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(2010). Etude des toponymes choisis par les Manchous pour définir le territoire tibétain

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ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES – II 49 HAUTES ÉTUDES ORIENTALES – Extrême-Orient 12 DROZ Études tibétaines en l’honneur d’Anne Chayet
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ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDESSCIENCES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES – II

49HAUTES ÉTUDES ORIENTALES – Extrême-Orient 12

DROZ

Études tibétainesen l’honneur d’Anne Chayet

Librairie DROZ S.A. – 11, rue Massot, Genève – 2010

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDESSCIENCES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES – II

HAUTES ÉTUDES ORIENTALES – Extrême-Orient 1249

Études tibétainesen l’honneur d’Anne Chayet

Textes réunis parJean-Luc Achard

Avant-proposd’Alain Thote

Étude des toponymes choisis par les Mandchous

pour défi nir le territoire tibétain

Fabienne JAGOU 1

EFEO

AU TOUT DÉBUT de la dynastie des Qing (1644-1911), les Mand-chous utilisaient deux termes (Tanggute et / ou Tubote) pour dési-gner indiff é remment le Tibet (en tant que pays), ses habitants,

leur langue et leur écriture. Ultérieurement, ils choisirent les termes Xizang et Weizang pour qua-

lifi er uniquement le pays « Tibet » et inventèrent des toponymes distincts (Qian Zang et Hou Zang) pour les deux provinces centrales, tandis qu’ils réservèrent l’usage du terme Tanggute pour nommer les Tibétains, leur langue et leur écriture.

Ces choix refl ètent l’évolution de la politique du gouvernement mand-chou à l’égard de ses régions frontalières et, en particulier, du Tibet.

Dans un premier temps, les Mandchous, qui choisirent Pékin comme siège de leur gouvernement, appliquèrent le modèle politique tradi-tionnel chinois qui fait rayonner la culture du centre vers les ré gions péri-phériques de l’empire afi n de la leur imposer. C’est la poli tique entamée par Huangtaiji (1592-1643). Ensuite, leur propre culture étant en train de se diluer dans la culture chinoise, ils tentèrent de la revitaliser en plaçant la Maison Impériale au cœur de leur dispo sitif gouvernemental et trai-tèrent chaque région périphérique comme un satellite dont ils décidèrent de respecter les us et coutumes. L’empereur Qianlong (1736-1796) fut l’artisan de cette politique.

Tout au long de cet article, nous allons tenter de déterminer les rai-sons pour lesquelles les Mandchous ont choisi les toponymes Xizang et Weizang pour nommer le Tibet, et ceux de Qian Zang et Hou Zang pour

1. Je remercie Wim Van Spengen pour sa relecture attentive.

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les deux provinces tibétaines centrales. Nous verrons également com-ment ces choix de toponymes s’inscrivaient dans la politique frontalière mandchoue.

Xizang

Lorsque le toponyme Xizang apparut dans les sources écrites en chi-nois de la dynastie des Qing, en remplacement de celui de Tanggute pour désigner le Tibet, la situation politique en Asie avait radicale ment changé.

Après l’intronisation du 5e dalaï-lama (1617-1682), les cinq pro vinces tibétaines de l’A mdo, du Khams, du dBus, du gTsang, du mNga’ ris furent unifi ées pour former un Tibet qui prit ainsi une place stratégique au sein de l’Empire mandchou (1642). En plus de repren dre une dimen-sion physique considérable, le Tibet, à travers ses maî tres bouddhistes, exerçaient une grande infl uence au-delà de ses fron tières. En eff et, les maîtres spirituels tibétains avaient l’habitude de répondre aux invitations des chefs mongols désireux d’en apprendre davantage sur la doctrine bouddhique 2.

C’est pourquoi l’empereur Shunzhi (1644-1662) invita à Pékin le 5e dalaï-lama (r. 1642-1682) devenu le chef spirituel et temporel d’un Tibet unifi é et infl uent, invitation que ce dernier accepta (1652). En échange d’enseignements religieux, l’empereur off rit sa protection au dalaï-lama (et à l’école des dGe lugs pa) et, dans le même temps, il souhaita utiliser l’infl uence spirituelle du pontife pour consolider les frontières de son empire. À partir de ce moment-là, la relation entre les empereurs mand-chous et les dalaï-lamas s’en trouva changée. De purement religieuse, elle devint également politique 3.

Le Tibet occupant une place de plus en plus importante au sein de l’Empire mandchou, il devenait nécessaire pour l’empereur de le contrôler

2. Eff ectivement, au nord-est, l’action du 5e dalaï-lama contribua à la soumission des Mongols, fervents adeptes du bouddhisme tibétain et au sud-ouest, elle facilita la red-dition de Wu Sangui (un rebelle des Ming).

3. Du point de vue tibétain, une relation de chapelain à donateur s’établit. Dans cette relation, l’empereur est reconnu comme étant « le roi de la loi » (Cakravartirâja) et, à ce titre, il agit en tant que protecteur de la doctrine, notamment en aidant le Tibet militairement. Le dalaï-lama agit en tant que maître spirituel auprès de l’empereur en lui délivrant des enseignements bouddhiques.

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plus effi cacement et, pour cela, de lui attribuer une nouvelle désignation. C’est ainsi que le terme Xizang commença à être large ment utilisé, en tant que dénomination du Tibet, sous les Qing, à partir du début du règne de l’empereur Kangxi (1662-1723), en 1663 4. Cepen dant, on trouve la pre-mière occurrence de ce terme sous la dy nastie des Ming (1368-1644), en 1575, soit presque un siècle plus tôt, et entre 1575 et 1663, il ne semble plus avoir été employé 5. Les Ming lui préféraient Wusizang, qui étaient une translittération phonétique du nom tibétain des deux provinces du Tibet central : le dBus et le gTsang 6.

Quelle est l’étymologie de Xizang ?

D’abord, il est clair que Xizang n’est pas la transposition phonétique du terme Bod qui, dans la langue tibétaine, désigne le Tibet.

Ceci étant posé, commençons par le plus simple : le caractère zang. De toute évidence, zang est un emprunt au nom de la province tibétaine du gTsang. Du point de vue tibétain, l’origine du toponyme gTsang reste obscure.

D’après Yamaguchi, c’est seulement au VIIIe siècle, lorsque le sys tème d’organisation du territoire appelée ru (corne ou aile) fut mis en place, qu’une partie du futur dBus commença d’être appelée dBu ru (litt. : corne du milieu) et que ce nom resta pour l’ensemble de la pro vince. L’étymo-logie de dBus est signifi ante : dBus signifi e « milieu », « centre ». Eff ec-tivement, cette province est située au centre du Tibet.

Yamaguchi précise qu’à l’époque royale, la province du gTsang était divisée en deux parties qui se nommaient g.yas ru (litt. : corne de droite) et ru lag (litt. : corne secondaire). gTsang ne vient donc pas de ces deux noms. Yamaguchi suggère que le nom gTsang dériverait de deux rTsang (sphyi rtsang, litt. : le rtsang extérieur et Yar rtsang, litt. : le rtsang d’en haut) qui étaient, à l’époque, situés au nord du gTsang actuel. Les sources

4. Histoire authentique des Qing, Kangxi 2e année, 8e mois, juan 9, 1663, mentionné par Chen Qingying, « Hanwen “Xizang” yi ci lai li jian shuo [Brève discussion sur l’ori-gine du mot chinois “Xizang”] », Yanjing xuebao, xinwen qi, 5 (1999), p. 131 et vérifi é dans la base de données de l’Academia Sinica. 

5. Histoire authentique des Ming, Wanli 3e année, 4e mois, juan 37, 1575.6. Les auteurs ne sont pas toujours d’accord, ceux de la « Carte générale du grand empire

des Qing [Da Qing yi tong zhi] » (1760) considèrent que le Wusizang était la province du dBus (ils en excluaient donc le gTsang), 4b.

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plus tardives auraient ensuite adopté l’orthographe « gTsang » plutôt que celle de « rTsang » 7.

Du point de vue de la géographie, gtsang po est le terme générique tibétain qui désigne tous les cours d’eau et Yar klung gtsang po est le nom du fl euve qui traverse l’ensemble du Tibet, d’ouest en est.

On peut donc supposer, à l’instar de Du Halde [1674-1743] (qui avait noté que le Tibet était appelé Zang en langue chinoise) que le terme gTsang vient du nom du fl euve qui, quand il traverse ladite province du gTsang, est rebaptisé gTsang po 8.

En langue chinoise, le caractère zang qui, dans Xizang se prononce au quatrième ton, signifi e « corpus », « canon », « recueil de textes ». Il entre dans la composition d’autres mots tels que Dazang jing (en sanscrit : pitaka), le recueil des ouvrages canoniques du bouddhisme ou Daozang jing, celui du taoïsme 9. Zang est aussi le caractère chinois qui transcrit le nom de la province tibétaine du gTsang.

Passons à présent au caractère Xi du terme Xizang qui signifi e en chinois « Ouest ». Le fait est que le Tibet est situé à l’ouest des dix-huit provinces de la Chine, au-delà de la province du Sichuan. Xi est donc bien à prendre en compte par rapport au centre de l’empire 10.

7. Yamaguchi Zuihô, «  Su-p’I and Sun-po. A Historico-geographical Study on the Relation between rTsang yul and Yan lag gsum pahi ru », Acta Asiatica, 19 (1970), p. 97-98. On observera que rtsang ba en tibétain et Zang en chinois, mais pro noncé au deuxième ton, ont le même sens de « mystérieux, secret ».  

8. Sheng Shengzu, « Wei Zang shilüe (Brève information sur le Weizang) », 1b ; Jean-Baptiste Du Halde, Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, enrichie des cartes géné-rales et particulières de ces pays, de la carte générale et des cartes particulières du Thibet, et de la Corée et ornée d’un grand nombre de fi gures et de vignettes gravées en taille-douce, Paris, P. G. Lemercier, 1735, t. 4, p. 460 ; Zhang Yisun (éd.), Bod rgya tshig mdzod chen mo [Grand dictionnaire tibétain-chinois], Pékin, Éditions du peuple, 1985, vol. 2, p. 2190.

9. Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise, Taipei, Instituts Ricci (Paris - Taipei), Desclée de Brouwer, 2001, vol. VI, p. 21.

10. Par exemple, Hu Zengyi, Xin Man Han da cidian [Iche Manzhu nikan gisun kamchi-buha buleku bithe, Nouveau grand dictionnaire mandchou-chinois], Urumqi, Éditions du peuple du Xinjiang, 1994, p. 804 ; Liu Housheng, Li Leying (comp.), Han Man cidian [Dictionnaire chinois-mandchou], Pékin, Éditions des mi norités, 2005, p. 614.

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Donc, en toute logique, nous pouvons en déduire que Xizang, ca ractérise le « canon bouddhique de l’Ouest ». Il signifi e, par exten sion, le « trésor de l’Ouest ».

Signalons que dans leur langue, les Mandchous nommaient le Ti bet wargi-tsang, terme dans lequel wargi signifi e aussi « Ouest » 11 et tsang est une transposition phonétique de gTsang, ce qui est cohérent avec la dénomination chinoise.

Au début de leur dynastie, les Qing ne reprirent pas le toponyme Wusi-zang (translittération phonétique des noms tibétains dBus et gTsang) qui n’apparaît pas dans leurs archives parce qu’on peut sup poser qu’ils étaient conscients que ce terme désignait une étendue beaucoup plus petite que celle de l’ensemble du territoire tibétain. En eff et, en désignant dès le départ le Tibet par le mot Tanggute, ils montraient qu’ils savaient que l’espace tibétain s’étendait beaucoup plus au nord du dBus et du gTsang et englobait la province de l’A mdo dont une partie abritait le territoire des Tanguts avec lesquels ils avaient été en contact.

Le choix de Xizang plutôt que Wusizang leur permit de redéfi nir les frontières d’un Tibet comprenant le dBus, le gTsang, le mNga’ ris, le Khams et l’A mdo.

Ensuite, en 1723, l’A mdo fut incorporé administrativement à l’empire et devint la province du Qinghai qui couvrait une grande partie de l’an-cien royaume des Xixia (1038-1227), créé par les Tan guts. De ce fait, les Qing ne purent plus qualifi er de Tanggute un ter ritoire (le Tibet) duquel les Tanguts avaient été exclus, puisque l’A mdo avait été rattaché à l’em-pire. C’est à partir de ce moment-là que l’usage de Xizang devint défi nitif pour nommer un Tibet qui com portait toutes les provinces tibétaines, sauf l’A mdo.

Par contre, les Qing continuèrent à nommer tanggute les Tibétains, leur langue et leur écriture.

11. Xiyu commença d’être utilisé sous les Han (25-220) pour dénommer l’Asie cen trale et celle du Sud, mais aussi la Méditerranée et l’Europe. À la moitié de la dy nastie des Qing, ce terme désigna exclusivement les territoires tombés sous le contrôle de la dynastie mandchoue. Il devint synonyme de Xinjiang à partir de 1747, quand il s’agit de désigner sous un même vocable deux régions au territoire très étendu : Altishahr (le bassin du Tarim et ses oasis musulmans) et la Dzungarie (limitée au nord par la chaîne de montagnes Tianshan, à l’est par les monts Altai et la vallée du fl euve Yili et à l’ouest par le lac Balkash), voir James A. Millward, « “Coming onto the Map”:  “Wes-tern Regions”. Geography and Cartographic Nomenclature in the Making of Chinese Empire in Xinjiang », Late Imperial China, 20, 2 (1999), p. 61-62.

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Qian Zang et Hou Zang

Étymologiquement, qian fait à la fois référence à des notions de temps et d’espace  « avant / devant » et hou à « après / derrière ».

Qian Zang se traduit par « Tibet antérieur » ou « Tibet d’avant » (cor-respondant sur la carte à la province du dBus, qui, des deux pro vinces centrales, est la plus proche du centre de l’empire, donc « devant ») et Hou Zang par « Tibet ultérieur » ou « Tibet d’après » (équivalant au Tibet occi-dental, le gTsang, le plus éloigné du centre, donc « après ») 12.

Néanmoins, dans les archives chinoises des Qing, les choses ne sont pas aussi tranchées et une grande confusion règne quant à ce que ces deux toponymes recouvrent.

Qian Zang («  Tibet antérieur  ») est tantôt décrit comme étant le Khams, tantôt comme étant à la fois le dBus et le gTsang. Quant à Hou Zang (« Tibet ultérieur »), il est parfois mentionné comme fai sant partie du dBus 13. Cependant, la géographie du Tibet n’était pas totalement

12. Le Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise, vol. I, p. 866 et 870 et vol. II, p. 890. V. H. Mair propose d’y associer l’idée de ce qui est « au-dessus » et « au-delà » en prenant pour référence le sTod tibétain qui désigne « ce qui est au-dessus » et qui sert à former de nombreux toponymes tibétains, cf. « Tufan and Tulufan: The Origins of the Old Chinese Names for Tibet and Turfan », Central and Inner Asian Studies, 4 (1990), p. 24. La distinction entre « Tibet antérieur » et « Tibet ultérieur » apparaît dans la littérature occidentale sur le Tibet au début du XIXe siècle. Julius Klaproth, dans « Description du Tubet, traduite du chinois en russe par le Père Hyacinthe, et du russe par M***, revue sur l’original chinois, et accompagnée de notes », Nouveau journal asiatique, août 1829, p. 94, écrivait déjà : « La partie antérieure du Tubet se nomme Oui, et l’ulté-rieure Zzang ». Quelques années plus tard, cette informa tion est également rapportée par le géographe allemand Carl Ritter (1779-1859) dans son livre  : Die Erdkunde, Dritter Theil; zweites Buch: Asien, Band II. Der Nord-Osten und der Süden von Hoch-Asien, Berlin, G. Reimer, 1833, p. 480  : « Beschreibung von Wei, d.i. das vordere oder östliche, Zzang, d.i. das hintere oder westliche Tübet ». La même distinction avait aussi été notée par Albert Hermann lors de la présentation d’une carte du Tibet datée de 1899. Il avait alors décrit ces deux régions en allemand de la façon suivante : « Diesseitigen Tsang » et « Jenseitigen Tsang » au même titre que S. Hedin, Southern Tibet, Discoveries in Former Times compared with my own researches in 1906-1908, vol. VIII, Stockholm, Lithographic Institute of the General Staff of the Swedish Army 1917-1922, p. 304-305. Je remercie Wim Van Spengen de m’avoir communiqué ces références en langue allemande.

13. Shengwu ji, 1842, juan 5, 1a. Dans cet ouvrage, le dBus serait le Tibet central (zhong Zang) et le gTsang le Tibet ultérieur (Hou Zang), 1b. Dans le cas du Xi zang tukao [Étude cartographique du Tibet], juan 3 (p. 101), le Tibet antérieur est le Wusizang

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inconnue des Qing puisqu’ils précisaient dans leurs sour ces les distances qui séparaient les villes tibétaines 14.

Ensuite, les sources livrent des défi nitions qualitatives. Qian Zang (« Tibet antérieur ») et Hou Zang (« Tibet ultérieur ») désignent tantôt des monastères importants  (Qian Zang est alors assimilé au Potala tandis que Hou Zang est confondu avec le monastère de bKra shis lhun po 15), tantôt les villes principales de ces provinces (Qian Zang équivalant à Lhasa et Hou Zang à gZhis ka rtse) 16. Un autre cas de fi gure existe dans lequel Qian Zang (« Tibet antérieur ») désigne une province avec Lhasa comme capitale sans que le Potala ne soit mentionné, tandis que Hou Zang (« Tibet ultérieur ») est assimilé au monastère de bKra shis lhun po sans que le nom de la ville de gZhis ka rtse n’apparaisse 17.

Qian Zang et Hou Zang sont aussi décrits comme étant des lieux de pouvoir : le premier est le lieu de résidence du dalaï-lama tandis que le second est celui du panchen-lama 18.

Qian Zang et Hou Zang ne refl ètent pas une quelconque stratégie mili-taire mandchoue qui aurait planifi é d’abord la conquête du dBus, puis celle du gTsang.

En revanche, dès leurs premières occurrences (1727) 19, ces deux to ponymes furent utilisés pour diff érencier le dBus du gTsang quand une guerre civile éclata au Tibet, ayant pour origine les exactions commises par les Mongols et les intrigues du père du 7e dalaï-lama (1708-1757),

des Ming. Étant donné que l’auteur décrit ensuite le Tibet ultérieur comme étant la province du gTsang, il semble qu’il ait considéré de façon erronée que le Wusizang des Ming n’était que le dBus ; Qin ding Da Qing huidian shili [Recueil des institutions et des règlements de la dynastie des Grands Qing], 1899, juan 966, 12a-b.

14. Yao Nai, « Qian Hou Zang kao [Étude du Tibet antérieur et du Tibet postérieur] », Xiaofang huqi yu di congchao, vol. 9, publié entre 1877 et 1887, 14a ; Xi zang tukao, juan 3-4, p. 123-134.

15. « Xizang quan tu [Carte de l’ensemble du Tibet] », Xizang tukao, juan 1, 1894. Dans ces cas-là, les toponymes sont tracés avec des caractères de taille identique.

16. Xizang tukao, juan 4, p. 124-125.17. Xizang quantu, 1904 (conservée à la bibliothèque Fu Ssû-nien de l’Institut d’histoire

et de philologie de l’Academia Sinica à Taipei, Taiwan).18. Par exemple, dans la partie concernant les impôts du Recueil des institutions et des

règlements de la dynastie des Grands Qing, 1899, il est clairement spécifi é que les revenus du Tibet antérieur et du Tibet ultérieur revenaient respective ment au dalaï-lama et au panchen-lama, cf. juan 980, 6a. On trouve également des cartes au titre très explicite, par exemple, Carte de Xining au territoire du dalaï-lama [Xining zhi Dalaï Lama difang tu].

19. Shizong shilu, juan 59, 5e année, 7e mois.

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révélant aux yeux des Qing l’existence et la puissance de la province du gTsang.

En eff et, des nobles originaires du gTsang, dont Pho lha nas (1689-1747), soulevèrent des troupes dans leur province et les lancèrent à l’at-taque de celles du dBus avec succès. Pho lha nas devint l’administrateur, puis le roi du Tibet (r. 1728-1747, roi à partir de 1740) 20, ce qui augmenta le pouvoir du gTsang sur le Tibet central alors que le 7e dalaï-lama et sa famille étaient renvoyés au Khams par l’empereur et que, plus tard, lors de son retour à Lhasa (1735), le 7e dalaï-lama n’exerça que ses pouvoirs spirituels.

Ensuite, Qian Zang et Hou Zang ne sont pratiquement plus utilisés dans les archives Qing jusqu’à ce que deux nouveaux incidents ne ra mènent le gTsang sur le devant de la scène.

À la fi n du XVIIIe siècle, les Britanniques tentèrent d’aller jusqu’à Lhasa. Partant de l’Inde, leur mission, conduite par George Bogle, fut donc obligée de passer par la province du gTsang. En 1774, les Bri tanniques s’arrêtèrent à gZhis ka rtse et rendirent visite au 6e panchen-lama (1738-1780), en son monastère de bKra shis lhun po. En réac tion, les Qing invi-tèrent le panchen-lama à Pékin (1780) 21.

Puis, en 1788 et en 1791, les Gurkhas népalais attaquèrent par deux fois le Tibet. La première fois, ils arrivèrent aux portes de Lhasa tandis que des proches du panchen-lama et des membres du gouver nement tibé-tain menèrent des négociations avec eux qui aboutirent au retrait tempo-raire de leurs troupes. La seconde, ils pillèrent bKra shis lhun po. Cette dernière attaque décida les Qing à intervenir militaire ment au gTsang car, à leurs yeux, la position géographique de cette province lui conférait une importance qu’ils ne pouvaient plus négli ger. À ce moment-là, Qian Zang et Hou Zang réapparaissent dans les archives Qing.

En période de paix qui n’appelle pas à faire de distinction marquée entre le dBus et le gTsang, les Qing préfèrent utiliser le terme Wei à la place de Qian Zang pour qualifi er le dBus et celui de Zang pour Hou Zang pour nommer le gTsang.

20. L. Petech, China and Tibet in the Early 18th Century, History of the establishment of Chinese Protectorate in Tibet, Leyde, E. J. Brill, 1950, p. 99-126.

21. A. Lamb, Bhutan and Tibet. The Travels of George Bogle and Alexander Hamil ton 1774-1777. Letters, journal and memoranda, Hertingfordbury, Roxford Books, 2002.

TOPONYMES MANDCHOUS 135

De façon plus générale, Qian Zang et Hou Zang ne fi gurent pas dans les dictionnaires sino-mandchous contemporains et sont peu référencés dans les dictionnaires de toponymes chinois consultés 22.

Weizang

Wei est une transcription phonétique du tibétain dBus. Deux caractè res homophoniques diff érents ont été choisis par les Qing pour cette transcription.

Le premier, Wei1 ( ), signifi e « insécurité », « danger ».Le second, Wei4 ( ), est lié à la notion de frontière. Sous les Zhou, il

avait le sens de « région frontalière », dans les Mémoires historiques de Sima Qian (Shiji) il désignait les fonctionnaires des frontières et sous les Yuan (1277-1367) et les Ming, les garnisons frontalières 23.

Weizang apparaît dans les sources à partir de 1758 24. Dès ce mo ment-là, il a été utilisé concurremment avec Xizang pour nommer le Tibet.

Lorsque les Mandchous voulurent défendre leur racines culturelles face au développement de la culture chinoise, ils commencèrent par privilégier la langue et l’écriture mandchoues dans l’empire. En ce qui concerne le Tibet, au lieu d’utiliser tel quel le terme sinisé Xizang, ils pré-férèrent créer l’homophone Weizang à partir de Wusizang.

Cependant, les deux toponymes ne recouvraient pas le même ter-ritoire. Sous les Ming, Wusizang qualifi ait le dBus et le gTsang, alors que sous les Qing, Weizang désignait le territoire tibétain tel qu’il est le plus souvent décrit dans les sources chinoises de l’époque, à savoir les pro-vinces du Khams, du dBus, du gTsang et du mNga’ ris, à l’exclusion de l’A mdo 25.

Quand les Qing décrivent le Weizang dans leurs textes, pour ce qui est du Wei (dBus) et du Zang (gTsang), ils mentionnent des éléments géogra-phiques tels que les montagnes, les fl euves, les distances qui séparent les villes, et ils décrivent l’administration, le système fi scal et les monastères. Par contre, s’agissant du Khams, ils ne livrent aucun détail.

22. On peut, par exemple, trouver l’entrée Hou Zang, mais pas celle Qian Zang.23. Gao Shufan, Zhengzhong xing yin yi zonghe da zidian [Grand dictionnaire des formes,

des sons et des défi nitions des caractères chinois], Taipei, Zhengzhong shuju, 1974, p. 183 ; 451 ; Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise, vol. VI, p. 532 ; 571.

24. Gaozong shilu, juan 534, 22e année, 3e mois.25. Helin, Wei Zang tongzhi [Monographie du dBus et du gTsang], 1896.

136 FABIENNE JAGOU

Ceci laisse à penser que, pour eux, le Weizang n’englobe pas les trois quarts du Khams qu’ils considèrent comme étant rattaché à l’Empire depuis qu’ils ont tracé unilatéralement la frontière entre la Chine et le Tibet au col de Bum la, sur la chaîne des montagnes Ning jing, à l’est du fl euve Bleu, entre ‘Ba’ thang et rGya mda’, en 1727 26. L’incorporation des chefs indigènes du Khams à l’administration régulière chinoise ne fait que renforcer leur position. Pour eux, Weizang signifi erait alors un Tibet qui ne serait plus constitué que des provinces du dBus, du gTsang, du mNga’ ris et d’un quart du Khams.

Le Traité d’uniformisation du vocabulaire des diff érentes langues des régions de l’Ouest (Qin ding Xiyu tongwen zhi)

À la moitié du XVIIIe siècle, l’empereur Qianlong ordonna la réalisation d’un glossaire des noms propres des régions qui s’étendaient de la Dzun-garie au Tibet, en passant par l’Altishahr et le Qinghai dans le but d’aider à la réalisation d’un atlas de l’Empire (le Qing ding Huangyu Xiyu tuzhi) qui vit le jour en 1762 et fut révisé en 1782. Ce glossaire, qui fut publié en 1756 (et révisé en 1771), proposait une standardisation des transcrip-tions mandchoues et chinoises des noms mongols, dzungars, ouïghours et tibétains.

Les contributeurs étaient pour la plupart mandchous, mais certains étaient natifs de chacune des régions considérées. Pour le Tibet, qua tre moines participèrent à l’entreprise. Deux des réviseurs, Sun Shiyi (1720-1796) et Ehui (d. inc.), d’origine mandchoue, connaissaient aussi le tibétain 27.

Dans le glossaire, chaque entrée se présente sous la forme d’une liste ayant le terme écrit en manchou en en-tête, suivi du chinois stan dard, du

26. IOR, L/PS/11/80, Enclosure 1 to Sir Henry McMahon’s fi nal memorandum on the Tibet Conference. Memorandum regarding progress of negotiations from 6th Oc tober to 20th November 1913, 5. Ce pilier fut érigé après que les troupes mand choues avan-cèrent vers Lhasa pour aider Pho lha nas (1689-1747, dirigea le Tibet de 1728 à 1747) à mettre fi n à la guerre civile tibétaine.

27. F. Jagou, « Manzhou jiangjun Fu Kang’an : 1792 zhi 1793 nian Xizang zhengwu gaige de xianqu » [Fu Kang’an : un général mandchou à l’origine de la réforme administra-tive tibétaine de 1792-1793], dans P. Calanca et F. Jagou (éd.), Faguo Hanxue, Sino-logie française « Les fonctionnaires des frontières chinoises », no 12, Pékin, EFEO-Zhonghua shuju, 2007, p. 157.

TOPONYMES MANDCHOUS 137

chinois en phonétique san he qieyin 28, du mongol, du tibétain, du oirat et du turc.

L’uniformisation des transcriptions visait à conserver le plus préci-sément possible la phonétique des noms propres de la langue d’origine, en mandchou et en chinois.

Qianlong rédigea la préface de cet ouvrage dans laquelle une partie traite du Tibet et où il présente son point de vue concernant l’homonymie entre Wusizang et Weizang.

Écrit composé par l’Empereur à propos de la synonymie entre Wusi-zang et Weizang :

Le Tibet (zang) se trouve aux frontières du Sichuan et du Yunnan. Quand on dit Zang, ce n’est pas de la langue chinoise (hua), c’est en réalité du tibétain (fan). Les Tibétains sont aussi considérés comme étant les Tan-guts. Aujourd’hui, l’endroit où réside le panchen-lama est appellé Zang, celui où demeure le dalaï-lama est nommé Wei. Aux temps des Yuan et des Ming, il y avait le Wusizang dBus, gTsang , le Duo A mdo , le Gan Khams . L’ensemble était dénommé garnison militaire Wei. D’autres

considèrent que Wusizang est diff érent de Weizang et ne savent pas qu’il s’agit en réalité de la même chose. Eff ectivement, avec l’expérience, si on l’examine préci sément avec la langue tangute, on sait alors que Wusizang et Weizang sont des homophones et des synonymes. Ils sont identiques. C’est in déniable. De plus, d’un point de vue phonétique, Si correspond au son Sa. Le son du caractère complet est Sa, celui de la moitié du caractère est Si. Le caractère Si de la voyelle tangute correspond à la voyelle trans-crite Yi dans les communications écrites offi cielles. Dans ce cas, le qie de Wusi est Wei et le qie de Wuyi est Wei. De même, A et yi équivalent à Ai, Ga et Yi correspondent à Gai, Ka et Yi sont Kai. Dans la correspondance impériale, les caractères Si et Yi traduisent le même son. Mais le Yi est absent de la prononciation tibétaine, alors que le Si y est présent, d’où le résultat de Wusi. Par ailleurs, si Ai est A Si, Gai est Ga Si, Kai est Ka Si, comment cela ne serait-il pas possible pour Wusi ? Si on prend maintenant en considération le sens de Weizang, wei signifi e centre en tibétain et ne peut pas être pris dans le sens de wei en chinois (défendre, protéger). Wu et Si rendent la phonétique de Wei et signifi e centre. En ce qui concerne Zang, le qie za a rend le son zang tandis qu’il signifi e propre. Les Tibé-tains, vieux et jeunes, le sa vent bien. Aujourd’hui, les personnes qui ne

28. Le qieyin indique la prononciation d’un caractère d’après le système de transcrip tion phonétique dit fanqie. Un caractère est décrit à l’aide d’un premier caractère ayant la même initiale et d’un second ayant la même fi nale et le même ton.

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connaissent pas la langue tibétaine décident à partir d’une ou deux tra-ductions de traduire vers le chinois, sans nuance, comment ne pas consi-dérer que ces traductions sont dénuées de substance ? D’autres disent que Wei a le sens de cen tre, mais où se situe ce que l’on appelle aujourd’hui le Qian Zang ? Ce terme est encore plus éloigné de la langue tibétaine dans laquelle il n’existe pas, c’est un terme chinois actuel. Aujourd’hui, quand on dit que l’on part de la frontière à partir de Dar rtse mdo pour se diriger vers le sud-est et le sud-ouest, on traverse d’abord le Khams, puis le Wei, puis le Zang, qui forment l’ensemble du territoire tibétain. De fait, il faut convenir que le Khams est devant et que le Zang est der rière tandis que le Wei est au milieu. Le Mu de Kamu est la moitié phonétique de la translit-tération Kamu, mais c’est le premier caractère Ka qui indique la signifi -cation du tibétain Khams , soit frontière. Aujourd’hui, ce qui est nommé Qian Hou Zang, ce sont les lieux de résidence diff érents des dalaï-lamas et panchen-lamas. La position du dalaï-lama est plus élevé que celle du panchen-lama, c’est pour quoi il est encore plus facile de comprendre que le centre est qian, l’Antérieur. Et, aujourd’hui, du point de vue de Pékin, on appelle Xi zang l’ensemble de ce territoire. Qui refuserait de croire que Wusi zang est le Weizang ?

Dans la table des matières et dans le corps du texte de ce glossaire, le terme Xifan est utilisé à la place de Xizang pour qualifi er le Tibet qui, pour les contributeurs, recouvre les provinces du dBus, du gTsang, du Khams et du mNga’ ris.

Xifan est à rapprocher de Tufan utilisé à l’époque des Tang pour nommer le Tibet 29. Ce terme apporte une justifi cation historique au choix du toponyme en reprenant une dénomination utilisée au VIIIe siè cle, à un moment où l’Empire avait atteint une grande expansion ter ritoriale, sachant par ailleurs qu’il n’est pratiquement pas employé dans les sources Qing. Cet usage de Xifan à la place de Xizang est étrange compte tenu du fait que, dans leur langue, les Mandchous ont adopté la transcription de Xizang 30.

29. Paul Pelliot, « Quelques transcriptions chinoises de noms tibétains », T’oung Pao, 16 (1915), p. 1-26 ; Victor H. Mair, « Tufan and Tulufan: The Origins of the Old Chinese Names for Tibet and Turfan », p. 14-70. D’après Pelliot, le fan serait une forme altérée d’une partie du nom de famille tufa, porté au VIe siècle par des gens d’origine non chinoise, et peut-être de race tibétaine, qui occupaient le Gansu occidental, p. 19. D’après Mair, Fan était prononcé Bo à l’époque des Tang et serait donc une transcrip-tion phonétique du mot tibétain Bod, qui désigne le Ti bet, p. 16.

30. Xifan et Tufan semblent cependant avoir été utilisés en cartographie pour indi quer le territoire tibétain.

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D’un autre côté, dans le glossaire, les contributeurs privilégient l’usage de Wei et de Zang par rapport à Qian Zang et Hou Zang parce qu’ils semblent préférer les transcriptions phonétiques chinoises faites à partir du tibétain plutôt que les formes qui ne refl ètent pas la réalité topony-mique tibétaine.

Au-delà de ce glossaire, les termes Xizang et Weizang resteront en vigueur jusqu’à la fi n de la dynastie, Xifan ayant disparu.

Et ce n’est pas la nouvelle politique frontalière que les Qing élabo-rèrent, à la toute fi n de leur dynastie, en réaction aux avancées britan-niques et russes mettant en péril la sécurité de l’Empire, qui changea quoique ce soit aux toponymes. Cette politique tendit à opérer une « hani-sation » de l’empire, pour reprendre le terme de Millward. Au Tibet, elle se matérialisa par l’envoi de troupes jusqu’à Lhasa en 1910 et par la nomi-nation de fonctionnaires chinois (plutôt que mandchous ou mongols) 31.

Tous les tâtonnements que nous percevons chez les Qing dans la créa-tion et l’utilisation de toponymes concernant le Tibet montrent qu’ils n’en avaient qu’une compréhension très approximative. En examinant les des-criptions qu’ils en ont faites, on ne peut pas affi rmer qu’ils connaissaient précisément l’organisation territoriale du Tibet, ni ses frontières.

Dans une carte de la dynastie Qing datée de 1722, le Xizang était com-posé du dBus (Wei), du gTsang (Zang) et du Khams (Kamu ou Gamu) 32. Dans une autre datée de 1760, il regroupait quatre provin ces : le dBus (Wei), le gTsang (Zang), le Khams (Kamu) et le mNga’ ris (Ali) 33, la qua-trième étant considérée moins importante 34. Dans un cas comme dans l’autre, la province de l’A mdo n’était pas prise en compte.

31. James A. Millward, Beyond the Pass, Economy, Ethnicity, and Empire in Qing Central Asia, 1759-1864, Stanford, Stanford University Press, 1998, p. 251. Voir aussi F. Bis-choff et P. Gorradini qui mentionnent le changement de ton de l’administration mand-choue au Tibet en remarquant justement que les fonction naires ne sont plus mand-chous ou Mongols, mais chinois, cf. Friedrich A. Bischoff , « On the Chinese Version of some Manchu Imperial Titles », Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hung., 51, 1-2 (1998), p. 55 ; Pedro Gorradini, « On the multinationality of the Qing Empire », Acta Orientalia Academiae Scien tiarum Hung., 52, 3 (1998), p. 346.

32. Sheng Shengzu, 1a, qui cite la 60e année de Kangxi (1722) comme référence.33. Da Qing yitongzhi [Carte du grand empire des Qing], 1760, juan 547, 4b-5a.34. Wei Yuan, Shengwu ji, 1844-1846, juan 5, 1a ; voir aussi Yao Nai, « Qian Hou Zang

kao », 22a. La province du mNga’ ris ne semble pas être considérée comme une pro-vince à l’égale de celle du dBus ou du gTsang. Par exemple, son nom est marqué en caractères plus petits que ceux du dBus et du gTsang sur la « Carte complète du Tibet » en trois feuillets de 1904, cf. Tielingshiceng trad., Xizang quantu, 1904.

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Les Qing ne localisaient qu’approximativement ces provinces. Par exemple, dans le texte accompagnant la carte de 1760, ils décrivent le dBus (Wei) comme allant du nord-ouest de Dar rtse mdo (actuel Kang-ding) vers le sud-ouest du Tibet ; le gTsang (Zang) s’étirant au sud-ouest du dBus ; le Khams (Kamu) couvrant le Sud-Est du dBus et le mNga’ ris (Ali) se trouvant à l’extrême Ouest du Tibet 35.

Ils délimitaient l’étendue des provinces tibétaines par des points fi xes tels que des villes dont ils déterminaient la position par rapport au centre de l’empire (Pékin).

Pour ce qui est de la province du Khams, ils considéraient qu’elle s’étendait de Dar rtse mdo à ‘Ba’ thang vers l’ouest et de Dar rtse mdo à Cha mdo vers le nord 36.

Ils situaient Lhasa à plus de 200 000 li de Pékin et le mNga’ ris à plus de 400 000 37. Le décompte du nombre d’étapes d’une ville à une autre leur donnait également des indications sur la distance séparant les deux villes 38.

Pour décrire l’importance d’une province, ils prenaient parfois le nombre de villes qui y étaient situées. Par exemple, selon eux, le dBus comptait soixante-huit villes, le gTsang trente, le Khams dix-huit et le mNga’ ris neuf 39.

La méconnaissance des Mandchous de l’ensemble du territoire ti bétain traduit leur faible présence sur le terrain qui se limitait à un commissaire impérial (en mandchou  : amban ; en chinois  : zhu Zang da chen) rési-dant à Lhasa (accompagné d’une garde variant de trois cents à trois mille hommes, selon les circonstances), un autre à gZhis ka rtse et un dernier à Xining qui était censé veiller sur la partie du Khams rattachée unilaté-ralement à l’empire en 1727.

Au dBus et au gTsang, au fi l du temps, ces commissaires impé riaux ont principalement œuvré, avec des succès variables, à une ré organisation de l’administration tibétaine entamée au début du XVIIIe siècle. Ils agis-saient en tant qu’ambassadeur, dans le sens où ils repré sentaient les inté-rêts des Qing au Tibet et rendaient compte de la si tuation locale. Leurs pouvoirs croissaient et décroissaient en fonction des événements et de la

35. Da Qing yitongzhi, juan 547, 4b-5a.36. Shengwu ji, juan 5, 1a.37. Sheng Shengzu, « Wei Zang shilüe », 10a.38. Sheng Shengzu, « Wei Zang shilüe », 9b.39. Yao Nai, « Qian Hou Zang kao », 22 a.

TOPONYMES MANDCHOUS 141

marge de manœuvre que voulaient bien leur accorder le dalaï-lama et les fonctionnaires tibétains.

Aucun agent mandchou n’était présent au mNga’ ris, ce qui s’explique par l’éloignement de cette province par rapport au centre de l’empire.

Quant à ceux aff ectés à Xining, il ne semble pas qu’ils aient tenu un rôle aussi prépondérant que ceux du Tibet central car, ils n’avaient pas d’autre choix que de s’eff acer face au pouvoir des chefs locaux qui, malgré l’incorporation de certains d’entre eux à l’administration régulière (deve-nant des tusi) bien avant l’avènement des Qing 40, res taient majoritaire-ment indépendants.

En dépit de la présence de cette administration mandchoue à Lhasa, à gZhis ka rtse et à Xining, le statut du Tibet n’est pas précisé dans les sources Qing.

Les noms choisis par les Qing pour désigner le Tibet restent topo-nymiques sans référence à un statut administratif. Ils ne mentionnent jamais le Tibet comme étant une province chinoise.

Il faut attendre 1904 pour qu’une carte du Tibet, dressée par les Qing, mentionne Lhasa comme étant le chef-lieu de la province (shenghui). Cependant, cette carte n’est pas intitulée « Carte de l’ensemble de la pro-vince du Tibet (Xizang sheng quantu) » mais « Carte de l’ensemble du Tibet (Xizang quantu) », ce qui veut dire clairement, que les Qing n’ont rien décidé concernant le statut du Tibet.

À cette époque, le fait est que, dans leurs sources, ils décrivent le Tibet comme ayant sa propre administration, son propre système d’imposition, sa langue et sa culture.

En conclusion, à l’époque mandchoue, les toponymes utilisés pour désigner le Tibet ou certaines régions tibétaines mettent en évidence la valeur historique des concepts territoriaux en même temps que leur ajus-tement aux besoins politiques du moment.

L’usage du toponyme Xizang a perduré jusqu’à nos jours sous une acception diff érente, alors que Qian Zang, Hou Zang et Weizang ont tous trois disparu.

Sous la République de Chine, la recherche d’une solution internatio-nale pour statuer sur la question des frontières sino-tibétaines amena de nouveaux toponymes.

40. Recueil des institutions et des règlements de la dynastie des Grands Qing, 1899, juan 966, 12a-b.

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Tout d’abord, les Républicains voulurent faire de l’ensemble du Khams une province chinoise et commencèrent par la rebaptiser Xi kang. Pour construire le terme Xikang, ils procédèrent de la même façon que les Qing pour Xizang. Le premier caractère (xi : ouest) exprime l’idée de la loca-lisation du Khams par rapport au centre, tan dis que le second (kang) est une transcription phonétique réalisée à partir du nom tibétain de la pro-vince du Khams et héritée des Qing. Le projet de création de la nouvelle province du Xikang ne se réalisa pas, mais resta d’actualité tout au long de la République.

Les Républicains adoptèrent défi nitivement Xizang pour nommer les deux provinces du Tibet central (plus le mNga’ ris) et utilisèrent Zang pour qualifi er les Tibétains et leur langue.

Lors de la convention de Simla (1913), les Britanniques tentèrent d’aider les Tibétains et les Chinois à statuer sur leur frontière com mune. Ils proposèrent alors deux nouveaux toponymes : Nei Zang et Wai Zang dans lesquels, Nei signifi e «  intérieur » (la région la plus proche de la Chine) et Wai « extérieur » (la plus éloignée).

Dans l’esprit de la convention, Nei Zang désignait les provinces ti bétaines du Khams et de l’A mdo tandis que Wai Zang qualifi ait les deux provinces du Tibet central (dBus et gTsang) et le mNga’ ris.

De plus, et contrairement à ce qui était le cas sous la dynastie des Qing, ces deux termes embrassaient une dimension politique. Dans un premier temps, il fut question que le Nei Zang (Tibet intérieur) soit placé sous suzeraineté chinoise tandis que le Wai Zang (Tibet exté rieur) aurait été autonome. Puis, face aux refus des Chinois et des Tibétains, les Bri-tanniques proposèrent une suzeraineté dite « eff ective » sur le Nei Zang et une dite « nominale » sur le Wai Zang. Finalement, seuls les Britan-niques et les Tibétains acceptèrent cette proposition car, les Chinois, après l’avoir paraphée, se rétractèrent. Les négociations de Simla ayant échoué, ces toponymes ne furent plus utilisés.

Enfi n, sous le régime communiste, en 1955, le projet de création de la province du Xikang fut défi nitivement abandonné et le Khams fut incor-poré aux provinces chinoises du Sichuan et du Yunnan.

En 1965, la Région autonome du Tibet fut créée, regroupant le dBus, le gTsang et le mNga’ ris. À partir de ce moment-là, les Chinois n’ont plus utilisé le seul terme Xizang pour qualifi er le Tibet, mais lui ont adjoint le mot zizhiqu qui indique son statut de « région auto nome ».

TOPONYMES MANDCHOUS 143

De nos jours, quand les Chinois de la République populaire de Chine parlent du Tibet, ils utilisent soit le terme Xizang zizhiqu (« Région auto-nome du Tibet »), soit de façon très récente Zhongguo Xizang (le Tibet de la Chine).

GLOSSAIRE

AliDazang jing Daozang jing Duo Ehui Fan Fanqie Gaozong GamuGan Han Hou Hou Zang Hua Huangtaiji Huiling Kamu Kang Kangding Kangxi Lasa, Luolong zong he tun

Ming Nei Zang NingjingQian Qian Zang Qianlong qieyin Qing QinghaiSanheqieyin shenghui Shiji

Shizong Shunzhi Si Maqian Sun Shiyi TangguteTianshanTuboteTufaTufan Tusi Wai ZangWeiWei WeizangWusizangXi XifanXikangXiningXinjiangXixiaXiyuXizhuXinjiangXizangYiliYongzhengYuanZhongguo Xizangzhong ZangZhouzhu Zang da chenzizhiqu

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