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La problematique de lexpression dans la philosophie de
Maurice Merleau-Ponty
Keiichi Yahata
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Keiichi Yahata. La problematique de lexpression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty. Philosophy. Universite Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2012. French. .
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Remerciements
Je voudrais tmoigner ici ma profonde reconnaissance mon directeur de thse,
Monsieur Alexander Schnell, qui a bien voulu accepter de diriger mes recherches, et
dont les remarques, les conseils et les annotations, ainsi que les livres et lenseignement,
mont t pour moi trs prcieux et stimulants.
Je tiens galement remercier tous les professeurs du jury qui ont bien voulu
accepter de lire cette thse.
Je remercie tous les professeurs et amis en France et au Japon qui mont encourag
et stimul par leurs commentaires sur mes travaux en cours, en particulier Monsieur
Kazuyuki Hara, Monsieur Kazuo Masuda, Monsieur Yasuhiko Murakami, Stphane
Finetti, Tetsuwo Sawada, Anne-Laure Michel et Anne-Marie Jumeaux.
Jadresse galement un remerciement particulier lAmbassade de France au
Japon, qui ma donn la possibilit de passer deux ans (2008-2009) lcole normale
suprieure de Paris en tant que pensionnaire tranger dans le cadre des bourses du
Gouvernement franais, ainsi quaux professeurs du dpartement de philosophie de
lENS, et plus particulirement Messieurs Claude Debru et Frdric Worms, qui ont
accept que je poursuive mes tudes lcole pendant les deux annes suivantes
(2010-2011) avec le statut d auditeur tranger . Je remercie galement tous les amis
de lcole qui mont donn bien des occasions de discuter en franais et qui mont donc
permis damliorer mes capacits dans cette langue. Merci donc en particulier
Mahendra Mariadassou, Emilio Sciarrino et Arthur Defrance.
Je remercie chaleureusement Fabien Arribert-Narce qui a relu et corrig avec une
profonde gentillesse mon texte en franais.
Je remercie enfin mes parents qui mont aid et soutenu distance pendant mes
tudes en France.
1
Rsum
La problmatique de lexpression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty
Nous nous proposons dans notre thse de relire les textes philosophiques de
Maurice Merleau-Ponty, en soulignant limportance de la problmatique de
l expression pour la comprhension de sa pense, en particulier celle des annes 40
et 50. Le but principal de nos recherches est ds lors de caractriser celle-ci comme
une philosophie de lexpression . Autrement dit, nous tenterons de montrer dans
notre thse que la notion dexpression marque profondment mais souvent
implicitement toute sa rflexion philosophique des annes 40 et 50 telle quelle se
dveloppe notamment dans la Phnomnologie de la perception et La prose du monde.
Notre recherche prsente deux originalits majeures : la premire consiste
dfinir lexpression comme un acte d auto-ralisation . Lexpression nest pas
considrer chez Merleau-Ponty comme la traduction dune pense dj claire mais
comme un acte singulier par lequel la pense se ralise ou seffectue pour la premire
fois.
La seconde originalit consiste en une tude globale de La prose du monde. Cet
ouvrage inachev et jamais publi du vivant de lauteur mais dans lequel la
problmatique de lexpression est aborde de manire plus explicite que dans dautres
textes reprsente une priode fconde dans lvolution de la pense de
Merleau-Ponty, entre sa priode existentialiste et sa priode ontologique .
Toutefois, probablement cause de son caractre inachev et inorganis, les tudes
entirement consacres ce livre sont encore trs peu nombreuses aujourdhui. Notre
travail constitue donc la premire tentative dembrasser les diverses questions de La
prose du monde dans sa totalit.
2
Summary
The issue of expression in the philosophy of Maurice Merleau-Ponty
In this thesis, we intend to reread the philosophical texts of Maurice
Merleau-Ponty, emphasizing the importance of the issue of expression in his
philosophy. The main aim of this research is therefore to characterize his thought
particularly during the 1940s and 1950s as philosophy of expression. In other
words, we attempt to show that his philosophical reflection during the 1940s and 50s
developed particularly in the Phenomenology of perception and The prose of the world
is deeply (but often implicitly) marked by the notion of expression.
Our research has two main contributions : firstly, we define the notion of
expression as an act of auto-realization. In Merleau-Pontys philosophy,
expression does not mean the translation of a clearly defined thought, but it refers
to a very specific act through which the thought realizes itself for the first time.
Secondly, we comprehensively investigate The prose of the world, an unfinished
work published posthumously and in which the issue of expression appears more
clearly than in any other texts. This text epitomises a fertile period in the work of
Merleau-Ponty, between his existential and ontological periods. However,
probably due to its unfinished and disorganized character, The prose of the world has to
date received little critical attention. Our study is therefore the first attempt to cover the
various issues raised by this work in its totality.
3
Mots-cls franais-anglais en ordre alphabtique
Franais Anglais
Autrui Others
Bergson, Henri Bergson, Henri
Cogito silencieux Silent cogito
Conscience Conscience
Corps Body
Dformation cohrente Coherent deformation
Dialogue Dialogue
Dimension Dimension
Expression Expression
Fink, Eugen Fink, Eugen
Historicit Historicity
Illusion rtrospective Retrospective illusion
Institution Institution
Langage Language
Merleau-Ponty, Maurice Merleau-Ponty, Maurice
Parole parlante Speaking speech
Perception Perception
Peinture Painting
Phnomnologie Phenomenology
Sens Sense
Signification Signification
Silence Silence
Structure Structure
Style Style
Subjectivit Subjectivity
Temporalit Temporality
Vrit Truth
4
Table des matires
Rsum ......................................................................................................................................... 1
Summary ...................................................................................................................................... 2
Mots-cls franais-anglais en ordre alphabtique ................................................................... 3
Table des matires ...................................................................................................................... 4
Abrviations ................................................................................................................................ 9
Introduction .............................................................................................................. 10
Premire partie : La philosophie de lexpression dans la
Phnomnologie de la perception .............................................................................. 16
Chapitre 1. La parole et le silence ..................................................................................... 17
1. Le problme du langage dans la Phnomnologie de la perception ............................. 17
2. La parole parlante et le silence primordial .......................................................... 20
3. La rduction du bruit et de la signification conceptuelle dans les deux silences ... 22
4. La parole parlante en tant que ralisation ou effectuation du sens ............. 25
5. L intention significative de la parole .......................................................................... 28
6. Le rapprochement de lide merleau-pontienne de la parole et de lide husserlienne du
langage ................................................................................................................................ 31
7. Rcapitulation .................................................................................................................... 36
5
Chapitre 2. Le cogito et la parole ....................................................................................... 38
1. Le problme du cogito dans la Phnomnologie de la perception ................................. 38
2. La difficult du cogito ........................................................................................................ 40
3. La conscience en tant que transcendance active ....................................................... 42
4. Le cogito silencieux ..................................................................................................... 47
5. Le cogito silencieux et lauto-rflexion ...................................................................... 50
6. La conscience et la parole ................................................................................................. 53
7. Rcapitulation .................................................................................................................... 57
Chapitre 3. La coexistence et autrui .................................................................................. 60
1. Le problme dautrui dans la Phnomnologie de la perception .................................. 62
2. Les deux gnralits du corps et du soi ...................................................................... 64
3. La coexistence dans le social ...................................................................................... 69
4. Limpossibilit de lauto-apprhension du cogito tacite et sa transcendance vers
autrui .................................................................................................................................. 74
5. Rcapitulation .................................................................................................................... 79
Chapitre 4. La subjectivit et la temporalit ................................................................... 80
1. Le problme du temps dans la Phnomnologie de la perception ................................. 81
2. Lontification du temps et le non-tre du pass et de lavenir .................................. 85
3. La subjectivit et la temporalit ........................................................................................ 90
4. Le prsent comme temporalit atemporelle .......................................................... 95
5. Rcapitulation .................................................................................................................. 103
6
Chapitre 5. La philosophie de lexpression dans la Phnomnologie de la
perception ................................................................................................................................ 105
1. Le problme de lexpression dans la Phnomnologie de la perception ..................... 106
2. La perception, le corps et le monde................................................................................. 112
3. Fink et Merleau-Ponty. La phnomnologie de la phnomnologie dans la
Phnomnologie de la perception .................................................................................. 124
3-1. Le systme phnomnologique dans la Sixime mditation cartsienne ............. 125
3-2. La thorie transcendantale des lments dans la Phnomnologie de la
perception................................................................................................................. 130
3-3. La thorie transcendantale de la mthode dans la Phnomnologie de la
perception................................................................................................................. 135
3-4. La fondation de ltre chez Fink ....................................................................... 136
4. Rcapitulation .................................................................................................................. 138
Deuxime partie : La philosophie de lexpression dans La prose du
monde .................................................................................................................................... 142
Chapitre 6. La structure du sens et de la signification dans La prose du monde . 143
1. Le projet philosophique du Merleau-Ponty des annes cinquante ............................... 143
2. Le sens et le silence dans La prose du monde .................................................. 151
2-1. Merleau-Ponty et Saussure ...................................................................................... 151
2-2. Les deux fonctions du silence ............................................................................ 155
3. La dimension , la dformation cohrente et le style ..................................... 158
3-1. La dimension ...................................................................................................... 160
3-2. La dformation cohrente .................................................................................. 162
3-3. Le style ................................................................................................................ 163
7
4. Le langage et la peinture ................................................................................................. 169
4-1. La signification du langage ..................................................................................... 169
4-2. La signification de la peinture ................................................................................. 171
5. Rcapitulation .................................................................................................................. 177
Chapitre 7. Lhistoire et lexpression .............................................................................. 181
1. Lhistoire de la fraternit de la peinture .................................................................. 182
2. Lhistoire de l institution du langage ....................................................................... 190
3. Le Muse .......................................................................................................................... 198
4. Rcapitulation .................................................................................................................. 202
Chapitre 8. Autrui comme expression ............................................................................ 205
1. Autrui comme un autre moi-mme ........................................................................... 206
2. La gnralit et la langue .................................................................................... 209
2-1. La gnralit corporelle ........................................................................................... 209
2-2. La langue comme corporit et l exprience du dialogue ............................... 213
3. La parole conqurante et l exprience du dialogue .......................................... 215
3-1. Les deux usages de la parole ............................................................................. 215
3-2. L exprience du dialogue comme change de paroles conqurantes ........ 218
4. Autrui comme style .................................................................................................... 224
5. Rcapitulation .................................................................................................................. 226
Chapitre 9. La vrit et lexpression .............................................................................. 229
1. Le problme de la vrit dans La prose du monde ....................................................... 229
2. La vrit et la connaissance dans La prose du monde ................................................. 236
8
3. La vrit et lexpression .................................................................................................. 245
4. Rcapitulation .................................................................................................................. 249
Chapitre 10. La philosophie de lexpression de Merleau-Ponty .............................. 254
1. La philosophie de lexpression dans La prose du monde ........................................... 254
2. La philosophie de lexpression dans loge de la philosophie ...................................... 264
2-1. La thorie de l expressivit de Louis Lavelle .................................................... 264
2-2. Bergson et la philosophie de lexpression .............................................................. 268
3. Rcapitulation .................................................................................................................. 281
Conclusion .......................................................................................................................... 283
Bibliographie ......................................................................................................................... 294
9
Abrviations
Les sigles utiliss dans les rfrences aux uvres de Merleau-Ponty sont les suivants :
- La structure du comportement : SC
- Phnomnologie de la perception : PP
- Sens et non-sens : SNS
- loge de la philosophie : EP
- Signes : S
- Le visible et linvisible : VI
- La prose du monde : PM
- Rsums de cours. Collge de France, 1952-1960 : RC
- Merleau-Ponty la Sorbonne : rsum de cours, 1949-1952 : MS
- Linstitution, la passivit. Notes de cours au Collge de France (1954-1955) : IP
- Le monde sensible et le monde de lexpression. Cours au Collge de France. Notes,
1953 : MSME
- Parcours deux 1951-1961 : P2
Pour les autres sigles ventuellement utiliss dans chaque chapitre, on en trouvera
lindication leur premire occasion.
Les crochets ([ ]) insrs dans les citations contiennent notre explication.
Les soulignements ( perception ) dans les citations sont en principe faits par nous
(sauf dans quelques passages des notes de cours), tandis que les mises en italique
( perception ) dans les citations sont toujours faites par lauteur lui-mme.
10
Introduction
Les recherches que nous prsenterons dans cette thse portent sur la
problmatique de l expression dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty.
Nous montrerons que la notion d expression est en jeu bien que de faon souvent
latente et implicite dans toute sa pense philosophique. Comme nous le verrons, cette
notion dexpression se dfinit chez Merleau-Ponty dune manire un peu diffrente que
dhabitude. Cest--dire que l expression ne dsigne pas ici la simple
reprsentation ni lextriorisation dun objet intrieur (un sentiment, une ide, une
pense, etc.), mais renvoie plutt un acte dauto-transcendance, dauto-ralisation
ou dauto-effectuation1. Notre thse tend dmontrer que les divers problmes
fondamentaux que se pose Merleau-Ponty dans sa dmarche philosophique sappuient
essentiellement sur cette expression comme acte dauto-transcendance.
Il nous faut ici justifier pourquoi nous choisissons la notion d expression
parmi dautres pour caractriser la pense de Merleau-Ponty. En effet, on peut
considrer que cette notion nest pas forcment propre la philosophie de
Merleau-Ponty. On sait bien que les notions proprement merleau-pontiennes sont entre
autres la perception , la corporit , le chiasme , la rversibilit et la
chair , et non pas l expression . Mais cette expression est selon nous le
concept opratoire (au sens finkien du terme) qui sous-tend la rflexion
philosophique de Merleau-Ponty et notamment celle des annes cinquante. Il sera donc
possible par lexamen de cette notion dapprcier de faon plus prcise et plus
approfondie le sens et la valeur de sa tentative philosophique dans cette priode
intermdiaire (dont les caractristiques restent jusquici peu connues), et cela clairera
aussi du mme coup toute sa philosophie sous un jour nouveau.
Nous venons de dire que l expression nest gnralement pas considre
comme une notion propre la pense merleau-pontienne. Toutefois, on notera que les
commentateurs ont souvent soulign limportance du thme de lexpression dans la
philosophie de Merleau-Ponty2. notre sens, ils ont cependant eu tendance ngliger
1 Nous expliquerons par la suite ces termes dans nos chapitres.
2 Parmi les nombreuses tudes consacres au thme de l expression chez Merleau-Ponty, il
faut avant tout mentionner ici louvrage de Jean-Yves Mercury, Lexpressivit chez
Merleau-Ponty : du corps la peinture (Paris, LHarmattan, coll. Ouverture philosophique ,
2000), ainsi que les remarquables articles de Bernhard Waldenfels, Le paradoxe de
lexpression chez Merleau-Ponty (in Notes de cours sur Lorigine de la gomtrie de Husserl,
suivi de Recherches sur la phnomnologie de Merleau-Ponty, Renaud Barbaras [sous la
direction de], Paris, PUF, coll. pimthe , 1998, pp. 331-348) et de Renaud Barbaras, De
11
le fait que chez ce dernier l expression signifie en fait, comme nous lavons dj
suggr, un acte dauto-transcendance ou dauto-ralisation. Loriginalit de notre
recherche consiste donc associer ces deux concepts ( expression et
auto-transcendance ) apparemment trangers lun lautre et essayer dlucider la
question merleau-pontienne de lexpression de ce point de vue.
Prcisons par avance ici le plan de notre tude. Notre thse se compose de deux
parties. La premire partie traite du problme de lexpression tel quon le rencontre
dans la Phnomnologie de la perception. Cest dans les annes cinquante (plus
prcisment en 1949-1950) que se formule explicitement la notion dexpression
comme acte dauto-transcendance ou dauto-ralisation3, mais dans cet ouvrage de
1945, cette notion opre dj travers plusieurs thmes fondamentaux. Notre premire
partie examine donc ces thmes majeurs de la Phnomnologie du point de vue de
l expression en tant quacte dauto-transcendance. Nous y analyserons plus
particulirement les quatre problmes fondamentaux que soulve Merleau-Ponty dans
la Phnomnologie : la parole , le cogito , autrui et le temps .
Notre recherche commencera par remettre en question le phnomne particulier
la parole ltre : le problme de lexpression comme voie daccs lontologie (in
Recherches sur la philosophie et le langage, Franois Heidsieck [sous la direction de],
Grenoble, CNRS, numro 15, 1993, Merleau-Ponty. Le philosophe et son langage ,
pp. 61-82). Outre ces tudes, il y a une autre tude classique (mais assez importante) de Yves
Thierry traitant en partie du problme de lexpression dans la philosophie de Merleau-Ponty :
Du corps parlant. Le langage chez Merleau-Ponty (Bruxelles, Ousia, coll. Ousia , 1987).
Toutes ces tudes (sur lesquelles nous reviendrons souvent dans nos chapitres) sont assez
fructueuses pour la comprhension de la conception de lexpression dans la philosophie de
Merleau-Ponty. On notera par ailleurs que Pierre Cassou-Nogus souligne lui aussi, par
exemple la toute fin de la conclusion de sa thse, limportance du concept dexpression
chez Merleau-Ponty, en procdant une intressante mise en parallle de lontologie du
dernier Merleau-Ponty et de lpistmologie de Cavaills (De lexprience mathmatique.
Essai sur la philosophie des sciences de J. Cavaills, Paris, Vrin, coll. Problmes et
controverses , 2001, pp. 319-330, et voir aussi Pour une pistmologie merleau-pontienne
en mathmatiques , in Chiasmi international, Paris/Milan/Memphis, Vrin/Mimesis/University
of Memphis, nouvelle srie 1, 1999, Merleau-Ponty. Lhritage contemporain , pp. 287-300,
pp. 289-293). 3 Daprs Emmanuel de Saint Aubert, cest dans la confrence de Mexico (faite en 1949, texte
indit) que Merleau-Ponty accorde explicitement de limportance au thme de l expression
pour la premire fois (Emmanuel de Saint Aubert, Du lien des tres aux lments de ltre,
Paris, Vrin, coll. Histoire de la philosophie , 2004, p. 66). Merleau-Ponty dtermine dj
dans cette confrence lexpression comme transcendance (ibid.). Par la suite, comme nous
le verrons, dans le cours sur La conscience et lacquisition du langage donn dans les annes
1949-1950 la Sorbonne, il dit en se rfrant Scheler et Husserl que lexpression est
lacte mme par lequel se ralise la conscience (MS, 45). L expression se dtermine
ainsi chez Merleau-Ponty comme acte de transcendance ou dauto-ralisation de la conscience
(nous y reviendrons dans nos chapitres).
12
du langage que Merleau-Ponty nomme la parole parlante dans la Phnomnologie.
L expression dsigne avant tout, dans cet ouvrage de 1945, le phnomne de la
parole parlante . Dans notre premier chapitre, nous montrerons dabord que
lessence de cette parole authentique et originaire consiste raliser ou
effectuer le sens ou la pense, et non pas les traduire de manire transparente.
Cette parole parlante joue aussi un rle considrable dans le systme de notre
conscience . Selon Merleau-Ponty, lessentiel de notre conscience consiste se
dpasser , et cet auto-dpassement de la conscience (qui fut par la suite la dfinition
mme de l expression ) seffectue toujours dans la parole parlante . Cette
parole parlante , cest--dire lopration dexpression, intervient ainsi dans
lessence mme de notre conscience . Pour parler plus prcisment, la parole
parlante et lauto-dpassement de notre conscience sont les deux faces dun mme
phnomne. Nous le montrerons dans notre deuxime chapitre en reprenant notamment
notre compte lanalyse que fait Merleau-Ponty du concept de cogito silencieux .
Le problme d autrui tel que le pose Merleau-Ponty dans la Phnomnologie
repose galement sur cette opration dexpression. On considre souvent que
Merleau-Ponty ne parvient finalement pas dpasser le solipsisme dans la
Phnomnologie. Le problme dautrui est donc cens conduire l chec de sa
phnomnologie de la perception. Par contre, nous mettrons en vidence dans notre
troisime chapitre la manire originale dont Merleau-Ponty cherche fonder notre
rapport de coexistence avec autrui en ludant le conflit sartrien. Lobjet de ce
troisime chapitre consiste montrer que cette manire de fonder la coexistence est
elle-mme troitement lie lopration dexpression, savoir lacte
dauto-transcendance de la conscience.
Nous traiterons dans notre quatrime chapitre de lanalyse merleau-pontienne du
temps qui vise identifier le temps avec la subjectivit elle-mme. Dans le chapitre
intitul la temporalit de la Phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty
souligne fortement quil y a une relation essentielle entre la subjectivit et la
temporalit. En regardant de prs cette relation essentielle, nous montrerons quil sagit
encore, dans lanalyse merleau-pontienne du temps, du concept de cogito
silencieux : si la subjectivit est la temporalit, cest que lessence de celle-l est
dans le cogito silencieux . Nous montrerons galement dans ce chapitre que
lopration dexpression (cest--dire lauto-transcendance de la conscience) sinscrit
pour lessentiel dans le mouvement temporel qui se caractrise selon le philosophe par
une dispersion ou un clatement originaire.
13
La tche de notre cinquime chapitre est double. Dune part, il sagira de rsumer
les rsultats des analyses prcdentes et par l de montrer comment et de quelle
manire la notion d expression est en jeu travers la Phnomnologie de la
perception. En dautres termes, on montrera que l expression est la notion
transversale des diffrentes conceptions phnomnologiques dans la Phnomnologie.
Dautre part, nous considrerons dans la seconde moiti du chapitre la
phnomnologie de la phnomnologie telle quelle est conue par Husserl et par la
suite reprise par Fink dans sa Sixime mditation cartsienne. Ces considrations nous
serviront la fois clairer la proximit entre la philosophie merleau-pontienne et
celle de Fink et aussi mettre en valeur la singularit de la notion merleau-pontienne
dexpression.
Alors que notre premire partie traite ainsi principalement de la Phnomnologie
de la perception, louvrage sur lequel se concentre notre deuxime partie est La prose
du monde.
En effet, lorsque lon essaye de tracer lvolution de la pense merleau-pontienne,
on passe souvent trop htivement de la Phnomnologie de la perception aux derniers
crits tels que Lil et lEsprit et Le visible et linvisible ; on passe alors sous silence
limportance de La prose du monde et des autres crits des annes cinquante. La prose
du monde est certes un ouvrage qui fut abandonn en cours de rdaction, mais cela ne
signifie pas ncessairement quil sagit dun livre anodin nayant aucun intrt pour la
pense merleau-pontienne. Bien au contraire, La prose du monde doit, notre sens,
tre considre comme une des uvres principales de Merleau-Ponty au mme titre
que la Phnomnologie de la perception et Le visible et linvisible. Cest plutt dans ce
livre de 1951 quon voit apparatre, en tant que telle, la problmatique de
l expression qui selon nous marque toute la pense de lauteur dans les annes
cinquante. Lun des buts de notre deuxime partie consiste ainsi dmontrer la
centralit de La prose du monde pour la philosophie de Merleau-Ponty.
Il sagira dans le sixime chapitre de mettre au jour la structure du sens et de la
signification telle que la conoit Merleau-Ponty dans La prose du monde. Dans ce
premier chapitre de notre deuxime partie, nous clairerons en quelque sorte un
mcanisme par lequel la parole se met signifier, et nous dterminerons cette fin la
teneur de plusieurs concepts concernant ce mcanisme, savoir le silence , la
dimension , la dformation cohrente et le style . Aprs avoir ainsi prcis la
teneur de ces concepts originaux, nous mettrons ensuite en parallle la signification du
langage et celle de la peinture laide de ces concepts. Ce parallle nous permettra de
14
mieux saisir lessence mme de la structure du sens et de la signification dans La prose
du monde.
Le septime chapitre aura pour objet lanalyse du problme de l histoire dans
La prose du monde. Comme cest aussi le cas concernant leur signification
respective, il y a une diffrence dcisive entre le langage et la peinture au niveau de
leur historicit . En interrogeant ainsi leur historicit particulire, nous montrerons
ici quil y a chez Merleau-Ponty un lien troit entre le problme du sens et celui de
lhistoire.
Dans notre huitime chapitre, nous traiterons nouveau du problme d autrui ,
mais cette fois telle quil se pose dans La prose du monde. Lide nouvelle dautrui
qua conue Merleau-Ponty dans cet ouvrage de 1951 sexprime en une formule :
autrui comme expression. Cest--dire quautrui est en loccurrence saisir comme une
expression . Nous chercherons dans ce chapitre claircir comment Merleau-Ponty
parvient assimiler autrui une expression.
Nous nous attacherons dans notre neuvime chapitre la question de la vrit
dans La prose du monde. Cette question de la vrit est en effet caractristique de la
pense merleau-pontienne des annes cinquante. Selon le projet quil avait dpos au
Collge de France lors de sa candidature, son tude des annes cinquante devait
consister tablir une thorie de la vrit dans le prolongement de la
Phnomnologie de la perception. Ce projet a t en partie abandonn mais on trouvera
dans La prose du monde une autre conception de la vrit que lon pourrait rsumer
ainsi : la vrit comme expression. De mme qu autrui , la vrit est comprendre
comme une espce d expression . Nous examinerons ici cette conception singulire
de la vrit comme expression.
Pour finir, dans le dixime et dernier chapitre de notre thse, nous rcapitulerons
tout dabord de la mme manire que dans notre cinquime chapitre les rsultats de
toutes nos analyses effectues dans la deuxime partie. Cela nous conduira
reformuler avec plus de clart lessence mme de la philosophie merleau-pontienne de
lexpression tablie dans La prose du monde. Nous envisagerons ensuite un autre texte
des annes cinquante qui sintitule loge de la philosophie. Dans ce texte qua rdig
Merleau-Ponty pour sa leon inaugurale au Collge de France, on verra que se repose
la question de lexpression, plus particulirement par rapport la philosophie de
Bergson.
Nous essayerons ainsi de mettre en vidence au cours de notre travail
limportance de la problmatique de l expression pour la comprhension de la
15
pense de Merleau-Ponty, notamment celle des annes cinquante. Le fil conducteur qui
nous guidera tout au long de cette tude est la notion dexpression comme acte
dauto-transcendance de la conscience. Or, notre recherche se limitera dans ce travail
lanalyse de la Phnomnologie de la perception (premire partie) et de La prose du
monde (deuxime partie). Le cours sur Le monde sensible et le monde de lexpression,
que Merleau-Ponty a donn en 1953 au Collge de France et dont les notes
prparatoires ont t rcemment publies en 2011, ne sera pas pris en compte dans le
cadre de cette thse, bien quil soit patent que la lecture de ces notes contribue la
clarification du problme de lexpression chez Merleau-Ponty. Ce nest pas parce que
ce cours na pas dimportance pour notre recherche mais tout au contraire parce quil
ncessite une lecture plus attentive et une discussion plus ample que nous nen
traiterons pas dans ce travail4. Notre recherche sen tiendra donc lanalyse de ses
crits de 1938 (La structure du comportement) 1953 (loge de la philosophie). Pour
ce qui est du problme de lexpression dans les crits tardifs (y compris plusieurs notes
de cours au Collge de France, qui restent pour la plupart indites), nous y
consacrerons notre prochaine tude5.
4 S. Kristensen a dj effectu dans ses minutieuses tudes une analyse assez lucide et
approfondie sur ce cours du Monde sensible et le monde de lexpression. Voir Stefan
Kristensen, Parole et subjectivit. Merleau-Ponty et la phnomnologie de lexpression
(Hildesheim/Zurich/New York, Olms, coll. Europaea Memoria , 2010). 5 Nous prciserons les tches de notre prochaine tude dans notre conclusion.
16
Premire partie
La philosophie de lexpression dans la Phnomnologie de la
perception
17
Chapitre 1
La parole et le silence
Pour mettre en lumire la philosophie de lexpression chez Merleau-Ponty, nous
commencerons dans le prsent chapitre par examiner la notion de parole parlante .
Cette notion, qui a t formule pour la premire fois dans le chapitre intitul le
corps comme expression et la parole dans la Phnomnologie de la perception, reste
encore vague et exige une analyse plus minutieuse, alors que plusieurs commentateurs
lont dj aborde chacun leur manire. Nous montrerons galement travers
lanalyse de cette parole parlante que la notion de silence joue un rle tout aussi
important dans la conception merleau-pontienne de la parole. En lucidant cette notion
de silence dont les commentateurs nont pas suffisamment tenu compte jusqu
prsent, nous allons dcouvrir un nouvel aspect de la parole merleau-pontienne.
1. Le problme du langage dans la Phnomnologie de la perception
Le chapitre le corps comme expression et la parole , qui pour la premire fois
thmatise le langage comme tel dans la Phnomnologie de la perception, constitue le
dernier chapitre de la premire partie du livre, intitule le corps . Le fait quun
chapitre centr sur la question du langage clt la premire partie consacre
globalement lanalyse phnomnologique du corps est pour nous significatif. En effet,
cela atteste manifestement que le langage nest pas pour Merleau-Ponty un sujet
anodin mais se rattache troitement son analyse phnomnologique du corps et
occupe donc une place importante dans lensemble de ses ides philosophiques de cette
poque.
Avant denvisager en dtail la notion de parole parlante , il convient de
rappeler en quoi consiste le problme du langage dans la Phnomnologie de la
perception. Comme tous les autres chapitres de cet ouvrage de 1945, qui ont pour
objectif global de dpasser la dichotomie classique du sujet et de lobjet,
Merleau-Ponty commence ce chapitre par rcuser les deux attitudes philosophiques
suivantes envers le langage : lattitude intellectualiste et lattitude empirique.
Pour ce qui est de la dernire, savoir lattitude empirique, il faut signaler tout
dabord que dans cette perspective l intention de parler du sujet est entirement
18
annule et que par consquent, il ny a personne qui parle 6. La parole y est rduite
aux images verbales du mot et est en outre considre comme une simple raction
physiologique. Dans lattitude empirique, la parole nest pas une action, elle ne
manifeste pas des possibilits intrieures du sujet : lhomme peut parler comme la
lampe lectrique peut devenir incandescente 7
. Ce dont il sagit dans cette
perspective nest pas le phnomne mme de la parole mais seulement une causalit
physique entre un organisme et un mot. Il ny a donc plus de place pour la parole
comme phnomne originaire et fondamental du langage ni pour le sujet qui prononce
effectivement cette parole. Merleau-Ponty ne se contente pas dune telle attitude
empirique qui ne voit dans le langage que laspect objectif et mme scientifique du
phnomne.
Dans lattitude intellectualiste, par contre, on voit apparatre un sujet qui matrise
des mots. Et dans cette perspective, tout le phnomne du langage sexplique en fait
par une opration catgoriale de ce sujet. Pourquoi Merleau-Ponty ne sest-il pas
alors content de cette explication intellectualiste, qui, nous semble-t-il, tient bien
compte de lopration subjective dans la parole ? Il y a une double raison cela : en
premier lieu, cela tient au fait que, dans lintellectualisme, la parole est entirement
domine par la pense objective et que dans ces circonstances, le mot reste encore
une enveloppe vide 8. Ce nest pas la parole mais la pense qui est la plus
fondamentale dans lintellectualisme. La parole est toujours dpasse par cette pense
la fois objective et objectivante. Merleau-Ponty dit ce propos que dans la
premire conception [empirique], nous sommes en de du mot comme significatif,
dans la seconde [intellectualiste], nous sommes au del 9. Mme sil y a un sujet
pensant dans cette attitude intellectualiste, ce nest pas le sujet parlant .
En deuxime lieu et plus essentiellement, cest parce que lintellectualisme ne
peut rpondre la question suivante :
Si la parole prsupposait la pense, si parler ctait dabord se joindre lobjet par
une intention de connaissance ou par une reprsentation, on ne comprendrait pas
pourquoi la pense tend vers lexpression comme vers son achvement, pourquoi
lobjet le plus familier nous parat indtermin tant que nous nen avons pas
6 PP, 204.
7 PP, 204.
8 PP, 206.
9 PP, 206.
19
retrouv le nom, pourquoi le sujet pensant lui-mme est dans une sorte
dignorance de ses penses tant quil ne les a pas formules pour soi ou mme
dites ou crites, comme le montre lexemple de tant dcrivains qui commencent
un livre sans savoir au juste ce quils y mettront10
.
Lun des objectifs majeurs et constants de la philosophie merleau-pontienne du langage
est de donner une rponse pertinente cette question de savoir pourquoi la pense
tend vers lexpression comme vers son achvement . Comme nous le verrons dans les
pages qui suivent, la singularit du phnomne de la parole consiste pour
Merleau-Ponty en une effectuation ou une ralisation du sens et de la pense, qui se
dmarquent donc nettement de leur simple traduction . Disons ici pour anticiper que
notre pense nest pas un effet du langage 11
, mais que cest la parole qui la ralise
ou leffectue en tendant vers son achvement ou accomplissement . Nous
trouverons en effet dans cet acte de ralisation ou deffectuation de la parole le premier
signe de la philosophie merleau-pontienne de lexpression.
Mais nanticipons pas trop. Voyons dabord quelle rponse Merleau-Ponty donne
cette question et ce sans prendre part lintellectualisme ni lempirisme. La
rponse assez simple quil prsente ici et qui nous conduira une ide nouvelle de la
parole, cest que le mot a un sens . On dpasse donc aussi bien lintellectualisme
que lempirisme par cette simple remarque que le mot a un sens. 12
Non seulement
dans lattitude empirique qui prend la parole pour une simple raction mcanique de
lorganisme, mais aussi dans lattitude intellectualiste qui semble bien tenir compte du
phnomne de la parole, le mot et le sens sont spars lun de lautre. Mme dans
lattitude intellectualiste, ce qui a un sens nest pas la parole elle-mme mais la pense
objective qui la domine et, comme nous lavons dj dit, mme sil est vrai quil y a un
certain sujet pensant, ce nest pas le sujet parlant qui prononce la parole ayant un sens.
Dans les deux cas, le mot et le sens ne se sont pas unis et ne parviennent pas former
une unit. Cest pourquoi Merleau-Ponty affirme quil est possible de dpasser en
mme temps lintellectualisme et lempirisme en rendant le sens la parole. Les
ides merleau-pontiennes sur le langage reposent ainsi dabord sur le fait fondamental
que le sens est essentiellement inhrent la parole.
10
PP, 206. Nous soulignons. 11
PP, 224. 12
PP, 206.
20
2. La parole parlante et le silence primordial
Dans la Phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty nomme cette parole
ayant un sens parole parlante 13
. Il nous faut prsent examiner de prs ce
phnomne singulier de la parole pour mettre en lumire lessentiel de lopration
expressive.
La parole parlante , que ni lintellectualisme ni lempirisme ne peuvent
thmatiser comme telle, est pour Merleau-Ponty le phnomne le plus fondamental du
langage. Cette parole est privilgie par rapport dautres actes dexpression parce
quelle est seule lie son sens et que cest uniquement cette parole qui donne
naissance un sens nouveau (nous y reviendrons). Cest pour cela que Merleau-Ponty
qualifie cette parole de parole authentique 14
ou originaire 15
, en la distinguant
de la parole parle 16
qui est le dpt ou la sdimentation de nos activits
langagires. Il est vrai dune part que ce nest qu partir de cette sdimentation de la
parole parle qui fait lordinaire du langage empirique que devient possible
toute parole parlante 17
. Mais il faut malgr tout insister sur la singularit de cette
dernire qui consiste dans son lien insparable avec le sens . Le sens nest
inhrent, proprement parler, qu la parole parlante .
Afin de dterminer plus exactement ce phnomne de la parole parlante , il
convient de prciser ici ce quest le sens qui est unifi cette parole. Dans le
chapitre le corps comme expression et la parole , Merleau-Ponty distingue en fait
deux niveaux de sens (de signification pour employer ses propres termes) :
nous dcouvrons ici sous la signification conceptuelle des paroles une signification
existentielle, qui nest pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est
insparable 18
. On notera quil ne fait pas une nette distinction entre les termes
13
PP, 229. 14
PP, 207. Il y a lieu, bien entendu, de distinguer une parole authentique, qui formule pour
la premire fois, et une expression seconde, une parole sur des paroles, qui fait lordinaire du
langage empirique. Seule la premire est identique la pense. 15
PP, 208. 16
PP, 229. Comme le remarque juste titre Y. Thierry (Yves Thierry, Op. cit., p. 39), cette
distinction tablie entre la parole parlante et la parole parle ne signifie pas pour autant
quil y ait deux sortes de parole dans notre langage. Mais ces deux paroles sont deux
faces d un mme phnomne du langage qui peut se ramifier en fonction de la situation que
lon a en lui . 17
PP, 229. partir de ces acquisitions, dautres actes dexpressions authentiques, ceux de
lcrivain, de lartiste ou du philosophe, deviennent possibles. 18
PP, 212.
21
sens et signification dans la Phnomnologie de la perception. La distinction
stablit plutt entre la signification existentielle (ou la signification
gestuelle 19
) et la signification conceptuelle , mme sil emploie souvent
lexpression sens existentiel pour dsigner la premire. Nous emploierons de
prfrence dsormais, pour la commodit de lexplication, le terme de sens pour
dsigner cette signification existentielle . Dans lconomie de notre travail, le
sens dsigne la signification existentielle qui sunifie toujours la parole mme,
alors que la signification conceptuelle dsigne la signification symbolique qui
constitue notre langage empirique et ordinaire (cest--dire la parole parle ). La
parole parlante est la parole qui sunit essentiellement au sens existentiel et
gestuel (et non pas conceptuel ).
Or, la plupart des commentateurs soulignent souvent le caractre corporel de
la parole parlante , en sappuyant sur le fait que le sens de cette parole est
qualifi, comme nous lavons vu, de gestuel . Ils insistent presque exclusivement
sur le lien entre la parole et le corps, de telle sorte que la parole parat tre facilement
identifie une sorte dexpression purement corporelle telle quun geste ou une
mimique. Cette interprtation est dans une certaine mesure justifie dans la mesure o
elle se base sur les descriptions donnes par Merleau-Ponty lui-mme. Cependant, elle
nest pas ncessairement suffisante pour saisir lessence de la parole parlante . Car,
comme nous lavons dj annonc, lessence de cette parole parlante consiste
plutt en une effectuation ou une ralisation du sens (nous y reviendrons par la suite).
Pour nous approcher au plus prs de ce caractre essentiel de la parole
parlante , considrons ici le concept du silence primordial par lequel nous
semblent oprer toutes les ides merleau-pontiennes sur la parole, ce qui tient au fait
que, pour Merleau-Ponty, la parole parlante trouve son origine dans ce silence
primordial :
Le monde linguistique et intersubjectif ne nous tonne plus, nous ne le distinguons
plus du monde mme, et cest lintrieur dun monde dj parl et parlant que
nous rflchissons. Nous perdons conscience de ce quil y a de contingence dans
lexpression et dans la communication, soit chez lenfant qui apprend parler, soit
chez lcrivain qui dit et pense pour la premire fois quelque chose, enfin chez
tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair
19
PP, 209.
22
que la parole constitue, telle quelle joue dans la vie quotidienne, suppose
accompli le pas dcisif de lexpression. Notre vue sur lhomme restera
superficielle tant que nous ne remonterons pas cette origine, tant que nous ne
retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne
dcrirons pas le geste qui rompt ce silence20
.
Nous vivons quotidiennement dans un monde qui est dj parl et nous oublions dans
ce monde dicible le pas dcisif de lexpression que prsuppose tout le langage en
tant que son origine . Merleau-Ponty cherche ce pas dcisif de lexpression en
de des paroles banales ( parles ) pour lesquelles nous possdons en nous-mme
des significations dj formes 21
. Daprs le passage cit, il faut cette fin trouver
sous le bruit des paroles banales le silence primordial et dcrire le geste qui
rompt ce silence . Il est bien vident que ce geste qui vient briser le silence
primordial dsigne la parole parlante . La parole parlante est ainsi dfinie
comme la parole qui passe le seuil entre le monde silencieux et le monde parl en
brisant le silence primordial qui constitue ce seuil mme. tant en de de toutes
les paroles banales et institues, le silence primordial , dans lequel saccomplit le
pas dcisif de lexpression , est considr comme l origine de la parole
parlante , et ce qui est en mesure de briser ce silence vraiment indicible nest pas le
bruit des paroles [parles] mais uniquement le phnomne de la parole parlante .
Cependant, il tient lieu de souligner le fait que Merleau-Ponty nemploie
lexpression silence primordial quune seule fois dans la Phnomnologie de la
perception, et que le statut de ce silence reste donc assez nigmatique dans ce contexte.
Nous essayerons ds lors de prciser dans notre section suivante la teneur de ce
silence primordial , et cela nous permettra dapprofondir notre comprhension du
phnomne de la parole parlante .
3. La rduction du bruit et de la signification conceptuelle dans les deux silences
Signalons pour commencer quon ne prend pas souvent en compte le fait que la
parole parlante ne comporte pas en elle le son physique titre dlment constitutif.
De la mme manire quHusserl a essay dexclure toute fonction indicatrice de
lexpression dans ses Recherches logiques (en supposant notamment la vie psychique
20
PP, 214. Nous soulignons. 21
PP, 214.
23
solitaire ), le son ou le bruit sont essentiellement mis hors circuit dans le
phnomne merleau-pontien de la parole parlante . De ce fait, bien que cela semble
tre en contradiction avec lacception mme du mot parole , la parole parlante
na pas ncessairement besoin de son (entendu comme vibration mcanique de lair).
Ceci est bien montr par laffirmation suivante propos du silence prtendu :
Ce qui nous trompe l-dessus, ce qui nous fait croire une pense qui existerait
pour soi avant lexpression, ce sont les penses dj constitues et dj exprimes
que nous pouvons rappeler nous silencieusement et par lesquelles nous nous
donnons lillusion dune vie intrieure. Mais en ralit ce silence prtendu est
bruissant de paroles, cette vie intrieure est un langage intrieur22
.
Dun ct, le dessein originel de cette remarque consiste nier lexistence de la pense
purement intrieure qui prtend prcder son expression extrieure et en tre
indpendante. La parole nest pas, pour Merleau-Ponty, le signe extrieur de la
pense intrieure mais elle est la pense elle-mme. La parole quil considre comme
authentique ou originaire , cest uniquement celle qui sidentifie et se confond
avec la pense ou le sens mmes23
. La pense nest pas, comme le disent les
intellectualistes, ce qui matrise et domine la parole au-del de la parole, et le sens
nest pas, pour sa part, lexistence purement idale qui est dissocie de la parole. Dun
autre ct, cette remarque montre en filigrane que la parole parlante et le silence
primordial nont tous les deux rien voir avec le son physique de la voix. En dautres
termes, le silence physique (qui renvoie une absence de bruit) est le silence
prtendu , celui-ci devant tre distingu du silence primordial . Le silence
prtendu , bien quavec lui il ny ait pas de son physique, est [encore] bruissant de
paroles et en ce sens, il nest pas encore un pur silence. En revanche, le silence
primordial correspond un silence vraiment indicible o il ny a plus aucun bruit ni
mme aucune parole (donc ni aucun sens ni aucune pense). De mme, la parole
parlante se distingue du langage empirique 24
qui dsigne le mot comme
phnomne sonore 25
. Mme dans la vie intrieure o il semble nexister aucun son
physique, la parole peut fonctionner comme parole. Cela veut dire que le silence
22
PP, 213. 23
PP, 208. 24
PP, 207. 25
PP, 448.
24
primordial se situe un niveau plus profond que notre vie intrieure et solitaire, et
aussi que la parole parlante qui nat du silence primordial ne comporte pas
ncessairement en son essence le son physique. On pourrait donc dire quen
distinguant le silence primordial du silence prtendu , Merleau-Ponty essaie
dexclure laspect sonore de lessence mme de la parole parlante 26
.
26
En ce sens, cette parole merleau-pontienne sapproche du phnomne du langage dans
la phnomnologie de Marc Richir. Car, pour Richir, lessence du langage phnomnologique
consiste en sa musicalit originaire qui est aussi appele musique sans son
(Phnomnes, temps et tre, Grenoble, Millon, coll. Krisis , 1987, p. 329, nous soulignons).
Nous nentrerons pas ici dans les considrations plus dtailles de la phnomnologie
richirienne du langage dont la structure architectonique est dune complexit inoue, mais il est
en tout cas certain que lun des aspects essentiels de la parole richirienne se trouve dans cette
musicalit (ibid., p. 333). De mme que la parole parlante de Merleau-Ponty, la parole
richirienne est libre de toute trace matrielle et existe comme une sorte de pur
mouvement rythmique , un pur mouvement du penser, de la pense pensante .
Comme le dit Richir, cette musicalit originaire du langage signore comme telle lorigine
dans la mesure o elle ne se rflchit pas ncessairement comme telle (Phnomnologie et
Institution Symbolique, Grenoble, Millon, coll. Krisis , 1988, p. 177). Dans le systme clos
de significations que Richir nomme, en empruntant le terme lanthropologie structurale,
institution symbolique , on ne peut thmatiser cette musicalit originaire de la parole en tant
que telle. Pour faire le jour sur cette musicalit, il faut aller au-del du langage
symboliquement institu et descendre dans un champs plus archaque que toute institution
symbolique, en procdant la rduction proprement phnomnologique des signes de la
langue au phnomne de la parole comme rien que phnomne ( Sens et parole : pour une
approche phnomnologique du langage , Figures de la Rationalit, G. Florival [d.], Institut
Suprieure de Philosophie de Louvain-La Neuve, Vrin/Peeters, 1991, pp. 228-246, p. 239).
Richir essaie de chercher une invention de parole au-del de ce quil appelle dcoupages
symboliques de la parole et cest pour cela quil se pose la question suivante : [q]ue se
passe-t-il donc quand, prenant la parole, que ce soit oralement ou par crit, je cherche, dans la
difficult, autant ma pense qui mchappe que les mots qui pourraient lexhiber ? (ibid.,
pp. 233-234) Cette question de savoir ce qui se passe lorsque je cherche, dans la difficult, une
parole qui exhibe ma pense est en effet semblable celle pose par Merleau-Ponty (que
nous avons vue dans ce qui prcde). Aussi bien pour Richir que pour Merleau-Ponty, il sagit
de mettre en lumire la parole comme corps de la pense , parole qui formule pour la
premire fois une pense obscure.
Or, dans cette mesure, cette parole est ncessairement neuve et cratrice. Comme le souligne L.
Tengelyi dans sa remarquable tude sur la pense richirienne du sens se faisant (Lszl
Tengelyi, Formation de sens comme vnement chez Richir , in Lexprience retrouve,
Paris, LHarmattan, coll. Ouverture philosophique , 2006, pp. 69-87), le phnomne central
dans la phnomnologie richirienne du langage est indubitablement lavnement du neuf .
Ce neuf qui merge sous forme de sens se faisant suscite un tonnement parce
qu il vient des mondes [au sens richirien du terme] qui dpassent les possibilits
actuellement donnes (ibid., p. 86).
Ainsi stablit une analogie essentielle entre Richir et Merleau-Ponty en ce qui concerne
lessence et le fonctionnement de la parole. Ils cherchent tous deux rvler le phnomne de
lmergence dun sens neuf de la parole au-del du systme de la langue symboliquement
institue, en entrevoyant son essence dans la musicalit originaire sans son . Ce sens
neuf et se faisant ne peut tre caractris par aucune signification objective propre au
monde dicible ( l institution symbolique , selon les termes de Richir). Au contraire, sa
25
Reste encore prciser clairement ce quest le silence primordial . On
comprend dj que dans le silence prtendu , cest laspect sonore de la parole qui
se rduit. Mais que se rduit-il alors dans le silence primordial ? Quelle fonction
assume ce second et vrai silence ?
notre sens, le silence primordial a pour fonction de rduire la signification
conceptuelle de la parole : tandis que le silence prtendu sert rduire tout son
physique de la parole, ce qui se rduit dans le silence primordial , cest la
signification conceptuelle de la parole. Merleau-Ponty a dabord rduit le bruit de
la parole dans le silence prtendu avant de tenter de mettre hors circuit toute
signification idale et symbolique dans le silence primordial . Alors que les
Recherches logiques de Husserl se donnent pour tche de dfendre lidalit pure des
significations mathmatiques et logiques contre le psychologisme classique,
Merleau-Ponty cherche pour sa part rvler le sens la signification
existentielle et gestuelle de la parole en de de toutes les significations
conceptuelles , en les mettant entre parenthses dans le silence primordial .
La fonction du silence primordial consiste ainsi en une mise hors circuit de
toutes les significations conceptuelles de la parole afin den dcouvrir le sens
en de des significations symboliques et institues. On pourrait dire, en un mot,
quavec ces deux silences prtendu et primordial , Merleau-Ponty opre une
rduction radicale du langage symbolique au phnomne de la parole.
4. La parole parlante en tant que ralisation ou effectuation du sens
Aprs avoir mis au point lessence du silence primordial qui est l origine
de la parole parlante , nous pouvons maintenant prciser la teneur de cette parole
parlante dune manire plus concrte. Nous avons dj prsent dans la deuxime
section du prsent chapitre les deux caractristiques de la parole parlante : unit
entre le mot et le sens et surgissement dun nouveau sens. Mais nous voudrions ajouter
ici deux caractristiques fondamentales dont la plupart des commentateurs ne tiennent
pas suffisamment compte notre sens.
En premier lieu, nous soulignons le fait que cette parole authentique et
transcendantale cre une ouverture dans la plnitude de ltre :
nouveaut est absolue et dmesure pour toute institution symbolique.
26
partir de ces acquisitions [les paroles institues], dautres actes dexpression
authentique, ceux de lcrivain, de lartiste ou du philosophe, deviennent
possibles. Cette ouverture toujours recre dans la plnitude de ltre est ce qui
conditionne la premire parole de lenfant comme la parole de lcrivain, la
construction du mot comme celle des concepts27
.
Ce que Merleau-Ponty appelle tre dans cette citation nous parat dsigner le rseau
de significations ( conceptuelles ) qui imprgne notre vie ordinaire (la conjointure
(Bewandtnis) dans les termes de Heidegger) : le monde nous apparat dans notre vie
ordinaire comme un systme de significations et comme toujours rempli dtres et de
choses. Ds lors, il ne semble y avoir aucun manque ni aucune lacune dans ce monde
chosique et dicible. Cest grce ce systme apparemment clos qui est constitu de
diverses significations ( conceptuelles ) que nous pouvons avoir une vie non
seulement pratique mais aussi symbolique en procdant la modulation des
significations. Or, au sein de cette dimension dicible qui est ainsi pleine dtres et de
significations, la parole parlante cre une ouverture et nous fait entrevoir par l
mme une autre dimension que Merleau-Ponty appelle l au-del de ltre 28
. Cet
au-del de ltre nest pas un au-del mtaphysique ni une sphre des idalits,
mais un au-del des significations conceptuelles . Dans la mesure o la parole
parlante nat du silence primordial qui met hors circuit toute signification
conceptuelle , elle surgit toujours comme un nouveau sens ( existentiel ) et, avec ce
sens, elle creuse, pour ainsi dire, la plnitude de ltre au monde et y cre une
ouverture . Certes le sens de la parole est aussitt cod et se transforme lui-mme en
signification conceptuelle (constitutive du monde de ltre). Mais ce sens
lui-mme, avant dtre transform en signification conceptuelle , se trouve
essentiellement l tat naissant et on ne peut le dterminer partir daucune
signification dj disponible ou daucun tre dj existant dans le monde dicible.
Merleau-Ponty crit en effet que le sens ne peut tre dfini par aucun objet
naturel 29
. La parole parlante cre ainsi une ouverture au sein du monde des
objets naturels avec son sens qui sunifie elle-mme et qui est absolument
neuf.
Nous soulignons en deuxime lieu que cette parole parlante nest en aucun cas
27
PP, 229. 28
PP, 229. 29
PP, 229.
27
pour Merleau-Ponty une traduction. Rappelons quil refuse lide intellectualiste selon
laquelle cest la pense qui matrise et domine la parole et selon laquelle aussi la parole
nest quune simple traduction de la pense. La parole nous apparat linverse
comme pense et sens en tant que tels et jamais comme leur traduction transparente.
Mais il ne suffit pas pour autant de dire que la relation entre la parole et la pense nest
pas une traduction. Cette relation se dtermine pour Merleau-Ponty dune manire plus
positive et plus concrte.
Merleau-Ponty crit lgard de l opration dexpression : elle fait exister la
signification comme une chose au cur mme du texte, elle la fait vivre dans un
organisme de mots, elle linstalle dans lcrivain ou dans le lecteur comme un nouvel
organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension notre
exprience 30
. Il crit aussi quune telle puissance de lexpression est observe de
faon plus manifeste dans l uvre dart , parce que dans luvre dart la
signification musicale de la sonate est insparable des sons qui la portent 31
. Cela
signifie que le phnomne de la parole parlante se trouve non seulement dans notre
langage mais aussi dans l uvre dart (quil sagisse de musique ou de peinture par
exemple), considre en gnral comme une sorte dexpression non langagire.
Merleau-Ponty dcouvre un nouveau type de relation entre la parole et le sens (ou la
pense) dans cette uvre dart :
Lexpression esthtique confre ce quelle exprime lexistence en soi, linstalle
dans la nature comme une chose perue accessible tous, ou inversement arrache
les signes eux-mmes la personne du comdien, les couleurs et la toile du peintre
leur existence empirique et les ravit dans un autre monde. Personne ne
contestera quici lopration expressive ralise ou effectue la signification et ne se
borne pas la traduire. Il nen va pas autrement, malgr lapparence, de
lexpression des penses par la parole. La pense nest rien d intrieur , elle
nexiste pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe l-dessus, ce qui
nous fait croire une pense qui existerait pour soi avant lexpression, ce sont les
penses dj constitues et dj exprimes que nous pouvons rappeler nous
silencieusement [dans le silence prtendu ] et par lesquelles nous nous donnons
lillusion dune vie intrieure32
.
30
PP, 212-213. 31
PP, 213. 32
PP, 213. Nous soulignons.
28
Ce qui compte ici, cest que cette opration expressive , qui est synonyme de la
parole parlante , consiste raliser ou effectuer le sens (la
signification existentielle ), et aussi que cette ralisation (ou effectuation) soppose
la traduction de la signification ( conceptuelle ). Pour Merleau-Ponty, l opration
expressive , cest--dire la parole parlante , nest pas une traduction de quelque
chose de dj donn mais elle ralise ou effectue le sens ou la pense qui nexisteraient
pas pralablement leur ralisation33
, et ceci constitue une des raisons pour lesquelles
la parole parlante ne se produit que dans le silence primordial qui rompt toute
relation dj tablie avec la signification conceptuelle 34
.
5. L intention significative de la parole
La parole parlante se prsente maintenant sous un tout autre aspect, comme
ralisation ou effectuation du sens et de la pense. Or, cette parole nest plus
elle-mme subjective ni objective, dans la mesure o rappelons-le Merleau-Ponty
ne soutient pas lide intellectualiste selon laquelle le sujet pensant manipule
arbitrairement la parole, ni lide empirique selon laquelle la parole nest quune
simple raction physiologique. La parole parlante constitue par contre un
troisime genre dtre . Mme si cette parole constitue ainsi un troisime
genre dtre , il serait cependant erron dimaginer quil ny a aucun moment subjectif
dans cette parole parlante et que cette parole se cre donc ex nihilo, surgit tout
spontanment. Car Merleau-Ponty parle dune intention significative propre la
parole parlante :
Ou encore on pourrait distinguer une parole parlante et une parole parle. La
33
Si, donc, on veut malgr tout parler dune traduction dans cette parole parlante , cest en
quelque sorte une traduction sans texte original. Parce que, comme lcrit ailleurs
Merleau-Ponty, parler ou crire, cest bien traduire une exprience, mais qui ne devient texte
que par la parole quelle suscite (RC, 41). 34
Notons ici que, comme le remarque bien S. Kristensen, cette parole parlante peut tre
tudie selon diffrentes perspectives : la psychologie du langage travers lacquisition et la
dsintgration des capacits linguistiques ; le fonctionnement du langage littraire ; la pense
productive au plan scientifique (Stefan Kristensen, Op. cit., p. 134). Lanalyse de la parole
parlante ne se limite pas seulement une approche philosophique ou phnomnologique,
cette parole sapparentant bien plutt un phnomne transversal des diffrents champs de
recherche. Par consquent, pour sapprocher de son caractre essentiel, il nous faut encore
tudier cette parole sous plusieurs autres aspects.
29
premire est celle dans laquelle lintention significative se trouve ltat naissant.
Ici lexistence se polarise dans un certain sens qui ne peut tre dfini par aucun
objet naturel, cest au-del de ltre quelle cherche se rejoindre et cest pourquoi
elle cre la parole comme appui empirique de son propre non-tre. La parole est
lexcs de notre existence sur ltre naturel35
.
Dans le phnomne de la parole parlante , on retrouve ainsi une intention
significative , et ce ltat naissant . Mais quest-ce qui est vis par cette
intention ? Rappelons en effet que la parole parlante na aucun objet donn
davance traduire pour son corrlat. Pour rpondre cette question, il convient ds
lors de rappeler que Merleau-Ponty dfinit ailleurs cette intention significative
comme un manque ou un vide 36
. Cest--dire que cette intention nest pas
ici lacte de viser un objet prexistant dans le monde mais quelle dcoule plutt du fait
quaucun objet viser nexiste. Dans ce sens-l, elle est paradoxalement dfinie
comme un manque ou une zone de vide dans l paisseur de ltre 37
.
L intention significative de la parole parlante ne se dirige donc vers aucun tre
objectif, et par consquent cette intention na aucun corrlat intentionnel
(phnomnologiquement parlant). L intention qui suscite la parole est ainsi
marque par un manque absolu, non dans le sens contraire un remplissement
intuitif par un objet intentionnel, mais au sens o cet objet remplissant nexiste
effectivement pas. Cette intention nest donc pas une vise (Meinen)
phnomnologique qui se dirige vers un certain objet existant, si bien quon ne peut
pas la qualifier d intention proprement parler.
35
PP, 229. Nous soulignons. 36
De mme que lintention significative qui a mis en mouvement la parole dautrui nest pas
une pense explicite, mais un certain manque qui cherche se combler, [...]. (PP, 214). Dans
un autre texte des annes cinquante, intitul Sur la phnomnologie du langage
(communication faite loccasion du premier Colloque international de phnomnologie,
Bruxelles, 1951, et reprise dans Signes), Merleau-Ponty crit que [l]intention significative
en moi (comme aussi chez lauditeur qui la retrouve en mentendant) nest sur le moment, et
mme si elle doit ensuite fructifier en pense quun vide dtermin, combler par des mots,
lexcs de ce que je veux dire sur ce qui est ou ce qui a t dj dit (S, 145, nous
soulignons) ; il ajoute galement que si la parole veut incarner une intention significative qui
nest quun certain vide, ce nest pas seulement pour recrer en autrui le mme manque, la
mme privation, mais encore pour savoir de quoi il y a manque et privation (S, 146-147,
nous soulignons). 37
Merleau-Ponty crit : lintention de parler ne peut se trouver que dans une exprience
ouverte, elle apparat, comme lbullition dans un liquide, lorsque, dans lpaisseur de ltre,
des zones de vide se constituent et se dplacent vers le dehors (PP, 229).
30
On notera en outre que Merleau-Ponty crit la fin du passage cit que cest notre
existence qui cre une parole comme appui empirique de son propre
non-tre . Mais quest-ce que cela signifie ? En fait, puisque lessence de notre
existence rside dans son non-tre (nous y reviendrons dans les chapitres
suivants), elle exige toujours ce qui appuie ce non-tre dans notre monde dicible et
rempli dtres. La parole ( parlante ) fonctionne alors comme cet appui du
non-tre propre notre existence . Notre existence dont lessence est
non-tre ne trouve jamais sa place dans notre monde des tres et doit donc crer
une parole tant un appui empirique de son propre non-tre . Cest pour cela que
la parole est aussi considre comme l excs mme de notre existence
(lindicible) par rapport ltre naturel (le dicible). La parole parlante est non
seulement un appui empirique que se cre notre existence indicible pour se
supporter elle-mme dans le monde dicible des tres, mais elle est aussi le seul moyen
par lequel cette existence excde tout tre naturel .
Il apparat maintenant que la parole est produite par une intention
significative conue comme un manque pour appuyer, dans le monde des tres, le
non-tre propre notre existence . La parole parlante merge comme une
parole absolument nouvelle dans notre monde dicible et parl. Pour autant que son
intention significative ne se rapporte aucun objet prexistant, ce qui revient dire
quelle est un manque absolu, cette parole fonctionne elle-mme non pas
comme une simple traduction du sens ou de la pense mais comme leur ralisation ou
effectuation. Le sens de la parole parlante nexisterait donc pas avant
lopration mme de cette parole, et cest peut-tre pour cela que Merleau-Ponty
compare la parole parlante la parole du premier homme qui ait parl :
Encore une fois, ce que nous disons ici ne sapplique qu la parole originaire,
celle de lenfant qui prononce son premier mot, de lamoureux qui dcouvre son
sentiment, celle du premier homme qui ait parl , ou celle de lcrivain et du
philosophe qui rveillent lexprience primordiale en de des traditions38
.
Ce qui est commun toutes ces paroles originaires , cest quelles ont pour objet ce
qui nest pas donn davance. Lhomme amoureux dcouvre son sentiment pour la
38
PP, 208. lgard de cette premire parole de lhomme, Y. Thierry remarque juste
titre quelle consiste effectuer en chaque nonciation cette opration qui rorganise des
significations acquises et ainsi produit un nouveau sens (Yves Thierry, Op. cit., p. 49).
31
premire fois dans sa parole, et lcrivain et le philosophe rveillent galement par leur
parole lexprience primordiale en de des traditions . Ils nont aucun objet viser
ni aucune pense prdtermine avant la prononciation de leur parole originaire .
6. Le rapprochement de lide merleau-pontienne de la parole et de lide
husserlienne du langage
Pour mieux cerner le phnomne de la parole parlante que nous avons jusqu
prsent essay dlucider, mais galement pour mettre en relief son originalit, il parat
judicieux de le comparer avec lide husserlienne du langage telle quelle se prsente
notamment dans les Recherches logiques. Comme nous le montrerons dans ce qui va
suivre, le phnomne de la parole parlante se situe aux antipodes de la doctrine
husserlienne de la logique pure . Cette comparaison avec une problmatique
proprement phnomnologique nous conduira mieux dfinir lessence du phnomne
de la parole parlante .
Comme on le sait, les Recherches logiques sont pour Husserl un ouvrage de
perce dans lequel est mise en uvre pour la premire fois une approche descriptive
du phnomne. Il est notoire et mme indubitable quen principe toute analyse
effectue dans les Recherches est avant tout destine lachvement dune logique
pure , et ce en accusant le psychologisme dune erreur qui consiste confondre les
lois purement logiques et idales avec les lois psychologiques et relles. Dans cet
ouvrage, en analysant de faon minutieuse (et souvent quelque peu fastidieuse) la
structure logique de lusage du langage et du signe, Husserl concentre ses rflexions
sur la dfense de lidalit logique de la signification. Comme le signalent plusieurs
commentateurs, Husserl fut en effet le dfenseur dun usage univoque et rigoureux du
langage tout au long de son itinraire philosophique, mme si Merleau-Ponty entrevoit
lui-mme la possibilit de revenir au phnomne de la parole comme opration par
laquelle des penses [...] acquirent valeur intersubjective et finalement existence
idale dans ses derniers ouvrages tels que Logique formelle et logique
transcendantale et Lorigine de la gomtrie39
. Il existe donc un contraste remarquable
entre les analyses husserliennes du langage et du signe dans les Recherches et celles de
Merleau-Ponty, qui insiste plutt sur la parole comme corps de la pense .
Or, comme on le sait bien, ce dont il sagit dans toutes les Recherches logiques est
39
S, 137.
32
en priorit la corrlation entre les actes de la conscience et les objets auxquels ils se
rapportent. Ce rapport de corrlation est nomm par Husserl intentionnalit ,
celle-ci constituant, daprs Heidegger, le problme central de la phnomnologie.
Dans les Recherches, Husserl procde lanalyse de la structure eidtique de la
signification idale du point de vue dune telle corrlation. Il nest cependant pas
question ici dexaminer en dtail cette structure eidtique elle-mme ni de mettre en
cause la validit de lanalyse intentionnelle de Husserl dans les Recherches. Il sagit
bien plutt de prciser en quoi consiste la diffrence dcisive entre Husserl et
Merleau-Ponty en matire de comprhension du fonctionnement de la parole.
Pour ce faire, nous mettons en question, parmi dautres conceptions originales
dans les Recherches, l intention de signification (Bedeutungsintention) . Bien
videmment, il y aurait plusieurs autres manires de thmatiser la diffrence entre ces
deux phnomnologues : on pourrait sinterroger sur les dfinitions mmes de
lexpression dans les Recherches et la Phnomnologie (Husserl exclut de lexpression
le mime et le geste , alors que Merleau-Ponty les considre pour sa part comme
un des modes essentiels de lexpression) ; on pourrait aussi comparer les acceptions
husserliennes du sens (Sinn) et de la signification (Bedeutung) avec celles de
Merleau-Ponty (cest en effet particulirement intressant, dautant plus que [l]a
question directrice de la logique pure est donc celle de la constitution de toute
signification 40
, alors que Merleau-Ponty rduit, comme nous lavons vu, toutes les
significations conceptuelles dans le silence primordial ). Mais, selon nous, ce
qui est le plus efficace pour mettre en valeur la spcificit de la parole
merleau-pontienne par rapport lide husserlienne du langage, cest malgr tout cette
conception de l intention de signification .
Dans la premire Recherche logique, Husserl envisage le problme de la
signification logique sur la base de l expression signifiante . Autrement dit,
lanalyse de la signification logique dans les Recherches est toujours lie celle de la
significativit de lexpression, en vertu de laquelle une expression se distingue dune
combinaison arbitraire de mots. Dans cette premire Recherche dont la tche consiste
ainsi lucider la structure de lexpression signifiante, deux actes fondamentaux
sont remarquer : l intention de signification et le remplissement de
40
Alexander Schnell, Husserl et les fondements de la phnomnologie constructive (Grenoble,
Millon, Krisis , 2007), p. 84. Le sens (Sinn) semploie dans les Recherches pour
dsigner le corrlat idal des actes rels, savoir laspect objectif de la structure de
signification. Voir ce propos, ibid., p. 89.
33
signification . Le premier acte, ou intention de signification , est lacte le plus
fondamental pour toutes les expressions signifiantes ; Husserl lappelle aussi l acte
confrant la signification . Cest cet acte qui donne lexpression une signification
idale (plus exactement un rapport une signification idale) et qui, ce faisant, rend
lexpression signifiante . En revanche, le deuxime acte (ou remplissement de
signification ) est l acte remplissant la signification . Il actualise le rapport (qui
demeure latent) de lexpression lobjet peru en confirmant, renforant et
illustrant lintention de signification de manire plus ou moins adquate (9). Les
actes de remplissement de signification peuvent fusionner avec les actes confrant la
signification dans l unit de connaissance . Cest lorsque lintention de signification
dabord vide se remplit par une intuition correspondante que la rfrence objective
sactualise, et on passe alors dune expression une connaissance .
La structure fondamentale de l expression signifiante se forme de ces deux
actes et, pour le Husserl des Recherches, lacte le plus essentiel est sans aucun doute
l intention de signification , dans la mesure o cest dans cet acte confrant la
signification que stablit le rapport la signification idale qui rend une expression
signifiante. Pour que lexpression soit signifiante, il ne faut donc pas ncessairement
quelle soit remplie par une intuition. La signification ne requiert pas elle-mme de
remplissement intuitif (mme si le remplissement constitue lune des conditions
indispensables pour la vrit phnomnologique).
Or, comme le remarque bien R. Bernet41
, dans une telle conception de la
signification logique, il existe une prsupposition de Husserl. Cest--dire que cette
conception prsuppose que le locuteur sait toujours ce quil dit lui-mme. Il sagit
essentiellement, dans la doctrine husserlienne de la logique pure , dexprimer une
connaissance interne en la transposant dans le langage sans aucune fluctuation des
significations. Mais pour cela, il faut que celui qui exprime une connaissance au
moyen dun signe langagier comprenne pralablement ce que ce signe dit, cest--dire
quil faut quil comprenne davance quel objet intentionnel il vise avec ce signe.
Husserl crit en effet que l intention de signification constitue bien le moment de la
comprhension (Verstndnis) (18) de lexpression. Autrement dit, chez Husserl,
on ne peut exprimer de manire signifiante aucune connaissance interne sans la
comprendre pralablement. Selon Bernet, il sagit l de la prdtermination
41
Rudolf Bernet, Iso Kern, Eduard Marbach, Edmund Husserl. Darstellung seines Denkens
(Hambourg, Meiner, 1996), p. 155.
34
(Vorentscheidung) du Husserl des Recherches logiques42
. Pour Husserl, il nest pas
possible que le locuteur exprime ce quil ne comprend pas par avance.
Par contre, l intention significative de Merleau-Ponty est, comme nous
lavons vu dans la section prcdente, conue comme un manque absolu. Certes,
l intention de signification de Husserl se prsente elle aussi comme un manque ou
un vide, mais ce nest quau sens o elle nest pas remplie par une image intuitive.
Mme lorsque l intention de signification est vide (cest--dire quelle nest pas
encore remplie par le remplissement de signification ) dans une expression, le
rapport la signification idale peut toujours stablir tant que cette intention
fonctionne elle-mme, lexpression pouvant alors tre signifiante et comprhensible.
En dautres termes, cela veut dire quil est possible de comprendre y compris une
expression vide. En revanche, dans l intention significative de Merleau-Ponty,
manquent non seulement le remplissement intuitif mais aussi le rapport mme la
signification et lobjet vis : cette intention significative qui suscite la parole
parlante na pas de rapport la signification idale ( conceptuelle ) ni lobjet vis.
Dans le phnomne de la parole parlante , quelque chose de prexistant, soit un
objet, soit une signification, ne se donne jamais. Le sujet parlant qui prononce cette
parole parlante na donc aucune comprhension pralable et prdtermine de ce
quil dit. lencontre de la conception husserlienne de lexpression, la singularit de la
parole merleau-pontienne consiste en ceci que le sujet parlant ne sait pas lui-mme
vers quoi se dirige la parole quil prononce.
Le vide de l intention significative de Merleau-Ponty nest pas celui du
remplissement intuitif mais celui de la signification conceptuelle et galement du
rapport mme lobjet intentionnel, et dans cette perspective on ne peut remplir ce
vide par aucun objet dj existant dans le monde dicible et parl.
Nous avons jusquici soulign un cart entre les ides de Husserl et de
Merleau-Ponty autour de l intention qui anime lexpression. Mais on peut trouver,
toujours dans la premire Recherche, un autre acte spcifique qui est dans un certain
sens semblable la parole parlante : il sagit de la mise en intuition
(Veranschaulichung) .
Dune part, chez Husserl, la simple intuition (Anschauung) signifie la
donation perceptive dont le modle le plus courant est la perception extrieure.
Dans cette intuition, lobjet vis par une intention de signification peut tre rempli