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Problématique de l'expression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty

Date post: 18-Nov-2015
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Problématique de l'expression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty.
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La probl´ ematique de l’expression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty Keiichi Yahata To cite this version: Keiichi Yahata. La probl´ ematique de l’expression dans la philosophie de Maurice Merleau- Ponty. Philosophy. Universit´ e Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2012. French. <NNT : 2012TOU20085>. <tel-00830298> HAL Id: tel-00830298 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00830298 Submitted on 4 Jun 2013 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.
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  • La problematique de lexpression dans la philosophie de

    Maurice Merleau-Ponty

    Keiichi Yahata

    To cite this version:

    Keiichi Yahata. La problematique de lexpression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty. Philosophy. Universite Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2012. French. .

    HAL Id: tel-00830298

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00830298

    Submitted on 4 Jun 2013

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

    https://hal.archives-ouvertes.frhttps://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00830298

  • Remerciements

    Je voudrais tmoigner ici ma profonde reconnaissance mon directeur de thse,

    Monsieur Alexander Schnell, qui a bien voulu accepter de diriger mes recherches, et

    dont les remarques, les conseils et les annotations, ainsi que les livres et lenseignement,

    mont t pour moi trs prcieux et stimulants.

    Je tiens galement remercier tous les professeurs du jury qui ont bien voulu

    accepter de lire cette thse.

    Je remercie tous les professeurs et amis en France et au Japon qui mont encourag

    et stimul par leurs commentaires sur mes travaux en cours, en particulier Monsieur

    Kazuyuki Hara, Monsieur Kazuo Masuda, Monsieur Yasuhiko Murakami, Stphane

    Finetti, Tetsuwo Sawada, Anne-Laure Michel et Anne-Marie Jumeaux.

    Jadresse galement un remerciement particulier lAmbassade de France au

    Japon, qui ma donn la possibilit de passer deux ans (2008-2009) lcole normale

    suprieure de Paris en tant que pensionnaire tranger dans le cadre des bourses du

    Gouvernement franais, ainsi quaux professeurs du dpartement de philosophie de

    lENS, et plus particulirement Messieurs Claude Debru et Frdric Worms, qui ont

    accept que je poursuive mes tudes lcole pendant les deux annes suivantes

    (2010-2011) avec le statut d auditeur tranger . Je remercie galement tous les amis

    de lcole qui mont donn bien des occasions de discuter en franais et qui mont donc

    permis damliorer mes capacits dans cette langue. Merci donc en particulier

    Mahendra Mariadassou, Emilio Sciarrino et Arthur Defrance.

    Je remercie chaleureusement Fabien Arribert-Narce qui a relu et corrig avec une

    profonde gentillesse mon texte en franais.

    Je remercie enfin mes parents qui mont aid et soutenu distance pendant mes

    tudes en France.

  • 1

    Rsum

    La problmatique de lexpression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty

    Nous nous proposons dans notre thse de relire les textes philosophiques de

    Maurice Merleau-Ponty, en soulignant limportance de la problmatique de

    l expression pour la comprhension de sa pense, en particulier celle des annes 40

    et 50. Le but principal de nos recherches est ds lors de caractriser celle-ci comme

    une philosophie de lexpression . Autrement dit, nous tenterons de montrer dans

    notre thse que la notion dexpression marque profondment mais souvent

    implicitement toute sa rflexion philosophique des annes 40 et 50 telle quelle se

    dveloppe notamment dans la Phnomnologie de la perception et La prose du monde.

    Notre recherche prsente deux originalits majeures : la premire consiste

    dfinir lexpression comme un acte d auto-ralisation . Lexpression nest pas

    considrer chez Merleau-Ponty comme la traduction dune pense dj claire mais

    comme un acte singulier par lequel la pense se ralise ou seffectue pour la premire

    fois.

    La seconde originalit consiste en une tude globale de La prose du monde. Cet

    ouvrage inachev et jamais publi du vivant de lauteur mais dans lequel la

    problmatique de lexpression est aborde de manire plus explicite que dans dautres

    textes reprsente une priode fconde dans lvolution de la pense de

    Merleau-Ponty, entre sa priode existentialiste et sa priode ontologique .

    Toutefois, probablement cause de son caractre inachev et inorganis, les tudes

    entirement consacres ce livre sont encore trs peu nombreuses aujourdhui. Notre

    travail constitue donc la premire tentative dembrasser les diverses questions de La

    prose du monde dans sa totalit.

  • 2

    Summary

    The issue of expression in the philosophy of Maurice Merleau-Ponty

    In this thesis, we intend to reread the philosophical texts of Maurice

    Merleau-Ponty, emphasizing the importance of the issue of expression in his

    philosophy. The main aim of this research is therefore to characterize his thought

    particularly during the 1940s and 1950s as philosophy of expression. In other

    words, we attempt to show that his philosophical reflection during the 1940s and 50s

    developed particularly in the Phenomenology of perception and The prose of the world

    is deeply (but often implicitly) marked by the notion of expression.

    Our research has two main contributions : firstly, we define the notion of

    expression as an act of auto-realization. In Merleau-Pontys philosophy,

    expression does not mean the translation of a clearly defined thought, but it refers

    to a very specific act through which the thought realizes itself for the first time.

    Secondly, we comprehensively investigate The prose of the world, an unfinished

    work published posthumously and in which the issue of expression appears more

    clearly than in any other texts. This text epitomises a fertile period in the work of

    Merleau-Ponty, between his existential and ontological periods. However,

    probably due to its unfinished and disorganized character, The prose of the world has to

    date received little critical attention. Our study is therefore the first attempt to cover the

    various issues raised by this work in its totality.

  • 3

    Mots-cls franais-anglais en ordre alphabtique

    Franais Anglais

    Autrui Others

    Bergson, Henri Bergson, Henri

    Cogito silencieux Silent cogito

    Conscience Conscience

    Corps Body

    Dformation cohrente Coherent deformation

    Dialogue Dialogue

    Dimension Dimension

    Expression Expression

    Fink, Eugen Fink, Eugen

    Historicit Historicity

    Illusion rtrospective Retrospective illusion

    Institution Institution

    Langage Language

    Merleau-Ponty, Maurice Merleau-Ponty, Maurice

    Parole parlante Speaking speech

    Perception Perception

    Peinture Painting

    Phnomnologie Phenomenology

    Sens Sense

    Signification Signification

    Silence Silence

    Structure Structure

    Style Style

    Subjectivit Subjectivity

    Temporalit Temporality

    Vrit Truth

  • 4

    Table des matires

    Rsum ......................................................................................................................................... 1

    Summary ...................................................................................................................................... 2

    Mots-cls franais-anglais en ordre alphabtique ................................................................... 3

    Table des matires ...................................................................................................................... 4

    Abrviations ................................................................................................................................ 9

    Introduction .............................................................................................................. 10

    Premire partie : La philosophie de lexpression dans la

    Phnomnologie de la perception .............................................................................. 16

    Chapitre 1. La parole et le silence ..................................................................................... 17

    1. Le problme du langage dans la Phnomnologie de la perception ............................. 17

    2. La parole parlante et le silence primordial .......................................................... 20

    3. La rduction du bruit et de la signification conceptuelle dans les deux silences ... 22

    4. La parole parlante en tant que ralisation ou effectuation du sens ............. 25

    5. L intention significative de la parole .......................................................................... 28

    6. Le rapprochement de lide merleau-pontienne de la parole et de lide husserlienne du

    langage ................................................................................................................................ 31

    7. Rcapitulation .................................................................................................................... 36

  • 5

    Chapitre 2. Le cogito et la parole ....................................................................................... 38

    1. Le problme du cogito dans la Phnomnologie de la perception ................................. 38

    2. La difficult du cogito ........................................................................................................ 40

    3. La conscience en tant que transcendance active ....................................................... 42

    4. Le cogito silencieux ..................................................................................................... 47

    5. Le cogito silencieux et lauto-rflexion ...................................................................... 50

    6. La conscience et la parole ................................................................................................. 53

    7. Rcapitulation .................................................................................................................... 57

    Chapitre 3. La coexistence et autrui .................................................................................. 60

    1. Le problme dautrui dans la Phnomnologie de la perception .................................. 62

    2. Les deux gnralits du corps et du soi ...................................................................... 64

    3. La coexistence dans le social ...................................................................................... 69

    4. Limpossibilit de lauto-apprhension du cogito tacite et sa transcendance vers

    autrui .................................................................................................................................. 74

    5. Rcapitulation .................................................................................................................... 79

    Chapitre 4. La subjectivit et la temporalit ................................................................... 80

    1. Le problme du temps dans la Phnomnologie de la perception ................................. 81

    2. Lontification du temps et le non-tre du pass et de lavenir .................................. 85

    3. La subjectivit et la temporalit ........................................................................................ 90

    4. Le prsent comme temporalit atemporelle .......................................................... 95

    5. Rcapitulation .................................................................................................................. 103

  • 6

    Chapitre 5. La philosophie de lexpression dans la Phnomnologie de la

    perception ................................................................................................................................ 105

    1. Le problme de lexpression dans la Phnomnologie de la perception ..................... 106

    2. La perception, le corps et le monde................................................................................. 112

    3. Fink et Merleau-Ponty. La phnomnologie de la phnomnologie dans la

    Phnomnologie de la perception .................................................................................. 124

    3-1. Le systme phnomnologique dans la Sixime mditation cartsienne ............. 125

    3-2. La thorie transcendantale des lments dans la Phnomnologie de la

    perception................................................................................................................. 130

    3-3. La thorie transcendantale de la mthode dans la Phnomnologie de la

    perception................................................................................................................. 135

    3-4. La fondation de ltre chez Fink ....................................................................... 136

    4. Rcapitulation .................................................................................................................. 138

    Deuxime partie : La philosophie de lexpression dans La prose du

    monde .................................................................................................................................... 142

    Chapitre 6. La structure du sens et de la signification dans La prose du monde . 143

    1. Le projet philosophique du Merleau-Ponty des annes cinquante ............................... 143

    2. Le sens et le silence dans La prose du monde .................................................. 151

    2-1. Merleau-Ponty et Saussure ...................................................................................... 151

    2-2. Les deux fonctions du silence ............................................................................ 155

    3. La dimension , la dformation cohrente et le style ..................................... 158

    3-1. La dimension ...................................................................................................... 160

    3-2. La dformation cohrente .................................................................................. 162

    3-3. Le style ................................................................................................................ 163

  • 7

    4. Le langage et la peinture ................................................................................................. 169

    4-1. La signification du langage ..................................................................................... 169

    4-2. La signification de la peinture ................................................................................. 171

    5. Rcapitulation .................................................................................................................. 177

    Chapitre 7. Lhistoire et lexpression .............................................................................. 181

    1. Lhistoire de la fraternit de la peinture .................................................................. 182

    2. Lhistoire de l institution du langage ....................................................................... 190

    3. Le Muse .......................................................................................................................... 198

    4. Rcapitulation .................................................................................................................. 202

    Chapitre 8. Autrui comme expression ............................................................................ 205

    1. Autrui comme un autre moi-mme ........................................................................... 206

    2. La gnralit et la langue .................................................................................... 209

    2-1. La gnralit corporelle ........................................................................................... 209

    2-2. La langue comme corporit et l exprience du dialogue ............................... 213

    3. La parole conqurante et l exprience du dialogue .......................................... 215

    3-1. Les deux usages de la parole ............................................................................. 215

    3-2. L exprience du dialogue comme change de paroles conqurantes ........ 218

    4. Autrui comme style .................................................................................................... 224

    5. Rcapitulation .................................................................................................................. 226

    Chapitre 9. La vrit et lexpression .............................................................................. 229

    1. Le problme de la vrit dans La prose du monde ....................................................... 229

    2. La vrit et la connaissance dans La prose du monde ................................................. 236

  • 8

    3. La vrit et lexpression .................................................................................................. 245

    4. Rcapitulation .................................................................................................................. 249

    Chapitre 10. La philosophie de lexpression de Merleau-Ponty .............................. 254

    1. La philosophie de lexpression dans La prose du monde ........................................... 254

    2. La philosophie de lexpression dans loge de la philosophie ...................................... 264

    2-1. La thorie de l expressivit de Louis Lavelle .................................................... 264

    2-2. Bergson et la philosophie de lexpression .............................................................. 268

    3. Rcapitulation .................................................................................................................. 281

    Conclusion .......................................................................................................................... 283

    Bibliographie ......................................................................................................................... 294

  • 9

    Abrviations

    Les sigles utiliss dans les rfrences aux uvres de Merleau-Ponty sont les suivants :

    - La structure du comportement : SC

    - Phnomnologie de la perception : PP

    - Sens et non-sens : SNS

    - loge de la philosophie : EP

    - Signes : S

    - Le visible et linvisible : VI

    - La prose du monde : PM

    - Rsums de cours. Collge de France, 1952-1960 : RC

    - Merleau-Ponty la Sorbonne : rsum de cours, 1949-1952 : MS

    - Linstitution, la passivit. Notes de cours au Collge de France (1954-1955) : IP

    - Le monde sensible et le monde de lexpression. Cours au Collge de France. Notes,

    1953 : MSME

    - Parcours deux 1951-1961 : P2

    Pour les autres sigles ventuellement utiliss dans chaque chapitre, on en trouvera

    lindication leur premire occasion.

    Les crochets ([ ]) insrs dans les citations contiennent notre explication.

    Les soulignements ( perception ) dans les citations sont en principe faits par nous

    (sauf dans quelques passages des notes de cours), tandis que les mises en italique

    ( perception ) dans les citations sont toujours faites par lauteur lui-mme.

  • 10

    Introduction

    Les recherches que nous prsenterons dans cette thse portent sur la

    problmatique de l expression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty.

    Nous montrerons que la notion d expression est en jeu bien que de faon souvent

    latente et implicite dans toute sa pense philosophique. Comme nous le verrons, cette

    notion dexpression se dfinit chez Merleau-Ponty dune manire un peu diffrente que

    dhabitude. Cest--dire que l expression ne dsigne pas ici la simple

    reprsentation ni lextriorisation dun objet intrieur (un sentiment, une ide, une

    pense, etc.), mais renvoie plutt un acte dauto-transcendance, dauto-ralisation

    ou dauto-effectuation1. Notre thse tend dmontrer que les divers problmes

    fondamentaux que se pose Merleau-Ponty dans sa dmarche philosophique sappuient

    essentiellement sur cette expression comme acte dauto-transcendance.

    Il nous faut ici justifier pourquoi nous choisissons la notion d expression

    parmi dautres pour caractriser la pense de Merleau-Ponty. En effet, on peut

    considrer que cette notion nest pas forcment propre la philosophie de

    Merleau-Ponty. On sait bien que les notions proprement merleau-pontiennes sont entre

    autres la perception , la corporit , le chiasme , la rversibilit et la

    chair , et non pas l expression . Mais cette expression est selon nous le

    concept opratoire (au sens finkien du terme) qui sous-tend la rflexion

    philosophique de Merleau-Ponty et notamment celle des annes cinquante. Il sera donc

    possible par lexamen de cette notion dapprcier de faon plus prcise et plus

    approfondie le sens et la valeur de sa tentative philosophique dans cette priode

    intermdiaire (dont les caractristiques restent jusquici peu connues), et cela clairera

    aussi du mme coup toute sa philosophie sous un jour nouveau.

    Nous venons de dire que l expression nest gnralement pas considre

    comme une notion propre la pense merleau-pontienne. Toutefois, on notera que les

    commentateurs ont souvent soulign limportance du thme de lexpression dans la

    philosophie de Merleau-Ponty2. notre sens, ils ont cependant eu tendance ngliger

    1 Nous expliquerons par la suite ces termes dans nos chapitres.

    2 Parmi les nombreuses tudes consacres au thme de l expression chez Merleau-Ponty, il

    faut avant tout mentionner ici louvrage de Jean-Yves Mercury, Lexpressivit chez

    Merleau-Ponty : du corps la peinture (Paris, LHarmattan, coll. Ouverture philosophique ,

    2000), ainsi que les remarquables articles de Bernhard Waldenfels, Le paradoxe de

    lexpression chez Merleau-Ponty (in Notes de cours sur Lorigine de la gomtrie de Husserl,

    suivi de Recherches sur la phnomnologie de Merleau-Ponty, Renaud Barbaras [sous la

    direction de], Paris, PUF, coll. pimthe , 1998, pp. 331-348) et de Renaud Barbaras, De

  • 11

    le fait que chez ce dernier l expression signifie en fait, comme nous lavons dj

    suggr, un acte dauto-transcendance ou dauto-ralisation. Loriginalit de notre

    recherche consiste donc associer ces deux concepts ( expression et

    auto-transcendance ) apparemment trangers lun lautre et essayer dlucider la

    question merleau-pontienne de lexpression de ce point de vue.

    Prcisons par avance ici le plan de notre tude. Notre thse se compose de deux

    parties. La premire partie traite du problme de lexpression tel quon le rencontre

    dans la Phnomnologie de la perception. Cest dans les annes cinquante (plus

    prcisment en 1949-1950) que se formule explicitement la notion dexpression

    comme acte dauto-transcendance ou dauto-ralisation3, mais dans cet ouvrage de

    1945, cette notion opre dj travers plusieurs thmes fondamentaux. Notre premire

    partie examine donc ces thmes majeurs de la Phnomnologie du point de vue de

    l expression en tant quacte dauto-transcendance. Nous y analyserons plus

    particulirement les quatre problmes fondamentaux que soulve Merleau-Ponty dans

    la Phnomnologie : la parole , le cogito , autrui et le temps .

    Notre recherche commencera par remettre en question le phnomne particulier

    la parole ltre : le problme de lexpression comme voie daccs lontologie (in

    Recherches sur la philosophie et le langage, Franois Heidsieck [sous la direction de],

    Grenoble, CNRS, numro 15, 1993, Merleau-Ponty. Le philosophe et son langage ,

    pp. 61-82). Outre ces tudes, il y a une autre tude classique (mais assez importante) de Yves

    Thierry traitant en partie du problme de lexpression dans la philosophie de Merleau-Ponty :

    Du corps parlant. Le langage chez Merleau-Ponty (Bruxelles, Ousia, coll. Ousia , 1987).

    Toutes ces tudes (sur lesquelles nous reviendrons souvent dans nos chapitres) sont assez

    fructueuses pour la comprhension de la conception de lexpression dans la philosophie de

    Merleau-Ponty. On notera par ailleurs que Pierre Cassou-Nogus souligne lui aussi, par

    exemple la toute fin de la conclusion de sa thse, limportance du concept dexpression

    chez Merleau-Ponty, en procdant une intressante mise en parallle de lontologie du

    dernier Merleau-Ponty et de lpistmologie de Cavaills (De lexprience mathmatique.

    Essai sur la philosophie des sciences de J. Cavaills, Paris, Vrin, coll. Problmes et

    controverses , 2001, pp. 319-330, et voir aussi Pour une pistmologie merleau-pontienne

    en mathmatiques , in Chiasmi international, Paris/Milan/Memphis, Vrin/Mimesis/University

    of Memphis, nouvelle srie 1, 1999, Merleau-Ponty. Lhritage contemporain , pp. 287-300,

    pp. 289-293). 3 Daprs Emmanuel de Saint Aubert, cest dans la confrence de Mexico (faite en 1949, texte

    indit) que Merleau-Ponty accorde explicitement de limportance au thme de l expression

    pour la premire fois (Emmanuel de Saint Aubert, Du lien des tres aux lments de ltre,

    Paris, Vrin, coll. Histoire de la philosophie , 2004, p. 66). Merleau-Ponty dtermine dj

    dans cette confrence lexpression comme transcendance (ibid.). Par la suite, comme nous

    le verrons, dans le cours sur La conscience et lacquisition du langage donn dans les annes

    1949-1950 la Sorbonne, il dit en se rfrant Scheler et Husserl que lexpression est

    lacte mme par lequel se ralise la conscience (MS, 45). L expression se dtermine

    ainsi chez Merleau-Ponty comme acte de transcendance ou dauto-ralisation de la conscience

    (nous y reviendrons dans nos chapitres).

  • 12

    du langage que Merleau-Ponty nomme la parole parlante dans la Phnomnologie.

    L expression dsigne avant tout, dans cet ouvrage de 1945, le phnomne de la

    parole parlante . Dans notre premier chapitre, nous montrerons dabord que

    lessence de cette parole authentique et originaire consiste raliser ou

    effectuer le sens ou la pense, et non pas les traduire de manire transparente.

    Cette parole parlante joue aussi un rle considrable dans le systme de notre

    conscience . Selon Merleau-Ponty, lessentiel de notre conscience consiste se

    dpasser , et cet auto-dpassement de la conscience (qui fut par la suite la dfinition

    mme de l expression ) seffectue toujours dans la parole parlante . Cette

    parole parlante , cest--dire lopration dexpression, intervient ainsi dans

    lessence mme de notre conscience . Pour parler plus prcisment, la parole

    parlante et lauto-dpassement de notre conscience sont les deux faces dun mme

    phnomne. Nous le montrerons dans notre deuxime chapitre en reprenant notamment

    notre compte lanalyse que fait Merleau-Ponty du concept de cogito silencieux .

    Le problme d autrui tel que le pose Merleau-Ponty dans la Phnomnologie

    repose galement sur cette opration dexpression. On considre souvent que

    Merleau-Ponty ne parvient finalement pas dpasser le solipsisme dans la

    Phnomnologie. Le problme dautrui est donc cens conduire l chec de sa

    phnomnologie de la perception. Par contre, nous mettrons en vidence dans notre

    troisime chapitre la manire originale dont Merleau-Ponty cherche fonder notre

    rapport de coexistence avec autrui en ludant le conflit sartrien. Lobjet de ce

    troisime chapitre consiste montrer que cette manire de fonder la coexistence est

    elle-mme troitement lie lopration dexpression, savoir lacte

    dauto-transcendance de la conscience.

    Nous traiterons dans notre quatrime chapitre de lanalyse merleau-pontienne du

    temps qui vise identifier le temps avec la subjectivit elle-mme. Dans le chapitre

    intitul la temporalit de la Phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty

    souligne fortement quil y a une relation essentielle entre la subjectivit et la

    temporalit. En regardant de prs cette relation essentielle, nous montrerons quil sagit

    encore, dans lanalyse merleau-pontienne du temps, du concept de cogito

    silencieux : si la subjectivit est la temporalit, cest que lessence de celle-l est

    dans le cogito silencieux . Nous montrerons galement dans ce chapitre que

    lopration dexpression (cest--dire lauto-transcendance de la conscience) sinscrit

    pour lessentiel dans le mouvement temporel qui se caractrise selon le philosophe par

    une dispersion ou un clatement originaire.

  • 13

    La tche de notre cinquime chapitre est double. Dune part, il sagira de rsumer

    les rsultats des analyses prcdentes et par l de montrer comment et de quelle

    manire la notion d expression est en jeu travers la Phnomnologie de la

    perception. En dautres termes, on montrera que l expression est la notion

    transversale des diffrentes conceptions phnomnologiques dans la Phnomnologie.

    Dautre part, nous considrerons dans la seconde moiti du chapitre la

    phnomnologie de la phnomnologie telle quelle est conue par Husserl et par la

    suite reprise par Fink dans sa Sixime mditation cartsienne. Ces considrations nous

    serviront la fois clairer la proximit entre la philosophie merleau-pontienne et

    celle de Fink et aussi mettre en valeur la singularit de la notion merleau-pontienne

    dexpression.

    Alors que notre premire partie traite ainsi principalement de la Phnomnologie

    de la perception, louvrage sur lequel se concentre notre deuxime partie est La prose

    du monde.

    En effet, lorsque lon essaye de tracer lvolution de la pense merleau-pontienne,

    on passe souvent trop htivement de la Phnomnologie de la perception aux derniers

    crits tels que Lil et lEsprit et Le visible et linvisible ; on passe alors sous silence

    limportance de La prose du monde et des autres crits des annes cinquante. La prose

    du monde est certes un ouvrage qui fut abandonn en cours de rdaction, mais cela ne

    signifie pas ncessairement quil sagit dun livre anodin nayant aucun intrt pour la

    pense merleau-pontienne. Bien au contraire, La prose du monde doit, notre sens,

    tre considre comme une des uvres principales de Merleau-Ponty au mme titre

    que la Phnomnologie de la perception et Le visible et linvisible. Cest plutt dans ce

    livre de 1951 quon voit apparatre, en tant que telle, la problmatique de

    l expression qui selon nous marque toute la pense de lauteur dans les annes

    cinquante. Lun des buts de notre deuxime partie consiste ainsi dmontrer la

    centralit de La prose du monde pour la philosophie de Merleau-Ponty.

    Il sagira dans le sixime chapitre de mettre au jour la structure du sens et de la

    signification telle que la conoit Merleau-Ponty dans La prose du monde. Dans ce

    premier chapitre de notre deuxime partie, nous clairerons en quelque sorte un

    mcanisme par lequel la parole se met signifier, et nous dterminerons cette fin la

    teneur de plusieurs concepts concernant ce mcanisme, savoir le silence , la

    dimension , la dformation cohrente et le style . Aprs avoir ainsi prcis la

    teneur de ces concepts originaux, nous mettrons ensuite en parallle la signification du

    langage et celle de la peinture laide de ces concepts. Ce parallle nous permettra de

  • 14

    mieux saisir lessence mme de la structure du sens et de la signification dans La prose

    du monde.

    Le septime chapitre aura pour objet lanalyse du problme de l histoire dans

    La prose du monde. Comme cest aussi le cas concernant leur signification

    respective, il y a une diffrence dcisive entre le langage et la peinture au niveau de

    leur historicit . En interrogeant ainsi leur historicit particulire, nous montrerons

    ici quil y a chez Merleau-Ponty un lien troit entre le problme du sens et celui de

    lhistoire.

    Dans notre huitime chapitre, nous traiterons nouveau du problme d autrui ,

    mais cette fois telle quil se pose dans La prose du monde. Lide nouvelle dautrui

    qua conue Merleau-Ponty dans cet ouvrage de 1951 sexprime en une formule :

    autrui comme expression. Cest--dire quautrui est en loccurrence saisir comme une

    expression . Nous chercherons dans ce chapitre claircir comment Merleau-Ponty

    parvient assimiler autrui une expression.

    Nous nous attacherons dans notre neuvime chapitre la question de la vrit

    dans La prose du monde. Cette question de la vrit est en effet caractristique de la

    pense merleau-pontienne des annes cinquante. Selon le projet quil avait dpos au

    Collge de France lors de sa candidature, son tude des annes cinquante devait

    consister tablir une thorie de la vrit dans le prolongement de la

    Phnomnologie de la perception. Ce projet a t en partie abandonn mais on trouvera

    dans La prose du monde une autre conception de la vrit que lon pourrait rsumer

    ainsi : la vrit comme expression. De mme qu autrui , la vrit est comprendre

    comme une espce d expression . Nous examinerons ici cette conception singulire

    de la vrit comme expression.

    Pour finir, dans le dixime et dernier chapitre de notre thse, nous rcapitulerons

    tout dabord de la mme manire que dans notre cinquime chapitre les rsultats de

    toutes nos analyses effectues dans la deuxime partie. Cela nous conduira

    reformuler avec plus de clart lessence mme de la philosophie merleau-pontienne de

    lexpression tablie dans La prose du monde. Nous envisagerons ensuite un autre texte

    des annes cinquante qui sintitule loge de la philosophie. Dans ce texte qua rdig

    Merleau-Ponty pour sa leon inaugurale au Collge de France, on verra que se repose

    la question de lexpression, plus particulirement par rapport la philosophie de

    Bergson.

    Nous essayerons ainsi de mettre en vidence au cours de notre travail

    limportance de la problmatique de l expression pour la comprhension de la

  • 15

    pense de Merleau-Ponty, notamment celle des annes cinquante. Le fil conducteur qui

    nous guidera tout au long de cette tude est la notion dexpression comme acte

    dauto-transcendance de la conscience. Or, notre recherche se limitera dans ce travail

    lanalyse de la Phnomnologie de la perception (premire partie) et de La prose du

    monde (deuxime partie). Le cours sur Le monde sensible et le monde de lexpression,

    que Merleau-Ponty a donn en 1953 au Collge de France et dont les notes

    prparatoires ont t rcemment publies en 2011, ne sera pas pris en compte dans le

    cadre de cette thse, bien quil soit patent que la lecture de ces notes contribue la

    clarification du problme de lexpression chez Merleau-Ponty. Ce nest pas parce que

    ce cours na pas dimportance pour notre recherche mais tout au contraire parce quil

    ncessite une lecture plus attentive et une discussion plus ample que nous nen

    traiterons pas dans ce travail4. Notre recherche sen tiendra donc lanalyse de ses

    crits de 1938 (La structure du comportement) 1953 (loge de la philosophie). Pour

    ce qui est du problme de lexpression dans les crits tardifs (y compris plusieurs notes

    de cours au Collge de France, qui restent pour la plupart indites), nous y

    consacrerons notre prochaine tude5.

    4 S. Kristensen a dj effectu dans ses minutieuses tudes une analyse assez lucide et

    approfondie sur ce cours du Monde sensible et le monde de lexpression. Voir Stefan

    Kristensen, Parole et subjectivit. Merleau-Ponty et la phnomnologie de lexpression

    (Hildesheim/Zurich/New York, Olms, coll. Europaea Memoria , 2010). 5 Nous prciserons les tches de notre prochaine tude dans notre conclusion.

  • 16

    Premire partie

    La philosophie de lexpression dans la Phnomnologie de la

    perception

  • 17

    Chapitre 1

    La parole et le silence

    Pour mettre en lumire la philosophie de lexpression chez Merleau-Ponty, nous

    commencerons dans le prsent chapitre par examiner la notion de parole parlante .

    Cette notion, qui a t formule pour la premire fois dans le chapitre intitul le

    corps comme expression et la parole dans la Phnomnologie de la perception, reste

    encore vague et exige une analyse plus minutieuse, alors que plusieurs commentateurs

    lont dj aborde chacun leur manire. Nous montrerons galement travers

    lanalyse de cette parole parlante que la notion de silence joue un rle tout aussi

    important dans la conception merleau-pontienne de la parole. En lucidant cette notion

    de silence dont les commentateurs nont pas suffisamment tenu compte jusqu

    prsent, nous allons dcouvrir un nouvel aspect de la parole merleau-pontienne.

    1. Le problme du langage dans la Phnomnologie de la perception

    Le chapitre le corps comme expression et la parole , qui pour la premire fois

    thmatise le langage comme tel dans la Phnomnologie de la perception, constitue le

    dernier chapitre de la premire partie du livre, intitule le corps . Le fait quun

    chapitre centr sur la question du langage clt la premire partie consacre

    globalement lanalyse phnomnologique du corps est pour nous significatif. En effet,

    cela atteste manifestement que le langage nest pas pour Merleau-Ponty un sujet

    anodin mais se rattache troitement son analyse phnomnologique du corps et

    occupe donc une place importante dans lensemble de ses ides philosophiques de cette

    poque.

    Avant denvisager en dtail la notion de parole parlante , il convient de

    rappeler en quoi consiste le problme du langage dans la Phnomnologie de la

    perception. Comme tous les autres chapitres de cet ouvrage de 1945, qui ont pour

    objectif global de dpasser la dichotomie classique du sujet et de lobjet,

    Merleau-Ponty commence ce chapitre par rcuser les deux attitudes philosophiques

    suivantes envers le langage : lattitude intellectualiste et lattitude empirique.

    Pour ce qui est de la dernire, savoir lattitude empirique, il faut signaler tout

    dabord que dans cette perspective l intention de parler du sujet est entirement

  • 18

    annule et que par consquent, il ny a personne qui parle 6. La parole y est rduite

    aux images verbales du mot et est en outre considre comme une simple raction

    physiologique. Dans lattitude empirique, la parole nest pas une action, elle ne

    manifeste pas des possibilits intrieures du sujet : lhomme peut parler comme la

    lampe lectrique peut devenir incandescente 7

    . Ce dont il sagit dans cette

    perspective nest pas le phnomne mme de la parole mais seulement une causalit

    physique entre un organisme et un mot. Il ny a donc plus de place pour la parole

    comme phnomne originaire et fondamental du langage ni pour le sujet qui prononce

    effectivement cette parole. Merleau-Ponty ne se contente pas dune telle attitude

    empirique qui ne voit dans le langage que laspect objectif et mme scientifique du

    phnomne.

    Dans lattitude intellectualiste, par contre, on voit apparatre un sujet qui matrise

    des mots. Et dans cette perspective, tout le phnomne du langage sexplique en fait

    par une opration catgoriale de ce sujet. Pourquoi Merleau-Ponty ne sest-il pas

    alors content de cette explication intellectualiste, qui, nous semble-t-il, tient bien

    compte de lopration subjective dans la parole ? Il y a une double raison cela : en

    premier lieu, cela tient au fait que, dans lintellectualisme, la parole est entirement

    domine par la pense objective et que dans ces circonstances, le mot reste encore

    une enveloppe vide 8. Ce nest pas la parole mais la pense qui est la plus

    fondamentale dans lintellectualisme. La parole est toujours dpasse par cette pense

    la fois objective et objectivante. Merleau-Ponty dit ce propos que dans la

    premire conception [empirique], nous sommes en de du mot comme significatif,

    dans la seconde [intellectualiste], nous sommes au del 9. Mme sil y a un sujet

    pensant dans cette attitude intellectualiste, ce nest pas le sujet parlant .

    En deuxime lieu et plus essentiellement, cest parce que lintellectualisme ne

    peut rpondre la question suivante :

    Si la parole prsupposait la pense, si parler ctait dabord se joindre lobjet par

    une intention de connaissance ou par une reprsentation, on ne comprendrait pas

    pourquoi la pense tend vers lexpression comme vers son achvement, pourquoi

    lobjet le plus familier nous parat indtermin tant que nous nen avons pas

    6 PP, 204.

    7 PP, 204.

    8 PP, 206.

    9 PP, 206.

  • 19

    retrouv le nom, pourquoi le sujet pensant lui-mme est dans une sorte

    dignorance de ses penses tant quil ne les a pas formules pour soi ou mme

    dites ou crites, comme le montre lexemple de tant dcrivains qui commencent

    un livre sans savoir au juste ce quils y mettront10

    .

    Lun des objectifs majeurs et constants de la philosophie merleau-pontienne du langage

    est de donner une rponse pertinente cette question de savoir pourquoi la pense

    tend vers lexpression comme vers son achvement . Comme nous le verrons dans les

    pages qui suivent, la singularit du phnomne de la parole consiste pour

    Merleau-Ponty en une effectuation ou une ralisation du sens et de la pense, qui se

    dmarquent donc nettement de leur simple traduction . Disons ici pour anticiper que

    notre pense nest pas un effet du langage 11

    , mais que cest la parole qui la ralise

    ou leffectue en tendant vers son achvement ou accomplissement . Nous

    trouverons en effet dans cet acte de ralisation ou deffectuation de la parole le premier

    signe de la philosophie merleau-pontienne de lexpression.

    Mais nanticipons pas trop. Voyons dabord quelle rponse Merleau-Ponty donne

    cette question et ce sans prendre part lintellectualisme ni lempirisme. La

    rponse assez simple quil prsente ici et qui nous conduira une ide nouvelle de la

    parole, cest que le mot a un sens . On dpasse donc aussi bien lintellectualisme

    que lempirisme par cette simple remarque que le mot a un sens. 12

    Non seulement

    dans lattitude empirique qui prend la parole pour une simple raction mcanique de

    lorganisme, mais aussi dans lattitude intellectualiste qui semble bien tenir compte du

    phnomne de la parole, le mot et le sens sont spars lun de lautre. Mme dans

    lattitude intellectualiste, ce qui a un sens nest pas la parole elle-mme mais la pense

    objective qui la domine et, comme nous lavons dj dit, mme sil est vrai quil y a un

    certain sujet pensant, ce nest pas le sujet parlant qui prononce la parole ayant un sens.

    Dans les deux cas, le mot et le sens ne se sont pas unis et ne parviennent pas former

    une unit. Cest pourquoi Merleau-Ponty affirme quil est possible de dpasser en

    mme temps lintellectualisme et lempirisme en rendant le sens la parole. Les

    ides merleau-pontiennes sur le langage reposent ainsi dabord sur le fait fondamental

    que le sens est essentiellement inhrent la parole.

    10

    PP, 206. Nous soulignons. 11

    PP, 224. 12

    PP, 206.

  • 20

    2. La parole parlante et le silence primordial

    Dans la Phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty nomme cette parole

    ayant un sens parole parlante 13

    . Il nous faut prsent examiner de prs ce

    phnomne singulier de la parole pour mettre en lumire lessentiel de lopration

    expressive.

    La parole parlante , que ni lintellectualisme ni lempirisme ne peuvent

    thmatiser comme telle, est pour Merleau-Ponty le phnomne le plus fondamental du

    langage. Cette parole est privilgie par rapport dautres actes dexpression parce

    quelle est seule lie son sens et que cest uniquement cette parole qui donne

    naissance un sens nouveau (nous y reviendrons). Cest pour cela que Merleau-Ponty

    qualifie cette parole de parole authentique 14

    ou originaire 15

    , en la distinguant

    de la parole parle 16

    qui est le dpt ou la sdimentation de nos activits

    langagires. Il est vrai dune part que ce nest qu partir de cette sdimentation de la

    parole parle qui fait lordinaire du langage empirique que devient possible

    toute parole parlante 17

    . Mais il faut malgr tout insister sur la singularit de cette

    dernire qui consiste dans son lien insparable avec le sens . Le sens nest

    inhrent, proprement parler, qu la parole parlante .

    Afin de dterminer plus exactement ce phnomne de la parole parlante , il

    convient de prciser ici ce quest le sens qui est unifi cette parole. Dans le

    chapitre le corps comme expression et la parole , Merleau-Ponty distingue en fait

    deux niveaux de sens (de signification pour employer ses propres termes) :

    nous dcouvrons ici sous la signification conceptuelle des paroles une signification

    existentielle, qui nest pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est

    insparable 18

    . On notera quil ne fait pas une nette distinction entre les termes

    13

    PP, 229. 14

    PP, 207. Il y a lieu, bien entendu, de distinguer une parole authentique, qui formule pour

    la premire fois, et une expression seconde, une parole sur des paroles, qui fait lordinaire du

    langage empirique. Seule la premire est identique la pense. 15

    PP, 208. 16

    PP, 229. Comme le remarque juste titre Y. Thierry (Yves Thierry, Op. cit., p. 39), cette

    distinction tablie entre la parole parlante et la parole parle ne signifie pas pour autant

    quil y ait deux sortes de parole dans notre langage. Mais ces deux paroles sont deux

    faces d un mme phnomne du langage qui peut se ramifier en fonction de la situation que

    lon a en lui . 17

    PP, 229. partir de ces acquisitions, dautres actes dexpressions authentiques, ceux de

    lcrivain, de lartiste ou du philosophe, deviennent possibles. 18

    PP, 212.

  • 21

    sens et signification dans la Phnomnologie de la perception. La distinction

    stablit plutt entre la signification existentielle (ou la signification

    gestuelle 19

    ) et la signification conceptuelle , mme sil emploie souvent

    lexpression sens existentiel pour dsigner la premire. Nous emploierons de

    prfrence dsormais, pour la commodit de lexplication, le terme de sens pour

    dsigner cette signification existentielle . Dans lconomie de notre travail, le

    sens dsigne la signification existentielle qui sunifie toujours la parole mme,

    alors que la signification conceptuelle dsigne la signification symbolique qui

    constitue notre langage empirique et ordinaire (cest--dire la parole parle ). La

    parole parlante est la parole qui sunit essentiellement au sens existentiel et

    gestuel (et non pas conceptuel ).

    Or, la plupart des commentateurs soulignent souvent le caractre corporel de

    la parole parlante , en sappuyant sur le fait que le sens de cette parole est

    qualifi, comme nous lavons vu, de gestuel . Ils insistent presque exclusivement

    sur le lien entre la parole et le corps, de telle sorte que la parole parat tre facilement

    identifie une sorte dexpression purement corporelle telle quun geste ou une

    mimique. Cette interprtation est dans une certaine mesure justifie dans la mesure o

    elle se base sur les descriptions donnes par Merleau-Ponty lui-mme. Cependant, elle

    nest pas ncessairement suffisante pour saisir lessence de la parole parlante . Car,

    comme nous lavons dj annonc, lessence de cette parole parlante consiste

    plutt en une effectuation ou une ralisation du sens (nous y reviendrons par la suite).

    Pour nous approcher au plus prs de ce caractre essentiel de la parole

    parlante , considrons ici le concept du silence primordial par lequel nous

    semblent oprer toutes les ides merleau-pontiennes sur la parole, ce qui tient au fait

    que, pour Merleau-Ponty, la parole parlante trouve son origine dans ce silence

    primordial :

    Le monde linguistique et intersubjectif ne nous tonne plus, nous ne le distinguons

    plus du monde mme, et cest lintrieur dun monde dj parl et parlant que

    nous rflchissons. Nous perdons conscience de ce quil y a de contingence dans

    lexpression et dans la communication, soit chez lenfant qui apprend parler, soit

    chez lcrivain qui dit et pense pour la premire fois quelque chose, enfin chez

    tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair

    19

    PP, 209.

  • 22

    que la parole constitue, telle quelle joue dans la vie quotidienne, suppose

    accompli le pas dcisif de lexpression. Notre vue sur lhomme restera

    superficielle tant que nous ne remonterons pas cette origine, tant que nous ne

    retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne

    dcrirons pas le geste qui rompt ce silence20

    .

    Nous vivons quotidiennement dans un monde qui est dj parl et nous oublions dans

    ce monde dicible le pas dcisif de lexpression que prsuppose tout le langage en

    tant que son origine . Merleau-Ponty cherche ce pas dcisif de lexpression en

    de des paroles banales ( parles ) pour lesquelles nous possdons en nous-mme

    des significations dj formes 21

    . Daprs le passage cit, il faut cette fin trouver

    sous le bruit des paroles banales le silence primordial et dcrire le geste qui

    rompt ce silence . Il est bien vident que ce geste qui vient briser le silence

    primordial dsigne la parole parlante . La parole parlante est ainsi dfinie

    comme la parole qui passe le seuil entre le monde silencieux et le monde parl en

    brisant le silence primordial qui constitue ce seuil mme. tant en de de toutes

    les paroles banales et institues, le silence primordial , dans lequel saccomplit le

    pas dcisif de lexpression , est considr comme l origine de la parole

    parlante , et ce qui est en mesure de briser ce silence vraiment indicible nest pas le

    bruit des paroles [parles] mais uniquement le phnomne de la parole parlante .

    Cependant, il tient lieu de souligner le fait que Merleau-Ponty nemploie

    lexpression silence primordial quune seule fois dans la Phnomnologie de la

    perception, et que le statut de ce silence reste donc assez nigmatique dans ce contexte.

    Nous essayerons ds lors de prciser dans notre section suivante la teneur de ce

    silence primordial , et cela nous permettra dapprofondir notre comprhension du

    phnomne de la parole parlante .

    3. La rduction du bruit et de la signification conceptuelle dans les deux silences

    Signalons pour commencer quon ne prend pas souvent en compte le fait que la

    parole parlante ne comporte pas en elle le son physique titre dlment constitutif.

    De la mme manire quHusserl a essay dexclure toute fonction indicatrice de

    lexpression dans ses Recherches logiques (en supposant notamment la vie psychique

    20

    PP, 214. Nous soulignons. 21

    PP, 214.

  • 23

    solitaire ), le son ou le bruit sont essentiellement mis hors circuit dans le

    phnomne merleau-pontien de la parole parlante . De ce fait, bien que cela semble

    tre en contradiction avec lacception mme du mot parole , la parole parlante

    na pas ncessairement besoin de son (entendu comme vibration mcanique de lair).

    Ceci est bien montr par laffirmation suivante propos du silence prtendu :

    Ce qui nous trompe l-dessus, ce qui nous fait croire une pense qui existerait

    pour soi avant lexpression, ce sont les penses dj constitues et dj exprimes

    que nous pouvons rappeler nous silencieusement et par lesquelles nous nous

    donnons lillusion dune vie intrieure. Mais en ralit ce silence prtendu est

    bruissant de paroles, cette vie intrieure est un langage intrieur22

    .

    Dun ct, le dessein originel de cette remarque consiste nier lexistence de la pense

    purement intrieure qui prtend prcder son expression extrieure et en tre

    indpendante. La parole nest pas, pour Merleau-Ponty, le signe extrieur de la

    pense intrieure mais elle est la pense elle-mme. La parole quil considre comme

    authentique ou originaire , cest uniquement celle qui sidentifie et se confond

    avec la pense ou le sens mmes23

    . La pense nest pas, comme le disent les

    intellectualistes, ce qui matrise et domine la parole au-del de la parole, et le sens

    nest pas, pour sa part, lexistence purement idale qui est dissocie de la parole. Dun

    autre ct, cette remarque montre en filigrane que la parole parlante et le silence

    primordial nont tous les deux rien voir avec le son physique de la voix. En dautres

    termes, le silence physique (qui renvoie une absence de bruit) est le silence

    prtendu , celui-ci devant tre distingu du silence primordial . Le silence

    prtendu , bien quavec lui il ny ait pas de son physique, est [encore] bruissant de

    paroles et en ce sens, il nest pas encore un pur silence. En revanche, le silence

    primordial correspond un silence vraiment indicible o il ny a plus aucun bruit ni

    mme aucune parole (donc ni aucun sens ni aucune pense). De mme, la parole

    parlante se distingue du langage empirique 24

    qui dsigne le mot comme

    phnomne sonore 25

    . Mme dans la vie intrieure o il semble nexister aucun son

    physique, la parole peut fonctionner comme parole. Cela veut dire que le silence

    22

    PP, 213. 23

    PP, 208. 24

    PP, 207. 25

    PP, 448.

  • 24

    primordial se situe un niveau plus profond que notre vie intrieure et solitaire, et

    aussi que la parole parlante qui nat du silence primordial ne comporte pas

    ncessairement en son essence le son physique. On pourrait donc dire quen

    distinguant le silence primordial du silence prtendu , Merleau-Ponty essaie

    dexclure laspect sonore de lessence mme de la parole parlante 26

    .

    26

    En ce sens, cette parole merleau-pontienne sapproche du phnomne du langage dans

    la phnomnologie de Marc Richir. Car, pour Richir, lessence du langage phnomnologique

    consiste en sa musicalit originaire qui est aussi appele musique sans son

    (Phnomnes, temps et tre, Grenoble, Millon, coll. Krisis , 1987, p. 329, nous soulignons).

    Nous nentrerons pas ici dans les considrations plus dtailles de la phnomnologie

    richirienne du langage dont la structure architectonique est dune complexit inoue, mais il est

    en tout cas certain que lun des aspects essentiels de la parole richirienne se trouve dans cette

    musicalit (ibid., p. 333). De mme que la parole parlante de Merleau-Ponty, la parole

    richirienne est libre de toute trace matrielle et existe comme une sorte de pur

    mouvement rythmique , un pur mouvement du penser, de la pense pensante .

    Comme le dit Richir, cette musicalit originaire du langage signore comme telle lorigine

    dans la mesure o elle ne se rflchit pas ncessairement comme telle (Phnomnologie et

    Institution Symbolique, Grenoble, Millon, coll. Krisis , 1988, p. 177). Dans le systme clos

    de significations que Richir nomme, en empruntant le terme lanthropologie structurale,

    institution symbolique , on ne peut thmatiser cette musicalit originaire de la parole en tant

    que telle. Pour faire le jour sur cette musicalit, il faut aller au-del du langage

    symboliquement institu et descendre dans un champs plus archaque que toute institution

    symbolique, en procdant la rduction proprement phnomnologique des signes de la

    langue au phnomne de la parole comme rien que phnomne ( Sens et parole : pour une

    approche phnomnologique du langage , Figures de la Rationalit, G. Florival [d.], Institut

    Suprieure de Philosophie de Louvain-La Neuve, Vrin/Peeters, 1991, pp. 228-246, p. 239).

    Richir essaie de chercher une invention de parole au-del de ce quil appelle dcoupages

    symboliques de la parole et cest pour cela quil se pose la question suivante : [q]ue se

    passe-t-il donc quand, prenant la parole, que ce soit oralement ou par crit, je cherche, dans la

    difficult, autant ma pense qui mchappe que les mots qui pourraient lexhiber ? (ibid.,

    pp. 233-234) Cette question de savoir ce qui se passe lorsque je cherche, dans la difficult, une

    parole qui exhibe ma pense est en effet semblable celle pose par Merleau-Ponty (que

    nous avons vue dans ce qui prcde). Aussi bien pour Richir que pour Merleau-Ponty, il sagit

    de mettre en lumire la parole comme corps de la pense , parole qui formule pour la

    premire fois une pense obscure.

    Or, dans cette mesure, cette parole est ncessairement neuve et cratrice. Comme le souligne L.

    Tengelyi dans sa remarquable tude sur la pense richirienne du sens se faisant (Lszl

    Tengelyi, Formation de sens comme vnement chez Richir , in Lexprience retrouve,

    Paris, LHarmattan, coll. Ouverture philosophique , 2006, pp. 69-87), le phnomne central

    dans la phnomnologie richirienne du langage est indubitablement lavnement du neuf .

    Ce neuf qui merge sous forme de sens se faisant suscite un tonnement parce

    qu il vient des mondes [au sens richirien du terme] qui dpassent les possibilits

    actuellement donnes (ibid., p. 86).

    Ainsi stablit une analogie essentielle entre Richir et Merleau-Ponty en ce qui concerne

    lessence et le fonctionnement de la parole. Ils cherchent tous deux rvler le phnomne de

    lmergence dun sens neuf de la parole au-del du systme de la langue symboliquement

    institue, en entrevoyant son essence dans la musicalit originaire sans son . Ce sens

    neuf et se faisant ne peut tre caractris par aucune signification objective propre au

    monde dicible ( l institution symbolique , selon les termes de Richir). Au contraire, sa

  • 25

    Reste encore prciser clairement ce quest le silence primordial . On

    comprend dj que dans le silence prtendu , cest laspect sonore de la parole qui

    se rduit. Mais que se rduit-il alors dans le silence primordial ? Quelle fonction

    assume ce second et vrai silence ?

    notre sens, le silence primordial a pour fonction de rduire la signification

    conceptuelle de la parole : tandis que le silence prtendu sert rduire tout son

    physique de la parole, ce qui se rduit dans le silence primordial , cest la

    signification conceptuelle de la parole. Merleau-Ponty a dabord rduit le bruit de

    la parole dans le silence prtendu avant de tenter de mettre hors circuit toute

    signification idale et symbolique dans le silence primordial . Alors que les

    Recherches logiques de Husserl se donnent pour tche de dfendre lidalit pure des

    significations mathmatiques et logiques contre le psychologisme classique,

    Merleau-Ponty cherche pour sa part rvler le sens la signification

    existentielle et gestuelle de la parole en de de toutes les significations

    conceptuelles , en les mettant entre parenthses dans le silence primordial .

    La fonction du silence primordial consiste ainsi en une mise hors circuit de

    toutes les significations conceptuelles de la parole afin den dcouvrir le sens

    en de des significations symboliques et institues. On pourrait dire, en un mot,

    quavec ces deux silences prtendu et primordial , Merleau-Ponty opre une

    rduction radicale du langage symbolique au phnomne de la parole.

    4. La parole parlante en tant que ralisation ou effectuation du sens

    Aprs avoir mis au point lessence du silence primordial qui est l origine

    de la parole parlante , nous pouvons maintenant prciser la teneur de cette parole

    parlante dune manire plus concrte. Nous avons dj prsent dans la deuxime

    section du prsent chapitre les deux caractristiques de la parole parlante : unit

    entre le mot et le sens et surgissement dun nouveau sens. Mais nous voudrions ajouter

    ici deux caractristiques fondamentales dont la plupart des commentateurs ne tiennent

    pas suffisamment compte notre sens.

    En premier lieu, nous soulignons le fait que cette parole authentique et

    transcendantale cre une ouverture dans la plnitude de ltre :

    nouveaut est absolue et dmesure pour toute institution symbolique.

  • 26

    partir de ces acquisitions [les paroles institues], dautres actes dexpression

    authentique, ceux de lcrivain, de lartiste ou du philosophe, deviennent

    possibles. Cette ouverture toujours recre dans la plnitude de ltre est ce qui

    conditionne la premire parole de lenfant comme la parole de lcrivain, la

    construction du mot comme celle des concepts27

    .

    Ce que Merleau-Ponty appelle tre dans cette citation nous parat dsigner le rseau

    de significations ( conceptuelles ) qui imprgne notre vie ordinaire (la conjointure

    (Bewandtnis) dans les termes de Heidegger) : le monde nous apparat dans notre vie

    ordinaire comme un systme de significations et comme toujours rempli dtres et de

    choses. Ds lors, il ne semble y avoir aucun manque ni aucune lacune dans ce monde

    chosique et dicible. Cest grce ce systme apparemment clos qui est constitu de

    diverses significations ( conceptuelles ) que nous pouvons avoir une vie non

    seulement pratique mais aussi symbolique en procdant la modulation des

    significations. Or, au sein de cette dimension dicible qui est ainsi pleine dtres et de

    significations, la parole parlante cre une ouverture et nous fait entrevoir par l

    mme une autre dimension que Merleau-Ponty appelle l au-del de ltre 28

    . Cet

    au-del de ltre nest pas un au-del mtaphysique ni une sphre des idalits,

    mais un au-del des significations conceptuelles . Dans la mesure o la parole

    parlante nat du silence primordial qui met hors circuit toute signification

    conceptuelle , elle surgit toujours comme un nouveau sens ( existentiel ) et, avec ce

    sens, elle creuse, pour ainsi dire, la plnitude de ltre au monde et y cre une

    ouverture . Certes le sens de la parole est aussitt cod et se transforme lui-mme en

    signification conceptuelle (constitutive du monde de ltre). Mais ce sens

    lui-mme, avant dtre transform en signification conceptuelle , se trouve

    essentiellement l tat naissant et on ne peut le dterminer partir daucune

    signification dj disponible ou daucun tre dj existant dans le monde dicible.

    Merleau-Ponty crit en effet que le sens ne peut tre dfini par aucun objet

    naturel 29

    . La parole parlante cre ainsi une ouverture au sein du monde des

    objets naturels avec son sens qui sunifie elle-mme et qui est absolument

    neuf.

    Nous soulignons en deuxime lieu que cette parole parlante nest en aucun cas

    27

    PP, 229. 28

    PP, 229. 29

    PP, 229.

  • 27

    pour Merleau-Ponty une traduction. Rappelons quil refuse lide intellectualiste selon

    laquelle cest la pense qui matrise et domine la parole et selon laquelle aussi la parole

    nest quune simple traduction de la pense. La parole nous apparat linverse

    comme pense et sens en tant que tels et jamais comme leur traduction transparente.

    Mais il ne suffit pas pour autant de dire que la relation entre la parole et la pense nest

    pas une traduction. Cette relation se dtermine pour Merleau-Ponty dune manire plus

    positive et plus concrte.

    Merleau-Ponty crit lgard de l opration dexpression : elle fait exister la

    signification comme une chose au cur mme du texte, elle la fait vivre dans un

    organisme de mots, elle linstalle dans lcrivain ou dans le lecteur comme un nouvel

    organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension notre

    exprience 30

    . Il crit aussi quune telle puissance de lexpression est observe de

    faon plus manifeste dans l uvre dart , parce que dans luvre dart la

    signification musicale de la sonate est insparable des sons qui la portent 31

    . Cela

    signifie que le phnomne de la parole parlante se trouve non seulement dans notre

    langage mais aussi dans l uvre dart (quil sagisse de musique ou de peinture par

    exemple), considre en gnral comme une sorte dexpression non langagire.

    Merleau-Ponty dcouvre un nouveau type de relation entre la parole et le sens (ou la

    pense) dans cette uvre dart :

    Lexpression esthtique confre ce quelle exprime lexistence en soi, linstalle

    dans la nature comme une chose perue accessible tous, ou inversement arrache

    les signes eux-mmes la personne du comdien, les couleurs et la toile du peintre

    leur existence empirique et les ravit dans un autre monde. Personne ne

    contestera quici lopration expressive ralise ou effectue la signification et ne se

    borne pas la traduire. Il nen va pas autrement, malgr lapparence, de

    lexpression des penses par la parole. La pense nest rien d intrieur , elle

    nexiste pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe l-dessus, ce qui

    nous fait croire une pense qui existerait pour soi avant lexpression, ce sont les

    penses dj constitues et dj exprimes que nous pouvons rappeler nous

    silencieusement [dans le silence prtendu ] et par lesquelles nous nous donnons

    lillusion dune vie intrieure32

    .

    30

    PP, 212-213. 31

    PP, 213. 32

    PP, 213. Nous soulignons.

  • 28

    Ce qui compte ici, cest que cette opration expressive , qui est synonyme de la

    parole parlante , consiste raliser ou effectuer le sens (la

    signification existentielle ), et aussi que cette ralisation (ou effectuation) soppose

    la traduction de la signification ( conceptuelle ). Pour Merleau-Ponty, l opration

    expressive , cest--dire la parole parlante , nest pas une traduction de quelque

    chose de dj donn mais elle ralise ou effectue le sens ou la pense qui nexisteraient

    pas pralablement leur ralisation33

    , et ceci constitue une des raisons pour lesquelles

    la parole parlante ne se produit que dans le silence primordial qui rompt toute

    relation dj tablie avec la signification conceptuelle 34

    .

    5. L intention significative de la parole

    La parole parlante se prsente maintenant sous un tout autre aspect, comme

    ralisation ou effectuation du sens et de la pense. Or, cette parole nest plus

    elle-mme subjective ni objective, dans la mesure o rappelons-le Merleau-Ponty

    ne soutient pas lide intellectualiste selon laquelle le sujet pensant manipule

    arbitrairement la parole, ni lide empirique selon laquelle la parole nest quune

    simple raction physiologique. La parole parlante constitue par contre un

    troisime genre dtre . Mme si cette parole constitue ainsi un troisime

    genre dtre , il serait cependant erron dimaginer quil ny a aucun moment subjectif

    dans cette parole parlante et que cette parole se cre donc ex nihilo, surgit tout

    spontanment. Car Merleau-Ponty parle dune intention significative propre la

    parole parlante :

    Ou encore on pourrait distinguer une parole parlante et une parole parle. La

    33

    Si, donc, on veut malgr tout parler dune traduction dans cette parole parlante , cest en

    quelque sorte une traduction sans texte original. Parce que, comme lcrit ailleurs

    Merleau-Ponty, parler ou crire, cest bien traduire une exprience, mais qui ne devient texte

    que par la parole quelle suscite (RC, 41). 34

    Notons ici que, comme le remarque bien S. Kristensen, cette parole parlante peut tre

    tudie selon diffrentes perspectives : la psychologie du langage travers lacquisition et la

    dsintgration des capacits linguistiques ; le fonctionnement du langage littraire ; la pense

    productive au plan scientifique (Stefan Kristensen, Op. cit., p. 134). Lanalyse de la parole

    parlante ne se limite pas seulement une approche philosophique ou phnomnologique,

    cette parole sapparentant bien plutt un phnomne transversal des diffrents champs de

    recherche. Par consquent, pour sapprocher de son caractre essentiel, il nous faut encore

    tudier cette parole sous plusieurs autres aspects.

  • 29

    premire est celle dans laquelle lintention significative se trouve ltat naissant.

    Ici lexistence se polarise dans un certain sens qui ne peut tre dfini par aucun

    objet naturel, cest au-del de ltre quelle cherche se rejoindre et cest pourquoi

    elle cre la parole comme appui empirique de son propre non-tre. La parole est

    lexcs de notre existence sur ltre naturel35

    .

    Dans le phnomne de la parole parlante , on retrouve ainsi une intention

    significative , et ce ltat naissant . Mais quest-ce qui est vis par cette

    intention ? Rappelons en effet que la parole parlante na aucun objet donn

    davance traduire pour son corrlat. Pour rpondre cette question, il convient ds

    lors de rappeler que Merleau-Ponty dfinit ailleurs cette intention significative

    comme un manque ou un vide 36

    . Cest--dire que cette intention nest pas

    ici lacte de viser un objet prexistant dans le monde mais quelle dcoule plutt du fait

    quaucun objet viser nexiste. Dans ce sens-l, elle est paradoxalement dfinie

    comme un manque ou une zone de vide dans l paisseur de ltre 37

    .

    L intention significative de la parole parlante ne se dirige donc vers aucun tre

    objectif, et par consquent cette intention na aucun corrlat intentionnel

    (phnomnologiquement parlant). L intention qui suscite la parole est ainsi

    marque par un manque absolu, non dans le sens contraire un remplissement

    intuitif par un objet intentionnel, mais au sens o cet objet remplissant nexiste

    effectivement pas. Cette intention nest donc pas une vise (Meinen)

    phnomnologique qui se dirige vers un certain objet existant, si bien quon ne peut

    pas la qualifier d intention proprement parler.

    35

    PP, 229. Nous soulignons. 36

    De mme que lintention significative qui a mis en mouvement la parole dautrui nest pas

    une pense explicite, mais un certain manque qui cherche se combler, [...]. (PP, 214). Dans

    un autre texte des annes cinquante, intitul Sur la phnomnologie du langage

    (communication faite loccasion du premier Colloque international de phnomnologie,

    Bruxelles, 1951, et reprise dans Signes), Merleau-Ponty crit que [l]intention significative

    en moi (comme aussi chez lauditeur qui la retrouve en mentendant) nest sur le moment, et

    mme si elle doit ensuite fructifier en pense quun vide dtermin, combler par des mots,

    lexcs de ce que je veux dire sur ce qui est ou ce qui a t dj dit (S, 145, nous

    soulignons) ; il ajoute galement que si la parole veut incarner une intention significative qui

    nest quun certain vide, ce nest pas seulement pour recrer en autrui le mme manque, la

    mme privation, mais encore pour savoir de quoi il y a manque et privation (S, 146-147,

    nous soulignons). 37

    Merleau-Ponty crit : lintention de parler ne peut se trouver que dans une exprience

    ouverte, elle apparat, comme lbullition dans un liquide, lorsque, dans lpaisseur de ltre,

    des zones de vide se constituent et se dplacent vers le dehors (PP, 229).

  • 30

    On notera en outre que Merleau-Ponty crit la fin du passage cit que cest notre

    existence qui cre une parole comme appui empirique de son propre

    non-tre . Mais quest-ce que cela signifie ? En fait, puisque lessence de notre

    existence rside dans son non-tre (nous y reviendrons dans les chapitres

    suivants), elle exige toujours ce qui appuie ce non-tre dans notre monde dicible et

    rempli dtres. La parole ( parlante ) fonctionne alors comme cet appui du

    non-tre propre notre existence . Notre existence dont lessence est

    non-tre ne trouve jamais sa place dans notre monde des tres et doit donc crer

    une parole tant un appui empirique de son propre non-tre . Cest pour cela que

    la parole est aussi considre comme l excs mme de notre existence

    (lindicible) par rapport ltre naturel (le dicible). La parole parlante est non

    seulement un appui empirique que se cre notre existence indicible pour se

    supporter elle-mme dans le monde dicible des tres, mais elle est aussi le seul moyen

    par lequel cette existence excde tout tre naturel .

    Il apparat maintenant que la parole est produite par une intention

    significative conue comme un manque pour appuyer, dans le monde des tres, le

    non-tre propre notre existence . La parole parlante merge comme une

    parole absolument nouvelle dans notre monde dicible et parl. Pour autant que son

    intention significative ne se rapporte aucun objet prexistant, ce qui revient dire

    quelle est un manque absolu, cette parole fonctionne elle-mme non pas

    comme une simple traduction du sens ou de la pense mais comme leur ralisation ou

    effectuation. Le sens de la parole parlante nexisterait donc pas avant

    lopration mme de cette parole, et cest peut-tre pour cela que Merleau-Ponty

    compare la parole parlante la parole du premier homme qui ait parl :

    Encore une fois, ce que nous disons ici ne sapplique qu la parole originaire,

    celle de lenfant qui prononce son premier mot, de lamoureux qui dcouvre son

    sentiment, celle du premier homme qui ait parl , ou celle de lcrivain et du

    philosophe qui rveillent lexprience primordiale en de des traditions38

    .

    Ce qui est commun toutes ces paroles originaires , cest quelles ont pour objet ce

    qui nest pas donn davance. Lhomme amoureux dcouvre son sentiment pour la

    38

    PP, 208. lgard de cette premire parole de lhomme, Y. Thierry remarque juste

    titre quelle consiste effectuer en chaque nonciation cette opration qui rorganise des

    significations acquises et ainsi produit un nouveau sens (Yves Thierry, Op. cit., p. 49).

  • 31

    premire fois dans sa parole, et lcrivain et le philosophe rveillent galement par leur

    parole lexprience primordiale en de des traditions . Ils nont aucun objet viser

    ni aucune pense prdtermine avant la prononciation de leur parole originaire .

    6. Le rapprochement de lide merleau-pontienne de la parole et de lide

    husserlienne du langage

    Pour mieux cerner le phnomne de la parole parlante que nous avons jusqu

    prsent essay dlucider, mais galement pour mettre en relief son originalit, il parat

    judicieux de le comparer avec lide husserlienne du langage telle quelle se prsente

    notamment dans les Recherches logiques. Comme nous le montrerons dans ce qui va

    suivre, le phnomne de la parole parlante se situe aux antipodes de la doctrine

    husserlienne de la logique pure . Cette comparaison avec une problmatique

    proprement phnomnologique nous conduira mieux dfinir lessence du phnomne

    de la parole parlante .

    Comme on le sait, les Recherches logiques sont pour Husserl un ouvrage de

    perce dans lequel est mise en uvre pour la premire fois une approche descriptive

    du phnomne. Il est notoire et mme indubitable quen principe toute analyse

    effectue dans les Recherches est avant tout destine lachvement dune logique

    pure , et ce en accusant le psychologisme dune erreur qui consiste confondre les

    lois purement logiques et idales avec les lois psychologiques et relles. Dans cet

    ouvrage, en analysant de faon minutieuse (et souvent quelque peu fastidieuse) la

    structure logique de lusage du langage et du signe, Husserl concentre ses rflexions

    sur la dfense de lidalit logique de la signification. Comme le signalent plusieurs

    commentateurs, Husserl fut en effet le dfenseur dun usage univoque et rigoureux du

    langage tout au long de son itinraire philosophique, mme si Merleau-Ponty entrevoit

    lui-mme la possibilit de revenir au phnomne de la parole comme opration par

    laquelle des penses [...] acquirent valeur intersubjective et finalement existence

    idale dans ses derniers ouvrages tels que Logique formelle et logique

    transcendantale et Lorigine de la gomtrie39

    . Il existe donc un contraste remarquable

    entre les analyses husserliennes du langage et du signe dans les Recherches et celles de

    Merleau-Ponty, qui insiste plutt sur la parole comme corps de la pense .

    Or, comme on le sait bien, ce dont il sagit dans toutes les Recherches logiques est

    39

    S, 137.

  • 32

    en priorit la corrlation entre les actes de la conscience et les objets auxquels ils se

    rapportent. Ce rapport de corrlation est nomm par Husserl intentionnalit ,

    celle-ci constituant, daprs Heidegger, le problme central de la phnomnologie.

    Dans les Recherches, Husserl procde lanalyse de la structure eidtique de la

    signification idale du point de vue dune telle corrlation. Il nest cependant pas

    question ici dexaminer en dtail cette structure eidtique elle-mme ni de mettre en

    cause la validit de lanalyse intentionnelle de Husserl dans les Recherches. Il sagit

    bien plutt de prciser en quoi consiste la diffrence dcisive entre Husserl et

    Merleau-Ponty en matire de comprhension du fonctionnement de la parole.

    Pour ce faire, nous mettons en question, parmi dautres conceptions originales

    dans les Recherches, l intention de signification (Bedeutungsintention) . Bien

    videmment, il y aurait plusieurs autres manires de thmatiser la diffrence entre ces

    deux phnomnologues : on pourrait sinterroger sur les dfinitions mmes de

    lexpression dans les Recherches et la Phnomnologie (Husserl exclut de lexpression

    le mime et le geste , alors que Merleau-Ponty les considre pour sa part comme

    un des modes essentiels de lexpression) ; on pourrait aussi comparer les acceptions

    husserliennes du sens (Sinn) et de la signification (Bedeutung) avec celles de

    Merleau-Ponty (cest en effet particulirement intressant, dautant plus que [l]a

    question directrice de la logique pure est donc celle de la constitution de toute

    signification 40

    , alors que Merleau-Ponty rduit, comme nous lavons vu, toutes les

    significations conceptuelles dans le silence primordial ). Mais, selon nous, ce

    qui est le plus efficace pour mettre en valeur la spcificit de la parole

    merleau-pontienne par rapport lide husserlienne du langage, cest malgr tout cette

    conception de l intention de signification .

    Dans la premire Recherche logique, Husserl envisage le problme de la

    signification logique sur la base de l expression signifiante . Autrement dit,

    lanalyse de la signification logique dans les Recherches est toujours lie celle de la

    significativit de lexpression, en vertu de laquelle une expression se distingue dune

    combinaison arbitraire de mots. Dans cette premire Recherche dont la tche consiste

    ainsi lucider la structure de lexpression signifiante, deux actes fondamentaux

    sont remarquer : l intention de signification et le remplissement de

    40

    Alexander Schnell, Husserl et les fondements de la phnomnologie constructive (Grenoble,

    Millon, Krisis , 2007), p. 84. Le sens (Sinn) semploie dans les Recherches pour

    dsigner le corrlat idal des actes rels, savoir laspect objectif de la structure de

    signification. Voir ce propos, ibid., p. 89.

  • 33

    signification . Le premier acte, ou intention de signification , est lacte le plus

    fondamental pour toutes les expressions signifiantes ; Husserl lappelle aussi l acte

    confrant la signification . Cest cet acte qui donne lexpression une signification

    idale (plus exactement un rapport une signification idale) et qui, ce faisant, rend

    lexpression signifiante . En revanche, le deuxime acte (ou remplissement de

    signification ) est l acte remplissant la signification . Il actualise le rapport (qui

    demeure latent) de lexpression lobjet peru en confirmant, renforant et

    illustrant lintention de signification de manire plus ou moins adquate (9). Les

    actes de remplissement de signification peuvent fusionner avec les actes confrant la

    signification dans l unit de connaissance . Cest lorsque lintention de signification

    dabord vide se remplit par une intuition correspondante que la rfrence objective

    sactualise, et on passe alors dune expression une connaissance .

    La structure fondamentale de l expression signifiante se forme de ces deux

    actes et, pour le Husserl des Recherches, lacte le plus essentiel est sans aucun doute

    l intention de signification , dans la mesure o cest dans cet acte confrant la

    signification que stablit le rapport la signification idale qui rend une expression

    signifiante. Pour que lexpression soit signifiante, il ne faut donc pas ncessairement

    quelle soit remplie par une intuition. La signification ne requiert pas elle-mme de

    remplissement intuitif (mme si le remplissement constitue lune des conditions

    indispensables pour la vrit phnomnologique).

    Or, comme le remarque bien R. Bernet41

    , dans une telle conception de la

    signification logique, il existe une prsupposition de Husserl. Cest--dire que cette

    conception prsuppose que le locuteur sait toujours ce quil dit lui-mme. Il sagit

    essentiellement, dans la doctrine husserlienne de la logique pure , dexprimer une

    connaissance interne en la transposant dans le langage sans aucune fluctuation des

    significations. Mais pour cela, il faut que celui qui exprime une connaissance au

    moyen dun signe langagier comprenne pralablement ce que ce signe dit, cest--dire

    quil faut quil comprenne davance quel objet intentionnel il vise avec ce signe.

    Husserl crit en effet que l intention de signification constitue bien le moment de la

    comprhension (Verstndnis) (18) de lexpression. Autrement dit, chez Husserl,

    on ne peut exprimer de manire signifiante aucune connaissance interne sans la

    comprendre pralablement. Selon Bernet, il sagit l de la prdtermination

    41

    Rudolf Bernet, Iso Kern, Eduard Marbach, Edmund Husserl. Darstellung seines Denkens

    (Hambourg, Meiner, 1996), p. 155.

  • 34

    (Vorentscheidung) du Husserl des Recherches logiques42

    . Pour Husserl, il nest pas

    possible que le locuteur exprime ce quil ne comprend pas par avance.

    Par contre, l intention significative de Merleau-Ponty est, comme nous

    lavons vu dans la section prcdente, conue comme un manque absolu. Certes,

    l intention de signification de Husserl se prsente elle aussi comme un manque ou

    un vide, mais ce nest quau sens o elle nest pas remplie par une image intuitive.

    Mme lorsque l intention de signification est vide (cest--dire quelle nest pas

    encore remplie par le remplissement de signification ) dans une expression, le

    rapport la signification idale peut toujours stablir tant que cette intention

    fonctionne elle-mme, lexpression pouvant alors tre signifiante et comprhensible.

    En dautres termes, cela veut dire quil est possible de comprendre y compris une

    expression vide. En revanche, dans l intention significative de Merleau-Ponty,

    manquent non seulement le remplissement intuitif mais aussi le rapport mme la

    signification et lobjet vis : cette intention significative qui suscite la parole

    parlante na pas de rapport la signification idale ( conceptuelle ) ni lobjet vis.

    Dans le phnomne de la parole parlante , quelque chose de prexistant, soit un

    objet, soit une signification, ne se donne jamais. Le sujet parlant qui prononce cette

    parole parlante na donc aucune comprhension pralable et prdtermine de ce

    quil dit. lencontre de la conception husserlienne de lexpression, la singularit de la

    parole merleau-pontienne consiste en ceci que le sujet parlant ne sait pas lui-mme

    vers quoi se dirige la parole quil prononce.

    Le vide de l intention significative de Merleau-Ponty nest pas celui du

    remplissement intuitif mais celui de la signification conceptuelle et galement du

    rapport mme lobjet intentionnel, et dans cette perspective on ne peut remplir ce

    vide par aucun objet dj existant dans le monde dicible et parl.

    Nous avons jusquici soulign un cart entre les ides de Husserl et de

    Merleau-Ponty autour de l intention qui anime lexpression. Mais on peut trouver,

    toujours dans la premire Recherche, un autre acte spcifique qui est dans un certain

    sens semblable la parole parlante : il sagit de la mise en intuition

    (Veranschaulichung) .

    Dune part, chez Husserl, la simple intuition (Anschauung) signifie la

    donation perceptive dont le modle le plus courant est la perception extrieure.

    Dans cette intuition, lobjet vis par une intention de signification peut tre rempli


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