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Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

Date post: 02-Feb-2016
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N° 148 OCTOBRE 2014 - FRANCE MéTRO : 5,95€ - DOM : 6,50 € - BEL : 6,95 € - CH : 9 FS - CAN : 8,95 $CAN - ESP : 5,95 € - GR : 5,95 € - ITA : 6,50 € - LUX : 6,95 € - MAR : 70 DH – TOM AVION : 1450 CFP – TOM SURFACE : 850 CFP - PORT.CONT : 5,95 € - TUN : 12 DTU Sur les traces des bâtisseurs de l’impossible MACHU PICCHU PÉTRA, VENISE, MASSADA, GHARDAÏA, KARAKHOJA, DERINKUYU… CES VILLES DISPUTÉES À LA NATURE VILLES DU FUTUR CONSTRUIRE SUR LA MER OU DANS L’ESPACE 3’:HIKMMI=VUZ^ZU:?k@b@e@i@k"; M 02281 - 148 - F: 5,95 E - RD l’ extrême de Les cités aux racines du monde
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Page 1: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

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N° 148 octobre 2014 - FraNce métro : 5,95€ - Dom : 6,50 € - beL : 6,95 € - cH : 9 FS - caN : 8,95 $caN - eSP : 5,95 € - Gr : 5,95 € - Ita : 6,50 € - LUX : 6,95 € - mar : 70 DH – tom avIoN : 1450 cFP – tom SUrFace : 850 cFP - Port.coNt : 5,95 € - tUN : 12 DtU

Sur les traces des bâtisseurs de l’impossible

machu picchu pÉtra, venise, massada, ghardaïa, KaraKhoja, derinKuyu… ces villes disputÉes à la nature

villes du futur construire sur la mer ou dans l’espace

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l’extrêmede

Les cités

aux r ac ines du monde

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Page 3: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

ÉDiTO

Il y a quelques mois, une entreprise chinoise du bâtiment dévoilait les grandes lignes de son projet de construction d’une ville flottante. À Mexico, un bureau d’architecte a récemment imaginé Earthscraper, un gratte-ciel inversé plongeant à 300 m sous terre. Si la technologie nous permet aujourd’hui de repousser très loin les frontières de l’inhospitalier au point de déborder du globe terrestre, et d’envisager même de nous installer sur Mars, la colonisation des milieux a priori peu propices, pour ne pas dire hostiles, à l’implantation humaine est aussi ancienne que les premières civilisations urbaines. Le froid, la chaleur, l’aridité ou l’excès d’eau, l’isolement total, l’altitude, la menace d’un volcan n’ont pu dissuader des communautés de toutes cultures de fonder là leur centre de vie. L’ampleur du défi qu’elles durent relever, la variété et l’ingéniosité des solutions adoptées font la force de ces cités. Plutôt que d’en dresser l’inventaire parcellaire sous forme de best of arbitraire, nous nous sommes attachés à comprendre, à travers quelques exemples, les raisons qui ont poussé leurs bâtisseurs à relever pareils défis. À la différence d’aujourd’hui, les causes sont à rechercher du côté du contexte politique ou religieux plutôt que de celui de la poussée démographique ou des changements climatiques. La question du pourquoi une fois tranchée, restait celle du comment. Car ces bâtisseurs de l’impossible sont rarement, du moins au départ, des génies de la construction. Prenez les Nabatéens. Il y a plus de 2 000 ans, ce sont des nomades en voie de sédentarisation qui s’installent à Pétra et à Hégra, et se mettent à sculpter les montagnes. Une constante, cependant : on peut rarement parler de conquête. Ces villes n’ont pas dompté la nature, elles composent avec. Récupérer la moindre goutte d’eau, se soustraire à la chaleur, contourner l’absence de lumière, pallier le manque de ressources locales exigent souvent plus d’inventivité que de savoir-faire, et contribuent à la beauté de ces sites d’exception. Ce numéro fait tout naturellement suite à celui que nous avions consacré aux mondes perdus, publié en 2012. Bonne exploration…

À l’impossible ils se sont tenus

Isabelle Bourdialrédactrice en chefp

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Page 4: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

12 Les Cahiers de sCienCe & vie Les Cahiers de sCienCe & vie 13

Enfouie durant des millénaires dans les sables du désert du Karakoum, au Turkménistan, l’oasis fortifiée de Gonur Dépé fut découverte en 1972. Chaque année, depuis, ses fouilles révèlent au monde des trésors de l’âge du Bronze. Elles éclairent l’ancienne civilisation de l’Oxus, jusqu’alors inconnue. Voyage dans une cité de l’extrême, aux marges du monde moyen-oriental…

Mille ans dans le feu du désert

Gonur Dépé

depuis sa découverte, en 1972, par l’équipe

de viktor sarianidi, la ville oasis déploie ses

richesses. Bassin rituel et statuette féminine.

[ par pascale Desclos - Photos patrick chapuis ]arrêt sur images

24 Les Cahiers de sCienCe & vie Les Cahiers de sCienCe & vie 25

C’est probablement l’endroit le plus mal choisi pour une ville ! Pourtant Pétra, en Jordanie, a prospéré pendant cinq siècles dans ce désert rocheux. Le site de la capitale nabatéenne et celui de l’aride Hégra, en Arabie saoudite, livrent leurs secrets.

Pétra a abrité 30 000 personnes sur des éperons de grès, entre des falaises et à-pics d’accès difficile.

ans les déserts du nord-ouest de la péninsule Arabique se dressent deux joyaux du patrimoine mondial, symboles de l’âge d’or de l’antique royaume des Nabatéens : Pétra, la capitale, aujourd’hui en Jordanie, et Hégra (de son nom moderne Madâ’in Sâlih), dans l’ac-tuelle Arabie saoudite. Les deux cités étaient, il y a 2 000 ans, au cœur des routes caravanières reliant l’Arabie Heureuse (le Yémen actuel) au port méditerranéen de Gaza, par lesquelles transi-taient l’encens, la myrrhe et les épices avant d’être acheminés par bateaux vers la Grèce et l’Empire romain. Les fabuleux tombeaux rupestres creusés par centaines dans les falaises de grès rose aux façades monumentales sculptées et décorées sont les vestiges les plus célèbres de ce lointain passé. Longtemps, on a d’ailleurs pensé qu’il s’agissait de nécropoles gigantesques. On sait maintenant qu’il y avait là deux villes prospères, l’une, Pétra, créée par les Nabatéens, l’autre, Hégra, agrandie et embellie par eux dès qu’ils en prirent possession. Un tour de force dans ces terres minérales !De fait, ces hommes ont aménagé leur environ-nement naturel d’une façon méticuleuse et quasi systématique, élaboré des systèmes hydrauliques et agricoles complexes. Chacune des cités a mis en œuvre ses propres solutions techniques en fonction des contraintes locales. « Pétra et Hégra sont de ce point de vue le négatif l’une de l’autre », affirme l’archéologue François Villeneuve, du laboratoire Archéologie et sciences de l’Anti-quité de l’université Paris-I, qui codirige la mis-sion franco-saoudienne de fouilles à Hégra avec Laïla Nehmé et Daifallah al-Talhi.La spécificité de Pétra (« roche » en grec) tient à sa géologie et à son relief tourmenté. La ville est en effet « accrochée » aux premières marches des-cendant du Wadi Araba, une dépression qui relie

D

Le monde minéral de Pétra et Hégra

Moyen-Orient

dans Le désert

30 Les Cahiers de sCienCe & vie

Les Cahiers de sCienCe & vie 31

Inde

LCapitale de l’empereur Akbar, Fatehpur Sikrî fut, de 1572 à

1585, le centre du pouvoir politique et de l’autorité religieuse

de l’Inde. Bijou architectural, cette cité-palais est le fruit

d’une prouesse d’ingénierie reposant sur l’acheminement de

l’eau dans une région où l’élément liquide est une denrée rare.

Fatehpur Sikrî : victoire

sur la sécheresse

e silence. C’est la pre-

mière chose qui frappe le visiteur de Fatehpur Sikrî.

Cette ancienne capitale abandonnée de l’Inde,

située à 35 kilomètres à l’ouest de la fourmillante

Agra et de son célèbre Taj Mahal, est aujourd’hui

un havre de paix d’ocre rouge, écrasé par le soleil,

où touristes et pèlerins déambulent dans un dédale

de palais abandonnés. Ici tout aspire à la sérénité,

comme si la vision utopiste de son bâtisseur avait

traversé les affres du temps. La cité-palais est plus

qu’un caprice d’empereur, même si on l’a beaucoup

comparée à un Versailles dont Agra aurait été le

Paris. C’est un projet pharaonique, un véritable

défi ! « L’œuvre d’un souverain qui ne voulait pas

ériger une ville comme les autres, mais réaliser quelque

chose que personne n’avait fait avant lui », analyse

l’historien indien Mukul Pandya, docteur en lit-

térature comparée. Et en cela Fatehpur Sikrî est

une exception au regard des autres villes indiennes

de l’époque. Non seulement elle reflète la puis-

sance politique et religieuse de son créateur, dont

la conception utopiste du monde se matérialise

dans la pierre, mais surtout elle prend pied dans un

lieu où les contraintes géographiques et environ-

nementales sont totalement hostiles et paraissent

quasiment insurmontables.

Tout commence en 1568. L’empereur Akbar est alors

âgé de vingt-six ans. Monté sur le trône en 1556,

il respecte comme ses ancêtres le culte des saints.

En effet, comme le fondateur de l’Empire moghol,

son grand-père Babur, Akbar est un turc timouride

originaire des steppes d’Asie centrale et un des des-

cendants des grands chefs de guerre Tamerlan et

Gengis Khân. Régulièrement, il effectue des pèle-

rinages à Ajmer, grande cité moghole, pour prier

sur le mausolée du saint soufi Mu‘in al-Dîn Chishtî.

En chemin, il prend l’habitude de s’arrêter à Sikrî

pour s’entretenir avec un saint homme nommé

Salîm Chishtî. « Lors d’une de ses visites, à la fin des

années 1560, Akbar confie au cheikh son désespoir de

ne pas avoir d’héritier mâle. Le saint prophétise alors

dans Le désert

La cité-palais moghole

de l’empereur Akbar,

bâtie à partir de 1571, se

dresse comme un défi à

l’environnement hostile.

Au premier plan, la salle

des audiences privées.

50 51

Nichée au cœur du désert libyen, l’ancienne cité de Ghadamès constitue l’un des exemples les mieux préservés des ksour, ces villages fortifiés qui ont pros-péré le long des oasis de l’Afrique présaharienne et de ses pistes caravanières. Ceints de remparts, les habitats et la palmeraie forment un ensemble resserré, qui a été comparé à des catacombes. Entre les habitations d’un ou deux étages surmontés de toits en terrasse serpentent des ruelles obscures, à peine éclairées par quelques puits de lumière. Ces galeries qu’empruntent les habitants sont parfaitement adaptées à la température qui peut grimper jusqu’à 55°. Aujourd’hui encore, les résidents de l’agglo-mération moderne de Ghadamès viennent trouver refuge dans la vieille ville lors des grandes chaleurs estivales.

Sur le sable Ghadamès

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58 Les Cahiers de sCienCe & vie

Les Cahiers de sCienCe & vie 59

Pérou

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Sculptée sur la cime aplanie d’une montagne, la cité déroule ses bâtiments sur une succession de terrasses. Peu accessible, confrontée aux risques d’érosion, elle fut l’un des plus grands centres incas jusqu’à la chute de l’empire en 1572.

Machu Picchu, la citŽ inca vertigineuse

ichée au cœur des Andes péruviennes, la cité inca de Machu Picchu est l’un des sites archéologiques les plus saisissants du monde, tant par sa beauté que par la perfection de son agencement. Ce complexe majestueux compte près de 200 bâtiments constitués de blocs de granite élevés sur un sommet aplani artificiellement, bordé de terrasses agricoles. Prouesse pétrifiée, il est l’incarnation de l’in-géniosité des bâtisseurs incas. Il leur a en effet fallu, au milieu du XVe siècle, sans roue ni cheval, sculpter le sommet de cette montagne qui culmine à 2 438 mètres. Mais aussi élaborer un astucieux système de drainage pour évacuer les pluies tropicales, sans lequel l’éro-sion aurait fini par précipiter la cité en contrebas, bien avant qu’elle ne tombe aux mains des Conquistadors en 1572. L’ensemble présente l’aspect d’une citadelle impériale quasi imprenable.Face à cette nature aussi sauvage et escarpée, une question taraude le visiteur : pourquoi avoir construit une cité ici ? Que sont venus faire les Incas, dont le territoire immense couvrait près d’un million de kilomètres carrés, en ce lieu si peu accessible ? Question d’habitude : leur capitale, Cuzco, dont ils sont originaires, se trouve à près d’une cen-taine de kilomètres… et à 3450 mètres d’altitude ! Les sommets andins n’effraient pas ce peuple de montagnards, accoutumé à évoluer dans la sierra péruvienne, littéralement la montagne « en dents de scie ». L’historienne et anthropologue Carmen Bernand fait remarquer que les Incas ont construit « de petits sanctuaires d’altitude dans l’extrême sud de l’empire, sur les territoires actuels de l’Argentine et du Chili. Parmi eux, Llullailaco, dans la province de Salta, est, à 6 739 m d’altitude, le plus haut site archéologique du monde ». S’ils ne dédaignent pas les hauteurs, ils préfèrent toutefois s’établir sur des sites moins élevés que leur capitale, dans les yunka, ces terres chaudes qui s’étendent de part et d’autre des Andes, jusqu’à une altitude de 2 800 mètres. Là, on peut cultiver le maïs, la coca, les haricots et le quinoa, mais aussi des tubercules et une légumi-

en aLtitude et sous terre

Cette citadelle quasi imprenable,

perdue dans la forêt andine, ne

sera redécouverte qu’en 1911.

24C’est l’endroit le

plus mal choisi pour une ville !

Pourtant Pétra, en Jordanie,

a prospéré pendant cinq siècles dans

ce désert rocheux.

30Capitale de l’empereur indien Akbar, Fatehpur Sikrî est le fruit d’une prouesse d’ingénierie hydrologique dans une région où l’eau est une denrée rare.

Peu accessible sur une cime aplanie, la cité inca fut l’un des sites majeurs de l’empire.

12L’oasis de Gonur Dépé était enfouie depuis des millénaires dans les sables du Karakoum, un désert des plus arides situé au Turkménistan. Découverte de la civilisation de l’Oxus.

50Ghadamès. L’habitat resserré de l’ancienne cité du désert libyen offrait une bonne protection contre les ardeurs du soleil. On y trouve encore refuge lors de fortes chaleurs.

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58

Les cités de

l’extrême

Page 5: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

86 Les Cahiers de sCienCe & vie

Les Cahiers de sCienCe & vie 87

L’explosion démographique et les changements climatiques

appellent à repenser l’urbanisme. Les architectes s’y attellent

et explorent de nouveaux horizons. Designs de l’extrême.

Villes flottanteset gratte-ciel sous terre

La cité des mériens

Une université océano-

graphique accueillant

7 000 personnes prendrait la forme d’une raie manta. Conçue par Jacques rougerie, elle serait autonome en énergie.

LiLypad

Le problème de la montée des eaux a inspiré à l’architecte

belge vincent Callebaut cette ville amphibienne qui pourrait loger 50 000

réfugiés climatiques. Projet conçu en 2008.

d'hier à aUJoUrd'hUi

44 Les Cahiers de sCienCe & vie

Les Cahiers de sCienCe & vie 45

ers la fin du XIXe  siècle, de drôles de

légendes courent le long des dunes du

Grand-Ouest chinois. Il se chuchote des

histoires de cités englouties par les sables,

de trésors enfouis dans le désert mais aussi

de caravanes disparues corps et biens dans des

ouragans ou encore de fantômes tourmentant

le voyageur suffisamment inconscient pour se

risquer dans ces contrées désolées. Ces récits ne

manquent pas de piquer la curiosité d’une poignée

d’audacieux archéologues au caractère bien trempé,

à la fois scientifiques et explorateurs, savants éru-

dits et aventuriers, parfois espions. En l’espace

de trente ans, sept nations rentrent dans une

mêlée archéologique générale, unique dans

l’histoire. Ce raid étourdissant, épicé de compéti-

tion plus ou moins saine, semé d’embûches et de

périls, ne prend fin que lorsque la Chine ferme enfin

ses portes à ces « diables étrangers » dans les années

1920. L’histoire de ces singuliers personnages, héros

découvreurs et sauveteurs d’un patrimoine oublié

pour le monde occidental, méprisables pillards

pour les Chinois, mérite en tout cas d’être contée.

Tartarie chinoise, Turkestan chinois, Haute-

Tartarie, Turkestan oriental, Kashgarie ou encore

Haute-Asie chinoise… Au XIXe siècle, ces noms au

capiteux parfum d’aventure désignent tous la même

région, le bassin du Tarim, tout à l’ouest de la Chine.

Une vaste tache blanche sur les cartes, aussi inex-

plorée et mystérieuse que l’Antarctique à l’époque,

au cœur des rivalités politiques de trois empires. Car

en plus de la Chine, l’Angleterre et la Russie impé-

riale, en quête d’or et de mers chaudes, sont engagées

dans une lutte subtile et féroce pour le contrôle de

l’Asie centrale, menée à coup d’espions et de réseaux

d’indicateurs. Parmi eux, les pundits, ces agents de

l’armée des Indes, déguisés en pèlerins bouddhistes

pour cartographier les régions inconnues, sont parmi

les premiers à rapporter des rumeurs au sujet de cités

ensevelies dans le désert du Taklamakan. Du côté

des Russes, plusieurs scientifiques – cartographes,

botanistes, zoologues…– font des découvertes

fortuites, à l’instar du fameux Nicolaï Prjevalski

qui repère des ruines lors de son expédition au

Les explorateurs ont affronté des conditions

dantesques dans le Taklamakan, fixées ici par un

membre de l’expédition de Sven Hedin.

Statue en

bois trouvée

à Mogao :

gardien

céleste des

points

cardinaux

(VIIIe s.)

Le géographe

Sven Hedin fut

le premier à

cartographier

les immensités

nconnues du

Grand-Ouest

chinois.

Les Occidentaux les prenaient

pour des héros et les Chinois

pour des pillards…

La course aux trésors

du TaklamakanLorsque, au milieu des dunes du Far West chinois, surgissent

les ruines d’une civilisation bouddhique oubliée, les archéologues

d’une demi-douzaine de nations se jettent dans une formidable

chasse aux vestiges et œuvres d’art qui va durer près de 25 ans.

dans Le désert

SOMMAiRE

6

Cadrage

Une longue histoire de conquête urbaine

Marielle Mayo

12 Gonur Dépé Mille ans dans le feu du désert

Pascale Desclos

20 Interview : Corinne Castel« L’homme sait faire preuve d’audace face à des milieux très contraignants»

Fabienne Lemarchand

Dans le DÉsert

24 Moyen-Orient Le monde minéral de Pétra et Hégra Fabienne Lemarchand

30 Inde Fatehpur Sikrî : victoire sur la sécheresse Karine Jacquet

38 Chine Taklamakan : des villes sous le sable Christophe Migeon

44 La course aux trésors du Taklamakan Christophe Migeon

52 Algérie Les cités fortifiées du Sahara Jean-François Mondot

en altituDe et sous terre

58 Pérou Machu Picchu, la cité inca vertigineuse Morgane Kergoat

68 Turquie Cappadoce : les cités d’en bas Émilie Formoso

74 France Naours, le fort souterrain Hélène Staes

D’hier à aujourD’hui

80 Venise arrachée aux eaux Emmanuel Monnier

86 Villes flottantes et gratte-ciel sous terre Nicolas Chevassus-au-Louis

92 Bientôt, les cités de l’espace Denis Delbecq

44Dans un redou-

table désert, à l’ouest de la

Chine, des cités ont prospéré sur

la route de la soie. récit d’une

haletante chasse aux trésors…

l’explosion démographique et les changements

climatiques appellent à repenser l’urbanisme.

les architectes s’y attellent. Designs de l’extrême.

No 148 • Octobre 2014

86

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6 Les Cahiers de sCienCe & vie

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Cadrage

Page 7: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

Les Cahiers de sCienCe & vie 7

en Arabie saoudite, est passée de

30 000 habitants en 1935 à 4,7 mil-

lions en 2011. La manne pétrolière

aura notamment servi à construire

les infrastructures nécessaires au

dessalement de l’eau de mer et à

son acheminement jusqu’à la capi-

tale. Ce combat pour implanter des

villes dans des lieux improbables a

été mené dès l’origine de l’urbani-

sation. Dès lors que le besoin de

place, les ambitions commerciales

ou la fièvre colonisatrice s’emparent

d’Homo urbanus, rien ne semble à

même de brider son imagination…

Contre les diktats

de la nature

Dès l’Antiquité, des trésors d’in-

ventivité ont été déployés pour

que s’épanouissent les premières

cités dans les contrées arides

du Proche-Orient ancien. Au

fil de l’histoire, des villes ont été

gagnées sur les déserts, les sous-sols,

les montagnes… Témoignant de

nouvelles aspirations, elles ont été

l’expression de projets de société qui

ont fait primer la volonté humaine

sur les diktats de la nature. La défi-

nition même de la ville reste tou-

tefois très débattue, selon que l’on

considère qu’elle se différencie du

village par sa taille, son habitat,

Une longue histoire de conquêtes urbaines

L’ses fonctions, etc. Bien plus qu’une

simple agglomération d’habitations,

elle est « un phénomène total où se condensent l’économique et le social, le politique et le culturel, le technique et l’imaginaire », estiment Xavier

Lafon, Jean-Yves Marc et Maurice

Sartre dans un ouvrage consacré

à la ville antique, Histoire de l’Europe urbaine.« Les premières villes qui émergent en Mésopotamie à partir du IVe millé-naire avant notre ère sont fondamen-talement des centres de commerce et des centres administratifs, pour l’es-sentiel des villes fondées ex nihilo en dépit de conditions hostiles », relate

l’archéologue Jean-Claude Mar-

gueron, directeur des fouilles de

Mari entre 1979 et 2004. Rompant

avec l’équilibre de la société villa-

geoise agricole, le système urbain

s’inscrit dans une nouvelle maî-

trise du territoire. « La civilisation urbaine est toujours en réseau, ex-

plique-t-il. En Mésopotamie, elle est l’expression d’un nouveau système économique basé sur les échanges. Étapes de transport de marchan-dises, les premières villes s’installent principalement dans les vallées des fleuves par lesquels transitent le bois et les métaux issus des régions monta-gneuses voisines, sur des sites pas du

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Depuis la naissance de la civilisation urbaine en Mésopotamie, les enjeux économiques ou politiques priment sur les conditions climatiques et environnementales dans la fondation des villes. L’homme n’a eu de cesse d’inventer des solutions techniques qui lui ont permis d’urbaniser des milieux de plus en plus hostiles.

adoption massive du

mode de vie urbain caractérise

nos sociétés, qui continuent de

conquérir des milieux, si inhospita-

liers soient-ils. Certaines villes pros-

pèrent ainsi dans la chaleur ardente

du désert où la température dépasse

les 50°. D’autres, au contraire, s’épa-

nouissent dans les régions de grand

froid, telle Iakoutsk en Sibérie

orientale, bâtie sur le permafrost.

Dans un contexte de changement

climatique et d’accroissement dé-

mographique, le nombre des cita-

dins exposés à un environnement

hostile (sécheresse, inondations…)

devrait exploser dans les prochaines

décennies. Or, si la technologie finit

(presque) toujours par triompher

de la nature, les efforts à consentir

s’avèrent parfois colossaux. Riad,

VIVRE DANS LE FROID Fondée en 1935 au nord du cercle polaire, la ville minière de Norlisk et ses 177 000 habi-tants sont sous la neige 8 mois par an.

Page 8: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

8 Les Cahiers de sCienCe & vie

tout propices à l’urbanisation. » En

effet, l’architecture de briques crues

typique de ce pays de boue est très

sensible à l’eau, et malgré le climat

aride, les pluies violentes, les crues

et l’humidité qui rendent le sol

instable constituent de véritables

menaces. Les solutions innovantes

de protection contre l’eau appli-

quées à Mari, la métropole syrienne

de l’Euphrate, et dans d’autres cités

témoignent d’une remarquable

compréhension du milieu. «  La surélévation du niveau d’occupation de la ville, avec la mise en œuvre d’un niveau de fondations compartimenté, assure la stabilité de base de la ville et favorise l’écoulement de l’eau de pluie vers la périphérie ; et des chaus-sées absorbantes à base de gravillons, de tessons concassés ou de cendres évitent la stagnation de l’eau  », explique l’archéologue.

Les problèmes d’approvisionne-

ment en eau vont s’avérer tout aussi

cruciaux pour les villes qui se multi-

plient dans la steppe aride syrienne

à partir du milieu du IIIe millénaire.

« À cette époque, ce sont des cara-vanes d’ânes transportant les mar-

chandises qui favorisent le déve-loppement des axes de circulation terrestre », estime Corinne Castel,

directrice de la Mission archéolo-

gique franco-syrienne de Tell Al-

Rawda. L’introduction de la roue

est aussi datée du IIIe millénaire.

Fondée vers 2500 av. J.-C., la ville

neuve d’Al-Rawda offrait des avan-

tages justifiant la mise en œuvre

d’un urbanisme planifié à l’écart des

zones d’urbanisation traditionnelles

(lire l’interview p. 20). « Son implan-tation est sans doute liée à des motifs d’ordre politique comme à des rai-sons économiques, dans un contexte de croissance démographique et de développement du pastoralisme ex-

tensif, indique Corinne Castel. La ville pourrait manifester une volonté de contrôler une limite territoriale. Elle est par ailleurs située à égale dis-tance de l’Euphrate et de la Méditer-ranée, et constitue de ce point de vue une ville-étape pour la traversée de la steppe aride. » L’alimentation en

eau s’effectue grâce aux citernes et

aux puits. Des systèmes de digues

et de murs retiennent l’eau écoulée

ou détournée des oueds en cas de

crue, permettant de profiter de li-

mons fertiles pour l’agriculture.

L’histoire urbaine va ainsi être

jalonnée de conquêtes sur des mi-

lieux difficiles, en filigrane des-

quelles se dessinent des enjeux

de pouvoir superposés à des en-

jeux économiques. Chaque société

urbaine obéit à ses propres impéra-

tifs idéologiques, élabore ses propres

modèles et teste ses propres solu-

tions. L’essaimage des cités gréco-

romaines jusqu’aux confins du

Sahara, mais aussi dans des zones

exposées aux aléas naturels ou

dans des marécages insalubres

résulte d’importants mouve-

ments de colonisation. Les Grecs na

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Derrière chaque viLLese Dessinent Des enjeux poLitiques et éconoMiques

à très haute altitude Bordée de hautes montagnes, la capitale du Tibet, Lhassa, culmine à 3 600 mètres. Cette « terre des dieux » compte plus de 220 000 habitants.

Cadrage

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Les villes et le divin

Les mythes de fondation qui s’attachent à des

villes aussi diverses qu’Athènes, Rome ou

Tenochtitlán (Mexico) témoignent de l’impor-

tance de la religion dans l’émergence des villes.

« Une cité mésopotamienne est, dès sa fondation,

vouée à un dieu. Son territoire est délimité par

l’enceinte qui la protège et lui donne sa forme,

ce qui ne permet aucun accroissement urbain

ultérieur », note Jean-Claude Margueron. Le divin

imprègne l’imaginaire des villes anciennes et fonde

leur identité. Il offre aussi une justification à leur

présence dans des milieux hostiles ou improbables,

celle-ci s’inscrivant dans la volonté des dieux. M. M.

semblent motivés à la fois par la

sténochôria (de « sténochoréo » : être

à l’étroit), par la volonté de fuir les

conflits internes et par l’expansion

commerciale. Les Romains, quant

à eux, affirment leur hégémonie

sur un territoire, comme la plupart

des grands empires historiques. De

tels mouvements expansionnistes

s’appuient sur le développement

du génie civil et génèrent de nom-

breuses inventions pour adapter

les villes à leur environnement

(adduction d’eau, mise en valeur des

milieux fluviaux et lagunaires…).

Les échanges commerciaux à tra-

vers les déserts sont par ailleurs un

moteur essentiel de leur urbanisa-

tion, la ville étant à la fois un lieu

de passage et une position straté-

gique. Grâce à des aménagements

agraires et hydrauliques adaptés, de

nombreuses cités installées dans les

régions arides vont jouer un rôle

commercial ou militaire de pre-

mier plan. Ainsi, l’occupation mi-

litaire romaine des oasis de la zone

présaharienne traduit à la fois la

volonté de garder un œil sur les po-

pulations indigènes semi-nomades

et celle de maîtriser les grands iti-

néraires de commerce et de migra-

tion. Aux confins de l’Asie cen-

trale et de la Chine, des cités ont

également été gagnées sur le dé-

sert du Taklamakan, le long de la

route de la soie. « Les maisons tra-

ditionnelles de Turfan témoignent de

remarquables qualités bioclimatiques,

explique l’architecte et anthropo-

logue Jean-Paul Loubes. Construites

en terre et recouvertes de treilles

créant un microclimat, elles sont le

fruit d’une continuité d’élaboration et

d’une compréhension du milieu lon-

guement affinée depuis l’Antiquité,

qui a permis de répondre aux condi-

tions de chaleur extrême. »

Les cités troglodytes creusées dans

le sol ou à flanc de falaise répondent

quant à elles souvent à des besoins

défensifs. « Les mythologies attachées

au sous-sol sont noires et négatives,

mais celui-ci offre une protection

maximale, recherchée pour des posi-

tions de défense », explique l’archi-

tecte, qui a fait de l’étude de l’habitat

enterré un axe majeur de recherche.

Ces cités bénéficient souvent d’ins-

tallations de collecte et de distri-

bution d’eau complexes, comme

à Pétra, en Jordanie (lire l’article

p. 24). « Dès le Néolithique, l’archi-

tecture a pris deux directions, l’une

BÂTIR SUR L’EAUDubaï : trois îles artificielles en forme de palmiers pour accueillir logements de luxe et hôtels. Venise : la ville s’est développée au beau milieu de la lagune.

Page 10: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

10 Les Cahiers de sCienCe & vie

À LIRE• Jean-Claude Margueron, Cités

invisibles. La naissance

de l’urbanisme au

Proche-Orient ancien. Geuthner, 2013.• Xavier Lafon, Jean-Yves Marc et Maurice Sartre, Jean-Luc Pinol (sous la direction de), Histoire de l’Europe

urbaine. La ville

antique. Collection Points histoire 2011.• Jean-Paul Loubes, Serge Sibert, Voyage

dans la Chine des

cavernes. Arthaud, 2003.• Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise

triomphante :

les horizons d’un

mythe. Albin Michel, 2004.

Çatal höyük, foyer d’innovations Les fondateurs d’anciennes cités ont parfois dû composer avec des milieux peu

hostiles en soi mais offrant des ressources en quantité insuffisante pour accueillir

une communauté importante. Comment Çatal Höyük s’est-elle ainsi développée dans

la plaine de Konya, en Turquie ? La plus grande cité du Néolithique qui, à son apogée

vers 6 000 avant notre ère, abritait près de 8 000 personnes sur ses 13 hectares, ne

pouvait exploiter d’éventuelles richesses locales. Avant même de pratiquer l’élevage

et l’agriculture, ces chasseurs-cueilleurs sédentaires étaient parvenus à l’auto-

suffisance alimentaire au prix d’adaptations : ils ont commencé par s’approvisionner en

lait auprès d’animaux sauvages. Les habitants ont ensuite fait venir les marchandises

dont ils avaient besoin pour subsister mais aussi pour rayonner. En l’absence de

matériau rigide in situ, ils ont importé du bois pour ériger des habitations à étage,

inhabituelles pour l’époque, et en consolider le toit pour la circulation des passants,

Çatal Höyük étant dépourvue de rues. Leurs artisans usaient d’obsidienne pour les

armes, de coquillages pour les bijoux, matériaux nobles dont la provenance excédait

parfois 1 500 kilomètres. M. Kergoat

creusée, l’autre construite, ajoute Jean-Paul Loubes. Aujourd’hui

encore, les villes ont un dessus et un

dessous. La vie urbaine “du dessus”

offre a priori plus de facilités. Mais

l’habitat creusé peut aussi constituer

une bonne réponse technique pour

mettre en œuvre un modèle culturel.

En Chine, il s’est beaucoup développé

dans les provinces du lœss pauvres

en matériaux de construction. Sa

grande stabilité climatique et sa résistance aux séismes illustrent

la capacité de l’esprit humain à

se mesurer à de grands problèmes et à proposer une sélection très fine

de réponses empiriques. »

tout près des Cieux

Les positions de hauteur sont elles aussi très faciles à défendre, une qua-lité mise à profit tant à Termessos, cité antique turque confrontée aux visées de l’Empire hittite, que dans la cité amérindienne préhispanique de Tiwanku, culminant à une altitude de 3 850  mètres près du lac Titicaca. On peut supposer que l’aspect spectaculaire de tels sites et leur proximité avec les cieux ont influé sur le choix d’y implanter des villes, celles-ci ayant bien sou-vent un rôle religieux affirmé (lire l’encadré en page précédente). Là encore, il a fallu inventer des solu-tions innovantes, notamment en termes de drainage… Venise, construite sur une lagune inhospitalière, est un autre site où des trésors d’ingéniosité ont été déployés pour résoudre le problème

de l’eau. «  Ce site historique de

refuge a accueilli temporairement des

vagues de réfugiés lors des diverses

invasions. La population s’y est fixée

définitivement au VIe  siècle, après

l’invasion lombarde. L’absence de

ressources naturelles, hormis le sel

et le poisson, ainsi que le manque

de terre font pourtant de la lagune

un milieu totalement hostile  », remarque l’historienne Élisabeth Crouzet-Pavan, spécialiste de l’his-toire urbaine de la cité des Doges. C’est toute une somme d’imagina-

tion qui a dû être mise en

œuvre pour résoudre les

problèmes de construction,

d’approvisionnement en

eau douce et d’entretien de

l’écosystème lagunaire.  » (Lire l’article p. 80).On ne peut qu’être frappé par la formidable obstina-tion dont font preuve les sociétés urbaines. On conçoit par exemple que des raisons politiques et économiques aient favorisé le développement de Venise, cette enclave byzantine offrant des contacts privilégiés avec l’Orient. Mais comment expliquer que les travaux pharaoniques nécessaires depuis l’origine pour maintenir en état le fragile écosystème lagunaire n’aient pas fini par ternir son destin ? De même, on se demande pour-quoi aucune leçon n’a été tirée de l’expérience de destructions mas-sives telles celles d’Akrotiri, brillante cité minoenne sur l’île de Santorin anéantie par une violente

explosion volcanique ? Sans même parler des mégapoles de Californie ou du Japon, qui vivent sous la menace per-manente des séismes… Si des sociétés anciennes ont pu accepter la fatalité de tels dangers assimilés à la colère des dieux, on peut s’étonner que les sociétés actuelles, bien informées, persistent dans une urbanisation à haut risque.Non content d’avoir urbanisé les milieux les plus hostiles, l’homme envisage désormais sérieusement de coloniser les océans, et rêve de se lancer à la conquête de l’espace… On

peut sans doute considérer que ces projets expriment à leur plus haut degré les facultés d’adaptation propres à l’humanité, conjuguées à un esprit aventureux et innovateur. « Dès l’ori-

gine, le développement urbain s’est inscrit

dans une dynamique de progrès et a rendu

les populations plus créatives », souligne Jean-Paul Margueron. Conditionné par la capacité à maîtriser l’environnement, l’essor urbain a en retour généré de nou-veaux besoins, moteurs de transforma-tions propres aux civilisations urbaines. Une dynamique qui, pour l’instant, ne semble pas avoir atteint ses limites…

Marielle Mayo

L’urbanisMe s’est inscrit Dans une DynaMique De progrès et a renDu L’hoMMe pLus créatif

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CÔTOYER LE DANGERLe mont Vésuve bordant la baie de Naples. La ville n’est pas à l’abri d’une nouvelle éruption volcanique. Celle de 79 apr. J.-C. avait détruit Pompéi et Herculanum.

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12 Les Cahiers de sCienCe & vie

depuis sa découverte, en 1972, par l’équipe

de viktor sarianidi, la ville oasis déploie ses

richesses. Bassin rituel et statuette féminine.

arrêt sur images

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Enfouie durant des millénaires dans les sables du désert du Karakoum, au Turkménistan, l’oasis fortifiée de Gonur Dépé fut découverte en 1972. Chaque année, depuis, ses fouilles révèlent au monde des trésors de l’âge du Bronze. Elles éclairent l’ancienne civilisation de l’Oxus, jusqu’alors inconnue. Voyage dans une cité de l’extrême, aux marges du monde moyen-oriental…

Mille ans dans le feu du désert

Gonur Dépé

[ par pascale Desclos - Photos patrick chapuis ]

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14 Les Cahiers de sCienCe & vie

n cette année 1972, des camions de l’armée Rouge sillonnent les pistes du désert du Karakoum, au sud de la République socia-liste soviétique du Turkmé-nistan. À l’arrière s’entassent

des pelles, des pioches, des tentes et des duvets pour affronter les nuits glaciales. L’Académie des sciences de l’URSS, qui finance cette expédition dirigée par l’archéo-logue Viktor Sarianidi, espère retrouver des traces d’une civilisation de l’âge du Bronze, épanouie sur les rives du fleuve Amou Daria, anciennement Oxus. À la tombée du soir, l’équipe bivouaque sur un plateau recouvert de sable, non loin du delta asséché du fleuve Murghab. À cet endroit des vestiges affleurent. La cité-oasis de Gonur Dépé vient d’être découverte…Entreprises à grande échelle par l’URSS, poursuivies par des missions internationales depuis l’accession du Turk-ménistan à l’indépendance en 1991, les fouilles de Gonur Dépé ont mis au jour une oasis fortifiée de 30 hectares, qui fut occupée de 2400 à 1400 avant notre ère. Il s’agirait de la capitale de la civilisation de l’Oxus (voir l’encadré p. 17). Depuis, les trouvailles se sont succédé. Au-delà des murs de la citadelle, une vaste nécropole a livré en 1992 des trésors de toute beauté. Comment cette cité d’argile a-t-elle pu prospérer durant mille ans dans l’environne-ment extrême du désert du Karakoum ? Où a-t-elle puisé les ressources de son extraordinaire richesse artistique et de ses échanges avec les grandes civilisations voisines ? Et pourquoi Gonur Dépé s’est-elle éteinte en emportant ses secrets dans les sables ?

Les pLuies du printemps

Cité de l’extrême, Gonur Dépé l’est d’abord par sa situation, au cœur d’un des déserts les plus arides de la planète. Occupant les trois quarts du Turkménistan, le Karakoum déploie ses dunes de sable noir entrecou-pées de takyrs, des dépressions salines, sur une surface de 270 000 km2 (à peu près la taille de l’Italie). Bien qu’on y ait découvert d’immenses gisements de gaz naturel dans les années 1970, la vie semble impossible dans cet enfer : les températures flirtent avec les 50° C en été et plongent à -25°C en hiver. La moyenne des précipitations, sous forme de neige en hiver et de rares pluies au printemps, ne dépasse pas 150 mm par an. La faune se limite aux ser-pents, scorpions, rongeurs quand la végétation se réduit à quelques arbustes, comme l’acacia des sables.Pourquoi les ancêtres semi-nomades des Turkmènes choisirent-ils de se sédentariser ici, au milieu du IIIe mil-lénaire ? « Le paysage alentour était alors différent, explique Henri-Paul Francfort, directeur de la Mission archéo-logique française en Asie centrale (MAFAC). Prenant sa source dans les hautes montagnes de l’Hindu Kush,

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Cette modeste oasis a CommerCÉ aveC les grandes CitÉs telles UrUk, sUse…

Une nécropole réunissant 5 000 tombeaux sur 8 ha a livré des produits artisanaux les plus divers. Céramiques, outils, objets en pierre ou en métal.

arrêt sUr images

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Les Cahiers de sCienCe & vie 15

Tombe de noble : le nombre important de céramiques, lié aux cérémonies mortuaires, témoigne du rang social élevé du défunt.

Une canalisation faite de céramiques emboîtées acheminait l’eau depuis le fleuve jusqu’au palais. Ci-dessous : statuette funéraire.

La capitaLe de la civi lisation de l’Oxus prospérait au cœur du plus aride des déserts.

Ainsi parlait Zarathoustra…

durant 35 ans de fouilles,

l’archéologue Viktor Saria-

nidi (1929-2013) a réuni un

matériel extraordinaire sur le site de

Gonur Dépé, mais il s’est aussi livré à

des interprétations aujourd’hui discu-

tées. Il tenait ainsi certains bâtiments

pourvus de foyers de la citadelle pour

des temples dédiés au feu, représen-

tant une forme de protozoroastrisme.

Cette religion monothéiste, prophé-

tisée par le penseur Zarathoustra au

VIIe siècle av. J.-C. dans l’actuel Iran,

et diffusée par les textes de l’Avesta,

professait le combat des Ténèbres et

de la Lumière, symbolisée par le feu

d’ordre divin. Fruit d’une accumula-

tion d’emprunts antérieurs, elle fut

effectivement présente en Asie cen-

trale, mais elle n’y est attestée qu’à

partir de 1400 av. J.-C., quand les

rites de décharnement des corps

remplacèrent les tombes. Gonur Dépé

avait alors déjà disparu… P. D.

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16 Les Cahiers de sCienCe & vie

rattachées à la chaîne himalayenne, le fleuve Murghab roulait ses eaux boueuses 100 km plus au nord qu’aujourd’hui dans le désert. Il achevait sa course en un immense delta endo-réique (qui ne rejoint pas la mer, N.D.L.R.). À la fonte des neiges, chaque printemps ramenait la crue, rendant possible l’agriculture et la vie… ». Du chapelet d’oasis qui fleuris-saient sur les innombrables bras du fleuve, Gonur Dépé fut la plus vaste et la plus durable. Mais dans un rayon de 50 km, les archéologues ont aussi retrouvé Kelleli, Togolok, Auchin, Taip, des sites qui n’ont pas tous été occupés à la même période…Pour autant, seules quelques semaines clémentes, au prin-temps, permettaient aux habitants de Gonur Dépé de vivre à l’année dans un enfer. Comment s’y prenaient-ils ? À l’est des murailles, près du bras du fleuve aujourd’hui asséché, l’archéobotanique a mis en évidence des champs cultivés de blé et d’orge, irrigués par des canaux tracés à

main d’homme au cours des siècles. Ces paléochenaux étaient relativement élaborés : ils permettaient de cana-liser vers les zones de culture les eaux de crue du Murghab, mais aussi de drainer le trop-plein en cas de forte inon-dation et même de pratiquer une agriculture de décrue, après submersion des terres. Ainsi procédaient encore, au XIXe siècle, les tribus qui semaient des graines de millet, de melon, de courge au moment de la décrue dans le delta de l’Amou Daria. Des amandiers, pistachiers, jujubiers et vignes venaient compléter les récoltes. On élevait aussi des moutons et des chèvres, des chameaux de Bactriane, probablement des chevaux. « Lors de leur installation à Gonur Dépé, les groupes humains semblent avoir profité d’un réseau hydrographique favorable, note Henri-Paul Franc-fort. Puis ils ont dû s’adapter aux caprices de la nature. Le fleuve traçait un delta fluctuant, sa taille et son débit variaient en fonction des précipitations dans l’Hindu Kush… »

dompter Le dragon

Des statuettes et des sceaux retrouvés à Gonur Dépé nous éclairent sur la vision que les oasiens avaient des cycles agraires. Ils représentent des femmes ailées, évoquant des divinités de la fertilité : du corps de certaines sortent des chevreaux, des épis de blé. D’autres chevauchent en amazone des « dragons », êtres composites à tête et corps de serpent et de lion, affublés de queue de scorpion, de serres d’oiseaux… Des mosaïques représentent encore de grands rapaces combattant des dragons. « La grande terreur des habitants était peut-être de ne pas voir revenir l’eau au printemps, propose Henri-Paul Francfort. D’où les déesses capables de dominer les dragons, symboles de séche-resse et de feu. Dans l’imaginaire des oasiens, il semble que deux mondes animaux s’opposaient : celui des rapaces man-geurs de serpents, qui revenaient dans le ciel au printemps et celui des animaux de feu, dragons, serpents, scorpions, qui dormaient sous terre en hiver… ».

QUElQUEs sEmainEs ClémEnTEs COnTrE UnE annéE En EnfEr

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Les inhumations sont pour la plupart individuelles. Les défunts sont en général placé en position fœtale.

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Les Cahiers de sCienCe & vie 17

des statuettes composites rappellent l’art mésopotamien. (Corps en stéatite, tête et mains de marbre blanc.)

sceau en cuivre orné d’un scorpion, symbole de sécheresse.

RecOnstitutiOn : une oasis fortifiée de trente hectares. Des enceintes successives en pisé entourent habitations et ate liers avec, au centre, un palais défendu par vingt tours.

Gonur Dépé et la civilisation de l’Oxus

Gonur Dépé ou tépé (dont on ignore le nom antique ; tépé signifie simplement butte,

en turkmène) est un site archéolo-gique majeur en Asie centrale. Elle fut peut-être la capitale du royaume de Markashi (IIIe-IIe millénaire) mentionné dans des documents cunéiformes de Mésopotamie. sa découverte a permis de mettre en évidence la « civilisation de l’oxus », dont les archéologues ignoraient à peu près tout jusqu’aux années 1970. Établie à l’âge du Bronze, cette civilisation s’est épa-nouie dans les antiques provinces de Bactriane et de Margiane : un territoire aride de 2 500 km, courant des rives de la mer Caspienne au Xinjiang, la Chine occidentale. Au pied des montagnes de l’hindu Kush, dans le bassin de l’Amou Daria (l’antique oxus), du Murghab et de leurs affluents, elle regroupait des centaines d’oasis fortifiées aux parentés indéniables par leur architecture en pisé, leur agriculture irriguée et leur artisanat de haute facture. P. D

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18 Les Cahiers de sCienCe & vie

BrOnziErs ET OrfèVrEs maîTrisaiEnT la TaillE, la CisElUrE, la sOUDUrE…

l’aide de la fondation italienne Ligabue, le site ac-cueillait 5 000 tombeaux sur huit hectares. Nombre de ces constructions souterraines imitaient l’agencement d’une habitation. Bien que le secteur ait été abîmé par des pillages durant l’Antiquité, des centaines de tombes ont livré un matériel de haute facture : mosaïques, pote-ries, colliers et pendentifs associant métaux précieux et pierres fines, cachets et sceaux gravés, figurines, miroirs, haches et marteaux d’armes en métal orné, vases, coupes et gobelet orfévrés, chars de prestige… Les bronziers, les orfèvres, les lapidaires de Gonur Dépé maîtrisaient donc des techniques variées : taille, fonte, ciselure, soudure, rivetage… Ils étaient sans doute aussi des changeurs, comme l’indiquerait un « poids » en calcite en forme de canard, de type moyen-oriental, trouvé près d’un lot de pierres précieuses brutes dans la tombe d’un lapidaire.Certains objets, d’inspiration locale, offrent des formes et des thèmes iconographiques originaux. Une coupe d’argent, retrouvée en 2004 dans une tombe de la citadelle, porte par exemple un décor naturaliste où l’on reconnaît la montagne de l’Hindu Kush, des conifères et un véritable inventaire de la faune : ours,

Bâtie en briques d’argile crue, autrefois prélevée sur les rives du delta, Gonur Dépé peut sembler de taille modeste au regard des grandes cités moyen-orientales de l’âge du Bronze, comme Uruk en Mésopotamie, Suse sur le plateau iranien d’Élam ou Harrapa dans la plaine de l’Indus. Elle impressionne pourtant dans cet austère désert du Karakoum. Sa vaste enceinte en pisé (500 x 600 m) abritait un palais fortifié, des habitations, des ate-liers d’artisans identifiés grâce à la présence d’outils, de scories, de fours, des réservoirs d’eau, ainsi que dix tom-beaux « royaux » au mobilier particulièrement riche…. « Difficile de parler d’urbanisme stricto sensu, poursuit Henri-Paul Francfort, car le tissu urbain n’était pas très dense. Mais les techniques d’architecture étaient maîtrisées. » D’après les reconstitutions, le palais de la citadelle était lui-même fortifié. Dans ses remparts, protégés de vingt tours, courait une galerie d’où des archers pouvaient tirer des flèches. Des canalisations faites de tuyaux de terre cuite emboîtés y amenaient l’eau du fleuve. Toits plats, rares fenêtres, le bâtiment se divisait en pièces aux murs parfois enduits de blanc et ornés de niches. « Salle du trône ? Lieux de culte ? Cuisines ? Entrepôts ? L’archéo-logue Viktor Sarianidi a interprété certains bâtiments comme les lieux d’un culte précurseur du zoroastrisme (voir l’encadré p. 15). « Mais en l’absence d’inscriptions ou d’archives écrites, rien ne vient attester leur fonction, note Henri-Paul Francfort. Le palais était sans doute occupé par des élites. Ces personnages sont représentés sur des vases et des mosaïques, vêtus de robes dites “à mèches” (tuniques en peau, à poils rebroussés, N.D.L.R.) et pratiquant la chasse, les banquets, les courses, voire la guerre », reprend Henri-Paul Francfort. Découvert en 2009, un des « tombeaux royaux » de la période ancienne de Gonur Dépé (2400-2200) a révélé les squelettes de sept hommes et sept chiens, inhumés près d’un chariot à quatre roues attelé à un chameau et de pièces de haute facture artisanale…

des montagnes de trésors

La cité, qui ne pratiquait pas l’écriture, était sans doute dirigée par des chefs de clan. Il est donc difficile de l’ima-giner à la tête d’une administration centralisée et hié-rarchisée ou de structures étatiques. Tirant d’incertains revenus agricoles des terres du Karakoum, elle vivait tout juste en autarcie… Alors d’où ses élites tenaient-elles les extraordinaires richesses dévoilées par les fouilles ? « Les montagnes de leur voisinage recelaient d’importants gisements de minéraux, métaux et pierres précieuses, explique Henri-Paul Francfort. Galets de lapis-lazuli de la haute vallée de la Kochka, étain de la rivière Zeravshan et des mines de sa vallée, turquoises du désert du Kyzyl-Koum, or recueilli dans les sables et les boues aurifères du Zeravshan, de l’Oxus, de la Kokcha… Ces gisements furent très tôt exploités et contrôlés par les dynastes de Gonur Dépé. Les métaux pré-cieux devaient transiter des montagnes aux oasis du Murghab à dos de chameaux ou d’ânes ».Les fouilles de la vaste nécropole, localisée en 1992 au nord-est des murs de la cité, apportent la preuve que les artisans savaient travailler ces matériaux précieux. Méthodiquement fouillé par l’archéologue Viktor Sarianidi et l’anthropologue Nadezhda Dubova, avec

arrêt sur images

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Les Cahiers de sCienCe & vie 19

nécessaire à cosmétique : miroir de bronze et épingles à cheveux en ivoire.

Céramique à bec verseur, trouvée dans un four.

Certains objets, comme cette fine broche en argent, témoignent de la haute maîtrise des artisans.

elles ? Où portaient-elles la guerre ? Les haches-marteaux, insignes du pouvoir, sont calquées sur celle du royaume d’Élam, dans l’actuel Iran. Pour Henri-Paul Francfort, « il a pu exister des formes politiques d’allégeance, des échanges diplomatiques, des alliances matrimoniales, des rivalités mi-litaires : Gonur Dépé et ses oasis satellites furent peut-être tributaires des Élamites… On sait aussi par les textes cunéi-formes que les souverains akkadiens et d’Ur III ont conduit des expéditions guerrières jusqu’au plateau iranien ; quelles relations a pu avoir cet empire avec cet “au-delà d’Élam” qu’était Gonur Dépé ? ».Année après année, les fouilles apportent la preuve que la civilisation de l’Oxus et sa capitale furent bien plus qu’une version secondaire, marginale, excentrée d’un Orient ancien dominé par les modèles mésopotamien et syrien. Cette cité de l’extrême nord-oriental dévoile un monde qui pensait autrement et s’était remarquablement adapté à son environnement. Ce monde a disparu vers 1400 av. J.-C., peut-être victime d’un changement de climat, de l’aridification croissante, de l’arrivée de tribus des steppes du Nord. Il reste néanmoins à explorer…

mouflon, bouquetin, poissons dans un plan d’eau, gazelle, bison, loup poursuivant un lièvre… D’autres pièces révèlent clairement des emprunts artistiques aux peuples voisins : des statuettes de divinités féminines s’inspirent par exemple de l’art mésopotamien jusque dans leurs matériaux composites (corps et perruque en stéatite noire, mains et tête en calcite blanche). Les chars à quatre roues cerclées de bronze, véhicules de guerre et de prestige des élites, ressemblent en tout point à ceux fabriqués à Suse, dans l’Iran élamite. Les jetons et bâtonnets de jeu furent fabriqués avec de l’ivoire des éléphants de l’Indus….Bien qu’aux marges extrêmes du monde moyen-oriental, Gonur Dépé a donc été de manière constante en relation avec les grandes civilisations voisines, bien plus avancées en matière de développement urbain ou étatique : la vallée de l’Indus harappéen, le plateau ira-nien de l’époque élamite, et au-delà, la Mésopotamie akkadienne, la Syrie, le Levant. Le transport et le com-merce du lapis-lazuli, mais aussi de l’étain et de l’or, ont joué un rôle incontestable dans ces rapports. Mais la qualité « multiculturelle » de l’artisanat de Gonur Dépé le dit : on ne peut réduire les connexions de la capitale de l’Oxus avec le reste du monde à une dimen-sion mercantile. Ses arts figurés révèlent des armées organisées, équipées de chars, de chiens molosses, de lances, d’arcs et de flèches. Contre qui se battaient-

À LIRE• Pierre Amiet,

L’âge des échanges

inter-iraniens :

3500-1700 avant J.-C.

Réunion des musées

nationaux, 1986.

À VOIR• Le département des

Antiquités Orientales

du musée du Louvre,

les musées nationaux

d’Achkabad

(Turkménistan),

Douchanbé

(Tadjikistan), Tachkent

et Samarcande

(Ouzbékistan) réu-

nissent des collections

intéressantes sur la

civilisation de l’Oxus.

Page 20: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

20 LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE

L’homme sait faire preuve d’audace face à des milieux très contraignants

PROPOS RECUEILLIS PAR FABIENNE LEMARCHAND - PHOTOS ANAÏS QUEMERET

Interview de Corinne Castel

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LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE 21

Cahiers de Science & Vie : Dès le IVe millénaire avant

notre ère, en Mésopotamie, des villes ont été créées

ex nihilo dans des environnements inhospitaliers. N’est-

ce pas surprenant ?

Corinne Castel : Non, car il n’existe pas, en la matière, de

déterminisme géographique. Ce n’est pas parce qu’un

environnement est favorable qu’on va y implanter une

ville et, inversement, une ville peut être créée dans un

milieu a priori hostile. Ce constat peut être fait partout,

quelles que soient les époques.

En ce qui concerne les plus anciennes villes connues,

l’un des cas les plus extrêmes est celui de Tell Al-Rawda,

au centre de l’actuelle Syrie. Cette ville circulaire a été

fondée vers 2500 avant J.-C., en pleine steppe aride,

loin des zones traditionnellement urbanisées, à 150 kilo-

mètres de l’Euphrate et de la Méditerranée, sur un wadi en

eau quelques jours par an seulement. Les études paléo-

environnementales que nous y avons conduites avec

mon équipe ont montré que les conditions sont restées

les mêmes depuis le IIIe millénaire. Les précipitations,

voisines de 200 millimètres par an, étaient insuffisantes

pour y développer une agriculture sèche, sans irrigation.

Mais surtout, les pluies étaient trop irrégulières pour

pouvoir tabler sur la moindre prévision. Et pourtant,

tout indique que Tell Al-Rawda fut une ville prospère,

et ce durant trois siècles.

L’histoire montre que l’homme sait faire preuve d’au-

dace et d’adaptabilité face à des milieux très contrai-

gnants. D’ailleurs, des villes ont été implantées dans

les régions arides chaudes ou froides, mais aussi sur

des lagunes marécageuses (Venise), des sols gelés en

permanence (Iakoutsk, en Sibérie orientale), à très haute

altitude (La Paz, en Bolivie) ou au contraire sous terre

(en Cappadoce notamment) !

CSV : Quelles sont les motivations des fondateurs ?

C.C. : Elles sont souvent multiples et analogues à celles

qui sont à l’origine de toute installation urbaine. Ces

motivations peuvent être religieuses, politiques, éco-

nomiques, commerciales, sociales, stratégiques, etc.

Tell Al-Rawda appartient ainsi à un réseau de villes cir-

culaires fortifiées contemporaines les unes des autres et

disposées régulièrement le long du « Très Long Mur ».

Celui-ci courait sur plus de 220 kilomètres et constituait

à l’évidence une limite territoriale, peut-être en lien avec

la grande cité-État d’Ebla, située à une centaine de kilo-

mètres au nord-ouest.

L’implantation de ces villes neuves, au plan prédéterminé,

résultait d’une volonté politique. Mais elle répondait aussi

à des besoins économiques. Cela a en effet permis de

conquérir des espaces vierges à un moment où le pas-

toralisme devenait extensif. Cette activité était alors le

fondement de l’économie des milieux arides, que l’on soit

semi-nomade ou sédentaire. La grande richesse d’Ebla

n’était pas l’or mais la laine !

Dans les déserts d’Afrique ou d’Asie centrale, des villes

ont de tout temps été implantées le long des pistes cara-

vanières. C’est le cas de Turfan et Dunhuang, installées en

bordure du désert du Taklamakan, sur les routes de la soie.

En Amérique du Sud, la fondation de la cité inca de Machu

Picchu sur une crête escarpée à plus de 2 400 mètres

d’altitude répondait d’abord à des considérations reli-

gieuses et cérémonielles…

CSV : Tous les milieux sont-ils urbanisables ?

C.C. : Oui, à condition qu’il y ait de l’eau. L’environnement

physique, si ingrat soit-il, ne fait que rendre certaines

choses plus compliquées. Tout est affaire d’adaptabilité

afin d’exploiter au mieux les ressources disponibles et

de mettre en valeur les potentiels offerts par chaque

site, quitte à innover sur le plan technique. On pense

ainsi à l’invention formidable des qanats ou foggaras par

exemple, ces galeries souterraines très anciennes, pour-

vues de puits d’accès verticaux, qui conduisent l’eau de

la nappe phréatique à l’aide d’une pente régulière vers

les zones à irriguer, tout en évitant l’évaporation.

Les régions arides sont parmi les plus contraignantes en

raison de la rareté de l’eau. L’enjeu est par conséquent de

gérer le plus efficacement possible les eaux saisonnières

(oueds et mares temporaires) et les eaux existantes (les

nappes phréatiques et les sources pérennes), en creusant

des puits et des rampes d’accès. L’enjeu est aussi de re-

cueillir les eaux pluviales et de les stocker dans des citernes

ou des bassins de rétention pour pallier le manque, de ré-

partir les ressources en fonction des besoins (consomma-

tion humaine et animale, irrigation) grâce à des systèmes

d’adduction, des murets ou des barrages de dérivation, etc.

L’autre défi dans ces régions arides est de protéger la ville

Pour l’archéologue Corinne Castel, là où l’eau coule, une ville peut pousser. L’ingratitude d’un milieu démultiplie l’inventivité de l’homme pour rendre exploitable le moindre potentiel. En veillant à ne pas atteindre le seuil d’épuisement des ressources…

CORINNE CASTEL

est archéologue,

chercheur au CNRS

et rattachée au

Laboratoire

Archéorient, à Lyon,

où elle est corespon-

sable de l’équipe

Organisation de

l’espace ; espace

construit, terroirs et

territoires. Membre

du Labex IMU

(Intelligence des

mondes urbains), elle

assure également la

direction de la mission

archéologique franco-

syrienne de Tell

Al-Rawda.

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22 LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE

contre les inondations aussi violentes qu’intempestives,

en contrôlant les écoulements, avec des digues notam-

ment. De tels aménagements hydrauliques ont été mis

en œuvre très tôt dans l’histoire, au Yémen, en Syrie, en

Jordanie, en Asie centrale, etc. Ils ont permis d’implanter

des villes dans ces milieux difficiles et de produire de

quoi subvenir aux besoins essentiels des populations.

CSV : Les villes installées dans des milieux extrêmes

sont-elles plus innovantes que les autres ?

C.C. : Oui, sans doute mais les populations doivent surtout

faire preuve d’opportunisme afin de trouver les meilleures

solutions d’aménagements, celles qui leur permettront

de pallier les contraintes spécifiques du lieu où elles sont

implantées et d’en tirer le meilleur parti. Des techniques

existantes peuvent être adaptées, de nouvelles solutions

imaginées. À Tell Al-Rawda, nous avons par exemple

trouvé un « puits-citerne », entièrement creusé de main

d’homme jusque sous les dépôts alluviaux de l’oued.

Ce système mixte original et très astucieux permettait

de recueillir les eaux pluviales et, par capillarité, l’eau

qui coulait à l’interface entre les alluvions de l’oued et

une couche d’argile imperméable. L’eau, filtrée par les

graviers et de bonne qualité, était stockée à quelques

mètres sous la surface, dans trois salles enduites d’argile.

Cette réserve de quelques mètres cubes d’eau servait

à alimenter un quartier de la ville.

Une autre invention remarquable est pour moi celle

des chinampas, en Mésoamérique. Au XIVe siècle, les

Aztèques installèrent leur capitale, Tenochtitlán, sur des

terres marécageuses autour du lac de Texcoco. Can-

tonnés sur un îlot, ils n’avaient pas d’espace cultivable.

Ils ont alors réalisé des sortes de radeaux à l’aide de

roseaux, les ont remplis de vase afin qu’ils s’enfoncent

et se fixent sur le fond du lac. De cette manière, ils ont

créé des champs artificiels émergés et extrêmement

fertiles qui produisaient suffisamment de nourriture

pour subvenir aux besoins d’une population nombreuse.

CSV  : L’adaptation à un milieu hostile relève-t-elle

seulement de la technique ?

C.C. : Non, elle passe également par l’adoption de pra-

tiques adéquates, liées à une connaissance approfondie

du milieu. Cela a été très bien étudié dans les zones arides.

Là, les ressources sont toujours aléatoires.

Face aux irrégularités climatiques, les populations ur-

baines qui intègrent, rappelons-le, des pasteurs parmi les

sédentaires, adoptent des pratiques de mobilité plus ou

moins importantes selon les années. Ces pratiques sont

d’autant plus aisées que les sites urbains sont souvent

sur les marges du désert, à la jonction de milieux offrant

des potentiels différents, en l’occurrence des espaces

potentiellement cultivables et des pâturages. Les années

humides, les populations privilégient donc l’agriculture

et emmagasinent autant que possible des réserves en

vue des années sèches durant lesquelles elles se tournent

davantage vers le pastoralisme.

L’opportunisme est de mise. Si le temps ne permet pas

aux cultures d’arriver à maturité, on fait paître les trou-

peaux dans les espaces cultivables.

C’est ce que le sociologue français Jean Métral a qualifié

dans les années 1990 de « culture de l’aléatoire ». La

mobilité et la flexibilité permettent de vivre les risques

inhérents à ces régions, de les dépasser. C’est à mon

avis un point essentiel à retenir : il est possible d’installer

une ville dans n’importe quel site naturel pourvu d’eau,

si difficile et contraignant soit-il, à condition de savoir

maîtriser cette part de l’aléatoire.

CSV : Ces villes de l’extrême ont-elles une durabilité

moindre ?

C.C. : Oui, souvent. Cela peut être lié à une modification

climatique durable . Mais un développement urbain mal

maîtrisé entraîne parfois une surexploitation des res-

sources et une dégradation de l’environnement : l’épui-

sement progressif des nappes phréatiques des étendues

désertiques, la salinisation des sols et leur stérilisation

progressive dues à une irrigation trop importante, etc.,

sont autant de contraintes supplémentaires auxquelles

l’homme doit faire face.

Ainsi, une pression trop forte sur ces milieux difficiles,

liée à une croissance démographique excessive ou à une

mauvaise régulation des pratiques d’exploitation des

ressources naturelles, peut aussi conduire à l’abandon

de ces villes et même, dans les milieux très arides, à un

retour à un mode de vie semi-nomade. Mais bien souvent

leur désertion peut explique par des facteurs socio-

économiques ou politiques.

La mobilité, la flexibilité permettent de dépasser les risques inhérents à ces sites

Interview de Corinne Castel

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24 Les Cahiers de sCienCe & vie Les Cahiers de sCienCe & vie 25

C’est probablement l’endroit le plus mal choisi pour une ville ! Pourtant Pétra, en Jordanie, a prospéré pendant cinq siècles dans ce désert rocheux. Le site de la capitale nabatéenne et celui de l’aride Hégra, en Arabie saoudite, livrent leurs secrets.

Pétra a abrité 30 000 personnes sur des éperons de grès, entre des falaises et à-pics d’accès difficile.

ans les déserts du nord-ouest de la péninsule Arabique se dressent deux joyaux du patrimoine mondial, symboles de l’âge d’or de l’antique royaume des Nabatéens : Pétra, la capitale, aujourd’hui en Jordanie, et Hégra (de son nom moderne Madâ’in Sâlih), dans l’ac-tuelle Arabie saoudite. Les deux cités étaient, il y a 2 000 ans, au cœur des routes caravanières reliant l’Arabie Heureuse (le Yémen actuel) au port méditerranéen de Gaza, par lesquelles transi-taient l’encens, la myrrhe et les épices avant d’être acheminés par bateaux vers la Grèce et l’Empire romain. Les fabuleux tombeaux rupestres creusés par centaines dans les falaises de grès rose aux façades monumentales sculptées et décorées sont les vestiges les plus célèbres de ce lointain passé. Longtemps, on a d’ailleurs pensé qu’il s’agissait de nécropoles gigantesques. On sait maintenant qu’il y avait là deux villes prospères, l’une, Pétra, créée par les Nabatéens, l’autre, Hégra, agrandie et embellie par eux dès qu’ils en prirent possession. Un tour de force dans ces terres minérales !De fait, ces hommes ont aménagé leur environ-nement naturel d’une façon méticuleuse et quasi systématique, élaboré des systèmes hydrauliques et agricoles complexes. Chacune des cités a mis en œuvre ses propres solutions techniques en fonction des contraintes locales. « Pétra et Hégra sont de ce point de vue le négatif l’une de l’autre », affirme l’archéologue François Villeneuve, du laboratoire Archéologie et sciences de l’Anti-quité de l’université Paris-I, qui codirige la mis-sion franco-saoudienne de fouilles à Hégra avec Laïla Nehmé et Daifallah al-Talhi.La spécificité de Pétra (« roche » en grec) tient à sa géologie et à son relief tourmenté. La ville est en effet « accrochée » aux premières marches des-cendant du Wadi Araba, une dépression qui relie

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Le monde minéral de Pétra et Hégra

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24 Le monde minéral de Pétra et Hégra

30 Fatehpur Sikrî : victoire sur la sécheresse

38 Taklamakan : des villes sous le sable

44 La course aux trésors du Taklamakan

52 Les cités fortifiées du Sahara

Dans le désert

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24 Les Cahiers de sCienCe & vie

C’est probablement l’endroit le plus mal choisi pour une ville ! Pourtant Pétra, en Jordanie, a prospéré pendant cinq siècles dans ce désert rocheux. Le site de la capitale nabatéenne et celui de l’aride Hégra, en Arabie saoudite, livrent leurs secrets.

Le monde minéral de Pétra et Hégra

Moyen-Orient

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Pétra a abrité 30 000 personnes sur des éperons de grès, entre des falaises et à-pics d’accès difficile.

ans les déserts du nord-ouest de la péninsule Arabique se dressent deux joyaux du patrimoine mondial, symboles de l’âge d’or de l’antique royaume des Nabatéens : Pétra, la capitale, aujourd’hui en Jordanie, et Hégra (de son nom moderne Madâ’in Sâlih), dans l’ac-tuelle Arabie saoudite. Les deux cités étaient, il y a 2 000 ans, au cœur des routes caravanières reliant l’Arabie Heureuse (le Yémen actuel) au port méditerranéen de Gaza, par lesquelles transi-taient l’encens, la myrrhe et les épices avant d’être acheminés par bateaux vers la Grèce et l’Empire romain. Les fabuleux tombeaux rupestres creusés par centaines dans les falaises de grès rose aux façades monumentales sculptées et décorées sont les vestiges les plus célèbres de ce lointain passé. Longtemps, on a d’ailleurs pensé qu’il s’agissait de nécropoles gigantesques. On sait maintenant qu’il y avait là deux villes prospères, l’une, Pétra, créée par les Nabatéens, l’autre, Hégra, agrandie et embellie par eux dès qu’ils en prirent possession. Un tour de force dans ces terres minérales !De fait, ces hommes ont aménagé leur environ-nement naturel d’une façon méticuleuse et quasi systématique, élaboré des systèmes hydrauliques et agricoles complexes. Chacune des cités a mis en œuvre ses propres solutions techniques en fonction des contraintes locales. « Pétra et Hégra sont de ce point de vue le négatif l’une de l’autre », affirme l’archéologue François Villeneuve, du laboratoire Archéologie et sciences de l’Anti-quité de l’université Paris-I, qui codirige la mis-sion franco-saoudienne de fouilles à Hégra avec Laïla Nehmé et Daifallah al-Talhi.La spécificité de Pétra (« roche » en grec) tient à sa géologie et à son relief tourmenté. La ville est en effet « accrochée » aux premières marches des-cendant du Wadi Araba, une dépression qui relie

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la mer Morte au golfe d’Aqaba et prolonge le rift de la mer Rouge, immense fêlure de part et d’autre de laquelle les plaques tectoniques de l’Arabie et de l’Afrique s’écartent peu à peu. La région, soumise à d’énormes contraintes, est déformée, hachée par les failles. Pétra elle-même est ins-tallée dans une cuvette oblongue au fond bosselé traversée par le Wadi Moussa. Elle est cernée d’éperons gréseux aux parois abruptes, de vallées et de défilés étroits qui rendent l’endroit difficile d’accès. On y pénètre par le Sîq, un défilé large de quelques mètres seulement et long de plus d’un kilomètre, encadré d’à-pics vertigineux.« C’est probablement l’un des endroits du monde les plus mal choisis pour y implanter une ville, a fortiori une plaque tournante du commerce caravanier », commente François Villeneuve. C’est précisément pour ses handicaps que Pétra a été bâtie sur ce site. À l’écart des voies de circulation, truffé de buttes gré-seuses imprenables et de caches multiples, il a tout d’une forteresse naturelle. On sait que l’endroit fut occupé par les Édomites entre les VIIe et Ve siècles av. J.-C. avant d’être une première fois aban-donné. « L’hypothèse la plus vraisemblable est que des tribus nomades nabatéennes pratiquant le commerce caravanier sont arrivées sur ce site vers le IVe siècle

av. J.-C., y ont installé un campement permanent car il leur offrait un refuge, une protection. Il n’était alors pas question d’en faire un nœud caravanier ni même une capitale », poursuit l’archéologue.

L’expérience du désert

Et pourtant… Ces tribus nabatéennes vont en effet prospérer durant les siècles suivants grâce au commerce caravanier, en pleine expansion. Au IIe siècle av. J.-C., Pétra devient une ville-étape incontournable pour les caravaniers, puis la capi-tale d’un petit royaume constitué autour. Quelques fortins sont installés aux points stratégiques du site et de sa périphérie, notamment au débouché des vallées donnant accès au Wadi Araba, afin de sé-curiser la place. Et pour subvenir aux besoins d’une population de plus en plus nombreuse (de 10 000 à 30 000 personnes à son apogée, au tournant de notre ère), les Nabatéens modèlent l’environne-ment d’une incroyable manière pour exploiter l’eau disponible et développer une agriculture.Ces hommes ont l’expérience du désert, et savent trouver l’eau et la stocker. Or, Pétra et ses envi-rons offrent de ce point de vue quelques avan-tages. Bien qu’aux portes du désert, le site jouit en effet d’un climat plutôt clément : les étés y

Le Khazneh, ou le Trésor, célèbre tombeau de Pétra, est creusé dans le grès rose de la montagne. Sa façade est monumentale : 40 mètres de haut.

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sont chauds sans être torrides ; il y pleut en hiver, parfois même au printemps. La neige y tombe occasionnellement. Et il y a le Wadi Moussa, en eau quelques mois par an. Un bémol toute-fois : ses crues aussi soudaines que violentes sont parfois dévastatrices. En 1963, les eaux torren-tielles se sont ainsi engouffrées dans le Sîq, tuant plusieurs touristes… « Les Nabatéens aménagent l’environnement d’une façon systématique et presque maniaque, de façon à contrôler les écoulements, à diriger la moindre goutte d’eau vers des gouttières, des bassins et des citernes creusés dans la roche en-duite d’un mortier d’étanchéité », détaille François Villeneuve. Des dizaines de kilomètres de murets et de conduits, en terre cuite ou taillés dans le roc, guident l’eau, la redistribuent en fonction des besoins. Un tunnel est percé sous la mon-tagne afin de dévier du Sîq les eaux torrentielles du Wadi Moussa, et protéger les caravanes et les populations. Partout où c’est possible, des terrasses cultivables sont créées : des barrages et murets retiennent les alluvions et fertilisent de petits jardins où poussent quelques céréales, des arbres fruitiers, peut-être aussi de la vigne. « Les techniques appliquées pour la collecte des eaux et la rétention des terres sont connues mais les Nabatéens de Pétra les optimisent. En exagérant un peu, on peut dire que dans l’antique Pétra, pas une goutte d’eau ne se perd », souligne François Villeneuve.

Principale voie d’accès de Pétra, le « Sîq » est une gorge d’un kilomètre, entre des falaises qui s’élèvent à plus de 80 mètres. Le Monastère (à droite) surplombe le site.

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Ces tribus arabes, qui vivaient du commerce

caravanier, se sont installées dans le sud-ouest de la Jordanie actuelle vers le IVe siècle avant J.-C. Les Naba-téens y fondèrent deux

siècles plus tard un royaume qui avait Pétra pour capitale et qui grandit à mesure que les caravaniers pous-saient leurs incursions de plus en plus loin. À son apogée, au tournant de notre ère, il englobait

la Jordanie, le nord de l’Arabie saoudite, le sud de la Syrie et le Néguev. Les Nabatéens contrô-laient alors les routes commerciales reliant l’Arabie Heureuse au port méditerranéen de Gaza, duquel les cargai-

sons partaient pour la Grèce et l’Italie. Le royaume fut annexé par les Romains en l’an 106 et devint la province d’Arabie. Pétra perdit alors son rang de capi-tale au profit de Bosra, située plus au nord. F. L.

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28 Les Cahiers de sCienCe & vie

La ville elle-même s’est adaptée à cet environne-ment hors norme. L’aménagement urbain ne suit aucun des canons en vigueur à l’époque. « Il est pragmatique et adapté au relief tourmenté, aux crues et au trafic caravanier », poursuit l’archéologue. Pétra s’est structurée autour du Wadi Moussa : l’avenue principale installée dans cet oued est bordée de monuments cultuels et publics. Plus haut, sur les pentes, apparaissent les habitations. Enfin, les tombes sont creusées à flanc de falaise, une solu-tion permettant d’afficher avec plus d’ostentation le statut de leurs propriétaires que les hypogées enterrées, classiques à l’époque.Pétra atteint son âge d’or au tournant de notre ère. Elle continuera de se développer même après l’annexion du royaume par les Romains, en l’an 106. Plusieurs tremblements de terre, dont un très destructeur en 363, l’expansion du transport mari-time romain et un changement des flux carava-niers la fragiliseront. La conquête musulmane, au VIIe siècle, provoquera son déclin.Hégra, distante de 600 kilomètres de Pétra, est la seconde ville d’importance du royaume nabatéen. Contrairement à la capitale, les caravaniers ne l’ont pas créée. À leur arrivée, probablement vers le dernier tiers du Ier siècle av. J.-C, il y avait déjà

une petite agglomération qu’ils vont transformer. Ici le paysage est tout autre : la grande majorité des buttes gréseuses ont disparu, déchiquetées par l’érosion. La ville siège dans une vaste plaine bordée à l’ouest par un oued et hérissée çà et là de buttes gréseuses résiduelles aux parois verticales. « Contrairement à Pétra, l’endroit est privilégié et bien choisi pour y établir une ville caravanière : situé aux confins méridionaux du royaume, il est à la fois un poste-frontière et une ville-étape sur le tracé naturel de la grande voie menant de l’Arabie Heureuse vers Pétra et la Méditerranée », estime François Villeneuve.

Hégra, victime d’irrigation massive

Ici, le défi à relever ne réside pas dans la surabon-dance de rochers ou les crues dévastatrices, mais dans l’aridité. Les pluies, essentiellement hiver-nales, n’excèdent guère 50 millimètres d’eau par an, soit cinq fois moins qu’à Pétra. Les habitants ont creusé la roche sur 15 ou 20 mètres pour atteindre la nappe phréatique. François Villeneuve souligne l’absence de dispositif de contrôle des écoulements et de citerne. « Mais plus d’une centaine de puits ont été forés, et des systèmes d’adductions complexes alimentaient la ville et irriguaient une palmeraie. À l’ombre des palmiers étaient plantés des grenadiers, é

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Hégra comptait il y a 2 000 ans peut-être 10 000 habitants malgré une aridité extrême (ci-dessus et ci-contre, des tombeaux à la façade monumentale).

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des figuiers, parfois de la vigne ou des oliviers. À l’abri des arbres fruitiers, des céréales ainsi que du coton, comme cela a été montré récemment, étaient cultivés. »Ces travaux, réalisés au plus tard vers le tournant de l’ère chrétienne, ont permis de subvenir aux besoins de la ville qui devait compter 10 000 ha-bitants. Les fouilles menées depuis une huitaine d’années par l’équipe franco-saoudienne montrent un aménagement urbain plus classique qu’à Pétra, avec un centre dominé par un ou deux sanctuaires perchés sur des buttes rocheuses, une zone résiden-tielle d’une cinquantaine d’hectares entourée d’un rempart en terre crue et organisée, avec des îlots, des rues, des places, etc. On retrouve aussi, hors de la ville, un massif rocheux consacré aux sanc-tuaires et des tombes rupestres identiques à ceux de la capitale, creusées dans les buttes gréseuses.

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Les fouilles continuent sur ces deux sites archéologiques

L’explorateur suisse Johann Ludwig Burc-khardt, alias Cheikh

Ibrahim, est le premier Européen à redécouvrir Pétra au début du XIXe siècle, lors d’un périple entre Damas et l’Égypte. En août 1812, flanqué d’un guide et d’un âne, il emprunte le Sîq et tombe, émerveillé, sur la façade monumentale de la Khazneh. Mais dans l’Empire ottoman, il n’est pas bon de

marquer son intérêt pour les antiquités, œuvres des infidèles, et la méfiance de son guide le contraint à repartir le jour même. Il est persuadé d’avoir trouvé les ruines de l’antique Pétra. La nouvelle se répand. D’autres expéditions s’organisent. En mai 1818, un érudit anglais féru d’archéologie, William John Bankes, reste deux jours sur le site et réalise des croquis.

En 1828, deux Français, Léon de Laborde et Louis-Maurice Linant de Bellefonds passent six jours à Pétra et en dressent la première carte. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle et la création du royaume de Jordanie pour que de véritables fouilles soient organisées sous l’im-pulsion du département des Antiquités. Depuis une vingtaine d’années, des équipes internationales

d’archéologues s’y relaient. Les nécropoles et autres ruines d’Hégra sont, elles, bien décrites dès le début du XXe siècle par Antonin Jaussen et Raphaël Savignac, deux dominicains.Les campagnes de fouilles conduites par des équipes franco-saoudiennes depuis le début des années 2000 permettent aujourd’hui de l’appréhender dans son ensemble. F. L.

Hégra sera abandonnée entre les IVe et VIe siècles. Les trajets caravaniers majeurs avaient changé depuis longtemps, mais plus tôt que Pétra, Hégra a souffert de son éloignement des centres poli-tiques et militaires dominants à cette époque. « En outre, son abandon a pu être accéléré par les remontées salines, conséquence d’une exploitation durable de la nappe et d’une irrigation massive, suggère François Villeneuve. Celles-ci sont en effet une calamité pour le bâti en terre crue, comme le montrent les croûtes de sel que nous retrouvons lors des fouilles, mais aussi pour la palmeraie. Nous n’avons pas encore daté la disparition de la palmeraie d’Hégra mais on sait qu’elle a été déplacée de plusieurs kilomètres vers le nord entre la fin de l’Antiquité et le début du XXe siècle. »

Fabienne Lemarchand

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30 Les Cahiers de sCienCe & vie

Inde

Capitale de l’empereur Akbar, Fatehpur Sikrî fut, de 1572 à 1585, le centre du pouvoir politique et de l’autorité religieuse de l’Inde. Bijou architectural, cette cité-palais est le fruit d’une prouesse d’ingénierie reposant sur l’acheminement de l’eau dans une région où l’élément liquide est une denrée rare.

Fatehpur Sikrî : victoire sur la sécheresse

dans Le désert

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Le silence. C’est la pre-mière chose qui frappe le visiteur de Fatehpur Sikrî. Cette ancienne capitale abandonnée de l’Inde, située à 35 kilomètres à l’ouest de la fourmillante Agra et de son célèbre Taj Mahal, est aujourd’hui un havre de paix d’ocre rouge, écrasé par le soleil, où touristes et pèlerins déambulent dans un dédale de palais abandonnés. Ici tout aspire à la sérénité, comme si la vision utopiste de son bâtisseur avait traversé les affres du temps. La cité-palais est plus qu’un caprice d’empereur, même si on l’a beaucoup comparée à un Versailles dont Agra aurait été le Paris. C’est un projet pharaonique, un véritable défi ! « L’œuvre d’un souverain qui ne voulait pas ériger une ville comme les autres, mais réaliser quelque chose que personne n’avait fait avant lui », analyse l’historien indien Mukul Pandya, docteur en lit-térature comparée. Et en cela Fatehpur Sikrî est une exception au regard des autres villes indiennes de l’époque. Non seulement elle reflète la puis-sance politique et religieuse de son créateur, dont la conception utopiste du monde se matérialise dans la pierre, mais surtout elle prend pied dans un lieu où les contraintes géographiques et environ-nementales sont totalement hostiles et paraissent quasiment insurmontables.Tout commence en 1568. L’empereur Akbar est alors âgé de vingt-six ans. Monté sur le trône en 1556, il respecte comme ses ancêtres le culte des saints. En effet, comme le fondateur de l’Empire moghol, son grand-père Babur, Akbar est un turc timouride originaire des steppes d’Asie centrale et un des des-cendants des grands chefs de guerre Tamerlan et Gengis Khân. Régulièrement, il effectue des pèle-rinages à Ajmer, grande cité moghole, pour prier sur le mausolée du saint soufi Mu‘in al-Dîn Chishtî. En chemin, il prend l’habitude de s’arrêter à Sikrî pour s’entretenir avec un saint homme nommé Salîm Chishtî. « Lors d’une de ses visites, à la fin des années 1560, Akbar confie au cheikh son désespoir de ne pas avoir d’héritier mâle. Le saint prophétise alors

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ha La cité-palais moghole

de l’empereur Akbar, bâtie à partir de 1571, se dresse comme un défi à l’environnement hostile. Au premier plan, la salle des audiences privées.

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dans une dépression creusée au pied du plateau rocheux, soit une quarantaine de mètres plus bas. La capacité du lac ainsi augmentée, reste à ache-miner cette eau jusqu’aux remparts de la ville puis à la distribuer aux différents niveaux de la cité. La tâche est ardue mais un système hydraulique ingénieux et avant-gardiste permet de contourner cet obstacle. Grâce à une série de roues persanes (voir dessin p34), l’eau du lac est élevée jusqu’à des réservoirs. Ce système mécanique, mû par des animaux de traits (buffles, dromadaires), entraîne des pots de terre cuite remplis d’eau jusqu’aux réservoirs intermédiaires. Pas moins de cinq

paliers sont nécessaires pour élever cette eau jusqu’à Fatehpur Sikrî. Une fois dans la cité, l’eau circule dans des circuits d’aqueducs et de canaux, puis est stockée dans des réservoirs : les kunda. En fonction des besoins, le précieux liquide est tiré manuelle-ment à l’aide de poulies en acier qui entraînent des sacs de cuir de bovin. Il est ensuite acheminé jusqu’aux bâtiments par des canalisations en pierre ou en terre cuite.Outre la prouesse technique, Akbar a l’ingénio-sité de garder secrets ces systèmes d’élévation de l’eau qu’il dissimule aux regards des habitants dans de petits bâtiments. Une manière pour l’empereur d’affirmer son pouvoir et de mon-trer sa toute-puissance. Pour enrichir les maigres ressources hydriques du lac, «  la moindre goutte

Bâtie sur le point le plus élevé de la ville, la Jama Masjid, ou grande mosquée, en était le centre sacré. Dans sa cour se dresse le tombeau en marbre blanc de Salîm Chishtî, qui avait prédit à Akbar une descendance masculine. C’est en hommage au saint soufi que fut construite la ville.

que l’empereur aurait bientôt trois fils », relate George Michell, historien de l’architecture et spécialiste de l’Inde ancienne, dans son ouvrage Architecture et jardins moghols. Le 30 août 1569, l’impératrice rajpoute Jodha Bai, installée depuis la prédiction à Sikrî, donne naissance à un fils nommé Salîm : le futur empereur Jahângîr. Akbar, qui attribue cette bénédiction au saint, fait le serment de construire en 1971 sa nouvelle capitale en ce lieu. Elle prendra le nom de Fatehpur Sikrî (cité de la Victoire) suite à l’annexion du sultanat du Gujarat en 1572, un royaume musulman établi dans l’ouest du pays, par les troupes mogholes.La situation géographique du site rend la promesse de l’empereur difficile à honorer. Située dans l’État de l’Uttar Pradesh, la région est très chaude. Hormis la saison des pluies (juillet-août) où il tombe entre 140 et 160 millimètres d’eau, elle ne reçoit pas plus de 50 millimètres en juin et septembre, et moins de 10 millimètres les autres mois. De plus, le lieu choisi par Akbar est niché sur un plateau rocheux à une quarantaine de mètres au-dessus de la plaine. Une première pour une capitale indienne ! Certes, les carrières de grès rouge fournissent la matière première, mais le lieu reste désespérément sec et difficile d’accès. Afin de contourner ces problèmes géographiques et environnementaux, Akbar s’en-toure d’ingénieurs. Ils ont la charge d’établir les plans de la future capitale en tenant compte de plusieurs exigences : de la lumière, de l’air, des jar-dins, de la confidentialité, de la sécurité et de l’eau potable. L’empereur convoque, voire déporte des nouvelles provinces annexées, les meilleurs archi-tectes, maçons, sculpteurs et artisans de son empire. Pour résoudre la difficulté d’approvisionnement en eau, il fait ériger des barrages en amont d’un lac artificiel situé à proximité de Fatehpur Sikrî,

AkbAr mAtériAlise dAns lA pierre sA conception utopiste du monde

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dans Le désert

À LIRE• George Michell, Amit

Pasricha, Architecture

et jardins moghols.

La Martinière, 2013.

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Les terrasses du Panch Mahal étaient jadis entourées de jali, des écrans de fenêtres qui permettaient aux dames de la cour de voir sans être vues.

Les palais de Fatehpur Sikrî :

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JLe Diwan-i Khass (1)Également nommé le pavillon des bijoux, ce bâtiment ne compte qu’une seule pièce construite sur deux niveaux. en son centre, un pilier octogonal de deux mètres de haut, sculpté de bas en haut avec des symboles des quatre grandes religions (hindouisme, islam, boud-dhisme et christianisme), soutient un balcon accessible par quatre ponts de pierre reliant les quatre coins de la pièce. C’est là, sur son « perchoir », qu’akbar recevait en audience privée.

JLe Khwabgah (2)Les appartements privés du souverain, aussi appelés « chambre des rêves », se déployaient sur deux étages surmontés d’une toiture sculptée imitant des tuiles en terre cuite. Des passages couverts reliaient le bâtiment au harem et au panch mahal.

JLe PanCh MahaL(3)Le palais aux cinq niveaux est un bâtiment pyramidal composé de 5 terrasses successives, de taille décroissante entre le 3e et le 5e étage. C’est le plus petit des pavillons royaux. il ne comporte ni mur ni porte. Le rez-de-chaussée est soutenu par 84 colonnes (185 au total pour l’ensemble). C’est sans doute depuis ce pavillon que les dames observaient la cour.

JL’anuP TaLao (4)installé à proximité du Diwan-i-amm,ce bassin possède un îlot central relié à quatre passerelles. sur cette plate-forme, des musiciens, dont le célèbre Tansen, donnaient des concerts.

JLe Diwan-i-aMM (5)situé à l’ouest de la zone palatiale, ce pavillon à loggia et colonnade est le palais des audiences publiques. Le souverain y écoutait les doléances de ses sujets et y rendaient la justice.

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de pluie chue sur le sol, sur les toitures, est récupérée par drainage et collectée dans un réseau de canalisa-tions courant sous les terrasses avant d’être stockée dans une douzaine de puits à degrés, les baolis », explique Mukul Pandya.Plus que dans n’importe quelle autre cité d’Inde, tout l’espace de Fatehpur Sikrî, 3,5 km de long et 1,5 km de large, est structuré autour de la circula-tion de l’eau courante. Le résultat en est stupéfiant : bassins, étangs et cascades miniatures assurent le confort thermique de quelque 200 000 habitants. Les puits alimentent palais, ateliers, commerces, cuisines et hammams tandis que des réservoirs installés au nord de la cité, près de la route menant aux remparts, abreuvent les animaux. Et ils sont nombreux : la ville compte une centaine d’élé-phants, 30 000 chevaux, des centaines de cerfs, de buffles et autres tigres, coqs et faucons. Ils sont uti-lisés soit pour les nombreuses parades d’animaux, soit comme bêtes de somme.En 1573, les travaux de Fatehpur Sikrî, supervisés par l’empereur lui-même, sont presque achevés. La cité-palais est ceinturée d’un rempart percé de neuf

portes équidistantes. Si l’organisation et la concep-tion des édifices respectent le modèle géométrique islamique, les palais et leurs ornementations mêlent la grâce persane (colonnes, voûtes fleuries, détails sculptés) aux formes massives hindoues (corniches, chapiteaux, kiosques) importées par les maîtres artisans du Gujarat et du Rajasthan. Les colonnes hindoues de certains palais sont décorées de motifs géométriques d’inspiration musulmane qui s’har-monisent avec les ogives islamiques. Cette diversité de styles fait de Fatehpur Sikrî un mélange harmonieux de toutes les ten-dances architecturales de l’empire, et surtout traduit la fascination de l’empereur moghol pour toutes les cultures de son empire et du monde en général. « La tolérance d’Akbar se reflète dans l’architecture du lieu. La zone où se trouvent les palais donne l’idée d’une ville moghole avec ces édifices en forme de tentes en grès rouge et d’espace ouvert au soleil, mais partout des détails hindous comme les repré-sentations de certaines divinités rappellent l’influence indienne », ajoute Mukul Panya.La curiosité et l’ouverture d’esprit de l’empereur l’incitent à se doter d’une bibliothèque riche, selon certaines sources, de près de 24 000 vo-lumes, dont beaucoup sont des traductions en sanskrit d’ouvrages religieux ou philosophiques de différentes cultures. Durant quatorze ans, Fate-hpur Sikrî devient le cœur de l’empire. En 1585, le voyageur anglais Ralph Fitch la décrit comme «  beaucoup plus grande que Londres et plus peu-plée  »… Pourtant, la capitale n’a pas d’avenir. il

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Le système hydraulique est actionné par des roues persanes. Une fois quatre paliers franchis, l’eau est puisée à l’aide de sacs de cuir suspendus à des poulies. Elle est ensuite acheminée par un réseau d’aqueducs vers les palais.

Puits à degrés ou baoli

Réservoir intermédiaire

Chaînes à godets et roues persanes mues par des buffles

Chambre masquant le mécanisme d’approvi-sionnement en eau.

Réservoir intermédiaire

Sacs de cuir

Canalisations et aqueducs

Prélèvements manuels

Un ingénieux système hydraulique

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Rêve d’un unique empereur, elle est abandonnée en 1585 par son créateur et la cour au profit de Lahore, dans l’actuel Pakistan. «  Cet abandon n’est pas du tout, comme certains l’ont relaté, le fait d’une pénurie d’eau mais d’une nécessité politique », explique Mukul Pandya. Si l’approvisionnement en eau avait été problématique, la capitale n’au-rait pu subsister durant quatorze ans avec une telle population. C’est une rébellion menée par le gouverneur de Lahore, soutenue par des tribus afghanes, qui oblige Akbar à déplacer sa

capitale près du front. Fatehpur Sikrî se vide et devient une ville fantôme. Symbole du règne d’Akbar, elle ne sera plus jamais le siège de la cour, qui le suit pour partie à Lahore, ou s’installe à Agra. Elle ne le redeviendra que temporaire-ment, durant trois mois en 1619, quand son fils, l’empereur Jahângîr, s’y installe pour échapper à la peste qui décime la ville d’Agra. La cité-palais ressurgira du passé en 1892, l’année où débute son exploration archéologique. Témoignage d’un passé révolu, elle reste encore aujourd’hui un lieu de pèlerinage pour beaucoup d’Indiens qui se rendent sur le tombeau de Salîm Chishtî dans l’espoir d’avoir un enfant.

Karine Jacquet

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Le rêve utopique d’un empereur

A kbar est à la fois

un souverain

conquérant sans

pitié envers ceux qui

résistent et un humaniste

convaincu. Quand il

accède au trône à l’âge de

quatorze ans, sous tutelle

turque, il hérite d’un

empire, les Indes

(conquises par son grand-

père, le célèbre empereur

moghol Babur), qu’il uni-

fiera presque entièrement

grâce à ses nombreuses

victoires. En 1556, son

pays est « une mosaïque de

peuples pluriconfessionnels

que rien ne rassemble »,

écrivit l’historien Jean-

Paul Roux, spécialiste des

mondes turc et moghol.

Tolérant, croyant et

assoiffé de connais-

sances, Akbar abroge, au

nom du respect de

l’homme et pour main-

tenir la paix dans son

royaume, les conversions

forcées à l’islam, les

mariages précoces et

l’impôt sur les non-

musulmans (jizya). Il

s’efforce d’interdire l’im-

molation de la veuve sur

le bûcher de son défunt

mari. Conformément à la

tradition de ses aïeux,

Tamerlan et Gengis Khân,

il organise dès 1575 à

Fatehpur Sikrî de grands

débats théologiques dans

la « maison d’adoration »

(l’Idabat Khana) où se

retrouvent les représen-

tants des religions de

l’Inde : hindouistes, jaïns,

parsis, ulémas, musul-

mans et chrétiens… « On

philosophe, on discute mais

chacun entend posséder

seul la Vérité », relate Jean-

Paul Roux. Akbar fonde

en 1582 le tawhîd-i ilâhî ou

divin monothéisme,

appelé improprement

plus tard Dîn-i-Ilâhî, culte

de Dieu. Cette nouvelle

religion, syncrétisme de

l’islam, du christianisme,

de l’hindouisme ne lui

survivra pas. K. J.

L’eau du lac est acheminée jusqu’à la cité et stockée dans des réservoirs. Celui sur la photo de gauche alimente la cuisine et le hammam. Ci-dessus, un escalier à arcades menant au puits (baoli).

En 1558, un AnglAis lA décrit commE plus grAndE Et plus pEupléE quE londrEs

À l’image de la cité, le Diwan-i-Khass, ou salle des audiences privées, mêle divers styles architecturaux : surmonté de kiosques indiens, il est orné de colonnes sculptés empruntés à l’art perse.

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Sur un pic Massada

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De vastes thermes publics à la romaine, un palais agrémenté de bains privés, une synagogue pourvue d’une piscine à immersion… La forteresse de Massada, aménagée au début du Ier siècle apr. J.-C., n’a jamais manqué d’eau, même aux pires moments du siège mené par les légionnaires de Vespasien contre les zélotes, derniers résistants juifs. Perché sur un éperon haut de 400 mètres, au sud du désert de Judée, ce nid d’aigle n’a rien d’une oasis. Mais Hérode l’avait doté d’un système ingénieux : de petites citernes, creusées dans la paroi de la falaise, étaient alimentées par les eaux de ruissellement ; les plus grandes, d’une capacité de près de 4 000 m3, étaient approvisionnées par deux oueds voisins, où les barrages et les aqueducs recueillaient les crues hivernales. Le réseau était complété par des réservoirs, implantés au sommet du plateau, pour les besoins des habitants. M.-A. C M

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Chine, Xinjiang

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À l’ouest de la Chine, le redoutable désert du Taklamakan dévoile les ruines de vastes cités enrichies par le commerce de la route de la soie.

Taklamakan : des villes sous le sable

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L’ancienne ville de garnison de Karakhoja (Xinjiang) proté-geait jadis les caravanes de la route de la soie.

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Au cœur de l’Asie s’étend l’austère bassin du Tarim, vaste dépression envahie par les sables d’un désert de mauvaise réputation : les Ouïgours l’ont nommé Taklamakan, ce qui, dans leur langue turcophone, signifie à peu près « une fois dedans, jamais dehors ». Le vocable chinois Liu Sha, « sables qui bougent » ou « sables mouvants », n’est guère plus réconfortant : 500 000 km² pratiquement dépourvus de vie, des écarts de température (-40 °C l’hiver, 50 °C l’été) à rendre schizophrène un thermomètre, des vents de force 12, des rivières suicidaires qui partent s’évaporer dans les dunes… Voilà qui ne donne pas envie de planter sa tente. Ce territoire ingrat a pourtant connu des cités florissantes, aujourd’hui englouties par les sables, qui ont su pendant long-temps relever le défi du désert.« Aucun oiseau ne volait dans le ciel, aucun animal ne courait sur la terre », voilà ce que retient Marco Polo de son passage à proximité du Taklamakan. À l’époque du grand voyageur vénitien, les cara-vanes prenaient déjà grand soin de contourner cet immense océan de dunes jaunes et stériles. Il leur fallait suivre la ligne des oasis isolées qui le bordaient comme autant de bouées de sauvetage. On a longtemps pensé que seuls quelques pasteurs nomades avaient eu l’audace de fréquenter les franges de cette région réfractaire à toute forme de vie. L’étude des sédiments confirme qu’une forte aridité marque le milieu depuis au moins 3 000 ans. Les sables, pourtant, révèlent peu à peu leurs secrets et racontent une tout autre histoire. « Les plus anciennes traces de peuplement dans le bassin du Tarim remontent, en l’état actuel des connaissances, aux alentours de 2000 avant notre ère », explique Corinne Debaine-Francfort, responsable de la Mis-sion archéologique franco-chinoise au Xinjiang. «  Les populations qui y ont vécu se sont toujours installées à proximité de points d’eau, près de sources ou dans des zones d’oasis concentrées dans les deltas des cours d’eau qui se sont déplacés au cours du temps et dont les eaux se perdent aujourd’hui dans les sables. »

Désert Du taklamakan

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momies « caucasiennes » du Xinjiang comme les repré-sentants de populations indo-européennes qui auraient parlé le tokharien et seraient arrivées dans le bassin du Tarim depuis l’Occident entre le IIIe et le Ier millénaire, l’étude en cours laisse entrevoir une situation bien plus complexe. Elles montrent que des brassages géniques ont eu lieu très tôt et que la population de Djoumboulak Koum était déjà fortement mélangée. »À la fin du Ier millénaire av. J.-C., le Xinjiang, ou plutôt Xuyi comme l’appellent alors les Chinois,

Les fouilles montrent des habitations entourées de parcelles irriguées par des canaux obtenus par simple dérivation à partir des bras de deltas. Ce sys-tème rudimentaire permettait d’irriguer de vastes espaces. « Les momies qui ont été retrouvées par cen-taines dans le Taklamakan ont montré que le peuple-ment était plutôt europoïde aux IIe et Ier millénaires, indique Jean-Pierre Drège de l’EPHE, spécialiste de la civilisation de l’écrit en Chine. On en a induit que leurs successeurs étaient des Tokhariens dont la langue se divise en deux dialectes tokhariens, l’un dans la région de Qarashar et l’autre dans celle de Kucha. À l’ouest, dans la région de Khotan, ce sont les Saka qui ont amené de Perse la langue khotanaise. » « C’est une popula-tion mélangée à dominante europoïde, ajoute Corinne Debaine-Francfort. Si certains auteurs considèrent les

Dans le Xinjiang, trente-siX petits royaumes furent fonDés autour De leurs cités-oasis

Karadong, ville étape de la route de la soie

l es fouilles conduites

entre 1993 et 1996 par

l’expédition franco-

chinoise sur le site de

Karadong permettent d’en

savoir un peu plus sur l’urba-

nisme de ces cités du désert.

L’oasis, occupée entre le IIe et

le IVe siècle, était une étape

pour les caravanes sur la route

de Kucha dans le delta antique

de la Kériya. On y retrouve une

succession de petits domaines

avec des habitations et des

dépendances pour jardins,

des vergers et des vignes.

Un réseau de canaux de 50 à

90 cm de large et 25 cm de

profondeur, orientés nord-sud,

assurait l’irrigation des

cultures. Une habitation de

250 m² d’une dizaine de pièces,

fouillée par Corinne Debaine-

Francfort, a révélé des murs

constitués d’une armature de

poutres de bois de peuplier en

alternance avec des piquets

encore couverts de leur écorce.

Des faisceaux de roseaux

étaient disposés à l’horizontale

pour servir de remplissage,

et recouverts d’un enduit de

torchis. Le tout était assemblé

par tenons et mortaises.

Certaines pièces comportaient

des banquettes et des chemi-

nées en terre. La fouille d’un

temple révèle le même type de

construction. « L’abandon et la

désertification de l’oasis ne sont

probablement pas dus à un assè-

chement brutal, conclut Corinne

Debaine-Francfort. Le phéno-

mène a été progressif et le poids

des facteurs anthropiques

(salinisation après irrigation,

déboisement, causes politiques)

n’est pas à négliger. » C. M.

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Les stupas de Jiaohe témoignent de la forte présence du bouddhisme dans le désert du Taklamakan.

Chronologie JVe siècle aV. J.-c. Édification de Djoumboulak Koum, l’une des premières cités du Tarim

Jier siècle aV. J.-c.Début de la route de la soie

Jiiie siècle Début de la propagation du bouddhisme dans le bassin du Tarim

JVe siècle Turquisation progressive de la population

JiXe siècle Début de l’islamisation

JiXe siècle arrivée des Ouïgours

JDÉbuT Xiiie siècle les Mongols prennent le contrôle de la région

JXVe siècle la route de la soie est définitivement abandonnée

est morcelé en 36 petits royaumes fondés chacun autour d’une cité-oasis. «  C’est probablement la difficulté des liaisons entre les différentes oasis, diffi-culté due au climat désertique, qui a favorisé l’existence prolongée de cités-États », précise Jean-Pierre Drège. Le septième empereur de la dynastie Han, Wudi (140-87) va commencer à s’intéresser à ces terri-toires aux confins de son empire, jusqu’ici soumis aux extravagances des Xiongnu, turbulents et incontrôlables nomades d’ascendance turque. Il envoie un nommé Zhang Qian sceller une alliance avec un peuple ennemi des Xiongnu afin de prendre ces derniers à revers. L’émissaire est capturé par les nomades, passe plus de dix ans en captivité mais parvient à s’évader et à rentrer en contact avec les royaumes de l’Ouest. Un axe commercial est-ouest se met bientôt en place. Des caravanes chargées de soieries mais aussi de pierres précieuses, d’ivoire, de porcelaine, d’étoffes de laine ou de lin, de jade

et bien d’autres productions locales, s’élancent depuis la capitale Chang’an – aujourd’hui Xi’an – jusqu’aux frontières occidentales de la « Chine chinoise ». Les Han, conscients de l’importance stratégique de cette nouvelle route commerciale, tentent par des traités, des compromis ou des campagnes militaires de contrôler la région afin d’en assurer la sécurité. Des villes de garnison sont créées ex nihilo afin de protéger les caravanes et leur précieux chargement des cavaliers nomades ou des brigands tibétains. Karakhoja, à 45  km au sud de Turfan, est ainsi ceinte de remparts renforcés de 70 tours afin de tenir tête aux « barbares de l’Ouest ». Dunhuang, surgi du désert entre 121 et 110 av. J.-C., est alors le poste militaire chinois le plus occidental.

Une administration militaire

D’autres villes comme Hami, qui existait déjà au IIe siècle av. J.-C., sont arrachées aux nomades et transformées en colonies militaires et agricoles au tournant de notre ère. Afin d’assurer le ravitail-lement des troupes et des caravanes, un véritable régime d’administration coloniale est mis en place : des exploitations agricoles sont développées sur des terres réquisitionnées et mises en valeur par des bataillons de condamnés ou de réprouvés – petits fonctionnaires coupables de délits mineurs, marchands résidents enregistrés au marché, ainsi que leur famille… Un protecteur général, comman-dant suprême de tous les postes militaires, garde un œil ouvert et méfiant sur les petits royaumes voisins. L’historien Ban Gu (32-92) dit qu’il

Les ruines de la cité de Jiaohe, près de Turfan, ont traversé le

temps. Fondée il y a 2 300 ans,

la ville fut un grand carrefour

commerçant de la route de la soie.

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42 Les Cahiers de sCienCe & vie

« tranquillisait ceux qui étaient pacifiques et réduisait par les armes ceux qui ne l’étaient pas ». Dans ses périodes de grande puissance comme celles de la dynastie Han (206 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.), de la dynastie Tang (618-907), de la dynastie mongole des Yuan (1279-1368), la Chine gardera la main sur ces petits royaumes, tantôt annexés, tantôt satellites ou protectorats. Mais d’autres puissances viendront régulièrement lui disputer le contrôle de cette artère économique. Toutes les cités-oasis vont néanmoins prospérer grâce aux caravanes de la route de la soie. Quelques-unes, comme Kashgar ou Yarkand, s’érigent en grands carrefours d’échanges commerciaux équipés de services gouvernementaux, de douanes, d’entrepôts, de caravansérails, de comptoirs où s’activent commerçants, changeurs, loueurs de chameaux, vendeurs de mulets et autres fournisseurs de fourrages. Les oasis qui jalonnent les pistes le long du désert jouent plutôt le rôle de transitaires ; ils permettent aux hommes et aux animaux de bât de récupérer des étapes éprouvantes et de se reposer en toute sécurité. Quand le calme politique favorise l’augmentation du trafic, les oasis s’enrichissent, se transforment elles-mêmes en centres commerciaux et accroissent leur influence alentour.La route de la soie n’est pas qu’un axe d’échanges marchands. Elle diffuse également des idées. Les

cités du bassin du Tarim deviennent bientôt d’étonnants creusets où se côtoient et mûrissent cultures et religions venues des grands empires sédentaires comme la Chine, l’Inde, la Grèce ou la Perse. Le bouddhisme, apparu en Inde, se développe vers l’est à partir du IIIe  siècle, au fil des étapes caravanières. Les riches familles locales, mais aussi les marchands et pèlerins sou-cieux de s’attirer les faveurs des dieux avant un voyage long et périlleux, financent généreusement l’édification de temples, stupas et monastères. C’est ici, aux confins de l’Asie centrale, qu’a lieu la rencontre entre l’art classique grec et l’art bouddhique indien, une fusion stylistique dite « art de Gandhara » marquée par des bouddhas à nez droit et cheveux bouclés, revêtus d’amples toges aux plissés d’inspiration hellénistique.

L’arrivée de L’isLam

À partir du VIe  siècle, manichéens exilés de Perse et chrétiens nestoriens chassés de l’Empire byzantin pour hérésie retrouvent une certaine liberté de culte dans les oasis du Tarim malgré la forte présence du bouddhisme. À Karakhoja, les stupas bouddhiques côtoient les autels mani-chéens. Au centre d’une grande enceinte carrée de 5,5 km de côté constituée de remparts d’ar-gile d’environ 11 m de haut – et épais parfois de 12 m ! –, deux grandes artères se croisent à angle droit comme dans une cité romaine. La ville s’étend à l’intérieur mais aussi à l’extérieur des mu-railles percées au total de neuf portes. L’ensemble palatial qui y a été découvert a révélé de riches t

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Les échanges favorisent La rencontre de L’art grec et de L’art bouddhique

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collections de peintures et de manuscrits mani-chéens qui éclairent un peu plus cette obscure religion apparue au IIIe  siècle dans la Perse des Sassanides. Les cavaliers ouïgours découvrent le manichéisme lors du pillage de Chang’an en 762 et s’y convertissent en nombre. Un siècle plus tard, lorsque les tribus kirghizes les chassent de leurs steppes mongoles, ces nomades de souche turque s’éparpillent dans les oasis en bordure du Takla-makan. Ils s’y sédentarisent, attellent leurs chevaux aux charrues, se mettent à l’agriculture et absorbent progressivement les autochtones indo-européens tout en faisant preuve d’une grande tolérance

religieuse. Mais sous la dynastie des Ming (1368-1644), l’ensemble de la région est converti à l’islam. Les bouddhas sont défigurés, les temples détruits et les stupas abattus à coups de pioche. Ne restera de ces civilisations bouddhiques qu’une poignée de vestiges, bientôt avalés par les sables.

Le sabLe reprend ses droits

Au XIVe siècle, la Chine a bien du mal à maintenir les garnisons perdues aux confins de son empire. Elle se retranche derrière sa Grande Muraille et finit par fermer ses frontières. L’ouverture par les Européens de la route maritime des épices sonne définitivement le glas de la route de la soie. Tout le bassin du Tarim est condamné à un mortel isole-ment. De toute façon le désert, qui se moque bien des conjectures politico-religieuses, a déjà scellé le destin des cités-oasis, construites dans des zones de fertilité bien précaires. « Quelle que soit l’époque considérée, le milieu dans lequel s’insèrent les zones d’habitation est un milieu instable à long terme  », remarque Corinne Debaine-Francfort. Il suffit d’une baisse récurrente du débit d’un cours d’eau, d’un déplacement du lit d’une rivière pour que les canaux d’irrigation s’assèchent et que toute agricul-ture devienne impossible. « Le rôle des changements climatiques, tels que la désertification progressive, mais parfois aussi les inondations dues à la fonte des neiges qui détruisent les canaux d’irrigation, n’est certaine-ment pas pour rien dans le dépeuplement de certaines oasis et dans leur abandon, ajoute Jean-Pierre Drège. Seuls les lieux les mieux protégés de ces bouleverse-ments ont subsisté, comme Kashgar, Khotan, Kucha, Aksu ou Yarkand. » Ne vont survivre que les oasis les plus riches et les mieux irriguées. Les autres sont confiées aux bons soins du désert, englou-ties par ses dunes voraces qui, au gré des caprices du vent, consentent parfois à nous en restituer les vestiges millénaires.

Christophe Migeon

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Le stupa de Mor dans l’ancienne cité de Ha Noi, à 40 km au nord-est de Kashgar.

Le Taklamakan est un désert des plus hostiles : une amplitude thermique de 90°, des rivières qui se perdent dans le sable… Et pourtant plusieurs villes y ont prospéré. (Parc national géologique de Yadan.)

Djoumboulak Koum, l’une des premières cités du Tarim

En 1994, une équipe franco-chinoise d’archéologues ressus-

cite les vestiges d’une cité fortifiée perdue dans l’ouest du Taklamakan. Au Ier millénaire avant notre ère, Djoumboulak Koum était déjà une florissante cité d’agriculteurs-éleveurs sédentaires, férus de tissage et de ferronnerie. C’est la première trace d’occupation humaine dans le Xinjiang. Les lourds et massifs rem-

parts – de 2 à 4 m de haut sur 5 m de large – étaient en argile armée recouverte d’un parement de briques crues, et coiffés de deux rangées de piquets de bois délimitant un chemin de ronde. À l’intérieur des 10 ha couverts par l’enceinte, se pelotonnaient maisons d’habitation avec charpentes en bois de peuplier et silos à grains maçonnés en terre crue. On y a retrouvé des traces de millet, d’orge et

de blé. Située au cœur du delta de la rivière Keriya qui s’est depuis déplacé, la cité a pu prospérer grâce à des kilomètres de canaux de diversion dont on voit encore les traces. « Larges de 50 à

150 cm, profondes d’une

vingtaine de centimètres, ces

dérivations contredisent l’idée

traditionnelle selon laquelle

irrigation et développement

agricole auraient été introduits

par la colonisation chinoise du

début de notre ère », explique

Corinne Debaine-Francfort. Cette irrigation se faisait à l’air libre et non par le biais de karez, tunnels utilisant la gravité pour capter l’eau au pied des montagnes. Selon Eric Trombert, chercheur au centre de recherche sur les civilisa-tions de l’Asie orientale (CRCAO), les karez ne seraient d’ailleurs pas apparus dans le Xinjiang avant le XIXe siècle, sous la dynastie des Qing. C. M.

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Le géographe Sven Hedin fut

le premier à cartographier

les immensités inconnues du Grand-Ouest

chinois.

La course aux trésors du Taklamakan

Lorsque, au milieu des dunes du Far West chinois, surgissent les ruines d’une civilisation bouddhique oubliée, les archéologues

d’une demi-douzaine de nations se jettent dans une formidable chasse aux vestiges et œuvres d’art qui va durer près de 25 ans.

dans Le désert

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ers la fin du XIXe  siècle, de drôles de légendes courent le long des dunes du

Grand-Ouest chinois. Il se chuchote des histoires de cités englouties par les sables,

de trésors enfouis dans le désert mais aussi de caravanes disparues corps et biens dans des

ouragans ou encore de fantômes tourmentant le voyageur suffisamment inconscient pour se

risquer dans ces contrées désolées. Ces récits ne manquent pas de piquer la curiosité d’une poignée

d’audacieux archéologues au caractère bien trempé, à la fois scientifiques et explorateurs, savants éru-dits et aventuriers, parfois espions. En l’espace de trente ans, sept nations rentrent dans une mêlée archéologique générale, unique dans l’histoire. Ce raid étourdissant, épicé de compéti-tion plus ou moins saine, semé d’embûches et de périls, ne prend fin que lorsque la Chine ferme enfin ses portes à ces « diables étrangers » dans les années 1920. L’histoire de ces singuliers personnages, héros découvreurs et sauveteurs d’un patrimoine oublié pour le monde occidental, méprisables pillards

pour les Chinois, mérite en tout cas d’être contée.Tartarie chinoise, Turkestan chinois, Haute- Tartarie, Turkestan oriental, Kashgarie ou encore Haute-Asie chinoise… Au XIXe siècle, ces noms au capiteux parfum d’aventure désignent tous la même région, le bassin du Tarim, tout à l’ouest de la Chine. Une vaste tache blanche sur les cartes, aussi inex-plorée et mystérieuse que l’Antarctique à l’époque, au cœur des rivalités politiques de trois empires. Car en plus de la Chine, l’Angleterre et la Russie impé-riale, en quête d’or et de mers chaudes, sont engagées dans une lutte subtile et féroce pour le contrôle de l’Asie centrale, menée à coup d’espions et de réseaux d’indicateurs. Parmi eux, les pundits, ces agents de l’armée des Indes, déguisés en pèlerins bouddhistes pour cartographier les régions inconnues, sont parmi les premiers à rapporter des rumeurs au sujet de cités ensevelies dans le désert du Taklamakan. Du côté des Russes, plusieurs scientifiques – cartographes, botanistes, zoologues…– font des découvertes fortuites, à l’instar du fameux Nicolaï Prjevalski qui repère des ruines lors de son expédition au

Les explorateurs ont affronté des conditions dantesques dans le Taklamakan, fixées ici par un membre de l’expédition de Sven Hedin.

Statue en bois trouvée à Mogao : gardien céleste des points cardinaux (VIIIe s.)

Les Occidentaux les prenaient pour des héros et les Chinois pour des pillards…

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46 Les Cahiers de sCienCe & vie

Lop-Nor en 1876. Mais aucun d’eux n’est archéo-logue et aucun ne prend la peine de faire des fouilles. Il faut attendre encore une quinzaine d’années pour que les choses commencent à bouger. En 1890, alors qu’il enquête sur le meurtre d’un négociant écossais du côté de Kucha, le lieutenant Bower, de l’armée des Indes, achète à un pilleur de stupa 51 feuillets d’écorce de bouleau rédigés en sanskrit. Les manus-crits se révèlent très anciens puisqu’ils remontent au Ve siècle ! C’est la première véritable confirmation qu’une civilisation bouddhique oubliée sommeille sous les sables du Turkestan chinois. Malgré cette dé-couverte d’importance, les archéologues rechignent encore à venir. D’abord, ces messieurs sont fort oc-cupés par les fouilles récemment conduites en Grèce, en Égypte ou en Mésopotamie. Ensuite, il faut bien reconnaître que le Far West chinois ne jouit pas d’une excellente réputation : une chaleur accablante l’été, un froid mordant l’hiver, des fièvres à l’issue douteuse, des routes hasardeuses fréquentées par des bandits cupides et sanguinaires, des auberges infes-

tées de punaises et une gastronomie malheureuse à base de riz et de graisse de mouton, voilà qui fait réfléchir à deux fois le gentleman à chemise ami-donnée du British Museum…Le Taklamakan sera finalement exploré en pre-mier par un petit bonhomme à lunettes, doté d’une vitalité de sanglier et d’une détermination à toute épreuve. En 1895, le scientifique suédois Sven Hedin tente une traversée d’ouest en est du désert. Cette première expédition manque bien d’être la dernière et il n’échappe que de justesse à une mort atroce (voir l’encadré ci-dessous).

Malgré la gangrène

En janvier de l’année suivante, Hedin découvre les sites de Dandan Oilik et Karadong, deux cités ense-velies au nord-est de Khotan. Lors d’une seconde expédition, en 1899, il met au jour les ruines de Loulan : des pans de maisons, avec leurs restes de jardins garnis de pruniers ou d’abricotiers ainsi que les traces d’avenues bordées de peupliers se rap-pellent au souvenir de l’humanité après 1 500 ans de sommeil. Mais Hedin est avant tout un explorateur géographe qui n’a de cesse d’aller de l’avant et n’a guère envie de s’attarder sur un site particulier. En 1900, Aurel Stein, un Hongrois d’origine et archéo-logue de formation – enfin ! – parvient à monter une campagne de recherches pour le compte des Anglais. Cet érudit a bien préparé son voyage en épluchant

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Le Suédois Sven Hedin immortalisé à Taschkent, le 24 décembre 1893.

En 1895, Sven Hedin tente une traversée d’ouest en est du désert

Les désastreux débuts de Sven Hedin

En avril 1895, le

géographe suédois

entreprend

d’explorer ce redoutable

désert du Taklamakan et

de le traverser d’ouest en

est. Il quitte Kashgar en

compagnie de son

domestique Islam Bai, un

guide et deux chameliers

à la tête de huit cha-

meaux. Au bout de 15

jours, Hedin réalise que

ses hommes n’ont pas

rempli les outres au der-

nier puits. C’est du moins

la version de Hedin dans

son livre Through Asia.

Certains auteurs pré-

tendent que c’est

lui-même qui aurait

oublié de faire le plein !

En tout cas, il ne leur

reste plus que deux jours

d’eau ! La soif gagne la

caravane : le guide Yolchi

vole de l’eau, Hedin tente

de boire l’alcool à brûler

du réchaud et en reste

paralysé quelques

heures. Il parvient pour-

tant à rejoindre ses

camarades. Deux d’entre

eux décèdent après avoir

bu de l’urine de cha-

meau. Les bêtes meurent

les unes après les autres.

Hedin poursuit avec

Islam Bai et un chamelier

nommé Kasim. Ils

s’enterrent la journée et

se traînent comme ils

peuvent dans la fraîcheur

de la nuit. Bientôt,

ils sont obligés d’aban-

donner Islam Bai. Ils se

perdent, retrouvent leurs

propres traces et sont sur

le point d’abandonner.

Au bout de 5 jours sans

eau, les deux survivants

aperçoivent au loin la

forêt qui borde la rivière

Khotan. Hedin y parvient

en rampant et ramène

de l’eau pour son compa-

gnon effondré sous un

tamaris. Ils sont plus

tard secourus par des

bergers qui leur

apprennent qu’Islam a

pu être sauvé. Cette mal-

heureuse expérience

n’empêchera pas Sven

Hedin de poursuivre

sa brillante carrière et de

devenir l’un des plus

formidables explorateurs

du XXe siècle. C. M.

dans Le désert

Page 47: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

Les Cahiers de sCienCe & vie 47

les comptes rendus et les cartes publiés par Hedin dans son ouvrage Through Asia. Accompagné de son fidèle fox-terrier, il est aussi opiniâtre et dur à la peine que le Suédois, rédige ses rapports tard le soir quand ses coéquipiers exténués s’abandonnent déjà au sommeil, brave les tempêtes de sable et les enge-lures, quitte à laisser quelques orteils gangrenés sur le terrain. Au cours des trois expéditions qu’il conduit en seize ans dans le Turkestan chinois, il fouille méticuleusement les cités de Dandan Oilik, Niya, Endere, Karadong et Rawok selon une approche à la fois prudente et expérimentale. Ces sites sont « un laboratoire dans lesquels il découvre les techniques d’excavation les plus appropriées dans le cas de ruines

recouvertes d’un sable aussi fluide que l’eau », explique sa biographe Jeannette Mirsky. En 1907 il réalise son plus beau coup : vers Dunhuang, dans les grottes de Mogao, un prêtre taoïste lui dévoile une grotte murée remplie de milliers de manuscrits de plus de 1 000 ans. Les rouleaux s’entassent sur plus de trois mètres de haut ! Après une longue négociation, il convainc le prêtre de lui céder 7 000 manuscrits et livres xylogra-phiques contre la somme dérisoire de 130 £ avant de les expédier dans 27 valises vers l’Angleterre. Avec ce chargement, les linguistes britanniques vont pou-voir s’occuper pendant près de 50 ans en déchiffrant 32 kilomètres de rouleaux. Parmi eux, le Soutra du diamant (868), une impression sur papier en xylogra-phie, le plus ancien texte imprimé connu.Ses meilleurs orientalistes étant accaparés par les fouilles d’Angkor, la France entre tardivement dans cette course aux antiquités chinoises. Le jeune et brillant sinologue Paul Pelliot séjourne dans les grottes de Mogao un an après Stein. Contrairement à ce dernier, il parle et lit couramment le chinois ainsi que douze autres langues. En trois semaines, à la lueur vacillante d’une bougie, il sélectionne 6 500 manuscrits parmi les 15 000 laissés par Stein au rythme effrayant de deux documents par minute ! « Il n’est pas seulement un rouleau, mais un chiffon de papier – et Dieu sait s’il y avait de ces loques – qui

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Aurel Stein, en casque colonial, son chien à son côté, pose au milieu des membres de son équipe près de l’ancienne cité de Niya, en 1906.

Stein a pillé, estiment les Chinois, des

centaines d’objets de ses pérégrina-

tions. À gauche, tablette du

IIIe siècle ; ci-contre, les rois

des Enfers, figurant sur un

manuscrit du Xe siècle.

Dans une grotte, les manuscrits s’empilaient sur trois mètres

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ne m’ait passé par les mains », se vante Pelliot. Il les achète à 90 £ et parvient à les faire sortir discrète-ment du pays pour la France.Rétrospectivement, les méthodes quelque peu expé-ditives de nos héros ne semblent guère s’embarrasser d’éthique déontologique. À dos de chameau, sur des carrioles brinquebalantes ou par voie de chemin de fer, des tonnes de caisses remplies de manuscrits, statues et autres objets d’art bouddhiques sont ex-pédiées dans le pays de leur « inventeur » au nez et à la barbe des autorités chinoises. Ces trésors, aujourd’hui dispersés dans les musées d’une douzaine de pays, sont rarement accessibles au grand public, soit par manque de place, soit parce qu’ils ne peuvent éveiller l’intérêt que de rares connaisseurs. Bien souvent, ils n’ont été exhumés des sables que pour être à nouveau enterrés au fin fond d’une réserve ou d’un ténébreux couloir de musée. Pour les Chinois, ces archéologues sont des voleurs sans vergogne. En tête de la liste rouge, Stein est sans doute le plus détesté de ces « diables étrangers » qui ont vidé le Taklamakan de ses pépites bouddhiques. Certains archéologues ont pourtant été bien plus abrupts et indélicats dans leurs fouilles. Citons pour mémoire l’Allemand von Le Coq, ancien marchand de vin reconverti dans l’archéologie qui, sur les deux sites

de Bezeklik et Kizil, prélève les peintures murales à la scie, les plus grandes étant coupées en morceaux aux dimensions de ses caisses ! Au total, les quatre missions allemandes dépêcheront à Berlin 34 tonnes de statues, de fresques et plus de 40 000 manuscrits. Stein, visitant un site exploité peu de temps avant par l’équipe allemande, confie dans une lettre à un ami : « Que de traces affligeantes laissées derrière eux ! De beaux fragments de sculpture en stuc ont été éparpillés à la ronde (…) des statues trop grandes pour être emportées gisaient là, exposées aux intempéries et abandonnées aux bons soins des voyageurs. » Même choc à Miran, où il constate avec amertume «  le manque de formation, d’habileté technique et d’expé-rience » de ses confrères japonais. Mais sans doute ces derniers étaient-ils plus habiles en matière de renseignements que férus d’archéologie…

Destruction et vanDalisme

Les archéologues occidentaux n’ont pourtant pas tous été d’indélicats rustauds. L’Allemand Grünwedel et le Russe Oldenburg condamnent l’enlèvement sys-tématique des œuvres d’art et recommandent de les laisser in situ pour n’en garder que des dessins ou des photos. Par ailleurs, les trésors du Taklamakan n’ont pas subi que les outrages du temps : ils ont d’abord dû affronter la rage des iconoclastes musulmans qui, dès le IXe siècle, n’ont cessé de détruire tous les supports d’art figuratif. Des manuscrits millénaires considérés comme impies sont jetés au feu ou à l’eau, d’autres sont réduits en bouillie par des débordements de canaux. Les paysans participent aussi à cette vaste entreprise de vandalisme en récupérant la terre fer-tile des vieux murs pour bonifier leurs champs ou en grattant les peintures pour en récupérer les pigments colorés supposés faire du bon engrais ! Les poutres des maisons ou des temples sont appréciées comme bois de chauffage ou de construction. Au début du XXe siècle, les dégâts les plus sérieux sont le fait des « taklamakanchis », les pilleurs à la recherche d’or, de pièces de monnaie, de manuscrits ou de sceaux afin d’alimenter l’insatiable marché des collectionneurs occidentaux. Le prélèvement des œuvres d’art par les archéologues aura sans doute permis de les sous-traire au vandalisme ou au fanatisme d’un XXe siècle tourmenté – notamment à celui des Gardes Rouges qui n’avaient que mépris pour le bouddhisme. La Première Guerre mondiale, des troubles politiques doublés d’une vague de xénophobie de la part de la population chinoise mettent un terme à la course. En 1930, la création d’un « conseil national pour la sauvegarde des antiquités chinoises » sonne le glas des expéditions étrangères. Après l’effervescence et le tumulte des fouilles, le Taklamakan retrouve la paix des espaces oubliés par l’homme.

Christophe Migeon

Les missions allemandes emporteront des tonnes de statues et de fresques

Les grottes de Mogao, découvertes en 1907, abritaient des manuscrits millénaires. (Bodhisattva, peinture sur soie du Xe s.)

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Le sinologue français Paul Pelliot dans la grotte des livres, à Mogao : il y a parcouru et sélectionné des milliers de rouleaux. (Photo de 1908.)

Le Soutra du diamant,

découvert par les Britanniques, est le plus ancien ouvrage imprimé au monde (868). Il est conservé à la British Library.

Durant un demi-siècle, les Britanniques déchif frent 32 kilomètres de rouleaux

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Sur le sable Ghadamès

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Nichée au cœur du désert libyen, l’ancienne cité de Ghadamès constitue l’un des exemples les mieux préservés des ksour, ces villages fortifiés qui ont pros-péré le long des oasis de l’Afrique présaharienne et de ses pistes caravanières. Ceints de remparts, les habitats et la palmeraie forment un ensemble resserré, qui a été comparé à des catacombes. Entre les habitations d’un ou deux étages surmontés de toits en terrasse serpentent des ruelles obscures, à peine éclairées par quelques puits de lumière. Ces galeries qu’empruntent les habitants sont parfaitement adaptées à la température qui peut grimper jusqu’à 55°. Aujourd’hui encore, les résidents de l’agglo-mération moderne de Ghadamès viennent trouver refuge dans la vieille ville lors des grandes chaleurs estivales. M.-A. C

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Les cités fortifiées du Sahara

Algérie

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Dans la vallée du M’zab, la présence humaine semble incongrue. Les Mozabites y ont trouvé refuge depuis 1 000 ans. Avec obstination, ils ont développé des trésors d’ingéniosité pour se protéger de la chaleur accablante.

n désert dans le désert, c’est ainsi que l’on qualifie la région de la Chebka à 600 kilomètres au sud d’Alger. Ce plateau rocheux du nord du Sahara est entaillé par un oued, une rivière temporaire nommée le M’zab. Le climat y est redoutable-ment chaud et sec. Jujubier et pistachier sauvage s’en accommodent tant bien que mal. Mais toute installation humaine semble exclue. C’est pour-tant ici qu’au Xe siècle s’installèrent les ibadites, une communauté berbère mise au ban pour sa vision dissidente de l’Islam. Le modèle de ville et d’habitation élaboré qu’ils conçurent leur permit de supporter cet environnement hos-tile. Fonctionnelles, écologiques avant la lettre, les constructions du M’zab aux lignes épurées ont été une source d’inspiration pour des architectes et des urbanistes du XXe siècle comme Le Cor-busier, Fernand Pouillon ou André Ravéreau. En 1982, la vallée du M’zab a été classée au patri-moine mondial de l’Unesco.Pour les ibadites, la région du M’zab fut d’abord un refuge. Il leur fallait trouver un endroit sûr pour échapper aux persécutions menées par les califes fatimides. Parfois qualifiés de « protestants de l’Islam », les ibadites se distinguent par leur

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« Un miracle de sagacité », avait estimé Le Corbuzier après un survol du M’zab.

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approche rigoureuse et sobre de leur religion. Ils soutiennent que seules les règles prescrites par le Coran doivent être respectées dans leur intégrité. Mais ils tiennent pour discutables la Sunna, fondée sur les hadith (recueil de paroles du prophète) et l’ijtihad (l’exégèse et l’interprétation du Coran).Les ibadites avaient édifié un empire qui rayonna sur tout le Maghreb et dont la capitale était Tahert. Après la chute de la ville en 910, leur histoire n’est qu’une suite de replis qui les amène finalement dans la région du M’zab. Au XIe siècle, ils y fondent cinq cités fortifiées : les ksour d’El-Ateuf (1011), de Bou-Noura (1048), de Ghardaïa (1053) de Melika (1124) et de Beni-Isguen (1347) . Ils s’intégrèrent si bien au milieu naturel qu’on finit par les désigner sous le nom de Mozabites.

Trois généraTions pour un forage

L’eau constituait le problème majeur auquel ils étaient confrontés. La région est non seulement dépourvue d’oasis, mais aussi de dépression natu-relle pouvant recueillir les eaux de ruissellement. La moyenne annuelle des précipitations varie entre 50 et 70 mm, et chute à 30 mm les années de grande sécheresse. Mais la pluie n’est pas toujours assez drue et abondante pour que le M’zab entre en crue. Celle-ci ne survient que tous les deux ou trois ans, et dure à peine quelques jours, parfois quelques heures. Les Mozabites n’avaient d’autres

choix que d’exploiter la crue au maximum. Dès les Xe et XIe siècles, des barrages ont été édifiés pour la capter et en répartir les eaux. Le flot de l’oued était redirigé vers des palmiers et autres arbres frui-tiers par l’action de la gravité, grâce à un réseau de rigoles soigneusement entretenu.Avec beaucoup d’obstination, les Mozabites ont entrepris de se doter de puits. L’opération était complexe, la nappe phréatique se trouvant à 40 mètres, voire à 70 mètres, sous leurs pieds. Les travaux occupaient parfois trois générations suc-cessives. Les puits traditionnels fonctionnaient à l’aide de poulies et de la traction d’un cheval.C’est au prix de tous ces efforts que chacune des cinq cités d’origine s’est dotée d’une palmeraie, située à l’extérieur des remparts. Le palmier, dans un tel milieu, fait figure d’arbre de vie. Rien n’est perdu : on en consomme les dattes, et le tronc est trans-formé en poutres pour la construction des maisons. La deuxième adaptation indispensable concerne la chaleur. L’enjeu devient vital dans une région où les moyennes de températures dépassent fréquemment 40 °C en été. À Ghardaïa, par exemple, on relève une moyenne de 44 °C au mois d’août. L’adaptation à la chaleur se joue à un double niveau, celui de l’échelle urbaine, et celui des maisons individuelles.Ces cités fortifiées, situées sur des positions émi-nentes qui les tiennent hors de portée des crues

À l’aide de puits et de barrages, les Mozabites ont fait pousser des palmeraies malgré l’absence d’oasis.

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Les Cahiers de sCienCe & vie 55

de l’oued et en position stratégique de défense, frappent par leur morphologie très compacte. Les maisons sont accolées, ce qui a pour effet de réduire les surfaces exposées à l’ensoleillement. Les ruelles, étroites, sinueuses, protègent du so-leil. La ventilation de la rue est assurée par les passages couverts, où l’air subit une forte accélé-ration, même par vent faible.À l’échelle des maisons, d’autres stratégies de résis-tance à la chaleur sont adoptées. Il en est ainsi

du choix des matériaux de construction. Said Mazouz, professeur d’architecture et d’urbanisme à l’université de Oum el Bouaghi, souligne que les matériaux et les procédés utilisés sont conçus pour résister à la chaleur : « Les murs mesurent un mètre d’épaisseur à leur base. Ils sont formés de moellons de pierres recouverts de timchent, un mortier de plâtre traditionnel de couleur grise obtenu à partir du gypse. Des études ont mis en évidence les propriétés d’inertie thermiques remarquables de ces murs. Ils ont la capa-

Patios couverts, maisons accolées, fenêtres étroites… les stratégies contre la chaleur abondent.

Ces Cités érigées sur Des positions éMinentes frAppent pAr Leur MorphoLogie CoMpACte

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Menaces sur le M’zab

Au xxe siècle, le M’zab

est passé d’une vallée

rurale à une vallée

urbaine. Les cinq cités origi-

nelles abritaient globalement

18 000 habitants en 1896.

Elles en comptent 140 000

aujourd’hui. L’espace dévolu

à la palmeraie a été rogné.

Le système d’irrigation

ancien reste fonctionnel mais

les crues de l’oued sont deve-

nues une source de pollution.

Les conduites d’égout

parcourent le lit de l’oued.

Chaque crue dégage ces

conduites et produit des

fuites nombreuses, si bien

que les eaux usées se mêlent

à celles de la crue. « Il se

révèle plus difficile d’assurer à

cette vallée son assainissement

que son approvisionnement en

eau », écrit le géographe Marc

Côte dans un article paru

dans la revue Méditerranée

(2002). Le problème majeur

tient aux dissensions entre

les habitants. Au fil du

temps, une population

anciennement nomade s’est

installée dans le M’zab. Les

tensions entre deux com-

munautés, l’une berbère et

ibadite, l’autre arabe et

malékite (tendance majori-

taire de l’Islam),

s’intensifient. Said Mazouz,

professeur d’urbanisme et

d’architecture, l’explique

par « une gestion au jour le

jour par le pouvoir en place,

qui se méfie des modèles

culturels divergents », mais

aussi par une croissance

démographique qui ren-

force la promiscuité et

exacerbe les tensions : « Les

villes mozabites étaient faites

pour ne pas dépasser un seuil

de population. Quand ce seuil

était atteint, on construisait

une autre ville. L’équilibre a

ainsi été préservé pendant des

siècles. Mais ce modèle est

aujourd’hui en péril. » J.-F. M.

Page 56: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

56 Les Cahiers de sCienCe & vie

cité de retarder la pénétration de la chaleur pendant 14 heures. Autrement dit, la chaleur entre au moment où la fraîcheur du soir peut la compenser ».Ces maisons donnent sur la rue. Dans les murs, point de fenêtres mais des fentes étroites, compa-rables à des meurtrières, par où l’air chaud peine à passer. En hiver, ces ouvertures sont obstruées par un simple chiffon. On entre dans la maison par une chicane, la skiffa, qui donne sur une seconde porte. Même si la première est ouverte, rien n’est dévoilé de l’intimité de ses habitants.Les maisons, de forme cubique et de taille sem-blable, possèdent un patio souvent couvert dont le toit est percé d’un chebek (fénêtre). Cette ouverture, recouverte d’une grille, est une source d’air et de lumière. Elle n’a pas besoin d’être de grande taille, comme l’explique l’architecte André Ravéreau (1). Compte tenu de la forte luminosité, cette modeste trappe suffit à assurer un déferlement de lumière

dans l’habitation. Une ouverture d’un mètre carré éclaire une pièce de 25 mètres. L’été, pendant la journée, le chebek est recouvert d’une natte ou de palmes pour protéger la maison de la chaleur. On le découvre le soir pour permettre à la fraî-cheur de pénétrer, à l’inverse de l’hiver. Ces maisons à un étage disposent également d’une terrasse utilisée la nuit pour dormir lorsque la chaleur est trop accablante.

l’urbanisme en signe de solidariTé

Pour se mettre à l’abri de la chaleur, les Mozabites pratiquaient une sorte de nomadisme saisonnier, passant l’hiver dans le ksar, et l’été à la palmeraie, dans une maison plus sommaire.Grâce à cet urbanisme et à ces conceptions ar-chitecturales si inventives et si adaptées aux contraintes du milieu, les Mozabites ont vécu pen-dant plus de dix siècles dans cet environnement impitoyable. À dire vrai, ces conceptions archi-tecturales audacieuses n’étaient pas seulement dictées par la volonté d’affronter l’aridité. Leur efficacité tient aussi au fait qu’elles étaient en par-fait accord avec les principes moraux et religieux des Mozabites. Ces maisons de dimensions égales, soudées les unes aux autres, visaient à résister au soleil autant qu’à exprimer la solidarité des habi-tants du M’zab. C’est grâce à la cohésion de la communauté mozabite, au sens propre comme au sens figuré, que ce joyau architectural a tra-versé le temps. Mais aujourd’hui, les menaces qui pèsent sur le M’zab résident moins dans les sirènes de la modernité et l’abandon des modes de vie anciens que dans la rupture de cette soli-darité millénaire.

Jean-François Mondot

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Les Mozabites ont façonné leur environnement selon leurs principes moraux et religieux (ci-dessus, un cimetière).

1 - André Ravéreau est l’auteur, notamment de Le M’zab, une leçon d’architecture, Actes Sud, 2003.

dans Le désert

Le Corbusier et le M’zab

Le Corbusier découvre

le M’zab au cours

d’un voyage en Algérie

en 1931. Il est fasciné

par ces constructions

qui rejoignent sa

préoccupation d’une archi-

tecture dont « l’homme nu,

homme instinctif, individuel,

collectif et cosmique est le

centre ». Il visite Ghardaïa

mais éprouve la frustration

de ne pouvoir entrer dans les

maisons fermées aux étran-

gers. En 1933, il revient en

Algérie et survole les cités du

M’zab. « On pensait que ces

villes étaient une croûte sèche

de terre battue brûlée par le

soleil. L’avion nous révèle un

miracle de sagacité, d’ordon-

nance savante et bienfaisante,

une anatomie brillante.

Au-dedans s’ouvrent comme

des coquillages vivants

les savoureuses verdures

des jardins. » Le souvenir

de l’architecture mozabite

se retrouverait dans son

œuvre, en particulier dans

la chapelle de Ronchamp,

construite entre 1950 et 1955,

inspirée, dit-on, par la

mosquée Sidi Brahim

d’El-Ateuf. J.-F. M

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58 Les Cahiers de sCienCe & vie Les Cahiers de sCienCe & vie 59

Pérou

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Sculptée sur la cime aplanie d’une montagne, la cité déroule ses bâtiments sur une succession de terrasses. Peu accessible, confrontée aux risques d’érosion, elle fut l’un des plus grands centres incas jusqu’à la chute de l’empire en 1572.

Machu Picchu, la cité inca vertigineuse

ichée au cœur des Andes péruviennes, la cité inca de Machu Picchu est l’un des sites archéologiques les plus saisissants du monde, tant par sa beauté que par la perfection de son agencement. Ce complexe majestueux compte près de 200 bâtiments constitués de blocs de granite élevés sur un sommet aplani artificiellement, bordé de terrasses agricoles. Prouesse pétrifiée, il est l’incarnation de l’in-géniosité des bâtisseurs incas. Il leur a en effet fallu, au milieu du XVe siècle, sans roue ni cheval, sculpter le sommet de cette montagne qui culmine à 2 438 mètres. Mais aussi élaborer un astucieux système de drainage pour évacuer les pluies tropicales, sans lequel l’éro-sion aurait fini par précipiter la cité en contrebas, bien avant qu’elle ne tombe aux mains des Conquistadors en 1572. L’ensemble présente l’aspect d’une citadelle impériale quasi imprenable.Face à cette nature aussi sauvage et escarpée, une question taraude le visiteur : pourquoi avoir construit une cité ici ? Que sont venus faire les Incas, dont le territoire immense couvrait près d’un million de kilomètres carrés, en ce lieu si peu accessible ? Question d’habitude : leur capitale, Cuzco, dont ils sont originaires, se trouve à près d’une cen-taine de kilomètres… et à 3450 mètres d’altitude ! Les sommets andins n’effraient pas ce peuple de montagnards, accoutumé à évoluer dans la sierra péruvienne, littéralement la montagne « en dents de scie ». L’historienne et anthropologue Carmen Bernand fait remarquer que les Incas ont construit « de petits sanctuaires d’altitude dans l’extrême sud de l’empire, sur les territoires actuels de l’Argentine et du Chili. Parmi eux, Llullailaco, dans la province de Salta, est, à 6 739 m d’altitude, le plus haut site archéologique du monde ». S’ils ne dédaignent pas les hauteurs, ils préfèrent toutefois s’établir sur des sites moins élevés que leur capitale, dans les yunka, ces terres chaudes qui s’étendent de part et d’autre des Andes, jusqu’à une altitude de 2 800 mètres. Là, on peut cultiver le maïs, la coca, les haricots et le quinoa, mais aussi des tubercules et une légumi-

en aLtitude et sous terre

Cette citadelle quasi imprenable,

perdue dans la forêt andine, ne

sera redécouverte qu’en 1911.

Les Cahiers de sCienCe & vie 57

58 Machu Picchu, la cité inca vertigineuse

68 Cappadoce : les cités d’en bas

74 Naours, le fort souterrain

En altitude et sous terre

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58 Les Cahiers de sCienCe & vie

Pérou

Sculptée sur la cime aplanie d’une montagne, la cité déroule ses bâtiments sur une succession de terrasses. Peu accessible, confrontée aux risques d’érosion, elle fut l’un des plus grands centres incas jusqu’à la chute de l’empire en 1572.

Machu Picchu, la cité inca vertigineuse

en aLtitude et sous terre

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Nichée au cœur des Andes péruviennes, la cité inca de Machu Picchu est l’un des sites archéologiques les plus saisissants du monde, tant par sa beauté que par la perfection de son agencement. Ce complexe majestueux compte près de 200 bâtiments constitués de blocs de granite élevés sur un sommet aplani artificiellement, bordé de terrasses agricoles. Prouesse pétrifiée, il est l’incarnation de l’in-géniosité des bâtisseurs incas. Il leur a en effet fallu, au milieu du XVe siècle, sans roue ni cheval, sculpter le sommet de cette montagne qui culmine à 2 438 mètres. Mais aussi élaborer un astucieux système de drainage pour évacuer les pluies tropicales, sans lequel l’éro-sion aurait fini par précipiter la cité en contrebas, bien avant qu’elle ne tombe aux mains des Conquistadors en 1572. L’ensemble présente l’aspect d’une citadelle impériale quasi imprenable.Face à cette nature aussi sauvage et escarpée, une question taraude le visiteur : pourquoi avoir construit une cité ici ? Que sont venus faire les Incas, dont le territoire immense couvrait près d’un million de kilomètres carrés, en ce lieu si peu accessible ? Question d’habitude : leur capitale, Cuzco, dont ils sont originaires, se trouve à près d’une cen-taine de kilomètres… et à 3450 mètres d’altitude ! Les sommets andins n’effraient pas ce peuple de montagnards, accoutumé à évoluer dans la sierra péruvienne, littéralement la montagne « en dents de scie ». L’historienne et anthropologue Carmen Bernand fait remarquer que les Incas ont construit « de petits sanctuaires d’altitude dans l’extrême sud de l’empire, sur les territoires actuels de l’Argentine et du Chili. Parmi eux, Llullailaco, dans la province de Salta, est, à 6 739 m d’altitude, le plus haut site archéologique du monde ». S’ils ne dédaignent pas les hauteurs, ils préfèrent toutefois s’établir sur des sites moins élevés que leur capitale, dans les yunka, ces terres chaudes qui s’étendent de part et d’autre des Andes, jusqu’à une altitude de 2 800 mètres. Là, on peut cultiver le maïs, la coca, les haricots et le quinoa, mais aussi des tubercules et une légumi-

Cette citadelle quasi imprenable,

perdue dans la forêt andine, ne

sera redécouverte qu’en 1911.

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60 Les Cahiers de sCienCe & vie

candidat au pouvoir », explique César Itier, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Dès lors, chaque nouvel empereur devait se constituer sa propre richesse et pour ce faire, coloniser de nouvelles régions exploitables. Ainsi l’Empire inca est-il un empire dynamique, en perpétuelle expansion, et dont l’élite ne cesse de s’enrichir.Pachacútec n’a pas été poussé par les seuls impé-ratifs économiques à s’installer à Machu Picchu. Après tout, la modeste vallée située en contrebas aurait tout aussi bien pu pourvoir à l’approvisionne-ment de la cité impériale en produits agricoles et en or. Et pourtant, seuls les paysans l’ont investie pour

y cultiver les terrasses du pic. C’est la raison pour laquelle la cité n’abrite aucune maison paysanne ni aucun outil. Alors pourquoi choisir de s’installer là-haut, dans ce nid d’aigle ? Précisément parce que, depuis les hauteurs de la tour de garde, on domine toute la vallée et l’on peut guetter l’arrivée des ennemis. Les falaises abruptes qui bordent trois des côtés de la ville sont autant de remparts natu-rels qui la protègent. Situé dans un coude de la montagne, Machu Picchu est d’ailleurs peu visible. « On peut même facilement rater le site ! », prévient Jean-François Bouchard. À l’époque, tout visiteur arrive nécessairement par le « sentier de l’Inca », après avoir franchi un pont escamotable au pied d’une falaise… Autant dire qu’il est presque im-

À la mort d’Ata-hualpa, Machu Picchu devint l’un des derniers bastions de la résistance aux Espagnols. À droite, l’ampleur des travaux d’arasement du site est bien visible.

neuse appelée tarhui, tandis qu’à Cuzco, les puna, des steppes qui s’étendent de 3 000 à 5 200 mètres sont le domaine privilégié de l’élevage des lamas et des alpagas. « Les Andins qui vivaient dans la sierra péruvienne ont toujours cherché à en sortir en se diri-geant vers la mer, à l’ouest », explique l’archéologue Jean-François Bouchard. Il ne s’agit pas pour eux d’élargir leur horizon par-delà l’étendue océa-nique, mais de gagner des terres au climat plus favorable à l’agriculture. À cette fin, les empereurs successifs suivent la rivière Urubamba qui naît au sud-est de Cuzco et descend progressivement vers le nord-ouest, en direction de la mer. En chemin, ils fondent des colonies. Machu Picchu s’inscrit ainsi dans une série de villes importantes, à la fois résidence champêtre de l’empereur Pachacútec et de sa cour, et domaine agricole fournissant à la capitale des produits rares et de luxe. La coca, en particulier, est considérée comme une plante miraculeuse. Par ailleurs, la région est connue pour ses mines d’or qui servent à la fabrication de bijoux et d’idoles, nécessaires à la mise en scène du pouvoir de l’élite. Cette production et cette circulation des biens sont d’autant plus importantes que la société inca est fondée sur le don, le cadeau. Accepter l’offre faite d’un pro-duit de valeur signifie se reconnaître redevable au donneur, comme dans un rapport de vassalité.Ce type de domaine foncier constitue une ressource vitale pour l’empereur, et sa propriété personnelle. La région de Machu Picchu appar-tient ainsi exclusivement à celui qui l’a bâtie. À sa mort, toutes les richesses accumulées reviennent à sa propre famille et non au nouvel empereur. Pourquoi ? «  Il n’existait pas de règles de succes-sion et la mort d’un souverain entraînait des luttes acharnées au sein de l’élite pour promouvoir tel ou tel

Residence impéRiale et domaine agRicole, machu picchu est aussi un site inexpugnable

en aLtitude et sous terre

Page 61: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

Les Cahiers de sCienCe & vie 61

Un bastion de résistance

L’Empire inca ne résista

pas longtemps aux

conquérants espagnols

débarqués en 1532 à Tumbes,

sur la côte Nord du Pérou.

L’empereur Atahualpa est cap-

turé lors d’une rencontre avec

le conquistador Francisco

Pizarro, puis exécuté. Les

Espagnols s’emparent ensuite

sans grande difficulté de la

capitale Cuzco, en 1533, ce

qui marque la fin de l’Empire

inca. Le jeune Manqu Inka

est cependant reconnu par

Pizzaro comme le « nouveau

seigneur du pays ». D’après

César Itier, « l’objectif de Manqu

est d’utiliser l’aide des nouveaux

venus pour établir sa suprématie

sur l’empire ». Mais rapide-

ment, il prend conscience que

les étrangers ne sont pas

là pour régler les conflits

internes des Incas mais bien

pour les envahir. Il tente en

vain de reconquérir les villes

occupées par les Espagnols,

telles Cuzco et Lima. Et doit

alors se replier sur la cordil-

lère de Vilcabamba, au nord

de Cuzco. C’est le néo-Empire

inca auquel Machu Picchu

appartient. « La cité a

probablement été agrandie à

cette époque », suggère Jean-

François Bouchard. Mais

elle tombera en 1572 (40 ans

après le débarquement

espagnol), au moment de

la chute de Vilcabamba et

de l’exécution du dernier

empereur, Thupa Amaru,

fils de Manqu. M. K.

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62 Les Cahiers de sCienCe & vie

possible d’y accéder à cheval, ce qui posera, plus tard, un problème aux Espagnols. Pourvue d’une unique entrée, la citadelle est constituée d’un dédale de rues très étroites. Leur contrôle est d’autant plus facile qu’on y circule obligatoirement à pied. Le site, inexpugnable, est donc un emplacement de choix sur le plan politique. Il sera d’ailleurs l’un des derniers bastions de la résistance face aux Conquis-tadors (voir l’encadré p. 61).Impressionnant dans son ensemble, Machu Picchu est encore plus surprenant vu de près, à commencer par l’architecture massive et régulière de ses nombreux murs de pierre de soutènement et d’habitation. Les blocs de granite qui les composent ne venaient pas de la vallée mais du sommet de la montagne, trans-formée en carrière après les travaux d’arasement, dont les déblais ont servi de matériaux de construction. Une fois taillés, ils étaient, selon César Itier, « tractés à la force des bras, à l’aide de cordes végétales, jusqu’au lieu de la construction où ils étaient assemblés ». Les blocs semblent avoir été taillés au millimètre près pour s’emboîter parfaitement. On sait aujourd’hui, explique Carmen Bernand, qu’ils étaient équarris à l’aide d’instruments en bronze ou en pierre, et que les arêtes, frottées les unes contre les autres, finissaient par s’ajuster et s’emboîter à la manière d’un puzzle ». Reste que tous les bâtiments ne présentent pas une finition aussi parfaite. « Les pierres des édifices de statut supérieur (temples, palais) sont souvent taillées en forme de coussins, de manière à créer un jeu d’ombre et de lumière qui évolue avec le mouvement du soleil », analyse César Itier. Mais « la plupart des bâtiments étaient édifiés en pierres à demi taillées ou en pierres non taillées assemblées avec un mortier argileux ».

De fait, le site comporte trois parties nettement visibles. Depuis Huayna Picchu, la « jeune mon-tagne » voisine dont le pic surplombe la cité de quelque 300 mètres, on aperçoit ainsi les terrasses agricoles, telles des marches gravissant la montagne ; le centre urbain, établi sur le sommet aplani et re-connaissable à ses bâtiments agglutinés en alvéoles ; et le domaine sacré, légèrement surélevé par rapport aux habitations, avec ses temples et ses oratoires cultuels. « La dualité haut-bas est fréquente chez les populations des Andes, explique Jean-François Bou-chard. On la retrouve jusque dans le découpage de la zone urbaine, avec les habitants du haut et ceux du bas. Cette répartition ne correspond pas à une distinction de classe sociale – tous les habitants de Machu Picchu fai-saient partie de l’élite – mais à un regroupement suivant la parenté, la généalogie et les alliances ».

La cité fut habitée par près de 400 Incas entre 1450 (époque de sa construction) et 1572 (chute de l’Empire inca), soit quarante ans après le débarque-ment espagnol. Elle fut redécouverte le 24  juillet 1911 par l’explorateur américain Hiram Bin-gham qui entreprit dès lors de fouiller le site en friche mais dont les ruines tenaient encore bien debout. Comment Machu Picchu a-t-il résisté plusieurs siècles à la forte érosion provoquée par les pluies de cette région tropicale ? D’après Ken Wright, h

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Les bâtiments étaient bordés de terrasses agricoles dont l’abondance et la disposition assuraient le drainage des eaux de ruissellement. Une multitude de canaux, rigoles et gouttières y participaient également.

en aLtitude et sous terre

Les habitants de La cité, au nombre de quatre cents, appartenaient tous à L’éLite

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Les Cahiers de sCienCe & vie 63

ingénieur spécialiste en paléohydrologie, qui étudie le site depuis plus de vingt ans, le drainage est le secret de sa longévité. « On peut dire que le mi-racle de la cité, ce n’est pas ses beaux bâtiments, qui ont fait l’objet d’études archéologiques, mais les caractéristiques techniques invisibles qui se trouvent sous le sol, où s’est concentré 60% de l’effort de construction  ». L’ingénieur a établi une liste de ses composantes principales, parmi lesquelles figurent un système de canaux, de gouttières aux toits et de drains aux murs de soutènement ; la mise en place d’une couche drainante sous les terrasses (voir le dessin ci-dessus), généralement constituée de copeaux et de pierres recouvertes de graviers ; l’utilisation stratégique de grottes de gra-nite souterraines. «  C’est un système de drainage par gravité », résume Jean-François Bouchard. Astu-cieux, quand on s’établit sur une montagne abrupte. Malheureusement les précipitations actuelles ne sont plus aussi bien évacuées et le site risque de s’effondrer un jour dans la vallée, quelques centaines de mètres plus bas (voir l’encadré ci-contre).Au temps des Conquistadors, fait remarquer César Itier, « l’Empire inca suscita l’émerveillement des vainqueurs devant des infrastructures dépassant tout ce qu’ils connaissaient, d’immenses richesses stockées dans de vastes entrepôts et une organisation de production et d’échanges qui n’existait pas à une telle échelle dans l’Europe d’alors ». Aujourd’hui encore, on reste fasciné devant l’ampleur des tra-vaux d’aménagement et la parfaite maîtrise d’un territoire quasi hostile à l’établissement d’une cité.

Morgane Kergoat

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Une cité aux pieds d’argile

Situé en pleine forêt

tropicale péru-

vienne, Machu

Picchu est soumis à

une forte pluviométrie

(2 000 mm par an) et

donc sans cesse menacé

par l’érosion. Dès sa

construction, la maîtrise

de l’eau surabondante

a constitué la condition

sine qua non de sa survie.

Conscients du problème,

les Incas avaient amé-

nagé un ingénieux

système de drainage.

Mais il semble

aujourd’hui insuffisant.

« Avant, un petit couvert

végétal (culture du temps

des Incas, petite forêt après

l’abandon) empêchait les

terrasses de se gorger

d’eau, explique Jean-

François Bouchard.

Aujourd’hui, à cause du

déboisement du site, les

pluies s’infiltrent et per-

colent le sol qui se détruit ».

La paroi escarpée risque

ainsi de glisser sur cette

boue instable jusque

dans la vallée,

400 mètres plus bas,

emportant avec elle le

site le plus visité d’Amé-

rique latine !

Le tourisme de masse

a lui aussi sa part dans

la menace qui pèse sur

le Machu Picchu. Les

hordes de visiteurs,

toujours plus nom-

breuses, engendrent des

infrastructures, notam-

ment routières, qui

fragilisent encore davan-

tage la pyramide en

terrasses. Des aménage-

ments d’autant plus

regrettables que le site

n’a pas encore été

entièrement fouillé… Or,

les Incas n’ayant pas une

culture de l’écrit, seule

l’archéologie peut fournir

des témoignages directs

sur cette grande civilisa-

tion encore auréolée de

mystères. M. K.

Un drainage par gravité

Graviers

Culture

Terre

Pierres de granite

Ce système en trois strates permet d’évacuer les eaux de pluie qui risquent à la fois d’inonder les cultures et d’éroder le site.

Mur de soutènement

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Dans la roche Ellora

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Le complexe religieux d’Ellora (État du Maharashtra) constitue le sommet de l’architecture troglodytique in-dienne où se mêlent des édifices bouddhistes, hindous et jainistes. Du Ve au Xe siècle, 34 temples et monastères ont été creusés sur 2 kilomètres dans une falaise de basalte. La grotte Vishwakarma, sanctuaire bouddhiste, a l’allure et les proportions d’une basilique, avec ses 26 mètres de long et 11 m de haut. Plus imposant encore, le temple hindou de Kailasanatha (ci-contre) est un véritable tour de force ar-chitectural. Creusé dans le roc à la verticale, l’ensemble de l’édifice a été sculpté après l’extraction de 200 000 tonnes de basalte. Une tâche titanesque qui aurait mobilisé 7 000 ouvriers pendant un siècle. Et un exploit inégalé : le temple reste la plus grande construction monolithique du monde. M.-A. C

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N° 141 Le cheval l’atout maître de l’homme

N° 135 Japon Aux sources du mythe

N° 140 Aux sources du vin et de l’ivresse

N° 134 L’invention du temps

N° 132 L’homme et la machine 4000 ans d’invention

N° 138 Les mystères de Paris

N° 133 Codes et langages secrets

N° 139 Paradis et Enfer L’invention de l’au-delà

N° 147 L’origine des mythes

N° 146 Les Celtes Origine, histoire, héritage

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N° 144 L’âge féodal Le temps des seigneurs

N° 136 Vivre à Rome au temps des Césars

N° 143 Vivre dans la Grèce antique

N° 137 L’an 1000. La première crise de l’Occident

N° 145 L’origine des civilisations

N° 142 Les merveilles du monde chrétien

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Le paysage de la Cappadoce dissimule au regard des habitations étonnantes. Creusées à plusieurs mètres sous terre, elles ont servi, pendant des siècles, de refuge contre les invasions. Ces labyrinthes souterrains atteignaient des dimensions colossales.

Cappadoce : les cités d’en bas

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Il suffit parfois d’un coup de pioche fortuit pour mettre au jour une incroyable découverte. En 1963, un habitant de Derinkuyu, une petite ville de Cappadoce, a l’idée d’agrandir sa cave en s’attaquant à la paroi. Mais alors qu’il pense creuser le rocher, il fait un trou… dans un mur ! Ce qui se trouve derrière dépasse l’imagina-tion. Salle après salle, c’est un labyrinthe souter-rain aux dimensions colossales qui surgit du passé. Une véritable ville souterraine taillée à même la roche… Les salles reliées entre elles par d’étroits tunnels composent un réseau tentaculaire réparti sur cinq niveaux principaux et plusieurs demi-ni-veaux. Jérôme et Laurent Triolet, deux spécialistes des souterrains défensifs qui ont étudié Derinkuyu, soulignent une particularité de ce site : « La ville souterraine a été excavée en colimaçon autour d’un im-pressionnant puits central qui traverse tous les niveaux jusqu’à 45 mètres de profondeur ! » Derinkuyu est loin d’être un cas isolé dans la région. Une centaine de ces lieux insolites a été répertoriée à Kaymakli, Sivasa, Özkonak ou encore Mazi. Leur nombre pourrait encore augmenter au fil des découvertes, de même que la taille des souterrains déjà mis au jour, dont certains n’ont pas encore été totalement explorés. Ces sites sont en effet mal connus des archéologues, faute de fouilles approfondies, et ne livrent progressivement leurs secrets que depuis une vingtaine d’années.

SouS l’égide deS militaireS

La nature inhospitalière des lieux saute aux yeux de toute personne visitant aujourd’hui ces souter-rains laborieux à aménager : confinement, pro-miscuité, exiguïté, mauvaise circulation de l’air, accès à l’eau malaisé, etc. Pourquoi donc s’être installé là ? L’origine des « villes souterraines » de Cappadoce est peut-être, selon certains spé-cialistes  comme Murat E. Gülyaz, archéologue et directeur des musées de la ville de Nevsehir, à rechercher dans une tradition de troglodytisme

Göreme : le tuf volcanique, roche tendre de la région, a permis le creusement d’habitats troglodytiques mais aussi d’abris souterrains.

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militaires, connus sous le nom d’ekspelatores. Il est possible, même si aucun texte ne le confirme, que ces militaires aient pu aussi aider les populations locales à creuser les souterrains en coordonnant les travaux. Aucun témoignage décrivant l’utilisation précise de ces souterrains ne nous est parvenu. Il est pourtant quasiment certain qu’ils ont encore servi durant la conquête de l’Anatolie par les Turcs Seldjoukides au XIe  siècle, puis durant celle des Ottomans au cours des XIVe et XVe siècles.

Des Étables, Des chapelles…

Si l’on ne peut déterminer avec certitude le début de l’excavation des villes souterraines, on sait en revanche que la plupart d’entre elles ont été agran-dies au fil des siècles, parfois jusqu’à l’époque de la conquête ottomane. Un travail de titan pour les villageois qui participaient au chantier, si l’on estime qu’un homme dégageait en moyenne 1m3 de roche par jour ! Chaque ville souterraine s’est

Des tunnels reliaient les salles sur plusieurs niveaux. Étroits et bas, ils servaient à ralentir la progression ennemie. Ci-dessus Derinkuyu, la plus grande des villes souterraines.

remontant à la plus lointaine Antiquité. La nature géologique de la région, du tuf volcanique facile à tailler mais résistant à la pression, se prête en effet particulièrement bien au creusement. Dans le livre IV de son Anabase, le récit de l’errance de dix mille mercenaires grecs à travers l’Empire perse, l’historien Xénophon fait une allusion précieuse à l’habitat troglodytique de l’est de l’Anatolie au IVe siècle av. J.-C. « Les maisons étaient pratiquées sous terre, et quoique leur ouverture ressemblât à celle d’un puits, l’étage inférieur était vaste. On avait creusé d’autres entrées pour les bestiaux, mais les hommes descendaient par des échelles. Il y avait dans ces espèces de cavernes des chèvres, des brebis, des bœufs, des volailles […]. On trouva du froment, de l’orge, des légumes et de grands vases qui contenaient de la bière faite avec de l’orge. » Les villages et les églises creusés dans les falaises de la vallée de Göreme témoignent encore sous l’Empire romain, puis byzantin, de la persistance de cette tradition. Ces éléments suf-fisent-ils à prouver l’existence ancienne des villes souterraines ? Il est probable que les salles les plus proches de la surface aient été creusées bien avant les raids arabes. Mais à l’heure actuelle, rien n’est venu le confirmer. « La première trace écrite, qui tend à prouver l’existence de souterrains refuges utilisés comme tels, remonte à 832-833, expliquent Jérôme et Laurent Triolet. Les chroniques arabes mentionnent ainsi la prise de matamirs, c’est-à-dire de greniers à grains, lors des razzias en Cappadoce. La manière dont ils sont évoqués semble indiquer qu’il s’agissait de lieux fortifiés. Or nous savons que d’importantes

quantités de grains étaient stockées en permanence dans les souterrains refuges. »Le terme de « villes » employé pour désigner ces souterrains est trompeur. En effet, ces sites n’étaient pas habités en permanence, mais servaient de refuges temporaires aux habitants des villages situés à proximité immédiate. La population locale en a fait grand usage durant les longues périodes d’instabilité chronique du Moyen Âge. Située sur une importante voie de communication reliant le Proche-Orient et les Balkans, la Cappadoce est à cette époque le théâtre régulier d’opérations militaires. À partir du VIIe siècle, cette région de l’Empire byzantin subit le harcèlement de troupes arabes qui pillent les ressources locales lors de razzias dévastatrices. Dans son Traité sur la guérilla, l’empe-reur Nicéphore Phocas (963-969) mentionne des « sites défensifs » où la population se réfugiait avec ses troupeaux en cas d’attaque. Cette évacuation vers les abris était encadrée par des « spécialistes »

Un homme dégageait en moyenne Un mètre cUbe de roche par joUr

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Des cuisines collectives et des mangeoires pour le bétail ont été retrouvées dans plusieurs sites. Ci-dessous, Kaymakli.

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JDerinkuyu Le réseau souterrain, creusé jusqu’à 45 m de profondeur, s’enroule en colimaçon autour d’un puits central qui alimente plusieurs niveaux. Cette représentation déroulée n’en est qu’une évocation.

Une ville sous la ville

Conduit d’aération

Puits

Entrées multiples

Portes de pierre

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adaptée à la configuration du terrain. On distingue deux types d’implantation. Les villes des plaines, à l’image de Derinkuyu, ont développé leurs rami-fications en sous-sol sur plusieurs niveaux, sous le village où résidaient en temps normal les habitants. En revanche, lorsque le village s’adossait à une falaise, les habitants préféraient s’enfoncer dans la paroi rocheuse plutôt que dans le sous-sol. Selon la hauteur de la falaise, la ville souterraine peut s’étendre à l’horizontale sur un ou deux niveaux, comme à Sivasa, ou bien se déployer en hauteur sur de multiples niveaux, comme à Mazi.« La fonction de forteresse est confirmée par la pré-sence dans tous les souterrains de portes en pierre circulaires », précisent Jérôme et Laurent Triolet.

Les villes étaient accessibles par différentes entrées disséminées à l’intérieur des maisons et à proxi-mité du village. « Une fois la population en sécurité, dès que l’ennemi était là, on faisait rouler les pierres pour bloquer les couloirs d’accès. » L’intérieur très fruste de ces souterrains aux parois nues, organisés avant tout dans un but défensif, confirme leur rôle d’abri temporaire… peu recommandé aux claus-trophobes ! Les galeries reliant les salles et les dif-férents niveaux n’y excèdent souvent pas 1,50 m de haut et 90 cm de large. Cela, bien sûr, afin de

ralentir l’éventuelle progression d’ennemis qui au-raient réussi à forcer les premières portes. La com-munication entre les étages des villes taillées dans les falaises s’effectuait par de longues et étroites cheminées verticales creusées de marches. Certains réseaux révèlent un système défensif très élaboré. À Sivasa, par exemple, des salles de repli étaient disséminées à différents endroits du parcours. « Ces salles étaient dotées de plusieurs issues, que l’on pou-vait bloquer par des pierres. Elles permettaient donc à la population de se replier vers une zone sûre des souterrains, tout en compartimentant efficacement le réseau, si l’ennemi réussissait à en forcer l’un des accès », expliquent Jérôme et Laurent Triolet.Tout en assurant la défense de la population, les souterrains devaient aussi permettre sa survie le temps d’une attaque. Il est difficile de connaître leur capacité exacte, tant les estimations varient d’un spécialiste à l’autre. Murat E. Gülyaz avance ainsi le chiffre de 30 000 personnes, jugé plutôt excessif par Jérôme et Laurent Triolet qui évaluent la capacité de Derinkuyu, le plus grand souterrain connu à ce jour, à un millier de personnes. « Ces souterrains n’étaient pas occupés en totalité, précisent-ils, car les populations devaient pouvoir se replier si besoin vers les zones les plus profondes. » Dans la crainte de cette éventualité dramatique, les habi-tants tentaient de reproduire de manière spartiate leurs conditions de vie à l’air libre, tout au plus pour quelques jours, estime-t-on aujourd’hui, dans les parties les plus profondes des souterrains. Des étables, reconnaissables aux mangeoires creusées g

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en aLtitude et sous terre

Des conDuits D’aération permettaient De ventiler les zones profonDes

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Les Cahiers de sCienCe & vie 73

dans la roche, de même que des pièces de stockage pour le grain, pourvues de silos taillés à même le sol, ont été identifiées dans tous les souterrains, toujours à proximité des accès vers l’extérieur. Cette locali-sation s’expliquerait par leur utilisation constante tout au long de l’année, contrairement aux autres pièces. Des chapelles, et plus prosaïquement des cuisines collectives et des latrines, ont également été mises au jour dans plusieurs sites. L’alimentation en eau était assurée par des puits ne communiquant pas avec l’extérieur, un moyen de déjouer les tenta-tives d’empoisonnement ennemies. L’éclairage était quant à lui assuré par des lampes à huile que l’on disposait dans des cavités ménagées dans les parois. Reste la question de la ventilation, forcément pro-blématique dans une ville de plusieurs étages. À cet effet, quelques puits d’aération, communiquant avec la surface, permettaient les mouvements d’air grâce aux différences de température entre l’inté-rieur et l’extérieur des souterrains.Ces villes insolites ont-elles continué à être utilisées une fois passés les troubles du Moyen Âge ? Les témoignages manquent pour répondre avec précision à cette question. On sait cepen-dant qu’en 1832, effrayée par l’arrivée du général égyptien Ibrahim Pacha aux portes de la Cappa-doce lors de sa campagne contre l’Empire ottoman, la population s’est spontanément cachée dans les souterrains refuges. Preuve que les habitants ont dû conserver longtemps la mémoire de ces villes défensives atypiques.

Émilie Formoso

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On condamnait tout accès à l’aide d’une pierre en forme de meule. Deux hommes la roulaient pour la bloquer derrière deux piliers. Un système simple et efficace pour se protéger.

Une spécialité cappadocienne : les portes de pierre

Les villes souter-raines de Cappadoce ont

développé un système de défense unique : les portes de pierre en forme de meules. Taillées dans des bancs de tuf très résistants, elles étaient destinées à fermer hermétique-ment une salle située à l’extrémité d’un étroit tunnel d’accès. « La plus grosse porte

découverte atteint

3,5 tonnes. Étonnam-

ment, il était assez

facile, pour deux

hommes, de faire rouler

rapidement ces

pierres », soulignent Jérôme et Laurent Triolet. Une fois l’accès à la salle bloqué, la meule était calée par une pierre

de chaque côté. « Ces

portes étaient quasi-

ment imprenables. La

seule méthode, lente et

périlleuse pour l’ennemi,

était de les trouer ou de

les briser. » La plupart des portes de pierre possèdent en effet un trou central servant à la fois à surveiller l’ennemi et à l’atta-quer au besoin par des flèches ou des lances. Avec le temps, le système s’est perfectionné. Dans certains sites, des loges de garde et des trous de visée ont été creusés à l’endroit du tunnel où l’ennemi débouchait sur la pierre. Ce qui permettait aux assiégés de l’attaquer comme à travers une meurtrière. É. F.

Les premières excavations étaient destinées à stocker les grains. Les zones de refuge étaient plus profondes. À gauche, Kaymakli. Ci-dessus, une porte de pierre et sa loge de garde à Ozkonak.

La porte de pierre

Trou de visée pour cibler l’assaillant

Loge de garde

Rainure

Cale de pierre

À LIRE• Jérôme Triolet, Laurent Triolet, La guerre souterraine. Éditions Perrin, 2011.• Voir aussi le site internet http://www.mondesouterrain.fr/

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74 Les Cahiers de sCienCe & vie

Naours,le fort souterrain

France

en aLtitude et sous terre

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Les Cahiers de sCienCe & vie 75

Des kilomètres de couloirs et de salles courent dans le flanc de la colline de Naours. Leur aménagement remonte à une période troublée, celle de la guerre de Trente Ans, qui a fait de ces galeries une cité éphémère.

T rois kilomètres de gale-ries creusées à quelque vingt mètres sous terre et desservant trois cents pièces aveugles au cœur d’une roche crayeuse : voilà ce que le visiteur peut découvrir dans cet endroit exceptionnel aménagé dans la commune de Naours (Somme). Récem-ment encore, on le qualifiait de «  cité souter-raine ». Y avait-il, là, une véritable ville ? Peut-on imaginer que des centaines de villageois, hommes, femmes, enfants, aient pu vivre dans ces galeries crayeuses sombres et humides ?Le souterrain de Naours est mis au jour en 1887 par l’abbé Danicourt, curé du village. Féru d’ar-chéologie, celui-ci mobilise la population de la commune durant dix-huit ans pour déblayer, fouiller, procéder à des travaux de terrassement. Il découvre de larges galeries creusées dans la craie, donnant sur un réseau de nombreux couloirs plus étroits, de 1,6 à 2 mètres de haut, qui desservent de part en part des centaines de salles. Ces dernières devaient être fermées par des portes en bois, comme en témoignent les traces de trous et de saignées dans les murs mais aussi des clés retrou-vées dans le sol, même s’il ne reste plus aucune trace du bois qui n’a pas résisté à l’humidité. L’abbé Danicourt en est alors persuadé : il vient de dé-couvrir une véritable cité souterraine qu’il fait remonter au haut Moyen Âge. Un géomètre en dresse un plan de surface pour en montrer la vaste étendue, l’organisation rationnelle et l’évolution au fil des siècles. On y lit des indications comme rue de l’église, salle des fêtes, rotonde, chapelle. Les galeries de craie étaient-elles donc des rues où les gens circulaient ? Les nombreuses pièces consti-

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tuaient-elles des habitations où chaque foyer éli-sait domicile dans l’obscurité, à l’image du village d’en haut ? L’abbé Danicourt en était convaincu et les guides qui faisaient visiter le site depuis les années 1950 l’ont longtemps raconté aux touristes. Mais l’idée d’un village d’en bas, quasi symétrique de celui de Naours, va se révéler fausse. « L’abbé Danicourt a rebaptisé les couloirs en leur donnant les noms des rues du village. Une grande salle est devenue “salle des fêtes”, une autre “bergerie”, une autre en-core “chapelle” alors qu’en fait ce sont des excavations sans mobilier visible, ce qui ne permet pas de leur attribuer une fonction », explique Gilles Prilaux, archéologue de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP).

Les muches de Picardie

Le souterrain de Naours n’est pas une singularité isolée, bien au contraire : une centaine de muches (« se mucher » signifie en picard « se cacher ») aménagées de la sorte ont été recensées dans la région. Celui de Naours est le plus connu, car il est le plus vaste et le mieux conservé. Mais quelle en est donc l’origine ? « L’apparition des muches au XVIIe siècle est le résultat de la conjonction de plu-sieurs facteurs propres à la Picardie : un contexte historique troublé, une zone frontière particulière-ment menacée, des communautés paysannes hiérar-chisées, un substrat géologique favorable et enfin un bon savoir-faire technique », fait observer Frédéric Carette, auteur d’une thèse – inédite – soutenue à l’EHESS en 2003 sur les souterrains et les pay-sans en Picardie, Artois et Cambrésis aux XVIe et XVIIe siècles. L’histoire du site commence, selon

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76 Les Cahiers de sCienCe & vie

le chercheur, à la fin du Moyen Âge, lorsque les carriers de Naours creusent au flanc de la colline du Guet des puits pour exploiter la craie qui leur permet d’édifier des bâtiments – en particulier les églises – mais aussi d’amender les champs .La Picardie, vouée à la culture céréalière, ravitaillait alors Paris. Ces carrières de craie correspondent, sur le plan du souterrain, aux larges galeries. Au XVIIe siècle, elles sont aménagées en souterrains avec le percement de couloirs et de salles. Pour-quoi ces nouveaux travaux ? Naours se situait dans une zone frontière menacée par les mouvements de troupe incessants durant la guerre de Trente Ans, un conflit religieux et politique qui déchire l’Europe depuis 1618. Les Pays-Bas, alors espagnols

et adversaires des Français, étaient tout proches, et Naours se trouvait sur le chemin qu’empruntaient les armées des deux camps. Les « fourrageurs », ces soldats de toutes origines parcourant les cam-pagnes et se nourrissant sur le pays, mettaient en péril les communautés paysannes. Cette terre de plaine offrait peu de cachettes naturelles. Et les châteaux forts, traditionnels refuges des paysans en période de guerre, étaient dépassés par les progrès de l’artillerie. Afin de se protéger des exactions et des pillages de la soldatesque, on décida d’amé-nager un « fort » souterrain.« Pour creuser de telles structures, il fallait avoir des biens à protéger. Le seigneur local et les laboureurs, les villageois les plus importants, prenaient la décision de creuser, à partir des galeries d’extraction de craie d’origine, un abri pour protéger d’abord les bêtes et les grains. Les carrières préexistantes auraient suffi au refuge provisoire des hommes », fait observer Frédéric Carette. Pour profiter de l’abri souter-rain, il fallait y avoir participé financièrement. Les personnes les plus démunies n’y avaient par consé-quent pas accès et devaient fuir avec leurs maigres

biens dans les bois lors de la venue des troupes.Combien de temps les villageois restaient-ils sous terre ? « Quelques heures, ou quelques jours tout au plus, répond Gilles Prilaux. Il n’y a aucune trace d’installation humaine durable dans le site : aucune latrine, aucun dépotoir n’ont été retrouvés ». Les archéologues cherchent vainement des débris d’os d’animaux qui prouveraient que l’on cuisinait sur place. Une chose est certaine : les villageois emportaient avec eux toutes leurs provisions et tous leurs biens qu’ils stockaient dans les salles obscures fermées à clé. Le bétail (vaches, moutons cochons et même chevaux, puisqu’un éperon de fer a été retrouvé sur le site) était ainsi hébergé sous terre. Les traces de frottement de bêtes sur

Ces refuges datant du

XVIIe siècle ne tombèrent pas

dans l’oubli. Ci-dessus, des

inscriptions tracées par des soldats austra-liens durant la

Première Guerre mondiale.

Les puits d’aération : talon d’Achille du souterrain ?

C omment était

organisée la cir-

culation d’air

dans le souterrain de

Naours ? Six puits d’aéra-

tion maçonnés à leurs

embouchures ont été

retrouvés au sommet de

la colline du Guet. Source

de vie, ces puits pou-

vaient cependant mettre

la communauté villa-

geoise en danger. Les

armées de passage ne se

seraient sans doute pas

risquées à attaquer les

entrées souterraines gar-

dées. En revanche, elles

pouvaient enfumer le

souterrain par les puits

d’aération pour

contraindre les villageois

à en sortir et s’emparer

ainsi de leurs biens. Pour

éviter ce piège, des puits

étaient dérivés dix

mètres avant la surface

par une galerie horizon-

tale, qui représentait une

sorte de sas filtrant

contre toute tentative

d’enfumage. H. S.

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L’aCCès à L’abri était Limité à Ceux qui y avaient partiCipé finanCièrement

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Les Cahiers de sCienCe & vie 77

les parois de craie en témoignent. Les deux portes d’accès descendant en pente inclinée facilitaient l’entrée des troupeaux dans l’obscurité. Les bovins et les chevaux étaient nourris avec du foin comme l’illustrent les traces de râteliers en bois sur les parois, et abreuvés par l’eau de puits creusés jusqu’à la nappe crayeuse. Les outils de travail (faucille, enclume, soc à charrue) étaient aussi mis à l’abri des prévarications des soldats : de nombreux mor-ceaux de métal ont été retrouvés dans le sol.En dépit des progrès de l’étude scientifique du site, de nombreux points restent à élucider. Combien d’hommes trouvaient refuge dans ces souterrains ? Les entrées en étaient-elles gardées et contrôlées

pour empêcher les villageois nécessiteux d’y péné-trer ? Que sont devenus les souterrains entre la fin de la guerre de Trente Ans et leur redécouverte au XIXe siècle ? Quelques graffitis montrent que le site n’a jamais été complètement oublié. Mais c’est la Grande Guerre qui a laissé le plus de traces sur les parois. Des centaines de soldats de l’Empire britannique y ont inscrit leur nom, prénom, pays d’origine et bataillon avant d’aller se battre. Un étonnant tourisme de guerre, dans un site que l’on peut toujours visiter aujourd’hui.

Hélène Staes

À lire• Hugues G. Dewerdt, Guillaume Paques, Frédérick Willmann, Les muches.

Souterrains–refuges

de la Somme. Éditions Sutton, 2009.

Au XIXe siècle, on a donné

arbitrairement aux couloirs et aux salles des

noms empruntés à la ville du « dessus ».

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Naours : une réplique de la « ville d’en haut » ?

Remerciements ˆ Matthieu Beuvin, responsable du service culturel Bocage-Hallue. Cité souterraine de Naours.

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78 Les Cahiers de sCienCe & vie

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Non loin de la Somme, dans le

Pas-de-Calais, un autre site

d’importance a aussi été

excavé en temps de guerre. Sous la

ville d’Arras désertée de ses habi-

tants et à moitié en ruine, les soldats

britanniques ont en effet aménagé

une éphémère ville souterraine entre

octobre 1916 et avril 1917. Il fallait

concentrer en secret des troupes

pour participer à l’offensive décidée

par l’état-major. « L’idée tactique était

un genre de cheval de Troie. Les Britan-

niques voulaient surgir à une dizaine de

mètres des tranchées allemandes. Le

souterrain n’était donc pas un abri,

même si les soldats étaient protégés des

tirs d’artillerie sur la ville, mais plutôt

un souterrain offensif », explique Alain

Jacques, directeur du service archéo-

logique de la ville d’Arras.

Arras coiffait déjà un vaste réseau de

carrières souterraines de craie (les

boves), de caves et de tunnels

d’égouts. Les ingénieurs militaires

dessinent alors des plans visant à

relier les boves entre elles tout en

ajoutant de nouveaux tunnels au

réseau déjà existant. Jamais le creu-

sement des tunnels offensifs, appelés

alors « sape russe », n’avait été porté

à une telle échelle : 22 kilomètres de

galeries atteignant 20 mètres de

profondeur. Des tunneliers néo-

zélandais, souvent des mineurs

mobilisés et spécialistes des travaux

souterrains, sont à l’œuvre. « Pendant

six mois, les trois équipes de sapeurs se

succèdent nuit et jour à raison de huit

heures de travail par poste. Ils avancent

au rythme de 80 à 90 mètres par jour

avec des records à plus de 100 mètres »,

explique Alain Jacques.

Après l’achèvement des travaux de

terrassement, le réseau est électrifié,

et même équipé d’un petit chemin de

fer pour le transport des débris et du

ravitaillement. L’éclairage (une

ampoule tous les 12 mètres) est ali-

menté par des groupes électrogènes.

Des panneaux indicateurs per-

mettent d’orienter les milliers de

soldats dans ce labyrinthe, indiquant

les postes de commandement, les

cuisines, les sanitaires, les dortoirs.

Vingt-quatre mille hommes, soit

l’équivalent de la population d’Arras

avant la guerre, y ont vécu huit jours

avant la bataille. « Les aménagements

étaient confortables. Quatre mètres

carrés étaient dévolus à chaque soldat

en moyenne. Les hommes avaient accès

à des douches, à des latrines désinfec-

tées. C’était une vie de caserne… avant

l’offensive », ajoute Alain Jacques. Un

hôpital de campagne pouvant

accueillir jusqu’à sept cents blessés a

été installé. Sans oublier une morgue.

Le 9 avril 1917, jour de l’offensive

de la bataille d’Arras (qui dura

jusqu’au 16 mai), une explosion

contrôlée ouvre le tunnel pour laisser

passer les milliers de soldats massés

sous la ville. Ils surgissent au plus

près des tranchées allemandes.

Les Britanniques font reculer les

Allemands d’une dizaine de kilo-

mètres. Un maigre gain de territoire

qui sera vite reperdu. H. S.

Soldats britanniques

dans les carrières.

en aLtitude et sous terre

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80 Les Cahiers de sCienCe & vie Les Cahiers de sCienCe & vie 81

la lagune

Terre de refuge au ve siècle contre les envahisseurs, la ville s’est construite peu à peu sur un sol artificiel gagné sur l’eau. elle a pris sa forme définitive au Xvie siècle.

La cité des Doges illustre le long combat de l’homme contre la nature. La vie de la lagune a en effet toujours navigué entre deux eaux : celle des fleuves qui menace de l’ensabler et celle de la mer qui lui promet l’érosion. L’équilibre demeure fragile.

Venise arrachée aux eaux

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80 Venise arrachée aux eaux

86 Villes flottantes et gratte-ciel sous terre

92 Bientôt, les cités de l’espace

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80 Les Cahiers de sCienCe & vie

la lagune

Terre de refuge au ve siècle contre les envahisseurs, la ville s’est construite peu à peu sur un sol artificiel gagné sur l’eau. elle a pris sa forme définitive au Xvie siècle.

La cité des Doges illustre le long combat de l’homme contre la nature. La vie de la lagune a en effet toujours navigué entre deux eaux : celle des fleuves qui menace de l’ensabler et celle de la mer qui lui promet l’érosion. L’équilibre demeure fragile.

Venise arrachée aux eaux

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82 Les Cahiers de sCienCe & vie

Claude Hocquet, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de Venise et d’un livre à paraître sur son architecture. La future cité sera l’une des rares à avoir dû créer, de toutes pièces, le sol même sur lequel elle sera bâtie. Comment construire sur un sol boueux aussi meuble ? Le savoir remonte aux Étrusques, qui ont habité le site voisin de Spina. Et les colons peuvent s’appuyer, dans la lagune, sur une couche rocheuse, dure et imperméable, qui forme un socle rigide de 2 à 6 mètres sous le niveau moyen de la lagune-terre. Pour les bâtisses un peu lourdes, des pieux en bois de plusieurs mètres per-mettent d’atteindre cette couche stable.

Un lot poUr Une mesUre d’hUile

Au VIIIe siècle, cette lagune où chacun se bat au mieux pour maintenir sa terre est encore sous tutelle byzantine. Venise ne s’en affranchira que très progressivement. Le premier duc élu construit sa capitale Malamocco sur le Lido, une mince langue de sable qui isole la lagune de la mer. Mais ce cordon littoral reste sous la menace des enva-hisseurs qui peuvent le descendre par le nord ou le remonter par le sud. En 823-827, le duc abandonne Malamocco pour se réfugier au cœur des lagunes.

la salute

Les bâtisses lourdes reposent sur une forêt de pieux. sous la basilique de la salute (Xviie s.), leur nombre est estimé à 160 000 par les historiens.

ar grappes, les fuyards courent se réfugier dans les vastes lagunes d’eau douce ou saumâtre que forme le delta du Pô et des fleuves descendus des montagnes du pourtour. Qui fuient-ils ? Les Lombards qui, en 568, envahissent Vicence,

Vérone, Trévise ou Padoue. Une invasion de plus, après celle des Goths d’Alaric en 402 et des Huns en 452. Mais cette fois, ces réfugiés savent qu’ils ne reviendront plus, qu’ils resteront dans ces marais de boue infestés de mous-tiques. Ils se mêleront aux pêcheurs et aux dragueurs de sel qui y ont édifié leurs cabanes. On trouverait diffici-lement refuge plus inhospitalier. Mais c’est ce qui fera la force de ces premiers hameaux : « On se met à l’abri de l’envahisseur, dans des îles véritablement inexpugnables. Et, de fait, le site ne sera jamais pris », souligne Jean-Claude Hocquet, directeur émérite du Laboratoire d’histoire de l’université Lille-III. Dans quelques siècles, ces baraques formeront une cité dont le nom rayonnera bien au-delà de la Méditerranée : Venise !Accepté tel quel pendant des siècles, ce récit d’une cité construite par des fuyards a été nuancé par de récentes fouilles archéologiques, qui ont mis au jour dans la lagune des habitats étrusques et romains. Quoi qu’il en soit, les hameaux s’organisent sur les maigres affleurements de sable, que les colons agrandissent, au IXe siècle, en assé-chant des premières terres. Ils peuvent se fier, pour cela, à l’expérience des sauniers qui drainent les eaux pour construire leurs salines. « On assèche, puis on remblaie avec des résidus de tuiles, de pierre, de bois… Tout était bon, même les immondices, pour créer un sol », explique Jean-

PL’eau sera évacuée et la boue récupérée pour rehausser la parcelle

Tous les matériaux sont apportés par bateau

La parcelle à assécher est entourée de planches et de pieux

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ou une mesure d’huile », raconte l’historienne. Puis les monastères les plus riches rachetaient le tout, pour le louer contre espèces sonnantes et trébu-chantes. Ces ecclésiastiques jouiront ainsi d’une grande liberté… jusqu’au XIIIe siècle, qui voit l’État affirmer plus fermement ses droits. « On commence à se demander à qui est l’eau, à mesurer… »Finie, dès lors, cette atmosphère de far west, où l’arpent de marécage échoit à qui se donne la peine de l’assainir, et où chacun se charge d’aménager et d’entretenir le lopin qui porte sa maison. « Venise s’est construite au départ de manière un peu spontanée, anarchique, les monastères d’un côté et les patriciens du leur. Puis l’État a réalisé que la ville s’agrandissait et a créé une magistrature. Il a commencé à s’intéresser à ce qui était public et à disputer au privé la propriété. Il y a eu beaucoup de contestations et de procès », souligne Federica Masè. Les magistrats imposent des aligne-ments et des largeurs de rue à respecter, définissent celle des canaux, mesurent places et parvis, jusqu’à la hauteur des bâtiments, qui ne dépassent pas deux étages. La Sérénissime commence à se soucier d’esthétique. Mais aussi des équilibres de la lagune.Car la cité reste un milieu fragile. Il faut curer la boue qui s’amoncelle dans les canaux, où déchets

[Au XIIIe sIècle, l’ÉtAt s’AffIrme et dIsPute lA ProPrIÉtÉ Au PrIVÉ]

Il édifie un premier palais de bois fortifié par des tours d’angle au bord d’un chenal profond : le Rialto. C’est autour de cet îlot, d’abord dans le quartier de l’actuel San Marco, que va s’agréger Venise. Des terres y sont peu à peu gagnées pendant que d’autres sont abandonnées, comme à Torcello, au nord de la lagune. Tandis que l’eau reconquiert les îlots désertés, le centre vénitien ne cesse de s’élargir, jusqu’à la fin du XIIIe siècle. La cité a alors presque atteint son périmètre actuel. Quelle quantité de sol a-t-il fallu pour construire ex nihilo ? « On ne connaît pas la surface initiale de Venise, répond prudemment Jean-Claude Hocquet, mais le gain doit être entre 80 et 90 %. C’est vraiment une ville construite sur un site artificiel ». Et dans ce vaste Monopoly où les terrains s’arrachent à l’eau plus qu’ils ne s’achètent, le clergé est un joueur influent. « En 1305, les religieuses de San Zaccaria, par exemple, ont déjà 170 maisons en centre-ville », observe Federica Masè, maître de conférences en histoire médiévale à l’université d’Évry, qui étudie l’histoire du patrimoine ecclésiastique de la ville. Dotés, par d’abondants legs, de grandes propriétés constituées en grande partie de maré-cages, lacs et « piscines », les monastères en font des lots, loués sous forme de bail emphytéotique. « Les preneurs à bail s’engageaient à assainir la terre puis à construire une maison. Ils en avaient la jouissance moyennant une poule

remplaçant le bois, la brique puis la pierre d’istrie servent de base à la construction

Pour augmenter encore l’élasticité du mur, on y introduit des éléments en bois selon les mêmes principes que les fers d’armature dans les constructions d’aujourd’hui en béton armé

Les pieux sont placés sous les murs porteurs

Pieux aplanis

Mur en brique d’argile orangé

soubassement en pierre d’istrie résistante au sel

un socle en bois (20 cm) posé sur les pieux

Pieux en bois enfoncés dans la couche dure

Les briques sont liées par un mortier tendre à base de chaux pour augmenter la capacité du mur à se déformer

De la fabrication Du sol à la villeL’îlot à construire est d’abord asséché puis remblayé. des pieux de bois de 3 à 7 m sont ensuite enfoncés sous les fondations des bâtisses lourdes ou des murs porteurs, jusqu’à la couche dure du sous-sol. Plantés dans la boue salée, à l’abri de l’air, ces pieux ne bougeront plus durant des siècles. sur leur sommet aplani, un radier sert de base pour la construction : d’abord en bois puis, à partir du Xiie siècle, en pierre d’istrie, un calcaire blanc non poreux que le sel n’altère pas. Les façades en briques d’argile orangé, solides et légères, incorporeront la pierre.

dans les façades, la brique est associée à la pierre

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et matières fécales sont déversés chaque jour. « L’insalubrité de la ville médiévale, c’est quelque chose d’extraordinaire. À la fin du XIe siècle, les sauniers qui cultivent les salines dans Venise même se plaignent de ne plus pouvoir faire de sel tant il est pollué », raconte Jean-Claude Hocquet. La marée vient, deux fois par jour, à travers les trois passes qui percent le Lido, agir comme une « chasse d’eau » providen-tielle. Il n’empêche. Venise sera pendant le Moyen Âge un important foyer de contagion en Europe pour de nombreuses épidémies : Typhus, peste bu-bonique ou pulmonaire… La cité perd à chaque fois plus d’un quart de sa population. « À partir de la fameuse peste noire de 1348, tous les dix ans environ il y a une nouvelle forme d’épidémie. Après 1370, Venise est un foyer permanent de peste », relève Jean-Claude Hocquet. La cité réagira en gardant les équipages suspects en quarantaine, sur des îlots périphériques. «  Quarante jours d’isolement, et le bateau et ses marchandises étaient brûlés immédiatement. C’est ainsi que Venise est devenue la première ville d’Europe à échapper définitivement à la peste après 1630 », observe l’historien.

on détoUrne les fleUves

S’approvisionner en eau douce est aussi un pro-blème. Car si Venise baigne dans l’eau, c’est dans l’eau salée. De nombreux puits « à la vénitienne » récoltent dans chaque quartier l’eau de pluie qui s’écoule sur un parvis en entonnoir, traverse plu-sieurs mètres de sable qui la filtrent avant qu’elle soit récupérée par une couche d’argile et stockée dans le conduit du puits. Mais dans la lagune, c’est au contraire le déferlement des eaux fluviales qu’il faut freiner. Pô, Adige, Brenta et autres fleuves charrient des tonnes d’alluvions qui ensablent pro-gressivement le site. « Or le vrai rempart de Venise, c’est sa lagune. Il fallait la conserver », insiste Jean-Claude Hocquet. Et sa prospérité s’appuie sur son port, ouvert sur l’Adriatique. Venise ne pouvait donc prendre le risque de s’ensabler. Les fleuves qui se jettent dans la lagune seront détournés l’un après l’autre. « Les moyens de l’époque – des pelles, des pioches et des paniers pour transporter la terre – demandaient un effort colossal pendant des dizaines d’années  », constate Jean-Claude Hocquet. Un chantier herculéen pour creuser, à chaque fois, un canal de liaison qui portait les eaux du fleuve dans le lit du voisin. L’impact sur la lagune est majeur : les eaux salées qui se substituent peu à peu à l’eau douce font se rétracter les tourbières. Résultat ? « Depuis la fin du XVIe siècle, la lagune, en particulier au sud, s’est agrandie de près de moitié », estime Jean-Claude Hocquet. Mais en sauvant son port, Venise préserve sa puissance.Au XVIe siècle, la cité a alors atteint sa taille défi-nitive. « On a mis mille ans, en somme, pour passer de quelques îlots, quelques cabanes de pêcheurs, à une véritable ville construite jusqu’à ses limites extrêmes comme l’arsenal », résume Federica Masè. Venise

se transforme : après un XIVe et un XVe siècle marqués par la construction de palais, le XVIe siècle sera celui des grands travaux publics. On construit le pont du Rialto, la place Saint-Marc, de grandes églises… « C’est aussi en 1516 qu’un décret du sénat impose aux juifs de s’installer sur le terrain du Ghetto, une île ronde et peu bâtie qu’on pouvait fermer facilement pour assurer un couvre-feu la nuit. Le terme de ghetto vient de là », explique Federica Masè.Des quais sont bâtis en pierre pour limiter l’érosion des berges. On reconstruit sans cesse les façades. « La ville a été un chantier permanent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle », observe Jean-Claude Hocquet. La Sérénissime est alors, avec 170 000 habitants, à son apogée.« Le dernier grand basculement, se produira au XIXe siècle, poursuit Federica Masè. On passe de la voie aquatique prin-cipale et prioritaire à la voie terrestre. » Tous les déplace-ments se faisaient jusque-là par bateau. « Un palais sans porte sur l’eau n’existait pas », observe l’historienne. Mais au XIXe siècle, des ponts sont construits, des canaux sont enterrés. On commence à circuler à pied. Et un pont fer-roviaire fait perdre à la ville son statut d’île à part entière.Aujourd’hui, après mille ans de prospérité, la Sérénis-sime reste fragile. « La ville est submergée par le tourisme de masse. Les commerces d’alimentation sont remplacés par des vendeurs de masques de carnaval fabriqués… en Chine », n

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l’acqua alta

Les hautes marées inondent périodiquement les parties basses de la ville, telle la place saint-Marc. L’eau salée, atteignant la brique, accélère l’érosion des bâtiments.

d'hier à aujourd'hui

Page 85: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

Les Cahiers de sCienCe & vie 85

regrette Jean-Claude Hocquet. Alors que les touristes affluent, les Vénitiens fuient une ville-musée devenue chère où le travail manque. La cité ne compte déjà plus que 60 000 habitants, qui voient les paquebots géants écraser de leur masse la basilique Saint-Marc et le palais des Doges. Les constructions souffrent, fragilisées par le sel qui s’introduit dans la brique et les vagues créées par la myriade d’embarcations à moteurs qui sillonnent les ca-naux de la ville. Mais le plus grand danger vient de la mer, de ces hautes marées – l’acqua alta – qui noient de plus en plus souvent les quartiers les plus bas sous près d’un mètre d’eau. Après des décennies d’atermoiements et un chan-tier géant d’un coût supérieur à cinq milliards d’euros, une barrière mobile d’immenses caissons de béton a été érigée pour fermer, lors des grandes marées, la lagune. Conçues pour sauver Venise, malgré l’opposition farouche d’une partie de ses habitants, ces digues mobiles, presque ache-vées, ont surtout pour l’heure rempli les poches d’une centaine de personnes, mises en examen en juin dernier pour corruption, trafic d’influence et blanchiment. Après avoir maintenu, durant plus d’un millénaire, son utopie fragile sur la lagune, Venise pourrait donc bien sombrer un jour, victime non des flots, mais de l’incurie et de l’avidité des hommes.

Emmanuel Monnier

MoSE se débat en

eau trouble

Cest, pour Venise, le chantier le plus

ambitieux de toute son histoire : le projet

MoSE (Modulo Sperimentale Elettromec-

canico) est en voie d’être achevé. Son but ?

Sauver Venise des acque alte, ces hautes marées

de plus en plus fréquentes qui, en automne et

au début du printemps, inondent les quartiers

les plus bas de la ville. Pour cette raison, le

Comitatone, épaulé par un consortium d’entre-

prises italiennes, a décidé il y a près de 25 ans

d’utiliser les grands moyens : construire à cha-

cune des trois entrées de la lagune une rangée

de gigantesques portes mobiles qui, à chaque

marée exceptionnellement haute, se lèveront en

une demi-heure pour isoler la lagune de la mer.

Si le projet, dont les travaux ont démarré en

2003, a tout pour plaire aux entrepreneurs de

travaux publics, il a aussitôt suscité contre lui

un front uni d’opposants. Ils lui reprochent,

pêle-mêle, son gigantisme (78 portes larges

de 20 m, hautes de 18,5 à 29,6 m et épaisses

de 3,6 à 5 m), son caractère irréversible dans

une lagune dont il perturbe gravement les équi-

libres, son coût astronomique, initialement

estimé à près de 3 milliards d’euros, finalement

porté à 5,6 milliards, auxquels s’ajouteront

chaque année près de 10 millions d’euros de

frais d’entretien. La mise au jour en juin dernier

d’un vaste réseau de corruption alimenté par

cette manne financière a fini de discréditer

l’impartialité des choix techniques retenus et

l’abandon des projets alternatifs, moins specta-

culaires mais bien moins coûteux. Achevé à

80 %, MoSE devrait être opérationnel en 2016.

Sauvera-t-il Venise des eaux ? L’avenir dira

si d’autres villes, telle New York, qui s’était

déclarée intéressée, pourront avec profit

s’inspirer de ce qui reste, malgré tout, une

indéniable prouesse technique. E. M.agefotostock

Page 86: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

86 Les Cahiers de sCienCe & vie

L’explosion démographique et les changements climatiques appellent à repenser l’urbanisme. Les architectes s’y attellent et explorent de nouveaux horizons. Designs de l’extrême.

Villes flottanteset gratte-ciel sous terre

LiLypad

Le problème de la montée des eaux a inspiré à l’architecte belge vincent Callebaut cette ville amphibienne qui pourrait loger 50 000 réfugiés climatiques. Projet conçu en 2008.

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Les Cahiers de sCienCe & vie 87

La cité des mériens Une université océano-graphique accueillant 7 000 personnes prendrait la forme d’une raie manta. Conçue par Jacques rougerie, elle serait autonome en énergie.

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Ville à demi immergée, proposée par AT Design à une entreprise chinoise. Elle comprend des modules reliés entre eux par des tunnels et des voies sous-marines.

88 LEs CAhiErs DE sCiEnCE & ViE

D'hiEr à AujourD'hui

high-tech. L’esquisse de la nouvelle patrie imaginée par le Seasteading Institute a été confiée au bureau d’études néerlandais DeltaSync. Elle reposerait sur des caissons flottants en béton. De telles structures, bien au point, sont nettement plus économiques que les lourdes installations sur piliers semi-submersibles des plateformes pétrolières. Elles sont en revanche beaucoup plus sujettes à la houle. L’idée a germé de les entourer d’une enceinte de brise-lames ancrés sur les fonds marins.

Micro-États en vadrouille

À l’intérieur de l’enceinte, les caissons carrés ou penta-gonaux s’assembleraient en un réseau complexe et modu-lable en fonction de la croissance de la ville. Chaque caisson offrirait 2 500 mètres carrés de surface, répartis pour 20 % en espaces verts sur sol synthétique et voirie et pour 80 % en habitations de trois étages. La ville flot-tante viserait à la plus large autonomie. Elle collecterait les eaux de pluie et utiliserait l’énergie hydrothermique, hydrolienne, les biocarburants produits par les algues. L’alimentation serait assurée par l’aquaculture et la culture hydroponique (réalisée hors-sol, avec l’apport de substances nutritives). La construction et l’équipement de chaque caisson, microquartier abritant une trentaine d’habitants, sont chiffrés à 15 millions de dollars.L’installation de la cité marine obéirait à une stratégie évolutive. Elle serait, dans un premier temps, implantée dans des eaux territoriales, à moins de 22 km des côtes. Si l’expérience s’avérait concluante, elle migrerait, à mesure de sa croissance, vers la zone contiguë, entre 22 et 44 km des côtes. À terme, elle gagnerait la haute mer

a population de la planète passera de 7 à 9 mil-liards d’ici à 2050 et, très vraisemblablement, la fraction vivant en ville de la moitié aux deux tiers. Cette explosion démographique se produira dans un contexte de crise environ-nementale – élévation du niveau des mers qui

risque de submerger nombre de mégapoles, nécessité de préserver des terres agricoles en évitant l’expansion ur-baine – ce qui impliquera de très profondes mutations des villes. Et pourquoi pas d’urbaniser de nouveaux espaces, sur les mers ou sous la terre ?Le commandant Cousteau rêvait déjà, dans les années 1960, d’habitats sous-marins ; aujourd’hui, c’est la surface des eaux que l’on envisage d’investir. De fait, les villes flottantes existent déjà, à échelle réduite. Sur chaque plateforme pétrolière travaillent en permanence quelque 200 personnes. Dans les grandes lignes, la technologie nécessaire à la construction de villes flottantes existe donc, à condition d’y mettre le prix pour ne pas subir les conditions de vie spartiates des soutiers du pétrole. Les habitants des futures villes flottantes pourraient précisé-ment être très fortunés. Telle est du moins la conception que s’en fait le Seasteading Institute, un think tank dédié à leur construction, créé aux États-Unis en 2008 et financé par l’Américain Peter Thiel, un des fondateurs du système de paiement en ligne PayPal. Comme d’autres richissimes du numérique, Thiel estime que l’esprit d’initiative est contraint par les États, leurs réglementations, leurs im-pôts. D’où son rêve de bâtir de nouvelles cités-États sou-veraines, se dotant de leurs propres lois – minimales – en pleine mer. Elles accueilleraient les créateurs d’entreprises

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seasteading

Les seigneurs du net rêvent d’une cité libre de tout contrôle étatique. oasis des mers : maquette d’Emerson stepp, 2009.)

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Les Cahiers de sCienCe & vie 89

À LIRE• Sabine Barles,

André Guillerme,

L’urbanisme

souterrain. Que

Sais-Je ? 1995.

Des maisons

sous la mer

Soixante-trois maisons sous-

marines ont été construites,

depuis les années 1960, dans

le monde, dont six en France.

La plupart ont été dédiées à un

habitat temporaire pour les plon-

geurs participant à des travaux

sous-marins. Mais cette fonction-

nalité a perdu de son importance

depuis l’invention, dans les années

1980, du caisson hyperbare qui

permet aux travailleurs des mers

de revenir chaque soir au sec et au

chaud. Ne reste donc plus, en

matière de maisons sous la mer,

qu’une poignée de chambres

d’hôtels haut de gamme permet-

tant d’admirer des récifs coralliens.

Mais les cités sous-marines ne

sont plus à l’ordre du jour. Jacques

Rougerie, pionnier dans les années

1970 des maisons sous la mer,

reconnaît aujourd’hui que « l’ha-

bitat sous-marin sera transitoire plus

que permanent, et pas dans des villes,

mais dans de petits villages dédiés à

la recherche scientifique, à l’aquacul-

ture et au tourisme ». N. C. at

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où elle échapperait à la juridiction des États côtiers. Ainsi pourrait se réaliser l’utopie libertarienne d’une cité-État flottante : une grande liberté individuelle primant sur la gouvernance. Pour sélectionner le pays d’accueil, il fallait, d’une part, éliminer ceux sujets aux ouragans, à la piraterie, ou gouvernés par des régimes autoritaires et, d’autre part, favoriser ceux qui sont proches des aéroports internationaux nécessaires aux futurs millionnaires rési-dants. Le choix s’est ainsi porté sur le golfe de Fonseca, au Honduras. Le Seasteading Institute affirme avoir engagé des négociations avec les autorités pour l’installation de la première ville flottante, d’ici à 2020.Ce projet n’est pas unique, même s’il est sans doute le plus avancé. L’entreprise chinoise du bâtiment China Communication Construction Company Ltd (CCCC) a commandé un rapport au bureau d’études sino-britannique AT Design sur la faisabilité d’une ville flottante. Nulle in-tention d’échapper à l’impôt, ni même ambition de gagner un jour la haute mer, mais une simple prospective d’urba-nisme pour le développement des villes chinoises côtières, sursaturées, où le prix du mètre carré atteint des sommets. Le rapport d’AT Design esquisse les contours d’une ville construite sur des assemblages de modules hexagonaux ou triangulaires en caissons de béton précontraint, ce qui

[La technoLogie est Là. Les verrous sont d’ordre financier et juridique]

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des unités de villes autonomes entre terre et mer accueilleraient 25 000 personnes. Projet de 2013, présenté au magazine Evolo.

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90 Les Cahiers de sCienCe & vie

permet d’envisager une croissance indéfinie par l’ajout de nouveaux modules. Ils sont reliés entre eux par des tunnels dont les parois vitrées donneraient à voir les profondeurs de la mer. Si le projet a reçu l’approbation de la CCCC au printemps dernier, aucune date, aucun lieu, aucun finan-cement n’ont été rendus publics.«  Ces projets de villes flottantes reviennent largement à construire sur la mer des villages terrestres, déplore l’archi-tecte Jacques Rougerie, pionnier, dans les années 1970, des maisons sous la mer. Or, si l’être humain se décide à habiter véritablement en mer, il doit envisager une archi-tecture entièrement nouvelle, adaptée à ce nouveau milieu. C’est ce que je fais avec une approche bionique, s’inspirant des formes des espèces vivantes maritimes.  » Un de ces derniers projets est «  la cité des mériens », une élégante ville flottante en forme de raie manta. Autonome grâce à l’exploitation des énergies marines renouve-lables, elle accueillerait pour de longs séjours jusqu’à 7 000 étudiants et chercheurs dans son « université océa-nographique dédiée à l’étude de la biodiversité marine ». Un ancien collaborateur de Rougerie, l’architecte belge Vincent Callebaut, a de son côté conçu en 2008 Lilypad, une ville flottante autonome en énergie destinée à accueillir jusqu’à 50 000 réfugiés climatiques, chassés de leurs îles du Pacifique par la montée des flots. Totalement utopiques, ces projets servent surtout, de l’aveu même de Rougerie, « à stimuler l’imagination des futurs architectes de la mer » et n’ont pas vocation à être construits. Mais « il n’y a pas de verrou technologique aux villes flottantes, insiste-t-il. Les verrous sont seulement financiers et juridiques – quel sera le statut de ces territoires ? »Le sous-sol terrestre n’est pas en reste de projets spectacu-laires. Comme pour les villes flottantes, les technologies existent. « On sait aujourd’hui conduire la lumière naturelle

jusqu’à 20 mètres sous terre, et 40 mètres, comme dans le chantier que je dirige dans une station de métro de Naples », explique l’architecte Dominique Perrault, le créateur de la Bibliothèque nationale de France qui avait, en son temps, défrayé la chronique par son rez-de-jardin boisé, à 20 mètres sous la surface de la ville. Le Montréal souter-rain, bâti dans les années 1960, ou les villes souterraines d’Osaka et d’Helsinki démontrent que les techniques sont au point. « L’urbanisme souterrain est historiquement né de la spéculation foncière, explique Sabine Barles, professeur d’urbanisme à l’université Paris-1, ou des opportunités créées par les espaces excavés lors de la construction de réseaux de transport souterrains, comme le chemin de fer transcontinental de Montréal dans les années 1960 ou le RER A au forum des Halles dans les années 1970 ».

ReconveRsion des mines

Ce sont précisément de telles excavations gigantesques, celles de mines à ciel ouvert, qui ont fourni à des archi-tectes l’idée de les convertir en authentiques villes souter-raines. Dans le désert de l’Arizona, Matthew Fromboluti avait conçu en 2010, à la fin de ses études d’architecture à la Washington university de Saint-Louis, Above/ Below sur le site d’une ancienne mine. « Il s’agissait d’une ville en-tièrement souterraine produisant sa nourriture et son énergie, et créant sa propre climatisation en plein milieu du désert grâce à une structure fonctionnant comme une cheminée solaire », explique-t-il. Mais le projet reste et restera longtemps une rêverie d’architecte, et Fromboluti travaille à pré-sent comme architecte d’intérieur. Dans des conditions climatiques diamétralement opposées, l’ancienne mine de diamant de Mirny, en Iakoutie, une des régions les plus froides du monde, pourrait voir son cratère d’un kilo-mètre de diamètre et 550 mètres de profondeur aménagé

Eco-city 2020

L’ancienne mine de Mirny, en sibérie, imaginée en ville souterraine (2009). sous son dôme de verre équipé de cellules photovoltaïques s’étagent des logements, des parcs et des fermes

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en ville souterraine : Eco-City 2020. Un dôme de verre couvert de cellules photoélectriques protége-rait ses 100 000 habitants. Nickolay Lyvtomskiy, du cabinet moscovite AB Elis Ltd, admet cependant que le projet, conçu en 2009, « n’a pas connu le début d’une application ». Pourtant, même s’ils sont totalement utopiques, ces projets servent à stimuler la réflexion architecturale. « L’idée de refermer la plaie faite au sol dans ces cratères miniers est inté-ressante, commente Dominique Perrault, mais il semble prématuré de vouloir construire de l’habitat sous terre. Le but de l’urbanisme souterrain est aujourd’hui de densifier l’intensité urbaine, en créant sous terre, comme un arbre a de profondes racines, tout ce qui est nécessaire en termes de réseaux, de services, de com-merces, à la ville, ce que j’appelle son tissu nourricier ».Villes flottantes ou souterraines ? Les technolo-gies sont là, ou presque, pour les bâtir. Reste à savoir si la volonté politique sera au rendez-vous… sans parler de celle des futurs habitants qui seront soumis nuit et jour au tangage ou à la privation de lumière naturelle.

Nicolas Chevassus-au-Louis

EarthscrapEr

Ce gratte-ciel inversé de BnKr plongerait, à Mexico, jusqu’à 300 m sous terre. Un puits central permet la ventilation et la diffusion de la lumière.

Un immeuble en pyramide

Si l’on veut éviter l’infinie dilution de l’espace urbain, la nécessaire densification des

villes pourrait passer par l’installation d’habitations dans les sous-sols. À Mexico, le bureau d’architecte Bunker Arquitectura a conçu, en plein centre de la capitale mexicaine, Earthscraper, un immeuble en pyramide inversée plongeant à 300 mètres – la taille de la tour Eiffel – sous terre. Un plancher de verre permettrait de diffuser la lumière naturelle dans les étages les plus superficiels, réservés aux habita-tions. Ce projet est très dépendant technologiquement, souligne Sabine Barles, professeure d’urbanisme à l’université Paris-1, car de tels gratte-terre seraient vulnérables à une rupture d’alimentation énergétique qui viendrait compromettre leur venti-lation et limiterait voire supprimerait leur accessibilité. « L’urbanisme doit se

saisir du sous-sol, historiquement chasse

gardée des ingénieurs, mais pour en faire

des lieux de service – parking, archives,

salle de spectacles – non de l’habitat », explique la chercheuse. N. C.s

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En orbite autour de la Terre ? Sur la Lune ? Ou encore sur Mars ? Les futures cités de l’extrême seront sans doute bâties dans l’espace. La Nasa espère fouler la planète rouge d’ici à 2040. La curiosité insatiable de l’homme et les ressources limitées de la Terre appellent à cette nouvelle conquête.

Bientôt, les cités de l’espace

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Tore de sTanford

La cité orbitale pourrait se placer au plus près de la Terre dont l’atmosphère protège des éruptions solaires. Ce projet de 1975, remis à la nasa, est conçu pour accueillir 10 000 résidents.

Des cités dans l’espace ? « C’est le sens de l’his-toire, affirme Al Globus, de l’université d’État de San José (Californie) et consultant sur la colonisation de l’espace à la Nasa, l’agence

spatiale américaine. La vie est sortie des océans pour gagner la terre ferme. Les premiers humains ont quitté l’Afrique pour coloniser la planète. Et l’homme s’est installé partout, dans la jungle, dans les déserts de sable et de glace. Un jour, notre curiosité ou notre survie nous conduiront à coloniser l’espace. »Si notre planète est malmenée par la démographie et les activités industrielles, elle n’en reste pas moins un berceau idéal pour la vie en général et l’espèce humaine en particulier : elle offre une atmosphère respirable, un bouclier contre les radiations spatiales meurtrières, une température clémente, de l’eau et de l’énergie en abon-dance qui rendent possible la survie de milliards de per-sonnes… Une biosphère protectrice qu’il conviendra de reconstituer si nous entendons nous établir dans une cité orbitale, sur la Lune, sur Mars ou tout autre objet de notre Système solaire.n

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biosphère 2reproduire en vase clos une réplique de la biosphère terrestre : l’expé-rience a été tentée en 1991 dans l’arizona, mais il a fallu y injecter de l’oxygène.

en apesanTeurLes contraintes physiologiques inhérentes à la vie spatiale peuvent altérer la santé, provoquant notamment une perte osseuse. (Mission to Mars, film de Brian de Palma, 2000.)

John Allen, un ingénieur et militant écologiste améri-cain, a tenté de reproduire cette biosphère dans l’Ari-zona. Entre 1987 et 1991, il a bâti une serre haute de 26 m, d’une superficie de 12 700 m2. Biosphère 2 – le « 1 » étant réservé à la Terre – devait fonctionner en totale auto-nomie, tant sur le plan de l’oxygène que de l’eau, de l’alimentation et de l’énergie, grâce à une sélection de bactéries, de plantes, d’insectes, et de petits animaux. « Nous avions recréé un désert, un océan, une mangrove, de la savane et une forêt pluviale ; c’était un modèle écologique dans lequel tout était recyclé », explique John Allen.

Dans une serre penDant Deux ans

En septembre 1991, quatre hommes et quatre femmes se sont enfermés dans la serre, décidés à y vivre deux ans sans aucun apport de l’extérieur, en se nourrissant de céréales, de fruits, de poisson, d’œufs et de laitages. Une préfigura-tion de ce que pourrait être une cité spatiale, même si au bout d’un an, il a fallu injecter de l’oxygène car sa teneur dans l’air confiné avait baissé. « Tout n’a pas été rose pen-dant ce séjour, raconte Mark Nelson, qui a fait partie de l’aventure. Avec un régime alimentaire peu calorique et une intense activité physique, nous avons souvent eu faim, mais c’était une expérience extraordinaire. » Pour Al Globus, qui défend l’idée de cités flottant dans l’espace, « Biosphère 2 demeure une bonne piste de réflexion ».

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La santé malmenée dans l’espace

On sait peu de chose de la manière

dont l’organisme humain réagit à

long terme dans l’espace. « C’est un

milieu éprouvant. On constate par exemple

une perte osseuse qui peut atteindre 30 %, une

atrophie musculaire et des troubles cardio-

vasculaires », résume Guillemette

Gauquelin, du CNES, l’agence française

de l’espace, qui a suivi la vingtaine

d’expériences Bedrest conduite sur Terre

depuis 1982 : pour simuler les effets de

l’apesanteur, on a demandé aux volon-

taires de rester alités, de quelques heures

à trois mois. « Nous n’avons pas encore

trouvé la méthode idéale pour lutter contre

les troubles liés à l’espace, même si l’exercice

physique améliore la situation sur le plan mus-

culaire et métabolique ». D’autres travaux

portent sur les conséquences psycholo-

giques et sanitaires du confinement. Pour

l’expérience russo-européenne Mars 500,

six personnes sont restées enfermées au

sol, dans une maquette d’engin spatial,

pendant 520 jours. Le temps requis pour

aller sur Mars, y rester 30 jours, et en

revenir. « Certaines expériences de confine-

ment se sont parfois terminées en pugilat,

prévient Guillemette Gauquelin. Valeri

Poliakov, qui détient le record du plus long

séjour spatial – 22 mois sur la station Mir –

m’avait dit un jour : “Une station spatiale est

un pousse-au-crime”. » D. De

Page 95: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

base lunaire

elle serait enfouie dans le sol afin d’éviter les radiations. La cité extrairait des roches lunaires l’hydrogène et l’oxygène pour produire son eau.

Les Cahiers de sCienCe & vie 95

Vivre en bonne santé implique d’être placé dans un champ de gravité proche de celui de la Terre. « Pour une cité orbitale, c’est assez simple à réaliser, explique Al Globus. Il suffit de faire tourner la struc-ture de manière à recréer une accélération équivalente à celle de notre pesanteur. Plus la cité est grande, plus la vitesse requise est lente. Celle qu’on envisage serait d’un ou de deux tours par minute. » Dans les années 1970, des designers de la Nasa avaient testé toutes formes de géométrie – cylindriques, toroïdales ou sphériques – pour y parvenir.Les radiations posent elles aussi un défi sanitaire. Sur Terre, la vie est protégée contre les particules énergétiques du rayonnement cosmique et des éruptions solaires à la fois par le champ magné-tique terrestre et par l’atmosphère dense qui filtre aussi les rayons ultraviolets du soleil. Une structure installée en orbite basse, comme la station spatiale internationale (ISS), reste relativement préservée par la Terre. Mais cette barrière naturelle tombe lorsqu’on s’éloigne à des dizaines de milliers de kilomètres. « L’idée la plus simple consiste à placer la colonie au cœur d’un gigantesque aquarium, expose Al Globus. Avec une épaisseur d’eau de sept à dix mètres, on réduirait les radiations à un niveau accep-table tout en laissant entrer la lumière. » Car l’énergie est indispensable notamment pour produire sa nourriture et climatiser son environnement. Et l’énergie solaire est disponible 24 h sur 24.

La ville orbitale devra aussi disposer d’oxygène en quan-tité suffisante : le recyclage du dioxyde de carbone dégagé par la respiration et les activités humaines serait assuré par des plantes et des arbres fruitiers, qui constitueraient aussi une source d’alimentation. « Quelques mètres carrés de cultures à fort rendement suffisent à nourrir un individu, indique Mark Nelson. Rien n’exclut de compléter ce régime végétarien par des protéines animales, des œufs et des laitages, en pratiquant l’élevage de poissons et de petits animaux à partir de déchets végétaux. La viande, en revanche, ne pourra vraisemblablement être produite qu’en éprouvette.»Dans un premier temps, ces villes seraient sans doute érigées près de la Terre, celle-ci fournissant les matériaux de construction et l’ensemble des éléments nécessaires à l’amorçage d’une biosphère autosuffisante. « La première cité pourrait être cent fois plus vaste que l’ISS », imagine Al Globus. Lourde de 149 tonnes, la station spatiale offre 388 mètres cubes habitables à ses six astronautes, un volume équivalent à celui d’un appartement très encombré de 150 mètres carrés. « On pourrait établir cette cité dans une région où les attractions terrestre et lunaire se compensent », poursuit Al Globus qui imagine que des milliers de villes flottantes pourraient à terme se déplacer au gré de leurs besoins, et s’installer près d’autres planètes ou d’astéroïdes pour en exploiter les richesses.Ces futures cités orbitales ne verront le jour que si l’on est prêt à payer le prix fort : il faut des milliers – voire des dizaines de milliers – d’euros pour placer le moindre kilogramme en orbite terrestre. Certains proposent donc

Sur la lune, l’énergie Solaire eSt aBonDante en

permanence prèS DeS pôleS

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Placée en orbite basse, la station spatiale internationale, occupée en perma-nence, constitue une étape majeure dans la conception des cités orbitales.

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de construire une cité lunaire. « Ce serait comme coloniser un nouveau continent en profitant de ses ressources pour établir un comptoir qui permettra ensuite d’aller plus loin », défend Trond Krovel, un ingénieur norvégien qui dirige la Lunar Explorers Society, un groupe de passionnés souvent issus, comme lui, des industries aéronautique et aérospatiale. « La Lune dispose de matériaux utilisables pour son aména-gement. » Pour Trond Krovel, sa colonisation pourrait commencer par une mini-base accueillant une poignée d’astronautes pionniers. Leur mission ? Découvrir le moyen d’extraire du sous-sol de l’oxygène, de l’hydrogène, voire de l’eau. Et mettre au point de quoi transformer les roches lunaires en matériaux de construction. « Pour éviter la nuit lunaire glaciale (-170 °C) qui dure quatorze jours terrestres, il faut s’installer près des pôles, où l’énergie solaire est abondante en permanence. » Aux yeux de Trond Krovel, le pôle Nord, dont le sous-sol recélerait de l’hydrogène, serait ainsi le meilleur site : « En combinant l’hydrogène et l’oxygène extraits des roches, on pourrait disposer d’assez d’eau pour vivre. »Faute de protection lunaire contre les radiations, les pre-miers habitants devront demeurer dans des cités souter-raines, ou dans des installations recouvertes de plusieurs mètres de roches. Il faudrait toutefois « y faire pénétrer la lumière naturelle pour éviter les dépressions, si fréquentes dans les populations des régions polaires en hiver », avance Trond Klover. Après une phase exploratoire de plusieurs décennies, les premiers occupants de la Lune pourraient, estime-t-il, bâtir une station plus vaste, analogue à la base américaine McMurdo, en Antarctique, qui abrite 200 per-sonnes en hiver et 1 000 en été dans une centaine de

bâtiments. « Ce ne serait pas à proprement parler une ville, mais elle ne serait plus réservée aux astronautes. Elle accueillerait toutes sortes de corps de métiers. » Ce serait ainsi le véritable démarrage d’une présence permanente sur la Lune et, pourquoi pas, une rampe de lancement pour aller sur Mars.

La nasa Lorgne Mars

La planète rouge ? « C’est le but ultime affiché par la Nasa, souligne Francis Rocard, le responsable du programme d’exploration du Système solaire au CNES, l’agence spatiale française. Elle espère envoyer une mission habitée vers 2040, pour un coût supérieur à 300 milliards d’euros… » Car Mars se trouve loin, à une distance qui varie de 55 millions à 401 mil-lions de kilomètres suivant la position des planètes sur leur orbite. Tous les vingt-six mois s’ouvre une courte fenêtre qui permet de s’y rendre en six mois. « Le premier vol habité vers Mars prendra plutôt la forme d’un survol. Ce n’est que des années plus tard que des hommes s’y poseront, soit pour moins d’un mois, soit pour 500 jours », explique Francis Rocard.« Mars offre de nombreux avantages par rapport à la Lune, avance Al Globus. De son atmosphère riche en dioxyde de carbone on peut extraire de l’oxygène, et son sol contient sans doute de l’eau. » Pour François Forget, spécialiste des atmosphères planétaires au Laboratoire de météorologie dynamique, à Paris, « c’est à des latitudes élevées, supérieures ou égales à 45°, qu’on espère trouver la plus grande quantité d’eau p

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Des unités d’habitation, recouvertes de poussière martienne et modulables, abriteraient des serres agricoles. Un projet ambi-tieux, mais…

Les Cahiers De sCienCe & vie 97

gelée dans le sol martien à faible profondeur. » La présence d’une atmosphère, qui régule la température, permettrait de construire des serres agricoles. « Il faudra les pressuriser et contrôler leur atmosphère, la pression atmosphérique martienne étant 60 fois inférieure à la nôtre et l’air trop riche en CO2. » Se protéger des radiations sera indispensable, notamment en recouvrant les cités de deux mètres de roches, insiste Francis Rocard : «Sur Mars, les doses de radiations reçues équivalent à celles perçues lors d’une exposition hebdomadaire à un scanner médical, ce qui est inacceptable pour l’homme. »Après avoir marché sur la Lune, et travaillé à 400 kilo-mètres au-dessus de la Terre, l’humanité n’est pas encore prête à vivre dans l’espace. Mais rien ne l’arrêtera : les océans et leurs cortèges de tempêtes, de scorbut et de famine ne l’ont jamais empêchée de conquérir de nou-velles terres. Nul ne peut dire quand les architectes auront à conduire un chantier extraterrestre. Mais la cité spatiale sera écologique ou ne sera pas.

Denis Delbecq

Sept cent Six candidatS Sont prêtS pour un aller Simple, SanS retour

.

Mars One, télé-réalité ou science-fiction ?

Lancé par un ingénieur néer-

landais, le projet Mars One

consiste à établir un hameau

sur Mars, en y envoyant quarante

individus en dix allers simples, à

partir de 2023. Deux cent mille per-

sonnes ont souscrit à la campagne

de recrutement l’an dernier. Après

une première sélection, il ne reste

que 706 candidats. Les créateurs de

Mars One espèrent que le choix des

impétrants fera l’objet d’un parte-

nariat avec une chaîne de

télévision. Mais le projet rencontre

un grand scepticisme dans la com-

munauté scientifique. « S’il s’agit

juste de filmer, sur Terre, la vie et l’en-

traînement dans une cité des étoiles,

leur business-plan tient la route, sourit

Francis Rocard. Mais ce projet n’ira

pas au-delà. Rien que pour aller sur la

Lune, il a fallu mobiliser 200 000 per-

sonnes et 20 000 entreprises, et là ils

sont une poignée dans un bureau… »,

explique le chercheur. D. De.

Page 98: Les C4h1ers de Sc1ence & V1e No.148

BULLETIN D’ABONNEMENT AUX CAHIERS DE SCIENCE &VIEA compléter et à renvoyer accompagné du règlement sous enveloppe affranchie à : Cahiers de Science & Vie Service Abonnements – CS 50273 – 27092 Evreux Cedex 9.

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Mes coordonnées :NOM : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

PRƒNOM : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ADRESSE : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

COMPLƒMENT DÕADRESSE (Résidence, lieu dit, B‰timentÉ) : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Les origines de la France et du français

Les origines de la France et du français

Prochain numéro

Président Ernesto Maurirédaction 8, rue François-Ory, 92543 Montrouge Cedex. Tél. : 01 46 48 19 88. directeur de la rédaction Matthieu Villiers rédactrice en chef Isabelle Bourdial, avec la collaboration de Marie-Amélie Carpio, assistée de Bénédicte Orsellidirectrice artistique Valérie Pauliacsecrétaire générale de rédaction Najat Nehmé rédacteur Jean-François MondoticonograPhe Sophie Dormoyont collaboré à ce numéro

Nathalie Bencal, Nicolas Chevassus-au-Louis, Jean-Emmanuel Dèbes, Denis Delbecq, Pascale Desclos, Émilie Formoso, Karine Jacquet, Morgane Kergoat, Fabienne Lemarchand, Marielle Mayo, Christophe Migeon, Emmanuel Monnier, Hélène Staes, Céline Vernier

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Science & Vie : Vincent Cousindiffusion

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Siège social : 8, rue François-Ory92543 Montrouge Cedex.Directeur de la publication : Carmine Perna Actionnaire principal : Mondadori France S.A.SPhotogravure Key Graphic.imPrimerie IMAYE Graphic, 96, Bd Henri-Becquerel, ZI les Touches 53021 Laval.ISSN : n° 1157-4887Commission paritaire : n° 0415 K 79605. Tarif d’abonnement légal :1 an, 8 numéros : 39 €. 2 ans, 16 numéros : 59 €.Dépôt légal : Octobre 2014

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Une publication du groupe

S ’il est devenu abusif de faire des Gaulois nos ancêtres, le mérite d’avoir créé la France ne revient pas davantage à Clovis. L’assimilation de son bap-tême à celui du pays n’a aucun fondement historique. L’image d’une France immémoriale est une vision mythique qui tend à être remise en cause.

La perception qu’on en a diffère selon que l’on considère les mémoires, l’énoncé des faits historiques, le roman national. La construction de l’État, l’émergence du sentiment national, le tracé de l’Hexagone ont été consignés et interprétés de maintes façons. L’histoire de France n’est pas un long récit tranquille. Quelle vision construite en a-t-on aujourd’hui ? Comment raconter la nation ? Comment le français s’est-il forgé et comment est-il devenu la langue nationale ?

Le 22 octobre 2014

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