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« Le quatrième chant du Serviteur (Is 52,13–53,12) », Gregorianum 81 (1999) 407-440.

Date post: 21-Apr-2023
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LE QUATRIÈME CHANT DU SERVITEUR Is 52,13–53,12 Roland Meynet sj Depuis que Dhum a isolé les quatre « poèmes du Serviteur » 1 , les exégètes, dans leur grande majorité, s’accordent sur les limites du qua- trième (52,13–53,12) 2 . En ce qui concerne sa composition, ils sont au contraire loin d’être unanimes 3 . Sans parler de ceux qui, depuis long- temps, fournissent un plan du texte, souvent en strophes 4 , à la manière de la rhétorique classique, un certain nombre d’auteurs récents ont remarqué que le poème est de construction concentrique, obéissant ainsi, comme tant d’autres textes bibliques, aux lois de la rhétorique sémitique 5 . En 1 B. DHUM, Das Buch Jesaia, HK III/1, Göttingen 1892. 2 Voir, par exemple, P. BONNARD, Le Second Isaïe. Son disciple et leurs éditeurs. Is 40- 66, Etbib, Paris 1972, 268. À noter que, dans la tradition juive, le texte forme une seule parashah. D’un avis contraire, ORLINSKY, H.M., « The So-Called “Servant of the Lord” and “Suffering Servant” in Second Isaiah », in Studies on the Second Part of the Book of Isaiah, VT.S 14, Leiden 1967, 17-23 ; cet auteur sépare 52,12-15 de la suite du poème ; voir aussi, R.N. WHYBRAY, Thanksgiving for a Liberated Prophet. An Interpretation of Isaiah Chapter 53, JSOT.S 4, Sheffield 1978, 25, n. 1 ; 109-110. 3 Voir une revue de quelques positions dans P. GRELOT, Les Poèmes du Serviteur. De la lecture critique à l’herméneutique, LeDiv 103, Paris 1981, 51-54. 4 Voir, par exemple, E.J. KISSANE, The Book of Isaiah, Dublin 1943, II, 175 : selon cet auteur, le poème comprend six strophes alternativement de quatre et de cinq vers (13-15 ; 1- 3c ; 3c-5 ; 68b ; 8c-10 ; 11-12). 5 Voir, entre autres, C. WESTERMANN, Das Buch Jesaja (Kapitel 40-46), Göttingen 1966.1970 2 ; trad. italienne : Isaia (capp. 40–66), Brescia 1978, 307-310 ; J.D.W. WATTS, Isaiah 34–66, Word Biblical Commentary 25, Waxo TX 1987, 229 ; P. BEAUCHAMP, « Lecture et relecture du quatrième chant du Serviteur. D’Isaïe à Jean », in J. Vermeylen ed., The Book of Isaiah. Le livre d’Isaïe, BETL 81, Louvain 1989, 325-355 (centré sur 53,6) ; R.E. WATTS, « The meaning of Isaiah LII,15 », VT 40 (1990) 327-335 (centré sur 53,3-6) ; C. TAUDIÈRE, « Le serviteur souffrant. Isaïe 52/53 », Christus 38 (1991) 442-450 (centré sur le 53,6) ; A.R. CERESKO, « The Rhetorical Strategy of the Fourth Servant Song (Isaiah 52,13- 53,12). Pœtry and the Exodus–New Exodus », CBQ 56 (1994) 50-54 (centré sur 53,5cd) ; A. WÉNIN, « Le poème dit du “Serviteur souffrant” (Is 52,13-53,12). Proposition de lecture », FoiTe 24 (1994) 495-497 (composition chiastique : A. 52,13-15 ; B. 53,1-6 ; B’. 53,7-10 ; A’. 53,11-12). L’analyse la plus fouillée est celle de C. LICHTERT, Étude du quatrième poème du Serviteur. Is 52,13–53,12, Mémoire de Licence en Théologie biblique, présenté à la Faculté de Théologie de l’Université Grégorienne sous la direction de R. Meynet, 1996 (inédit) ; cette
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LE QUATRIÈME CHANT DU SERVITEUR

Is 52,13–53,12

Roland Meynet sj Depuis que Dhum a isolé les quatre « poèmes du Serviteur »1, les exégètes, dans leur grande majorité, s’accordent sur les limites du qua-trième (52,13–53,12)2. En ce qui concerne sa composition, ils sont au contraire loin d’être unanimes3. Sans parler de ceux qui, depuis long-temps, fournissent un plan du texte, souvent en strophes4, à la manière de la rhétorique classique, un certain nombre d’auteurs récents ont remarqué que le poème est de construction concentrique, obéissant ainsi, comme tant d’autres textes bibliques, aux lois de la rhétorique sémitique5. En

1 B. DHUM, Das Buch Jesaia, HK III/1, Göttingen 1892. 2 Voir, par exemple, P. BONNARD, Le Second Isaïe. Son disciple et leurs éditeurs. Is 40-

66, Etbib, Paris 1972, 268. À noter que, dans la tradition juive, le texte forme une seule parashah. D’un avis contraire, ORLINSKY, H.M., « The So-Called “Servant of the Lord” and “Suffering Servant” in Second Isaiah », in Studies on the Second Part of the Book of Isaiah, VT.S 14, Leiden 1967, 17-23 ; cet auteur sépare 52,12-15 de la suite du poème ; voir aussi, R.N. WHYBRAY, Thanksgiving for a Liberated Prophet. An Interpretation of Isaiah Chapter 53, JSOT.S 4, Sheffield 1978, 25, n. 1 ; 109-110.

3 Voir une revue de quelques positions dans P. GRELOT, Les Poèmes du Serviteur. De la lecture critique à l’herméneutique, LeDiv 103, Paris 1981, 51-54.

4 Voir, par exemple, E.J. KISSANE, The Book of Isaiah, Dublin 1943, II, 175 : selon cet auteur, le poème comprend six strophes alternativement de quatre et de cinq vers (13-15 ; 1-3c ; 3c-5 ; 68b ; 8c-10 ; 11-12).

5 Voir, entre autres, C. WESTERMANN, Das Buch Jesaja (Kapitel 40-46), Göttingen 1966.19702 ; trad. italienne : Isaia (capp. 40–66), Brescia 1978, 307-310 ; J.D.W. WATTS, Isaiah 34–66, Word Biblical Commentary 25, Waxo TX 1987, 229 ; P. BEAUCHAMP, « Lecture et relecture du quatrième chant du Serviteur. D’Isaïe à Jean », in J. Vermeylen ed., The Book of Isaiah. Le livre d’Isaïe, BETL 81, Louvain 1989, 325-355 (centré sur 53,6) ; R.E. WATTS, « The meaning of Isaiah LII,15 », VT 40 (1990) 327-335 (centré sur 53,3-6) ; C. TAUDIÈRE, « Le serviteur souffrant. Isaïe 52/53 », Christus 38 (1991) 442-450 (centré sur le 53,6) ; A.R. CERESKO, « The Rhetorical Strategy of the Fourth Servant Song (Isaiah 52,13-53,12). Pœtry and the Exodus–New Exodus », CBQ 56 (1994) 50-54 (centré sur 53,5cd) ; A. WÉNIN, « Le poème dit du “Serviteur souffrant” (Is 52,13-53,12). Proposition de lecture », FoiTe 24 (1994) 495-497 (composition chiastique : A. 52,13-15 ; B. 53,1-6 ; B’. 53,7-10 ; A’. 53,11-12). L’analyse la plus fouillée est celle de C. LICHTERT, Étude du quatrième poème du Serviteur. Is 52,13–53,12, Mémoire de Licence en Théologie biblique, présenté à la Faculté de Théologie de l’Université Grégorienne sous la direction de R. Meynet, 1996 (inédit) ; cette

2 Roland Meynet réalité, ce n’est pas d’aujourd’hui que date cette découverte. Même si leurs travaux ne sont jamais cités dans les études de ces dix dernières années, deux anciens chercheurs étaient déjà arrivés, de manière indépen-dante, à des résultats semblables : non seulement Albert Condamin au début du XXe siècle6, mais déjà John Forbes au milieu du XIXe7.

Une telle convergence est encourageante, même si les propositions, qu’elles soient d’hier ou d’aujourd’hui, sont quelque peu diverses, soit pour la délimitation des unités constituantes du poème, soit pour l’identi-fication précise de son centre8 ; il n’y a là rien de surprenant, car la plu-part de ces analyses sont bien peu systématiques. Il est donc nécessaire de reprendre la question, en appliquant une méthodologie rigoureuse, celle de l’analyse rhétorique9. Il est vrai que, si l’on voulait être absolu-ment certain que ce poème forme une unité, il faudrait avoir étudié à fond la composition de l’ensemble du livre, ici du Second Isaïe : on ne peut en effet être sûr des limites d’une unité littéraire que lorsqu’on a identifié celles de l’unité qui la précède et de celle qui la suit, et ainsi de suite jusqu’aux limites de l’ensemble10. En attendant que cet énorme travail soit accompli, la présente étude partira de l’hypothèse de ces quinze versets forment un seul passage (ou péricope). Si l’analyse réussit à analyse est qualifiée comme l’« une des plus intéressantes » propositions par J. VERMEYLEN, Les Prophètes d’Israël. Le phénomène prophétique dans le cadre de la société israélite ancienne et du témoignage biblique, Bruxelles 1996, 265-266.

6 Le Livre d’Isaïe, Paris 1905, 318-324 : 52,13-15 (strophe) / 53,1-3 (antistrophe) / 53,4-6 (strophe intermédiaire) / 53,7-10a (strophe) / 53,10b-12 (antistrophe) ; il note que c’est Dieu qui parle dans les strophes extrêmes, tandis que c’est le prophète dans les trois strophes centrales. Sur la théorie de Condamin et sa place dans l’histoire de la rhétorique biblique, voir R. MEYNET, L’Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre la Bible. Textes fondateurs et exposé systématique, Initiations, Paris 1989, 137-139.

7 The Symmetrical Structure of Scripture: or, the Principles of Scripture Parallelism exemplified, in an Analysis of the Decalogue, the Sermon on the Mount, and other Passages of the Sacred Writings, Edinburg 1854, 311-315 : A : 52,13-15 / B : 53,1-3 / C : 53,4-6 / B’ : 53,7-10 / A’ : 53,10-12 (le centre précis de l’ensemble est le verset 6) ; Forbes ajoute (p. 311, n. 1) qu’après avoir conduit sa propre analyse il a découvert que « Stier, dans une note de la p. 409 de son “Jesaias, nicht Pseudo-Jesaias”, donne le même arrangement qui est proposé ici ».

8 Voir n. 5-7. 9 R. MEYNET, L’Analyse rhétorique ; voir surtout l’édition anglaise, corrigée et

augmentée : Rhetorical Analysis. An Introduction to Biblical Rhetoric, JSOT.S 256, Sheffield 1998 ; j’avais déjà donné une première analyse du poème dans « Quelle est donc cette Parole ? » Lecture “rhétorique” de l’Évangile de Luc (1–9, 22–24), LeDiv 99, Paris 1989, vol. B, Pl. 12-13 (voir aussi vol. A, 181-182). Étant donné le but de cette étude, je ne peux pas justifier toutes mes prises de position en ce qui concerne la critique textuelle et les problèmes lexicographiques ; je privilégie le texte massorétique.

10 Comme pour Luc et pour Amos : R. MEYNET, L’Évangile selon saint Luc, Rhétorique biblique 1, Paris 1988 ; P. BOVATI – R. MEYNET, Le Livre du prophète Amos, Rhétorique biblique 2, Paris 1994.

Le quatrième chant du Serviteur 3 mettre en valeur la cohérence interne du passage, ce sera une première vérification que cette hypothèse était raisonnable. La difficulté principale est, semble-t-il, que la plupart des analyses de type rhétorique accordent à un seul critère, celui des « voix », une im-portance déterminante11 : « La question à poser est celle-ci : “Qui parle à qui” au long de ce texte ? »12. Il est indéniable que c’est là un des problèmes majeurs du texte. Cependant, le changement des « voix », ou des locuteurs, ne représente qu’un seul des nombreux éléments d’ordre linguistique qui doivent être pris en considération pour mener une analyse de composition13. Les changements de locuteurs peuvent être pertinents, mais seulement s’ils entrent dans un faisceau serré d’autres marques de composition ; ce que j’ai appelé « la convergence des indices »14. De même, un relevé exhaustif des récurrences lexicales est insuffisant pour déterminer la composition d’un texte15.

Une dernière remarque préalable : l’analyse doit être menée à chacun des niveaux successifs de l’organisation du texte. Il faut commencer par identifier les unités minimales de composition, reconnues depuis deux siècles et demi16, les « segments » ; le segment est formé de un, de deux ou de trois « membres » et il sera donc appelé « unimembre » (ou mono-stique), « bimembre » (ou distique), « trimembre » (ou tristique). Au niveau supérieur, un, deux ou trois segments forment un « morceau » ; puis, un, deux ou trois morceaux forment une « partie » ; enfin, le « passage » (ou « péricope », c’est-à-dire l’unité de lecture ou de récita-tion) est formé de une ou de plusieurs parties17. C’est dire que, pour faire un travail vraiment exhaustif, il faudrait présenter une analyse détaillée de chacun des segments, puis de chacun

11 Voir, entre autres, P.-É. BONNARD, Le Second Isaïe. Son disciple et leurs éditeurs. Is

40-66, EtBib, Paris 1972, 269 ; P. BEAUCHAMP, « Lecture et relecture », 326-327. 12 A. WÉNIN, « Le poème dit du “Serviteur souffrant” », 495. 13 Voir R. MEYNET, L’Analyse rhétorique, « Rapports entre éléments linguistiques », 178-

196, où sont énumérés et classés les différents éléments — lexicaux, morphologiques, syntaxiques, rythmiques et discursifs — qui peuvent marquer la composition d’un texte.

14 L’Évangile selon saint Luc, II, 257-258 ; voir aussi R. MEYNET – L. POUZET – N. FAROUKI – A. SINNO, Rhétorique sémitique. Textes de la Bible et de la Tradition musulmane, « Patrimoines. Religions du Livre », Paris 1998, 279-281.

15 Voir P.R. RAABE, « The Effect of Repetition in the Suffering Servant Song », JBL 103 (1984) 77-81.

16 Au moins depuis R. LOWTH, De sacra pœsi Hebraeorum, Oxford 1753 (dix-neuvième leçon sur le parallélisme des membres) ; voir R. MEYNET, L’Analyse rhétorique, 25-36.

17 Voir R. MEYNET, L’Analyse rhétorique, 197-300 ; ID., « Analyse rhétorique du Psaume 51. Hommage critique à Marc Girard », RivBib 45 (1997) 187-226. Il est quelquefois nécessaire d’introduire — comme ici — le niveau de la « sous-partie » dont la définition est la même que celle de la « partie ».

4 Roland Meynet des morceaux, des sous-parties, des parties et enfin du passage. Il faudrait aussi visualiser la composition de chacune des unités par une réécriture. Étant donné que le texte comprend trente segments, que ces derniers forment seize morceaux, que les morceaux forment trois parties dont deux sont formées de trois sous-parties, que les trois parties enfin forment un passage, il ne faudrait pas moins de cinquante trois réécritures ! Le lecteur comprendra aisément qu’il ait fallu économiser : les réécritures commenceront au niveau de la sous-partie, mais les artifices typo-graphiques ainsi que les explications permettront de suivre l’analyse aux niveaux des morceaux et des segments aussi. Le quatrième poème du serviteur est de la taille d’un passage. Chacune de ses trois parties sera analysée successivement ; après quoi, on étudiera les relations de l’ensemble. Une interprétation sera proposée pour chacune des trois parties, puis pour le passage dans sa totalité.

LA PREMIÈRE PARTIE (52,13–53,3) La première partie est de composition concentrique: deux longues sous-parties (52,13-15 et 53,2-3) encadrent une double question (53,1). COMPOSITION La première sous-partie (52,13-15) + 13 Voici qu’ il ILLUMINERA mon serviteur : - il montera et sera exalté - et il s’élèvera beaucoup. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------- :: 14 Comme s’étonnèrent sur toi des nombreux, — tant défiguration par rapport à un homme SON APPARENCE et son aspect par rapport aux fils d’Adam — :: 15 ainsi s’émerveilleront des nations nombreuses. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------- + Sur lui fermeront des rois leur bouche : - car ce qui n’avait pas été raconté à eux ILS VERRONT - et ce qu’ils n’avaient pas entendu ils comprendront.

Le quatrième chant du Serviteur 5 Cette sous-partie est formée de trois morceaux18. Le premier (13) et le dernier (15bcd)19 sont de la taille d’un segment trimembre de type ABB’ ; dans chacun des cas, les deux derniers membres sont coordonnés par « et » (13c et 15d) ; « lui » de 15b renvoie à « mon serviteur » de 13a. Alors que le premier segment prédit ce qui arrivera au « serviteur », le dernier annonce l’effet de sidération que son exaltation aura sur « des rois » ; à noter que les termes « serviteur » et « rois » s’opposent double-ment : non seulement par le sens mais aussi par le nombre.

Le morceau central (14-15a) comprend trois segments. Aux extrémités, deux unimembres tout à fait parallèles, corrélés par « comme » et « ainsi » au début et s’achevant par rabbîm (traduit par « des nombreux » et « nombreuses ») ; « s’étonnèrent » et « s’émerveilleront » se corres-pondent ainsi que « toi » (le « serviteur » de 13a) et « des nations ». Au centre (14bc), en incise, un bimembre qui explicite les raisons de l’éton-nement du membre précédent : le prédicat (« défiguration ») n’est pas repris dans le deuxième membre, mais, du point de vue du rythme, son absence est compensée par les deux termes, « fils / d’Adam », qui correspondent à l’unique terme « un homme ». D’un morceau à l’autre, « toi » au début du morceau central (14a) se réfère à « mon serviteur » du début du premier morceau (13a) ; de manière symétrique, « des nations » à la fin du morceau central (15a) annonce par métonymie « des rois » au début du dernier morceau (15b)20. « Ils verront » de 15c est de même racine que « apparence » de 14b (r’h). Le premier verbe (yaśkîl), traduit en général par « réussir », peut aussi signifier « faire comprendre », « illuminer »21, ce qui induit à le mettre en relation avec « apparence » et « ils verront » et ce qui a pour effet de reconnaître dans le serviteur celui qui opère lui-même le changement de vision des rois des nations ; ainsi les deux verbes extrêmes « illuminera » et « comprendront » encadrent l’ensemble de la sous-partie.

18 Sur les immenses difficultés du texte, voir D. BARTHÉLEMY, Critique textuelle de

l’Ancien Testament, OBO 50/2, Fribourg – Göttingen 1986, 383-395. 19 Les lettres qui suivent le numéro des versets renvoient aux lignes de la réécriture. 20 Ces termes sont tous en même position, la troisième, dans les membres où ils se

trouvent. 21 Par exemple, par P. BEAUCHAMP, « Lecture et relecture du quatrième chant du

Serviteur », 334 ; le même verbe se retrouve en Is 41,20 : « Pour qu’ils voient et qu’ils sachent, qu’ils observent et comprennent tous que la main du Seigneur a fait cela, que le Saint d’Israël l’a créé ») et en 44,18 (« Ils ne savent pas et ne comprennent pas ; leurs yeux sont fermés à toute vision et leur cœur à toute raison » ; voir B. GOSSE, « Isaïe 52,13-53,12 et Isaïe 6 », RB 98 (1991) 538.

6 Roland Meynet La troisième sous-partie (53,2-3) + 2 Et il montait comme un surgeon devant sa FACE + et comme une racine d’une terre desséchée ;

– PAS d’aspect à lui ET PAS de beauté que nous le voyons – ET PAS d’apparence que nous le désirions.

-------------------------------------------------------------------------------------------

– 3 Il était méprisé et rejeté des hommes, + homme de douleurs et connu de la maladie ;

+ et comme un dont on cache la FACE de lui, – il était méprisé ET PAS nous l’estimions.

Chacun des deux morceaux de cette sous-partie est formé de deux segments bimembres (2 et 3). Dans le premier morceau, « comme une racine » correspond à « comme un surgeon », « d’une terre » marque l’origine et « devant sa face » en quelque sorte la fin ; le verbe du premier segment, « il montait » (2a) n’est pas repris dans le second membre, mais il est compensé par « desséchée » qui qualifie « une terre ». Les deux membres du second segment sont parallèles, avec économie du premier terme dans le deuxième membre ; « apparence » de 2d est de même racine que « voyons » de 2c.

Les quatre membres du second morceau ne sont pas construits en parallèle comme dans le premier morceau mais en chiasme. Les membres extrêmes commencent par le même verbe, « il était méprisé » ; les derniers termes, « des hommes » et « nous l’estimions », sont tous deux au pluriel, mais il faut noter le passage à la première personne à la fin (« nous »). Les membres centraux (3bc) donnent la raison du mépris dont le serviteur est l’objet : ses « douleurs » et sa « maladie » (3b) dont le membre suivant explicite qu’elle est répugnante comme la lèpre, puisqu’on se voile la face devant lui.

D’un morceau à l’autre, « comme » est repris trois fois (2a.2b et 3c), « face » revient en 2a et 3c, la négation revient en termes finaux (2cd et 3d) avec la première personne du pluriel qui marque les derniers segments ; les synonymes « désirer » et « estimer » (2d et 3d) jouent aussi le rôle de termes finaux.

Le quatrième chant du Serviteur 7 La deuxième partie (53,1)

+ Qui a cru à ce que nous avons entendu

et le bras de YHWH + à qui a-t-il été révélé?

La sous-partie centrale ne comprend qu’un seul segment bimembre construit en chiasme ; les termes extrêmes sont marqués par le même interrogatif, « qui ». L’ordre des membres semble inversé ; en effet la révélation divine (second membre) précède habituellement la foi (premier membre). L’ensemble de la partie (52,13–53,3)

Alors que les sous-parties extrêmes sont longues (dix et huit membres), la partie centrale (53,1) est très courte qui ne compte qu’un seul bimembre ; comme il arrive souvent dans les textes bibliques, le centre de la construction est occupé par une question, la seule de toute la partie.

Aux deux occurrences de la racine r’h dans la première sous-partie (« apparence » en 14b et « verront » en 15c) répondent, en chiasme, deux occurrences de la même racine dans la troisième sous-partie (« voyons » en 2c et « apparence » en 2d) ; le premier verbe de la première sous-partie, traduit par « illuminer », ainsi que le dernier de la sous-partie centrale, « révéler » (1b), entrent dans la même liste ; à quoi il faut ajouter « aspect », synonyme de « apparence », qui revient en 14c et en 2c, et même les synonymes « désirer » et « estimer » en termes finaux des deux morceaux de la dernière partie (2d et 3d) ; le dernier verbe de la première sous-partie, « comprendre » (15d), employé en parallèle avec « voir » de 15c, marque bien que tous ces termes concernent, non pas seulement la vision sensorielle, mais aussi et surtout l’intelligence. — Les deux occurrences de « entendre » (15d et 1a) jouent le rôle de termes médians pour les deux premières parties. — La double négation des verbes en 15cd et celle du dernier verbe en 3d jouent le rôle de termes finaux pour les sous-parties extrêmes. — « Monter » au début de la dernière partie (2a) et ses synonymes, traduits par « monter », « être exalté » et « s’élever », au début de la première partie (13bc) peuvent être considérés comme des termes initiaux. — « Homme » est repris en 14b et en 3b ; le pluriel « les hommes » de 3a répond à son synonyme « les fils

8 Roland Meynet d’Adam » en 14c. — Le nom de Dieu (« le Seigneur ») n’apparaît qu’une seule fois, au centre de la partie (1b).

+ 13 Voici qu’il ILLUMINERA mon serviteur ; - il montera et sera exalté - et il s’élèvera beaucoup. -------------------------------------------------------------------------------------- = 14 Comme s’étonnèrent sur toi des nombreux, : — oui, défigurés par rapport à un homme son APPARENCE : et son aspect par rapport aux fils d’Adam — = 15 ainsi s’émerveilleront des nations nombreuses. -------------------------------------------------------------------------------------- + Sur lui des rois fermeront la bouche ; - car ce qui NE leur a PAS été raconté ils le VERRONT - et ce qu’ils N’ont PAS entendu ils le comprendront.

53,1 Qui a cru à ce que nous avons entendu et le bras de Yhwh sur qui a-t-il été RÉVÉLÉ ?

+ 2 Il montait comme un surgeon devant Sa face + et comme une racine d’une terre desséchée ;

– il n’avait pas d’aspect et PAS de beauté que nous le VOYONS – et pas d’APPARENCE que nous le désirions. -------------------------------------------------------------------------------------- – 3 Il était méprisé et rejeté par les hommes, + homme de douleurs et connu de la maladie ;

+ et comme quelqu’un devant qui on se cache la face, – il était méprisé et nous NE l’estimions PAS.

L’ordre chronologique semble renversé : en effet la dernière sous-

partie (53,2-3) est toute entière consacrée à la description de l’abaisse-ment du serviteur, tandis que l’annonce de sa glorification occupe pratiquement toute la première sous-partie (52, 13-15). Cependant, le centre de cette première sous-partie (14-15a) met en relation, en ordre chronologique cette fois-ci, l’étonnement général devant l’abaissement (14a) et l’émerveillement devant la glorification (15a). L’incise sur laquelle se focalise la première sous-partie (14bc) sera développée tout au long de la dernière sous-partie.

Dans la première sous-partie c’est Dieu qui parle de son serviteur (mais il s’adresse à lui au centre : 14a) ; dans la dernière sous-partie ce sont les hommes (plus précisément « les rois » de 15b) qui parlent entre

Le quatrième chant du Serviteur 9 eux, à la première personne du pluriel, du serviteur du Seigneur (le pronom « sa » de 2a a pour référent « Yhwh » de 1b) ; la question centrale (53,1) assure le passage entre les deux autres sous-parties : la première personne du pluriel (« nous ») du premier membre annonce celles de la troisième partie et le second membre nomme celui qui parle dans la première sous-partie. INTERPRÉTATION 22

La révélation d’en haut Le Seigneur Dieu parle. Il annonce ce qui arrivera aux « nations nombreuses » et à leurs « rois » (15). Curieusement, ce n’est pas à eux qu’il adresse son discours : il parle d’eux toujours à la troisième per-sonne. Le seul personnage à qui il s’adresse — selon le texte massoré-tique — est le serviteur, comme furtivement (14a) ; partout ailleurs il parle de lui, à la troisième personne (13 et 15b). À partir du centre de la partie, un « nous » semble entrer en scène23. Mais cette seconde voix n’est pas présente ; ainsi que l’avenir du serviteur elle est annoncée, comme si Dieu prévoyait, pré-disait ce que les nations reconnaîtront, le jour où il exaltera son serviteur. Cette interprétation semble appelée par l’idée de « révélation » qui marque le cœur du texte (53,1). Il pourrait paraître étrange que le discours des rois des nations commence juste après que Dieu ait annoncé qu’ils « fermeront la bouche » (15b) ; à moins que ce ne soit déjà une manière de signaler que ce qu’ils diront leur aura été inspiré, révélé par Dieu24. C’est Dieu qui parle, mais ce ne sont pas ses paroles qui illuminent les rois des nations, puisqu’elles ne leur sont pas adressées directement ; Dieu parle par ses actes, précisément par la seule élévation de son serviteur. Ce dernier non plus ne prononce aucune

22 C’est bien sûr mon miel que j’offre ici, mais j’ai plaisir à dire où j’ai butiné : essen-

tiellement, dans Paul Beauchamp (Psaumes nuit et jour, Paris 1980, 240-245 ; « Lecture et relecture »), dans André Wénin (« Le poème dit du “Serviteur souffrant” ») et chez Marie Balmary où j’ai eu le bonheur d’être invité à partager la lecture du poème dans le Groupe Déluge (de Marie Balmary on pourra lire sur le sujet : « Le guérisseur du “Nous” », à paraître).

23 Sur la question, fort débattue, de l’identification de cette voix, voir par exemple C. NORTH, The Suffering Servant in Deutero-Isaiah. An Historical and Critical Study, London 1948, 150-151 ; P. BEAUCHAMP, « Lecture et relecture du quatrième chant du Serviteur », 326-338. La composition du texte semble indiquer que ce sont les nations, et spécialement leurs rois, dont il vient d’être question.

24 Pour R.E. Watts (« The meaning of ‘ālāw yiqpeṣû melākîm pîhem in Isaiah LII,15 », VT 40 [1990] 327-335), l’expression « des rois fermeront la bouche » n’est pas tant une marque d’étonnement qu’un geste de soumission par lequel les rois reconnaissent avoir perdu toute autorité.

10 Roland Meynet parole. Et pourtant, il semble associé, d’entrée de jeu à la révélation divine. Le premier verbe (13a), on l’a vu25, peut être interprété de différentes manières : « il réussira », mais aussi « il comprendra », et même « il fera comprendre ». Le contexte invite à privilégier ce dernier sens (d’où la traduction « il illuminera »). Il se pourrait bien que la polysémie du verbe, son ambiguïté, soit elle-même significative : elle signalerait l’humilité, la discrétion du serviteur qui, comme celle de Dieu, est éminemment parlante, révélatrice, sans qu’ils aient besoin de prononcer une seule parole, pour ceux en tous cas dont les oreilles et l’intelligence auront été ouvertes, dont les yeux auront reçu l’illumination d’en haut, du lieu où le serviteur aura été exalté, à la droite de Dieu (Ps 110,1). La révélation des hommes Ce que Dieu révélera par l’élévation de son serviteur, c’est l’aveugle-ment des hommes. Il les amènera à découvrir qu’ils n’avaient pas su « voir » et « comprendre » (15cd), et même qu’ils n’avaient pas voulu voir « l’homme de douleurs et connu de la maladie » ; ils s’étaient « caché la face devant lui » (3). Leur étonnement éclate, en plein centre (53,1), dans la double question par laquelle commence leur réflexion : « Qui aurait pu croire, qui aurait pu imaginer ce que le Seigneur nous a révélé ? » D’emblée, ils reconnaissent que cette illumination ne pouvait venir que d’en haut. Ils pourront alors faire venir à la parole, décrire, raconter, à la fois la misère du serviteur et le mépris dans lequel ils l’avaient tenu. Leur confession atteste en même temps leur péché et leur conversion. Ils entrent ainsi dans le mouvement de révélation de Dieu, puisqu’ils racontent à leur tour « ce qui ne leur avait pas été raconté », « ce qu’ils n’avaient pas entendu » auparavant (15cd). C’est en définitive sur leur seule parole que les autres hommes pourront être eux aussi touchés par la révélation divine. Comme si la parole humaine était la seule qui puisse en révéler une Autre. Un mal peut en révéler un autre Jusqu’au dernier mot, la particule de négation martèle le discours, de manière lancinante, jusqu’à six fois (15c.15d.2c[bis].2d.3d). Mais cette marque grammaticale n’est, pour ainsi dire, que le symptôme d’un mal caché. Elle dit bien sûr d’abord l’abaissement objectif du serviteur : il n’avait effectivement ni « beauté » ni « aspect » humain (14bc.2cd), il était réduit à l’aspect d’une plante misérable (2ab), rongé par une maladie

25 Voir p. 5.

Le quatrième chant du Serviteur 11 répugnante (3bc). Mais la négation habitait surtout le cœur et les yeux des autres : le serviteur était un être dont la vue leur était insupportable (3c). C’était seulement devant la face de Dieu qu’il pouvait « monter » tel il était (2ab) ; les hommes au contraire tentaient de le nier en se cachant la face (3c). On peut à bon droit se demander quelle était la raison véritable de leur mépris, de leur rejet (3a.d), de leur manque d’appréciation et d’estime (2d.3d). Quelle était donc cette image qu’ils n’avaient pas voulu voir ? Et si c’était en réalité leur propre image qu’ils n’avaient pas pu supporter ? Il n’est pas rare que ceux qui sont frappés d’un mal incurable, surtout de ces maladies qui défigurent le corps ou l’esprit, voient leurs meilleurs amis s’éloigner et les abandonner. La raison en est-elle simplement la lâcheté ? Ne serait-ce pas plutôt la difficulté insurmontable que nous éprouvons de voir en eux comme le reflet de notre déchéance personnelle et d’accepter de regarder en face notre propre mort qui vient, elle aussi inexorable ? Le fait que les hommes aient enfin pris conscience de leur aveuglement, de leur propre souffrance, de leur propre maladie, le fait qu’ils verbalisent la négation qui les habitait, est sans doute leur premier pas sur le chemin d’une authentique guérison.

12 Roland Meynet

LA PARTIE CENTRALE (IS 53,4-7B) COMPOSITION Cette partie comprend trois morceaux : deux morceaux développés qui totalisent six membres chacun (4-5b ; 6-7b) encadrant un morceau bref qui n’est formé que d’un seul segment bimembre (5cd). Le premier morceau (4-5b)

+ 4 Vraiment NOS MALADIES lui il portait + et de NOS DOULEURS il s’était chargé.

• Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par Élohim et humilié.

+ 5 Et lui était transpercé par NOS CRIMES + il était écrasé par NOS PÉCHÉS.

Ce morceau est formé de trois bimembres. Les segments extrêmes

décrivent la situation du serviteur par rapport à « nous ». À noter cependant que les verbes du premier segment sont à l’actif, tandis que ceux du dernier sont au passif : le premier segment décrit pour ainsi dire l’initiative du serviteur (il porte nos maladies), le dernier segment découvre la responsabilité de « nous » dans ses souffrances. À cette prise de conscience actuelle, s’oppose le jugement passé exprimé dans le segment central (4c) : le malheur du serviteur dont les locuteurs se reconnaissent responsables maintenant, était attribué au moment des faits à « Élohim ». L’interversion des substantifs et des verbes dans les segments extrêmes ainsi que la place du nom de « Dieu » dans le segment central (complément d’agent du deuxième des trois participes), accentuent la construction concentrique du morceau :

a Vraiment NOS MALADIES b lui il portait c et de NOS DOULEURS d il s’était chargé.

châtié Et nous, nous l’estimions frappé par Dieu et humilié

d’ Et lui transpercé c’ par NOS CRIMES b’ écrasé a’ par NOS PÉCHÉS.

Le quatrième chant du Serviteur 13 Le dernier morceau (6-7b) + 6 Nous tous comme ovins nous errions, + chacun vers son chemin nous nous tournions.

• Et YHWH fit supporter à lui le péché de nous tous.

+ 7 Il était maltraité et lui il s’humiliait + et il n’ouvrait pas sa bouche.

La composition de ce morceau est tout à fait semblable à celle du pre-

mier morceau. Le premier segment décrit la situation de ceux qui parlent (« nous » ; 6ab), le dernier celle du serviteur (7). Au centre (6c), l’inter-prétation qui identifie l’auteur de ce qui arrive au serviteur et à nous.

L’ensemble de la partie (4-7b)

+ 4 Vraiment, c’étaient nos maladies que lui il portait + et c’était de nos douleurs qu’il s’était chargé.

• Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par ÉLOHÎM et HUMILIÉ.

+ 5 Et lui il était transpercé par nos crimes + il était écrasé par nos PÉCHÉS. ------------------------------------------------------------------------- L’instruction de notre salut sur lui et par ses plaies il y a guérison pour nous. ------------------------------------------------------------------------- + 6 Nous tous comme ovins nous errions + chacun vers son chemin nous nous tournions.

• Et YHWH fit supporter à lui, le PÉCHÉ de nous tous.

+ 7 Il était maltraité et lui il S’HUMILIAIT + et il n’ouvrait pas sa bouche.

Le morceau central (5cd) ne comprend qu’un seul bimembre dont

aucun mot n’est repris ailleurs, à part le pronom « nous » (en parallèle à « lui » en fin de membres). C’est le seul endroit où des mots positifs sont employés : « salut » et « guérison ».

Dans les morceaux extrêmes, se répondent, en chiasme et en position symétrique, les deux occurrences du verbe « humilier » (4c au centre du premier morceau et 7a à la fin du dernier) et celles du substantif « péché(s) » (5b à la fin du premier morceau et 6c au centre du dernier). « Et lui » revient dans les premiers membres des derniers segments

14 Roland Meynet (5a.7a). — Le dernier morceau se distingue du premier par le fait que le « nous » devient général : « nous tous » revient au début (6a) et à la fin du segment central (6c). — Le nom de « Yhwh » au centre du dernier morceau (6c) correspond à celui de « Élohîm » au centre du premier morceau (4c) ; le nom de Dieu ne revient pas ailleurs.

Ainsi les trois centres se correspondent : 4c est une première inter-prétation, erronée, de l’action de Dieu (le « Et nous » par lequel le segment commence indique le sujet du jugement) ; l’interprétation de 6c (le « Et Yhwh » par lequel commence le segment indique le sujet de ce deuxième jugement) corrige la première mais n’exprime encore que l’aspect négatif de l’« instruction » (5c) ; enfin, au centre de la partie (5cd), l’interprétation ultime qui dévoile la raison positive (« salut » et « guérison ») des souffrances du serviteur26. À noter que les pronoms par lesquels s’achèvent les deux membres du segment central renvoient, le premier aux segments extrêmes (« lui » se réfère au sujet de tous les verbes), le second aux segments qui encadrent le centre de la partie (« nous » est l’acteur en 5ab et en 6ab)27. À noter aussi que, avec « plaies » et « guérison », le second membre du morceau central (5d) renvoie aux segments extrêmes où se trouvent des mots appartenant au même champ sémantique : « maladies » et « douleurs » au début (4ab) à quoi fait écho « maltraité » à la fin (7a) ; avec « instruction », le premier membre du morceau central (5c) corrige ce que nous « estimions » au centre du premier morceau (4c) ; par ailleurs il correspond aux membres extrêmes du dernier morceau : d’une part cette « instruction » s’oppose à l’« errance» de 6a, d’autre part elle est silencieuse, puisque le serviteur « n’ouvrait pas la bouche » (7b).

INTERPRÉTATION La découverte du propre péché Jusqu’ici, les multitudes n’avaient reconnu que le malheur du serviteur et leur mépris à son égard (2-3). Elles découvrent maintenant le rapport qui unit leur propre malheur et le sien. Le rejet dont le serviteur avait été l’objet pouvait sembler n’avoir été que la réaction de personnes étrangères à sa disgrâce, coupables seulement d’avoir méprisé un malade répugnant, accablé de douleurs. La révélation divine (53,1) leur fait

26 On comprendra donc pourquoi le premier mot du segment central a été traduit par

« instruction », sens premier de mûsār, et non pas par « châtiment » qui n’est qu’un sens second.

27 En hébreu, les quatre membres s’achèvent par le pronom suffixe de première personne pluriel (-nû) faisant rime : -ēnû pour 5ab et -înû pour 6ab ; -ā‛ēnû et ā‛înû pour 5a et 6a.

Le quatrième chant du Serviteur 15 accomplir un autre pas : leur mépris n’est pas la conséquence des maux du serviteur, il en est la cause, car c’est de leurs propres « crimes » et de leurs propres « péchés » qu’il fut la victime (5a). Mais leur péché ne s’arrête pas là : le moyen le plus habituel de se décharger de sa propre faute est de la rejeter sur sa victime et, si l’on veut justifier définitivement cette errance (6a), il n’est que de la sacraliser en déclarant que tout le malheur qu’on inflige à l’autre est un châtiment divin (4b). La découverte de la justice de Dieu

Le dernier morceau décrit à la fois les malheurs des hommes (6ab) et ceux du serviteur (7ab). Le fait que les protagonistes soient séparés, sans rapport entre eux, semble faire partie de leur commun malheur : d’un côté l’immense groupe de « nous tous », où chacun pourtant est isolé des autres sur son propre chemin d’errance, de l’autre le serviteur, lui aussi seul, écarté par ceux qui le maltraitent, et silencieux. Or l’œuvre de Dieu, telle qu’elle se révèle aux hommes perdus, est de réunir ce qui était séparé. Et il le fait grâce au serviteur qui, en portant leur péché, devient le berger des brebis égarées. Ce qu’on avait cru un châtiment divin (4c) est maintenant reconnu comme grâce (6c). Une instruction silencieuse

Quant au serviteur, il adopte une conduite en tous points opposée à celle de ses persécuteurs. Il ne réagit pas à la violence, pourtant injuste, qu’on lui fait en la rejetant sur d’autres ; il n’accuse pas ceux dont les crimes le transpercent et qui l’écrasent par leurs péchés (5ab), au contraire il s’humilie devant ceux qui le maltraitent (7a). Sans ouvrir la bouche ni pour se plaindre, ni pour se décharger sur autrui (7a), il brise le cercle infernal de la maladie et de la douleur en les prenant sur lui (4a). Il reconnaît que c’est là le chemin de Dieu et il adhère entièrement à son désir de salut et de vie (6c). Une confession reconnaissante

Le serviteur se tait et ce n’est pas Dieu qui parle. Ils laissent aux hommes le soin de découvrir par eux-mêmes « l’instruction » (5b). Ce sont eux qui annoncent que par le serviteur leur douleur a été transformée en salut (5c) et qu’ils sont désormais guéris de leur maladie (5d). Leur péché, assumé par le serviteur, est désormais emporté et aboli (6c) ; ils sont par le fait même libérés de la culpabilité qui s’attache au péché, cette culpabilité dont ils avaient cru pouvoir se décharger en accusant le serviteur d’avoir été châtié par Dieu (4c). Grâce à Dieu et par son serviteur, leur joie éclate au cœur de leur confession, quand ils

16 Roland Meynet proclament qu’ils ont retrouvé le chemin de la paix (5cd)28. Opposée à l’errance qui les avait isolés (6ab), cette proclamation unanime exprime leur unité retrouvée, la paix qui règne désormais entre eux ; elle exprime aussi le lien de reconnaissance qui les unit maintenant à celui qu’ils avaient rejeté et à Celui dont il était le serviteur.

LA TROISIÈME PARTIE (Is 53,7c-12) La troisième partie comprend trois sous-parties. Alors que les sous-parties extrêmes sont développées — la première comptant onze membres (7c-9) et la dernière dix membres (11-12) —, la sous-partie centrale est très brève qui ne comprend que quatre membres (10). COMPOSITION La première sous-partie (7c-9)

+ 7c Comme un agneau à l’abattoir est conduit

+ et comme une brebis devant ses tondeurs muette

– ET PAS IL OUVRE SA BOUCHE. ---------------------------------------------------------------------------------------------------- : 8 Par oppression et par jugement il a été pris

- et de sa descendance qui s’en soucie,

- puisqu’il a été éliminé de la terre des vivants, : par le crime de mon peuple il a été frappé ? ---------------------------------------------------------------------------------------------------- + 9

Et on a donné avec les méchants son sépulcre + et avec le riche son tombeau,

– alors que PAS de violence il a fait – ET PAS DE MENSONGE DANS SA BOUCHE.

La première sous-partie (7c-9) comprend trois morceaux qui décrivent successivement comment le serviteur a été appréhendé (7cde), condamné et mis à mort (8), enfin enseveli (9). Les derniers membres des morceaux extrêmes avec la négation au début et « sa bouche » à la fin (7d.9b) jouent le rôle de termes extrêmes. Le morceau central (8), qui est une longue question, est de composition concentrique : les membres extrêmes (8a et d), qui commencent par la même préposition et s’achèvent par un passif dont le sujet est le serviteur, décrivent son procès ; les membres

28 Le terme hébreu šālôm, qui a été traduit par « salut » (5c), signifie aussi « paix ».

Le quatrième chant du Serviteur 17 centraux rapportent sa mort personnelle (8c) et l’extinction de sa descendance même (« sa génération » ; 8b). Exprimée par les images de « l’agneau » et de « la brebis » au début (7cde) puis de manière explicite à la fin (« pas de violence […] et pas de mensonge » en 9cd), la douceur du serviteur s’oppose à la méchanceté coupable de ceux qui l’ont éliminé au centre (8 ; « oppression », « jugement », « crime ») ; leur violence mensongère va jusqu’à ranger, dans sa sépulture, le juste serviteur avec les « méchants » et le « riche » (9ab). La partie centrale (10)

– 10 Et YHWH a voulu l’écraser de douleurs ;

– s’il met en sacrifice son être, + il verra une semence,

+ il prolongera des jours ;

+ et la volonté de YHWH dans sa main réussira. Ce morceau comprend trois segments : deux unimembres encadrent un trimembre. Les segments extrêmes commencent avec des syntagmes semblables : « Et Yhwh a voulu » – « et la volonté de Yhwh ». Le trimembre central, de type ABB’, assure la transition entre les segments extrêmes : les deux premiers membres (10ab) annoncent les souffrances et la mort du serviteur, les trois derniers (10cde) sa survie et sa réussite finales. Alors que le segment central ne parle que du sort du serviteur, les unimembres qui l’encadrent interprètent ce qui lui arrive comme « la volonté de Yhwh ». La dernière sous-partie (11-12)

– 11 Par la peine de SON ÊTRE il verra + il se rassasiera par sa connaissance ; + il justifiera le juste mon serviteur des nombreux – et de leurs péchés lui il se chargera. --------------------------------------------------------------------------------- : 12 C’est pourquoi je lui partagerai les nombreux : et avec les puissants il partagera le butin. --------------------------------------------------------------------------------- – Du fait qu’ il a offert à la mort SON ÊTRE – et avec les criminels il a été compté,

+ lui la faute-des nombreux il a porté + et pour les criminels il supportera.

18 Roland Meynet

La dernière sous-partie (11-12) est formée de trois morceaux : le premier (11) annonce le triomphe du serviteur, pour lui-même dans le premier bimembre (11ab) puis pour les « nombreux » dans le second (11cd)29. Le morceau central (12ab) qui ne comprend qu’un seul bimembre est marqué par la première personne du singulier qui identifie, sans le nommer toutefois, Celui qui lui donne la victoire ; à noter la récurrence du verbe « partager » en même position (12ab). Le dernier morceau (12c-f) est formé de deux bimembres : le premier (cd), introduit par « Du fait que », coordonne deux causales, le second (ef) coordonne les deux principales30 ; d’un segment à l’autre, « criminels » revient en position identique (12d.f). Les extrémités du premier morceau (11a.d) et le premier segment du dernier morceau, avec le même « son être » (11a.12c), décrivent le sacrifice suprême du serviteur31. Le centre du premier morceau (11bc) et le deuxième segment du dernier morceau (12ef), avec le même « nombreux » (11c.12e), énoncent le résultat de son sacrifice. « Nombreux » revient une troisième fois dans le premier membre du morceau central (12a).

29 La division des membres pose problème. La solution proposée ici tente de respecter le

rythme du texte ; ainsi, tant la construction du premier segment — syntagmes prépositionnels aux extrémités et verbes en termes médians — que celle du second sont plus satisfaisantes. Le morceau semble de construction concentrique : aux extrémités, « la peine » du serviteur (11a) consiste à supporter les péchés des hommes (11d) ; quant aux membres centraux, ils décrivent le résultat positif de cette peine, pour le serviteur lui-même (11b), puis pour les multitudes (11c).

30 La plupart considèrent les quatre derniers membres comme autant de causales qui dépendent des deux premiers membres de 12. Ainsi déjà, entre autres, Abarbanel qui le dit de manière explicite : voir A. NEUBAUER, ed., The Fifty-Third Chapter of Isaiah According to the Jewish Interpreters, 1877, New York 19692, I. Texts, 170-171 ; II, Translations : 186-187. Or le waw par lequel commence le dernier segment (litt. : « et lui, la faute… ») peut être considéré comme un waw d’apodose (voir P. JOÜON, Grammaire de l’hébreu biblique, 170o ; 176e) ; les deux causales de 12cd peuvent être régies, non pas par ce qui précède (12ab), mais par les principales qui suivent (12ef), comme c’est le cas en Gn 28,47-48 ; 2R 22,17 ; 2Ch 34,25. Du même avis, par exemple : R. LEVY, Deutero-Isaiah. A Commentary together with a Preliminary Essay on Deutero-Isaiah’s Influence on Jewish Thought, London 1925, 29 ; E.J. KISSANE, The Book of Isaiah, II, 182 ; L. ALONSO SCHÖKEL – J.L. SICRE, Profetas, Madrid 1980, 330 (cependant, ces auteurs ne justifient pas le découpage syntaxique de leur traduction).

31 Le mot hébreu traduit par « peine » est très fort ; il est souvent couplé avec « malheur » (Ps 25,18 ; voir aussi Dt 26,7 : « Le Seigneur entendit notre voix, il vit notre misère, notre peine et notre oppression »). En Pr 31,6-7, il est utilisé dans un contexte de mort, comme ici : « Procure des boissons fortes à qui va mourir, du vin à qui est rempli d’amertume ; qu’il boive, qu’il oublie sa misère, de son malheur qu’il ne se souvienne plus ! ».

Le quatrième chant du Serviteur 19 L’ensemble de la partie (7C-12) + 7c Comme un agneau à L’ABATTOIR est conduit et comme une brebis devant ses tondeurs muette + il n’ouvre pas sa bouche.

: 8 Par oppression et par jugement il a été pris et de sa génération qui se soucie, : puisqu’il a été éliminé de la terre des VIVANTS, par le CRIME de mon peuple il a été frappé ?

+ 9 On a donné avec les méchants SON SÉPULCRE et avec le riche SON TOMBEAU, + alors qu’il n’a pas fait de violence et qu’il n’est pas de mensonge dans sa bouche.

10 Et YHWH a voulu l’écraser de douleurs ; s’il met en sacrifice son être, IL VERRA une semence, il prolongera ses jours; et la volonté de YHWH par lui réussira.

+ 11 Par le labeur de son être IL VERRA il se rassasiera de sa connaissance ; + il justifiera le juste mon serviteur de nombreux et de leurs péchés lui il se chargera.

: 12 C’est pourquoi je lui partagerai les nombreux et avec les puissants il partagera le butin.

+ Du fait qu’il a offert à LA MORT son être et avec les CRIMINELS il a été compté, + lui la faute des nombreux il a porté et pour les CRIMINELS il supportera.

Deux longues sous-parties (7c-9 et 11-12) encadrent une sous-partie plus courte (10). La sous-partie centrale est la seule où soit prononcé, par deux fois, le nom de Celui qui conduit la destinée de son serviteur : le début (10ab) qui décrit la passion renvoie à la première sous-partie, tandis que la fin (10cde) annonce le triomphe de la dernière sous-partie. La préposition « avec » (’et) est reprise deux fois à la fin de la première sous-partie (9a) et deux fois à la fin de la dernière (12ab) ; « il verra » revient en 10c et 11a. Le mot « semence », c’est-à-dire « descendance », au cœur de la sous-partie centrale (10c) est sans doute à mettre en relation avec « génération » au centre de la première sous-partie (8a) et avec les deux occurrences du verbe « partager » qui connote l’héritage au centre de la dernière sous-partie (12). La liste des mots qui appartiennent au champ sémantique de « la mort » (12b) — « abattoir » (7c), « sépulcre » et « tombeau » (9a) — s’opposent à « vivants » (8b). INTERPRÉTATION Une destruction radicale (la première sous-partie) Jusqu’ici, il n’était question que des « maladies » et des « douleurs » qui accablaient le serviteur (3a.4a). On apprend seulement maintenant, mais

20 Roland Meynet pour ainsi dire d’entrée de jeu, à quelle extrémité il a été conduit : « à l’abattoir » (7c) ; « il a été éliminé de la terre des vivants » (8b), on l’a mis au « sépulcre », au « tombeau » (9a). Même s’il faudra attendre l’avant-dernier vers du poème pour que soit enfin lâché le mot de « mort » (12b), c’est bien à l’exécution et à l’ensevelissement du serviteur que l’on assiste. Vivant, il est traité comme un animal de boucherie, qu’on dévorera après l’avoir tondu (7cd) ; mort, il est rangé au nombre des « méchants », assimilé au « riche », c’est-à-dire à celui qui dépouille le pauvre (9a). Il est ainsi décrit à la fois comme la victime de la violence (7) et comme le bourreau qui l’exerce (9) ; il est chargé de tous les maux. Telle est la « violence » et tel est le « mensonge » (9d) qui s’exercent sur lui. Il est l’innocent qui dans le silence (7d.9b) accepte de supporter la « violence » des « méchants » et le « mensonge » du « riche » (9), « l’oppression et le jugement » (8a), « le crime » de tout le peuple (8b). La mort qui le frappe est enfin poussée à l’extrême, puisqu’on ne se contente pas de le supprimer lui seul, mais qu’on entend aussi effacer de la terre sa mémoire, l’atteindre jusque dans sa descendance (8a). Privé de postérité, il sera détruit de manière absolue et définitive. Une consécration totale (la dernière sous-partie) Alors que la première sous-partie insistait sur la passivité du serviteur, livré à la violence de ses bourreaux, la dernière partie dévoile le rôle actif qu’en réalité il a joué pour leur salut : contrairement aux apparences, c’est lui qui « offrait à la mort son être » (12b), qui par « la peine de son être » (11a) « supportait leurs péchés » (11b) ; c’est lui qui « portait la faute des multitudes » et qui « s’interposait pour les criminels » (12c). Tandis que la première sous-partie dépeignait son humiliation, la dernière annonce son triomphe : il avait été dépouillé de tout, comme la brebis tondue avant d’être sacrifiée (7c), mais voici qu’il partagera le butin avec les puissants (12a) ; on avait été jusqu’à vouloir le priver de descendance (8a), mais voici qu’il recevra en héritage les multitudes (12a). La volonté du Seigneur (la sous-partie centrale) Le nom du Seigneur n’apparaît qu’au centre de la partie, mais par deux fois, et chaque fois accompagné d’un mot de même racine : « Le Seigneur a voulu » (10a), « la volonté du Seigneur » (10e). Le Seigneur révèle ainsi la double face de son désir : les douleurs qui ont écrasé son serviteur (10a), le sacrifice qu’il a fait de sa vie (10b), comme la première sous-partie l’avait rapporté (7c-9), ont été voulues par le Seigneur, comme le seul chemin qui pouvait déboucher sur la « réussite » qu’il voulait (10e), à savoir la vie de son serviteur (10d), sa fécondité au-delà de sa mort (10c),

Le quatrième chant du Serviteur 21 telles que le déploiera la dernière sous-partie (11-12). C’est le Seigneur qui agit selon son dessein (10a), mais c’est le serviteur qui donne sa vie (10b) ; c’est « par lui », littéralement « par sa main » que se réalise la volonté du Seigneur (10e). C’est dire que leur désir à tous deux ne font qu’un et que l’action divine s’accomplit par celle de son serviteur. La vision de la vie Ce que le serviteur « verra » (10c et 11a), ce n’est pas seulement « une semence » ou une descendance (10c), c’est aussi la lumière de la « connaissance » dont il « se rassasiera » (11a). Cette vision semble ne pas concerner seulement le futur de sa glorification, mais prendre ses racines dans le passé de ses souffrances. En effet, si sa propre volonté rejoint et épouse celle du Seigneur (10a.e), cela signifie que le serviteur avait connu, avait su reconnaître, dans son humiliation même, la volonté du Seigneur (10a.e). Il avait su voir le chemin que le Seigneur avait choisi pour réaliser son propre salut et celui de tous les hommes : il fallait qu’il perde sa vie (10b) pour la recevoir en partage et pour en faire hériter les multitudes (12a). Il est donc possible de comprendre que la connaissance dont il sera « rassasié » (11a) n’est, pour ainsi dire, que la consécration, l’accomplissement, le parachèvement, le « rassasiement » comme dit le texte, d’une connaissance qui était déjà la sienne depuis qu’il avait compris quelle était la volonté divine. C’était la connaissance de la vie à travers la mort acceptée comme condition de la vie, c’était la vision de la vie qui devait lui donner de devenir père d’une multitude, en donnant le jour, en redonnant la vie à ceux qui l’avaient mis à mort.

22 Roland Meynet

L’ENSEMBLE DU POÈME (Is 52,13–53,12)

COMPOSITION Les parties extrêmes sont plus développées que la partie centrale : la première partie compte vingt membres (52,13–53,3) et la dernière vingt-six (4-7a), tandis que la seconde n’en compte que quatorze (7b-12). Termes extrêmes Les verbes de même racine (nś’), traduits par « sera exalté » en 52,13 (niphal) et par « il a porté » en 53,12 (qal) jouent le rôle de termes extrêmes pour l’ensemble du poème. Termes initiaux Les verbes de même racine (nś’), traduits par « sera exalté » en 52,13 (niphal) et par « il portait » en 53,4a (qal) jouent le rôle de termes initiaux pour les deux premières parties. Termes finaux Les deux occurrences du verbe « supporter » (pg‘, au hiphil en 53,6c et au qal à la fin de 12c) jouent le rôle de termes finaux pour les deux dernières parties. Termes médians

« Douleurs » et « maladie(s) » (3a et 4a) ainsi que « nous estimions » (3b et 4b) jouent le rôle de termes médians pour les deux premières parties. — La reprise du même membre, « et il n’ouvrait pas la bouche », en finale du dernier segment de la deuxième partie et en finale du premier segment de la troisième partie, jouent le rôle de termes médians pour les deux dernières parties, à quoi on peut ajouter « petit bétail » en 6a et « agneau » et « brebis » en 7b qui appartiennent au même champ sémantique.

Les liens entre les deux premières parties

À part les termes médians qui viennent d’être signalés et les termes initiaux, « sera exalté » en 13a et « portait » en 4a, il n’est pas d’autre liens lexicaux entre ces deux parties ; en outre, les pronoms de première personne du pluriel marquent la partie centrale, jusqu’à la fin du verset 6, comme le centre et la dernière sous-partie de la première partie (53,1-3).

Le quatrième chant du Serviteur 23 Les liens entre les deux dernières parties

Les quatre occurrences de la racine pš‘ (« crime » et « criminel ») ne se trouvent que dans ces parties (5a.8b.12b.12c) et il en est de même pour les trois occurrences de « péché(s) » (5a.6b.11b). Le verbe « se charger » revient en 4a et en 11b, « frapper » en 4b et 8b, « (faire-)supporter » en 6c et 12c.

13 Voici qu’il illuminera MON SERVITEUR, il montera et sera exalté, et il s’élèvera beaucoup. 14 Comme s’étonnèrent sur toi des nombreux, – tant défigurée d’un homme son APPARENCE et son aspect n’était pas des fils d’Adam – 15 ainsi s’émerveilleront des nations nombreuses. Sur lui des rois fermeront leur bouche car ce qui ne leur a pas été raconté ils VERRONT, et ce qu’ils n’ont pas entendu ils comprendront. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 53,1 Qui a cru à ce que nous avons entendu et le bras de YHWH à qui a-t-il été révélé ? ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 2 Et il montait comme un surgeon devant sa face et comme une racine d’une terre desséchée. Il n’avait aspect ni beauté que nous le VOYIONS et pas d’APPARENCE que nous le désirions.

3 Il était méprisé et rejeté par les hommes, homme de douleurs et CONNU de la maladie ; et comme un devant qui on se cache la face il était méprisé et nous ne l’estimions pas.

4 Et pourtant nos maladies il portait et de nos douleurs il s’était chargé. • Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par ÉLOHIM et humilié.

5 Et lui il était transpercé par nos CRIMES il était écrasé par nos PÉCHÉS.

L’INSTRUCTION DE NOTRE SALUT EST SUR LUI ET PAR SES PLAIES NOUS SOMMES GUÉRIS.

6 Nous tous comme petit bétail nous errions, chacun vers son chemin nous nous tournions.

• Et YHWH lui fit-supporter le PÉCHÉ de nous tous. 7 Il était maltraité et lui il s’humiliait et il n’ouvrait pas la bouche.

Comme un agneau à l’abattoir est conduit et comme une brebis devant ses tondeurs muette et il n’ouvrait pas la bouche. 8 Par oppression et par jugement il a été saisi et de sa génération qui se soucie car il a été éliminé de la terre des vivants par le CRIME de mon peuple il a été frappé ?

9 On a donné avec les méchants son sépulcre et avec le riche son tombeau, alors qu’il n’a pas fait de violence et qu’il n’est pas de mensonge dans sa bouche. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 10 Et YHWH a voulu l’écraser de maladies ; s’il a mis en sacrifice son être, il VERRA une semence, il prolongera ses jours ; et la volonté de YHWH par sa main réussira. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 11 Par la peine de son être il VERRA il se rassasiera de sa CONNAISSANCE ; il justifiera le juste MON SERVITEUR des nombreux et de leurs PÉCHÉS lui il se chargera.

12 C’est pourquoi je lui partagerai les nombreux et avec les puissants il partagera le butin.

Du fait qu’il a offert à la mort son être et avec les CRIMINELS il a été compté, lui la faute des nombreux il a porté et pour les CRIMINELS il supportera

24 Roland Meynet Les liens entre les parties extrêmes

Les deux seules occurrences de « mon serviteur » se trouvent au début de la première sous-partie (13) et au début de la dernière (11b) ; — la racine r’h revient quatre fois dans la première partie (« apparence » en 14b et 2c, « voir » en 15b et 2c) et deux fois dans la dernière (« voir » en 10b et en 11a) ; — « nombreux » revient deux fois dans la première partie (14.15a) et trois fois dans la dernière (11b.12a.12c) ; — « connais-sance » de 11a rappelle « connu » de 3a ; — « il n’ouvrait pas la bouche » de 7c rappelle « ils fermeront la bouche » de 15a ; — enfin, les centres des parties (1 et 10) se correspondent, avec la reprise du nom de « Yhwh » (une fois en 1 et deux fois en 10) et avec les synonymes « bras » et « main », le premier de ces termes se rapportant à « Yhwh », le second au serviteur. Les liens entre les trois parties

Les trois verbes de la racine nś’ se trouvent au début (traduit par « il sera exalté » en 52,13) et à la fin (traduit par « il portait » en 12c), ainsi qu’au début de la partie centrale (traduit par « il porta » en 4a) ; c’est toujours le serviteur qui est sujet de ces verbes, mais alors qu’il est passif au début, il est actif ensuite.

Aux cinq occurrences de « nombreux » (14a.15a dans la première partie et 11b.12a.12c dans la dernière partie) correspondent les deux occurrences de « nous tous » dans la partie centrale (6a.6b). Les cinq occurrences des noms divins sont disposées en des lieux stratégiques : « Yhwh » au centre de la première partie (53,1) et au centre de la dernière (53,10 bis), « Élohim » et « Yhwh » au centre des deux morceaux extrêmes de la partie centrale (53,4c et 6c) et nulle part ailleurs. Les voix

Il est maintenant possible de revenir à la question des « voix ». Ce ne sont pas les changements de locuteurs qui permettent, à eux seuls, de déterminer la composition du texte. Cependant, l’organisation du poème ayant été dégagée — en prenant en compte le plus grand nombre des éléments linguistiques qui sont pertinents, à chacun des niveaux successifs de composition —, il faut voir dans quelle mesure les changements de voix correspondent à cette organisation.

Il est clair que c’est Dieu qui parle dans première sous-partie (52,12-15), comme l’indique le pronom de première personne singulier (« mon

Le quatrième chant du Serviteur 25 serviteur » en 13)32. Il est clair aussi qu’en 53,1, le « nous » indique un changement de locuteur. Il est en revanche plus difficile de déterminer jusqu’où s’étend le discours en « nous » et où reprend celui de Dieu. Le pronom « nous » disparaît à partir de 53,7 et c’est seulement en 11b que reparaît de manière indiscutable le pronom de première personne singulier avec la reprise de « mon serviteur » comme en 52,1233. Le problème est donc d’identifier celui qui parle de 7 à 10, ou plus exactement de 7b à 10, puisque le début du verset 7 fait partie intégrante du discours central (4-7a).

En réalité, le pronom de première personne singulier, clairement présent en 11b, revenait déjà en 8b : « par la rébellion de mon peuple »34. Le discours de Dieu aurait-il repris avant le début de la dernière sous-partie, au verset 11 ? Il semble qu’il soit possible de comprendre que, en 8b, le référent du pronom de première personne n’est pas Dieu, mais un individu qui est inclus dans le « nous » et parle en son nom. P. Grelot identifie cet individu avec le prophète : selon lui, 53,1-11c serait « un discours adressé par le prophète à une foule juive dont il fait lui-même partie : son “nous” est inclusif »35. Ainsi le discours en « nous » pourrait s’étendre de 1 à 10 ; en effet, la construction du texte, telle qu’elle a été dégagée, semble inviter à considérer que les sous-parties extrêmes (52,13-15 et 53,11-12) sont prononcées par Dieu et que le reste (53,1-10) sont les paroles dites par des hommes.

Les limites du discours en « nous » ayant été raisonnablement reconnues, restent à identifier aussi bien le locuteur (ou les locuteurs) que son destinataire (ou ses destinataires). Qui parle de 1 à 10 ? Et à qui ? Est-il vraiment assuré que ce soit « le prophète [qui s’adresse] à une foule juive » ? Ceux qui ont entamé leur discours en 53,1, disent en 3a que ce sont « les hommes » qui ont méprisé et rejeté le serviteur. « Les rois, destinataires dont la présence indique que la parole de Dieu a traversé plusieurs nations, sont-ils les mêmes qui racontent leur conversion ? Ou s’agit-il d’un seul peuple, dont la transformation est racontée aux rois comme un fait inouï, qui les transformera eux-mêmes ? En tout cas, des hommes (“nous”) racontent ce qu’ils ont vu »36. Il n’est pas facile de

32 Il faut ajouter que, selon le TM, Dieu s’adresse à son serviteur, à la deuxième personne du singulier en 14a : « Comme s’étonnèrent sur toi des nombreux ».

33 Voir, par exemple, la discussion de P. Grelot qui fait reprendre le discours de Dieu en 53,11c avec « il justifiera le juste mon serviteur » (Les Poèmes du Serviteur, 52).

34 Selon le TM et toutes les versions ; seul 1Qisa lit : « son peuple ». 35 Les Poèmes du Serviteur, 53. 36 P. BEAUCHAMP, Psaumes nuit et jour, 243. Au début de son étude, l’auteur posait déjà

le problème en ces termes : « Une des voix qui parlent du Serviteur est celle de Dieu […]. L’autre voix est celle des hommes, mais elle est polyphonique et il n’est pas facile de

26 Roland Meynet trancher et l’ambiguïté du texte doit sans doute être respectée. Quoi qu’il en soit, s’il est une chose certaine, c’est que toutes les nations sont concernées et par le destin du serviteur et par leur commun salut. Si le prophète parle à son peuple, c’est pour que tous les hommes l’entendent ; si son discours est inclusif et s’il parle au nom de son peuple, il ne saurait être exclusif d’aucun autre peuple, les « nombreux », les multitudes sur lesquelles insistent tant les sous-parties extrêmes (52,14a.15a ; 53,11b.12a.12c).

CONTEXTE BIBLIQUE S’il n’est pas aisé de déterminer qui est le « nous » qui parle dans la plus grande partie du poème, il n’est pas moins facile d’identifier le personnage que Dieu, aux extrémités du texte, appelle « mon serviteur » (52,13 et 53,11). Les propositions, collectives ou individuelles, sont légion : tout Israël, la seule tribu de Juda, une élite du peuple, le centre cultuel de Jérusalem, l’institution synagogale ; le deutéro-Isaïe, un de ses disciples, un personnage messianique, Cyrus, Darius, Yôakîn, Sédécias, Zorobabel et d’autres encore37. Il semble que le silence du texte doive être respecté et qu’il faille rechercher l’identité du serviteur plutôt du côté de la figure que de celui d’un personnage historique. Il n’est pas exclu évidemment que l’auteur ait pu avoir en tête une personne, collective ou individuelle, de son époque ; mais, comme il s’est bien gardé de fournir le moindre élément qui permette de l’identifier de manière précise, le lecteur serait sans doute mal venu de chercher de ce côté là. La figure, ou le type, est un personnage idéal ; ce qui ne veut pas dire inexistant, mais ce qui signifie modèle de compréhension de ce qu’est et de ce que doit être l’homme. Et qui peut donc se réaliser dans l’histoire. La figure est un appel, un vide qui demande à être rempli ou accompli. « Idéal » et « accompli » sont deux termes qui connotent de manière adéquate la qualité fondamentale de la figure : la perfection et le terme. Or, s’il est un lieu privilégié où cherche à se dire le terme, c’est l’origine. La grandeur, la puissance du serviteur, la fascination qu’il exerce tiennent sans doute au fait que son image renvoie à la fois à l’origine et à la fin.

Du côté de la fin, il était inévitable que les disciples de Jésus y aient reconnu celui qui « accomplissait » les Écritures et la volonté de Dieu, ce qu’ils n’ont pas tardé à faire, dès qu’ils ont fait l’expérience de la distinguer avec sûreté les différentes parties du chœur. Mais l’essentiel ne fait pas de doute : Dieu innocente la victime et les hommes se déclarent eux-mêmes coupables » (p. 241).

37 Voir, entre autres, C. NORTH, The Suffering Servant; P. GRELOT, « Serviteur de YHWH », DBS XII, Paris 1994, 958-1016.

Le quatrième chant du Serviteur 27 rencontre avec le Christ ressuscité d’entre les morts. Du côté de l’origine, il faut lire les pages lumineuses où A. Wénin met en rapport les deux figures du serviteur d’Is 53 et de Joseph, fils de Jacob : la mort sym-bolique que ses frères lui ont infligée devait devenir, grâce à la révélation et à la confession du péché et grâce au pardon offert et reçu, source de salut et de vie pour tous38. Cette « identification » de la figure du serviteur avec celle de Joseph invite à « remonter » encore d’un cran dans les récits d’origine. La figure emblématique de l’innocent assassiné est celle d’Abel. C’est sur son frère que Caïn projette le mal qui est en lui. Comme le serviteur, Abel ne prononce pas la moindre parole. Son sort ressemble à celui du « petit bétail » de son troupeau qu’il avait offert en sacrifice au Seigneur. Le quatrième chant du serviteur pourrait être compris comme une relecture du second péché d’origine : comme là, les hommes peuvent se reconnaître pécheurs et meurtriers. Comme toute relecture, qu’il faut bien se garder de confondre avec une simple répétition, celle d’Isaïe reprend le vieux et y ajoute du neuf. La nouveauté, radicale, est que la victime d’Isaïe n’est pas passive comme Abel, mais fait œuvre de salut par sa mort acceptée et surtout que le meurtrier non seulement reconnaît sa faute et s’en repent, mais reconnaît dans sa propre victime la source de son salut. Un des points de contact, probablement le plus significatif, entre les deux textes est le verbe « connaître » (yd‛) : quand, après le meurtre, le Seigneur demande à Caïn : « Où est ton frère ? », la première parole de l’assassin est : « Je ne sais pas » (Gn 4,9). Ce refus de savoir ressemble sans doute à celui des assassins du serviteur, mais surtout s’oppose à leur prise de connaissance, après la révélation qui leur est faite. Il faudrait enfin suivre la suggestion de Wénin39 et mettre en rapport l’histoire du serviteur avec celle du premier péché d’origine. Le serviteur apparaîtrait alors comme le nouvel Adam. Ce dernier, écoutant la voix du serpent, transforma le bien en mal, pour lui et tous ses descendants ; le serviteur au contraire, en acceptant de porter sur lui le mal et la mort, les transforme en bien et transmet la vie aux multitudes. À signaler discrètement ce rapport du serviteur au premier homme, le fait que son nom soit cité au début du poème : « et sa forme n’était pas des fils d’Adam » (52,14b). En outre, le thème de la vision et de la connaissance marque fortement le récit de Gn 3. La tentation porte précisément sur la connaissance, puisque le serpent dit à la femme : « Dieu sait que, le jour

38 A. WÉNIN, « Le poème dit du “Serviteur souffrant” », 503-507. 39 A. WÉNIN, « Le poème dit du “Serviteur souffrant” », 505, n. 17 : « C’est encore

l’inverse de ce que raconte Gn 3 où le méchant (le serpent) se sert du bien (la loi, la parole de Dieu en 2,16-17) pour assurer sa victoire : celle du mal et de la mort (cf. Rm 7,10-13) ».

28 Roland Meynet où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Dieu connaissant le bien et le mal » (Gn 3,5)40 ; « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant pour les yeux, et que l’arbre était désirable pour comprendre » (Gn 3,6). Le premier verbe (r’h) est de la même racine que « apparence » d’Is 52,14b et 53,2b et « voir » d’Is 52,15c et 53,2b10b.11a ; quant au dernier verbe, traduit par « comprendre », c’est le même que celui par lequel commence le quatrième chant du serviteur, traduit par « illuminer » (dans le sens de « faire comprendre »). Ces contacts lexicaux ne sauraient manquer d’attirer l’attention. Un dernier point commun entre les deux textes : alors que le narrateur de Gn 3 appelle la divinité « Yhwh Élohîm » (« le Seigneur Dieu »), le serpent ne l’appelle que « Élohîm » (« Dieu » ; 3,1.5) suivi en cela par la femme (3,3) ; de même dans le quatrième chant du serviteur, alors que les hommes appelaient la divinité « Élohîm » du temps de leur errance (4b), ils l’appellent du nom de « Yhwh » quand ils ont compris d’où leur vient le salut.

INTERPRÉTATION « Il s’agit dans le “Quatrième chant” du salut par la connaissance »41. Puisque le centre d’une composition en est la clé, clé de voûte et clé de lecture, l’interprétation ici proposée s’articulera à partir des termes extrêmes du segment sur lequel est focalisée la partie centrale et qui constitue donc le cœur de l’ensemble du texte : « L’instruction de notre salut est sur lui, et c’est par ses plaies que nous sommes guéris » (53,5b). La connaissance Tout commence par une vision qui est une non vision, plus exactement un refus de la vision. Certes les hommes avaient vu le serviteur, mais ils n’avaient même pas reconnu en lui un être humain (52,14b) ; la descrip-tion qu’ils en font, dans l’anamnèse de la fin de la première partie (53,2-3), est une longue suite de négations qui peuvent se résumer dans la for-mule : « pas de vision » (2b). Ne « l’estimant pas », ils le « méprisaient », bien plus le « rejetaient » (3). Ils « se cachaient la face » devant lui (3b), comme pour en nier jusqu’à l’existence. Ils préfèrent ne pas savoir. Seules à « connaître » cet homme étaient « la maladie » et « les douleurs » (3a). La « révélation » divine que les hommes reçoivent (53,1), « l’illumina-tion » que leur apporte le serviteur (52,13) leur ouvre soudain les yeux :

40 Les verbes extrêmes, traduits par « savoir » et « connaître », sont identiques en hébreu

(yd‛), comme en Is 53,3a.11a. 41 P. BEAUCHAMP, « Lecture et relecture », 342.

Le quatrième chant du Serviteur 29 « ce qui ne leur avait pas été raconté, ils le voient et ce qu’ils n’avaient pas entendu ils le comprennent » (52,15). La non vision du serviteur, son manque d’apparence et de beauté (53,2b) leur dévoile leur propre aveu-glement. Leur prise de conscience éclate dès le début de la partie centrale (4-7a), signalée par le premier mot : « Et pourtant ». Ils voient tout à coup que sa « maladie » et ses « douleurs » (3a) étaient les leurs (4a), bien plus qu’elles furent le fruit de leurs « crimes » et de leurs « péchés » (5a). Ils peuvent ainsi dans le même mouvement avouer l’errance dans laquelle chacun s’était fourvoyé (6a) et la justesse de « l’instruction » que leur donnait celui qui, en « s’humiliant » et « sans ouvrir la bouche », supportait leurs mauvais traitements (7a). La révélation est en même temps celle de leur péché et celle de la justice du serviteur. Elle est aussi le dévoilement du visage de la divinité. Le suggère nettement le changement du nom : le dieu, auquel ils donnaient le nom commun d’« Élohîm » (4b), celui que se représentaient les hommes, « châtiant » le serviteur, le « frappant » et « l’humiliant », n’est pas le vrai Dieu ; après que leurs yeux se sont ouverts sur leur errance, ils peuvent reconnaître le Seigneur véritable, l’appeler de son nom propre de « Yhwh », celui qui a fait supporter à son serviteur le péché de tous (6b), non pas pour son châtiment, mais pour leur salut. Après quoi, il pourrait sembler que tout a été dit sur la vision et la connaissance. Or la dernière partie (7b-12) introduit une nouveauté surprenante : il s’agit maintenant, non plus de « l’illumination » (52,13) ni de « l’instruction » (53,5b) apportée aux hommes par le serviteur. Ce qui est mis en relief au centre de cette dernière partie, c’est la vision que le serviteur lui-même acquerra : « il verra une semence » (10b). Et le Seigneur lui-même d’insister, dès qu’il reprend la parole : « il verra, il se rassasiera de sa connaissance » (11a). Le serviteur avait déjà connu la volonté du Seigneur, en acceptant de porter le péché, en donnant sa vie en sacrifice. Quelle est donc cette vision, cette connaissance qui paraissent nouvelles ? Après le récit de l’exécution et de la sépulture du serviteur (7b-9), ce ne peut être qu’une connaissance qui traverse « la mort » (12b). Bien plus, c’est une vision qui est la conséquence, le fruit de la mort assumée : c’est parce qu’il « a mis en sacrifice sa vie » (10a), parce qu’il « a offert à la mort sa vie » (12b), qu’il « se rassasiera de sa connaissance » (11a).

Il est bien difficile de comprendre une telle nouveauté, de « croire à cette nouvelle » (53,1), sans se reporter à l’histoire de celui dont le serviteur est présenté comme l’anti-type (52,14b) : « son aspect défiguré n’était plus celui de l’homme, et sa forme n’était plus celle des fils d’Adam ». Avec sa femme, le premier homme avait voulu mettre la main

30 Roland Meynet sur l’arbre de la connaissance, s’en emparer comme d’une proie. Ce qui lui vaut la peine et la mort, pour lui et pour ses descendants. Le nouvel Adam au contraire accepte la mort comme la volonté du Seigneur et cela lui vaut, à lui et aux multitudes, à sa « semence », la vie et la connais-sance de ce qu’est le péché et surtout le salut. Ainsi le serviteur devient l’origine d’une nouvelle humanité régie, non plus comme la première par le mensonge et la violence, mais par la justice et l’humilité : « il n’a pas fait de violence et il n’est pas de mensonge dans sa bouche » (Is 53,9b). Le péché dont il s’est chargé est celui d’Adam et celui de Caïn, celui de tous les hommes. Le péché comme volonté de s’emparer de la connaissance était entré dans le monde par la parole, par le mensonge du serpent auquel la femme, suivie de son homme, avait prêté l’oreille. La véritable connaissance, telle que le serviteur l’acquiert et la transmet, ne passe pas par la parole : vivant, il « n’ouvrait pas la bouche » (Is 53,7a.7c) ; mort, sa voix s’est tue à jamais. Et pourtant sa mort fait surgir la parole, celle du Seigneur et surtout celle de ses meurtriers repentants et régénérés. Sa bouche est close, ce qui parle est son sang. « Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! » (Gn 4,10). Les fils de Caïn ont entendu cette voix-là qui, muette comme celle d’Abel et comme celle de la brebis en face de ses tondeurs, montait vers Dieu, non pas pour la vengeance, mais pour le salut.

Le salut Ce qui éclate au cœur du texte n’est pas tant la confession du péché que la reconnaissance du « salut » et de la « guérison » (5b). Contraire-ment à ce qu’on aurait pu imaginer, la prise de conscience du péché n’écrase pas ceux qui l’avouent ; ils ne sont pas la proie du remords et de la culpabilité. Contrairement à Adam et à sa femme, les hommes ne cherchent pas à se cacher pour éviter le regard de Dieu. Contrairement à Caïn, ils ne lui disent pas : « je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre » (Gn 4,14) et ils ne se retirent pas comme lui de la présence du Seigneur (Gn 4,16). Leurs yeux se sont ouverts, mais ce n’est pas, comme pour Adam et sa femme, sur leur nudité (Gn 3,7). La honte est dépassée et ils supportent de se voir tels qu’ils sont : pécheurs certes, mais davantage encore sauvés et guéris. C’est que leur péché est supporté, emporté par un autre. Il a été transféré sur le seul qui pouvait le porter sans culpabilité, sur le juste. C’est par ses plaies qu’il y a guérison pour eux (5b). Personne ne les a accusés, ni le serviteur tombé sous leurs coups sans dire mot (7-9), ni le Seigneur qui ne prononce rien d’autre que la glorification de son serviteur (52,12-15) et la justification des multitudes (53,11-12). Le Seigneur avait accepté d’être

Le quatrième chant du Serviteur 31 chargé du péché des hommes : il n’avait pas réagi quand ils avaient rejeté leur faute sur lui en l’accusant d’avoir châtié, frappé et humilié son serviteur (4b), au moment même où c’étaient eux qui le maltraitaient. Il n’avait pas retourné l’accusation contre eux. Le serviteur aussi, victime de leur « violence » et de leur « mensonge », l’avait supporté sans répondre (9b). Comme si c’était ce silence, signifiant que personne ne les condamnait, qui pouvait seul leur permettre d’entendre leur propre voix et y reconnaître les accents de leur méchanceté ; qui pouvait surtout leur donner accès à la miséricorde de ceux qui, en entendant leurs accusations, écoutaient surtout l’expression de « douleurs » et de « maladies » trop lourdes pour qu’ils les assument eux-mêmes (4a). C’est grâce à cette « instruction » silencieuse qu’ils peuvent faire venir à la parole leurs souffrances (4-5a), qu’ils peuvent se remémorer leurs errements (6a), qu’ils peuvent même revivre les moments de leur crime (7b-9) sans en mourir. Dans leur histoire marquée par le péché, ils découvrent avec émerveillement l’unique désir qui, par « le bras du Seigneur » (53,1) et « la main » du serviteur (10b), œuvrait pour leur salut. Nul n’est capable d’aimer sans se savoir aimé et le désir engendre le désir. Voilà pourquoi il est dit que le serviteur « verra une semence » (10b) et que le Seigneur « lui partagera les multitudes » (12a). L’héritage que le serviteur reçoit du Seigneur est une descendance nombreuse, c’est la multitude des fils qu’il lui est donné d’engendrer. C’est dire qu’il est présenté à la fois comme fils de l’Unique et comme père de tous. C’est dire par le fait même que les hommes sont appelés à se conformer à l’image de ceux dont ils reçoivent la vie.

Il n’est pas rare que, dans les récits bibliques, l’anonymat d’un personnage ait une fonction appellative : « la femme » de l’onction de Béthanie (Mt 26,6-13 ; Mc 14,3-9) n’a pas plus de nom propre que « la femme » du récit de la chute (Gn 3) ; le jeune homme qui s’enfuit nu après l’arrestation de Jésus, selon Marc (14,51-52) n’est pas nommé non plus. Chercher à identifier le personnage anonyme n’est peut-être pas la meilleure manière d’entendre le texte. Ce dernier est en quelque sorte un formulaire que le lecteur est invité à remplir. Les premiers blancs d’un formulaire sont normalement réservés à l’identité : Nom, prénom, date et lieu de naissance. Le personnage anonyme, c’est chacun des lecteurs. C’est moi. Un texte qui ne serait pas reçu en première personne, comme il a été écrit en première personne, resterait lettre morte, insignifiant. Sur la route de Jérusalem à Gaza, l’eunuque éthiopien lisait Is 53,7-8 : « Comme une brebis… ». Il ne pouvait comprendre parce qu’il était incapable d’identifier le personnage du serviteur : « De qui le prophète dit-il cela ? De lui-même ou de quelqu’un d’autre ? » (Ac 8,26-40). Alors

32 Roland Meynet « Philippe prit la parole et, partant de ce texte de l’Écriture, lui annonça la bonne nouvelle de Jésus » (8,35). Le signe que l’eunuque a véritable-ment compris est le baptême qu’il demande et reçoit : il n’a véritablement identifié le serviteur que lorsqu’il s’est identifié à lui, que lorsqu’il est devenu « sa semence ».

L’auteur des Actes ne dit pas comment l’eunuque a reçu la question du texte d’Isaïe, dans sa version grecque : « Sa postérité, qui la racontera ? » (Ac 8,33), une question qui devait pourtant toucher un eunuque. Luc ne s’étend pas non plus sur ce qui lui arriva par la suite et se contente de conclure en disant : « Lorsqu’ils furent remontés de l’eau, l’Esprit du Seigneur enleva Philippe et l’eunuque ne le vit plus. Et il poursuivit son chemin tout joyeux » (Ac 8,39). L’auditeur du récit toutefois, s’il a gardé en mémoire la suite du quatrième chant, ne pourra manquer d’établir un lien entre les deux histoires. À peine le quatrième chant du serviteur est-il achevé que retentit un chant de joie :

Crie de joie, stérile, toi qui n’as pas enfanté ; pousse des cris de joie, des clameurs, toi qui n’as pas mis au monde, car plus nombreux sont les fils de la délaissée que les fils de l’épouse, dit le Seigneur.

Is 54,1

et un peu plus loin :

Que l’eunuque ne dise pas : « Voici, je suis un arbre sec. » Car ainsi parle le Seigneur aux eunuques qui observent mes sabbats et choisissent de faire ce qui m’est agréable, fermement attachés à mon alliance : « Je leur donnerai dans ma maison et dans mes remparts un monument et un nom meilleurs que des fils et des filles ; je leur donnerai un nom éternel qui jamais ne sera effacé. »

Is 56,3-5

Dans la mémoire des chrétiens, le nom de l’eunuque reste associé pour toujours à celui du Serviteur et sa descendance à la sienne, dont nous sommes.

Cet article a été publié dans Gregorianum 81 (1999) 407-440.

Dernière révision : 01 mai 2012


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