. , p. 22.

239 Mehdi Charef, Ibid. , p. 27.

240 Pour une explication plus complète de la métaphore du béton qui représente le dur, la civilisation capitaliste et

celle de la boue qui représente le mœlleux et la misère des bidonvilles ou les premiers immigrés maghrébins se sont installés voir le livre de Michel Laronde Autours du roman Beur. Différence et identité.

241 Mehdi Charef, Op. cit. , p. 58.

Page 266: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

259

une région d’accueil pour beaucoup d’immigrés maghrébins, entre autres. Au Mourillon il y a de

la place pour la diversité ethnique, car c’est un lieu accessible à tout le monde. Pourtant la

différence de classes sociales se fait ressentir au moment où Mahmoud se rend compte qu’il a

perdu des chaussures faites spécialement pour son pied atteint de poliomyélite. Le sauveteur ne

réagit pas avec beaucoup d’amabilité quand les sœurs de Mahmoud lui demandent de l’aide.

Quand il comprend qu’ils sont pauvres et que les chaussures coûtent cher, il les aide à les

retrouver.

Par contre, dans le quartier de la périphérie où habite la famille de Mahmoud, il existe

une vraie atmosphère d’entraide. Le meilleur ami du père de Mahmoud est un Français ;

Mahmoud se lie d’amitié avec Rémy, le fils du docteur français. L’immeuble où ils habitent n’est

pas montré comme un bâtiment de luxe, au contraire, mais les parents de Mahmoud et les autres

habitants s’y trouvent à l’aise. Boudjellal se concentre sur la description de l’espace habituel où

les enfants jouent et où les gens font leurs achats. L’atmosphère dans cet espace est celle d’une

communauté multiethnique et multiculturelle d’où se dégage une image transnationale.

Les films de Gatlif présentent la ville de Paris comme un espace impersonnel où chacun

suit son destin individuellement. A l’aide de montages elliptiques et de prises de vue d’angles

divers et originaux, Otto est perçu comme étant un inadapté, un fantôme qui erre dans les rues de

Paris pour vendre son Itinérant. A un autre niveau, la banlieue est décrite comme un espace

multiculturel où existent une communication et un échange constants entre les gens et les

cultures qui se trouvent sur le même territoire. C’est dans l’espace de périphérie qu’Otto devient

ami avec Ali et c’est dans la banlieue que Zano a rencontré Naïma.

Page 267: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

260

Par conséquent, la périphérie constitue l’espace transnational dans lequel les nouvelles

générations d’ethnies mixtes engendrent la pluralité et la différence, et où l’identité française est

remise en cause et redéfinie. Les grandes villes deviennent une image en miniature de la société

française en général. C’est dans ces espaces que les changements d’ordre socio-politique et

culturel ont lieu : ils ont une incidence immédiate sur les individus en transit.

6.4 Conclusion

Nous avons montré les étapes de l’évolution de la littérature et du cinéma de Charef, de

Boudjella et de Gatlif depuis leurs débuts en tant que genres périphériques jusqu’à leur

perception en tant que genre canonique, à savoir leur itinéraire de la marge vers le centre. Les

productions artistiques plus récentes des trois auteurs s’intéressent aux transformations politiques

et culturelles dans la société actuelle et au phénomène de mouvance vu en tant qu’ouverture vers

le mélange culturel et l’apparition du mouvement transnational.

La théorisation du transculturalisme et l’intérêt des trois créateurs pour les thèmes

transnationaux (pluralisme, multiculturalisme, hybridation identitaire ou métissage, le rôle des

métropoles en tant qu’espaces transnationaux) soulignent le rôle crucial de la littérature et du

cinéma transnationaux de provenance maghrébine dans le paysage culturel français. Nous avons

également analysé la place du cinéma de Charef et de Gatlif, ainsi que des créations littéraires de

Boudjellal et de Charef, au carrefour des rencontres culturelles entre le postcolonial, le national

(l’eurocentrisme) et le global.

Page 268: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

261

7 CONCLUSION

Nous avons essayé de montrer tout au long de notre thèse comment des œuvres qui se

distinguent sur les plans formels et stylistiques transmettent le même univers artistique des

écrivains et des cinéastes d’origine franco-maghrébine, comme Mehdi Charef, Farid Boudjellal

et Tony Gatlif. Ces écrivains et cinéastes ont tous contribué à une redéfinition de la culture

littéraire et cinématographique française traditionnelle. Leur modus operandi consistait à

déstabiliser le regard traditionnel qu’on portait sur les Maghrébins. Ils ont introduit dans leurs

œuvres des éléments transculturels et multiculturels tels que la transdisciplinarité des formes

artistiques, l’ouverture à la polyglossie, la diversité ethnique, la présentation des pratiques

culturelles différentes, etc. Les auteurs de notre corpus arrivent donc à décentrer la norme

française en partant de deux perspectives. D’un côté, ils remettent en question l’uniformité

culturelle par le déplacement de la périphérie culturelle (littéraire et cinématographique) au

centre de l’intérêt du public littéraire et cinéphile. Comme nous l’avons bien démontré, nos

auteurs ne s’opposent pas catégoriquement à la norme littéraire et cinématographique

républicaine. Au contraire, ils s’inscrivent dans la continuation des formes artistiques

européennes. En même temps, ils ajoutent de nouveaux éléments qui enrichissent leurs créations,

tels que les images statiques dans leurs films, l’introduction du narrateur en voix-off et son

intrusion dans le récit filmique. A maintes reprises, nous pouvons aussi retrouver des coupures

inattendues des cadres, du mélange de différents registres de langues et du changement constant

du ton narratif. Sur un autre plan, ils décentralisent l’hégémonie de la culture française par

l’ajout de la différence, du nouveau ou de ce que Bhabha désigne par le concept de « newness »

(nouveauté). Cette nouveauté apportée à la culture de l’Hexagone se retrouve dans les

Page 269: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

262

éléments ethniques et langagiers qui parsèment les textes des auteurs à l’étude. Les éléments

ethniques (des traditions, des mets maghrébins, des rites religieux) ont contribué à l’aspect

multiculturel de ces textes qui reflètent les réalités de la communauté maghrébine en France

depuis trois décennies.

L’originalité de notre thèse consiste aussi en une approche différente de celle des

productions théoriques antérieures sur la littérature et le cinéma beurs. Nous nous sommes

référés à certaines idées communiquées par les théoriciens contemporains tels que Homi Bhabha,

Mikhail Bakhtine, Umberto Eco, Inge Böer, Rosi Braidotti, Mireille Rosello, Dominic Thomas,

Françoise Lionnet, etc. Ces nouvelles approches culturelles et littéraires nous ont aidée à mieux

théoriser la relation de la deuxième génération d’immigrés à la culture française. Nous avons

étudié la place que ces jeunes gens occupent dans cet espace. Nous avons également analysé leur

perspective sur la nature complexe de leur identité en relation avec les Français de souche. Notre

attention s’est focalisée sur le rapport de ces jeunes individus aux frontières territoriales (à leur

déplacement de la périphérie sociale au centre), culturelles (cette génération est située entre les

valeurs culturelles françaises et maghrébines) et langagières (leur facilité à utiliser différents

langages : du langage courant et de l’argot au langage soutenu), ainsi que sur leur perception de

la société française dans une perspective transnationale.

Nous avons proposé une autre vision des œuvres beures tout en mettant l’accent sur la

dualité identitaire des jeunes banlieusards de provenance maghrébine. Nous avons mentionné cet

entre-deux identitaire non pas avec l’intention de le traiter comme un handicap, mais comme une

richesse. L’interdépendance entre les diverses cultures et ethnies en France a apporté des

changements culturels majeurs dans la société française contemporaine. A la fin de notre étude,

nous concluons sur la non-définition identitaire, ou « départenance » selon Rosello, des jeunes

Page 270: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

263

franco-maghrébins. Celle-ci équivaut à une nouvelle vision, une nouvelle perception de leur

identité, redéfinissant les notions de nation et de culture française.

Un des objectifs de notre thèse se résumait à signaler les nouveautés littéraires et

cinématographiques que les œuvres artistiques beures ont introduites au sein de la culture

française. À travers leurs productions, les écrivains et cinéastes comme Mehdi Charef, Tony

Gatlif et Farid Boudjellal ont ainsi contribué à changer le regard critique sur les valeurs

séculaires françaises et européennes. En même temps, les auteurs ont développé de nouvelles

techniques artistiques en France. Nous avons tenté de montrer comment cette génération

d’auteurs qui se trouvait au début à la périphérie de la culture traditionnelle française a réussi à

intéresser le public français et francophone et à déstabiliser la culture française canonique.

Comme résultat de la parution des œuvres de ces auteurs, la culture française a dû se redéfinir et

s’adapter aux tendances transnationales.

Un autre élément original de notre thèse a trait au choix des auteurs et des œuvres que

nous avons choisi de privilégier. En premier lieu, nous avons choisi d’entreprendre une étude

comparative de trois médiums différents (cinéma, bande dessinée, et fiction autobiographique) et

d’analyser les similitudes et les différences entre eux. À la fin de notre projet, nous sommes

arrivée à la conclusion que même s’il s’agit de trois moyens d’expression différents comme

forme et comme représentation de la thématique migrante, les œuvres choisies dans notre thèse

suivent les mêmes trajectoires culturelles et soulignent des problématiques identitaires similaires.

Outre l’originalité de notre corpus qui est constitué de genres textuels et visuels

différents, notre thèse est aussi originale par rapport aux auteurs traités. Les trois auteurs

présentés dans notre thèse proviennent de trois milieux différents (Paris pour Charef, Toulon

pour Boudjellal, et l’Algérie pour Gatlif). Ils ont aussi connu des expériences différentes. Charef

Page 271: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

264

est fils d’immigrés qui a connu l’expérience d’une enfance passée pendant la Guerre d’Algérie et

ensuite l’immigration en France dans les années 60-70. Boudjellal, lui, est né en France d’une

famille d’immigrés d’origine maghrébine. Gatlif est venu seul en France durant sa jeunesse et

s’est déplacé d’une ville à l’autre. Cependant, nous avons retrouvé les mêmes problématiques

dans leurs œuvres. Cela démontre que l’expérience de la deuxième génération face à la langue et

à l’espace d’immigration est similaire, sinon la même. Cet aspect rend l’analyse des œuvres des

auteurs issus de l’immigration franco-maghrébine universelle et dépendante du contexte de

production.

Pour mieux expliquer ce phénomène, au tout début de notre thèse, nous avons parlé du

contexte social et culturel qui a généré la présence de la littérature et du cinéma issus de la

deuxième génération d’immigration maghrébine en France. Cette génération est connue, même

de nos jours, sous le nom de « génération beure », mais nous avons expliqué que cette

appellation ne peut être qu’approximative et qu’il faut prendre tous les ouvrages qui la

définissent cum grano salis. Nous avons plutôt préféré placer la littérature beure dans le courant

plus large de l’écriture décentrée théorisée par Michel Laronde, et le cinéma de provenance

franco-maghrébine dans la catégorie du cinéma accentué tel qu’il est défini par Hamid Naficy.

En situant les auteurs de notre thèse dans ces catégories plus générales, nous avons voulu

montrer l’impact global que les œuvres de la deuxième génération ont eu sur la culture française

ces dernières années. La scène culturelle en France et dans d’autres pays occidentaux qui ont été

impliqués dans la colonisation (comme l’Angleterre) est profondément marquée par les

conséquences d’ordre politique et social qui ont suivi. Par conséquent, les œuvres des écrivains

et des cinéastes beurs reflètent les changements d’ordre politique et culturel que la France a subis

au cours des années. Les textes des auteurs à l’étude transforment ces changements en matériel

Page 272: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

265

artistique. Ainsi, nous avons pu remarquer que les œuvres de Charef, Gatlif et Boudjellal ne

peuvent être analysées en ignorant le contexte dans lequel elles ont été produites.

Notre thèse a été divisée pour des raisons précises en deux parties portant, d’une part, sur

la langue et, d’autre part, sur la représentation de l’espace dans le texte beur. Afin de définir la

position sociale actuelle des trois auteurs et d’expliquer leurs parcours artistiques au cours des

années, nous avons trouvé que la langue et l’espace marquent leur évolution. Même si nous les

avons traités dans deux parties distinctes, nous avons constaté de nombreuses correspondances

entre le langage artistique employé dans les œuvres beures et l’espace duquel elles sont issues.

Dans le premier chapitre, nous avons insisté sur la richesse linguistique dans les textes de

Charef, Gatlif et Boudjellal afin de mettre en valeur leur créativité et innovation sur le plan de la

langue : le point de comparaison étant évidemment les œuvres françaises réalistes. Cette

perspective nous a permis de comprendre le nouveau contexte socioculturel dans lequel les

auteurs beurs sont maintenant inscrits. Ils se situent à la rencontre de plusieurs langues et

cultures. Ce nouveau contexte leur a valu une place importante dans la culture française et

francophone d’aujourd’hui et leur a assuré la célébrité dans les cercles artistiques du moment.

Grâce à ces innovations de la langue française, les auteurs beurs ont pu établir une

certaine ouverture textuelle. Dans le sens entendu par Eco, l’ouverture textuelle au niveau de

l’interprétation des œuvres des auteurs à l’étude autorise une lecture de leurs textes en suivant

plusieurs niveaux d’interprétation. Partant de cette idée d’ouverture interprétative, nous avons

retrouvé au sein des œuvres de nos auteurs/cinéastes certains points communs sur le plan

langagier. Au premier niveau d’interprétation se trouve l’emploi du mélange langagier, comme

l’argot, le verlan et les calques de l’arabe. Au deuxième niveau, l’accent est mis sur les jurons

avec l’intention de détruire les stéréotypes sur les jeunes beurs. Au troisième niveau nous

Page 273: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

266

retrouvons le changement de ton dans la narration. L’ambiguïté et l’ambivalence des mots (ou

bien ce que nous pouvons considérer comme de l’entre-dire ou du sous-entendu) constituent un

quatrième niveau d’interprétation. Au dernier niveau, le silence dans les œuvres des trois auteurs

donne lieu à des interprétations diverses. Nous avons relevé que ces niveaux d’interprétation des

textes ont été créés par les auteurs dans un but précis : ils cachent une ironie recherchée afin de

défaire les idées préconçues qui se sont imposées au cours des années sur les communautés

sociales des banlieues françaises.

Même si le terme d’ironie postcoloniale que nous avons choisi dans notre thèse pour

parler de ce phénomène, risque de soulever beaucoup de controverses, nous tenons toujours à le

conserver pour de multiples raisons. En premier lieu, nous sommes d’avis que justement cette

ironie offre une certaine originalité aux œuvres de notre corpus et inscrit les auteurs beurs dans la

scène culturelle française et transnationale. En deuxième lieu, cela prouve la finesse de la

composition et le caractère polyvalent des textes qui offrent plus qu’une lecture sociologique. En

dernier lieu, l’interprétation de l’ironie postcoloniale est intrinsèquement liée à son contexte de

production et dans ce cas-ci, la lecture des textes beurs implique une connaissance préalable de la

politique française sur l’immigration et de l’évolution de la situation sociale et culturelle dans

l’Hexagone. Comme nous avons pu le remarquer dans le deuxième chapitre de notre thèse, le

terme d’ironie postcoloniale est une réinterprétation du concept de moquerie (mimicry) d’Homi

Bhabha adapté au contexte français.

Dans ces conditions, il est facile de constater le rapport étroit qui existe entre la langue et

l’espace. Le contexte de l’entrée de ces auteurs dans le paysage culturel français implique un

positionnement de leur part non seulement entre les langues et les formes artistiques, mais aussi

entre les frontières territoriales et culturelles. L’espace dans lequel Charef, Gatlif et Boudjellal

Page 274: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

267

ont vécu a largement influencé leurs productions artistiques. Cette mobilité dans l’espace

français de la périphérie au centre et d’une culture à l’autre a élargi leurs perspectives artistiques

et a certainement contribué à l’enrichissement de leurs productions. Par la suite, le troisième

chapitre est consacré aux différentes facettes du dépassement des frontières. Nous avons établi

deux types de frontières : littéraires et culturelles. Dans un premier temps, nous avons insisté sur

le dépassement des frontières linguistiques pour démontrer l’avantage qu’ont les auteurs beurs de

pouvoir facilement changer de registres de langues dans les textes ou de techniques artistiques

dans les films afin de parler de la place que les jeunes d’origine maghrébine occupent dans la

société d’aujourd’hui. Nous avons aussi identifié un entre-deux du texte, voire une

transdisciplinarité (Braidotti) qui ouvre la voie à une écriture globalisante, voire transnationale.

Nous avons tenté de redonner un autre sens à ces termes en les présentant comme une innovation

au niveau textuel et non comme une impasse dans la création artistique. Il va sans dire que la

forme transdisciplinaire n’est qu’une étape obligatoire dans la composition d’une œuvre

cosmopolite. A l’aide du dépassement des limites littéraires et filmiques, de nouvelles frontières

sont franchies, comme par exemple les frontières culturelles. Nous avons parlé de diverses sous-

divisions de ces frontières dans les textes littéraires et filmiques de Charef, Gatlif et Boudjellal.

Dans la sous-division concernant les limites territoriales, nous avons parlé du déplacement de

l’espace intime à l’espace public, du mouvement de la périphérie au centre, du dépassement des

limites transnationales au niveau d’un même espace comme celui de la banlieue ou du

dépassement des douanes. Ce ne sont que des représentations différentes d’un même phénomène

transculturel qui mettent en évidence l’immanence du brouillage des frontières en tant que lignes

de démarcation ainsi que la liberté de mouvement d’un espace à l’autre. Nous avons essayé de

montrer la facilité d’adaptation des jeunes de deuxième génération dans une société qui se trouve

en transformation culturelle et identitaire constante. Cette dernière idée nous a menée à repenser

Page 275: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

268

les limites identitaires de la génération beure et à redéfinir ces jeunes en tant qu’agents qui

apportent un changement de perspective sur ce que c’est d’être français dans la société actuelle.

Leur aisance à se déplacer dans l’espace a été démontrée dans l’analyse des œuvres de Charef,

Gatlif et Boudjellal par l’abondance d’éléments et de lieux qui contribuent au dépassement des

frontières de toutes sortes. Nous avons parlé des moyens de transport qui facilitent le mouvement

des personnages tels que la voiture, le train, le bus, le bateau, etc. Ayant comme point de départ

des espaces fixes comme la gare, le port, le métro, les jeunes banlieusards partent à la découverte

du multiculturalisme et de l’Autre. Quant aux espaces d’habitation provisoire comme les caves et

les maisons improvisées, ils représentent des passages d’un espace à l’autre. En analysant toutes

ces catégories de frontières et leur dépassement régulier par les jeunes de la deuxième

génération, nous avons voulu démontrer que, dans le monde actuel, les frontières entendues dans

le sens traditionnel du terme comme des limites qui séparent deux espaces, ont totalement

changé de signification. Ces limites ne sont plus des points de démarcation, mais des espaces,

des zones de contact (Pratt) dans lesquels beaucoup d’échanges culturels se produisent. Cet

espace de rencontres s’élargit chaque jour et donne lieu à un phénomène plus étendu, celui de la

transnationalité.

Nous avons développé cette idée dans notre dernier chapitre dont l’objet constitue une

synthèse du phénomène culturel qu’est l’apparition dans l’espace littéraire et cinématographique

français d’une nouvelle génération d’auteurs d’origine « étrangère » par rapport aux « Français

de souche ». Cette génération établit une transition de la culture canonique française vers une

nouvelle écriture : l’écriture transnationale. L’écriture décentrée (Laronde) et le cinéma accentué

(Naficy) représentent une nouvelle étape dans l’évolution de la culture de langue française. A

l’aide du développement d’une langue différente de la langue employée dans les textes

canoniques français, les auteurs beurs de notre corpus arrivent à relativiser la domination de la

Page 276: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

269

culture française dans le paysage de la francophonie en l’alignant sur d’autres courants

artistiques.

Notre thèse ouvre donc la voie sur une lecture des textes de Charef, de Boudjellal et de

Gatlif à la lumière de cette théorie transnationale. Elle s’inspire des travaux de Deleuze et

Guattari, ceux sur le nomadisme moderne. Comme le dit Braidotti, une forme de résistance face

à l’hégémonie culturelle européenne s’installe par le fait qu’elle se concentre sur “a qualitative

shift away from the hegemony, whatever its size and however ʻlocalʼ it may be”242. Par le

pouvoir que leur accorde leur place privilégiée dans la culture actuelle, ils réussissent à ouvrir le

débat sur des concepts tels que l’identité nationale française et la francité, et à leur donner

d’autres interprétations.

Vu la position de nos auteurs dans une « zone de contact » ou dans le tiers-espace

théorisé par Bhabha, ils se situent à la rencontre de cultures différentes : cette situation influence

leur intérêt vers la culture et la langue. Nous pourrons affirmer que les personnages qu’ils créent

peuvent être qualifiés selon le terme de Rosi Braidotti de nomades modernes ou de sujets en

transit, bien que ces sujets soient toujours assez ancrés dans les réalités politiques et sociales

dans lesquelles ils vivent. Ces sujets nomades représentés dans les œuvres des trois auteurs

servent de porte-parole aux auteurs/cinéastes pour se prononcer sur la politique française et pour

essayer de changer les mentalités des Français de souche. Pour Braidotti, l’utilisation des termes

de nomadisme et de sujets nomades est perçue comme “a suitable theoretical figuration for

242 Rosi Braidotti, %omadic subjects: embodiment and sexual difference in contemporary feminist theory. New York : Columbia University Press, 1994. p. 5.

Page 277: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

270

contemporary subjectivity”243. Il est donc évident que la théoricienne italo-australienne ne

s’intéresse pas au sens premier du terme. La subjectivité nomade engendre différentes facettes

qui donnent lieu à ce qu’elle nomme une figuration théorique, voire une invention conceptuelle

pour parler de la subjectivité dans la société actuelle :

The term figuration refers to a style of thought that evokes or expresses ways out of the phallocentric vision of the subject. A figuration is a politically informed account of an alternative subjectivity. 244

En d’autres termes, ce que Braidotti entend par nomadisme, c’est un mode de pensée qui

s’oppose à la vision centraliste européenne du sujet contemporain. Le nomade n’est pas celui qui

n’a pas de lieu d’origine fixe ou qui se déplace à la recherche d’une demeure, mais il représente

une figure de subjectivité alternative. Il constitue ainsi une opposition face au système

eurocentriste contemporain. Pour Braidotti, l’apparition du sujet nomade va de pair avec une

redéfinition du système normatif européen que nous avons discuté dans la partie de notre thèse

qui traite de la contextualisation de la littérature et du cinéma beurs.

Braidotti continue avec l’explication de la figuration du sujet nomade :

The nomad is my own figuration of a situated, postmodern, culturally differentiated understanding of the subject in general. […] This subject can be described as post-modern/industrial/colonial, depending on one’s locations. In so far as axes of differentiation such as class, race, ethnicity, gender, age, and others intersect and interact with each other in the constitution of subjectivity, the notion of nomad refers to the simultaneous occurrence of many of these at once.245

243

Rosi Braidotti. Op. cit., p. 1.

244 Rosi Braidotti. Op. cit., p. 1.

245 Rosi Braidotti. Op. cit., p. 4.

Page 278: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

271

Par conséquent, d’après Braidotti, le nomade est plutôt une invention politique dont le but

est de faciliter la compréhension du sujet contemporain ou post-moderne, industriel ou colonial

par rapport à sa territorialisation dans un certain espace et par rapport à son milieu social.

Autrement dit, le sujet nomade est traversé par des axes multiples tels que la race, la classe,

l’ethnicité, le genre, etc. qui marquent sa différence par rapport au groupe de référence normatif.

Dans l’acception de Braidotti, le sujet nomade constitue plutôt un mythe, « une fiction

politique »246 ayant pour but de changer la perspective théorique et philosophique selon laquelle

la société actuelle perçoit la différence. Le sujet marque un changement dans la perception de

l’identité en tant que monolithique et fixe :

The choice of an iconoclastic, mythic figure such as the nomadic subject is consequently a move against the settled and conventional nature of theoretical and especially philosophical thinking. This figuration translates therefore my desire to explore and legitimate political agency, while taking as historical evidence the decline of metaphysically fixed, steady identities.247

La conceptualisation du sujet nomade, selon Braidotti, nous paraît pertinente pour parler

d’une conscience critique actuelle qui résiste aux systèmes de pensées imposés antérieurement

par la culture européenne aux communautés et aux populations minoritaires. Cette

conceptualisation nous permet aussi de mettre en valeur une nouvelle génération issue des

populations nomades ou en mouvement (comme dans le cas de l’immigration maghrébine) pour

laquelle la notion de subjectivité nomade est transformée à leur avantage. Elle devient une

génération qui prend conscience de cette position privilégiée.

246

Rosi Braidotti. Op. cit., p. 4.

247 Rosi Braidotti, Op. cit., p. 5.

Page 279: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

272

En somme, avec la présence créatrice de Mehdi Charef, de Farid Boudjellal et de Tony

Gatlif dans le paysage culturel français, il se produit un changement de perception de la culture

française en tant que culture monolithique. La popularisation de leurs œuvres vers un public

assez hétérogène (enfants, adultes, cinéphiles, littéraires, etc.) et la promotion de leur contenu

fortement politique et nationaliste remet en question l’identité française établie par une culture

majoritaire et une longue tradition. Cette tradition est analysée et redéfinie non seulement par

l’Autre (le migrant, le marginal, l’étranger de/ à la culture française), mais aussi par le Même (le

Français de « souche »). Ainsi ce dernier commence-t-il à s’interroger sur sa place dans une telle

configuration socio-culturelle. Les auteurs franco-maghrébins de notre corpus apportent une

nouvelle possibilité d’interprétation des transformations culturelles et identitaires qui ont eu lieu

durant les trois dernières décennies sur le territoire français. Leur vision représente pour la

culture française une nouvelle façon de s’adapter aux demandes du monde transculturel. Il faut

aussi souligner l’incroyable chemin que ces œuvres ont fait depuis les années 80

jusqu’aujourd’hui et la possibilité des auteurs d’accroître leur visibilité sur la scène culturelle

française et internationale.

Page 280: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

273

8 BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages analysés :

Boudjellal, Farid. Petit Polio. Toulon : Editions du Soleil, 1999.

Charef, Mehdi. Le thé au harem d’Archi Ahmed. Paris : Mercure de France, 1983.

Charef, Mehdi. Le thé au harem d’Archimède. (France, 1984) Adaptation réalisée par

Charef.

Gatlif, Tony. Je suis né d’une cigogne (film réalisé en 1998).

Gatlif, Tony. Exils (film réalisé en 2004).

Théories de l’identité et théories de l’altérité:

Sous la direction d’Albert, Christiane. Francophonie et identités culturelles. Paris :

Karthala, 1999.

Badie, Bertrand, Withol de Warden, Catherine. Le défi migratoire. Questions de

relations internationales. Paris : Presse de la Fondation nationale de sciences politiques,

1993.

Beaucage, Pierre. L'Étranger dans tous ses états : enjeux culturels et littéraires.

Montréal : XYZ, 1992.

Carile, Paolo. Le regard entravé : littérature et anthropologie dans les premiers textes

sur la %ouvelle-France. Paris : Septentrion, 2000.

De Certeau, Michel. La culture au pluriel. France : Christian Bourgois Editeur, 1980.

Page 281: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

274

De Certeau, Michel. La prise de parole et autres écrits politiques. Paris : Editions du

Seuil, 1994.

De Certeau, Michel. L’étranger ou l’union dans la différence. Paris : Editions su Seuil,

2005.

Derrida, Jacques. Le monolinguisme de l’autre, ou, La prothèse d’origine. Paris :

Galilée, 1996.

Elbaz, Mikhaël. Les frontières de l'identité : modernité et postmodernisme au Québec.

Laval : Presses de l'Université Laval, 1996.

Freedman, Jane and Tarr, Carrie. Women, Immigration and Identities in France. New

York : Berg Publishers, 2000.

Harel, Simon. Les passages obligés de l’écriture migrante. Montréal : XYZ, 2005.

Harel, Simon. Le voleur de parcours. Identité et cosmopolitisme dans la littérature

québécoise contemporaine. Montréal : Le Préambule, 1989.

Hartog, Francois. Le miroir d'Hérodote : essai sur la représentation de l'autre. Paris :

Gallimard, 1980.

Jankelevitch, Vladimir. L’irréversible et la nostalgie. Paris : Flammarion, 1974.

Kofler, Angelika. Migration. Emotion. Identities. The subjective meaning of difference.

Wien: University of Wilhelm Braumuller, 2002.

Kristeva, Julia. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Éditions Fayard, 1988.

Kristeva, Julia. Lettre ouverte à Harlem Désir. Paris : Rivages, 1990.

Landowski, Éric. Présences de l’autre : essais de socio-sémiotique. Paris : Presse

Universitaire de France, 1997.

Page 282: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

275

Leary, Mark R; Tangney June Price ed. Handbook of self and identity. New York,

London: The Guilford Press, 2003.

Lévi - Strauss, Claude. Le regard éloigné. Paris : Plon, 1983.

Maalouf, Amin. Identités meurtrières. Paris : Grasset, 1998.

Ouellet, Pierre. Identités narratives : mémoire et perception. Laval : Presses de

l'Université Laval, 2002.

Paterson, Janet. Figures de l’Autre dans le roman québécois. Montréal : Éditions Nota

Benne, 2004.

Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Editions du Seuil, 1990.

Song, Miri. Choosing ethnic identity. Malden, MA: Blackwell, 2003.

Taylor, Charles. Sources of the self: the making of the modern identity. Harvard:

Harvard University Press, 1989.

Todorov, Tzvetan. Les abus de la mémoire. Paris : Arléa, 1995.

Todorov, Tzvetan. L’homme dépaysé. Paris : Éditions du Seuil, 1996.

Todorov, Tzvetan. %ous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine.

Paris : Seuil, 1989.

Théories postcoloniales :

Bhabha, Homi. %ation and narration. Londres: Routlegde, 1990.

Bhabha, Homi. Location of culture. New York: Routlegde, 2004.

Fanon, Franz. Peau noire, masques blancs. Paris : Éditions du Seuil, 1971.

Page 283: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

276

Glissant, Edouard. Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard, 1996.

Memmi, Albert. Portrait du colonisé. Précédé du Portrait du colonisateur. Paris : Payot,

1973.

Saïd, Edward W. Orientalism. Harmondsworth: Penguin, 1991.

Spivak, Gayatri Chakravorthy. Europe and its Others. United Kingdom: University of

Essex, 1984.

Spivak, Gayatri Chakravorthy. The other worlds. Essays in cultural politics. New

York: Routledge, 1988.

Young, Robert. Post-colonialism: a very short introduction. New York: Oxford

University Press, 2003.

Young, Robert. Postcolonialism: an historic introduction. Oxford, UK; Malden, Mass.:

Blackwell Publishers, 2001.

Théories cinématographiques:

Bazin, André. Qu’est-ce que le cinéma. Paris : Cerf; Condé-sur-Noireau : Corlet, 1987.

Chion, Michel. La voix du cinéma. Paris : Cahiers du Cinéma, 1982.

Deleuze, Gilles. L’image-mouvement. Paris : Éditions de Minuit, 1983.

Deleuze, Gilles. L’image-temps. Paris : Éditions de Minuit, 1985.

Gaudrault, André. Du littéraire au filmique, système du récit. Paris: Méridiens-

Klincksieck, 1988.

Gaudrault, André. Le récit cinématographique. Paris : Nathan, 1990.

Jullier, Laurent. Lire les images de cinéma. Paris : Larousse, 2007.

Page 284: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

277

Jullier, Laurent. L’écran post-moderne: un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice.

Paris : L’Harmattan, 1997.

Jullier, Laurent. Les sons au cinéma et à la télévision : précis d’analyse de la bande-

son. Paris : Armand Colin, 1995.

Jullier, Laurent. Analyse de séquences. Paris : Armand Colin Cinéma, 2007.

Laderman, David. Driving visions. Exploring the road movie. Austin : University of

Texas Press, 2002.

Lever, Yves. Analyse filmique. Montréal : Boréal, 1992.

Metz, Christian. Langage et cinéma. Paris : Librairie Larousse, 1971.

Metz, Christian. Le signifiant imaginaire. Paris: Christian Bourgeois Éditeur, 1984.

Culture du cinéma. Cinéma migrant et exilique. Cinéma beur:

Bosséno, Christian. « Immigrant Cinema: National Cinema. The case of beur film » in

Popular European Cinema. London : Routledge, 1992, pp. 47-57.

Djer, Richard and Vincendeau, Ginette. Popular European Cinema. London :

Routledge, 1992.

Eades, Caroline. Le cinéma post-colonial français. Paris : Cerf; Condé-sur-Noireau :

Corlet, 2006.

Ezra, Elizabeth and Rowden, Terry ed. Transnational Cinema: the Film Reader.

London : Routledge, 2006.

Kane, Momar Désiré. Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains

francophones : les carrefours mobiles. Paris : L’Harmattan, 2004.

Page 285: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

278

Khayati, Khémaïs. Cinémas arabes, topographie d’une image éclatée. Paris :

L’Harmattan, 1996.

Mac Dougall, David. Transcultural Cinema. Princeton, New York : Princeton University

Press, 1998.

Marie, Michel. ‘Preface’, in The Cinema of France, Londres et New York : Ed. P. Powerie, Wallflower Press, 2006.

�aficy, Hamid. An Accented Cinema. Exilic and Diasporing Filmmaking. New York : Princeton University Press, 2001.

Tarr, Carrie. Reframing difference. Beur and banlieue filmmaking in France. New York

: Manchester University Press, 2005.

Venturini, Fabrice. Mehdi Charef : conscience esthétique de la génération beur. Biarritz

: Séguier, 2005.

Yashimoto, Mitsuhiro. « National/international/transnational: the concept of trans-Asian cinema and the cultural politics of film criticism » dans Theorising %ational Cinema. Londre: Eds. Vitali& P. Willemen, 2006, p. 254-262.

Articles sur le cinéma beur et sur le cinéma transnational:

Bloom, Peter. « Beur Cinema and the Politics of Location: French immigration Politics and the Naming of a Film Movement », Social Identities, Volume 5, N° 4, 1999, pp. 469-487.

Higbee, Will. « Beyond the (trans)national: towards a cinema of transvergence in postcolonial and diasporic francophone cinema(s) », Studies in French Cinema, Volume 7, N° 2, 2007, pp. 79-91.

Higbee, Will. « Re-presenting the urban periphery: Maghrebi-French filmmaking and the banlieue film », Cinéaste, Volume 33, N° 1, 2007, pp. 38-43.

Page 286: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

279

Higbee, Will. « Locating the Postcolonial in Transnational Cinema: The Place of

Algerian Émigré Directors in Contemporary French Film », Modern and Contemporary

France, Volume 15, N° 1, 2007, pp. 51-64.

Murray Levine, Alison J. « Mapping Beur Cinema in the New Millenium », Journal of

Film and Video, Volume 60, N° 3-4, 2008, pp. 42-59.

Tarr, Carrie. « Introduction French Cinema: ‘Transnational’ Cinema? », Modern and

Contemporary France, Volume 15, N° 1, 2007, pp. 3-7.

Tarr, Carrie. « Transnational Identities, Transnational Spaces : West Africans in Paris in

Contemporary French Cinema ». Modern and Contemporary France, Volume 15, N° 1,

2007, pp. 65-76.

Tarr, Carrie. « The Porosity of the Hexagon: Border Crossings in Contemporary French

Cinema », Studies in European Cinema. Volume 4, N° 1, 2007, pp. 7-20.

Tarr, Carie. « Maghrebi-French (Beur) Filmmaking in Context », Cinéaste. New York,

Volume 33, N° 1, 2007, pp. 32-37.

Théories des rapports texte/image:

Barthes, Roland. L’aventure sémiologique. Paris : Éditions du Seuil, 1985.

Bergala, Alain. Initiation à la sémiologique du récit en images. Service audio-visuel de

la Langue française de l’enseignement et de l’éducation permanente, 1997.

Joly, Martine. L’image et son interprétation. Paris : Éditions Armand Colin, 1993.

Joly, Martine. Introduction à l’analyse de l’image. Paris : Nathan, 1993.

Louvel, Liliane. L’œil du texte : texte et image dans la littérature de langue anglaise.

Toulouse : Presse universitaire du Mirail, 1998.

Page 287: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

280

Sohet, Philippe. L’ambition narrative: parcours dans l’œuvre d’Andreas. Montréal :

XYZ, 1999.

Sohet, Philippe. Entretiens avec Edmound Baudoin. Saint-Egrève : Mosquioto, 2001.

Sohet, Philippe. Images du récit. Québec : Presse de l’Université du Québec, 2007.

Œuvres sur la bande dessinée :

Pennacchioni, Irène. La nostalgie en images: une sociologie du récit dessiné. Paris :

Librairies des Méridiennes, 1982.

Œuvres d’intérêt général au sujet de l’immigration et de la littérature maghrébine :

Aciman, André. Letters of Transit. Reflections on exile, identity, language and loss:

New York: Published in collaboration with The New York Public Library, 1996.

Anthologie de littérature francophone. Paris : Nathan, 1992.

Begag, Azouz. Le gone du Chaâba. Paris: Seuil, 1986.

Ruggia, Christophe. Le gone du Chaâba. Paris : Dorian Films. (film réalisé en 1998).

Belkahla, Ben, Lejeune, Paule. Moi, le petit Arabe. Paris : L’Harmattan, 2004.

Benguigui, Yamina. Mémoires d’immigrés : héritage maghrébin. Paris : Canal +

éditions, 1997.

Contacts de langues et identités culturelles : perspectives lexicographiques : actes des

quatrièmes Journées scientifiques du réseau "Étude du français en francophonie".

AUPELF-UREF. Réseau Étude du français en francophonie. Journées scientifiques (4th :

1998 : Québec, Québec), AUPELF-UREF, 2000.

Huannou, Adrien. Francophonie littéraire et identités culturelles : actes du colloque du

Grelcef (Cotonou, 18-20 mars 1998). Paris : L'Harmattan, 2000.

Page 288: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

281

Huston, �ancy. Lettres parisiennes : autopsie de l’exil. Paris : Éditions J’ai lu, 1986.

«L’Interculturel: Réflexion pluridisciplinaire». Études littéraires maghrébines no.6,

Paris : L’Harmattan, 1995.

Magazine littéraire, « La littérature et l’exil », no 221, juillet-août 1985,.

Milza, Olivier. Les Français devant l’immigration. Bruxelles : Éd. Complexe, 1988.

Mounsi, Mohand et Arana, Régine. "%i le voile ni l'oubli..." : témoignage recueilli.

Paris : Edition 1, 1995.

Montandon, Alain et Pitaud Philippe. Vieillir en exil. Paris : Presse Universitaire

Blaise-Pascal, 2006.

Moulin, Jean Pierre. Enquête sur la France multiraciale. France : Calmann-Lévy, 1985.

Mounsi. The demented dance. London : Black Amber Books, 2003.

�aïr, Sami. L’immigration expliquée à ma fille. Paris : Éditions du Seuil, 1999.

Papieau, Isabelle. La construction des images dans le discours sur la banlieue

parisienne. Paris : L'Harmattan, 1996.

Pelletier, Catherine Le. Encre noire : la langue en liberté ; [entretiens avec Édouard

Glissant ... et al.]. Paris : Ibis Rouge Éditions, 1998.

Schöpfel, Mariannick. Les écrivains francophones du Maghreb. Paris : Ellipses Éditions

Marking, 2000.

Sebbar, Leïla. Une enfance algérienne. Paris : Gallimard, 1999.

Sebbar, Leïla. Je ne parle pas la langue de mon père. Paris : Julliard, 2003.

Sebbar, Leïla. Mes Algéries en France. Paris : Bleu autour, 2004.

Page 289: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

282

Silverstein, Paul A. Algeria in France. Transpolitics, Race and %ation. Bloomington :

Indiana University Press, 2004.

Smaïl, Paul. Smile : a novel. London : Serpent’s Tail Publication, 2000.

Stora, Benjamin. Ils venaient d’Algérie : l’immigration algérienne en France. (1912-

1992). Paris : Fayard, 1992.

Stora, Benjamin. La gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie. Paris : La

Découverte, 1991.

Stora, Benjamin. La guerre invisible. Algérie, années 90. Rabat : Publications du Centre

Tarik Ibu Zyad, 2001.

Visions du Maghreb (Montpellier, 18-23 novembre 1985). Cultures et peuples de la

Méditerranée. La Calade : Édisud, 1987.

L’ironie littéraire :

Adriaensen, Brigitte. « L’ironie postmoderne et le retour de l’auteur ». Texte, n° 35/36, 2004.

Booth, Wayne. A Rhetoric of Irony. Chicago : University of Chicago Press, 1976.

Hamon, Philippe. L’ironie littéraire : essai sur les formes de l’écriture oblique. Paris :

Hachette supplement, 1996.

Hutchon, Linda. Irony's edge: the theory and politics of irony. London : Routledge,

1994, c1995.

Kerbrat-Orecchioni, Catherine. « Problèmes de l’ironie » dans Linguistique et

sémiologie. Travaux du Centre de recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon,

1976, vol. II.

Page 290: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

283

de Man, Paul. “The Concept of Irony” dans Aesthetic Ideology. Minneapolis : University of Minnesota Press, 1996.

Muecke, .D. C. Irony and the Ironic. Londres et New York: Methuen, 1982.

�arratologie et structure du récit :

Bakhtine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978.

Bakhtine, Mikhail. The Dialogic Imagination. Austin : University of Texas Press, 1981.

Eco, Umberto. Les limites de l’interprétation, Paris : Livre de Poche, 1992.

Eco, Umberto. L’œuvre ouverte. Paris : Éditions du Seuil, 1965.

Genette, Gérard. %ouveau discours du récit. Paris : Éditions du Seuil, 1983.

Genette, Gérard. Figures III. Paris : Éditions du Seuil, 1972.

Espace et théories des frontières:

Agnew, Vijay. Diaspora, memory and identity. A search for home. Toronto : University

of Toronto Press, 2005.

Alexander, Claire; Knowles, Caroline. Making races matter: bodies, space and

identity. USA : Palgrave Macmillan, 2005.

Angermuller, Johannes, Bunzmann, Katharina, Ranch Christina (Eds). Hybrid

Spaces. Theory, Culture, Economy. Hamburg: LIT, 2000.

Anzaldua, Gloria. Borderlands: The %ew Mestiza, San Francisco : Aunt Lute Books,

1987, c1999. 2nd ed.

Bammer, Angelika. Displacements: cultural identities in question. Bloomington :

Indiana University Press, 1994.

Page 291: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

284

Barkan, Elazar; Shelton, Marie-Denise. Borders, exiles, diasporas. Stanford : Stanford

University Press, 1998.

Böer, Inge E. Uncertain territories. Boundaries in cultural analysis. New York : Rodopi,

2006.

Friese, Heidrun. Identities: time, difference and boundaries. New York : Berghan

Books, 2002.

(Sous la direction de) Manzanas, Anna Ma. Border Transits. Literature and Culture across the line. Amsterdam: Rodopi, 2007.

Michaelson, Scott and Johnson, David E. Border Theory: The Limits of Cultural

politics, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1997.

Saltman, Michael. Land and territoriality. Oxford, New York : Berg, 2002.

Transnationalisme, hybridité:

Appadurai, Arjun. Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis : University of Minnesota Press, 1996.

Attali, Jacques. L’homme nomade. Paris : Fayard, 2003.

Blanchard, Pascal; Bancel, �icolas; Lemaire, Sandrine. La fracture coloniale. La

société française au prisme de l’héritage colonial. Paris : La Découverte, 2005.

Braidotti, Rosi. Gender, Identity and Multiculturalism in Europe. 1st Ursula Hirschmann

Annual Lecture on ʽGender and Europeʼ, Robert Schuman Centre for Advanced Studies

(Gender Studies Programme), 8 May 2001.

Braidotti, Rosi. Transpositions. United Kingdom : Polity Press, 2006.

Braidotti, Rosi. Difference, diversity and nomadic subjectivity. Article tiré du site: http://

www.let.uu.nl/~Rosi.Braidotti/personal/rosilecture.html, août 2008.

Page 292: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

285

Braidotti, Rosi. %omadic subjects: embodiment and sexual difference in contemporary

feminist theory. New York : Columbia University Press, 1994.

Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. %omadology : The War Machine. USA: Semiotext(e),

1986.

Fordsdick, Charles et al. Postcolonial Thought in the French-speaking World.

Liverpool: Liverpool University Press, 2009.

Friedman, Jonathan & Randeria, Shalini. Worlds on the move. Globalization,

Migration and cultural security: New York : I. B. Tauris, 2004.

Hargreaves, Alec G. and McKinney, Marc. Post-colonial cultures in France. New

York : Rutledge, 1997.

Joseph, May. %omadic Identities. The performance of Citizenship: Minneapolis, London

: University of Minnesota Press, 1999.

�iezen, Ronald. A world beyond difference: cultural identity in the age of globalization.

Malden : Blackwell, 2004.

Kraidy, Marwan M. Hybridity or the cultural logic of globalization. Philadelphia :

Temple University Press, 2005.

Simon, Sherry. L’hybridité culturelle. Montréal : L’Île de la Tortue, 1999.

Tate, Shirley Anne. Black skins, black masks. Hybridy. Dialogism, performativity. USA

: Ashgate Publishing, 2005.

Thomas, Dominic. Black France. Colonialism, Immigration, and Transnationalism. Bloomington : Indiana University Press, 2007.

Toumson, Roger. Mythologie du métissage. Paris : Presses universitaires de France,

1998.

Turgeon, Laurier (dir). Regards croisés sur le métissage. Laval : Les Presses de

l’Université Laval, 2002.

Page 293: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

286

Ouvrages sur la littérature beure :

Begag, Azouz, Chaouite, Abdellatif. Écarts d’identité. Paris : Seuil, 1990.

Begag, Azouz. Espace et exclusion. Mobilité dans les quartiers périphériques d’Avignon.

Paris : L’Harmattan, 1995.

Begag, Azouz. Ethnicity & equality. Frame in the balance. Lincoln: University of

Nebraska Press, 2007.

Begag, Azouz. La ville des autres. La famille immigrée et l’espace urbain. Lyon : Presse

Universitaire de Lyon, 1991.

Benarab, Abdelkader. Les voix de l’exil. Paris : L’Harmattan, 1994.

Hargreaves, Alec G. Immigration, ʻRaceʼ and Ethnicity in Contemporary France. London, New York : Routledge, 1995.

Hargreaves, Alec G. Voices from the %orth African immigrant community in France.

Immigration and identity in beur fiction. New York : Berg Publishers Limited, 1991.

Laronde, Michel. Autour du roman beur. Immigration et identité. Paris : L’Harmattan,

1993.

Laronde, Michel. L’écriture décentrée. Le langage de l’Autre dans le roman

contemporain. Paris : L’Harmattan, 1996.

Articles sur la littérature beure:

Delvaux, Martine. «L’ironie du sort : le tiers espace de la littérature beure». The French

Review, Vol.68, No. 4. (Mars, 1995), pp. 681-693.

Page 294: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

287

Djaout, Tahar and Mbaye, Fatou. « Black ‘Beur’ Writing », Research in African

Literatures, Volume 23, N° 2, 1992, pp. 217-221.

Elia, �ada. « In the Making: Beur Fiction and Identity Construction », World Literature

Today, Volume 71, N° 1, 1997, pp. 47-54.

Lay-Chenchabi, Kathryn. «Breaking the silence: Beur writers impose their voice. »

Contemporary French and Francophone Studies. Vol.10, No.1.(January 2006), pp.97-

104.

Lionnet, Françoise. “Logiques métisses. Postcolonial Appropriation and Postcolonial Representations”. Postcolonial Subjects. Francophone Women Writers. Mary Jean Green, Karen Gould, Micheline Rice-Maxim, Keith L. Walker, Jack A. Yeager editors. University of Minnesota Press, 1996, p. 321-343.

McConnel, Daphne. « Whose Identity Crisis is it Anyway? Questions of Cultural and National Identity in Two Novels by Second-Generation Maghrebians in France », Littéréalité. Voix et literatures maghrébines, Volume XII, N° 1, 200, pp. 39-50.

Jaccomard, Hélène. « Harem ou galère : le déterminisme géographique dans deux écrits beurs », Australian Journal of French Studies, Volume 37, N° 1, 2000, pp. 105-115.

Laroussi, Farid. « France-Maghreb: L’Orientalisme dans tous ses états », Littéréalité. Accent sur le Maghreb, Volume XII, N° 2, 2000, pp. 11-18.

Laroussi, Farid. « Literature in Migration », The European Legagy, Volume 7, N° 6, 2002, pp. 709-722.

Marx-Scouras, Danielle. « Thé au Harem d’Archimède : un peu de couleur dans la grisaille », Littéréalité. Voix et literatures maghrébines, Volume XII, N° 1, 200, pp. 61-64.

Mehrez, Sonia. « Azouz Begag : Un di zafas di bidoufile or The Beur Writer : A Question of Territory », Yale French Studies, Volume 1, N° 82, 1993, pp. 25-42.

Pinçonnat, Crystel. « La langue de l’autre dans le roman beur », The French Review, Volume 76, N° 5, 2003, pp. 941-951.

Page 295: Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi … · 2014-07-01 · ii Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony

288

Rosello, Mireille. « The “Beur Nation” : Toward a Theory of “Departenance” ». Research in African Literatures, vol. 24, N° 3 (Automne, 1993), p. 13-24.

Rosello, Mireille. « Frontières invisibles autour des Banlieues : des ‘dérouilleurs’ aux

‘soldats perdus de l’Islam’», Contemporary French and Francophone Studies, Volume 8,

N° 2, 2004, pp. 143-157.

Autres:

Berger, Peter L. et Luckmann, Thomas. La construction sociale de la réalité. Paris : Édition Armand Colin, 2003.

Chevalier, Jean et Gheerbrant, Alain. Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, costumes, gèstes, formes, figures, couleurs, nombres. Paris : Éditions Robert Laffont et Éditions Jupiter, 1969.

Lyotard, François. La condition postmoderne. Paris : Éditions de Minuit, 1979.


Recommended